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BIBLIOBUS Littérature française

Les grandes erreurs judiciaires - Marcel Nadaud et Maurice Pelletier


 

  (1926) 

 

 

 

Strimelle - Le pigeonnier du vieux flamand


 

 

Facétieux et sournois, l’oeil allumé de convoitise sur les bouteilles de gnôle qu’ils entrevoyaient au fond de l’estaminet par la grande glace piquetée et poussiéreuse de la devanture, les trois territoriaux s’étaient arrêtés devant la façade de briques sombres, groupant un débit et une forge.

L’un d’eux passa la tête par la haute porte étroite.

- Salut, la compagnie…

Rien ne répondit. La salle, aux senteurs aigres de bière moisie, puait l’abandon. L’homme se retourna vers ses compagnons.

- On peut y aller, les potes. N’y a personne.

Ils jetèrent un dernier coup d’oeil, de droite et de gauche, dans la grande rue déserte de Boussois, puis se glissèrent dans le débit abandonné.

- Chouette ! du vermouth… Et du genièvre… de Wambrechies, encore… Et du pinard… trois… quatre… Oh ! vieux, six litrons !... Hop ! embarqué !

L’une après l’autre, les bouteilles s’engouffraient dans les capotes quand une voix furieuse jaillit sous leurs pieds.

- Faillis quiens d’voleux… Hondendief ! smeerlap !... sales crapules !…

Un tourbillon d’injures incompréhensibles jaillit d’une trappe entrouverte donnant sur une cave. Une tête sortit du trou sombre, longue figure maigre barrée d’une moustache grisonnante, aux yeux étroits.

Prestes, les trois soldats avaient gagné la porte.

- Eh ! ta… bouche, mal poli !... Ben quoi, pour quelques gouttes de pinard…

- De quoi !... C’est pour ta sale baraque qu’on se fait casser la g…

- Si c’est pas malheureux tout de même de voir ça ! En voilà un affreux !... Pire qu’un Boche… Oui, Boche… Espion…

Sur cette flèche du Parthe, dernier argument du militaire en lutte avec l’élément civil, les trois chapardeurs gagnèrent le large. Mais arrivés au coin d’une venelle, ils avisèrent un gamin errant.

- Quéque tu f… là, le môme ? Tu devrais être dans les caves. Ah ! dis donc ! tu sais qui habite là ?

Un doigt désignait la maison.

- Oui, c’est le père Strimelle, le forgeron. C’est un Belge.

- Tiens, tiens !... Ça expliquerait tout. Faudra le tenir à l’oeil cet oiseau-la. Et file, toi, le gosse, si tu ne veux pas recevoir une marmite sur la cafetière ! »

 

Un envol de pigeons


Depuis quarante-huit heures, la tempête avait éclaté. Ramenés de Liège et de Namur, les 420 d’Essen et leurs frères monstrueux, les obusiers de Skoda, inondaient de gerbes de flammes et de tonnes d’acier les défenses de Maubeuge, dont le fort de Boussois, le seul moderne, qui commandait, par Jeumont, la bifurcation ferrée de Bruxelles et de Charleroi. Toutefois, le 1er septembre, vers 3 heures, la tempête se calma quelque peu, de quoi la population civile, réfugiée dans les caves de la Compagnie des glaces et verres spéciaux, profita pour aller constater les dégâts et, au besoin, sauver le peu qui pouvait encore l’être.

Strimelle se précipita des premiers. Il n’était pas arrivé chez lui qu’un dernier obus s’abattait dans son jardinet.

L’âcre fumée de l’explosion l’avait pris à la gorge. Il s’appuya un instant contre la muraille, puis, saisi de panique, bondit dans la rue pour regagner l’abri.

Clac ! une balle lui siffla aux oreilles. Un vol de plumes le frôle, quelques gouttes de sang le cinglent au visage.

- Ah ! bandit ! on te tient. Tu as des pigeons voyageurs chez toi, espion ! Tu corresponds avec les Boches ! attends un peu !

Cinq minutes après, ils reviennent avec un officier.

- Mon lieutenant, c’est le Boche, l’espion. On le tenait à l’oeil depuis trois, quatre jours. On vient de le pincer pendant qu’il lançait des pigeons voyageurs. Il le cachait dans sa blouse. A preuve…

Et le territorial exhibe fièrement le volatile que le lieutenant ne regarde même pas.

- Ça va ! Emballez-moi ça ! Et à Maubeuge en vitesse !

Deux civils survinrent : MM. Clause et Bertiaux, cultivateurs.

- Mais, mon lieutenant, ce n’est pas possible. Ce ne sont pas des pigeons voyageurs. C’est un pigeon « de pied ». C’est même le grand Léon qui lui en a donné un couple, au mois de mai, pour un petit travail de forge.

- Ah ! oui ! vu ! vous êtes dans le coup et vous voulez sauver votre complice. Parfait ! Joli lot de fripouilles ! Nous allons vous conduire à Maubeuge, mes gaillards ! Et vous allez voir ce que vous allez voir. »

De Boussois à Maubeuge, par Assevent, il y a cinq kilomètres. A raison d’un coup de crosse ou d’un coup de poing tous les dix pas, auxquels les habitants d’Assevant qui font cortège joignent leurs petits sévices personnels, on voit l’état dans lequel les malheureux arrivèrent à la Place.

Par instants, les territoriaux font jouer la culasse de leur fusil. A la hauteur de la Butte de Tir, on fait mine de vouloir exécuter le trio sur place. Arrivée à la porte Allard, la petite troupe croise un colonel qui s’informe.

- Il ne fallait pas les amener si loin. Il fallait leur flanquer une balle dans la peau. Pour l’exemple.

Enfin on arrive devant le capitaine Bousquet, major de la garnison.

- Lieutenant van Sevendonck, du 1er territorial, mon capitaine. Avec le sergent Bondois, j’ai arrêté ces trois individus suspects d’espionnage et de recel de pigeons voyageurs. Celui-là surtout, ce Strimelle, un Belge, parait-il…

- Ou qui se dit tel. Et que faites-vous dans le camp retranché ?

L’oeil droit pendant hors de l’orbite, défiguré, les vêtements en lambeaux, le malheureux peut à peine parler. Il tend ses papiers.

- Strimelle, Jules, sujet belge, né en 1864, forgeron, réquisitionné par le maire de Boussois, le 9 août, pour être mis à la disposition du génie…

L’homme acquiesçait de la tête.

- Bien, je vous garde à ma disposition…

- Pardon, interrompit M. Clause, et nous ?

- Vous ? Quoi, vous ? Vous marchez avec lui…

- Et où ça, mon capitaine ?

- Où ça ? Mais, parbleu, au conseil de guerre ! »

Ce fut, quarante-huit heures après, le jeudi 3 septembre, qu’ils comparurent devant le conseil de guerre présidé par le colonel Bloch pour intelligences avec l’ennemi. Un avocat d’Avesnes, le lieutenant Herbecq, était au banc du commissaire du gouvernement. Un industriel de Hautmont, le lieutenant Gilliart, s’était vu confier d’office la défense des trois accusés.

La logique semblerait exiger que ce fut à l’avocat de profession qu’eût été attribuée cette défense. Le spectacle lamentable aurait été évité d’un défenseur demeurant silencieux « parce qu’il n’était pas avocat de métier », comme il le déclara lui-même après la guerre, tandis que l’avocat promu ministère public déploya les foudres de son éloquence contre le forgeron, abruti de coups et hébété de stupeur.

D’enquête, néant. Est-ce qu’on a le temps d’enquêter lorsque les bombes ennemies pleuvent jusque dans la ville ?

De témoins, trois, pas davantage : les trois territoriaux chapardeurs qui chargèrent Strimelle à fond sans que le conseil songeât à se renseigner sur leur moralité. Ni le lieutenant Van Sevendonck, ni le sergent Bondois, ni le journalier Leroy, qui avaient assisté à l’arrestation, n’avaient été entendus.

Quant à la charge initiale, envol de pigeons voyageurs, elle ne fut pas retenue. On accusa les trois hommes d’avoir fait des signaux derrière une batterie, Strimelle dissimulé par Clause et Bertiaux.

Ce qui influença le Conseil, ce fut la possession par les trois accusés de menue monnaie allemande, qui, d’ailleurs, depuis l’invasion de la Belgique, circulait couramment dans la région du Nord.

Et cependant un doute planait, assez fort, pour que MM. Clause et Bertiaux fussent acquittés, « la preuve des charges relevées contre eux n’ayant pas été faite ».

Pour Strimelle, qui avait contre lui d’être sourd et d’ignorer le français, son compte était bon. Il fut condamné à mort et, sans savoir où il était, ce qu’il avait fait, ni ce qu’on lui voulait, fut fusillé quatre jours après, le 7 septembre au matin, sur les remparts de Maubeuge.

 

Une innocence qui s’impose


La paix venue, Mme veuve Strimelle, qui, dans la première quinzaine d’août, avait été séparée de son mari et évacuée sur Saint-Valéry-sur-Somme, reprit l’affaire en mains. Elle recueillit des témoignages, celui du curé de Boussois, M. L’abbé Alvin, et celui de la femme du maire, Mme Wallerand, des attestations d’amis ou d’habitants du village. Cette femme courageuse établit les faits suivants :

1° Les territoriaux survenus de façon si opportune pour servir de témoins étaient en mauvais termes avec Strimelle qui, le 31 août, leur avait reproché de lui avoir volé quelques bouteilles d’alcool pendant qu’il était dans sa cave ;

2° Les pigeons suspects étaient non des pigeons voyageurs mais des pigeons ramiers ou « de pied » donnés par M. Léon Bertiaux, à Strimelle dans la première quinzaine de mai en rémunération d’un petit travail exécuté par celui-ci. Ils s’étaient échappés d’une volière détruite  par un obus, mais non de la blouse de Strimelle.

3° Le loyalisme de Strimelle ne pouvait être suspecté, non plus que sa présence à Boussois. Il n’avait pas l’intelligence même normale que l’on est en droit d’exiger d’un espion. Il n’avait aucun autre moyen de défense que de protester de son innocence. « Je suis innocent ». Ce fut et ne pouvait être que sa seule réponse au conseil de guerre.

4° Les ressources de Strimelle étaient modestes. On lui avait reproché en conseil de guerre d’avoir pu devenir propriétaire de sa forge grâce aux subventions venues de l’Allemagne. Or, sa maison lui avait coûté 7.000 francs, dont 4.000 avancés par sa mère et 3.000 prêtés sur hypothèques par un conseiller municipal de Boussois.

C’en était assez pour justifier une enquête en revision. La Ligue des Droits de l’Homme s’en chargea le 25 mars 1922. En vertu de l’article 20 de la loi du 29 avril 1921, le procureur général près la cour d’appel de Douai fut invité à soumettre l’affaire Strimelle à l’examen de la chambre des mises en accusation de la cour, laquelle, le 30 juin 1924, répondit qu’il n’y avait lieu d’admettre sa requête.

Cette attitude timorée ne trouva pas que des approbations. De nouvelles démarches déterminèrent le garde des Sceaux, sur avis du ministère de la Guerre, en date du 23 mars 1925, à déférer, le 20 avril, à la Cour de cassation, toutes chambres réunies, l’arrêt du conseil de guerre de Maubeuge, en vertu de l’article 16 § 4, de la loi du 23 mars 1925.

Par une curieuse dérogation aux usages et qui mettait la défense en état d’infériorité, M. le procureur général Lescouvé prit la parole après Me Maurice Hersant, qui, au nom de la famille Strimelle, soutenait la révision. Le ministère public, à la surprise générale, s’éleva contre la cassation. Son argument principal,  et assez inattendu, fut que d’autres charges existaient que celles reprises par le conseil de guerre. A quoi la Cour répondit, fait extrêmement rare en Cassation, en se refusant à suivre les conclusions du Procureur général.

Le 28 janvier 1926, la plus haute juridiction nationale décidait de réformer l’unique arrêt. Et la mémoire de Strimelle reste lavée de tout soupçon.

Peut-être un petit pigeon, oiseau tendre et timide, cher aux gars de ch’Nord, va-t-il se poser parfois sur une tombe perdue du cimetière de Maubeuge. Et le battement de ses ailes miroitantes jette une humble auréole sur les herbes menues où respire, après dix ans de repos, l’âme du pauvre forgeron calomnié.

 

 

 

 

Julie Jacquemin : L’empoisonneuse de Choisy

 

 

 

 

I.  Un réveil tragique

 

Il est peu de cités de la banlieue qui aient subi au cours du XIXe siècle des transformations plus radicales que l’industrieuse ville de Choisy. Déjà la Révolution l’avait débaptisée en l’appelant Choisy-sur-Seine et décapitée en détruisant son palais royal dû au compas de Mansart. Mais elle n’en continuait pas moins à être considérée comme le lieu de villégiature le plus en vue au sud de Paris. Chasse favorite de Louis XV, elle avait conservé les giboyeuses futaies se mirant au fil de l’eau et que les exigences de la civilisation ont remplacées depuis par de charbonneuses usines.

Choisy-sur-Seine, dont la population a décuplé en cent ans, n’était à la fin du premier Empire qu’un gros village d’un millier d’habitants groupés autour d’une bâtisse carrée assez lourde et froide, prétentieusement dénommée le « Château », et dissimulée dans un flot de verdure. Rien de commun d’ailleurs entre ce cube de maçonnerie et l’ancienne résidence de Mlle de Montpensier. Et si la propriétaire, la comtesse de Normont, se parait d’une couronne à fleurons, elle ne rappelait en rien les élégances défuntes de la cour royale.

A vrai dire, qui l’aurait vue dans son salon, un certain soir de mars 1813, sirotant un verre de vespetro, fleurant bon la coriandre et l’angélique, en compagnie d’une vieille paysanne, se serait plutôt cru en présence d’une fille de cuisine en goguette que d’une opulente châtelaine. Une abondante poitrine molle, écroulée dans un peignoir déchiré veuf de son canezou, cheveux dépeignés éparpillant leurs boucles grasses sur un cou sale, pieds nus dans des savates éculées, la comtesse, avachie sur un sofa éventré, regardait sa visiteuse battre des cartes crasseuses à une petite table à jeu éclairée par une lampe Carcel. A ses pieds, un carlin chassieux jappait rageusement.

- … Cinq… je vois une femme… pas jeune…

- La tante de Mellerty, coupa d’une voix éraillée la comtesse.

- … Deux… trois… cinq… une autre femme, une suivante… ça doit être Julie Jacquemin, sa femme de chambre…

- Les deux b… font la paire. Il est dit que je les rencontrerai toujours. Qu’elles prennent garde que je ne les rencontre pour de bon !

- Cinq… roi de carreau, un homme âgé et malveillant…

- A coup sûr, mon illustre époux, le vieux Bady de Normont. S’il devait se trouver quelque part, c’était dans les cottes de la Julie…

- Oh ! Mâme la comtesse croit-elle vraiment qu’entre la femme de chambre de Mme de Mellerty et Mossieu le comte…

- … Et l’enfant, mère Camus, qu’est-ce que vous en faites ? Il n’est pas venu dans un chou, je présume !

- On dit qu’il est de Bourrée…

- Le valet de chambre ? Ceux qui disent ça n’y connaissent rien. Moi, je dis qu’il est du comte. Je le sais bien peut-être ! Une goutte de vespetro, mère Camus ?

- Aux ordres de Mâme la comtesse… Trois, quatre, cinq… Pique, un procès… quatre, cinq…, la dame blonde, la consultante.

- Ça y est, vous verrez que le misérable obtiendra son divorce et me jettera à la rue. Et mon pauvre papa, et moi, qu’est-ce que nous deviendrons ? Dire que je lui ai tout donné, à ce vieux, ma jeunesse et ma vertu… Il m’avait assez suppliée de l’accepter… Je me rappelle encore, au moment de la paix d’Amiens. Je ne voulais rien entendre : pensez donc, j’avais 17 ans et lui, 47… Mais papa a tellement insisté…

- Ah ! C’est Môssieu Levert qui a voulu… ?

- Il s’est traîné à mes genoux : « Mélanie, pleurait-il, je suis ruiné. J’ai acheté toutes mes marchandises - il était dans les denrées coloniales - oui, toutes, au plus haut prix. Et maintenant que les « Goddams » vont laisser rentrer en liberté le café et le sucre, c’est la baisse. Sauve du déshonneur les cheveux blancs de ton malheureux père. » Alors, moi, j’ai fait ce qu’on a voulu. Oh ! on aurait continué à s’entendre, sans la Mellerty…

- Est-ce que ça la regardait ?

- Voilà : Normont, vous le savez, est un émigré. C’est la tante Mellerty qui lui a conservé ses propriétés dans les Flandres et qui les lui a rendues à son retour. Elle pensait bien l’épouser, la drôlesse. Elle le présente donc à la maison. Pan ! Il tombe amoureux de moi. Vous voyez sa fureur !

- Ah ! C’est donc pour ça !...

- Mais oui, qu’elle m’en veut tant !... C’est elle qui lui a fait en 1804 l’histoire du vert-de-gris. Vous ne la connaissez pas ?

- … ???

- … Voilà. La tête montée par cette harpie, le comte me séquestrait. J’étais désespérée. Alors, j’ai gratté des fonds de vieilles casseroles pour en avoir le vert-de-gris. Je voulais « me périr » par le poison. La Mellerty a chipé la fiole. Elle a raconté à mon mari que c’était pour lui. Alors il est parti, en me laissant seule ici. Tant pis ! Je m’en passe…

- A votre âge, tout de même…

- Vingt-huit ans, c’est vrai… Mais les hommes, mère Camus, voyez-vous… j’aime mieux les petits verres. Au moins ça, ça n’essaie pas de vous faire assassiner, comme il y a cinq ans…

- Non ?

- Comme  je vous le dis ! Lorsque ces deux bandits sont entrés dans ma chambre, qu’ils ont tiré des coups de pistolet et volé le portefeuille de M. de Normont avec 6.500 francs dedans. Même que, trois mois après, j’ai été attaquée par eux, rue Saint-Denis. Pour moi, ça vient de la même source. Mon mari et ma tante voudraient me voir morte. Si ma pauvre petite Malvina a été enterrée à six mois - pauvre ange ! - c’est que… Mais motus ! Ils ont déjà tenté de m’empoisonner.

- Qui ça, ils ?

La jeune femme roula des yeux apeurés de demi-folle vers la porte et les tentures.

- Chut !... Je vous dis. Ils ont des espions partout. Ils veulent me faire disparaître. Je suis sûre qu’ils soudoient mes domestiques…

- Mais non, protesta la mère Camus. Vous vous faites des idées. Tenez, allons plutôt nous coucher.

Mme de Normont sonna. Une belle fille, avenante et fraîche, apparut.

- Sophie, accompagne Mme Camus. Mois, je vais t’attendre, avant de monter, à la cuisine.

Sophie esquissa une petite révérence, prit un flambeau et sortit en précédant la visiteuse.

- Qu’est-ce qu’elle vous a raconté ?

- Toujours les mêmes folies, qu’on veut l’assassiner ; l’histoire des brigands qui ont volé le portefeuille…

- Ah ! là ! là ! L’innocente ! Comme si on ne savait pas que tout ça, c’est pure invention pour se rendre intéressante et que c’est elle qui a tiré les coups de pistolet…

- Et mauvaise avec ça ! Elle en veut à sa tante. Elle est capable de lui faire avoir des histoires, vous savez.

- C’est qu’elle avait vu clair, la pauvre chère dame. Une pareille sans-soin et sale ! Comme si ça ne faisait pas pitié ! Beau cadeau à faire à un honnête homme !

- Enfin, tout ça n’est pas nos affaires. Mais c’est le cas de dire : la fortune ne fait pas le bonheur.

- Sûr non ! Bonsoir, Mame Camus !

Et refermant soigneusement la porte de l’entrée, la camériste alla rejoindre à la cuisine sa maîtresse qui somnolait sur une chaise.

- Elle cuve sa boisson, certain !  murmura Sophie. Eh ! madame ! madame serait mieux dans son lit !

- Heu… oin !

- Allons, madame, du courage !

Et soutenant Mme de Normont, Sophie la porta plutôt qu’elle ne la soutint jusqu’à la chambre à coucher, au premier étage, puis redescendit à la cuisine. Elle vérifia la fermeture de la porte de service et gagna sa mansarde.

 

ll. Un triste poisson d’avril.

 

- Bonjour, mam’zelle Sophie.

- Bonjour, Toutin.

Devant une écuelle de soupe fumante, le jardinier s’attablait pour le petit déjeuner.

- Vous aviez oublié de fermer la porte de la cuisine, hier soir. Si des gens avaient voulu entrer… Heureusement celle du parc était fermée…

- Monsieur Toutin, ce n’est pas parce que nous sommes le 1er avril qu’il faut me faire des farces. Je suis sûre d’avoir fermé la porte hier soir.

- Si vous voulez, mam’zelle Sophie. Mais ce n’est pas un poisson. Ça non, la porte était bien ouverte.

Haussant les épaules, la jeune fille quitta la place et monta chez sa maîtresse. Elle voulut entrer. Mais le verrou était poussé.

- Tiens, c’est curieux. Madame s’est enfermée cette nuit. Ça ne lui arrive pourtant jamais.

Elle frappe, insiste, cogne. Pas de réponse. Elle redescend, affolée.

- Mâme Toutin ! Mâme Toutin !

La femme du jardinier qui est venue rejoindre son mari essaie de la calmer.

- Oh ! J’ai peur ! J’ai peur ! Il est arrivé quelque chose. Je n’ose pas…

Mme Toutin monte à son tour. La porte de la chambre à coucher reste obstinément fermée. Mais peut-être en passant par le salon…

Elle entre dans la pièce que trois croisées inondent de clarté. Mais elle recule à son tour, prise d’effroi. Sur un sofa, roulée dans des couvertures, le visage noirci, la comtesse gît, inanimée !

 

IIl - Une comédie criminelle


- C’est curieux, comme il y a du remue-ménage au château. D’ordinaire, c’est plus calme… Oh ! Oh !... de la gendarmerie… Et le juge de paix… Qu’est-ce que cela veut dire ?...

Le compagnon Perrault, charpentier de son état, revenant de déjeuner et retournant à ses échafaudages, passait devant le château. Mais sa badauderie n’allant pas jusqu’à compromettre sa besogne, il s’apprêtait à regagner son chantier quand son regard fut attiré par un mince paquet de papier blanc. Il se baissa pour le ramasser dans l’herbe qui croissait le long du mur du parc, et, machinalement, le mit dans sa poche ; puis d’un pas lourd, il poursuivit sa route.

Ce ne fut que dans la soirée qu’il songea à sa découverte. Au cours de son frugal souper, Mme Perrault l’avait mis au courant de l’attentat dont jasait tout le pays.

- Figure-toi que la comtesse s’était endormie dans sa chambre. Tout à coup elle est réveillée comme dans un cauchemar. Elle s’imagine qu’elle tombe dans un trou. Un homme, pas grand, paraît-il, mais robuste, l’avait enlevée du lit et la transportait dans le salon, à côté. Il l’avait enroulée dans des couvertures. Il la jeta brutalement sur un sofa, lui ouvrit la bouche avec un bout de bois d’une dizaine de pouces et essaya de lui faire avaler le contenu nauséabond d’une tasse. On croit que c’est du poison…

- Qui t’a raconté ça ?

- Nicole, la servante du juge de paix. On l’avait tout de suite avisé et il s’est rendu sur les lieux. C’est bizarre, cette affaire-là. D’autant qu’on n’a rien volé !

- Tiens, tu me fais penser que j’ai trouvé quelque chose, des papiers…

Perrault les tire de sa poche : il y a une enveloppe et une lettre. L’enveloppe est scellée de cinq cachets et porte la suscription : « A Monsieur le préfet de police : très pressé. »

- Bigre !

Le deuxième document est signé « Julie ». Il traitait, dans un style de cuisinière, du moyen d’entrer dans le château et de la nécessité de tuer la comtesse.

- Oh ! Oh ! Faudra que je remette ça à M. le juge de paix. Ça l’intéressera peut-être et il y aura sans doute une récompense à la clé… »

Ce fut également le lendemain l’avis du magistrat qui envoya d’urgence les documents à Paris. L’enveloppe, ouverte, révéla une lettre au préfet de police, disant que l’attentat contre la comtesse était simulé et que la jeune femme avait organisé cette sinistre comédie pour se venger de certaines personnes, dont une nommée Julie Jacquemin, femme de chambre de Mme de Mellerty, tante de Mme de Normont.

La lettre donnait en outre sur ladite Julie Jacquemin les pires renseignements. Elle l’accusait formellement d’avoir eu quelques mois auparavant un enfant du comte de Normont et d’avoir monté la tête à celui-ci contre la comtesse.

Immédiatement l’instruction s’orienta sur cette Julie.

- Ne connaissez-vous pas, Mme la comtesse, une certaine Julie Jacquemin ?

- Oui, répondit d’un ton dolent la comtesse. C’est la femme de chambre de ma tante de Mellerty, une intrigante qui m’a fait bien du tort.

- N’a-t-elle pas été fort liée - pardonnez-nous cette question - avec… M. de Normont ?

- Ah ! Monsieur le juge ! Que de tristes souvenirs vous évoquez ! Hélas ! oui !

- Et ne soupçonnez-vous pas ?...

- Oh ! non ! Ce serait trop affreux… Elle ! ? !

Voyant la comtesse sur le point de défaillir, le juge d’instruction décida de ne point pousser l’interrogatoire plus à fond ce jour-là. Mais déjà une hypothèse s’était échafaudée. Julie Jacquemin, mère des oeuvres du comte, avait voulu se débarrasser de la comtesse. Elle avait pris comme amant un homme de main qui, à son instigation, s’était introduit dans le château et avait contraint la comtesse à avaler un bol de poison. Il avait cru y avoir réussi et était parti sans voir sa malheureuse victime rejeter l’ignoble potion.

Il était sorti par la porte de la cuisine, avait sauté par-dessus le mur du parc et s’apprêtait à mettre à la poste la lettre au préfet de police. Mais au cours de l’escalade, cette lettre était tombée en même temps qu’une autre, mais celle-là révélatrice, donnant la clé de la machination.

 

lV. Le Mélo du juge

 

Système simple, comme on le voit, et de bon goût. Une fois qu’il l’eut mis au point, M. Lenoble, le juge d’instruction, poussa un fort soupir de satisfaction et prit dans un tiroir deux petits in-12 ; Julia ou les souterrains du château de Mazzini. Car ce n’était pas dans la vie seulement que le digne magistrat aimait les histoires de brigands.

- On peut dire ce qu’on voudra. Cette Anne Radcliffe est un admirable auteur. Comme elle connaît bien l’existence ! Quel admirable juge d’instruction elle aurait fait ! Pour l’égaler, je ne vois guère que M. de Pixérécourt. Ah ! voyons ! Donc, Julia a retrouvé dans ces souterrains son frère Ferdinand…

On frappa à la porte.

- Entrez, grogna le juge, furieux d’être dérangé dans sa lecture.

- Monsieur le juge, dit tout essoufflé un inspecteur de police, nous avons retrouvé Julie et vous l’amenons.

- Quoi, se serait-elle évadée du château de Mazzini ?

- Oh non ! monsieur le juge. Elle était tout simplement chez sa maîtresse, Mme de Mellerty, rue Neuve-des-Augustins…

- Quoi, Julia de Mazzini !...

- Eh non ! monsieur le juge. Julie Jacquemin, pour qui vous avez rédigé un mandat d’amener, dans l’affaire Normont et non Mazzini…

- Ah oui ! J’y suis, maintenant, soupira le juge. Abandonnons ces grands connaisseurs des passions humaines pour les banalités de la vie quotidienne. Ah ! c’est vous, la belle ! Voyons, Jacquemin, Julie… Quel âge ?

