BIBLIOBUS Littérature française

À prendre ou à laisser ; Le programme de lecture du professeur d’optimisme - Henri Roorda (1870 – 1925)

 



(Publié , en 1919, sous le pseudonyme de : Balthasar)

 

 

 


Table des matières

 

  • PRÉFACE
  • ATTENDRE
  • TOUS HEUREUX !
  • LA FIN DES GUERRES
  • UN MONSTRE
  • LE PÉDAGOGUE FACÉTIEUX
  • LE COLLEUR D’AFFICHES
  • UNE NOUVELLE LIGUE
  • POIGNÉES DE MAIN
  • LE NOMBRE DE NOS AMIS
  • N’ABUSONS PAS DE LA RÈGLE DE TROIS
  • LES FÊTES ET LA JOIE
  • LE SOURIRE FATIGANT
  • PROFESSEUR D’OPTIMISME
  • L’AVEU DU JOURNALISTE
  • LE RAMASSEUR DE BOUTS DE PHRASES
  • SOCIABILITÉ
  • LES SAUVEURS
  • UN PACIFISTE
  • MIQUETTE
  • NOS ENFANTS
  • UN JOURNAL NÉCESSAIRE
  • LA DÉTENTE CORDIALE
  • LE DÉBOCHAGE DE L’HUMANITÉ
  • LE SCANDALE DES TRAMWAYS LAUSANNOIS
  • À QUOI ELLES PENSENT
  • L’ÉLÉPHANT, LA POULE ET LE TSAR
  • LES NOMBRES
  • ENCORE LES NOMBRES
  • EN PYJAMA
  • UN GESTE HÉRÉDITAIRE
  • VIVE LA FRANCE
  • LA RUE MORALISATRICE
  • FIDÉLITÉ
  • NOTRE VOLUME
  • L’ÉTERNEL FÉMININ
  • À TABLE D’HÔTE
  • VIEILLIR
  • LE FROMAGE
  • L’ARGENT
  • GROSSES ET PETITES BÊTES
  • NOUS NOUS SALUONS
  • UN SINCÈRE
  • ILS NE VOUDRONT PAS S’EN ALLER
  • LE DÉSARMEMENT UNIVERSEL
  • LA NUIT DU 4 AOÛT
  • LES ÉTERNUEMENTS
  • NE SOYONS PAS TROP INTELLIGENTS
  • L’HOMME ET LES ANIMAUX
  • LA POLITESSE DU FONCTIONNAIRE
  • UN HOMME MORAL
  • ON POURRAIT FORT BIEN S’EN PASSER
  • POINTS DE VUE
  • MOI, LA MILLIARDIÈME PARTIE
  • JE PROTESTE
  • LA VOLONTÉ DES PEUPLES
  • UNE PAUVRE FEMME
  • UN MONDE COMPLIQUÉ
  • L’UTILISATION DES VIEILLARDS
  • LES DISCOURS
  • À SAINTE-HÉLÈNE
  • LES CONVENANCES
  • RICHARD CŒUR-DE-LION
  • LE SOUCI
  • LE MERVEILLEUX
  • LE MÉDECIN FACÉTIEUX
  • LES PEINTRES EXTRÉMISTES
  • LES DEUX PATRIOTISMES
  • QUAND ILS SONT PARTIS
  • PROCLAMATION AUX ÉLECTEURS INTELLIGENTS
  • LA NOCE À THOMAS
  • JUSQU’AU BOUT
  • LE MOT DE CAMBRONNE
  • MON VENTRE

 

PRÉFACE

Mon vieil ami Balthasar est venu me voir hier matin. À peine assis, il m’a dit :

– Je viens te demander conseil au sujet d’un livre que je vais peut-être publier. C’est un recueil d’articles qui ont déjà paru ici et là. Ernest m’a dit très franchement son opinion : il prétend que le public pourrait fort bien se passer de ce volume nouveau.

Moi. – Je suis absolument de son avis.

B. – Tu me conseilles donc de ne pas publier mon ouvrage ?

Moi. – Mais non. Je ne dis pas ça. Ils sont extrêmement rares, les livres dont le public n’aurait pas pu se passer. Y en a-t-il jamais eu un seul ?

B. – Oh !!

Moi. – Ne sois pas scandalisé. Avant que telle de ces œuvres indispensables eût vu le jour, l’humanité vaquait à ses besognes ordinaires, comme aujourd’hui. Si l’auteur avait jeté son manuscrit au feu, on n’en aurait rien su et personne n’en aurait souffert. Ernest a raison. Mais si l’on ne voulait publier que des ouvrages ayant une réelle importance, on finirait par ne plus rien imprimer du tout. Et, bientôt, diverses industries péricliteraient.

B. – Je te comprends. Mais j’ai encore quelques scrupules. Il y aura dans mon livre beaucoup de passages bien quelconques, bien médiocres. Ne devrais-je pas, d’abord, les améliorer ?

Moi. – Non. Cela exigerait beaucoup de temps. Et puis, si tu commençais à corriger tes phrases, tu ne t’arrêterais jamais. Il faut, d’ailleurs, qu’il y ait dans un livre des longueurs et du remplissage. Cela permet au lecteur de souffler.

B. – Je continue à hésiter. Il y a dans mon recueil quelques plaisanteries un peu grosses.

Moi. – Si elles étaient trop fines, elles passeraient inaperçues.

B. – Et puis, je songe à M. A., moraliste garanti par le gouvernement. Il a, plus d’une fois, porté sur mes articles un jugement sévère. Il dit que je parle avec une coupable légèreté de choses très sérieuses. En publiant mon livre, j’assumerai, paraît-il, une grande responsabilité !

Moi. – Mon pauvre Balthasar, rassure-toi. Ne t’es-tu jamais arrêté devant la vitrine d’un libraire ? L’ensemble des ouvrages qu’on a imprimés durant ces cent dernières années constitue un immense et lamentable chaos. Le monde de la littérature ne sera pas plus chaotique et pas moins pur quand tu auras jeté ton nouveau volume dans le tas.

En rendant l’instruction obligatoire et en enseignant la lecture à des millions d’êtres très peu intelligents, on a assumé une responsabilité devant laquelle la tienne est négligeable. M. A. qui, s’il en avait le pouvoir, s’opposerait vertueusement à la publication de ton ouvrage, ne craint pas de publier les siens. Car il est bien sûr d’être un auteur moral. Mais moi, je ne veux pas croire en l’action moralisante d’un livre écrit par un homme bête. Il faut se défier de ces gens qui voudraient que la loi protégeât leurs idées saines contre l’irrespect des sceptiques. S’ils étaient sincères, ils ne craindraient pas la sincérité des autres.

Sois-en sûr : quelques-uns de tes lecteurs te jugeront dédaigneusement, ou sévèrement. Mais si tu savais de quels écrivains ils disent du bien, tu serais consolé, et flatté.

Écoute, mon vieux Balthasar : en publiant un livre, on ne peut être sûr, ni de son succès, ni de son utilité, ni de sa valeur littéraire. Tu ne sais même pas si le tien est sérieux ou non. Une telle question est insoluble. Que faut-il pour qu’un livre nouveau puisse être mis en vente ? Cela suppose deux choses, deux conditions nécessaires et suffisantes : un auteur naïf, vaniteux ou cupide, et un éditeur confiant.

B. – Dans mon cas, les deux conditions sont réalisées. J’ai trouvé un éditeur très aimable. Je te remercie pour tes encouragements.

Moi. – Il n’y a pas de quoi.

ATTENDRE

J’ai rencontré hier beaucoup de personnes qui n’avaient rien d’autre à faire qu’à attendre.

Assise sur un banc du Jardin anglais, une maman surveillait son petit garçon et sa petite fille, qui faisaient des saletés avec de l’eau et du sable. Elle attendait que ses enfants grandissent. Ils grandissaient avec une extrême lenteur.

Dix minutes plus tard, j’ai passé devant le Grec qui vend des tapis d’Orient. Adossé contre l’un des montants de sa porte, il attendait le client possible. Vingt mètres plus loin, Maurice était arrêté devant la vitrine d’une modiste. « J’attends ma femme, m’expliqua-t-il : elle choisit un chapeau. » Je lui ai dit : « Courage ! » et je suis allé causer avec Ernest, qui faisait la navette en attendant le tram.

Puis je suis sorti de la ville. Sur la route, d’une blancheur aveuglante, j’ai dépassé un attelage fatigué qui, avec beaucoup d’efforts, faisait avancer lentement un tombereau trop lourd. Le charretier marchait dans la poussière, à côté de ses bêtes qu’il exhortait par des grognements périodiques. « Heureusement pour lui, pensai-je, cet homme est habitué à attendre. Ses chevaux qui ont de la mémoire s’arrêteront d’eux-mêmes devant l’auberge de la Croix-Fédérale. Mais ce ne sera que dans une heure et demie. » Un instant, je m’apitoyai sur son sort. Que pourrait-on donner à ce malheureux pour remplir le vide de ses journées ? Je n’osai pas lui conseiller d’admirer le paysage, ni de se livrer à des méditations philosophiques. Non, il valait mieux que sa pensée restât endormie.