- Vingt-trois ans… Mais pourquoi m’arrête-t-on, monsieur le juge ? Je n’ai rien fait…

- Le mot même du traître dans les Mystères d’Udolphe ! Cela seul vous accuse. Un enfant…

Julie baissa les yeux et rougit.

- Elle est appétissante, la mâtine. Et je comprends que le comte… Voyons, quel est le père ?

Julie garda le silence, de plus en plus troublée.

- Ah ça ! Nous ne jouons pas ici Coelina ou L’Enfant du Mystère, une fort belle pièce entre parenthèses et que je voudrais bien avoir écrite. Ah ! ce Pixérécourt ! Allons, répondez. C’est M. de Normont, n’est-ce pas ? Vous voyez, nous savons tout.

- Oh non ! monsieur le juge. C’est Bourrée.

- Qui ça, Bourrée ?

- Mon… mon…

- Votre amant, n’est-ce pas ?... Je vous forcerai bien à avouer, comme si vous étiez dans le Confessionnal des Pénitents Noirs. Mais j’aime moins ce livre. Et qu’est-ce qu’il fait, votre amant ?

- Valet de chambre.

- Parfait, nous allons rechercher ce Bourrée. »

… Lorsque Bourrée comparut, M. Lenoble s’esclaffa :

- Ah ! Ah ! Nous vous tenons, mon gaillard ! Je vous reconnais. C’est bien vous, l’homme de petite taille, brun et vigoureux, qui avez commis cet abominable attentat !

- Mais je vous jure, monsieur le juge…

- Ne jurez rien, mon ami. D’abord qu’est-ce que ces couverts d’argent qu’on a trouvés chez vous ? Et ces 1.970 francs ? Un simple domestique est rarement aussi riche… Et puis, voudriez-vous m’expliquer ce que veut dire ceci, dans ce calepin saisi sur vous : Jette le vis-à-vis de la grande porte ?…

- Je ne sais pas ce que ça veut dire. Je ne comprends pas. Pourrais-je voir ?

- Plus tard. Ce que nous allons voir, c’est ce que va dire quelqu’un que je sais.

Ce quelqu’un n’était autre que Mme de Normont qui, dès son entrée, s’écroula dans le fauteuil que lui avançait galamment le juge.

- L’émotion, belle dame ! Remettez-vous ! Ce Piétro a beau être un dangereux bandit de la Calabre, - non, je me trompe - ce Bourrée ne doit pas vous faire peur. Vous êtes sous la protection de la Loi.

D’une voix chevrotante, mouillée d’alcool, la comtesse reconnut sans le reconnaître son agresseur.

- Vous com… com… comprenez, dans l’obscurité… C’est à peu près lui… Mais je ne peux pas dire…

- Parfait !... Nous y sommes… La reconnaissance est presque formelle… Quel auteur dramatique j’aurais pu être… Moi aussi j’aurais pu avoir des pièces jouées boulevard du Temple !... N’en parlons plus. Et vengeons l’honneur d’une pauvre martyre ! ».

De leur côté, les médecins avaient déposé un rapport : le liquide qu’avait rejeté Mme de Normont était un mélange d’huile d’aspic, de térébenthine, de charbon et de verre pilé, pouvant à haute dose entraîner la mort.

Cependant, M. Lenoble continuait avec ardeur et fantaisie ses recherches. Plus il avançait, plus l’affaire lui paraissait digne de ses auteurs favoris. Les inculpés ne pouvant rien expliquer, il trouvait lui-même les explications. Qui a ouvert la porte de la cuisine ? Ce ne peut être que Toutin, le jardinier. Arrêtons Toutin. D’où vient l’or trouvé chez Bourrée ? Ce doit être du comte. Arrêtons le comte. Qui a influencé Julie ? Sans doute Mme de Mellerty. Arrêtons Mme de Mellerty. Quitte d’ailleurs à relâcher les incarcérés aussi vite qu’on les avait coffrés. Ils disparaissaient, réapparaissaient comme par des trappes mystérieuses, mues par le génie mélodramatique du juge d’instruction.

Seuls, Julie et Bourrée restèrent en scène. Ils ne passeront en cour d’Assises à Paris, le 20 mai 1814, qu’après une bonne année d’instruction.

Les avocats purent enfin avoir connaissance du dossier. Maître Desèze, qui plaidait pour Bourrée, s’aperçoit que la mention du calepin « Jette le vis-à-vis de la grand’porte » est une simple adresse et doit se lire « Gillet vis à vis de la Grand’Porte ».

Maître Bellart, pour Julie Jacquemin démontre que, dans l’affaire, il n’y a qu’un coupable : Mme de Normont elle-même. Vont-ils triompher ?

Non. Car ils ont compté sans Joseph Prudhomme : MM. Brard et Saint-Omer, professeurs d’écriture, viennent affirmer que Julie Jacquemin est bien l’auteur de la lettre trouvée par Perrault. Et le jury, peu tendre au crime domestique, n’hésite pas à affirmer la culpabilité de la malheureuse, sans toutefois certifier celle de Bourrée.

De sorte qu’on aboutissait à ce paradoxe : l’auteur présumé du crime était acquitté, partant innocent. Donc pour un crime qui n’existait pas légalement, Julie était condamnée à mort.

 

V. La réhabilitation

 

Des communications tardives de pièces furent à la cour de Cassation motif suffisant pour renvoyer l’affaire devant les Assises de Versailles. L’enquête menée sérieusement, cette fois, par un magistrat que n’avait pas intoxiqué la littérature romanesque, démontra l’impossibilité de l’empoisonnement. Les médecins, dont l’illustre Pinel, établirent l’innocuité du mélange. Et l’instruction finit par où elle aurait dû commencer : par Mme de Normont elle-même.

On se rappela les pseudo-attentats dont elle s’était plainte en 1802 et en 1808. On évoqua les habitudes d’intempérance de la jeune comtesse. Et peu à peu la vérité apparut. C’était Mme de Normont elle-même qui, pour obtenir le divorce à son profit, avait voulu compromettre son époux tout en perdant Julie Jacquemin. Elle fut contrainte d’avouer. Et le 18 novembre 1814 la Cour d’Assises de Seine-et-Oise acquittait Julie Jacquemin.

Ce drame domestique finit dans un éclat de rire. Le comte obtint le divorce, mais ne se remaria pas : une première expérience, sans doute, lui avait suffi. Mme de Normont, redevenue Levert, comme devant, se consola dans les petits verres. Et Mme de Mellerty dota Julie qui épousa Bourrée.

Ils furent heureux. Mais l’histoire n’a jamais dit s’ils eurent beaucoup d’enfants.    

 

La Roncière : Une petite oie blanche

  
 

Un grand homme de Paris en province


Une silhouette trapue et puissante se profila dans l’encadrement de la porte basse, enlevant le peu de jour qui permettait à la vieille femme à son rouet de renouer le fil qui cassait par instants.

- Bonjour, mère Rouault !

- M. Honoré, quelle bonne surprise !

Le visiteur, éclatant d’un large rire et brandissant un jonc à pomme bizarrement ciselée, secoua sa crinière léonine.

- Je n’ai pas voulu passer par la Loire sans venir voir notre bonne servante de Tours, réfugiée à Saumur. Et tout va à votre souhait, ma vieille amie ?

- Eh ! Tout ou à peu près, sauf l’âge… Chaque jour me casse un peu plus. Mais entrez donc et asseyez-vous. Vous prendrez bien un verre de vin blanc ?

On offre le vin blanc à Saumur comme le thé en Chine, a noté Balzac. Et bien que l’invitation fût, de peu de prix, il l’accepta avec bonhomie.

- Et Madame va bien ?

- Maman ? Aussi bien que possible. Elle est toujours à Chantilly. Ma soeur Laure…

- Ah oui ! La petite Mme Surville ! Comment vont ses petites, Sophie et Valentine ?

- Des charmes ! Et vos filles à vous ?

- Elles sont là, heureusement, pour faire marcher la maison. Elles sont couturières chez Mme Mazet. Avec leurs journées, on y arrive. Et puis, j’ai un locataire.

- Ça sera peut-être un mari pour Annette ou Elisa…

- Oh ! oh ! Vous voulez rire. M. Honoré ! Pensez donc, un officier, un noble !...

- Peste ! La maison de la rue Saint-Nicolas se met bien !

- Oh ! c’est un ben bon, ben parfait jeune homme, il est comme tous ceux de son âge. Il s’amuse, c’est son droit. Mais il sait se tenir. C’est tout ce qu’on lui demande. Et puis ben simple. Il plaisante avec mes filles quasiment comme avec des soeurs. Je lui ai loué la chambre du second ; elle est un peu mansardée. Mais son papier jaune à fleurs ne fait pas mal encore. Il a un beau lit à ciel et un tapis.

- Il est à l’Ecole ?

- Oui, il fait un stage, comme il dit. Il n’en a plus pour bien longtemps. Voyons, on est le 15 août. Il en a encore pour cinq mois. Et vous, monsieur Honoré, toujours dans les livres ?

- Moi ? Pour l’instant, foin des éditeurs ! Je vais de ce pas chez mes amis Carraud. J’ai d’abord passé chez les de Margonne, à Saché, vous savez, près de Chinon. Et avant de me rendre à Frapesles, j’ai fait un  petit détour pour venir voir ma mère Rouault et qu’elle me raconte de belles histoires, bien « copieuses ».

- Toujours le même, ce M. Honoré !

- Comment va le père Niveleau ?

- De plus en plus grigou. Je vous raconterai l’histoire de l’enterrement de sa femme. Elle en vaut la peine… »

Entre le voyageur et la vieille, la conversation se poursuivait paisible, ramenant de vieux souvenirs comme l’orpailleur ramène parfois des pépites dans les ruisseaux chantants de Touraine. Des pas sonnèrent sur l’escalier. Un grand jeune homme descendait, élégant dans sa kurtka bleue à revers jonquille serrée à la taille et son pantalon rouge collant, la figure fine et aristocratique sous l’altier bonnet de police à gland.

- Ah ! tenez, voilà M. de la Roncière avec qui on cause souvent de vous. Il dit que vous êtes célèbre, M. Honoré.

- M. de Balzac, sans doute ? dit l’officier en saluant courtoisement. Souffrez que je me présente : lieutenant Emile vicomte Clément de la Roncière.

- Le fils du général, sans doute ?

- En effet.

- J’ai eu, parfois, l’honneur de rencontrer monsieur votre père chez la duchesse d’Abrantès, à Versailles. Nous ne sommes donc point des inconnus l’un pour l’autre.

- Vous, surtout, monsieur. J’ai fort goûté votre Eugénie Grandet, ou tout au moins le début que j’en ai lu, dans l’Europe Littéraire. Je l’ai d’autant plus apprécié qu’il m’a été donné d’y reconnaître un type saumurois, le père Niveleau. Tout le monde en a bien ri.

- Notre petit Honoré célèbre !  En voilà une farce, soupira la mère Rouault.

- Et vous êtes pour longtemps des nôtres ?

- Oh ! vingt-quatre heures seulement.

- Alors, je vais me permettre de jouer les solliciteurs. Vous agréerait-il de partager mon humble repas du soir ? Nous verrions d’abord à battre une absinthe au café du Commerce. Puis, nous irions voir passer sur le pont les beautés saumuroises, avant le souper. Oh ! je vous en préviens, la chère n’est point des plus délicates, à ma pension. Mais nous saurons bien la corser de quelque entremets.

- Ma foi, j’accepte votre invitation avec autant de simplicité que vous avez voulu mettre à la faire.

- Je tiens à vous aviser que l’Hôtel de l’Europe, où je suis descendu…

- Ce sont toujours les Marlier qui le tiennent ?

- Heu ! non. Il y a eu une histoire. Ils ont été obligés de quitter la ville. Des lettres anonymes, dit-on, qui obsédaient la jolie Marlier ; d’autres, toujours anonymes, qui affolaient le mari, assez jaloux de son naturel.

- Fi donc ! Vous connaissez ce fléau à Saumur ?

- Hélas !

- Va donc pour l’Hôtel de l’Europe. La table y est simple, c’est vrai, mais relativement abondante ; d’ailleurs saine. Allons, au revoir, mère Rouault. Je viendrai vous faire mes adieux. »

Levant avec peine de sa chaise sa haute taille maigre et osseuse, la mère Rouault, hochant son menton en galoche, accompagna lentement à la porte les deux jeunes gens. Et ils avaient depuis longtemps dévalé vers le bas de la ville que sa pensée les suivait encore, par delà les froides murailles de la rue Saint-Nicolas.

 

Les difficultés d’une carrière


Il n’avait pas fallu longtemps pour que l’auteur déjà célèbre de la Physiologie du Mariage et le jeune lieutenant de lanciers ne se sentissent en intimité étroite. Avidement, M. de Balzac interrogeait son nouvel ami sur ses garnisons, sur Cayenne surtout, où il avait étrenné son épaulette de sous-lieutenant, dans l’infanterie, au 12e de ligne.

- J’avais fait trop de dettes, avouait-il. Mon père voulait me punir de mes entraînements, quand j’étais au 2e carabiniers, à Cambrai. J’ai joué… un peu : j’ai eu des liaisons…

- Des liaisons… dangereuses ?

M. de la Roncière se mit à rire.

- Non, mais compromettantes. Notamment dans le Nord, avec une petite fille, jolie comme un coeur d’ailleurs et de fine allure. Je l’ai retrouvée, cette petite Mélanie Lair, quand je suis rentré en France. Il n’y a que six mois que j’ai rompu. Elle m’avait accompagné ici. Et j’ai eu des histoires à son sujet avec le commandant de l’Ecole.

- Qui est-ce ?

- Le général de Morell.

- De Morell ? De Morell ? Attendez donc. Je crois connaître ; j’ai rencontré chez Mme de Castries une Mme de Morell. Une « Femme de trente ans ». Ravissante. Une parente peut-être. Elle habite Paris.

- Ce doit être elle. Elle ne vient que deux mois par an à Saumur.

- Elle a une fille de seize ans. Fort jolie personne et qui promet.

- Oui, je crois.

- Ce serait elle, alors. Exquise, mon cher. On ne croirait jamais qu’elle pût avoir des enfants de cet âge-là. Il n’y a que Paris pour produire de pareils miracles. Un mot encore : ne sont-ils pas apparentés au maréchal Soult ?

- Hélas ! oui ! Et de là viennent mes malheurs !

- Comment cela ?

- Vieilles histoires entre le maréchal et mon père. Mon père est un vieux cavalier, Soult, un fantassin. Ils ont eu des piques à plusieurs reprises. Soult reproche à mon père d’être une tête chaude. Mon père prétend que Soult a la sienne trop froide. Un jour, on a dit devant lui que le maréchal était le meilleur manoeuvrier de l’armée. « Il faut bien qu’il le soit, a dit mon père, il n’aime guère charger. » Le mot a été répété…

- Il était dur.

- Il a porté d’autant plus qu’il est exact. Et mon père avait ajouté : « Ses talents de manoeuvre, on s’en aperçoit surtout dans les salons des Tuileries. » Le maréchal  n’a guère aimé cette allusion à ses variations politiques. Quoi qu’il en soit, il m’a signalé à M. de Morell qui s’imagine lui faire la cour en me mettant à l’index. Mais, en ce moment, ça va mieux. Le général m’a invité à dîner pour la semaine prochaine à l’occasion de l’inspection du général de Préval.

- Vous y verrez la belle Mme de Morell : heureux homme !

- Hé ! hé La « femme de trente ans », monsieur. Mais voici l’heure de souper. Faisons vite, car le jour tombe tard et je ne sache rien de plus séduisant que les couchers de soleil sur la Loire. C’est la seule distraction que nous ayons ici, ou à peu près. »

 

Sur le pont de la Loire


Le souper expédié, M. de Balzac et son hôte gagnèrent par les quais le grand pont de Loire qui, de la rive droite, enjambe deux îles avant d’aborder à Saumur. De nombreux promeneurs y humaient l’air frais du fleuve, balayant le touffeur qui, toute la journée, avait engourdi la ville. Par instants, l’officier répondait au salut courtois d’un de ses camarades ou saluait d’une sèche inclinaison de tête quelque fonctionnaire donnant le bras à sa femme. Devant tous les autres passants, il bombait le torse et passait dédaigneux.

- Je ne saurais vous dire, monsieur, à quel point m’écoeurent ces… ces Saumurois…

- Charles Grandet, l’amoureux d’Eugénie Grandet, sa cousine…

- Ah ! quelle adorable physionomie !

- Charles Grandet, dis-je, les appelle des catacouas…

- Oh ! le joli mot ! Tous ces catacouas donc de provinciaux vous épient, font sur vous mille contes. C’est l’espionnage organisé. Tenez ! N’en parlons point. J’en perds mon sang-froid. J’aime mieux vous montrer cette maison, voyez-vous, là-bas, au bout du pont… Oui, cette grande bâtisse en tuffau, à sept fenêtres de façade, sous un toit à la Mansart. C’est là qu’habitent votre idole. - et mon persécuteur.

- Votre idole, oui, Mme de Morell !

- Ah ! ce petit hôtel ! Asile de toutes les voluptés !

Deux passantes, pressant le pas, les frôlèrent dans leur course.

- Eh ! eh ! voilà qui sent sa Parisienne à une heure de loin. Encore mince, mais racée, joli pied. Mais elles se retournent… On semble vous nommer. Vous les connaissez ?

- Attendez donc !... Ça ne m’étonnerait pas que ce fût Mlle de Morell. Quand on parle du loup…

- On en voit sa descendance. Cette grande fille promet d’être jolie. Mais elle se retourne encore. Tudieu ! c’est un roman.

- Alors, cher monsieur, voilà qui vous regarde.

- Oh ! moi, je me contente de les écrire. Vous, vous les vivez… Et qui accompagne cette Juliette, ô Roméo ? Son institutrice, sans doute ?

- Ou quelque femme de chambre. Bah ! j’aime mieux comme vous certaines maturités plus savoureuses. »

Les deux jeunes gens tournèrent le dos et s’éloignèrent.

A l’extrémité du pont, devant la maison du général de Morell, un voile vert, autour d’une capote en paille d’Italie, s’immobilisa un instant.

 

A quoi rêvent les jeunes filles


- Oh ! Allen, cet homme me perce le coeur. Mais s’il continue de se montrer aussi insensible, je le perdrai définitivement.

- Vous avez une curieuse façon d’aimer, mademoiselle. Voilà que vous voulez le malheur de celui que vous voudriez épouser.

- L’amour est près de la haine, Allen. Eloa, pour plaire à Satan, n’a pas hésité à se faire démone.

- Vous lisez trop de littérature française…

- N’est-ce pas toi, Allen, qui m’a fait lire Byron ? L’anglaise vaut-elle mieux ?

Secouant ses beaux cheveux blonds sur ses épaules dénudées, Mlle de Morelle releva orgueilleusement la tête. Son fin profil virginal prit soudain une expression de volonté diabolique. Ses narines translucides se pincèrent, ses mains fines et longues se crispèrent sur le rebord de la table.

- Ah ! s’il pouvait venir cette nuit, escalader cette maison, casser cette vitre, tourner cette espagnolette, passer par cette fenêtre, et m’emporter, par monts et par vaux, jusque dans le donjon de ses pères !

- Mademoiselle, je ne vous donnerai jamais plus à traduire le Corsaire ni Lara.

- Qu’importe, si je les vis !

- Pour le moment, fit la sage Anglaise, il est temps de dormir. Papa et maman vont rentrer du théâtre. Ils s’étonneront de trouver de la lumière ; et qui sera grondée ? Cette pauvre petite Allen !

Mlle Morell haussa dédaigneusement ses épaules déjà d’un joli dessin, encore qu’un peu grêles, se déshabilla et passa une camisole serrée par un cordon autour de la taille, cependant que Miss Allen nattait pour la nuit les opulentes tresses blondes de sa jeune élève.

- Enfin, Allen, explique-moi…

- Et quoi donc ?

- Voyons ! voilà un homme que j’ai eu toutes les peines du monde à faire inviter. Il a fallu d’abord que j’influe sur papa pour que son général lui montre l’inconvenance qu’il y a, dans une ville où viennent des jeunes filles de son rang, à vivre avec une… une… - enfin, tu me comprends - quand on est officier. Il lâche cette personne. Alors je me suis livrée à mille ruses pour faire comprendre à ma mère qu’il serait bon, pour son rachat, de le faire venir ici. Mon père parlait toujours de sa mauvaise réputation, coureur et débauché…

- C’est peut-être cela qui vous a attirée vers lui…

Marie tapa du pied.

- Et qui te parle de ça ? Voilà donc un homme à qui j’ai fait toutes les avances, jusqu’à le placer à table à côté de moi. Je veux lui plaire à toutes forces, jusqu’à lui dire que je suis, sotte et laide pour qu’il me regarde. Je lui dis : « Quel malheur que je ne ressemble pas à ma mère ! » Et il me répond, du bout des lèvres : « C’est malheureux, en effet, que vous ne lui ressembliez pas ».

- Mais, d’après vous-même, mademoiselle, si j’en crois ce que vous m’avez raconté tout de suite après dîner, il vous aurait dit : « Ce serait malheureux, à votre âge, si vous lui ressembliez. » Ça, c’est un compliment. Car Mme votre mère a tout de même dix-neuf ans de plus. Et ça compte.

- Je me suis trompée. Ce n’est pas cela qu’il m’a dit.

- Eh bien soit ! Il n’a pas voulu vous faire la cour de trop près.

- Et si je veux qu’il me fasse la cour de très près ! Voyez-vous le sot qui n’a rien compris ! Il me dédaigne, moi, la nièce du maréchal Soult, l’ennemi de son père. Oh ! mais il me le paiera ! Un mois que je ne pense qu’à lui, que je le vois partout : se jetant dans la Loire pour ma mère !

- Mais M. Brugnière, le sous-intendant, a affirmé qu’il n’avait rien vu.

- Il n’a rien vu, mais je suis sûre que quelqu’un s’est jeté dans la Loire, et que c’était lui !

- Allons, mademoiselle, couchez-vous…

- Tu as l’air bien pressée, Allen…

La semi-obscurité qui régnait dans la pièce, éclairée par une seule bougie, empêcha Mlle de Morell de voir la rougeur qui empourpra soudain le front de la jeune Anglaise. L’impassibilité de la jeune fille permit du moins à sa gouvernante de le croire.

- Dis donc, je n’ai plus de papier.

- Mais, mademoiselle, j’en ai acheté un cahier il y a quinze jours.

- Tu crois ? C’est que j’aurai fait pas mal de devoirs. Et puis j’en ai usé quelques feuilles pour… nos petits envois. Tu m’en achèteras demain sans faute. Mais je n’ai pas très sommeil. Viens bavarder un peu avec moi, avant que je ne m’endorme.

Un coup de sifflet discret, venu du dehors, fit tressauter miss Allen.

Mlle de Morell se précipita à la fenêtre.

- Quel beau clair de lune ! On dirait qu’une silhouette fait le guet sur le pont. Regarde donc.

- Mais je ne vois rien, mademoiselle.

- Tu crois ? Allons donc nous coucher. Dis donc, tu sais ce qu’on raconte ? Que M. de la Roncière connaît M. de Balzac ? C’est curieux, hein ? L’auteur préféré de maman qui maintenant se coiffe comme Julia d’Aiglemont, son héroïne de A trente ans. Tu sais : « Les nattes de sa chevelure largement tressées formaient au-dessus de sa tête une haute couronne à laquelle ne se mêlait aucun ornement. » Cette simplicité outrée lui va bien. D’ailleurs tout lui va bien, à elle. Elle a de la chance.

Et, poussant un gros soupir :

- Allons, bonsoir, Allen ! Je commence à avoir sommeil. Enferme-moi bien. »

Et, se tournant sur le côté gauche, elle ferma les yeux. Miss Allen qui se retirait, le bougeoir à la main, se retourna sur le seuil de la porte donnant sur sa chambre, seule issue du cabinet où dormait son élève. Mais une respiration légère et régulièrement lente la rassura. Elle ferma à double tour et, passant devant son alcôve, alla ouvrir l’huis d’un long corridor qui donnait sur l’escalier. Une silhouette haute et mince la saisis dans ses bras.

 

La surprise


- Oh ! M. Emile, quelle imprudence !

- Ouf ! J’ai cru que cette pimbêche de Marie ne se coucherait jamais.

- Elle doit se douter de quelque chose, vous savez. Quand vous avez sifflé, elle s’est jetée à la fenêtre et a bien cru vous voir. Il est vrai, elle vous voit partout.

- Tiens, tiens, railla le beau lieutenant.

- Mais vous êtes en grande tenue ?

- Avant que finisse la soirée de gala que l’Ecole donne au général inspecteur, j’ai voulu venir t’embrasser. Voilà huit longs jours…

- C’est que je ne puis aller vous voir que quand Mademoiselle m’envoie chez vous vous demander pourquoi vous êtes si froid avec elle. J’ai eu le malheur de lui avouer que vous m’aviez aimablement reçue. Je crois qu’elle me soupçonne… Mais il faut partir, vous savez, le général ne va pas tarder à rentrer.

- Bah ! nous avons un bon quart d’heure. Et s’il rentrait, j’attendrais que tout fût endormi. Si tu m’as donné la clé de la porte de la rue Basse, c’est pour m’en servir…

Miss Allen tressauta. Deux petits coups avaient été frappés à la cloison de la chambre de Marie.

- Tu n’es pas seule, Allen. Ouvre vite ou je fais du bruit. Vite, ouvre.

- Fuyez, murmura Allen angoissée à l’oreille du lieutenant.

- Impossible, j’entends la voiture du général.

- Vas-tu ouvrir, s’impatienta Marie, ou j’appelle au secours.

La jeune gouvernante hésita une seconde. Un bruit de vitre cassée vint de la chambre voisine. Elle se précipita sur la serrure.

- Tiens, tiens, dit Mlle de Morell, que faites-vous ici à cette heure, Monsieur ? Est-ce votre place dans la chambre de ma gouvernante ?

- Par pitié, mademoiselle !…

Des pas sur l’escalier, des voix sur le palier.

- Chut ! mes parents ! attendons qu’ils soient couchés.

Une demi-heure, les trois jeunes gens retinrent leur respiration. Tout était retombé dans le silence.

- Bien ! Vous pouvez partir maintenant ! Mais je tiens à vous en prévenir : je me vengerai !

- Je dirai…

- Vous ne direz rien, car vous ne voudriez pas faire perdre sa place à Allen.  Et me compromettre !  Fi donc ! Un galant homme ! Je vous tiens bien : allez !

Le jeune homme disparut comme une ombre.

- Il est parti, souffla Mlle de Morell.  Ah ! le sot qui n’a pas compris, quand il était temps encore. Toi, Allen, écoute-moi bien…

Quelques minutes, elle lui parla à l’oreille. La petite Anglaise secoua la tête, affolée.

- Non, non, Mademoiselle, je n’oserai jamais.

- Vous oserez, miss, ou… chassée. Ceci ou cela.

Vaincue, la jeune fille s’abattit en sanglots sur son lit.

- Donc, à 6 heures et demie. N’aie pas peur : j’ai brisé la vitre avant l’arrivée de papa.

Et ricanant :

- Bonne nuit, ma petite Allen.