Qui ne plaindrait-on pas si l’on devait plaindre tous ceux qui sont condamnés à attendre ! Chaque jour, enfermés dans la salle qu’ils connaissent trop bien, des écoliers, des employés et des ouvriers sans nombre attendent pendant des heures le moment où ils pourront s’en aller. On attend une lettre ; on attend sa bonne amie ; on attend de l’argent ; on attend le bonheur, et, le soir, quand on est fatigué, on attend avec impatience la minute ineffable où l’on s’étendra dans son lit. On attend la mort quand on ne peut plus rien attendre de la vie.

L’homme invente des moyens de locomotion toujours plus rapides pour posséder plus tôt les choses qu’il désire ; mais, dans ses journées, les minutes d’attente seront toujours les plus nombreuses. Nos nerfs ont besoin de repos ; et dans l’histoire de notre cœur, les Événements doivent être suffisamment espacés.

Il y a des êtres capables d’attendre vingt ans la réalisation de leur rêve unique. D’autres calment leur impatience en lui promettant une ou deux fêtes annuelles. Et beaucoup de sages n’attendent rien de plus que leurs petits plaisirs quotidiens. Mais tous ont besoin de patience. L’école a donc bien compris son rôle d’éducatrice, puisqu’elle habitue les enfants à supporter les heures vides qui, à peu de chose près, composeront leur existence.

La terre produit des ormes pour les personnes qui, en été, veulent attendre à l’ombre. Mais elle n’en produit pas assez. Aussi les hommes ont-ils dû construire des salles d’attente. On en trouve chez les médecins, chez les dentistes, chez les consuls et dans toutes les gares.

TOUS HEUREUX !

L’autre jour, dans la rue, n’étant pas pressé, j’ai regardé l’humanité. Mlle C. montait l’avenue. Comme elle est distinguée ! Il y a sans doute dans la ville quelques dames qui par leur élégance discrète pourraient rivaliser avec elle. Mais la manière dont elle tient son ombrelle est incomparable. Toute son éducation se résume dans ce simple geste qui lui permet d’éviter le plus grand nombre possible de chocs et de frôlements. Si la Vertu avait un parasol, elle le tiendrait comme cela. Et Mlle C. laisse apparaître sur son visage un peu de la légitime satisfaction que lui procure ce sentiment d’être avec évidence une personne très « comme il faut ».

Derrière elle venait un ouvrier plombier. Il était laid et mal bâti, dans des vêtements dont la couleur primitive avait disparu sous la noble crasse du travail. En humectant les deux pointes de sa moustache (avec un peu de salive peut-être), il en avait fait deux aiguilles effilées, bien droites et rigoureusement horizontales. Et à la manière dont il regarda une servante qui revenait du marché, je compris qu’il comptait dans la vie sur le pouvoir de ses pointes assassines.

Plus loin, je rencontrai un gentleman « qui ne se laisserait pas marcher sur le pied ». C’était, du moins, ce que sa mine devait tout de suite apprendre aux imprudents. Ayant les sourcils naturellement froncés, il avait sans doute reconnu un jour, devant la glace, qu’une expression intimidante lui seyait particulièrement bien. Son attitude ne changea rien à mes projets, car je n’avais aucune intention agressive.

J’étais donc tout disposé à plaindre le monsieur ridiculement obèse qui s’approchait. Mais, la distance ayant diminué, je reconnus mon erreur. Obligé par son ventre énorme de marcher la tête en arrière, il avait l’air d’un personnage conscient de son importance et heureux d’occuper une grande place dans le monde.

Une jeune femme qu’emportait une luxueuse automobile sourit à deux amies arrêtées sur le trottoir. Et son sourire, lent à s’effacer, put encore servir à entretenir les espérances du baron S. qui, à l’âge de soixante ans, continue à vouloir faire des conquêtes.

Sur l’autre trottoir, j’aperçus Madeleine, qui sourit constamment, parce qu’un jour quelqu’un a eu le malheur de lui dire qu’elle a un joli sourire.

« Ils sont tous heureux », me disais-je. Moi-même j’étais heureux d’être celui qui observe les autres. Une fois de plus, j’admirai la noble Nature qui entretient ingénieusement chez tous les êtres le goût de la vie. Elle a donné à Jeanne une fossette que ses camarades lui envient, et à Ernest une chevelure épaisse où l’on aime à plonger la main. Des individus qui ne savent ni chanter, ni danser, ni pérorer, parviennent quelquefois à étonner la galerie par la maîtrise avec laquelle ils commandent les mouvements de leur cuir chevelu. Les plus déshérités des hommes se réchauffent le cœur en songeant que leur cause se confond avec celle de la Justice. Et, pour que nous puissions accorder de l’importance à nos petits talents et à nos petites vertus, chacun de nous trouve en lui-même un admirateur plus ou moins discret, mais incontestablement sincère.

LA FIN DES GUERRES

Il est bien difficile, à notre époque, de ne jamais parler de la guerre. Qu’on me permette donc, exceptionnellement, d’en dire deux mots. Ou plutôt (ce sera moins fatiguant pour moi), je vais reproduire ci-dessous la lettre que vient de m’envoyer M. van Tock, professeur de Bon Sens, à l’Université de Rotterdam :

 

Cher Monsieur Balthasar,

Comme à tout le monde, la guerre m’a suggéré une idée. Soyez assez bon pour la répandre dans le public européen. Voici :

Un grand progrès sera réalisé si, après la conclusion de la paix, toutes les nations obligent leurs Parlements respectifs à voter la loi suivante :

Le service militaire n’est obligatoire que pour les citoyens âgés de quarante-cinq ans au moins.

Ces citoyens-là auront seuls le droit, en cas de guerre, de porter les armes.

Pour défendre mon idée, je me place sur le quintuple terrain du bon sens, du sentiment, de la morale, de l’intérêt général et de la psychologie.

1° Que nous dit notre bon sens ? J’entends le mien formuler cette proposition évidente :

Il est plus naturel de mourir dans la seconde partie de sa vie que dans la première.

Je n’insiste pas, car un axiome se passe de démonstration.

 2° Ne sommes-nous pas tous profondément émus en songeant à ces millions de jeunes gens qui se sont bravement fait tuer avant d’avoir pu jouir de la vie ? Beaucoup d’entre eux étaient des enfants, qui n’avaient pas encore osé embrasser leur bonne amie ; et ils ont eu le courage de se jeter dans les bras de l’affreuse Mort. Et quelle responsabilité ces enfants, qui n’étaient pas même des électeurs, pouvaient-ils avoir dans les fautes commises par les diplomates et les hommes d’État de leur pays ?

Sans doute, l’idée d’envoyer à la guerre des hommes déjà affaiblis par l’âge paraît au premier abord intolérable. Mais vous comprenez bien que ma loi, si elle est votée, aura pour conséquence immédiate l’humanisation de la guerre. On avancera à petites journées. Moins vigoureux, les soldats seront aussi moins exposés. D’ailleurs, des congressistes, réunis à la Haye, comprenant qu’il s’agit d’eux-mêmes, imagineront sûrement des moyens ingénieux pour atténuer l’horreur de la tuerie.

Vous me direz que jamais les fils ne consentiront au sacrifice volontaire des pères. Les pères ne doivent-ils pas consentir, aujourd’hui, au sacrifice de leurs fils ?

Pour faire taire leurs scrupules, les jeunes gens pourront se dire : « Notre tour viendra. »

3° Et puis, si l’on veut bien suivre mon conseil, quelle sera, dans un conflit, la nation victorieuse ? Ce sera celle où il y aura le plus de vieillards sains et vigoureux, celle où l’homme restera vert le plus longtemps. Dans chaque guerre, l’État victorieux sera celui où les citoyens feront preuve de civisme en menant une existence conforme aux règles de la morale et de l’hygiène, en résistant aux tentations du vice. Et ainsi – enfin ! – la vertu sera récompensée.

4° Autre avantage. Pendant que les Aînés défendront la patrie, le travail continuera à l’arrière, dans les champs et dans les fabriques. Il n’y aura pas de chômage, car les bras ne manqueront pas. Et pour remplacer ceux qui mourront au champ d’honneur, les jeunes travailleront au repeuplement du pays.

5° Cher Monsieur Balthasar, les excellents arguments que je viens de vous donner ne sont que du petit faro à côté de celui que j’ai gardé pour la fin. Ma loi rendrait tout simplement la guerre impossible. Écoutez-moi bien. À de rares exceptions près, les hommes âgés de plus de quarante-cinq ans sont des réalistes, des hommes qui ne se paient pas de mots, des hommes qu’on ne fait plus « marcher ». Chez eux, la généreuse insouciance de la vingtième année a fait place à la clairvoyance. Vous les connaissez : Br… ne tient qu’à sa quotidienne partie de cartes. Tr… serait malade s’il devait être privé de son vermouth matinal ou de ses trois bocks vespéraux. Cr… qui a vécu vingt-cinq ans dans le monde de l’Argent, connaît la vraie valeur de la vie. Fr… ne s’intéresse qu’à son eczéma. Et Gr…, le poète épique, qui a si souvent glorifié le mot, s’évanouirait si on le mettait en présence de la chose. C’est incontestable : des diplomates quinquagénaires qui sauraient que leur peau – c’est un des articles essentiels de ma loi – sera la première peau offerte à l’ennemi, trouveraient sans peine une « formule d’entente » empêchant le conflit d’éclater.

Adieu, Balthasar.

van Tock

 

Adieu, van Tock. Parmi les mille objections qu’on pourrait vous faire, je n’en formulerai qu’une : on ne pourrait pas compter, en cas de guerre, sur la parfaite loyauté de tous les gouvernements. Je connais un Premier ministre, que je ne veux pas nommer, qui composerait des régiments entiers, avec de faux vieillards, des vieillards postiches, scandaleusement vigoureux.

Non ! il n’y a rien à faire : il n’y a qu’à pleurer.

UN MONSTRE

Ernest Pache, celui qui fut au collège mon meilleur ami et qui rata son baccalauréat en même temps que moi, est venu me voir, dimanche matin, après un quart de siècle de mutuel oubli. Je m’écriai :

– Comment, c’est toi ?

– Tu l’as dit. Permets-moi de supprimer les effusions réglementaires, car quelqu’un m’attend devant ta porte, dans un taxi. Voici ce qui m’amène. On m’a raconté que tu donnes des Consultations morales. Est-ce vrai ?

– C’est vrai. Le client m’explique les causes de son malaise intime, et je trouve les paroles subtiles et le remède qui ramèneront bientôt le calme dans son esprit. C’est dix francs la demi-heure. J’obtiens la guérison, totale ou partielle, dans le quatre-vingt-quatorze pour cent des cas.

– Excellent ! dit Pache. Guéris-moi.

– Montre-moi ton âme.

Mon ancien camarade eut un mouvement de pudeur, comme si je lui avais proposé quelque chose d’inconvenant.

– … C’est que… elle n’est pas très propre.

– Pache, pour le médecin des âmes, comme pour celui des corps, les mauvaises odeurs n’existent pas. Il n’y a qu’odeurs caractéristiques, symptomatiques.

Pache se décida.

– Voici, dit-il. Je commence à croire que je ne suis pas fait comme tout le monde. Je ne trouve pas en moi, au moment où je devrais les éprouver, les sentiments qui font la noblesse de l’âme humaine. J’ai étudié les livres de nombreux moralistes : ils sont tous d’accord dans l’énumération des caractères qui distinguent l’homme de la brute. Eh bien ! je crains que quelques-uns de ces caractères ne me manquent. Et, puisque la nature produit des veaux à deux têtes, des femmes à trois seins et des enfants qui marchent à quatre pattes, je me demande si, au point de vue moral, je suis peut-être un monstre.

« Je m’explique : mon égoïsme exagéré m’inquiète. Moi qui m’attendris si facilement en lisant de beaux vers, je supporte, avec une insensibilité absolue, le malheur de mes semblables. L’autre jour, en marchant derrière le cercueil d’une tante bien-aimée, je me disais en m’essuyant le front : « Quelle chaleur ! » C’était l’expression exacte et complète de ce que j’éprouvais. (Il devrait y avoir, soit dit en passant, des chapeaux spéciaux pour enterrements d’été.)

« Le fait est là : l’émotion ne se produit pas en moi au moment où elle devrait se produire, comme si mon mécanisme intérieur était faussé. Une fois, en songeant à un mort pour lequel, normalement, j’aurais dû éprouver beaucoup d’amour et de la vénération, je compris que je n’éprouverais aucune joie à le revoir. Son retour m’obligerait à reprendre des habitudes anciennes dont je m’étais débarrassé. Et puis, il y aurait à redéplacer des meubles dans mon appartement. Ma sécheresse de cœur me fit horreur.

« Et, tiens : quand les journaux nous annoncent quelque grand cataclysme qui vient de faire des centaines de victimes, en Chine ou dans la principauté de Monaco, j’entends mon affreux “moi” murmurer : “Je m’en…” »

Le bruit d’un tram m’empêcha d’entendre la fin de la phrase de mon triste client. En dépit de mon silence glacial, il ajouta encore :

« Lorsque, dans la rue, je rattrape une pauvre femme, mal vêtue, qui pousse péniblement une charrette trop lourde, je prends l’allure de quelqu’un qui va sûrement manquer le train s’il ne se dépêche pas.

« D’une manière générale, j’aime mieux que les accidents se produisent quand je ne suis pas là. Enfin, dernier exemple, cet hiver, j’avais une provision suffisante de pommes de terre. Mes voisins du troisième n’avaient pas de pommes de terre… »

J’interrompis Pache brusquement, et, renonçant à mes dix francs, je lui dis :

– Va-t’en ; tu me dégoûtes !

LE PÉDAGOGUE FACÉTIEUX

Henry Blagafroy est, depuis quinze ans, l’instituteur du charmant petit village de Téry. L’autre jour, il a dû comparaître devant le Conseil municipal de cette localité pour répondre, si possible, à l’accusation extrêmement grave portée contre lui. Le Président n’y alla pas par quatre chemins.

– Monsieur, dit-il à l’instituteur, vous êtes un fou ou un empoisonneur public…

Henry Blagafroy esquissa un geste vague.

– … et je vais le prouver, continua le magistrat indigné. J’ai ouvert dernièrement, tout à fait par hasard, les cahiers d’école que mon gendre, Louis Borel – un de vos anciens élèves –, a conservés. Ces cahiers sont très propres et font, au premier abord, une excellente impression. Mais… heureusement pour nos enfants,… j’ai commencé à en lire un et, ma foi ! j’ai dû poursuivre ma lecture jusqu’au bout. C’était affreux !… Je comprends maintenant pourquoi vous nous aviez demandé l’autorisation d’enseigner sans employer aucun manuel… Voici, d’abord votre Résumé de grammaire. J’y trouve ceci : « Les verbes se divisent en deux grandes classes : les verbes infundibuliformes et les verbes œcuméniques. » C’est ainsi que vous nommez les verbes auxquels les honnêtes gens donnent les noms de transitifs ou d’intransitifs. (Un membre du Conseil municipal, qui entendait ces vocables baroques pour la première fois, se les fit répéter. Il y voyait un sens scatologique. Un de ses collègues le rassura.)

Le Président reprit :

– Au lieu de dire : « pronoms relatifs », vous dites : « pronoms cuspidaux ». Vous n’avez pas craint de parler à vos élèves des adverbes pharamineux et des adverbes trémébonds « dont il ne reste, ajoutez-vous prudemment, aucun exemple dans le français moderne ». Enfin, vous appelez conchoïde ce que j’appelle un hiatus. Et cætera… et cætera. Car j’ai fait mes études à la ville, Monsieur : je m’y connais.

Henry Blagafroy écoutait attentivement. Son visage était celui d’un homme qui n’a rien à se reprocher.

– Passons à la géographie… Vous avez jugé bon, Monsieur, de débarrasser l’île de Java des panthères noires et des serpents qui l’infestent et d’y faire fourmiller « d’arrogantes girafes et des zèbres rapides »… Vous dites qu’entre les îles Galapagos et les îles Marquises les relations sont redevenues amicales depuis que les oiseaux n’y font plus leur guano. Quant aux nombres qui définissent les populations des grandes villes du globe, vous les avez évidemment tirés au sort. Vous avez également tiré au sort les noms des villes qui méritent une cathédrale célèbre, ou un commerce prospère, ou encore une importante exportation de raisins secs.

Encore deux exemples. Sachez, Monsieur, que Tristan da Cunha est le nom d’une île, et non pas celui du « général turc qui battit les Russes à Pultava ». Enfin, puisque vous avez tenu à donner à vos malheureux élèves quelques notions de chimie, vous auriez pu faire mieux que de mentionner « l’yttrium, soluble dans le sirop de framboises » et « le tungstène qui ne se dissout que dans l’huile de foie de morue ».

Vous n’êtes pas fou, Monsieur, vous avez volontairement et systématiquement trompé les enfants qu’on vous avait confiés. Je le répète : vous êtes un empoisonneur public.