 

L’attentat


Le lendemain matin, à 7 heures moins un quart, miss Allen se précipitait, la tête comme perdue, dans la chambre de Mme de Morell. Elle avait frappé à la porte de Mlle Marie. Entendant des gémissements, elle avait voulu ouvrir. Mais la serrure était fermée à clé. Elle avait donc défoncé le panneau. Quel n’avait pas été son effroi ! Une corde autour de la taille vêtue de sa seule chemise, baignant dans son sang, la jeune fille était étendue par terre, un mouchoir auprès d’elle, roulé en tampon. Elle raconta que, vers deux heures du matin, un homme qu’elle avait reconnu grâce au clair de lune pour être M. de la Roncière, avait sauté par la fenêtre en brisant un carreau. Il avait sur la tête un bonnet de police rouge, une cravate noire et le visage barbouillé de noir. Il avait renversé une chaise, s’était jeté sur la malheureuse, l’avait bâillonnée, lui avait arraché sa camisole et l’avait rouée de coups. Puis entendant miss Allen forçant la porte, il était revenu par où il était entré, en montant sur la barre de la fenêtre. Sans doute, il devait avoir une échelle tenue par quelqu’un, de la maison vraisemblablement, et peut-être Samuel, le valet de chambre du général.

- Mais enfin, pourquoi n’as-tu pas crié ?

- J’étais baîllonnée, maman.

- Quand miss Allen t’a enlevé le baîllon, pourquoi n’as-tu pas appelé au secours ?

- J’étais évanouie, papa.

- Pourquoi n’être pas venue nous prévenir, miss Allen ?

- Je ne voulais pas quitter mademoiselle dans l’état où elle était, madame. Tiens, une lettre, là, sur la commode…

La lettre, non signée, était à l’adresse de Mme de Morell.

« Vous seule, saurez le véritable motif du crime que je vais commettre ; c’est un bien grand crime que de troubler ce qu’il y a de plus pur au monde, mais j’ai soif de vengeance. Je vous ai aimée, adorée, vous m’avez repoussé par du mépris ; j’aime mieux de la haine… Adieu… Tout le monde à Paris saura la honte de Saumur… »

- La dixième depuis un mois… Le misérable se venge, soupira le général. Miss Allen, silence sur tout ceci !

Et il se retira, cependant que Marie murmurait :

- Le silence ? Compte là-dessus, papa. Allons, ça ne va pas mal. M. de Balzac n’aurait pas trouvé mieux. »

 

La femme et le pantin.


A Mme Veuve Durand,
        13, Rue des batailles, Paris.

    De la Conciergerie, 25 juin 1835.

« Monsieur et bien cher ami,

» Vous pardonnerez à un homme frappé par le malheur comme le chêne par la foudre, de venir vous importuner dans l’asile du cénobite où vous élaborez ces chefs-d’oeuvre qui nous retracent les moeurs d’aujourd’hui et les passions de toujours. J’ai longtemps hésité à vous écrire. Mais l’amitié que vous daignâtes me montrer naguère, sur le grand pont qui enjambe paresseusement la Loire, et qui m’est un réconfort dans les heures pénibles que je traverse, m’autorise, je crois, à venir en solliciteur vous demander vos conseils. Aussi bien avez-vous consenti à me confier votre adresse la plus secrète, celle qu’ignoreront à jamais les importuns de tout ordre, susceptibles de profaner l’aire du génie. Il faut d’ailleurs que ce soit une pressante nécessité qui me pousse et que ma détresse soit grande. Je confie à celui qui, trois semaines avant les jours pénibles que je vais vivre, voulut bien accepter de me défendre, Me Chaix d’Est-Ange, ces feuillets écrits avec le sang de mon coeur, de la plus infâme des prisons.

» La Gazette des Tribunaux, le document le plus précieux, me disiez-vous, que puissent, avec le Code civil, consulter les médecins de l’âme, a jugé bon de publier, il y a huit jours, l’acte d’accusation qui sera lu aux juges devant lesquels je vais comparaître. Je m’apprête d’ailleurs à écrire au directeur de cette feuille pour lui souligner qu’en matière aussi grave, l’intérêt sacré de l’accusé devrait passer avant la curiosité publique. D’autant que le document qu’elle livre en pâture aux amateurs de scandales est un roman qui tombera pièce à pièce. Pourquoi faut-il qu’il m’ait fallu le vivre et que vous n’ayez pu l’écrire ! Mais avant que viennent les débats, ardemment désirés tant par ma famille que par moi-même, je veux vous faire confident de mes chagrins, tant par souci de votre estime que par besoin d’appui et de réconfort moral.

» Je sais enfin, par l’étude du dossier de mon procès, quelle est la volonté malveillante qui n’a cessé de me pourchasser et quelle sublime méchanceté sut s’en servir pour tenter de causer ma perte. Il n’a pas fallu moins d’un des plus hauts dignitaires de l’Etat et d’une jeune fille pour m’abattre. Mais j’ai trop confiance dans mon bon droit pour ne pas espérer que la justice de Dieu saura éclairer la justice des hommes.

» Vous voudrez bien vous rappeler que, sur le pont de Saumur, alors que la Loire s’empourprait des feux du couchant, je vous fis confidence de l’inimitié entre mon père et le maréchal Soult, de quoi j’étais l’innocente victime. Vous ne dédaignerez pas non plus de vous souvenir que le général commandant l’Ecole, baron de Morell, était allié au duc de Dalmatie. Ce fut dans sa propre famille que celui-ci trouva le levier qui devait me précipiter dans l’abîme.

» Huit jours après notre entrevue, j’étais invité, je crois vous l’avoir dit en son temps, à une soirée chez le baron de Morell. Première invitation depuis un an. Je m’en réjouissais. Insensé que j’étais ! Où je croyais être à l’apogée de la fortune, faisant ma rentrée dans le monde, objet des faveurs de mes chefs, je me trouvais en réalité à la veille de la plus affreuse des catastrophes, de la ruine de ma carrière et, qui plus est, de mon honneur.

» J’y fus donc, à cette fatale soirée. Mon nom, car je ne puis me vanter que ce fut ma prestance, me valut la plus flatteuse des attentions de la fille même de mon général, la jeune personne dont vous vous complûtes à remarquer la distinction et la grâce sur le pont de Saumur. Elle cherchait à me plaire. Je n’osai, de peur de compromettre mon retour en faveur, lui montrer qu’elle était aimable. De là, mon infortune présente.

» Au lieu de jouer les don Juan, je laissai papillonner auprès d’elle mes camarades d’école et notamment un certain d’Estouilly, amateur aussi bien en peinture qu’au métier des armes. Elle parut en montrer du dépit et m’envoya le lendemain même sa suivante, une jeune Anglaise qui lui sert en même temps d’institutrice, me demander les raisons de ma froideur. J’en fais l’aveu, je ne sus contraindre ma fougue originelle et témoignai à cette jeune insulaire une sympathie vite rendue. Par deux fois, elle revint rue Saint-Nicolas ; des sentiments, plus tendres à chaque visite, se firent jour et aboutirent à la troisième entrevue à une félicité que j’ai encore lieu de croire partagée.

» Si mon coeur pouvait se réjouir de son heureuse fortune, je devais dans le même temps constater que la Destinée me faisait payer cher un bonheur secret. Car mes camarades paraissaient chaque jour me marquer un éloignement de plus en plus prononcé. La bienveillance de mes supérieurs eux-mêmes fit rapidement place à un mépris non dissimulé, tant et si bien que le 21 septembre, moins d’un mois après l’invitation dont je me glorifiais si sottement, je me vis proprement mis à la porte par M. le général de Morell dans une soirée à laquelle j’avais été par lui-même invité. Quelle disgrâce subite s’abattait sur moi ? En ignorant la cause, je crus de ma dignité et de la déférente courtoisie qui s’impose à un inférieur de ne point demander d’explications. Quel tort ne fut pas le mien ! Trois jours après, il me fallut mettre le fer à la main pour en avoir le coeur net.

» La veille au soir, j’avais commis la folle imprudence d’aller, en secret, et dans sa demeure même, confier ma tendresse à ma jeune Anglaise. Au cours de notre entretien rendu suspect par ma seule présence dans une maison dont l’huis m’était interdit, je fus surpris par celle qui me poursuivait depuis un mois de ses compromettantes recherches. Je pus m’enfuir. Hélas ! je laissai un gage : l’avenir de celle qui avait eu confiance en moi.

» Au matin, j’étais à peine remis de ma sotte équipée que je recevais de d’Estouilly un insolent billet m’accusant d’avoir écrit depuis longtemps à cet olibrius des lettres anonymes et m’appelant sur le terrain.

» Ce sont des propositions qu’un gentilhomme ne décline jamais. Auparavant, je voulus réclamer des explications. Je ne pus en obtenir. Nous nous battîmes, sans que j’eusse pu lire le factum qu’on m’attribuait. J’eus beau protester : il fallut en découdre, de quoi n’eut pas à se féliciter mon adversaire qui toutefois ne voulut pas me serrer la main avant que je ne me fusse déclarer coupable de l’infamie qu’il voulait m’attribuer.

» Le lendemain, nouvelle disgrâce. J’apprends que l’on m’impute, non pas une lettre, mais douze ou quinze lettres anonymes, toutes écrites depuis le 27 août, trois jours après la fatale soirée où je connus Mlle de Morell. Les unes sans signature, les autres se terminant par E. de la R. ou Em. de la Ronc., une, même, celle adressée au général, par… par, Monsieur, le mot même dont usa un brave général français, de Nantes, croyant ainsi venger aux yeux de la perfide Albion la plus effroyable défaite des temps modernes.

» Le grotesque, cette fois l’emportait sur l’odieux. Voyez-vous, monsieur, un officier de cavalerie jetant cette insulte à la tête de son propre général ? Il n’importait. C’est déjà être coupable que d’être soupçonné. Mes ennemis me firent croire qu’un aveu de ma part était la seule façon d’enterrer l’affaire. Par égard pour mon vieux père, ce parangon de l’honneur, qui, sur vingt champs de bataille, versa par vingt blessures son sang pour la France, j’eus la faiblesse d’écouter ces suggestions ; je craignais d’ailleurs que ne fût divulguée ma visite nocturne à miss Allen.

Hélas ! c’était un piège que me tendait là un de mes camarades, le lieutenant Ambert. J’y tombai et consentis à écrire une lettre d’aveu. Je me basais sur les preuves matérielles qui existent contre moi, preuves qui, devant les tribunaux, m’accableraient si j’y comparaissais. J’invoquais le chagrin auquel ne survivrait pas mon pauvre père à la suite d’un pareil affront et m’en remettais à la générosité de mon adversaire. En réponse, je reçus la sommation d’avoir à solliciter un congé et à quitter Saumur. Je répondis par une seconde lettre où j’acceptais, mais toujours pour la tranquillité de ma famille.

» Ce fut alors que l’on me demanda le nom de mon complice. C’était trop. Je pouvais bien me déclarer coupable quand j’étais innocent, mais de là à accuser un innocent, il y avait loin. Je n’en reçus pas moins un congé de 90 jours, juste le temps qu’il me fallait encore passer à l’école et gagnai la capitale.

» Deux femmes qui furent admirables dans mon malheur et chez qui j’ai eu l’honneur de vous rencontrer, Mlles Rouault, m’avisèrent, le lendemain même de mon départ, que le valet de chambre du général, un certain Samuel Giliéron, venait d’être renvoyé pour lettres anonymes et se rendait à Paris. Elles me donnèrent la date et le lieu de son arrivée. J’allai voir cet homme, tout perdu encore de son infortune, semblable à la mienne. Il était aussi ignorant que moi. J’allai voir un mien cousin, M. de Chelaincourt, qui m’envoya chez son avoué, et attendis les événements.

» Ce qu’ils furent, vous le savez. Je ne vous en retracerai pas les affreux détails. Qu’il me suffise de vous dire qu’une nouvelle lettre anonyme, mise le 22 octobre à la petite poste de Saumur, et adressée au général, décidait celui-ci à porter plainte. Et de quoi ? De tentative de viol sur sa fille ! Ce démon, dissimulant la plus noire astuce sous les dehors de la parfaite innocence et de la pureté la plus immaculée, avait juré ma perte : c’est elle, maintenant, j’en suis sûr, qui écrivit les lettres anonymes. Elle voulait se venger de mes prétendus dédains à son égard, moi qui n’avais qu’une terreur, faire quoi que ce fût qui ne parût être de la plus irréprochable correction. Et telle est ma triste destinée, Monsieur, d’être persécuté, que je fasse la cour à des filles galantes ou que je refuse de la faire à des jeunes filles du monde.

» Quoi qu’il en soit, je fus arrêté, au sortir d’une suprême rencontre avec mon ancienne maîtresse, Mélanie Lair. Depuis huit mois et demi, je gémis sous les verrous, opprobre des miens, moi qui ne désirais qu’en être l’honneur. Plus même, le premier maître du barreau que j’avais pressenti pour ma défense, Me Philippe Dupin, le frère du président de la Chambre des députés, s’est récusé. Et si la générosité de Me Chaix d’Est-Ange n’était intervenue, je me trouvais sans défenseur.

» Dans une semaine, le 29 juin 1835, date fatale, je comparaîtrai devant le jury de la Seine. J’ai besoin que tous ceux qui m’aiment et sont aimés de moi me donnent le réconfort de leur présence. Et j’ai pensé que vous consentiriez à me porter cet appui.

» C’est dans cet espoir que j’ose me dire, Monsieur, votre très reconnaissant et affectionné serviteur.

» Emile, vicomte Clément de la Roncière. »

 

Littérature


Dans sa petite maison de Chaillot où, à l’abri de ses créanciers, il avait passé toute la nuit au travail, M. de Balzac se versa une dernière tasse de café et joua négligemment avec la cordelière qui ceignait sa robe de bure. Il lut et relut la lettre qu’il venait de recevoir et soupira mélancoliquement.

- Il y a des gens qui ont de la chance !

Puis, regardant un amas de papiers bleus :

- Ils se plaignent de recevoir des lettres anonymes. J’en reçois trop, moi, qui sont signées, - et pour trop de papiers que j’ai signés !

Et d’une écriture fiévreuse, il zébra les marges de l’envoi :

Document unique. A conserver. Jeune homme, haute valeur, compromis par jeune fille qui abuse de la correspondance. Donnerait très belle Scène de la Vie Privée.

 

 

IV - Le Cloître ou l’Exil


- Saluons en ce temple ces artistes doublement honorés !

Dans le prétoire de la cour d’assises, un homme de taille médiocre, mais au front olympien, saluait avec emphase deux nouveaux arrivants, l’un au nez retroussé en coup de vent, vêtu avec négligence, et portant sous son bras un album, l’autre à la crinière léonine et à la mise recherchée, M. de Balzac en personne.

- Honorés, mon cher comte, nous le sommes triplement, Daumier et moi : de porter ce prénom d’abord, puis de nous trouver ensemble, enfin et surtout d’être reconnus et salués par la poésie et votre personne.

- Vous êtes un flatteur. Poète, qui l’est plus que l’auteur du Lys dans la vallée ?

- Mais qu’est le « Lys dans la vallée à côté de vos prochains Chants du Crépuscule ?

Le comte Victor Hugo se haussa sur la pointe des pieds.

- Les vers sont l’exception ; le roman, la vie même. Et ne sommes-nous point en plein roman ? Et qui passionne tout Paris ! Quelle assistance ? Tenez, voilà Mme de la Riboisière…

- Oui, je vois, entre la duchesse de Maillé et la comtesse de Jobal.

- Les représentants des deux familles sont là.

- Montaigus contre Capulets. Mais drame de haine et non drame d’amour. Quelle est, devant le banc des accusés, cette noble tête de vieillard ?

- Qui répond si dignement à mon salut ? Mais le général comte de la Roncière. Le père du lieutenant.

- Je le connais de nom. Mon père, le général Hugo m’en a souvent parlé. Homme dur à autrui, plus dur à soi-même. Tombé de cheval et faisant le mort, il reçut plus de vingt coups de baïonnette sans pousser un gémissement.

- Auprès de lui, c’est son beau-frère, le général Le Noury et son cousin germain…

- Mais oui, le comte Clément de Ris, le pair de France. Tiens, le banc de la partie civile est devant la Cour !

- C’est qu’il n’est pas moins lourd d’honneurs : le général de Morell, MM. de Saint-Aignan, de Lameth, le vicomte de Montesquiou, M. de Mornay….

- Le gendre du maréchal Soult. Oh ! oh ! pression politique…

- … Les Vicence ; Caulaincourt a tenu à faire sa… cour. Vieille habitude…

- Messieurs, la Cour…

Le silence se fit, ou à peu près.

- Qui préside ?

- Le conseiller Ferey, un ancien secrétaire de Berryer.

- Mais Berryer occupe pour les Morell. Vous ne trouvez pas qu’il y a là quelque incorrection ?

- Bah ! Tout, dans cette affaire, n’est-il pas incorrection ? Voilà l’accusé qui entre avec ses complices, le valet et la femme de chambre des Morell.

- Figure fine, nez un peu trop long, distingué et racé, somme toute.

- Il a maigri depuis un an. Quand je l’ai vu à Saumur, il était mieux.

- Vous le connaissiez donc ?

- Hé oui ! C’est lui-même qui m’a demandé de venir à son procès.

- Ah ! soupira Hugo à l’oreille de Daumier qui profilait sur son album la tête de lévrier de la Roncière, ce brave Balzac, toujours vantard !

- Silence, glapit la voix de l’huissier.

Pendant les interrogatoires, le calme régna sur l’auditoire. Mais le brouhaha reprit de plus belle à la suspension de l’audience.

- Vous avez entendu ce qu’a dit le président ? Qu’en raison de l’état de santé de Mlle de Morell, on l’entendrait à minuit seulement ?

- Enfoncés les philistins ! Voilà qui est du meilleur Hernani.

- Comment pouvez-vous plaisanter ? La pauvre petite est en transes toute la journée. Ce n’est qu’à minuit que cesse sa crise.

- Je plains les parents.

- Et moi le futur.

- Vous viendrez ce soir ?

- Vous le demandez ! Manquer une confrontation aux flambeaux !

… Et de fait, ce fut vraiment un acte de noir mélo que, la Tour de l’Horloge sonnant le premier coup de minuit, l’entrée de la jeune fille soutenue par deux douairières et qui vient confondre le traître.

Il apparut à tous les observateurs qu’elle avait l’air bien sûre d’elle-même et nullement troublée, la pure jeune fille. Elle répondit à toutes les questions du président avec une netteté et une précision qui donnaient la plus haute idée de son équilibre intellectuel. Evidemment, sa déposition était vraiment plus détaillée et plus affirmative que le récit primitif. Quand il y avait contradiction, elle savait glisser avec une légèreté sylphide. Et tant d’innocence et de candeur remua le public au point qu’il accueillit par des huées l’énergique protestation de la Roncière.

A tout ceux, - d’ailleurs ils étaient peu nombreux - dont le sens de l’observation n’était pas obnubilé par la passion populaire, les débats, au fur et à mesure qu’ils se déroulaient, donnaient une impression de plus en plus trouble.

- Vous aurez beau dire : tout ceci me paraît louche. Cette unanimité des experts à reconnaître dans toutes les lettres anonymes l’écriture de Mlle de Morell….

- Et ce papier tiré d’un cahier d’écolière…

- D’autant que, depuis 1833, un an avant l’entrée de La Roncière dans la vie des Morell, le général recevait des pareils envois…

- Oui, ceux de la Société des Bras-Nus. Ajoutez qu’ils n’ont pas cessé depuis l’incarcération de l’accusé. Témoin cette bizarre missive tombée en décembre sur les genoux de la belle Marie, alors qu’elle était en berline, retour de Falaise…

- Accompagnée d’un coup de bâton sur le bras, à ce qu’elle a prétendu…

- Et cet attentat ? Avez-vous remarqué les réticences de Miss Allen ?

- Et l’attitude extraordinaire de la baronne de Morell ? Comment, voilà une femme qui apprend le prétendu déshonneur de sa fille et ne songe à la faire examiner que trois mois après ? Et ce trou fait au carreau par quoi on ne peut passer le bras ?

- Elle vous a fait bonne impression, cette petite Marie ?

- Sèche, mauvaise, volontaire. Et sa pleine conscience, vous savez.

- Je gage que les crises disparaîtront après la condamnation - s’il y a condamnation - ou le mariage.

- Lui n’est pas mal, au contraire. Vous l’avez bien chargé dans votre dessin, Daumier. Vous savez d’ailleurs, mon cher Balzac, l’histoire que me fait Mars ?

- Eh quoi ! l’interprète de Hugo jouerait de mauvais tours à son auteur ?

- Ces dames de la Comédie sont impayables. Figurez-vous que je vais, hier soir, dans sa loge la féliciter : par extraordinaire, elle n’avait pas cherché à couper les effets de Dorval. La conversation se met sur la Roncière. Je plaide l’innocence. Notre Célimène nationale s’indigne. J’insiste. Tempête, crise de nerfs. Et, de quatre jours, elle ne jouera la Tisbe.

- Angelo, tyran de Padoue n’en souffrira que peu. Mais quel acharnement ! Et le fin mot ?

- Chut ! Par M. de…

- Pas de noms !

- … Elle est apparentée aux Morell… de la main gauche.

- Ils tiennent à la condamnation !

- Réfléchissez : de toutes façons, il faut un coupable dans l’affaire : le lieutenant ou la jouvencelle. La Roncière est-il innocent ? C’est que Mlle de Morell en a menti.

- Et quels mensonges ! Mais ce public idiot semble de l’avis de l’ineffable Partarieu-Lafosse, l’avocat général : « Il vous faut opter entre une jeune fille pure et sans tache et un officier de cavalerie. »

- Je dois dire que les officiers de cavalerie ne se sont guère montrés sous un beau jour. Vous avez vu le front de ce colonel Duport de Saint-victor qui n’a cessé de déverser les calomnies au point que le lieutenant Ambert lui-même…

- … Et Dieu sait s’il est peu suspect d’indulgence pour son malheureux camarade !...

- … Eh bien ! Ambert a été obligé de lui infliger les plus sanglants démentis. Il n’en a pas été plus discrédité.

- C’est que Soult domine le débat. Vous savez que son propre notaire est du jury.

- Alors la condamnation est certaine. »

Elle ne l’était en effet que trop. Si le jury devait mettre hors de cause les comparses, le valet de chambre Samuel Giliéron et la femme de chambre Julie Génier, il déclara coupable de tentative de viol et de blessures volontaires, non à l’unanimité mais à la majorité de plus de sept voix, Emile-François-Guillaume-Clément de la Roncière…

… Et avec des circonstances atténuantes !

Cette fois le public, retourné, n’y tient plus. Cette lâcheté du jury l’a écoeuré. Et c’est par des huées qu’il accueille la sentence. Cependant, les gendarmes entraînent la Roncière, mort de honte…

Le calvaire


Dix ans de prison. Dix ans derrière ces portes au seuil desquelles il convient de laisser toute espérance, derrière ces grilles où s’ensevelit à jamais tout honneur !

Un espoir encore : la Cour de Cassation. Il y a un vice de forme. Trois témoins ont été entendus sans avoir prêté serment. Mais la leçon est faite, - et bien faite. La Cour de Cassation rejette le pourvoi ; six mois après, elle fera droit, dans une autre affaire, l’affaire Martin, à de semblables conclusions. Vérité en deçà de la famille Soult, erreur au-delà.

Allons, porte ton fardeau de honte, misérable. Ecoute s’égréner les minutes, ignorant s’il faut désirer ta libération, qui fera de toi un paria, ou rester dans l’enfer de Melun, où du moins tu demeures dans l’obscurité. Sept ans se passeront dans cette angoisse perpétuelle. On te fera grâce de trois ans, parce que c’est toi. Ton supplice n’en sera pas terminé.

Tu auras beau réclamer ta réhabilitation, le président Ferey qui t’a jugé, Me Odilon Barrot, qui aura défendu, contre toi, Mlle de Morell, auront beau se ranger à tes côtés ; tout ce qui appartient au monde médical, scientifique, intellectuel aura beau lutter en ta faveur ; tant que durera la monarchie de juillet, rien à faire. Il faudra la Révolution de février. Et alors la lumière, qui a été tenue sous le boisseau, éclatera tellement vive qu’un an à peine suffira à faire prononcer ta réhabilitation. Le 6 mars 1849, tu pourras, à nouveau lever la tête parmi les hommes. Et ta première visite sera pour l’homme extraordinaire que, quinze ans auparavant, tu rencontrais sur le pont de Saumur.

 

Aux antipodes


- Mais M. de Balzac n’était pas à Paris, il filait le parfait amour auprès de sa fiancée polonaise. Et ce ne fut qu’un an après, vers la fin mai 1850, que je pus être introduit auprès du maître de la Comédie humaine dans son petit hôtel de la rue Fortunée.

Sur la grande plage tiède et parfumée, où la mer Pacifique mêlait son bourdonnement aux frisselis harmonieux des palmes tahitiennes, M. de la Roncière, commissaire du gouvernement impérial aux îles de la Société faisait le récit de ses malheurs, vieux de trente-cinq ans, à son amie, M. Louis Jacolliot, juge à Tahiti et romancier exotique.

- Je le trouvai sur son lit de souffrance, gonflé d’eau, congestionné, râlant, geignant, suffoquant.

- Ah ! c’est vous, M. de la Roncière. Alors, quoi ? Vous n’êtes donc pas entré à la Grande Chartreuse ?

- Ni n’en n’ai eu la moindre envie.

- Albert Savarus vous avait pourtant montré le chemin. Car c’est vous, mon Albert Savarus. Enfin ! Puisque vous ne voulez pas suivre la voie de la vérité… celle qu’a suivie votre ennemi d’Estouilly, qui s’est fait moine en Syrie, par remords sans doute… Et qu’allez-vous faire ?

- Je ne sais…

- Monsieur, interrompit de sa petite voix roucoulante et glacée Mme de Balzac, le médecin a défendu les longues visites.

- Ma bonne chère… Deux minutes seulement.

- Voilà, je reviens de Normandie, de Louviers, près de l’endroit où elle vit, mariée maintenant. Car, au fond, je n’ai jamais cessé de l’aimer. Et maintenant je ne sais que faire…

- Que faire ? Partir, partir. Ah ! je suffoque !... Il n’y a rien de tel que le voyage. Ce qui vous arrache aux horreurs quotidiennes : aux notaires, aux huissiers, aux employés, aux directeurs de journaux, aux petites Marneffe et aux grandes cousines Bette. Le voyage ! Je vais en faire un pas bien loin d’ici, mais long, très long. Rejoindre Esther Gobseck et Lucien… ma jeunesse… au Père-Lachaise… Vous êtes plus heureux que moi : je suis arraché au bonheur… vous partez pour le chercher. Vous, vous allez vivre. Partez… Partez très loin, au bout du monde… Vous avez vécu un roman. Il valait la peine d’être écrit. Allez en vivre d’autres, maintenant… Mais dans des îles parfumées où la vie est tellement simple qu’il n’y a pas là-bas de qui a fait votre malheur ici… des romanciers…

 

  

Lieutenant Chapelant : Il ne s’était pas rendu

 

 

 

 

Un jugement par ordre


Peu d’affaires ont suscité parmi les anciens combattants une émotion aussi douloureuse que l’exécution du sous-lieutenant Jean-Julien-Marie Chapelant, du 98e R. I. né le 4 juin 1891, à Ampuis (Rhône), et fusillé le 11 octobre 1914 au château des Loges, près Roye, en exécution d’un jugement de conseil de guerre en date de la veille.

Le dossier étant en ce moment devant la Cour de cassation, nous serons volontairement secs et objectifs. Aussi bien ce pitoyable calvaire d’un blessé tué par douze balles françaises est-il assez douloureux pour n’avoir besoin d’aucune émotion littéraire de mauvais aloi en pareil cas.