L’instituteur articula avec une parfaite tranquillité :

– Je n’ai empoisonné personne.

– L’erreur est un poison pour l’esprit, Monsieur.

Blagafroy eut un sourire et dit :

– Pourrait-on me confronter avec l’une de mes victimes ?

Le Président, comptant sur les accusations accablantes du témoin, avait prévenu son gendre, qui attendait dans la salle voisine. On le fit entrer. Sans attendre, l’instituteur lui dit :

– Louis Borel, m’accusez-vous de vous avoir trompé ?

– Moi ? Absolument pas.

– Vous ai-je empoisonné l’esprit ?

– Quelle plaisanterie !

Le Président voulut intervenir. Mais Blagafroy réclama avec force :

– Que l’on donne la parole au témoin pour qu’il dise ce qu’il pense de mon enseignement.

Louis Borel s’adressa à son ancien maître en ces termes :

– Je n’ai pour vous que de la reconnaissance. Vous m’avez appris à bien calculer ; à écrire proprement et correctement ; à m’exprimer avec aisance. Constamment, vous nous avez répété qu’il faut faire avec soin tout ce qu’on fait…

Le Président l’interrompit :

– Eh bien ! elle est raide, celle-là ! Et toutes ces erreurs folles qui remplissent tes cahiers, est-ce qu’elles ne t’ont jamais gêné, Louis ?

– Non ; je n’ai pas eu l’occasion d’en souffrir.

L’instituteur intervint.

– Je vais tout vous expliquer, Messieurs. Je n’ai enseigné à mes élèves que des erreurs indifférentes, inoffensives. Je ne les ai trompés que sur les choses qui nexistent plus pour celui qui est sorti de l’école. C’était une expérience que je tentais.

Henry Blagafroy était très aimé dans le village. Il ne fut pas révoqué. On le pria seulement de bien vouloir désormais se conformer à la mode.

LE COLLEUR D’AFFICHES

J’ai vu l’affiche :

 

Prochainement

Éléonore Balti

 

La cantatrice unique va venir. Ah ! entendre encore cette voix !

J’ai attendu quinze jours, et j’ai eu la soirée inoubliable. Maintenant, c’est fini. L’homme à la grande blouse est venu et, sur l’affiche qui annonçait l’Événement, il en a collé une autre où l’on voit un domestique frotter une bottine avec joie parce qu’il a enfin trouvé le seul vrai cirage : Le Reluisant. Durant quelques semaines, des milliers de passants constateront sur ce visage expressif l’évidente satisfaction que procure l’emploi du cirage nouveau.

De son geste, le colleur d’affiches a fait brusquement baisser l’éclat de la gloire d’Éléonore Balti. Désormais, le nom de la grande artiste n’arrêtera plus le regard des badauds. Seuls ceux qui l’ont entendue se souviendront toujours. Le nombre de ceux qui pourraient la nommer va diminuer. L’oubli commence.

On annonce maintenant le fakir du Bengale. Le colleur d’affiches lui accorde trois semaines de célébrité. Quelques impatients comptent les jours. Ils ont tort, car, un matin, bientôt, ils se diront : « C’était hier soir. » Sur la route du Temps où nul ne peut s’arrêter, ils auront dépassé le point lumineux. Et ce sera déjà le souvenir et l’inutile regret. Il y aura du vide dans leur cœur jusqu’à ce qu’un désir nouveau y grandisse. Le colleur d’affiches va les aider. De son geste irrévocable il fait rentrer le fakir dans le néant ; et, coup sur coup, il nous promet un danseur russe, un tribun socialiste et une grande fête de charité. Car le colleur d’affiches est un homme juste. Il ne permet à personne d’accaparer longtemps la gloire. À chacun son tour.

De temps en temps, il arrache du mur d’affichage des lambeaux de papier dans l’épaisseur desquels on devine, superposés, des noms qui eurent un jour du prestige. Ces lamentables « comprimés » de gloire sont emportés par le balayeur municipal.

Le geste du colleur d’affiches est symbolique. Il nous fait songer à la course folle qu’est notre vie et à tous ces événements que nous avons attendus avec espoir et qui, les uns après les autres, sont tombés dans l’abîme du Passé. Le poète nous a dit :

 

Aimez ce que jamais on ne verra deux fois.

 

Oui. Mais puissions-nous aimer aussi la Beauté dont les colleurs d’affiches n’abrégeront pas la gloire. Heureux celui qui aperçoit au loin, sur la route de sa vie, la région claire qu’il ne dépassera jamais !

UNE NOUVELLE LIGUE

Le Diable doit être de plus en plus embêté. À notre époque, toutes les formes du Mal sont combattues par des Ligues qu’ont fondées les hommes de bonne volonté. Il existe une ligue internationale contre les rats qui, paraît-il, font, chaque année, pour cinq cents millions de dégâts (environ). Il y a une puissante ligue antialcoolique. La ligue contre la licence des rues empêche aussi la propagation de la littérature immorale. On s’est ligué pour simplifier l’orthographe ; pour protéger les missionnaires contre les cannibales ; pour empêcher les jolies femmes de porter des jupes trop courtes et pour interdire aux jeunes gens de se promener nu-tête. Il y a des ligues contre tous les abus ; et l’on ne rencontrera bientôt plus d’hommes fumant trop, dépensant trop ou faisant trop d’enfants. Toutes les maladies, toutes les erreurs et tous les vices sont combattus par les ligues modernes ; et tous les hommes d’aujourd’hui sont prêts à se liguer encore plus étroitement contre le mal que font les autres.

Eh bien ! je dis que le nombre des ligues existantes n’est pas encore assez grand : il en manque une. Je fonde aujourd’hui la Ligue de ceux qui ne marchent pas, la ligue de ceux qui s’engagent à n’entrer dans aucune autre ligue : la ligue de ceux qui demandent qu’on leur « f… la paix ».

Ma ligue sera essentiellement bienveillante : elle ne combattra jamais les autres. Car il y a des ligues qui font de la bonne besogne. Avec les cotisations annuelles que paient en maugréant des milliers d’indifférents, on construit des sanatoriums utiles. Liguez-vous, braves gens ! Mais lorsque, agglomérés par centaines de millions, vous aurez réussi à constituer une masse humaine formidable qui n’aura que de bons mouvements, ne croyez pas à la victoire complète de la Vertu.

Puisse-t-il y avoir toujours des Individus, des Égoïstes, aimant la solitude ! Jeanne d’Arc était seule quand elle a entendu ses Voix. Beethoven ne s’est fait aider par personne pour composer ses symphonies. Les grands penseurs, les grands artistes et les saints qui ont versé dans l’Âme humaine le trésor de leur âme unique étaient seuls au moment où ils ont pensé, ou agi.

Des ouvriers nombreux qui travaillent ensemble dans une fabrique font beaucoup plus d’ouvrage que s’ils travaillaient séparément. Mais quand des centaines d’hommes se réunissent pour penser, ils ne parviennent qu’à composer un Parlement, ou un congrès. Et lorsque, par centaines de mille, ils marchent en rangs serrés sous les ordres d’un seul chef, c’est toujours pour aller tuer.

Je n’ai pas l’intention de faire ma Jeanne d’Arc, et ce n’est pas par orgueil que j’aime à m’isoler. Je prétends seulement qu’au lieu de se liguer contre les vices des autres et de combattre le mal extérieur, beaucoup de personnes feraient mieux de diminuer le mal qui est en elles. Vous trouvez, Madame, que quelques-unes de vos jeunes contemporaines portent des robes trop courtes. Mais, vous-même, n’avez-vous pas la langue trop longue ? Je connais un ligueur qui, hier, n’a pas été gentil avec sa femme et qui l’a été un peu trop avec celle de Victor. Et toi, vieux raseur, qui donnes sans cesse des leçons aux peuples et aux gouvernements, ne pourrais-tu pas, puisque tu veux faire le bien, apprendre à te taire ? Ah ! quel changement se ferait dans le monde si nous devenions tous assez égoïstes pour nous intéresser davantage à nos propres défauts qu’à ceux de nos semblables !

Ma ligue a sa raison d’être. Elle sera utile en rappelant aux hommes d’aujourd’hui le prix de la solitude et du silence. Il faut, de temps en temps, sortir de la foule pour contempler et essayer de comprendre. Dans les retraites tranquilles où ne parvient pas le bruit des clameurs et des fanfares, peut-être entendrons-nous monter du fond de notre âme une faible voix, de plus en plus distincte, qui animera un jour Ceux qui attendent.

Chers lecteurs, je le vois : vous êtes convaincus et vous entrez dans ma Ligue. Mais ne m’envoyez pas vos cotisations et surtout pas votre bulletin d’adhésion. Le vrai de l’amitié c’est de sentir ensemble. Nous n’aurons ni comité, ni président, ni secrétaire. Nous n’aurons ni réunions périodiques, ni rapports annuels ; et nous ne ferons jamais de cortèges.

POIGNÉES DE MAIN

Je viens de passer une heure exquise avec T., l’historien. Il m’a fait comprendre l’importance des phénomènes sociaux auxquels je n’avais pas songé ; et j’ai maintenant des sujets de méditation pour longtemps. Malgré cela, en songeant à T., je suis mécontent comme si je me reprochais quelque chose. Quoi ? Voici : nous nous sommes mal quittés. Notre poignée de main a complètement raté. Ma main a eu du retard et il n’a pu serrer que les bouts de mes deux doigts les plus longs. Quant à mon pouce désemparé, il a exercé une pression maladroite sur un os étonné. Nous aurions dû recommencer.

Vous me direz que j’ai tort de me laisser troubler par des accidents tout à fait négligeables. Que voulez-vous ! Pour moi, toutes les poignées de main ne sont pas équivalentes. Chacune a sa signification propre ; et, en les analysant, on parviendrait à élaborer une science qui aurait bien autant de solidité que la graphologie.

Au moment de la séparation, j’aurais voulu dire à T., sans paroles, ma sympathie et ma joie. En vieillissant, nous devenons discrets et timides dans l’expression de nos sentiments ; et, en quittant un ami, nous chargeons notre main de lui transmettre le message de notre cœur que nous n’osons pas appuyer contre le sien.

Il nous est impossible d’aimer notre prochain autant que nous-mêmes. À l’ordinaire, nous n’avons, les uns pour les autres, que de l’indifférence. Mais notre sang est constamment à une température de 36 degrés centigrades environ ; et nous mettons peu de chaleur dans nos entretiens avec nos semblables. La fraternité superficielle qui à chaque instant rapproche les êtres est précieuse. Nous ne pourrions pas vivre très longtemps dans une atmosphère glaciale. Eh bien ! quand j’ai causé cordialement pendant quelques minutes avec quelqu’un, je m’attends à ce que notre geste d’adieu exprime l’accord fugitif de nos pensées. Je juge sans bienveillance le docteur Z., dont la main défiante et à moitié fermée me rappelle qu’il est un homme avare. Mais j’évite avec autant de soin mon ancien camarade Oscar, qui s’est trop longtemps exercé dans l’art de casser des noix en les serrant dans la paume de sa dextre. J’ai connu un vieux paysan qui, chaque fois, en me quittant, me posait dans la main quelque chose de comparable à un cataplasme tiède qui aurait quatre doigts et un pouce, et qui avait l’air d’attendre que je lui dise : « Vous pouvez la retirer. » Et je me rappelle encore un méridional dont le shake-hand chaleureux signifiait clairement qu’il était prêt à se jeter au feu pour moi. Pourquoi ce complet sacrifice ? Je n’aurais jamais songé à le lui demander.

Trop prudentes ou trop ardentes, timides, maladroites ou ridicules, les poignées de main révèlent un manque d’aisance ou de naturel dans nos relations avec les autres. C’est d’ailleurs aussi pour des raisons d’ordre géométrique que l’exact emboîtage que je rêve ne peut pas toujours se faire. Il y a, heureusement, des exceptions. Il m’arrive de rencontrer dans la rue mon vieil ami Georges. Nous sommes parfois pressés ; mais, sans que nous nous arrêtions, il se fait entre nos mains fraternelles un contact si parfait et si intime que le courant s’établit instantanément entre nos cœurs. Et c’est une minute presque aussi bonne que celle où mon enfant, fatiguée par la promenade que nous achevons, m’abandonne avec une confiance absolue les quatre doigts et le pouce de sa main gauche ; de la gauche, car elle a besoin du pouce de sa main droite pour le sucer.

LE NOMBRE DE NOS AMIS

– Cher Monsieur, nous avons été très heureux de faire votre connaissance. Vous nous feriez un grand plaisir, à mon mari et à moi, en venant prendre le thé, mardi après-midi, à la Métairie.

– Madame, je garde le meilleur souvenir de la conversation que j’ai eue avec vous et avec M. Denis, et je vous remercie pour votre extrême amabilité ; mais je n’irai pas prendre le thé chez vous mardi prochain.

Notre causerie d’hier me fait supposer que nos relations pourraient devenir amicales, et être durables. Eh bien ! c’est précisément pour cela que je ne dois pas trop m’exposer à vous revoir. J’ai trop d’amis. Comprenez-moi bien, Madame. Je ne reproche pas à mes excellents amis d’occuper une trop grande place dans ma vie. Je regrette, au contraire, et bien sincèrement, d’avoir si peu de temps à leur consacrer. Mon vieil ami John, à Baltimore, attend depuis plus d’un an la réponse à ses trois dernières lettres. Puisse-t-il croire qu’elle a été « torpillée » par quelque sous-marin allemand !

J’ai bêtement laissé s’éteindre, dans le cœur de ma vieille tante Émilie, la précieuse affection qu’elle avait pour moi. Je n’allais jamais la voir.

Il y a vraiment trop de choses dans notre existence. Le travail remplit la plus grande partie de notre journée ; et il n’est pas assez machinal pour nous laisser la liberté de l’esprit. Et, souvent, après le travail, vient une grande fatigue. Quelquefois, pour six ou sept semaines, l’emploi de chacun de mes dimanches est fixé d’avance.

Que deviennent mes enfants ? Je les revois quotidiennement, aux heures des repas. Mais que se passe-t-il en eux ? Le repas fini, je les embrasse et je m’en vais, car un client m’attend (à moins que je ne me plonge dans la lecture de mon journal, toujours le même). Je ne veux pas faire comme ce père dont j’ai reçu les confidences et qui, uniquement occupé, pendant vingt ans, à gagner de l’argent pour ses filles, a fini par devenir pour elles un étranger.

Le mois dernier, nous n’avons pas trouvé une seule soirée pour aller voir nos fidèles amis, Philippe et Jeanne, à qui nous aurions pourtant tant de choses à dire.

Vous me comprenez sûrement, chère Madame. En songeant à ceux qui m’aiment et que j’aime, j’ai des remords. Qu’est-ce qu’un ami auquel on n’a pas le temps de penser ? Vous me direz que nos affections peuvent dormir longtemps, puis se réveiller. C’est vrai ; mais il arrive aussi qu’elles meurent, si l’on n’y prend garde.

Les gens affairés que nous sommes finiront par perdre complètement le goût de l’intimité. L’autre dimanche, je me suis décidé à aller voir ma sœur. J’ai parlé avec elle de ce que disent les journaux ; c’est-à-dire que notre conversation a été dans le genre de celles qu’un coiffeur peut avoir avec ses clients. Ma visite a été trop courte pour qu’elle me raconte son grand chagrin. Elle me l’a confié le lendemain, dans une lettre. Pour que les cœurs s’ouvrent, il faut du temps. Si nous n’étions pas pressés, nous aurions d’autres paroles pour ceux que nous aimons. Eh bien ! puisque notre temps est limité, le nombre de nos affections doit l’être aussi.

La ravissante Mme Clarette a montré à ma femme l’élégant calepin où elle a inscrit les noms des quarante-quatre personnes qui sont ses vrais amis. Elle a de la chance. Si l’un de ses amis venait à mourir, il lui en resterait quarante-trois ; et, comme cela, elle ne ferait pas une perte très douloureuse.

Elle a son « jour » : c’est le lundi. Ce jour-là, de trois heures à sept heures, elle les reçoit tous, en tas ; et tous ont droit au même thé, aux mêmes gâteaux, au même accueil cordial et aux mêmes sourires.

Moi, j’aime à déguster des amis un à un, sans hâte. Vous voyez bien, chère Madame, que je ne vous mets pas dans le tas.

On nous a recommandé, quand nous étions petits, d’aimer tous nos semblables. Quelques êtres d’élite y parviennent. Mais, pour cela, ils emploient un truc excellent : ils aiment l’Humanité, en bloc, et ne s’intéressent pas aux individus.

Je viendrai mardi, chère Madame, et nous recauserons de tout cela.

Votre très respectueux

Balthasar.

N’ABUSONS PAS DE LA RÈGLE DE TROIS

Vous avez le bonheur, chère Madame, cher Monsieur, d’être à la montagne, au milieu de vos enfants que l’École vous a rendus. Comme eux, vous êtes en vacances ; et vous pouvez vous intéresser enfin, sans hâte, aux manifestations de leurs talents naissants. Vous accordez naturellement une grande importance à leur éducation intellectuelle. Eh bien ! la prochaine fois qu’il pleuvra, par exemple demain matin, appelez votre charmante petite Marianne, et dites-lui que vous allez lui proposer deux problèmes d’arithmétique. Peut-être vous répondra-t-elle d’un ton maussade qu’elle aimerait mieux quelque chose de moins « barbant », car elle connaît les finesses du français tel qu’on le parle. Mais insistez, en disant qu’il s’agit de deux devinettes très faciles. Les voici :

 

I. On a deux boules en plomb, absolument sphériques. La hauteur de la grande est le double de celle de la petite. La grande pèse 12 kilos. Que pèse la petite ?