 

Jusqu’à la dernière cartouche


Encore qu’il soit de bon ton de ne pas se souvenir des événements marquants de la guerre, on nous permettra de rappeler qu’au début d’octobre 1914, les Allemands firent une pression violente au sud d’Amiens, dans la région Roye-Lassigny, où ils furent tenus en échec par le 13e Corps.

Le régiment qui avait la garde de la zone au nord de Roye était le 98e d’infanterie, sous les ordres du lieutenant-colonel Didier. Le 7 octobre, à cinq heures du matin, une attaque allemande extrêmement violente et précédée d’un bombardement intense, se déclenchait contre le bois des Loges défendu par la 3e compagnie, capitaine Rigaut, et la 1re section de mitrailleuses, deux pièces, sous-lieutenant Chapelant en position au nord du bois, entre le château et la voie ferrée. Cloué une première fois à cent mètres des lignes, l’ennemi revient à la charge. Une de nos mitrailleuses s’enraye. La seconde le tient en respect à 20 mètres.

Le sergent Girodias, commandant de la 3e section de la 3e, fait passer au lieutenant Chapelant que le capitaine Rigaut vient d’être tué ; puis que les assaillants ont débordé nos lignes à droite et à gauche et sont installés sur nos arrières.

Le lieutenant Chapelant donne à ce gradé l’ordre d’envoyer un homme s’assurer du fait. Ce coureur ayant été tué, il commande d’en envoyer un autre, mais déséquipé.

Avant que le second coureur ait eu le temps de rapporter des informations, des indices irréfutables prouvent que la petite troupe est cernée : les balles cinglent de tous côtés. Un éclat tombe sur la deuxième pièce qui s’enraye à son tour. Autour du lieutenant Chapelant, il ne reste plus que quatre hommes.

- A vos mousquetons ! commande-t-il.

Mais les munitions s’épuisent. L’officier sort de la tranchée pour se rendre compte de la situation. A ce moment un fort parti d’Allemands se jette sur lui et l’emmène, en même temps que ses hommes, dont trois, les mitrailleurs Peillon, Mortan et Bost, réussissent à s’évader.

 

Le calvaire du blessé


Quarante-huit heures se passent. Le 9 octobre, vers 10 heures, un officier de chasseurs avise les brancardiers du 98e qu’à 50 mètres de la première ligne, tout contre le chemin de fer, un lieutenant français est étendu, blessé. Les brancardiers Coutisson, Sabatier et Goulfès vont le chercher et le ramènent. C’est le lieutenant Chapelant, dont le tibia gauche est fracturé par une balle.

On le transporte au poste de secours où on lui fait un pansement sommaire et on l’évacue sur l’ambulance du Plessier-de-Roye, à quelques kilomètres à l’arrière. Le soldat Bierce, qui conduit le tombereau sans ressorts, s’ingénie à pallier les souffrances du blessé.

Le lieutenant Chapelant est à peine arrivé et ne s’est pas remis de ce court, mais douloureux trajet qu’un coup de téléphone, émané du P. C. du colonel, ordonne de le ramener au château des Loges, resté entre nos mains.

Le voyage dure à peu près une heure, chaque minute, chaque pas du cheval arrachant un gémissement au blessé. Enfin les quatre kilomètres franchis qui séparent le Plessier des Loges, le tombereau débouche dans la cour du château où le colonel Didier fait les cent pas. Il apostrophe Bierce :

- Qu’amènes-tu là, toi ?

- Le lieutenant Chapelant, mon colonel.

- Comment dis-tu ? Le lieutenant ?... Non, ce n’est pas un soldat, c’est un lâche (Témoignage Bierce.)

Chapelant est transporté à l’infirmerie du château. Premier interrogatoire, dont on ignore tout, et le texte et les témoins. Le lieutenant Collinot est chargé de faire une enquête. Il se refuse à conclure, faute de preuves de la culpabilité de Chapelant. Le colonel lui enjoint de recommencer. Collinot maintient ses conclusions premières. (Témoignages adjudant-chef Gouvrit et brancardier Sabatier.) A noter que de ce rapport Collinot, le dossier n’accuse pas trace.

Dans la soirée, troisième étape du calvaire. Chapelant est ramené au Plessier. Déplacement pour le moins inutile, puisque la tradition de Chapelant au conseil de guerre était décidée, avant même la première audition de l’accusé par l’officier rapporteur.

                                9 Octobre, 13 h. 15.

Le général Demange, et la 25e division au Colonel Pentel, et la  50e brigade.

Le sous-lieutenant Chapelant doit être immédiatement livré au Conseil de guerre spécial du 98e R. I., lequel saura, je n’en doute pas, faire son devoir.

                                Signé : DEMANGE.

Remarquons d’ores et déjà que Chapelant n’a été relevé sur le terrain que le 9 octobre à 10 heures. Nul ne l’a entendu. Et le siège du général Demange - au troisième échelon - est déjà fait ! Et le jugement est dicté aux juges, en termes combien clairs !

Le seul mot de Chapelant que l’on cite permet de supposer quel fut le ton de la conférence au château.

- Pourquoi le colonel me menace-t-il de me faire fusiller ? J’ai cependant fait tout mon devoir. »

 

Le conseil de guerre


Le lendemain 10, Chapelant, toujours dans le même tombereau et au prix des mêmes souffrances, est ramené au château des Loges. Il y est reçu par le colonel Didier qui l’injurie, le traite de lâche, lui tend son revolver :

- Brûle-toi la cervelle pour ne pas prouver ta lâcheté une seconde fois !

- Je n’ai pas à me brûler la cervelle, puisque je suis innocent. » (Témoignage Bierce.)

Sur quoi le colonel Didier a un entretien avec le commandant Gaube, désigné pour présider le Conseil de guerre spécial. La conclusion en est :

- Vous entendez, Gaube, il faut le fusiller ! » (Témoignage Rochard).

Chapelant, sur son brancard, est introduit devant ses juges : chef de bataillon Gaube, président, capitaine Raoux, commandant la C. H. R., lieutenant Bourseau, assesseurs ; sous-lieutenant Lemoël, rapporteur ; adjudant-chef Rochard, greffier. A remarquer que le sous-lieutenant Lanoël, frais émoulu de Saint-Cyr, loin d’avoir les 25 ans requis par la Loi, n’était même pas majeur.

Que furent les débats ? Le dossier ne comporte aucune pièce relatant l’interrogatoire. C’est l’acte d’accusation lui-même qui est baptisé « interrogatoire ». Chapelant a-t-il avoué ou nié ? On l’ignore.

Mais les témoins ? Car enfin il y a des témoins, ne seraient-ce que les brancardiers et les mitrailleurs évadés. On ne les entend pas. On n’entend personne, que l’écho de la voix du colonel Didier : « Gaube, il faut le fusiller ! ».

A noter que le rapport, contrairement au code de la justice militaire, a été écrit, après le jugement. Il porte la date du 17 octobre et est postérieur de 7 jours à la condamnation.

Quatre chefs d’accusation pesaient sur Chapelant : n’avoir pas pris le commandement de la ligne de feu, n’avoir pas contrebalancé les assertions du sergent-major Girodias, s’être rendu à l’ennemi sans aucune pression de la part de celui-ci, avoir exhorté ses hommes à se rendre. Seul, le troisième chef fut retenu : article 210 du code de justice militaire, mort avec dégradation.

 

Achevé par des balles françaises !


Tout de même, on n’ose pas cette fois ramener Chapelant au Plessier. Mais comment exécuter cet homme qui, la jambe cassée, ne peut se tenir debout ? Pour couvrir sa responsabilité, le colonel Didier téléphone au général Demange qui, d’accord avec le colonel Pentel, commandant la brigade, répond »qu’il estime que la justice doit suivre son cours. » Et à la note officielle, il joint le court billet suivant :

    Mon cher Didier,

Je comprends et partage vos scrupules, croyez-le bien. Mais la loi nous domine tous deux. Vous trouverez demain, avec l’aide de votre médecin, le moyen de mettre debout ce malheureux avant de le faire tomber.

                Signé : DEMANGE.

Et, en post-scriptum, « c’eût été une aggravation de peine non prévue par le Code que de surseoir à l’exécution jusqu’à guérison de la blessure du condamné ».

Mais c’était aussi un moyen de gagner du temps. Et l’aumônier divisionnaire Lestrade le comprit bien. Il tenta une intervention auprès du général Demange : tout fut inutile.

Le 11 octobre à l’aube, douze hommes furent dissimulés dans un bosquet. Chapelant, ficelé sur son brancard  par le brancardier Sabatier, fut amené dans une allée de cerisiers. Le docteur Guichard et l’aumônier Lestrade l’accompagnaient, ainsi que le colonel Didier, « excité par la boisson, la pipe à la bouche, se promenant à grands pas autour de sa victime couchée sur un brancard, gesticulant, vociférant des injures contre elle, lui refusant par deux fois le secours de l’aumônier… par deux fois aussi présentant son revolver à cet infortuné afin, disait-il, qu’il se fasse justice lui-même… » (Témoignage Guichard.)

Au moment d’être adossé au vingt-deuxième arbre de la première rangée, Chapelant dit à Sabatier :

- Le colonel m’a offert son revolver pour que je me tue ; je lui ai répondu que je n’avais pas à me tuer, que j’avais fait tout mon devoir. J’ai demandé à être guéri avant d’être traduit en conseil de guerre : on me l’a refusé !!!

Et, avant que l’adjudant lui bandât les yeux :

- Je meurs innocent. On le saura plus tard. Ne dis jamais rien à mes parents… »

L’aumônier lui fit baiser son crucifix. Le peloton d’exécution sortit du bosquet et tira.

Le colonel Didier, qui avait tenu à assister à l’exécution, se retira enfin. On porta le cadavre dans une grange où l’on procéda à l’autopsie. Puis l’aumônier, pleurant à chaudes larmes, dit les prières des morts et on inhuma Chapelant dans la fosse commune.

Injustice était faite.

 

Ni preuves, ni aveux


De cette atroce exécution d’un blessé grave : « J’ai assisté, dira par la suite l’abbé Lestrade, à des spectacles bien pénibles depuis le début de la guerre. Je n’ai jamais assisté à un spectacle plus écoeurant », (Témoignage Perroudon), un sentiment de malaise émana qui s’empara de la 25e division d’abord, de la région stéphanoise ensuite.

Une enquête fut ordonnée en 1915. Elle fut menée par le lieutenant de Troismonts. Qu’est devenu son rapport ? On l’ignore. Mais on peut en deviner les conclusions, d’après une note transmise le 11 mars 1922 par cet officier à la cour de Riom et où on peut lire :

Il ne ressort pas que l’ordre de se rendre ait émané de l’initiative du sous-lieutenant. Il semble au contraire qu’il ait mis une certaine ténacité à résister aux suggestions venant de sa droite.

Et le sergent Badion, qui fut le greffier du lieutenant de Troismonts ajoute :

… Bien loin de rendre sa troupe de mitrailleurs et d’influencer la troupe voisine, il leur avait ordonné d’attendre et donné des instructions pour se ravitailler et rendre compte de leur situation, il avait été le dernier fait prisonnier… Le jugement était plus que sommaire et informe.

… Nous fûmes stupéfaits que les témoins de notre information n’aient pas été entendus au 98e lors du jugement de Chapelant. »

Cette enquête refusa de prendre en considération un certain rapport, tout en inexactitudes et en fautes d’orthographe, soi-disant rédigé par un officier de l’E. M. de la division. Encore que nous n’en tenions pas plus compte que le conseil de guerre ne l’a d’ailleurs fait lui-même. Il n’est pas inutile d’en toucher quelques mots.

Certes, à en croire, le président de la cour martiale, cette pièce ne fut produite ni à l’instruction, ni à l’audience, et n’influa pas sur la condamnation.

Cette pièce, écrite au crayon sur une feuille de papier jaune, sale et chiffonnée, - une indication sur la valeur que l’émetteur et le réceptionnaire lui attachaient ! - aurait été rédigée par un capitaine alors à l’état-major de la 50e brigade,  et chargé par le chef de celle-ci, colonel Pentel, d’aller interroger Chapelant, non « comme officier de police judiciaire, mais comme officier d’état-major pour en obtenir des renseignements pouvant intéresser les opérations. » Elle porte la date du 9 octobre, jour du retour de Chapelant dans nos lignes, heure, 17 H. Elle aurait été dictée par Chapelant au capitaine en question « derrière un pan de mur démoli et sous le bombardement. » entre 9 heures et 10 heures du matin. La mention 17 heures indiquerait donc le moment de la remise à l’échelon.

Devant la cour d’appel de Riom, ce capitaine a fait au sujet de cette pièce cette déclaration d’une extrême gravité :

« Je dois vous dire que, dès le commencement de son récit, Chapelant m’a paru très déprimé, physiquement et surtout moralement, et qu’il en m’a pas semblé se rendre compte de la portée et de la gravité de son récit. »

Chapelant racontait notamment que, sur l’ordre du commandant allemand qui l’aurait fait prisonnier et dont il ne spécifiait ni le grade, ni l’unité, il était allé agiter un mouchoir blanc devant une tranchée occupée par une dizaine d’hommes pour leur faire signe de se rendre.

Comment admettre qu’ayant un officier si à sa dévotion, l’ennemi ne l’eût pas gardé ? Comment faire cadrer ces aveux avec les protestations d’innocence que Chapelant, nonobstant les tortures morales et physiques supportées trois jours et deux nuits, ne cessa de multiplier envers et contre tous ? Et la pièce elle-même, comment expliquer le dédain que le Conseil manifesta pour elle ? A coup sûr, la brigade et la division la considéraient comme le document-massue. Et on ne la sort qu’après, et combien après ! l’exécution ? C’est sans doute qu’on en avait senti toute l’irrégularité d’abord, toute la contradiction avec les faits ensuite.

Ah certes ! le document semble, avant tout examen, de premier ordre, mais aucun greffier ne préside à sa rédaction, c’est-à-dire aucun témoin susceptible de contrôler l’audition du rapporteur et d’enregistrer si ce n’est pas la même personne qui fait à la fois les demandes et les réponses. Et que fait ce document ? De l’aveu même de son rédacteur, il relata les déclarations d’un homme qui n’est plus qu’une loque et à qui on fait dire ce que l’on veut lui faire dire. Non : rédigé dans le trouble et la confusion, comme son texte même le prouve, son texte plein de fautes d’orthographe, d’impropriétés de termes, d’imprécisions, ce rapport n’a aucune valeur.

Et contre lui, s’inscrivent en faux des témoins, tous ceux notamment qui étaient avec Chapelant, les mitrailleurs Bost, Monnier, Mortan et Peillon, qui sont unanimes : « Dans la situation où nous nous trouvions, il a fait tout son devoir et même peut-être plus que son devoir ».

On a prétendu que Chapelant, d’ailleurs contraint et forcé, aurait, sur l’ordre d’un officier allemand, agité un mouchoir pour inviter les hommes à se rendre. Retenons tout d’abord que le conseil de guerre spécial n’a pas cru devoir s’appuyer sur ce chef d’accusation. De l’enquête de 1915, en effet, il découle que le mouchoir agité, principal grief du rapport, l’aurait été par un mitrailleur, mais non par Chapelant qui fut blessé avant d’avoir été entraîné dans les lignes allemandes.

 

Et l’évasion ?


Enfin, comment faire cadrer sa prétendue reddition, sa « capitulation » pour reprendre le mot du Conseil de guerre, avec son évasion des lignes allemandes, plus, de son évasion après qu’il eut été blessé ? Voilà qui n’est guère le fait d’un lâche, encore moins d’un coupable qui a tout lieu de craindre des juges.

Aucune preuve, aucun aveu, rien que des protestations. Que reste-t-il ?

En 1922, la cour d’appel de Riom, saisie de l’affaire, commença une enquête et renvoya à la Cour de Cassation un dossier avec des considérants décisifs. On croyait à la réformation de l’arrêt inique. Mais le réquisitoire de l’avocat général Mornet entraîna la chambre qui se refusa à réviser l’affaire.

Par lettre du garde des Sceaux en date du 20 février1925, l’affaire Chapelant fut à nouveau soumise à la Cour de Cassation, toutes chambres réunies. L’arrêt n’est pas encore rendu. Nous l’attendons avec confiance.

 

  

Maximilien Flament - L’incendiaire au village

 

 

 

 

 Sous le couperet



Sous le ciel flamand, bas et lourd, dont le gris perle se fondait dans le gris ardoise des toitures, la foule peu à peu s’amoncelait. ET quand, au beffroi de l’Hôtel de Ville, Martin et Martine, de leur geste rituel et saccadé, eurent frappé douze fois de leur marteau sur la cloche de l’horloge, la masse humaine agglomérant ses milliers de têtes fit retentir la Grand’Place de Cambrai d’un unique et monstrueux soupir d’angoisse. Car, à l’angle de la voie menant à la prison, la tête apparaissait du sinistre cortège.

Derrière un peloton massif de gendarmes à cheval, dont les oursons dominaient la mer humaine, les cagoules blanches, en deux files, des frères de la Miséricorde précédaient la charrette infâme qui menait à l’échafaud dressé au milieu de la place une loque humaine soutenue par un prêtre.

Le soupir se transforma en rumeur ; la rumeur en un seul cri jaillit de dix mille poitrines :

- Bareau ! Bareau !...

De toutes les fenêtres, des femmes se penchaient. Des grappes humaines, accrochées aux six colonnes corinthiennes de la Maison Commune, semblaient vouloir s’écrouler sur le sol, attirées par l’invincible aimant de la lame triangulaire suspendue aux montants de la charpente tragique. Des cous se tendaient de toutes parts vers celui qui allait payer de sa vie une existence sacrifiée à un lucre sordide.

- Bareau ! Bareau !...

Pantalonnés de drap blanc, sanglés de cuir blanc, des soldats de la 1er Légion, au massif skaho de cuir bouilli, dégageaient à grand’peine la route. Çà et là, une voix monotone et dolente chantonnait, coupant un silence :

- Le crime affreux de Félix Moreau, dit Bareau, et son châtiment. Pour deux sols…

Un grondement vengeur montait, de plus en plus menaçant. Le prêtre se détourna une seconde de celui qu’il menait à l’expiation :

- Mes frères, ayons pitié d’un homme qui va mourir. Prions pour le repos de cette âme.

Railleuse, une voix jaillit de la foule :

- Bareau, est-ce que tu as une âme ?

La cruelle ironie populaire se déchaîne en tourbillon :

- Tu es propre aujourd’hui, Bareau. On voit bien qu’on t’a fait ta toilette…

- Ta dernière a été ta première, Bareau.

- Tu es habillé, au moins, Bareau. Où sont tes guenilles ?

- Bareau, combien vaut ta vie ? Vingt sous, les vingt sous pour lesquels tu as tué le vieux Bisiau !...

- Mendiant contre mendiant, partie nulle.

- Tu as tué Bisiau au cimetière Saint-Sépulcre, Bareau. Tu vas l’y retrouver…

- Ta tête branle plus que la sienne, Bareau !

Mais, plus fort que les sarcasmes, plus grondant que la rumeur du peuple tassé, haletant, montait vers le ciel le gémissement monotone et rythmé des frères de la Merci.

- Miserere mei, Domine, secundum magnam miseridoridam tuam.

Ah ! Seigneur ! Il faut bien que ce soit vous qui ayez pitié ! Qui d’autre pourrait s’attendrir sur ce déchet humain à la face couverte d’ulcères, roulant des yeux apeurés ? Qui d’autre aurait un coeur pour ce mendiant d’hier, riche de sa seule existence, de ses haillons fétides, d’un surnom, et qui, dans quelques minutes, n’aura plus rien - fût-ce sa tête ?

- Amplius lava me ab iniquitate mea, psalmodiaient les pénitents.

L’Infini, seul en effet, pouvait verser l’eau lustrale qui purifierait le corps et l’âme du malheureux. Mais son iniquité, la connaissait-il  bien ? Ces marches qu’il allait gravir et en haut desquelles, bras croisés, l’attendait Monsieur de Cambrai, le conduisaient à l’expiation d’un crime dont il n’avait vraiment jamais bien senti l’horreur. Mais la lumière du couteau parut soudain l’éclairer. Une larme, la première peut-être qu’il versât, brilla sous ses cils chassieux.

 

L’aveu


L’abbé qui l’escortait se pencha vers lui. Les larmes, cette fois, jaillirent et la bouche immonde s’ouvrit. Elle murmura quelques paroles. D’un geste, l’ecclésiastique arrêta le bourreau qui s’apprêtait à prendre possession du criminel et écouta le misérable. Le récit qu’il entendait devait être effroyable car les premiers rangs de la foule tassée autour de l’échafaud le virent blémir et trembler.

De proche en proche, l’inquiétude gagnait, au fur et à mesure que s’éloignaient les cris de mort. Le prêtre, la main sur la tête de Bareau, prosterné à ses pieds, se tourna vers la mer humaine dont les flots de têtes s’étaient brusquement figés.

- Mes frères…

Le silence était tel que, malgré l’immensité de la place, la voix de l’homme de Dieu portait aux coins les plus éloignés.

- Mes frères, il y a six ans, à ce même endroit, est déjà tombée une tête, celle de Maximilien Flament, garde champêtre de Noyelles-sur-Escaut, condamné à mort comme incendiaire. Maximilien Flament est mort en homme et en chrétien. Il n’avait jamais cessé de protester de son innocence. C’est sur mon coeur qui n’a pas oublié que se sont refroidies ses dernières larmes.

Un murmure d’émotion, vite étouffé courut dans la foule.

- Or la grâce divine vient d’opérer un miracle et d’ouvrir les yeux du malheureux Moreau, dit Bareau, qui va expier son affreux forfait. Il vient de me faire un aveu suprême. Ce n’est pas Maximilien Flament, c’est lui, Bareau, qui, dans la nuit du 31 janvier 1811, mit volontairement le feu à la grange de M. Marcheux, maire de Noyelles-sur-Escaut. Bareau va donc en une seule fois expier triplement l’assassinat de Bisiau, l’incendie de Noyelles, la mort de Flament due à son silence. Prions, mes frères, pour le repos de ces deux âmes, celle de l’innocent qui s’apprête à recevoir là-haut celle du coupable qui se repent. De profundis clamavi ad te… »

 

Six ans avant


La foule s’était agenouillée. Dans toutes les mémoires, le même souvenir avait jailli d’un jour, d’une heure, d’une scène semblable, vieille de six ans, même cortège précédé de gendarmes, mêmes frères de la Merci en robes et en cagoules, même charrette transportant vers le même échafaud un homme non moins pâle, mais de stature plus haute et plus fière. Loin d’être abattu, il ne cessait de protester dignement, mais fermement, de son innocence. Et quand il monta sur l’échafaud, un murmure de pitié avait couru de la foule qui ne pouvait se refuser à croire coupable ce bel homme au regard si triste et si loyal.

Avant de se coucher sur la planche de la guillotine, il s’était retourné vers le peuple venu pour le voir mourir. Il s’était écrié, et sa voix sonnait encore aux oreilles de maints Cambrésiens :

- Je suis innocent, je le jure, aussi innocent que le plus jeune de mes enfants…

Et, à l’heure où tomba cette tête, un juré, M. Douay-Frémicourt, avait fait agenouiller sa famille autour de lui et l’avait fait prier « pour les juges qui avaient condamné un innocent ».

Innocent, innocent ! Ces trois syllabes bourdonnaient comme un glas accompagnant la récitation du psaume.

- Notre Père qui êtes aux cieux…, commença l’abbé Baudouin.

Le bourreau saisit Bareau qui poussa un cri de bête égorgée et, avec un de ses aides, le jeta sur la même planche fatale où, six ans auparavant, avait été étendu Maximilien Flament.

- Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel », murmurait en répons la foule.

Le prêtre se porta aux côtés de Bareau à qui il montra un crucifix, cependant que la lunette descendait, encastrant le cou du misérable presque inanimé.

- Pardonnez nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont off… »

La prière divine n’alla pas plus loin, car un choc sourd et brutal retentit, comme une hache sur un chêne. Le couteau triangulaire était tombé, faisant rouler dans le panier de son la tête obtuse et infâme de Félix Moreau, dit Bareau.


Cent huit ans ont passé depuis cette sinistre histoire que se rappellent encore quelques vieux Cambrésiens instruits par leurs aïeuls. On n’évoque pas sans frémir ce crime des tribunaux impériaux que ne surent pas corriger ceux de Louis XVIII.

L’ombre de Maximilien Flament, exécuté en 1811, domine encore la Grand’Place reconstruite. Si les hommes ont reconnu la tragique erreur dont elle fut victime, la justice, elle, s’est encore refusée à l’admettre. Voyons de près les pièces du procès et appelons-en à l’opinion plus éclairée des insuffisances anciennes de la Loi.

 

La veillée tragique


Cette soirée de janvier, humide et molle, la veillée s’était prolongée fort tard chez maître Marcheux, maire de Noyelles-sur-Escaut. Une assemblée nombreuse s’était groupée autour du feu de mottes pour donner au fils de la maison, Théodore, le dernier témoignage de sympathie du bourg avant son départ pour l’armée. Car, le lendemain, 1er février 1811, il devait rejoindre à Cambrai le dépôt du 1er régiment de cuirassiers où il allait avoir l’honneur de servir sous les drapeaux de Sa Majesté l’empereur et roi.

De nombreuses chopes avaient déjà été vidées de bière aigrelette. Des fioles carrées avaient là-dessus versé aux assistants l’âpre et généreux genièvre de Wambrechies. Et Maître Marcheux n’avait pas hésité, malgré son avarice bien connue, à quérir derrière les fagots quelques vieilles fioles de Bourgogne provenant de la dispersion de la cave de NN. SS. de Cambrai, lors du pillage de l’archevêché en 1793, d’affreuse mémoire.

- Comme ça, ch’tiot fi, c’est ton coup de l’étrier avant d’aller monter les chevaux de l’Empereur. Dieu te garde ! Car ton lot, c’est les horions, maintenant….

- Et la gloire, essaya de braver le jeune homme ?

- La gloire, la gloire, si on n’y laisse pas sa peau.

- Oh ! maintenant, on ne se bat plus qu’en Espagne, et ça y sera bientôt fini. Et puis, on en revient. Voyez ce failli chien de Maximilien !

Maître Marcheux frappa du poing sur la table :

- Si tu ne partais demain, mon gas, je t’aurais fait tâter de mon bâton. Le nom de ce brigand ne doit jamais être prononcé devant moi.

- Le père n’a pas oublié l’héritage de la tante Defraine, murmura une jeune fille.

Elle ne l’avait point murmuré assez bas que le maire ne l’entendît. Une taloche sonna sur une joue fraîche, soudain empourprée.

- Attrape, manante, et occupe-toi de tes affutiaux.

Un silence gêné plana sur la petite assemblée. Une vieille se leva.

- Il se fait tard à présent. Faut s’en retourner chez soi, s’il ne pleut plus.

Elle ouvrit la porte et poussa un cri de terreur.

- Maître Marcheux… Votre grange… Venez vite…

Le fermier n’avait fait qu’un bond. De la grange faisant face à la ferme, des gerbes d’étincelles commençaient à jaillir. Le vent, par rafales, soufflant du sud-ouest, les rabattait sur le bâtiment d’habitation dont le toit de chaume, à chaque minute, risquait de s’enflammer.

- Au feu ! Au feu ! Le feu chez maître Marcheux !!!...

Le cri sinistre courait dans le village, et jetait les habitants sur le pas de leurs portes, puis vers la ferme où chacun accourut avec un seau. Une chaîne s’organisa, cependant que les femmes faisaient sortir de l’étable menacée les bestiaux affolés et les chevaux, pointant, ruant, sautant dans toutes les directions.