II. On a deux champs de forme carrée. La superficie du grand est égale au double de celle du petit. La barrière dont on a entouré complètement le petit a coûté 100 francs. Que coûterait une barrière de même qualité qui entourerait l’autre champ ?

 

Votre exquise petite Marianne, qui marche sans crainte sur ses quatorze ans, vous fournira probablement deux réponses fausses. Et vous en profiterez pour la mettre en garde contre l’abus de la Règle de trois. Elle n’y peut rien, la pauvre ! Comme nous, elle a eu l’esprit faussé par l’insistance du Pédagogue. Rappelez-vous ces ouvriers qui faisaient quatre fois plus d’ouvrage lorsqu’ils étaient quatre fois plus nombreux ; et ce café qu’on payait deux fois moins cher à condition que l’on en demandât deux fois moins ; et cette pauvre couturière qui aurait ourlé six fois plus de mouchoirs si elle avait travaillé 18 heures par jour au lieu de travailler seulement 3 heures. Cela devenait un refrain obsédant : « … trois fois plus… donc… trois fois plus ; cinq fois moins… donc… cinq fois moins… » Et ce raisonnement mécanique nous apparaissait comme un procédé permettant de résoudre tous les problèmes imaginables.

Le moment est venu de protester, Madame ; dites à votre jeune Marianne qu’une poule âgée de vingt ans ne fait pas dix fois plus d’œufs que sa petite sœur âgée de 2 ans. Et, vous-même, ne croyez pas qu’on soit deux fois plus heureuse dans une robe qui a coûté 200 francs qu’on ne le serait dans une autre robe qui coûterait seulement 100 francs. Vous possédez un demi-million, Monsieur, et vous croyez que votre félicité aura doublé quand vous posséderez le million entier. Cela n’est pas sûr. Parce que vous avez soixante ans, vous ne considérez que comme une demi-sagesse la sagesse des jeunes hommes de trente ans. Mais alors, que sera-ce quand vous aurez cent vingt ans ? Et puis, est-il bien vrai qu’on témoigne deux fois plus d’amour à sa femme en la rendant mère quatorze fois qu’en se bornant à lui demander sept héritiers ?

John pèse deux fois ce que pèse Philippe. Si Philippe et John étaient des cochons, un John vaudrait deux Philippe. Mais Philippe et John sont nos frères en Jésus-Christ ; et, en dépit de la guerre, la loi ne nous permet pas encore de les considérer comme des comestibles.

Je n’insiste pas davantage, car on m’a compris. C’est seulement à l’école que toutes les heures sont les mêmes et qu’un kilo de viande en vaut un autre. Il faut être pédagogue pour croire qu’on instruit deux fois plus un enfant en lui donnant huit leçons par jour qu’en lui en donnant quatre. Dans le monde du vrai travail, la qualité importe souvent davantage que la quantité. Et puis, il y a des âmes incomparables.

Voici, pour finir, deux Règles de trois imaginées par des humoristes célèbres.

À l’approche de l’Exposition universelle de 1900, Alphonse Allais, voulant calculer le nombre des « entrées » (nombre que les statisticiens confirmeraient au moment de la fermeture), fit ce raisonnement :

 

À l’Exposition de 1889, il y eut 39 780 422 entrées. En l’An UN, il y en aurait eu évidemment 1 889 fois moins, soit… En l’an 1900, il y en aura 1 900 fois plus.

 

Par ce procédé, il obtint d’ailleurs un chiffre très voisin du chiffre exact. (Vous voyez bien !)

Georges Courteline nous a parlé d’un curé qui, au moment de sortir de son église pour aller souper chez la riche châtelaine du voisinage, vit arriver une pécheresse dont le besoin le plus pressant était de se confesser. Il ne put la décider à remettre la chose au lendemain. La malheureuse avait trompé cinq fois son mari. Or, le curé venait d’infliger la récitation de douze Pater et douze Ave à une de ses ouailles qui avait commis sept fois ce même péché. Les sourcils froncés et l’esprit tendu, il articula : « X est à 12 comme 5 est à 7… X est à 12 comme 5 est à 7… » Mais, très pressé, et ne pouvant sortir de ce calcul difficile, le curé dit à la femme qui se repentait : « Vous tromperez encore deux fois votre mari. Puis, vous direz douze Pater et douze Ave. Et ça fera le compte. »

LES FÊTES ET LA JOIE

Bien des fois, j’ai été étonné par l’impatience que manifestent tant de gens à l’approche d’une fête publique. Qu’espèrent-ils ? Quand le grand jour sera venu, s’il ne pleut pas, on attendra d’abord sur la Grande Place l’arrivée du Cortège. Ah ! qu’il est spontané et sincère, le mouvement qui se fait dans la foule lorsqu’elle distingue le bruit lointain de la fanfare. Il arrive ! Une pauvre femme du peuple accourt, affolée : si elle était partie deux minutes plus tard, elle n’aurait pas pu voir le cortège dans toute sa longueur. Et c’est justement son Robert qui porte le premier drapeau.

L’après-midi, des milliers de personnes iront là où sont installés les carrousels et la cantine, et où des marchands nomades ont étalé leur pacotille. Des cochons en baudruche, que de sales gosses auront remplis d’air, laisseront échapper en se dégonflant, une plainte interminable et dépourvue de sincérité. Il y en a, heureusement, qui éclatent et qui se taisent pour toujours. On entendra aussi des discours, qu’on fera bien de ne pas lire dans les journaux du lendemain. Enfin, on ira s’attabler. Le jambon sera trop salé ; mais on le mangera quand même, car il a coûté 1 fr. 20. Et, le soir, on rentrera, plein de mauvaise humeur et de mauvaises odeurs.

Donc, bien des fois, en songeant à ces fêtes, je me suis dit : « Seuls les malheureux qui ne connaissent pas la vraie joie peuvent goûter périodiquement un tel plaisir. » Car, la joie, c’est tout autre chose. J’aime à me représenter les êtres privilégiés qui n’ont pas besoin de fêtes : la jeune mère qui enseigne le sourire à son enfant ; les amoureux s’en allant dans la solitude où ils cesseront de calculer, de craindre et de prévoir ; le promeneur qui, l’âme légère, marche à travers les champs, une fleur à la main ; et tous ceux qui, sentant leur force, songent avec confiance à ce qu’ils vont faire.

Être en vie, voir et entendre, sentir en soi une force : est-ce que cela ne devrait pas suffire pour entretenir notre joie ?

Eh bien ! non. Si j’avais davantage réfléchi, j’aurais contemplé sans étonnement et sans dédain cette foule qui compte sur le plaisir et sur l’émotion que des organisateurs habiles ont préparés pour elle. On diffère moins des autres qu’on ne l’imagine. Moi aussi, j’ai eu du plaisir à passer dans des rues pavoisées, et je me laisse facilement émouvoir par une musique qui passe sous mes fenêtres. Et puis, cette joie dont j’ai parlé, et qui devrait être notre joie normale, quotidienne, est une chose très rare, parce qu’un rien suffit pour la détruire. Un mot malheureux, le plus léger malentendu peuvent tout à coup gâter le bonheur qu’on venait d’atteindre. Quand on ne sent aucune douleur et aucune fatigue, on doit encore, pour être heureux, chasser sa timidité et ses soucis, ou son inquiétude. Il y a dans notre vie des milliers d’heures où nous ne souffrons pas ; mais ce sont presque toujours des heures calmes, indifférentes ; nous les vivons sans ardeur et sans émotion. Ces joies profondes et « naturelles », qui devraient sans cesse monter du fond de mon être, sont les exceptionnelles fêtes de mon âme, presque aussi rares que les fêtes organisées par nos vigilants comités patriotiques, et beaucoup plus brèves. Notre besoin d’extraordinaire s’explique par la médiocrité de notre vie ordinaire. N’avons-nous pas, souvent, une très légère déception en constatant qu’il n’y a rien dans notre boîte aux lettres ? Tous, nous comptons sur l’imprévu : le bonheur pourrait nous arriver par la poste. Dans notre enfance, on nous a promis le Paradis : nous l’attendons.

LE SOURIRE FATIGANT

Il y a quelques semaines, un ami me pria d’être à midi moins vingt au Café des Deux-Gares (où, me disait-il, on peut boire un excellent Dézaley 16). Il voulait, avant de prendre le train de midi huit, causer avec moi des moyens propres à hâter l’affranchissement des peuples. Je fus exact au rendez-vous. Le Dézaley 16 que nous servit un garçon poli et souriant était, en effet, très bon. Nous résolûmes, dans ses grandes lignes, la grave question du Progrès humain, et nous nous séparâmes.

Le même jour, à six heures du soir, je me trouvai dans le même café, où un autre ami (qui me signalait le même Dézaley 16) m’avait convoqué pour savoir ce que je pensais du féminisme et de son avenir. Le Dézaley 16 me parut aussi bon qu’à midi. Nous reconnûmes, mon ami et moi, qu’il y avait entre l’homme et la femme une différence qu’aucune mesure législative ne supprimerait jamais ; et nous reprîmes trois décis.

Le garçon qui nous les apporta était le même qu’à midi. Il souriait encore. Je le regardai avec sympathie en songeant : « Est-ce que, en mon absence, ce malheureux a souri continuellement ? » Comme à midi, le café était plein de buveurs. Quelques-uns d’entre eux, qu’on ne servait pas assez vite, frappaient sur la table avec impatience.

On recommande aux garçons de café d’être polis avec les clients. Cela ne doit pas toujours être facile. Regardez ce gros monsieur qui entre. Il ne se dit évidemment pas que, depuis ce matin, huit ou neuf cents de ses semblables sont déjà entrés dans ce café. Il ne peut pas oublier qu’il est le notaire le plus important de la rue du Centre ; et lorsqu’un inconnu n’a pas immédiatement pour lui autant de considération qu’il en a à lui-même, il s’en étonne. Il donnera au garçon un pourboire d’un sou ; mais, pour mériter ce sou, ce serviteur doit accourir avec empressement lorsqu’on l’appelle ; il doit s’intéresser avec déférence à l’authentique bourgeois qu’il a l’honneur de servir ; et, surtout, quels que soient ses soucis, il ne doit pas avoir un visage maussade. Il ne peut pas choisir : il doit répondre avec une inaltérable amabilité aux consommateurs polis, aux exigeants, aux ombrageux, aux maniaques, aux gémissants, à ceux qui sont trop familiers et aussi à ceux qui laissent dans leur ton l’incurable grossièreté de leur nature.

Nous considérons le garçon de café comme un être abstrait dont la fonction est de nous apporter sans retard ce que nous lui demandons. Mais, pour lui, nous voulons être quelqu’un ; et nous ne songeons pas aux deux grandes catégories où il range hâtivement les innombrables clients qui traversent son existence d’halluciné.

Ils sont nombreux les êtres qui, du matin au soir, toute l’année, doivent être constamment prêts à sourire. C’est une attitude bien fatigante qu’on exige d’eux. Tenez ! voici l’opticien qui, tout en lui commandant un bock, a pincé le coude de la grasse Élisa. Et parce qu’elle n’a montré aucun contentement, il lui reproche sa mauvaise humeur. Cet imbécile ne se dit pas que d’un 1er janvier au suivant, bon an mal an, le coude de la pauvre fille est pincé sept mille trois cents fois par des gentlemen qui ont tous le même air conquérant.

Quant aux demoiselles de magasin, elles n’ont aucun pourboire à espérer. Leur amabilité doit être désintéressée. Mme Chose a décidé de ne pas remettre les pieds chez Black, parce qu’il a deux vendeuses trop « froides ». Leur visage n’exprime aucune joie quand Mme Chose s’avance vers elles. Et pourtant Mme Chose est la femme de M. Chose ; vous savez : l’opulent M. Chose qui s’est si vite enrichi en vendant trop cher toutes sortes de choses.

Je réclame pour les demoiselles de magasin le droit de n’être pas souriantes. La plupart d’entre elles continueront tout de même à sourire, car, durant ces cent derniers siècles, la bête humaine est devenue peu à peu un être sociable et, très souvent, sympathique. Mais que Mme Chose le comprenne : une demoiselle de magasin peut avoir parfois des raisons pour ne pas être de bonne humeur. Pour une vendeuse qui, pendant des heures, est restée debout et qui a constamment fait des frais d’éloquence persuasive à seule fin d’enrichir ses patrons, ce n’est ni un honneur ni un réconfort de servir vers le soir Mme Chose, laquelle, on le sait, n’est jamais pressée. Que Mme Chose sourie la première. Elle n’est pas fatiguée. Et, puisqu’elle a des loisirs, qu’elle s’applique, chaque matin, devant son armoire à glace, à corriger son expression de parvenue respectable et satisfaite.

PROFESSEUR D’OPTIMISME

Si je ne suis pas trop vieux quand la guerre se terminera, je ferai mettre dans les journaux une annonce ainsi conçue :

 

BALTHASAR

Professeur d’optimisme

Consultations : le lundi, le mercredi et le vendredi,

de 2 h. à 5 h.

(Se rend à domicile)

 

Analyse des cas de conscience

Arrangements

Arrangements pour familles

 

Le prix de mes consultations sera élevé ; car des soucis d’argent, en diminuant mon optimisme, enlèveraient à mon enseignement un peu de sa sincérité et de sa chaleur communicative. Cela me permettra, d’ailleurs, de donner, le soir, des consultations gratuites aux pauvres.

Si, parmi mes clients, il en est qui souffrent du foie ou de l’estomac, je les enverrai à mon ami Georges, car je ne veux pas être puni pour exercice illégal de la médecine. Et je trouverai des formules polies pour faire comprendre aux gens dont la tête ou la voix me déplaira qu’ils feraient bien de s’adresser à quelqu’un d’autre. (Je leur dirai, par exemple, sans rire, que leur regard n’a pas fait bouger l’aiguille de mon galvanomètre astral, ce qui prouvera l’incompatibilité de nos fluides.) Car mes leçons ne seront efficaces que pour ceux à qui je pourrai parler avec cordialité.

Mon projet n’a rien d’absurde. Il est superflu d’enseigner aux hommes le pessimisme : la vie s’en charge. Mais beaucoup d’entre eux pourraient être plus heureux si on les mettait en garde contre leurs maladresses et contre les formules déprimantes qu’ils ont adoptées par snobisme. Car il y a des inconscients qui sont contents sans s’en apercevoir. Ils ont des paroles amères ; mais ils retournent ponctuellement à leurs petits plaisirs, comme s’ils se disaient chaque jour : « La vie a du bon. » Ils énumèrent les raisons pour lesquelles, logiquement, ils devraient être découragés ; mais, en fait, ils veulent gagner de l’argent. Ils espèrent et ils jouissent de ce qu’il y a de délectable dans le monde.

Si j’attends, c’est que je ne puis être optimiste que dans un local bien chauffé. Il faut de la chaleur à mon âme pour qu’elle se dilate. Et puis, la guerre, en troublant profondément notre esprit, nous empêche de voir l’existence telle qu’elle pourrait être. Mais, quand la paix sera revenue, ne faudra-t-il pas recommencer à croire, et à construire ?

Regardez-les : ceux qui disent que la guerre a tué en eux la joie de vivre, continuent à manger avec appétit. La Grande Infamie nous a profondément émus et sincèrement indignés ; mais nous sommes encore là. Pour protéger les êtres fragiles, la Nature a soin d’endormir fréquemment leur sensibilité. La guerre me permettra, d’ailleurs, de proposer un but à ceux de mes clients qui auront une belle âme d’apôtre. L’optimisme s’oppose bien moins que le pessimisme au généreux sacrifice de soi-même.

Mais ce n’est pas la vertu seule qui donne du prix à la vie. (Attrape ! vertuiste hypocrite !) Il y a dans l’univers beaucoup de choses à aimer. Puisque l’École ne sait pas faire mieux que d’enseigner aux jeunes gens trop de mathématiques, trop de grammaire, trop d’histoire et trop de géographie, je leur révélerai tous les bonheurs faciles qu’ils laissent quotidiennement échapper. Je leur apprendrai la bienveillance, afin qu’ils n’arrêtent pas trop longtemps leur regard sur les laideurs des autres. Je leur conseillerai de charger leur mémoire de belles idées et de belles images. Le soir, sur les routes, on est moins seul quand on se chantonne quelque chose ou quand on se rappelle de jolis vers :

 

Un matin au parfum des corolles tremblantes,

Tout le jardin chanta sous le ciel éclairci.

 

Je n’aurai pas pour tous mes clients les mêmes paroles. Mais il y en aura certainement à qui je devrai faire remarquer qu’ils ont pris la vie trop au tragique ; et ils finiront peut-être par sourire.

Si je disais toutes mes recettes, on me chiperait mon idée et on irait fonder une maison rivale en face de la mienne. Or, c’est en enseignant les choses qu’on parvient à les connaître ; et je me promets d’être moi-même mon élève le plus appliqué. Je tiens à prendre des précautions pour que le bel optimisme de ma lointaine enfance – qui s’est si bien défendu ! – puisse résister encore quelques années à l’armée des invisibles rongeurs qui reviennent toujours l’assaillir.