Le feu au village ! Drame effroyable pour chaque foyer que l’incendie peut gagner à son tour. Drame plus effroyable encore à cette époque où n’existaient ni les moyens de sauvetage, ni les assurances et où une heure suffisait à ruiner le fruit d’efforts centenaires.

Entre tous, un homme, grand et de belle mine, se distinguait par son activité. En corps de chemise, la culotte enfoncée dans de fortes bottes, il était au premier rang des sauveteurs, se dépensant sans compter.

- Le garde-champêtre se distingue, murmura un vieillard à l’oreille de maître Marcheux, qui, l’oeil sec et les mâchoires crispées, contemplait le désastre.

- C’est son rôle, répondit sèchement le maire. Il ne risque rien d’ailleurs, le vent ne souffle pas du côté de chez lui…

A l’aube seulement, la pluie se mettant à tomber, les villageois purent se rendre maîtres du fléau, mais la grange était entièrement détruite, et avec elle, toute la récolte de l’année.

- Ah, le bandit ! soupira le maire. Si je le tenais ! Mais les gendarmes vont arriver de Marcoing. Ils sauront bien le pincer.

- Vous ne voyez pas qui ça pourrait bien être ?

- Je ne peux pas encore dire… Mais si c’est ce que je pense…

 

L’enquête


Vers midi, les baudriers jaunes des gendarmes apparurent à un tournant de la route détrempée par l’hiver.

- V’là le maréchal des logis Oudaille, dit un petit berger posté en sentinelle et qui accourait tout essoufflé. Il vient avec quatre autres gendarmes, not’ maître.

Le petit groupe de cavaliers fit halte devant la ferme et mit pied à terre. Les favoris en crosse de pistolet sous le haut bicorne, la sardine d’argent en baraque sur la manche, le sous-officier salua le maire et le prit à part. Au bout d’un quart d’heure d’entretien, les deux hommes rejoignirent les gendarmes.

- Nous pouvons maintenant commencer l’enquête. Examinons d’abord les alentours de la ferme et voyons si nous pourrons retrouver une piste. Ce ne sera peut-être pas commode, car la terre a été bien piétinée.

La petite troupe passa derrière la grange, à quelques mètres de laquelle courait une haie vive cachant une petite maison basse au milieu des pommiers défeuillés.

Le maréchal des logis, tête basse, arpentait la lisière de la bouchure, comme un chien de chasse quêtant une piste. Tout à coup, il s’arrêta net :

- Qu’est-ce que c’est que ça ?

« Ça », c’était, à la base de la haie, un trou d’un diamètre assez large pour laisser passer un homme.

- Hum ! Qui habite là ?...
- Là ? C’est le garde-champêtre Maximilien Flament.

- Bizarre ! Brave garçon pourtant, Flament, un ancien soldat. Un peu trop de zèle d’ailleurs.

Il regarda tout autour de lui.

- Tiens, et ça encore ? Voyez donc maître Marcheux, ces traces de pas qui partent de la haie et se dirigent vers la grange. Oh ! Oh ! Oh !

- On dirait des empreintes de bottes, chef, insinua un des gendarmes.

Le maréchal des logis réfléchit une minute et, prenant son parti :

- Vous, Racognet, surveillez ce coin et que personne n’y passe. Venez avec moi, monsieur le maire…

Contournant la haie, ils arrivèrent à la chaumière devant la porte de laquelle jouaient deux enfants. Une jeune femme, à la figure ronde et fraîche, sortit sur le seuil.

- Eh, la Flament ! Votre mari n’est pas là ?

- Non, monsieur le gendarme, il est parti en tournée.

- Un jour comme aujourd’hui, où il aurait dû mener l’enquête avec nous !

Et, délibérément, il entra dans la chaumière, sans que la jeune femme apeurée esquissât la moindre résistance.

Les premiers soupçons


A l’angle de la cheminée où une crémaillère suspendait une marmite mijotant sur des braises, séchait une paire de bottes fortes et de fabrication courante. Sans autre forme de procès, le brigadier s’en empara. Puis, jetant un coup d’oeil circulaire autour de la pièce comme s’il craignait d’oublier quelque chose, il sortit sans dire un mot, les chaussures à la main et revint jusqu’à la haie.

Il posa les bottes sur les empreintes. Elles concordaient avec une précision accablante. Le maréchal des logis hocha la tête et regarda le maire qui éclata :

- Ah ! le gueux ! le bandit ! Je m’en doutais ! Il a voulu se venger…

Mais le sous-officier lui imposa silence en lui montrant des paysans qui, non loin de là, attirés par les éclats de voix, s’étaient rassemblés pour suivre la scène.

Au coin de la haie, une haute silhouette apparut.

- Salut, margis ! Qu’est-ce que vous faites là avec mes bottes ?..

Oudaille dédaigna de répondre et garda un instant le silence.

- Maximilien Flament, je vous consigne à ma disposition. Si quelqu’un doit vous interroger, ce sera le procureur impérial. D’ici sa venue, ne tentez pas de quitter le village. Vous êtes surveillé.

Et, remontant à cheval, il regagna Marcoing en emportant avec lui les pièces à conviction.

Trois jours après, le 4 février, M. Farez, procureur impérial, opérait une descente sur les lieux. Le maire avait rassemblé un certain nombre de témoins. Toutes les dépositions concordaient. Flament était un violent, un brutal. Il avait, à plusieurs reprises, usé de voies de fait contre des habitants. Plainte avait été portée contre lui : il était menacé de destitution. Et le 28 janvier, il n’avait pas hésité à proférer contre le maire les pires menaces en présence des domestiques et des batteurs de maître Marcheux.

Menaces, violation de clôture, parfaite concordance des semelles et des empreintes, il n’en fallut pas plus. Ces indices étaient corroborés par un fait : l’incendie avait été allumé quand le vent soufflait du sud-ouest et que les étincelles rabattues vers la ferme ne menaçaient pas la chaumière du garde-champêtre.

- Maximilien Flament, je vous mets en état d’arrestation.

Le malheureux bondit :

- Qui ? Moi ?... Coupable ?... Je vous jure…

- Il suffit. Gendarmes…

Menottes aux mains, les chaînes rattachées à l’arçon de la selle, Maximilien Flament, au milieu des huées et des cris de mort, fut entraîné entre les chevaux de deux gendarmes jusqu’à Cambrai. Il quittait pour ne plus jamais la revoir la grande plaine de la Sambre empourprée par un rouge soleil de février, flambant à l’horizon comme un immense incendie.

 

 Aux pieds du Grand Juge


- Alors, vous prétendez avoir un alibi ?

- Un ali… quoi, monsieur le juge ?

- Enfin vous affirmez pouvoir justifier de votre innocence en établissant qu’à l’heure de l’incendie vous étiez dans un autre lieu que celui du crime. Prenez garde, Maximilien Flament, il y va de votre tête. L’incendie volontaire est assimilé à l’assassinat, et à juste raison, car…

Mais M. Legros, le juge d’instruction de Cambrai, n’eut pas le temps d’achever son petit cours de droit pénal, car Flament avait bondi.

- On n’a qu’à interroger Tigaule. C’est avec lui que j’ai passé la soirée. Et il ne m’a pas quitté d’une semelle…

- J’espère que ce n’est pas la semelle des empreintes, ricana le juge à qui le greffier, par flatterie d’inférieur, sourit d’un petit air entendu. Nous allons donc convoquer le sieur Tigaule…

- Son vrai nom, c’est Cartry. Tigaule, c’est son surnom.

- Bien, Cartry, dit Tigaule. Mais auparavant nous allons vous confronter avec votre femme ».

M. Legros agita une sonnette. Un gendarme apparut, puis ressortit pour ramener Mme Flament. En la voyant entrer, menottes aux mains, elle aussi, le malheureux voulut se lever. Mais deux poignes solides le maintinrent sur sa chaise.

- Ils t’ont arrêtée ! Mais pourquoi ?

- Comme complice.

- Nous sommes innocents !...

- Ils disent tous ça, soupira philosophiquement le juge. Je me demande pourtant par quelle audace vous avez osé, femme Flament, vous présenter à la prison…

- C’est qu’on m’y avait convoquée pour hier, 18 février, parce que mon mari était malade… Et mes pauvres petits qui sont restés seuls à Noyelles… Qui va s’occuper d’eux, maintenant ?

- Point d’histoire. Vous êtes inculpée de complicité dans le crime de votre mari. Nous verrons quelle sera votre défense. »

Le surlendemain, le sieur Cartry, dit Tigaule, se présentait chez le juge d’instruction. Aux questions qui lui furent posées, il répondit en ânonnant :

- Possible que oui… J’crois bien qu’ch’tiot Flament était avec moi à 10 heures… Mais p’t’être ben qu’il n’en était que neuf… J’peux point dire…

- Prenez garde à vos réponses, car on pourrait vous inculper, vous aussi…

- Oh ! alors… moi, j’sais rien, m’sieur le juge…

- Fort bien, nous verrons ce que donneront les confrontations… »

Mais les confrontations ne donnèrent rien de plus. Six mois durant, M. Legros essaya de tirer de Tigaule quelques précisions. La crainte d’être compromis, et aussi des pressions locales, firent tomber le témoin à décharge dans le mutisme le plus absolu d’où il ne sortit que pour se rétracter formellement.

- Votre culpabilité est certaine, Flament. Votre alibi lui-même tombe. Voyons, avouez, vous avez tout intérêt à renoncer à votre absurde système de défense.

- Mais, puisque je vous jure que je suis innocent… »

M. Legros, haussant les épaules, dédaigna même de répondre et, d’un signe de tête, donna l’ordre aux gendarmes d’emmener le prisonnier.

 

Un avocat mal inspiré


Ce fut devant une salle comble que le 8 août 1811, Maximilien Flament comparut aux assises de Cambrai. Non que le fait fut particulièrement intéressant. Mais la personnalité de ce criminel agent de la loi donnait du piquant à l’affaire. Dans cette région essentiellement agricole, un garde champêtre incendiaire avait quelque chose de paradoxal qui éperonnait l’opinion.

Devant lui, son avocat, débutant, jeune et inexpérimenté, se donnait des airs d’importance en prenant des notes sur son dossier.

Comme le juge d’instruction, le président et le procureur impérial insistaient, mais en vain.

- Allons, Flament, avouez ! Vos menaces, le trou à la haie, les empreintes…

- Je suis innocent, M. Paix pourra le dire, si Tigaule se rétracte.

Le malheur, c’est que M. Paix, un honorable négociant de Noyelles, invoqua une maladie pour éviter une déposition qui pouvait friser le faux témoignage.

Maximilien retomba accablé sur son banc.

- Notez que la chambre d’accusations a mis votre femme hors cause. Allons, du courage ! Sachez reconnaître, par votre loyauté et votre franchise, l’esprit de justice de la Cour qui n’a pas voulu se contenter de simples présomptions…

- Elle s’en est bien contentée pour mon client, interrompit Me Leroy.

- Nous ne pouvons laisser passer cette phrase qui constitue un outrage à la magistrature.

Complètement démonté, le jeune avocat bredouilla :

- Je… n’ai pas… voulu… Dans ces conditions, je renonce à prendre la parole.

- A votre aise, MM. les jurés apprécieront. Mais comme il faut un avocat, nous désignons d’office Me Duquesne ! Me Duquesne, vous avez la parole !...

Il n’en abusa pas, de la parole, Me Duquesne, qui d’ailleurs ignorait tout du dossier. Et le jury ne mit guère plus de temps à rapporter un verdict affirmatif sur toutes les questions. Ce fut devant un homme, à la lettre, effondré, que la Cour prononça la peine de mort.

- Du courage, mon ami, lui glissa Me Duquesne, nous nous pourvoierons en cassation.

Mais la Cour de cassation ne releva aucun vice de forme ; elle ne put que faire siennes les conclusions de son rapporteur, M. Bauchart, et rejeta le pourvoi.

 

Suprême prière


- Il reste encore l’Empereur !

L’Empereur ! Le demi-dieu devant qui tremblait l’Europe ! Le surhomme qui concentrait en lui l’omni-puissance ! C’est vrai, il y avait l’Empereur, dans son Paris lointain qui, d’un signe de tête, pouvait donner ou retirer l’existence de 75.000.000 d’hommes ! Suprême espoir de la malheureuse famille Flament ! Eh bien ! Mme Flament ira voir l’Empereur !

Ce n’est pas sans émotion que l’on s’imagine cette pauvre paysanne de 25 ans qui n’avait jamais quitté son village, prenant à Cambrai le coche de Paris. Six longs jours, elle sera cahotée sur le pavé qui fut naguère celui du Roy, toute éberluée de ce monde qu’elle ne soupçonnait point si vaste. A chaque ville nouvelle par où elle passait, Saint-Quentin et ses remparts, Compiègne et son palais impérial, elle demandait naïvement : « Est-ce point là Paris ? » Et on la voit, un dimanche de septembre, jetée sur le pavé de la poste aux chevaux, faubourg Saint-Denis.

Sans tarder, elle se fait conduire vers les Tuileries, aux portes desquelles, l’ourson au plumet rouge en tête, l’arme à la saignée du bras droit, en culottes blanches, guêtres noires pour les chasseurs, guêtres blanches pour les grenadiers, veillaient, rébarbatifs, les grognards de la garde.

Elle veut entrer, la pauvrette, s’imaginant dans sa simplicité, que le Palais impérial, c’est comme la cathédrale de Cambrai et que l’Empereur, c’est comme le bon Dieu, qui reçoit à toute heure les âmes pieuses. Mais les suisses, livrée verte à chamarrures et aiguillettes d’or, la poussent par les épaules. Elle résiste, pleure, tente de s’expliquer.

- Mais, malheureuse, l’Empereur n’est pas à Paris. Leurs Majestés sont parties faire un voyage dans l’Ouest.

L’Empereur n’est pas à Paris ! Elle défaille dans les bras du suisse.

- Allons bon ! Eh là ! La petite mère, remettez-vous. Pourquoi n’iriez-vous point voir le Grand Juge ?

Le Grand Juge ! Ce nom sonne comme une hache. Ce doit être un autre Empereur, celui-là, qui les commande, toutes ces robes rouges qui veulent envoyer son Maximilien à l’échafaud. Elle respire : elle ira voir le Grand Juge.

Deux jours plus tard, dans son vaste cabinet qui donne sur les jardins des Capucins, le fin septuagénaire qui a succédé aux chanceliers de jadis, Régnier, le récent duc de Massu, écoute, lassé et ennuyé, la petite paysanne.

- Très douloureux, ma fille, très pénible. Mais je ne vois rien, rien à faire…

Elle le regarde, anxieuse, qui réfléchit, la lippe en avant :

- Tout ce que je peux, pendant que vous êtes à Paris…

Va-t-il enfin lâcher un mot permettant d’espérer la grâce ? Se départira-t-il de cette attitude glaciale qui fige la malheureuse assise sur le bord du fauteuil d’acajou à têtes de sphynge dorées ?

- Au fait… Voulez-vous que je fasse avancer le jour de l’exécution ?...

L’exécution ! A-t-elle bien entendu ? Et le vieillard, un rictus sadique plissant la commissure des lèvres minces, s’explique.

- Eh oui ! Tout ainsi sera fini quand vous rentrerez à Noyelles. Quand vous devez prendre médecine…

Mais, ne pouvant en entendre davantage, la malheureuse s’est dressée tout debout et, dans un cri déchirant, s’abat comme une masse. Les valets accourent, la relevèrent. Le Grand Juge a compris son… erreur :

- Entourez-la de tous vos égards. Le premier qui lui manquera… »    


Elle a repris le coche du Nord, la petite Flament. Mais ce n’est plus qu’une hallucinée. Les yeux fixes ne se reposent plus aux douceurs des ciels de Senlis et ne se délassent plus du jeu des nuages légers du Laonnois. Seules, les arrêtent les surfaces brillantes qui évoquent un couperet…

Elle rentre à Noyelles où l’attends la dévastation. Plus un meuble, plus un ustensile. Les voisins charitables qui ont pris soin des enfants n’ont point voulu que leurs peines fussent perdues…

Elle attend… Aller à Cambrai ? On l’a mise à la porte de la prison. Elle attend, toute espérance morte. Chaque pas de cheval la terrifie : quel cavalier lui apportera la fatale nouvelle ?

Un après-midi d’octobre mouillé, un gendarme s’arrête devant la porte. Elle a compris, jette un châle sur les épaules. Mais le vieux soldat lève la main. Elle arriverait trop tard. Et la pauvrette s’effondre. Tout est fini…

Oui, tout est fini. La veuve et les orphelins ne vivront plus que pour faire réhabiliter leur mari et leur père. Ils penseront un instant que les suprêmes aveux de Bareau les y aideront. Hélas ! la Loi n’autorisait pas alors la réhabilitation des morts. Des magistrats à leur tour voudront prendre fait et cause. En 1848, l’avocat général Servan enverra une pétition à l’Assemblée législative.

La pétition s’en ira rejoindre dans l’ombre du tombeau la mémoire à jamais oubliée de Maximilien Flament - toujours et à jamais invengée.

 

  

 

Pacotte - Le couteau du boucher

 

  

  Un nouveau Troppman

 

Dans la nuit du 10 au 11 septembre 1897, - nuit toute de rafales, de pluie et de tempête sévissant sur le grand plateau dijonnais, - un homme à demi-mort, râlant, tout ensanglanté, venait s’abattre à la porte d’une maison surveillant l’orée de Ruffey-les-Echirey, petite bourgade sise à deux lieues de la métropole bourguignonne.

Sur la marche boueuse d’un perron bas, il hurlait dans le vent :

- Coquibus ! Coquibus !...

Son poing martelait le vantail, de plus en plus faiblement :

- Coquibus ! je suis à moitié tué. Ouvre-moi !...

Rien ne répondant à son appel, il rassembla toutes ses forces, pour lancer un dernier cri :

- Coquibus !... Il s’est sauvé !... Ouvre-moi !... C’est le gendre de Girardot !

Cette fois, on a entendu. La fenêtre s’éclaire, la porte s’ouvre. Coquibus sort, tandis que sa femme, sur le seuil, lève la lampe. Une ombre se traîne jusque dans la maison.

- Quand je te disais que c’était Redon !...

- A boire, j’ai soif !...

Il avale un verre d’eau. Effarés, les époux Coquibus n’osent approcher de ce spectre dégouttant de sang, dont le cou était tranché sur la gauche d’une large entaille.

- C’est le gendre de Girardot qui m’a assassiné ! Cours vite chez la Justine ; il doit les avoir assassinés, car j’ai entendu crier…

- Reste avec lui, la Marie, ordonne Coquibus. Je vais aller réveiller les voisins et le maire, et on va aller voir chez les Méot. »

Quelques minutes après, cependant que l’on s’empressait autour de Redon, répétant inlassablement : « C’est le gendre de Girardot ! », le maire, M. Mongeot, accompagné de nombre d’habitants, franchissait le seuil d’une maison voisine, à l’intersection de la route traversant le village et du chemin des Crais conduisant à la gare. La pièce dans laquelle il entrait était plongée dans l’obscurité. Une allumette fut craquée. M. Mongeot recula d’effroi.

La face contre le sol, gisait dans une mare de sang la maîtresse de la maison, Mme Vve Méot. Couchée dans un lit, près de la porte, sa fille Anaïs, âgée de 18 ans, était recouverte d’un drap ensanglanté. Elle était morte ; elle aussi égorgée, une trace d’ongle barrant sa lèvre supérieure. Enfin, dans la chambre du fond, le jeune Félicien, le fils de Mme Méot, un garçonnet de 12 ans, également alité, avait, comme sa soeur et sa mère, la gorge tranchée, jusqu’à la colonne vertébrale. Un lit vide, dans le fond de la pièce, accusait les traces ensanglantées d’une main, comme si le meurtrier avait cherché une dernière victime, heureusement absente.

Aucune trace de rixe auprès de Mme Méot, sinon un litre d’eau-de-vie cassé, tout son liquide répandu sur le carreau. Sur la table, un verre à moitié plein d’alcool. Dans la pièce du fond, une armoire ouverte, mais où rien ne paraissait avoir été dérangé.

Dans l’écurie, voisine de la maison, un des chevaux de Mme Méot, tout harnaché, attendait devant sa mangeoire.

 

Une arrestation précipitée


Cependant le maire, sans attendre davantage, envoyait immédiatement à Dijon le garde champêtre aviser le Parquet. Ordre fut donné à la maréchaussée d’aller se saisir, rue du Bourg, en plein centre de la ville, du boucher Alfred Pacotte, gendre de M. Girardot. Il était difficile d’accuser la magistrature de mollesse ; c’était à minuit moins un quart que Redon avait frappé à la porte de Coquibus ; à deux heures, un petit détachement de gendarmes, sous le commandement de l’adjudant Lombard et du brigadier Camus, allait arrêter celui que Redon, domestique des Méot, accusait du quadruple assassinat.

Après plusieurs appels, un homme brun à fortes moustaches, en chemise et pieds nus, vint ouvrir. Les gendarmes se firent amener dans sa chambre ; le brigadier Camus alluma le bec de gaz, observa que le lit était défait et que, malgré des yeux un peu hagards, Pacotte semblait complètement réveillé. Ses cheveux étaient plaqués par places. L’aile droite du nez accusait une petite tache de sang de la grosseur d’un pois.

- Vous êtes seul ? lui demanda l’adjudant Lombard.

- Oui, ma femme et le petit sont chez le père, à Ruffey.

- Vous avez une bicyclette ?

- Oui, dans la boutique.

- Bien, maintenant, habillez-vous et suivez-nous.

Sans faire une observation, le boucher alla prendre dans la cour, sur laquelle était ouverte la fenêtre de la chambre, une paire de chaussettes toutes mouillées qui séchaient à un fil. Etait-ce somnolence ou trouble ? Il chaussa son pied droit d’une bottine, son gauche d’un soulier, puis il passa ses vêtements, entièrement secs, qui attendaient sur une chaise proche du lit, enfila sa blouse, coiffa un chapeau et suivit les gendarmes, sans même leur poser une question.

- Pourquoi n’avez-vous pas interrogé ceux qui vous arrêtaient sur le motif de votre arrestation ? demandera-t-on par la suite.

- Je pensais bien qu’ils ne me diraient rien. Et du moment qu’on me demandait ma bicyclette, je croyais qu’il s’agissait d’une infraction de voirie.

Sans tarder, et dans la nuit même, à 3 h. 30, le parquet, représenté par M. Passot, substitut, M. Cornereau, juge d’instruction, et M. Mugnier, greffier, se transportait sur les lieux du crime où l’avaient précédé le brigadier Faret et les gendarmes à cheval Berget et Jeannerot, de Dijon. Il recueillait la déposition de Redon, domestique de la veuve Méot et le seul survivant du massacre. Malgré ses blessures, le malheureux, lardé de six coups de couteau, trouvait la force de faire le récit suivant.

 

La déposition du moribond


Au cours de la nuit, sans qu’il pût préciser l’heure, sa patronne était venue le réveiller dans l’écurie où il était couché et lui avait fait « garnir un cheval », pour aller « aider Alfred à démarrer sa voiture ». Il avait parfaitement reconnu l’homme, vêtu d’une grande blouse bleue, qui accompagnait Mme Méot. C’était un nommé Pacotte, boucher à Dijon, et gendre d’un certain Girardot, cultivateur à Ruffey. La voiture, chargée d’une vache, se serait embourbée près de la maisonnette du chemin de fer.

Redon, armé d’une lanterne, sortit de l’écurie en emmenant l’animal, cependant que Pacotte demandait de l’eau-de-vie à Mme Méot qu’il appelait Justine. Il était à 50 mètres de la maison quand il perçut un cri d’effroi. Il se retourna, mais, n’entendant plus rien, il poursuivit sa route. Il avait fait à peu près 200 pas et était arrivé à la hauteur de meules de paille quand Pacotte le rejoignit en courant et lui demanda sa lanterne. Il la lui avait à peine donnée qu’il recevait un violent coup derrière la tête. Il s’enfuit à travers champs, mais tomba dans un labour où il reçut « un nouveau coup sur le cou ». Traîné quelques mètres par les jambes dans une pièce de choux, il fut laissé dans un sillon par le meurtrier qui le croyait mort. Au bout de quelques instants, se sentant seul, il rampa jusqu’à la maison d’une demoiselle Noireau qui n’ouvrit pas, puis, poursuivant sa route, il grimpa sur un mur, se laissa glisser sur des bûches et arriva à la porte de Coquibus.

Confronté avec Redon, Pacotte protesta avec énergie. Il n’était pas venu à Ruffey, affirmait-il. Il n’avait pas quitté Dijon de la soirée. Un conducteur à l’abattoir, Dumortier, lui avait apporté de la viande à 6 heures et demie. Pacotte lui avait commandé un ris de veau, puis avait soupé et rangé sa viande. A huit heures, il était allé à son écurie, rue de la Mégisserie, de l’autre côté de l’Ouche, soigner son cheval, un boeuf et trois moutons. Il avait rencontré un boucher de la place Saint-Jean qui s’était étonné de l’heure tardive à laquelle Pacotte se rendait à son écurie ; puis il avait jeté, place Saint-Georges, une carte postale, avait souhaité le bonsoir à un tailleur de ladite place, et était rentré vers 9 heures et demie à sa boutique, d’où il n’avait pas bougé. Il protestait avec énergie contre l’accusation portée contre lui. Confronté avec Redon et mis en présence des victimes :

- Ce n’est pas moi qui ai commis ce crime, s’écria-t-il. J’aurais mieux aimé me tuer moi-même. Je n’avais aucun motif de vengeance contre les Méot !...

Ces protestations ne convainquirent pas M. Cornereau qui signa sur le champ un mandat d’arrêt et commença son enquête. Tout d’abord, il mit hors de cause un certain X…, ancien domestique de Mme Méot, renvoyé un mois auparavant et qui, au moment de son départ, avait proféré des menaces contre son ex-patronne. Puis il s’occupa de recueillir les témoignages et, le 17 septembre, commit un expert, le chimiste Bellier.

Les premiers renseignements pris sur Pacotte étaient loin d’être mauvais. Agé de 29 ans et orphelin, il avait fait son service militaire à Angoulême : bien noté, il avait été l’ordonnance d’un officier, le commandant Duault. Rentré au pays natal, il avait acheté, en 1894, avec les 15.000 francs provenant de l’héritage paternel, le fonds de boucherie de la rue du Bourg. Il s’était marié en 1895, le 20 février, avec Mlle Joséphine Girardot, de Ruffey, qui lui avait apporté une petite dot de 4.000 francs. Il venait d’être père. C’était, dit un témoin, « un garçon rangé, pas tapageur, plutôt un peu froid, allant rarement au café. Etant garçon boucher, il avait mis de l’argent de côté. », ce qui aurait été un fait anormal pour un jeune homme de son état.

Toutes les dépositions recueillies par M. Cornereau confirmaient la véracité des dires de Pacotte. Les perquisitions montraient ses blouses et ses couteaux au complet. L’opinion des habitants de Ruffey était nettement pour lui. Personne ne l’avait vu dans ce village, ni à Dijon, entre 10 heures et demie et minuit et demi. Contre le boucher de la rue du Bourg, il ne demeurait que certains on-dit sans fondement, comme une histoire de petit chien noir à qui il aurait coupé la tête, sans que personne d’ailleurs l’eût vu, et la déposition du seul et unique témoin Redon.

Mais l’opinion publique, surexcitée par une série d’effroyables crimes impunis, dont l’assassinat de la bergère Augustine Mortureux, au bois du Chêne, le 12 mai 1895, dont le tristement fameux Vacher se reconnaîtra coupable deux ans après, l’opinion, qui vit d’impressions et non de réalités, réclamait un coupable. La justice tenait un suspect : tant pis pour le suspect ! Et c’est dans cette atmosphère d’orages et de passions que, un mois après l’ouverture de l’enquête, M. Cornereau est dessaisi de l’instruction et que M. Tondut en est chargé.

Avec M. Tondut, le compte de Pacotte est bon : « C’est un nouveau Troppmann », dira-t-il. Ce Troppmann II, il fera tout pour le faire passer par la même voie que le Troppmann I, par la lunette de la guillotine.

 

 La faillite de la Justice


Ce n’était pas un juge d’instruction banal que M. Tondut. Et Pacotte, ancien soldat discipliné et commerçant patenté, qui, de tout temps, n’avait cessé de professer le plus grand respect pour toutes les institutions établies, se demanda, le 12 octobre, premier jour qu’il entra dans le cabinet du nouvel instructeur commis depuis une semaine, de quelle mystification il était le jouet.

Négligemment renversé dans son fauteuil, les pieds sur la table, M. Tondut accueillit Pacotte par un bon sourire et ces simples mots :

- Asseyez-vous donc, mon ami, nous allons rechercher ensemble le criminel !...

Et, là-dessus, il exposa en détail tous les arguments militant pour la culpabilité de Pacotte, sans toutefois le nommer. Grosse malice. Car, ou bien Pacotte se taisait, ce qui permettait au juge d’instruction de triompher : « Vous vous rendez à la logique de mon hypothèse ; vous êtes donc l’assassin », ou bien Pacotte faisait ses petites objections, à quoi le juge d’instruction repartait victorieusement : « Vous vous êtes reconnu : c’est donc vous le coupable ! »

Effroyable dilemme, dont s’affole le cerveau assez épais de Pacotte. Quand il proteste qu’il ne sait rien, M. Tondut lui rétorque : « Je ne vous demande pas si vous savez quelque chose », ou bien : « Vous ne voulez rien savoir et vous ne voulez juger de rien ».

Et, complaisamment, lentement, M. le juge d’instruction Tondut s’étendait sur les qualités de calme que devait avoir l’assassin, qui n’était certes pas Pacotte, mais qui devait être un boucher présumé Alfred.

Pacotte avait beau se débattre :

- Je n’aurais pas demandé la goutte ; je ne bois point…

L’autre, de plus en plus doucereux, répondait :

- Je ne parle pas de vous en ce moment ; je vous parle de l’individu qui, selon toute apparence, a commis ce quadruple crime. je vous l’ai répété dix fois ; et, en dépit de cela, vous répondez comme si, à l’heure qu’il est, je vous accusais formellement !...

Et que faisait-il d’autre, le brave M. Tondut ?

- Je n’attribue la chose qu’au fait par vous de vous rendre à la logique de mon argumentation.

 

Une évasion maladroite


C’étaient de bien grands mots pour le jeune boucher que tant d’éloquence éblouissait. Un moment, M. Tondut,  parlant de la déposition Redon, la commente :

- Elle est faite dans des circonstances qui ne permettent pas à un moribond d’insulter la justice.

Pacotte comprend tout de travers :

- Je n’ai jamais insulté la justice.

- Persistant dans votre tactique, vous ne voulez pas encore comprendre ce que je vous dis.

Il était assez difficile à Pacotte de ne pas persévérer dans sa « tactique », pas plus que le plomb ne peut, sous l’influence d’aucun juge d’instruction, quelque malin qu’il soit, se transformer en radium. Le malheureux a beau protester qu’il fallait « être brigand pour faire ça », le juge fait la sourde oreille.

- Semblables choses ont été dites trop souvent, et par de grands criminels, pour que j’y attache la moindre importance. »

Tant et si bien qu’à la fin de cet interrogatoire affolant, Pacotte se sent traqué ; il perd la tête. Lorsque la porte s’ouvre, il blondit devant les gendarmes et, à toute allure, dégringole l’escalier. Attirée par les cris, la concierge ferme au verrou la porte donnant sur la rue du Palais. Les gendarmes s’emparent de Pacotte et le ramènent, abattu, dans le cabinet de M. Tondut qui triomphe : cette fuite n’est-elle pas l’aveu de la culpabilité ?

 

Le coup de grâce


Le lendemain, quand a lieu la confrontation avec Redon, Pacotte a repris tout son calme. On lui a assez reproché, la veille, d’avoir perdu son sang-froid. Mais cette fois, il en a trop. Le juge d’instruction qui ne recule devant aucun effet lui assène ce dernier coup :

- Je suis chargé de vous apprendre une triste nouvelle.

Pacotte ne bronche pas. Quelle épreuve va-t-il avoir encore à supporter dans le désastre qui l’emporte, lui, sa fortune, son honneur, sa vie peut-être ?

- Votre jeune enfant vient de mourir !...

Un silence, qui se prolonge deux minutes : brusquement, brutalement, l’inculpé jette :

- Pourquoi ne me l’avez-vous pas appris plus tôt ?

Puis il retombe dans son mutisme. Mais de cette douleur concentrée, de cet accablement définitif, M. Tondut avait déduit une insensibilité et un manque de coeur qui servaient étrangement la thèse de l’accusation.

Par exemple, il y avait une question qui gênait le bon M. Tondut : le mobile du crime. Pourquoi Pacotte aurait-il massacré la famille Méot ?

Par amour ? Amour pour qui ? L’hypothèse avait été émise d’un mariage manqué avec Anaïs, qui aurait causé chez Pacotte une déception tragique. Mais Anaïs était trop jeune pour le boucher ; celui-ci, d’autre part, avait épousé une jeune fille de Ruffey, et que lui avait présenté sa belle-mère, soeur de Mme Méot.

Par intérêt immédiat ? On n’avait rien volé chez les Méot, ou tout au moins on n’avait rien retrouvé chez Pacotte qui pût provenir de chez les Méot.

Par calcul lointain ? M. Tondut s’était arrêté à l’étrange théorie suivante ; en supprimant d’un coup les trois Méot, il faisait entrer sa belle-mère en possession de la portion de l’héritage à lui revenir. Il pouvait espérer que l’affection de Mme Pacotte ne l’abandonnerait pas et se manifesterait par une inscription sur son testament. Mais outre que la bonne dame n’avait que 48 ans et que pareil legs risquait fort d’être à retardement, elle n’avait aucune raison, comme elle dira à l’instruction, de priver ses héritiers directs, des cousins germains, de ce qui pourrait leur revenir un jour. Plus encore, l’héritage de la veuve et des enfants Méot fut au total de 10.946 fr. 72, desquels la moitié revenait à la belle-mère de l’inculpé. Ç’aurait été pour courir la chance d’hériter de 5.473 fr. 36, dans vingt ans, que Pacotte eût égorgé quatre personnes ? La question est trop absurde pour mériter une réponse.

Et pourtant M. Tondut se la pose gravement ; et après lui, M. le procureur général Cunisset-Carnot, qui occupera le siège du ministère public, fera au jury l’injure de la lui poser. Mais, sentant l’absurdité de sa théorie, il battra en retraite : « Le crime de Pacotte, dit-il, est d’autant plus grand qu’il n’a été inspiré ni par la passion ni par un mobile qui aurait un semblant de raison d’exister ! » Bizarre criminel, qui tue pour rien, pour le plaisir, je dirai : par sport !

La vérité, c’est que l’accusation était fort ennuyée. Mais, comme disait M. Tondut, « elle aimait mieux tenir vingt innocents que lâcher un coupable ». Au 23 octobre, son bilan se décomposait ainsi : témoins de moralité, tous en faveur de Pacotte ; témoins contre Pacotte, en pleine déroute ; de témoignage précis sur le meurtre, un seul et unique du genre. Il n’y avait plus rien à attendre que du rapport de l’expert.

 

L’expertise


Celui-ci, M. Bellier, professeur à l’Ecole de médecine, dépose, le 24, les conclusions de son expertise. Sur 28 objets, vêtements, outils, lanterne, etc… saisis tant à Dijon qu’à Ruffey, un seul, un chapeau de feutre, comporte une petite tache de sang sur le derrière. Soumise à l’analyse, cette petite tache de sang, - M. le procureur général, pour obtenir un effet d’audience, la baptisera « large tache », - paraît provenir de sang humain. Et l’expert, prudent, ajoute : « Il y a des circonstances qui nous empêchent d’être complètement affirmatif ».

Par contre, les quatre décigrammes de terre grattée sur les chaussettes de Pacotte semblent être identiques à un prélèvement fait dans le champ de choux où est tombé Redon. Mais ils se rapprochent aussi sensiblement de la terre du village de Varois, où Pacotte est allé dans la matinée du 11.

De plus, on crut constater que l’ongle du pouce de Pacotte mesurait 22 millimètres 5, juste la dimension de la trace relevée sur Anaïs.

M. Tondut s’appuie sur ces éléments plutôt fragiles, comme le phare de la justice sur le rocher de l’iniquité. Il a son coupable qu’il va pouvoir jeter en pâture à l’opinion. Comment, pourquoi Pacotte est-il coupable ? Il n’en sait rien. Mais il lui faut un criminel. Il tient celui-là. Et tant pis pour celui-là.

Avec quelle complaisance accueillera-t-il des dépositions dans le genre de celle d’Albert Tissier, garçon renvoyé par Pacotte et dont l’oncle redevait encore à celui-ci 500 francs, pour récupération de quoi saisie qui avait été pratiquée ! Aussi bien y aura-t-il rétractation sur les affirmations de fait les plus compromettantes. Au besoin, il suscitera des témoignages : « un mouton » détenu à la prison de Dijon, du nom de Denis, qui, depuis la mi-septembre partage la cellule de Pacotte, viendra dire :

- Pacotte m’a parlé d’une tentative d’évasion. Il m’a dit : « Je voudrais bien aller à l’instruction. Je pourrais peut-être m’évader. »

Or, ce n’est que le 19 novembre que Denis fera cette révélation. Pourquoi, chargé qu’il était de la surveillance de Pacotte, n’a-t-il pas révélé en temps utile au gardien-chef les intentions de son co-détenu ? Il est permis d’en inférer que cet homme, d’une moralité douteuse, et tellement chargé de condamnations que le président refusera de lui en demander le nombre, a joué la partie du ministère public, dans l’espoir d’un adoucissement de peine.

Et l’avocat, demandera-t-on ?

L’avocat, Me Jacquier ? Il préparait sa plaidoirie. L’instruction était encore secrète ; l’inculpé, interrogé en l’absence de son défenseur était voué à tous les affolements ; il était le jouet d’un magistrat, porté, par tendance professionnelle, à voir un coupable en tout homme amené devant lui. Petit jeu du chat et de la souris. Et si la souris a le malheur de perdre une seconde la tête, si Pacotte essaie de fuir la griffe du chat-fourré jouant avec sa liberté et avec sa vie, c’est une culpabilité nouvelle qui se fond avec les présomptions de culpabilité anciennes.

Cependant l’instruction touchait à sa fin. Un troisième juge succède à M. Tondut. C’est M. Berland, à qui est dévolu le soin d’entendre une dernière fois Pacotte, le 29 octobre, et de dresser l’ordonnance de renvoi. Et le 1er décembre, Pacotte comparaissait devant le jury de la Côte-d’Or.

Les assises étaient présidées par M. Belin. Le procureur général en personne, M. Cunisset-Carnot, avait tenu à s’asseoir au siège du ministère public.

Ce que fut ce procès, les chroniqueurs judiciaires de l’époque l’ont dit sans ménagement : « la faillite de la justice ».  « La justice a failli à sa tâche : elle n’a rien trouvé » dira le Matin. « On est bien forcé, confesse le Gaulois, de s’apercevoir qu’il existe dans l’accusation telles lacunes que l’habileté oratoire la plus consommée sera impuissante à combler ». Et Albert Bataille, du Figaro, avouera que, sans un incident, celui du petit chien noir, incident controuvé d’ailleurs, il n’aurait jamais cessé de douter de la culpabilité de Pacotte. « Tout cela, écrivait-il, ne me satisfait point ».

Mais la foule réclamait une tête. Cette tête, M. Cunisset-Carnot suppliait le jury de la lui jeter « sans regrets, sans remords ». Dans son réquisitoire, il se livrait aux suppositions les plus hardies, sans parvenir toutefois à donner une version plausible. Et, à bout de souffle, il lançait : « Le crime de Pacotte est d’autant plus grand qu’il est plus inexplicable ». Il allait, dans son incapacité à élucider le drame, jusqu’à suspecter les relations de Pacotte et des dames Méot, alors que l’instruction avait établi la parfaite correction des rapports entre l’accusé et les victimes.

Mais l’avocat fut nettement au-dessous de sa tâche. Au lieu d’en appeler à la foule elle-même, il trembla devant elle. Au lieu de discuter pied à pied les présomptions, d’établir les lacunes de l’instruction, de combattre le réquisitoire par le réquisitoire lui-même, il se perdit en menues chicanes et donna l’impression du découragement. Dès lors, l’issue du débat était fatale.

Au bout d’une heure dix de délibération, le jury rapportait un verdict affirmatif, sans circonstances atténuantes. C’était la mort.

Le barreau dijonnais, lui, n’avait pas perdu la tête devant les hurlements de la foule ; il décida d’agir. Il signa une supplique. Et quand, le 30 décembre, le pourvoi en cassation fut rejeté, Me A. Boullier, le nouvel avocat choisi par Pacotte, entra en campagne. Il commença par s’inscrire en faux contre l’arrêt de Dijon. Le 13 février, la Cour suprême rejette cette inscription. Alors il demande et obtient une audience de Félix Faure qui, sur les instances de M. Accarias, de la Cour de cassation, signa la commutation de peine de Pacotte. Courageusement. « Si le Président de la République a quelque doute sur la popularité qu’il s’est acquise de ce chef, écrivait, le 23 février 1897, le Petit Bourguignon, il n’a qu’à tenter un voyage en Côte-d’Or ces temps-ci. Il verra comment il y sera reçu ».

Vingt-neuf ans ont passé. L’affaire Pacotte n’est pas close. Celui qui ferait la lumière aurait peut-être, à Dijon, un autre accueil que celui promis il y a vingt-neuf ans à M. Félix Faure.

 

  La révision s’impose


Le 9 novembre 1908, Pacotte, dévoré de consomption, de paludisme, de chagrin, mourait à Saint-Laurent-du-Maroni, où il exploitait depuis un an une petite concession. Malade depuis des mois, il s’était toujours refusé à enter à l’hôpital, malgré l’anémie qui vidait ses veines et l’oedème qui rongeait ses muscles. Il allait dormis sous l’implacable soleil équatorial, sans avoir eu la consolation de voir reconnaître son innocence, sauf d’un petit groupe d’amis dévoués qui, depuis dix ans, luttaient pour sa réhabilitation.

Malgré une tentative d’évasion, huit ans auparavant, le bagnard n’avait cessé de mériter, par sa tenue et sa correction, les bienveillances de l’administration pénitentiaire. C’est peut-être que l’on cherchait des aveux nécessaires à la libération de certaines consciences. Quelques mois avant sa mort, il avait été visité par M. Fonfrède, procureur de la République, qui lui avait demandé des détails sur le drame de Ruffey et l’avait pressé d’avouer. M. Fonfrède était reparti comme il était venu, sans obtenir ce qu’il désirait.

La mort de Pacotte était un coup rude pour ses défenseurs. Ils avaient eu, jusqu’au bout, l’espoir qu’ils obtiendraient son retour dans la mère-patrie pour la révision de son procès. Depuis dix ans que la lutte était engagée, jamais ils n’avaient été si près d’aboutir. Brutalement, la destinée arrêtait provisoirement leurs efforts. Pacotte, qui ne cessait, par-delà les mers, de jeter à la France ses cris d’innocence, Pacotte, qui grinçait des dents : « Je suis le transporté Pacotte, mais je devrais être Pacotte, boucher à Dijon », Pacotte, qui signait nostalgiquement : « Pacotte, Français, pas Guyanais », Pacotte était mort sans avoir eu la joie de revoir les tours géminées de Saint-Michel trouant l’azur profond du vieux ciel de Bourgogne.

Mais il restait sa mémoire. Et des hommes de bien, - ils sont trois : Me A. Boullier, son défenseur, M. Max Deschamps, un paysan obstiné de vieille souche parlementaire, originaire de Spoy, comme Pacotte ; et M. Minot, - n’ont cessé depuis lors de lutter pied à pied, accumulant les documents, battant le pays pour rassembler les témoignages, renforçant chaque jour leur argumentation.

Aujourd’hui, leur dossier est prêt. Requête a été adressée au garde des Sceaux et aux membres de la Commission de Révision. Négligences de l’instruction, faiblesse de l’accusation, faits nouveaux, tout un arsenal, d’une importance exceptionnelle, a été constitué. Et le faisceau de preuves groupées par eux est tel qu’il est impossible, aujourd’hui, en conscience, de conclure à la culpabilité de Pacotte.

 

Les négligences de l’instruction


Le premier souci d’un juge d’instruction aurait dû être celui-ci : « Il y a eu crime. J’ai une dénonciation. Mais émanant de qui ? On me dit que Pacotte est le criminel. Mais un autre que lui n’aurait-il pas commis le crime ? »

Donc, il aurait commencé par s’assurer de la valeur morale de ce témoin, témoin unique, témoin précieux, de Redon. Et il se serait aperçu d’abord que Redon était un repris de justice, condamné en 1881, à un mois de prison pour vol. Il se serait rendu compte, ensuite, que Redon était un dégénéré alcoolique, un déchet humain, un minus habens.

Il aurait ensuite écouté les accusations courant dans le pays contre un homme, vivant encore, et que nous désignerons par l’initiale de X… Il ne se serait pas contenté d’interroger deux fois seulement, et avec quelle rapidité ! ce dit X…, domestique renvoyé de Mme Méot, et renvoyé pour inconvenances envers Anaïs. Il aurait attaché quelque importance aux menaces proférées par X…, au moment de son renvoi, un mois auparavant. Il aurait réclamé sur X…, un rapport de police. Au besoin, il aurait perquisitionné chez X… Il se serait demandé pourquoi X… avait prétendu avoir été de battage de blé, la veille, le 11, alors qu’il n’en était rien. Il aurait été intrigué par le masque de paille et de balles sous lequel X… se dissimulait, le 12, au moment de la descente sur les lieux.

Il y a des empreintes digitales, ne serait-ce que les traces de mains ensanglantées sur le lit vide. Pourquoi ne les fait-il par relever ?

Il y a des empreintes de chaussures, dans le champ et dans la maison du crime ? Pourquoi ne vérifie-t-il pas si elles concordent avec les bottines de Pacotte ou, à leur défaut, avec celles d’un autre ?

Il ne se demande pas pourquoi la poignée de la lanterne, que Redon prétend avoir passée à l’assassin, postérieurement à un triple égorgement, n’accuse aucune trace de sang.

Il fait opérer des recherches dans un rayon de 7.000 mètres, pour retrouver la blouse et l’arme du meurtrier, mais il néglige de fouiller dans un rayon de 20 mètres.

 

Les erreurs de l’instruction

 

En trois mois, trois juges d’instruction ont successivement associé leurs efforts pour accumuler ces oublis. « C’est beaucoup, dit Candide ». Pour multiplier les erreurs, ils ne seront pas moins. « C’est beaucoup, dit Martin. »

Ils accepteront, comme parole d’Evangile, les dépositions de Redon, oublieux du brocard pourtant fondamental : « testis unus, testis nullus ».Un témoin pour trois juges : à la Cour de Dijon, en 1896, en faisait trois témoins. Ils ne s’apercevront pas des contradictions, pourtant nombreuses, de ce témoin unique. Tantôt Mme Méot est entrée seule dans l’écurie, tantôt accompagnée du criminel. Ils ne chercheront pas à savoir comment le cheval amené sur le chemin des Crais par Redon, a pu rentrer tout seul à son écurie.

Ils trouveront tout naturel que Redon soit couvert de terre, mais ne s’étonneront pas que les vêtements de Pacotte n’en portent pas trace, bien que celui-ci, d’après Redon, soit tombé sur les genoux près de lui.

Ils trouveront normal que, perdant son sang, la gorge tranchée, Redon ait pu grimper le mur de clôture de Coquibus.

Ils ne blâmeront pas les gendarmes d’avoir omis de vérifier si le lit où était couché Pacotte était chaud et gardait l’empreinte d’un corps.

Ils ne s’émeuvent pas de l’absence de toute trace de sang humain sur les vêtements de Pacotte.

Ils retrouvent toutes les blouses et tous les couteaux de Pacotte. Aucune trace de sang. C’est que la blouse et le couteau ont été volés. A qui ? Ils ne cherchent pas à le savoir.

Ils ne s’inquiètent pas de savoir comment un homme qui a fait 14 kilomètres sous la pluie a pu garder ses vêtements secs.

Ils qualifient « large » une tache que l’expert traite de « petite ».

Ils n’examineront pas les ongles de Pacotte et ne les contremensureront pas : sinon, ils se seraient aperçus que le plus grand avait 14 m/m 5 et non 22 m/m 5, inférieur par conséquent à la trace relevée sur Anaïs.

Ils s’extasieront sur la précision des coups portés aux victimes, alors que ceux portés à Redon étaient rien de moins que précis.

Ils s’étonneront qu’une boutique qui ferme à huit heures, ne permette à son propriétaire, seul exploitant, d’aller à son écurie que la besogne quotidienne terminée.

Ils jugeront anormal que soient humides les chaussettes d’un boucher qui a lavé son carreau à grande eau.

Ils traduiront « réservé » par sournois, et « économe » par intéressé.

Ils taxeront de cupidité un homme qui a préféré une jeune fille qui lui plaisait avec 4.000 francs de dot, à une autre jeune fille qui ne lui plaisait pas avec 10.000.

Quand cet homme reste calme, c’est pour eux le sang-froid du grand criminel ; quand cet homme, torturé moralement, s’emporte, c’est pour eux la violence du grand criminel.

 

Les faits nouveaux


Lorsque la justice accuse une telle carence, carence poussée au point qu’aujourd’hui encore, un magistrat, récemment chargé d’une enquête sur ce sujet, écrivait, le 25 juin dernier : « Je ne suis pas juge d’instruction, et je ne procède pas à une enquête contradictoire ; je ne communiquerai (à l’avocat de Pacotte) aucune pièce et ne commettrai aucun expert. Je n’engagerai pas un sou de dépense, ne ferai pas un acte, n’écrirai pas une ligne de plus », c’est à l’opinion qu’il appartient de prendre l’affaire en main.

L’enquête, menée depuis 1897 par les défenseurs de Pacotte, a révélé vingt faits nouveaux. Ils méritent d’être pris en considération par la Cour Suprême. Pour nous, nous ne nous arrêterons qu’aux plus importants.

L’assassin était boucher. X… avait été boucher.

L’assassin avait une blouse et un couteau. La blouse et le couteau ont été retrouvés en janvier 1908 par M. Armand Desfray, locataire de la maison Méot, dans un fossé voûté longeant l’entrée de la cour. La blouse portait les initiales X… Or, X… avait une blouse qui disparut le lendemain du crime.

L’assassin a demandé de l’eau-de-vie. Pacotte était sobre ; X… était buveur.

L’assassin était gaucher. Les coups portés par devant ont atteint les victimes à droite ; les coups portés par derrière ont atteint les victimes à gauche. Pacotte était droitier ; X… était gaucher.

X…, de plus, désirait Anaïs ; il lui avait annoncé que son mariage ne se ferait pas, X… n’avait cessé de menacer Mme Méot. X… n’avait cessé d’user d’intimidations envers les témoins.

L’on reconstitue très bien le crime. Mme Méot vient de toucher 1.800 fr. pour son blé. On ne retrouvera cette somme ni chez elle, ni chez Pacotte. X…, pour assouvir sa vengeance et sa cupidité, s’entend avec Redon ; il a la même voix que Pacotte, entre chez Mme Méot, commet son forfait, va partager avec Redon le fruit du vol. Il veut supprimer un témoin gênant, le manque, mais lui jette, pour dernier avertissement : « Si tu n’accuses pas Pacotte, tu es complice. » Redon comprend. Mais quel malheur pour lui que ses témoignages aient varié !

 

La demande en révision


Une demande en révision est introduite devant le garde des Sceaux. Il est impossible de la passer sous silence. L’honneur du mort la réclame, la moralité publique l’exige. Aucune raison d’Etat, aucun esprit de corps, ne peuvent s’opposer à la vérité. Quelle crise morale pourrait se déchaîner chez les humbles dans un conflit après la Justice et les juges !

Pour obtenir la réhabilitation de Pierre Vaux, la Bourgogne a attendu quarante-cinq ans. En voici trente qu’un soupçon d’erreur plane sur la Cour de Dijon. Devrons-nous attendre encore vingt ans ? Un délai d’un demi-siècle, est-ce la durée suffisante et nécessaire à la révision d’une erreur ?

Il y a quatre morts : Mme Méot, Anaïs, Félicien, innocentes victimes d’un assassin ; Pacotte, victime d’une erreur. Faudra-t-il qu’il y en ait une cinquième : l’honneur de la Magistrature ? 


Mais dans l’angoisse qui nous étreint, nous éprouvons un immense réconfort à apprendre que le dossier, constitué à grand’peine par Me Boullier, est en ce moment entre les mains de M. Gilbert, directeur des Affaires criminelles et des Grâces au ministère de la Justice. Cet homme de coeur, ce magistrat distingué, ce criminaliste éminent qui s’imposa lors de l’affaire Landru, ne pourra manquer de s’émouvoir, comme nous nous sommes émus nous-mêmes, au vu de tant d’incohérences et de tant de contradictions. Et sa haute conscience saura éliminer la passion et déjouer l’intrigue pour faire triompher l’idéal humain le plus élevé : le Droit.

 

 

  

Petitdemange - Un drame paysan

  

Un déraciné


L’opinion publique vosgienne avait commencé à oublier l’affaire Adam, vieille déjà de quelque quinze ans, qu’un autre drame, encore plus sombre, allait, en 1905, la bouleverser à nouveau. C’est qu’il ne s’agissait plus d’un meurtre banal ; c’était d’un parricide, cette fois, que la cour d’assises d’Epinal devait avoir à connaître.

A quelques kilomètres au nord de Gérardmer, la bourgade de Granges groupe ses maisons basses aux toits bruns entre le double serpent de la route et de la voie ferrée. Des filatures, des tissages, des carrières de granit donnent à ce pittoresque ravin une animation grave et ordonnée.

Or, quelque douze ans auparavant, un brave paysan, du nom de Nicolas Petitdemange, avait transporté ses pénates de la coquette capitale du tourisme vosgien à Granges-sur-Vologne. Oh ! ce n’avait pas été sans mal. Le père Petitdemange était attaché à sa maisonnette et au bout de pré qui la jouxtait de toute la vigueur de son âme paysanne. Mais Mme Petitdemange, née Chrystal, y tenait tant !

C’est qu’elle y retrouvait sa famille, d’honorables commerçants du lieu. Malgré le peu de distance qui séparait Granges de Gérardmer, elle y était toute dépaysée et le sombre miroir du lac ne lui faisait pas oublier l’ombre qui tombe du Spiemont. Tant il y a qu’elle n’eut point de cesse que son mari ne vendît terre et maison pour aller se fixer dans le village natal de sa femme.

Avec quel mal le père Petitdemange avait fini par consentir à quitter son bien ! Mais comment refuser ce que femme veut ? Il avait donc fini par acquiescer et, moyennant cinq mille francs une fois versés, à céder son toit et son pré pour acquérir, au même prix et à de bonnes conditions, une maison à un étage et un bout de prairie à l’extrémité du défilé de Granges, au Faillard.

Mais pour un vieillard, - Nicolas avait, à ce moment-là, 60 ans bien sonnés - quitter les murs et les arbres qui furent les témoins d’une existence laborieuse, c’est un coup dont on se remet difficilement. Où la blessure se fait définitive et mortelle, c’est à l’annonce de la création d’une ligne de chemin de fer dont la gare sera en partie édifiée sur l’emplacement de la petite maison vendue naguère à bas prix : ce qui a été cédé, il y a peu de temps, pour 5.000 francs, l’heureux acquéreur vient de s’en faire le marchand pour 50.000 francs ! 50.000 francs en 1905, la fortune ! Le père Petitdemange ne se console pas d’avoir passé à côté de la fortune. Sa tête n’était déjà pas bien solide. Elle se trouble tout à fait. La neurasthénie dont il souffrait depuis son départ de Gérardmer se mue en demi-folie. Et les crises d’une épilepsie vraisemblablement larvée éclatent, qui se traduisent par des fugues de plus en plus fréquentes et l’idée fixe de la persécution.

Malgré une surveillance incessante qu’avec subtilité des fous, il trouvait moyen de déjouer, le père Petitdemange filait par les routes, les prés ou les sentes, fuyant son dernier asile sous le fouet de la nostalgie. C’était toujours dans la direction de Gérardmer que l’entraînait son obsession. Il coupait à travers champs, traversait la Vologne sur le rustique pont de bois qui le menait vers la route départementale.

- Hé ! mère Petitdemange !

- Bonjour ; m’sieu Colin. Qu’y a-t-il à votre service ?

- J’viens de rencontrer votre mari…

- Bon ! encore filé ! Merci ; m’sieu Colin ! »

Elle ne demandait même pas où le retrouver. Elle ne le savait que trop bien. Elle ou son fils filait vers la route et rattrapait le fugitif qui se laissait ramener par le bras, comme un enfant égaré.

Et qu’était-il d’autre qu’un enfant, qu’un vieil enfant ? En mai, ne s’était-il pas enfui, armé d’une canne et d’une brique, comme pour reconstruire sa maison vendue au bord du beau lac triste aux eaux sombres ? Il n’était pas allé bien loin. Sa femme l’avait, une fois de plus, rejoint et, sans violence, avec des mots paisibles lui avait fait réintégrer la petite maison du Faillard.

 

Au crépuscule de la Fête-Dieu


Le jour tardait à tomber ce 25 juin, comme si la paix de la Fête-Dieu eût voulu se prolonger pour la joie tranquille des habitants de la bourgade. Les broches des filatures et les ?? tiers du tissage avaient arrêté leur cliquetis inlassé. Et des hauteurs coiffées de sapinières, un immense repos s’était abattu sur la vallée de la Vologne, trêve de la fatigue quotidienne.

De lentes fumées montaient des toits bas vers l’azur agonisant du crépuscule. Et, sur le pas des portes, les commères échangeaient des propos prudents, coupés de longs silences, en attendant le retour de leurs hommes pour le repas du soir.

Ce rite des fêtes carillonnées, la maison Petitdemange l’observait scrupuleusement. Nicolas, le fils, venait de rentrer. Son après-midi avait été consacré à une longue et âpre partie de quilles, avec les gens de la manufacture.

- Il nous faudrait un peu de bois pour les échelles, lui avait dit, à son retour, la mère.

- Bien, je vais aller en quérir à la sapinière. Et papa ?

- Ton père ? Il s’est promené toute la journée comme une âme en peine aux alentours de la maison. On va sonner quand tu rentreras…

- Oh ! ben, j’ai faim. J’aime mieux souper tout de suite. Après, j’irai au bois.

- Si tu veux. Moi, pendant ce temps-là, je donnerai à manger aux bêtes.

Le souper, bref et frugal, une fois achevé, chacun alla à sa besogne ordinaire. Mme Petitdemange fit sortir le bétail et, devant la maison, rencontra Mme Syda, sa locataire, qui allait à la scierie des Evelines, où l’on travaillait d’arrache-pied, porter à son mari son repas.

- Vous allez bientôt revenir, Mme Syda ?

- Oh ! oui ; on pourra faire une causette avant d’aller dormir.

Les bestiaux menés au pré, la mère Petitdemange revint chez elle.

- Eh ! papa, tu te couches ?

- Oui, oui, bientôt.

Elle haussa les épaules, puis entra dans l’étable arranger la litière des animaux. Quand elle eut terminé cette besogne imprescriptible, que nulle fête ne peut faire oublier, elle retrouva devant sa maisonnette Mme Syda qui venait de rentrer. Les deux femmes s’assirent sur le seuil, goûtèrent le calme du crépuscule, interrompant de temps à autre par de rares propos le silence envahissant la vallée.

- Votre Nicolas n’est pas encore rentré ?

- Il ne tardera guère. Oh ! il n’est pas au cabaret. Il est allé couper des pousses de sapin…

- C’est un garçon sérieux…

- Oui, il me donne bien du contentement !...

La nuit commençait à tomber lorsque la mince et haute silhouette de l’adolescent, alourdie par son faix de branchages, se profila contre la barrière de l’enclos, sur l’étroit sentier qui longeait la maison.

- Tu arrives tard, fils ?

- C’est que je suis allé au profond,  rapport aux gardes. J’en ai ma charge !

- Rentre ça et va dormir !

- Oh ! je peux bien me reposer un moment. Et où est le père ?

- Dans son lit.

Une demi-heure se passe encore. Le coucou de la salle se mit à chanter.

- Dix heures ! Il faut aller se coucher, Nicolas, ce n’est pas tous les jours fête. Et l’usine travaille demain matin.

- T’as raison, maman, allons nous coucher. Bonsoir, Mme Syda, bonne nuit !

- Bonne nuit, Mme Célestine !

Et chacun rentra chez soi. Mais à peine Mme Petitdemange était-elle dans sa chambre qu’elle en ressortit précipitamment.

- Nicolas ! Nicolas !

Le jeune homme accourut.

- Tu n’as pas vu le père ? Il n’est pas chez toi ?

- Chez toi non plus ? Où a-t-il bien pu aller ?

Devant la maison, dans le sentier qui la borde, personne. Peut-être sera-t-il allé sur la route.  Par les chemins, à une heure aussi tardive, c’est peu probable. Encore moins dans la forêt.

- Papa ! papa ! » crie de toute la force de ses poumons le jeune Nicolas.

Mais seul l’écho répond en traînant sur la dernière syllabe.

- Eh ! le père, le père ! » appelle à son tour Mme Petitdemange.

Pas plus de succès. La nuit étouffe les cris. Une demi-heure se passe en appels vains, en inutiles recherches.

- Il est peut-être rentré tandis que nous l’appelions !...

Mais la maison, quand ils revinrent, était toujours vide.

- Il a dû filer sur Gérardmer…

- A moins qu’il n’ait piqué une crise dans quelque coin !...

- Quand il sera remis il rentrera.

- Mais à quelle heure ? Vois-tu, maman, il n’y a qu’à l’attendre.

- Tout de même, va te coucher. Je veillerai bien seule.

- Non, pour sûr. Je peux bien veiller avec toi.

Les heures coulèrent, de plus en plus lentes. Vers trois heures, alors que le ciel s’éclaircissait sous les premières caresses de l’aube, Nicolas eut un frisson.

- L’air se fait frais. Tu vas prendre froid.

- Ce n’est rien, maman, répondit le courageux enfant, ça va passer. Mais je commence à croire qu’il a dû arriver malheur à papa.

Le silence lourd d’appréhension, retomba sur la mère et le fils. Le jour se leva. Mme Petitdemange entendit remuer chez les Syda.

- Je vais demander à la locataire de garder la maison, dit Mme Petitdemange. Nous, nous partirons à la recherche de papa…

- Il vaudrait mieux que j’aille à Gérardmer. Si le père y est, je pourrai le ramener. S’il n’y est pas, je le déclarerai à la gendarmerie. Toi, tu en feras autant de ton côté à Granges. Et on serait toujours à temps de commencer la recherche après. »

C’était évidemment le parti le plus sage. Et vers 8 heures et demi, Nicolas arriva à Gérardmer. Il fit sa déclaration au gendarme Petitjean, cependant que sa mère faisait la sienne à Granges au gendarme Cara.

Mais nul n’avait vu le père Petitdemange. Ni le soir, ni le lendemain, ni les jours suivants, le vieillard ne devait revenir frapper à la porte du Faillard.

 

Deux victimes


Pendant cinq interminables journées, le père Petitdemange demeura invisible. Et ce ne fut que le 1er juillet, à l’aurore, qu’on le retrouva, ou plutôt que l’on retrouva son cadavre.

Ce matin-là le 1er juillet, il était environ 4 heures, un faucheur du nom de Maurice, se rendait au pré Lobeau, longue prairie qui s’étend à un kilomètre du Faillard, entre la Vologne en contre-bas et la route en surplomb. Une rigole, à moitié désséchée en été et qui sert à l’irrigation, travers la lande part en part.

En remontant le long de la rigole jusqu’à l’herbe courte qu’il s’apprêtait à faucher, M. Maurice se heurta à une masse sombre à moitié enfoncée dans le caniveau. Il se penche : un cadavre !

Avec précaution, il retourne le corps : c’est celui du disparu du 26, du père Petitdemange. Sans s’arrêter davantage, il prend sa course, va prévenir les autorités de Granges qui télégraphient à Saint-Dié. A la fin de la matinée, le parquet était sur les lieux, sous la conduite de M. Tourdes, juge d’instruction, et d’un médecin légiste, le docteur Rousselot, celui-là même qui avait opéré dans l’affaire Adam.

Des premières constatations médico-légales, il résultait que le crâne, à sa partie postérieure, portait des traces de coups, mais que les muscles latéraux du cou montraient des marques de constriction. La victime aurait donc été assommée d’abord, étranglée ensuite.

Pendant que le docteur Rousselot se livrait à l’étude de ces traumatismes, le parquet examinait les lieux. Il relevait sur 150 mètres des traces de pas qui remontaient le cours de la Vologne jusqu’à un pré appartenant à la famille Petitdemange et qui s’arrêtaient à un endroit où l’herbe avait été foulée et écrasée, comme sous le poids d’un fardeau abandonné quelques temps sur place.

De pièces à conviction, une seule : un chapeau découvert sur le chemin bordant le pré Lobeau, par un cultivateur de Barbey-Leroux, du nom de Victor Lecomte.

De témoins oculaires, néant. Les Syda affirmaient que de leur logement, séparé de celui des Petitdemange par une simple cloison, ils n’avaient de toute la soirée du 25 et de toute la journée du 26, entendu aucun bruit suspect ; de plus, que jusqu’à 10 heures du soir, exception faite d’une demi-heure, entre 7 heures et demie et 8 heures, les deux ménages étaient restés en étroites relations directes.

La mort de Petitdemange restait donc des plus mystérieuses. Qu’il y eût un meurtre, on n’en pouvait douter. Mais de là à pouvoir accuser… En tout état de cause, l’entourage immédiat de la victime était hors de soupçon.

On ramena donc au Faillard le corps qui fut rendu à la famille. On procéda le 6 juillet à l’inhumation puis la gendarmerie commença son enquête.

Celle-ci paraissait devoir traîner longtemps, lorsque, six semaines après la découverte du cadavre, environ le 15 août, deux habitants de Granges firent avertir M. Tourdes qu’ils avaient de graves déclarations à lui faire.

 

Trois témoins tardifs


- Si nous n’avons pas parlé plus tôt, ajoutèrent-ils, c’est parce que nous craignions d’avoir des ennuis, rapport qu’on n’aime jamais à être mêlé à une affaire d’assassinat. Mais on est d’honnêtes gens et on a sa conscience qui vous fait un devoir impérieux d’aider la justice. »

Et c’est ainsi que le juge d’instruction entendit le 20 août Jean-Baptiste V…, de Granges, et Marie-Eugène G…, de Haut-Rond.

Il faut croire que les révélations de V… et de G… furent sensationnelles, puisque M. Tourdes n’attendit pas 24 heures pour faire arrêter Mme Petitdemange et son fils Nicolas.

Deux jours plus tard, un fermier des Halles de Granges, Charles L…, vint apporter sa petite pierre à l’accusation. La religion du parquet était faite : il tenait les coupables.

Que disaient ces trois dépositions ?

Jean-Baptiste V… raconta que le 25, vers 10 heures et demie du soir, braconnant dans la Vologne, il avait aperçu, à peu de distance de l’endroit où fut trouvé le cadavre, une femme et un homme de haute taille remontant le sentier qui longe la rivière. Ayant peur d’être pris en flagrant délit, il s’enfuit.

Charles L…, lui, affirma que, d’un bouquet d’arbres, proche de la maison des Petitdemange, il avait vu les deux accusés rentrer chez eux, porteurs d’une civière et après avoir enlevé leurs sabots.

Double contradiction déjà entre les deux témoins.

D’une part, L… a vu, à 11 h 30, une civière ; V…, à 10 h 30, n’en a pas vu. D’autre part, comment faire cadrer les heures ? De la maison des Petitdemange au pré Lobeau, il n’y a pas dix minutes de marche. Si l’on en croit L…, il aurait fallu aux accusés une heure pour en revenir.

Il y a plus. La civière, à en croire L…, a été déposée le long du mur sud de la maison. Or, L… se trouvait du côté nord ; entre lui et les Petitdemange, s’interposaient la maison et la remise ! Si l’on rapproche de ce fait les entretiens que V… et G… eurent avec L… entre leurs dépositions et la sienne, on ne manquera pas d’éprouver quelque trouble.

Mais quelques graves que soient ces manques de concordance, ils ne sont rien au prix de la déposition de G… C’est dans la nuit du 29 au 30 juin que, pêchant dans la Vologne, en face de l’endroit où l’herbe fut trouvée foulée, il aurait aperçu entre minuit et une heure un homme et une femme venant du Faillard. L’homme aurait été porteur d’une civière. Ils se seraient arrêtés, auraient ramassé un corps volumineux - on eût dit un veau mort, - l’auraient mis sur la civière et jeté 200 mètres plus loin comme un tas de fumier. Puis ils auraient rejoint la route de Barbey-Leroux aux Evelines, seraient revenus à la maison de Petitdemange, auraient démonté le brancard et seraient rentrés.

Cette fois, on ne comprend plus. V… et P… ont vu des éléments de faits semblables dans la nuit du 25 au 26, l’un à 10 h 30, l’autre à 11 h 30. C’est le 29 ! - à minuit, - que G… dit les avoir constatés.

Quel besoin les criminels auraient-il eu de déplacer le corps de 200 mètres, cinq jours plus tard ? Quelle nécessité de faire usage d’une civière pour opérer ce transport sur quelques pas ? On nage dans l’invraisemblance. Mais le jury des Vosges n’en fut pas à cela près.

 

Qui se ressemble…


Ces témoins, qui étaient-ils donc ?

V…, mort deux ans plus tard, en 1907, était titulaire de quelque vingt condamnations pour tentative d’assassinat, bris de clôture, délit de pêche et contrebande.

G… était doté d’un casier judiciaire avec cinq condamnations pour chantage, vol et recel de marchandises.

L…, condamné pour violences et bris de clôture, était fou. Au moment des assises, on dut reconnaître qu’il tombait en enfance !

Voilà une association de témoins que le code qualifierait, lui, d’association de malfaiteurs.

Mais un autre élément entache de suspicion une dénonciation déjà douteuse par la qualité de ceux qui déposent. V…, G… et L… étaient trois ennemis des Petitdemange.

V… avait été condamné pour braconnage, sur la déposition du père Petitdemange.

L… avait demandé à louer des terres aux Petitdemange. Ceux-ci avaient refusé. De là, une haine avouée au procès par Mlle Mathilde L…, propre fille du témoin.

G… était en très mauvais termes avec le vieillard. Cela a été reconnu aux assises.

Il importait peu. Aussi bien V… qui avait déclaré le jour des obsèques à une dame Lecomte :

- Les Petitdemange sont enfoncés. Je les enfoncerai davantage et au besoin j’écrirai des lettres anonymes au Parquet ! »

Il se livra aux plus abjectes calomnies.

Il accusa notamment du plus odieux crime d’immoralité la mère et le fils, se basant sur l’existence d’un seul lit dans la maison Petitdemange. Or, à la vente du mobilier, après condamnation, le notaire mit aux enchères trois lits.

D’ailleurs, il se coupa par la suite. Le 29 août 1909, M. Augustin Rivot, maire d’Aumontzey, rédigea le procès-verbal suivant :

Je soussigné, Augustin Rivot, maire de la commune d’Aumontzey, déclare avoir entendu le sieur V…, Jean-Baptiste, dit P…, au café Hantz, déclarer avoir fait un faux témoignage à la Cour d’assises d’Epinal sur l’affaire Petitdemange, du Faillard.

Tout comme dans l’affaire Adam, ce fut, semble-t-il, sur des témoignages de moralité que s’appuya l’accusation. Un certain Henry B…, notamment, vint affirmer que le jeune Nicolas brutalisait son père.

- Comme j’ai jadis passé en correctionnelle, j’ai pensé que mon information ne vaudrait qu’appuyée par un autre témoin. Et je puis établir que M. Rémy-Ferry, ancien conseiller d’arrondissement, a lui-même constaté de visu ces actes de sauvagerie. »

Or la gendarmerie de Corcieux, appelée à recueillir la déposition de M. Rémy-Ferry, n’obtint de celui-ci que le démenti le plus formel. Et l’on omit de dire qu’entre B… et les Petitdemange régnait une vive animosité du fait que ceux-ci avaient refusé de prendre ce témoin comme locataire et, ultérieurement,  de se faire ses complices dans une affaire de bois volé qui entraîna condamnation.

Quoi qu’il en fût, malgré le caractère taré des témoins à charge et les dépositions élogieuses des témoins à décharge, tous gens honorables, la Cour d’assises des Vosges, siégeant à Epinal, condamna le 9 décembre 1905 la veuve Petitdemange à deux ans de prison et son fils Nicolas à dix ans de réclusion.

Hélas ! le sort ajouta son injustice à celle des hommes : tandis que la veuve, deux fois torturée, purgeait sa condamnation à Rennes, son malheureux enfant mourait, un an après, le 3 janvier 1907, à la prison de Melun. Entre temps, il avait pu écrire au garde des Sceaux qui ouvrit une enquête : le 5 août 1906, un premier dossier était constitué. A une démarche de M. Camille Krantz, député des Vosges, il fut répondu qu’en l’absence de tout fait nouveau, la requête en revision de la femme Petitdemange avait été rejetée.

Une pétition à la Chambre, répétée au Sénat et publiée à l’Officiel du 15 février 1908, n’eut aucune suite. L’opinion vosgienne s’empara de l’affaire. Un fait nouveau, l’aveu de V… enregistré par Rivot, semble pouvoir servir de base à une révision.

Il semble d’ailleurs que la protestation de Mme Petitdemange reste pour le moment purement platonique. Une enquête en revision s’impose.

Elle s’impose d’autant plus qu’âgée de 70 ans, impotente, l’unique survivante du drame, ruinée par les frais de justice, n’a plus d’asile que par la charité d’amis compatissants.

N’aura-t-elle pas avant de mourir la joie de se voir rendre l’honneur et de voir réhabiliter le pauvre enfant, mort de chagrin et de honte dans la froide et triste cellule où l’avait confiné l’immonde et basse vengeance de trois misérables ?

  

 

Pierre Vaux - Le calvaire d’un

   

 Blancs contre Rouges



Il est peu d’événements politiques qui furent aussi bien accueillis par le peuple de France que la Révolution de février 48. Et la joie des campagnes, d’ordinaire assez réservées dans leurs manifestations, ne le céda en rien à celle des villes. C’est que chacun, dans sa sphère politique, croyait y voir une aurore de liberté : depuis la boîte de Pandore, l’espérance est la seule fortune des hommes.

Il apparut toutefois que le petit village de Longepierre, aux confins de Saône-et-Loire et du Jura, ne partageait point l’allégresse universelle. Alors que, dans toutes les autres communes, la municipalité faisait planter par l’instituteur et bénir par le curé son arbre de la Liberté, les notables de Longepierre dissimulaient à grand’peine un désarroi et une angoisse qu’ils n’hésitèrent pas à traduire dans une réunion privée tenue un soir des premiers jours de mars, chez le maire, M. Rousselot.

- Donc, c’est bien décidé, demain matin, nous partons pour Verdun-sur-le-Doubs ? Nous adhérerons en Comité cantonal provisoire et nous y munirons des pouvoirs nécessaires pour assurer la gestion de la commune ?

- Ce ne sera que partie remise, grommela un des notables. Tôt ou tard, avec ces « démoc-socs », il faudra en venir à des élections municipales. Et le résultat en sera douteux.

- Vous avez raison, mon cher Duperron. Mais cela nous donnera le temps d’aviser.

- Méfiez-vous. Avec des gaillards comme Pierre Vaux et Gallemard…

- Gallemard se remue diablement, lança Duperron.

- Oui, mais Pierre Vaux est plus dangereux, opina un petit vieillard, qui n’était autre que M. Coste, le receveur municipal. L’instituteur a l’oreille des manouvriers. Et il va les pousser à réclamer les « communaux ».

- Ce qui importe, trancha le maire, c’est d’assurer l’ordre. Il convient donc d’organiser immédiatement la garde nationale. Bien entendu, uniquement recrutés parmi les propriétaires. De bons fusils sauront en imposer aux fauteurs de désordre.

- Et susciter des mécontentements.

- Oui, mais aussi éviter le pillage. Voilà donc qui est dit. Si la démagogie doit couler à pleins bords, il faut que nous puissions l’endiguer, comme notre Doubs en hiver.

 

Le programme d’un républicain


Si le brave homme de maire, plein de terreur et de fermeté, avait joui du don d’ubiquité et eût assisté à la veillée de famille qui se tenait dans une humble maisonnette voisine, il eût été surpris d’entendre, sous la même forme imagée et presque avec les mêmes mots, une conclusion quelque peu différente aux commentaires sur les événements du jour.

- Oui, disait d’une belle voix grave un grand jeune homme aux yeux étincelants, qui se tenait près du feu, la révolution est comme le Doubs en hiver, qui inonde notre vallée, submerge les îles et, dans son cours impétueux, emporte toutes les résistances. Mais à l’été, toutes les richesses qu’emportaient ses flots se sont déposées sur le « finage » et ses alluvions permettent aux récoltes de pousser plus belles.

- Puisque vous nous parlez de « finage », M. l’instituteur, pensez-vous que la République nous donnera définitivement l’exploitation des « communaux » ?

- Sûrement, père Charbonnier. Elle confirmera les droits que vous a permis de faire valoir la loi de 1837.

- C’est que les baux de neuf ans arrivent à expiration. Et il ne faudrait tout de même pas que les riches en reprennent à nouveau possession pour leur bétail, comme avant 1839. Jusqu’à interdire à nos moutons et à nos oies d’aller « pâquer » sur des territoires qui sont à tous, sûr, mais qu’ils réservaient à leurs boeufs et à leurs chevaux !

- La République fera mieux encore, mes amis. Elle vous donnera le suffrage universel qui vous permettra d’envoyer à la mairie des conseillers qui sauront vous défendre.

- Pas malheureux ! Tous ces gros messieurs voudraient bien voir revenir le moment où ils nous payaient six sous par jour, parce que nous n’avions point de terre à travailler. Avec les 200 hectares appartenant à la commune, il y a de quoi donner un bout de champ à chaque pauvre travailleur.

- Et outre le pain du corps, elle vous donnera le pain de l’esprit. Elle ne peut pas moins faire que de décréter l’instruction gratuite. Mais ne le ferait-elle pas que vous pourrez toujours, une fois à la mairie, la donner aux enfants avec les fonds de la commune.

- Bonne chose, ça ! dit mielleusement un gros homme court et glabre, qui s’était glissé en tapinois dans l’assemblée, sans que personne l’eût vu entrer.

M. Vaux le fixa de son regard ferme, mais les petits yeux clignotants de l’interrupteur semblèrent fuir les prunelles de l’instituteur.

- Ah ! vous voilà, Gallemard !

- Vous savez la nouvelle ? Le maître part demain pour Verdun. Les gros propriétaires du canton veulent s’entendre pour diriger les affaires. Et puis, ils vont créer une garde nationale. Mais le peuple ne se laissera pas faire. Car, j’en suis, moi, du peuple. Et puis, vous savez, si le maire insiste, je lui flanque ma démission d’adjoint. Et on se représentera ensemble, pas vrai, M. Vaux ?

- Il vois d’où souffle le vent, murmura Vaux à Richard. Et, plus haut :

- Ce sont de beaux sentiments, père Gallemard. Et le peuple n’aura jamais assez de défenseurs.

 

La guerre civile au village


Il était dit que l’offensive des notables de Longepierre aboutirait à une défaite. Dénoncée par Gallemard dont l’intérêt apparent était qu’elle triomphât, le prolétariat du village put s’insurger à temps. De quoi Gallemard retira la réputation d’un sincère ami du peuple.

Ce Gallemard, aubergiste, épicier et buraliste, était arrivé dans le village quelque vingt ans auparavant, précédé d’une assez fâcheuse réputation. Né à Lays, à deux lieues de Longepierre, il avait été embauché au château comme jardinier, mais en était parti vers 1827, non sans subtiliser, disait la voix publique, une vingtaine de mille francs à son patron, le baron de Truchy. Il s’était insinué peu à peu chez les gros propriétaires de Longepierre et était parvenu à se faire élire au conseil municipal qui l’avait désigné comme adjoint au maire.

Son premier geste, dès la Révolution, fut de contraindre celui-ci à rendre son écharpe. Il commença par démissionner en prétextant l’illégalité commise par le Conseil en adhérant au comité cantonal de Verdun et l’irritation causée dans la population par l’organisation d’une garde nationale dont, affirmait-il, on n’avait nul besoin. Du coup, on était obligé de recourir à une nouvelle élection.

La campagne fut ardente. Blancs et rouges s’affrontèrent.

- Vous avez eu tort de nous quitter, Gallemard, disait à l’aubergiste M. Rousselot, le maire démissionnaire, quelques jours avant le scrutin. Vous avez tiré les marrons du feu. Mais ce n’est pas vous qui les croquerez.

- Seul, le bien public…

- Ta, ta, ta. Vous avez voulu être maire à votre tour. Mais les démoc-socs qui auront la majorité, c’est incontestable, vont faire passer leurs candidats. Vous verrez que Vaux…

- Hé ! La préfecture ne ratifiera pas.

- C’est- bien ce que vous escomptez. Mais ils n’auront pas dit leur dernier mot. Vous aurez des adversaires tenaces, Gallemard, dans votre nouveau parti.

Tout se passa comme l’avait prédit M. Rousselot. Et la liste de gauche passa à une majorité écrasante, en tête l’instituteur Pierre Vaux et un de ses amis Blanchot.

Du coup, toutes les haines politiques locales furent déchaînées et eurent leur écho jusqu’à la préfecture qui refusa de ratifier l’élection. Il n’y eut pas jusqu’au curé, M. Couillerot, qui ne prît parti en refusant de chanter le Salvam fac rempublicam et en prétendant substituer à cette prose un certain Salvum fac populum non prévu par les canons ! Ce jour-là, Pierre Vaux, qui était assis au lutrin, se leva et sortit de l’église en plein office, laissant le curé tout pantois.

Huit jours après, l’instituteur recevait la visite de M. Lesbrot, inspecteur départemental, qui commença par le tancer vertement.

- Comment, vous, mon brave Pierre, vous dont j’ai suivi la carrière dès le début, vous me jouez, à moi, votre vieil inspecteur, un tour pareil ? Il ne vous suffisait pas de vous mettre mal avec l’ancienne municipalité. Voilà que vous vous brouillez avec le curé et que vous vous faites passer à la préfecture pour un rouge dangereux ?

- Je suis un enfant du peuple, M. Lesbrot, j’ai été loyal avec l’ancien tyran…

- Pauvre Louis-Philippe ! soupira l’inspecteur.

- … Mais maintenant que voilà la République, je saurai la défendre.

- Ah, tête chaude ! Croyez-vous que je ne le sache pas que vous êtes un enfant du peuple ! J’étais un ami de votre brave frère, l’instituteur de Viry. Je vous ai suivi presque depuis votre naissance à Molaise, oui. Vous étiez orphelin et vous m’avez intéressé. Quand vous avez quitté l’école, ça devait être en 31, pour apprendre l’état de sabotier, que voulait vous imposer votre beau-père, M. Emiland Gagey, le broyeur de colza ; j’ai encouragé votre frère à vous prendre chez lui, pour l’aider à faire la classe et vous permettre de préparer l’Ecole Normale. Et quand vous en êtes sorti, le premier, à vingt et un ans, en 1842, qui vous a fait nommer à Longepierre, malgré certaines résistances au sein du conseil municipal ?

- C’est vous, bien sûr, M. Lesbrot. Et croyez bien que je ne suis pas ingrat…

- C’est être ingrat que de gâcher une situation que j’ai eu tant de mal à vous obtenir… et à vous conserver. Je vous avertis, dès le début, que la prudence s’impose en raison du conflit suscité au sein du conseil par votre nomination. Bien. L’année suivante, altercation avec le maire pour la construction de l’école et la forme des tables…

- Il fallait pourtant défendre l’intérêt des enfants…

- Quel songe-creux ! Autre histoire pour votre augmentation comme secrétaire de la mairie. Bien ! Puis, c’est votre équipée en faveur de l’instruction gratuite. Vous vous rappelez ce que vous a écrit, à cette occasion, M. Bidault, le sous-inspecteur qui m’avait remplacé ?

- Certes ! Il m’engageait à ne rien dire qui pût aggraver ma situation.

- Utile conseil ! Vous veniez de vous marier avec Mlle Irma Jeannin. Cette union avec une fille de riches cultivateurs, et belle personne, vous posait dans le pays…

- Je sais d’ailleurs avec quelle bonté vous vous êtes entremis pour moi…

- Et maintenant que vous avez deux bébés, vous serez bien avancé si l’on vous destitue. Je ne pourrai pas vous sauver tout le temps. Réfléchissez-y.

- C’est tout réfléchi, M. l’inspecteur. Je ne puis montrer aux enfants leur devoir moral si je n’y obéis moi-même.

M. Lesbrot haussa les épaules.

- Tête de pierre ! Enfin, moi aussi j’aurai fait mon devoir. Je vous aurai averti. Mais je crains bien que ce ne soit en vain.

L’inspecteur avait été bon prophète. Car, peu de temps après leur entretien, le drame administratif éclatait.

Une nouvelle municipalité avait été élue ; de nouveau, le parti de gauche avait triomphé. Le maire, M. Charbonnier-Borgeaud, et l’adjoint, M. Robelot, étaient des amis de Pierre Vaux. Le premier geste du nouveau conseil avait été de consentir aux chefs de famille des baux de 18 ans pour l’allotissement des 200 hectares de communaux s’étendant sur les terres d’alluvion du Doubs : une répartition de terrain, c’était à Longepierre la traduction de l’entité « République ».

Le préfet jugea bon de casser la décision de transformer ces terrains litigieux en prairies. De quoi les intéressés ne tinrent aucun compte. Mais de quoi aussi le maire écrivit au préfet, et d’une telle encre que des orages ne pouvaient manquer de surgir :

    M. le préfet,

J’ai l’honneur de vous faire savoir que mes administrés ne se nourrissent pas de foin. C’est du blé qu’il leur faut.

Le maire de Longepierre : Charbonnier.

La réponse fut simple : destitution du maire pour avoir écrit la lettre ; révocation de Pierre Vaux, instituteur, accusé de l’avoir dictée.

Qu’importe ! Avec son ami Richard, il fondera une briqueterie. Le soir, en souvenir de sa jeunesse, il tournera des sabots. Il devient une gloire locale. Le 24 novembre 1850, il va se présenter au conseil municipal ; l’élection est sûre : c’est le Capitole.

Mais, tout près, plus vite qu’il n’a fallu pour y monter, c’est la Roche tarpéienne.

 

 Le coq rouge


Le vent sifflait en tourmente dans la vallée. Et, tout le long de la rivière, les saules tordaient leurs branches souples encadrant les multiples îles qui tourmentaient le cours tumultueux de la rivière déjà grosse.

L’instituteur, révoqué depuis huit mois, et M. Charbonnier-Borgeaud se promenaient dans la langue de terre qui, au sud de Longepierre, fonce comme un cap dans le lit du Doubs. Ils discutaient des élections du lendemain 24 novembre et étaient arrivés à la hauteur de l’En-Paule, quand l’ancien maire, se retournant sur Pierre Vaux, lui lâcha à brûle pourpoint :

- Alors, vous, camarade, vous avez bien confiance en Gallemard ?

- Mon Dieu ! Pas plus qu’il ne convient !

- M’est avis, alors, qu’il faut nous débarrasser de lui.

- Pourquoi ? Nous sommes obligés de le prendre à cause de son attitude contre les notables. Mais nous serons au conseil onze contre lui. Et s’il bouge…

- Même à onze contre lui, un gaillard pareil…

- Que peut-il faire ?

- Eh bien, il nous fera tous sauter !

Un frisson prophétique secoua la haute taille de Pierre Vaux. Et, tournant le dos, les deux promeneurs se hâtèrent vers le village dont la centaine de toits de chaume, pressés contre l’église s’épaulaient l’un l’autre contre l’ouragan prochain.

 

La mairie et la préfecture


Ce fut le lendemain, sous la tempête, un orage politique qui explosa dans Longepierre. Dès le petit matin, les huit cents habitants du bourg assiégeaient la mairie. Et dès midi, les résultats étaient acquis. Toute la liste de gauche passait, Pierre Vaux en tête et Gallemard à quelques voix derrière lui. Ce fut un triomphe, mais un triomphe sans lendemain. Car la préfecture, ne pouvant annuler le vote, se refusa à admettre l’ancien instituteur pour maire. Et à défaut du titre, Gallemard dut se contenter d’assumer les fonctions de premier magistrat municipal.

- Il est arrivé à ses fins, dit quelque temps après Charbonnier-Borgeaud à l’ancien instituteur.

- Oui, mais je ne laisse pas passer la chose sans protester, répondit Pierre Vaux. J’en ai écrit au Prince-Président…

- Et dans une telle forme que vous n’aurez jamais satisfaction. Vous commenciez votre lettre en l’appelant « Citoyen Président » !

- Comment voudriez-vous que je l’appelle ? s’exclama naïvement le jeune homme. En république, le plus beau titre n’est-il pas celui de citoyen ?

- Evidemment, évidemment, fit le bonhomme Charbonnier. Mais en république ou en royauté, appeler quelqu’un « Monsieur », ça vaut toujours mieux que de le nommer « citoyen ».

- Robespierre ne l’eût pas pensé. Et mon ami, le démocrate Esquiros, notre député, l’immortel auteur de l’Evangile du peuple

Charbonnier-Borgeaud haussa les épaules.

- Tout ça, c’est des grands mots. Pour nous faire plaisir, on a voté l’autre jour la suppression de l’allocation de 150 francs au curé et un crédit de 100 francs pour la commémoration en février de la République. Vous verrez que la préfecture n’acceptera rien de tout ça. Gallemard a voté contre. Ça en dit long ! »

Admirable bon sens paysan que la haute conscience de Pierre Vaux ne pouvait comprendre.

- Et après ? On dissoudra le conseil. Le nouveau vote du peuple nous donnera raison. Longepierre est attaché aux idées républicaines, père Charbonnier-Borgeaud, plus que vous ne l’imaginez. Tenez, quand j’ai été révoqué, et que je suis allé défricher le lopin de terre qu’on m’avait accordé, en tant que chef de famille, sur le « finage », toute la population n’est-elle pas venue avec moi, spontanément, mettre ce champ en état ? Et…

- C’est entendu. Mais maintenant que vous vous êtes mis à tourner des sabots, et, avec votre ami Richard, à faire des briques, eh bien ! il y a beaucoup de gens qui se trouvent, pour dire « Oh, oh, l’instituteur, c’est un comme nous, maintenant. Il n’a plus de mains blanches. » Et vous avez perdu, comme vous dites, de votre prestige ! Croyez-moi, Vaux, ça n’finira pas bien. On suspecte Gallemard, surtout depuis qu’il a fait fermer le cabaret de Bossu, qui lui faisait concurrence. Et on dit que vous êtes avec lui parce qu’il a été élu avec vous. Oh ! voilà la nuitée. En attendant, le bonsoir. C’est pour vous que je vous ai dit tout cela. »

Et, laissant Pierre Vaux songeur, le bon vieux s’éloigna en marmonnant : « C’est pour vous… c’est pour vous… »

 

L’année de feu


Pierre Vaux en était resté tout interdit. Cet avertissement venu d’un homme peut-être simple, mais plein de bon sens, l’avait profondément troublé. Mais pourquoi s’inquiéter ? Il avait des ennemis, certes ! Mais que pouvaient-ils contre lui ?

Et les jours coulèrent, les saisons succédèrent aux saisons. Dans le « finage », terre d’alluvions chaque hiver engraissée par le Doubs, les moissons blondirent, où joua la faux. Et l’hiver s’en vint, amené dans les grondements de la rivière soudain grossie. Chacun, dans sa chaumière au toit de paille, se livra aux menus travaux de l’hiver. Pierre Vaux tournait des sabots. Mais nul n’a su le nombre de ceux qu’il donna aux miséreux.

Cependant la belle saison s’apprêtait à revenir. Les premières brises tièdes amenèrent de timides promesses de printemps, coupées d’aigres brises et de pluies cinglantes. Et rien ne faisait présager le fléau qui allait s’abattre sur Longepierre.

Un soir, c’était le 2 mars 1851, un cri sinistre à l’extrémité du village, dans le quartier de la Barre : « Au feu ». La chaumière d’un certain Mazué flambait comme une torche. Et le sinistre menaçait de gagner les maisons voisines. De tous côtés, les habitants accoururent, sauf de l’extrémité opposée à celle où s’était déchaînée la flamme. C’est que, là aussi, menaçait d’éclater, dans la maison Gorce, un incendie, vite éteint, celui-là, mais dont l’origine criminelle ne laissait aucun doute : on voyait encore sur les murs de longues traces de phosphore.

Quels pouvaient être les coupables ? Barillot, un ennemi de Mazué, peut-être ou son beau-frère, le maçon Treffoux ? Non ; un alibi fut vite établi par M. Boulanger, juge de paix de Verdun, chargé de l’enquête préliminaire. Alors ?

Une information assez grave parvint à M. Boulanger.

- Dans la soirée du 2 mars, lui déclara un certain Jean-Baptiste Petit, j’entendis derrière une grange une conversation : « Pensez-vous toujours le faire ce soir ? »

- Oui, puisqu’il faut que cela se fasse. - Cela suffit. »

Je me dissimulai de mon mieux. Deux ombres passèrent devant moi : celles de Gallemard et de son gendre Pichon.

- Vous soupçonneriez Pichon et Gallemard ?

- Je ne sais rien, monsieur le Juge de Paix, je vous dis ce que j’ai entendu. Voilà tout.

- Gallemard ? Allons donc ! »

D’autres éléments de suspicion pesaient pourtant sur l’adjoint. Quelque temps auparavant, Gallemard s’était vu enlever son bureau de tabac, qui avait été attribué à une dame Frilley. Or la maison Frilley jouxtait la maison Gorce. N’y aurait-il pas eu là vengeance ? Mais M. Boulanger, fort lié avec Gallemard, ne voulut rien entendre. D’autant que l’accusé, Gallemard s’était fait accusateur. Pour lui, les criminels, c’étaient les rouges, et Jean Petit, en tête.

M. Boulanger cherchait toujours, quand le 25 mars, un nouvel incendie éclate. Cette fois, c’est la demeure d’un des notables, Jean Duperron, qui est détruite, et avec elle cinq corps de bâtiment. Et toujours des traces criminelles.

Un notable ! Nul doute à présent ; Gallemard avait raison : c’est dans le parti républicain que sont les coupables. Mais le parti républicain, c’est Pierre Vaux. Eh bien ! on verra de ce côté. Quelle fortune de pouvoir discréditer un parti tout en se défaisant de son chef, un adversaire dangereux !

Les premières recherches ne donnèrent rien qui vaille. Pierre Vaux établit que, le 2 mars, il était avec son ami et associé Richard, à Ecuelles, et qu’il ne rentra que le lendemain ; on aurait pu réfléchir que c’était par pur hasard qu’il n’était pas rentré le 2 et que ses ennemis ignoraient son absence. Mais la passion politique emporte tout.

Toutefois, on hésite encore. Un nouveau sinistre, le 5 mai, qui détruit 4 bâtiments, supprimera cette hésitation. Le 7 mai, Pierre Vaux et Richard sont arrêtés et transférés à Chalon.

On les y gardera trois semaines, le temps de se rendre compte de leur incontestable innocence.

 

Faussaire et dénonciateur


Un incident, en apparence étranger à l’affaire, allait la faire rebondir.

Un besogneux, du nom de Balleaut, avait tenté de négocier à Seurre, grosse bourgade au nord de Longepierre, deux billets de 30 francs signés de Duperron. De toute évidence, la signature était fausse.

Balleaut est arrêté ; il entre dans la voie des aveux. Lui ne sait pas écrire. C’est Michaud qui a rédigé les faux billets. Il aurait voulu acheter son silence, car il lui a proposé de s’associer à la bande des incendiaires dont font partie J.-B. Petit et les nommés Savet et Nicolas, « rouges » militants. Du coup, on arrête tout le monde.

Mais les incendies ne s’arrêtent pas pour si peu : le 4 septembre, c’est la maison de J.-B. Charbonnier qui flambe ; le 28 octobre, celle de Parent-Babet, avec 6 autres bâtiments, dont la maison de Michaud.

Les accusations de Balleaut sont controuvées, sauf sur le faux. Savet, Petit, Nicolas et Balleaut lui-même sont relâchés. Michaud seul est condamné.

C’est le coup d’Etat du 2 décembre. C’est dans la commune républicaine de l’atterrement et de la fureur. On oublie pour un moment la terreur qui règne depuis neuf mois, la crainte constante du « Coq rouge » dont la crête flamboyante menace chaque nuit de se dresser sur les toits du village. Il devait bientôt s’imposer à nouveau à Longepierre, malgré les précautions prises.

Le 14 janvier, la maison de Claude Duperron brûle. On a vu auprès d’elle rôder un homme à chapeau blanc. Le 8 mars et le 11 mars, nouveaux incendies. Cette fois, la mesure est comble. Depuis six mois, Gallemard accuse les terroristes rouges. N’aurait-il pas raison ? On arrête Jean Petit, Félix Savet et son fils.

Mais Balleaut rentre en scène. Au brigadier de gendarmerie, il dénonce Pierre Vaux, le 16 avril. Le 23, il maintient son accusation devant le juge de paix. Michaud l’aurait entraîné chez Pierre Vaux. Il aurait trouvé chez l’ancien instituteur une « assemblée », composée de Savet, de Jean Petit, Maurice Nicolas, Jean Dumont, qui aurait décidé de brûler la « rangée » de maisons de chez un certain Voluzon jusqu’au Doubs.

Tous les accusés sont arrêtés. Pour la deuxième fois, Pierre Vaux est incarcéré à Chalon. Il ne devait plus jamais revoir Longepierre ni son foyer.

 

 A deux pour porter une croix


Au premier rang du public, dans la salle des assises, dès l’ouverture des portes, une femme a pris place. Sous la coiffe bien nette qui cache deux épais bandeaux bruns, les traits, qu’éclairent d’admirables yeux noirs, sont tirés par l’espoir d’une maternité prochaine. Elle serre contre elle un garçonnet de sept ans dont les frêles épaules se courbent sous une mystérieuse terreur.

En allant s’asseoir à son banc, elle s’est excusée, bien humble, devant les gendarmes qui gardent les portes et a fait une discrète révérence à l’appariteur. Quand la Cour est entrée, jetant ses robes ensanglantées dans la grisaille où s’est fondu le jury, elle a poussé un cri étouffé, poignant rappel d’émotions récentes, évocation de terreurs futures. Mais quand les accusés sont amenés, menottes aux mains, elle s’est dressée toute droite, la main en avant, comme pour jeter son coeur par dessus la tribune infâme.

- Courage, mon Irma, lui a lancé une voix mâle, qui la fait se rasseoir apaisée.

- Accusé Pierre Vaux, vos noms et prénoms ?...

Tout à coup, elle frémit. Son mari s’est levé :

- Je ne sais pas quel misérable a pu inculquer toutes ces scélératesses dans la tête de Balleaut, qui n’est qu’un imbécile. Mais, devant Dieu, je le jure, je suis innocent !

- Un accusé n’a pas à jurer, interrompt sèchement le président. Faites entrer le premier témoin.

- Oh ! le père Gallemard ! s’exclame l’enfant.

De plus en plus mielleux, sournois, s’embarrassant de si, de mais et de car, l’adjoint passe la corde au cou de Pierre Vaux, tout en s’excusant et en semblant l’excuser.

- On a dit que Pierre Vaux avait mauvais caractère. Peut-être parce qu’il était un peu fiérot. On a dit qu’il avait insulté les gardes forestiers de Pourlans. C’est possible, car il est violent ; mais je n’en sais rien. Il disait qu’il était en relations avec les rouges de Paris, dont notre ancien député…

- Esquiros, souffle charitablement le ministère public.

- C’est ça, Esquiros. Mais il était le chef des rouges de Longepierre. Et il disait à qui voulait l’entendre qu’il fallait que ça change, que les pauvres deviendraient riches, et que ça changerait…

- Comme autant de pierres lancées sur la tête d’un homme sur le point de se noyer, la déposition de Gallemard allait son petit train. Mais ce fut bien autre chose quand Balleaut fut appelé à la barre. On vit alors le Gallemard se remuer, faire des signaux, diriger la déposition du dénonciateur. Le scandale fut tel que les avocats crurent devoir déposer les conclusions d’ailleurs impitoyablement rejetées.

On devait tout voir dans cette parodie de justice et jusqu’à la transformation en témoin à charge d’un témoin à décharge.

- Je tiens Pierre Vaux pour l’homme le plus loyal, le plus probe, le plus intègre que je connaisse, vient déposer M. Costes, receveur municipal.

- N’avez-vous pas déclaré naguère qu’il tenait d’une main le poignard du socialisme et de l’autre une torche incendiaire ?

A cette question de l’avocat général, M. Costes balbutie :

- Oui, mais…

Le magistrat tient son effet sur le jury. Il coupe sèchement :

- C’est bon, allez vous asseoir !

Ce que fut le verdict, on le devine. Pour un propriétaire terrien de 1850, tout ce qui était socialisme était l’abomination de la désolation et tous ceux qui étaient des « rouges », des criminels en puissance prêts à chaque minute à passer aux actes. Le manque de preuves, les alibis justifiés, rien ne put agir contre les passions politiques : le seul témoignage de Balleaut - combien suspect pourtant ! - suffit à entraîner un verdict de culpabilité et une condamnation aux travaux forcés à perpétuité pour Pierre Vaux ; Jean Petit, Savet père, Michaud, à temps ; douze ans, pour Savet fils. Les trois autres, Malois, Nicolot et Dumont étaient acquittés.

Au prononcé des peines, Pierre Vaux, de toute sa hauteur, lança ce défi à ses juges :

- J’en appelle à Dieu !

Puis il se retira dignement, envoyant un dernier baiser à sa femme qui s’était effondrée, en sanglots, sous le poids de l’iniquité.

 

Un foyer dispersé


Elles sont bien longues, maintenant les veillées au village ! Un quatrième enfant est né, apportant à la veuve d’avant le tombeau la diversion de sa présence. Des voisins compatissants l’aident à travailler ses quelques arpents de terre. Elle ne vit plus que dans l’espoir des lettres qui lui parviennent du bagne de Toulon, évoquant une vie de souffrances et de privations qu’elle n’a même pas la triste consolation de partager.

Elle le voit dans la sombre salle empuantie, se réveillant à l’aube grise, cloué à son bas-flanc par la dernière boucle de la chaîne à jamais fixée à sa cheville par la manique, le lourd bracelet de fer rivé à la forge. Il rejette sa couverture, son capot de laine grise et se lève pour être accouplé à quelque bandit, jambe rattachée à jambe : bien heureux si ce compagnon marche du même pas ! Puis, résigné, il remonte la patarasse, ce tampon d’étoffe ou de jute tressé qui défend la peau contre le frottement de la manique.

Mais toujours les mêmes protestations d’innocence ! « Pierre Vaux, sans peur et sans reproche », comme il signe toutes ses lettres. Dieu finira-t-il par les entendre ?

Il a écrit au chef de l’Etat. Il ne l’a pas appelé « citoyen Président », cette fois-là. Avec dignité, il a affirmé l’erreur judiciaire : « La justice a été trompée. Je respecte l’arrêt qui m’a frappé. » Aura-t-il une réponse ? Non, croupis dans ton bagne, misérable !

Un an, elle mène cette vie de deuil, quand, un soir d’août, un cri la réveille : « Au feu ! » Elle se lève précipitamment. Le ciel rougeoie sous les flammes de l’incendie proche. Nerveusement, elle éclate de rire : Pierre  n’est pourtant pas revenu de Toulon !

Un an d’accalmie encore, et la série rouge recommence : incendie le 17 octobre, incendie le 22 ; incendies le 15 novembre, le 7 mars, le 22 mars. Et, enfin, la découverte du véritable incendiaire, celui que l’on soupçonnait, mais qui imposait le silence par la terreur, Gallemard, Gallemard l’accusateur !

 

Le tartufe de l’incendie


Ils sont passés, les temps où son ami, le juge de paix Boulanger, disait de lui : « Nous le décorerons, le sous-préfet et moi, sur la place publique ». Les notables sont allés à Dijon et ont été reçus par le procureur général M. de Marnas. Le préfet a exigé la démission de Gallemard. Le 12 avril, nouvel incendie, celui de l’école des soeurs. On change le juge de paix ; on en désigne un nouveau, M. Feurtet, qui sait, celui-là, faire avouer Balleaut, déjà convaincu par le gendarme Revenu. Les criminels sont arrêtés : Gallemard et son gendre Pichon vont prendre place dans la cellule naguère occupée par Pierre Vaux.

L’enquête avance lentement ; la magistrature craint d’avouer l’erreur. Le juge Feurtet veut interroger Pierre Vaux. Mais le martyr a été expédié à Brest. Et de là…

- J’ai l’honneur, écrit le directeur des services pénitentiaires au juge d’instruction Metman, de vous annoncer pour faire plaisir à M. le procureur général que l’inflexible Vaux et Jean Petit sont envoyés de Brest à Cayenne. »

Pour vous faire plaisir ! Le mot d’ordre a été donné en haut lieu.

- Il faut surtout, écrit le procureur à M. Feurtet, que rien n’autorise l’opinion à croire à l’entrée dans la voie d’une révision anticipée du procès Vaux. »

Balleaut aura beau décharger entièrement l’innocent, dévoiler le plan machiavélique de Gallemard qui, avec quatre complices : Moissonnier, Querard, Nouvelot et Pichon, voulait « donner un grand coup de balai », se débarrasser de Pierre Vaux tout en dépeuplant le village de ses notables pour racheter leurs terres à bas prix. Gallemard aura beau avouer et, en octobre, se pendre dans sa cellule. Les assises du 15 mars 1856 auront beau imputer les 21 crimes de Longepierre à cette effroyable association de bandits. Le siège des pouvoirs publics est fait : pour Pierre Vaux, il ne peut y avoir de réhabilitation.

 

La mort du juste


Que d’influences pourtant militent en sa faveur ! L’amiral Baudin, qui l’a vu de près à Cayenne et a su apprécier ce beau caractère, énergique et franc, réclame sa grâce. Point de grâce pour un instituteur républicain, surtout point de révision, malgré une supplique de 1859 à l’empereur.

Mais Mme Vaux, de son côté, ne cesse de prier, de supplier. Qu’on lui permette au moins de rejoindre son mari ! Ce n’est plus à la Justice, c’est aux Colonies à répondre. Les bureaux n’ont aucune raison de déplaire aux magistrats. Ils finiront par donner l’autorisation, mais avec quelle torturante lenteur ! Ils iront jusqu’à laisser croire au malheureux que sa femme recule devant l’embarquement, alors qu’elle aspire de toutes ses forces au moment de revoir son aimé et de lui amener son dernier enfant - celui qu’il n’a jamais vu !

Enfin, en octobre 1861, toute la famille est réunie. Il n’y a plus de moustiques, de fièvre, de jours trop ardents et de nuits trop fraîches. Il n’y a plus que le bonheur de se revoir.

Aucune tristesse ne devait être épargnée à Pierre Vaux. C’est, en 1864, son fils cadet, Junius-Brutus qui, dans un accident de chasse, tue sa soeur Clémence. C’est son gendre, Friley, le mari de sa fille Anna, qui, en 1870 meurt de la fièvre jaune. Mais rien ne peut l’abattre : et son coeur est toujours aussi large pour les déshérités de la vie. Tout, il partage tout, son pain, son tabac, son toit ; il n’y a qu’une chose qu’il garde pour lui : ses souffrances. Et il meurt à Ilet-la-Mère, en 1876, la main dans celle de Sedaize, son serviteur noir ; il n’y eut que des larmes autour de son cercueil. Les forçats les plus endurcis crurent ce jour-là que le soleil était mort.

Les quatre survivants, Mme Vaux, Anna, Pierre-Armand, et Junius-Brutus, rentrèrent à Longepierre dont la population signa une pétition de révision à la Chambre. Le ministre de la Justice répondit que les délais de révision étaient prescrits : comme si, chaque jour, par ses cris d’innocence, la victime n’avait pas interrompu la prescription !

Dix ans après, en 1886, les fils Vaux en écrivent au Président Grévy. Une lettre sèche leur répond que le Président ne peut pas faire grâce ! Faire grâce à un mort !

Devant une telle inconscience, cinq parlementaires bourguignons, C. Boysset, Symian, Magnien, Guillemaut, Barodet prennent l’affaire en main. Ils déposent un projet élargissant les conditions légales de révision des sentences criminelles. L’opinion publique s’en émeut : en 1889, Pierre-Armand Vaux est envoyé à la Chambre avec le mandat de faire réhabiliter les martyrs de la démocratie.

Ce n’est qu’en 1897 que ces généreux efforts aboutiront. La loi du 8 juin 1895, réformant le chapitre 3 du livre 2 du titre III du Code d’instruction criminelle, permit à Louis Ricard, garde des Sceaux de requérir, le 14 janvier 1896, la révision de l’arrêt du 25 juin 1852. Le 16 décembre 1897, après un rapport du conseiller Sevestre et sur les hautes conclusions du procureur général Manaut, la chambre criminelle de la Cour de cassation prononce la réhabilitation de Pierre Vaux et de Jean Petit.

La mémoire de l’instituteur républicain était vengée.  Mais dix ans de fer, quinze ans de déportation, une vie ruinée, une tombe abandonnée dans la savane ne cesseront de crier vengeance contre le plus abominable des dénis de justice politiques.

 

 

 

 

 

FIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021