L’AVEU DU JOURNALISTE

Lecteur, je veux, aujourd’hui, te dire la vérité. La nuit dernière, dans un songe, j’ai vu venir vers moi mes illustres confrères, les Journalistes, au nombre de 512 839. Ils m’ont dit : « Nous t’avons choisi, toi, infime ver de terre parce que tu t’adresses exclusivement, dans un des quotidiens les plus répandus en Europe, aux lecteurs du dimanche, c’est-à-dire à des gens qui ont le temps de réfléchir. Dans ton prochain article, tu leur diras Notre Secret. Sois sans crainte : tu seras à la hauteur de ta tâche, car nous aurons soin de t’inspirer. »

Puis j’entendis un bruit formidable : c’étaient ces messieurs qui s’en allaient à travers mon plafond.

Donc, lecteur, c’est le Journaliste, éternel et invariable, qui va te parler. Écoute.

 

« Je suis celui qui, chaque jour, parle à la nation : aux travailleurs des champs et de l’usine ; aux petites modistes ; aux bourgeois économes et peureux ; aux macaques et aux vieilles duchesses fardées ; à tout le monde, sauf à quelques personnes très intelligentes qui ne me prennent pas au sérieux. Lecteur naïf, ces personnes ont raison. Parce que je traite avec aisance tous les sujets, parce que je tranche toutes les questions avec assurance, parce que je parle souvent avec gravité, parce que j’ai à ma disposition l’érudition, la logique, l’esprit et l’éloquence, tu reviens quotidiennement vers moi avec confiance pour que je te dise ce que tu dois penser.

« Malheureux ! Parce que mes discours sont tirés à cinquante mille ou à cent mille exemplaires et répandus dans tout le pays – simple question de mécanique et d’organisation –, tu en conclus qu’ils contiennent une plus grande part de vérité que tes propres paroles et que celles de tes amis. J’ai, il est vrai, quelques moyens d’information dont tu ne disposes pas ; et tu peux presque toujours me croire lorsque je t’apprends qu’un chien a été écrasé, qu’un de nos concitoyens vient d’être décoré, et qu’une femme a été coupée en trente-sept morceaux inégaux. Je n’invente ces histoires-là que dans les cas de grande pénurie. Tu ne dois pas davantage mettre en doute ma sincérité lorsque je dis, par exemple : Il pourrait bien se produire, cet automne, quelque chose de nouveau sur le théâtre de la guerre. Il m’arrive, aussi souvent qu’à n’importe qui, de peser mes paroles. D’ailleurs, je n’ai nulle envie de décrier ma profession. Je sais que je fais une besogne utile et que tu ne pourrais pas te passer de mes articles. L’homme moderne éprouve chaque jour le besoin de lire un journal. Je te fournis des sujets de conversation pour les minutes où tu es avec des gens à qui tu n’as rien à dire. Je t’empêche de penser lorsque de graves préoccupations tourmentent ton esprit. Le rythme de ma prose te berce lorsque tu veux somnoler, ou t’endormir. Enfin, tu te procures, avec raison, deux ou trois journaux lorsque tu vas prendre le train. Dans ces nombreux moments de ta vie où tu n’auras rien d’autre à faire qu’à essayer de tuer le temps, tu pourras toujours compter sur moi. Aie pour moi un peu de reconnaissance ; mais ne te fais de mon rôle une idée absurde.

« Lecteur naïf, mon devoir est d’éclairer l’opinion, et non pas de me payer ta tête. Je veux, aujourd’hui, te mettre en garde contre ta crédulité. Lorsque j’écris, ma plume n’est pas reliée par un fil spécial au puits où demeure la Vérité. Devant les graves questions pour lesquelles les hommes se battent, pourquoi en saurais-je plus long que les scieurs de long, les ferblantiers ou les dentistes ? Ah ! si tu me voyais rédiger ces articles, d’une si haute inspiration morale, où tu viens chercher une règle de conduite ! J’allume une cigarette, je prends ma plume et je songe : « Qu’est-ce que je pourrais bien leur dire ? » Cette minute est parfois douloureuse, car ça presse : la copie doit être prête à deux heures du matin. Les gens de ma profession n’ont guère le temps de penser avant d’écrire. Mais, c’est là notre vrai mérite, les meilleurs d’entre nous finissent par acquérir un si admirable tour de main dans l’exécution de leurs petits travaux littéraires, qu’ils exercent, malgré tout, sur le public une action réconfortante.

« Lecteur, je ne suis, comme toi, qu’un pauvre homme. Ma profession m’oblige à être affirmatif, car les innombrables paresseux qui peuplent le globe veulent que je leur fournisse des certitudes. Je ne puis pas résumer en cinq lignes le peu que je sais, car tu comptes sur tes deux colonnes. (De quoi aurais-je l’air si je laissais ces deux colonnes en blanc ?) Enfin, je dois sans cesse recommencer à écrire, parce que, avant tout le reste, on exige d’un quotidien qu’il paraisse chaque jour. Rappelle-toi désormais ces conditions dans lesquelles je fais mon métier et ne me demande plus ce qu’il ne m’est pas possible de te donner.

« Si tu veux de belles pensées, tu les trouveras dans les livres qui ont été composés lentement. Si, avant de prendre parti dans quelque grande lutte, tu hésites, consulte ta femme. Et s’il m’arrive encore, par habitude, de te révéler l’avenir, ou de t’indiquer la cause pour laquelle tu dois toujours être prêt à tout sacrifier, songe à mon évitable ignorance ; souris et sois indulgent pour mon toupet professionnel. »

LE RAMASSEUR DE BOUTS DE PHRASES

Quand je passe dans la rue à côté de deux personnes qui causent ensemble, il m’arrive de prêter l’oreille à ce qu’elles disent. Je l’avoue sans honte.

Et, d’abord, jamais ceux dont j’aurai ainsi surpris le secret ne souffriront de mon indiscrétion. Si un mot, saisi au passage, me fait comprendre que je viens de croiser un monsieur qui a tué sa bonne, je ne me mettrai pas à hurler : « Arrêtez-le ! » Je n’ai pas assez de civisme pour en arriver là. Et je n’irai pas à la police donner le signalement du coupable. Ce monsieur a peut-être obéi à des motifs très nobles. Et puis, je trouve que l’on est relativement trop sévère pour les criminels « de la petite espèce ».

D’autre part, je suis indiscret sans froisser personne. Je ne ralentis pas mon allure pour mieux écouter. J’ai toujours, en écoutant, cet air morne d’un passant qui ne pense à rien. Enfin, le plus souvent, il me serait difficile de dire si tel bout de phrase est tombé dans mon oreille parce que je le guettais, ou parce que l’on parlait à voix trop haute.

Si je connaissais un rentier auquel son médecin aurait recommandé des promenades fréquentes – mais un rentier au courant des méthodes de la science moderne –, je lui conseillerais de se faire ramasseur de bouts de phrases. Nos idées morales seraient très différentes de ce qu’elles sont si nous avions fait nos « humanités » dans la rue. Dans les livres des moralistes on trouve des types généraux ; dans la rue on rencontre des particuliers. Les romanciers eux-mêmes nous montrent des personnages dont la conduite s’explique simplement et qui, très souvent, peuvent être définis en peu de mots. Leurs héros les plus célèbres, ceux qui se sont fixés dans notre mémoire, ont une faculté maîtresse ou une passion dominante qui met une parfaite logique dans leur existence. Et puis, parce que l’écrivain compose une œuvre « littéraire », les êtres qu’il fait parler s’expriment avec aisance, quand ce n’est pas avec élégance.

Or, nous qui passons dans la rue, nous sommes tous des exemplaires d’humanité plus ou moins ratés. Regardez M. T. qui traverse la chaussée : les irrégularités de sa surface et les anomalies de son mécanisme intime nous empêchent de le faire coïncider avec le Moule humain préétabli. Car il y a moules et moules.

Mais revenons à mon rentier. Il devra s’attendre à des déceptions. Ce que le passant conçoit bien, il ne l’énonce pas toujours très clairement ; et, dans la plupart des cas, les mots pour le dire ne lui arrivent pas aisément. Si, en général, je ne devine pas le sujet de la conversation des gens qui passent à côté de moi sur le trottoir, c’est, souvent, parce que leur débit est lent et hésitant. Il leur arrive de bafouiller. Et je suis déjà loin quand celui qui parle lâche le mot essentiel. Donc, bien des fois, mon ramasseur de bouts de phrases devra se contenter de lambeaux tels que : « Moi, je n’admets pas… » ; ou bien : « Il a voulu me… » ; ou simplement : « Moi, je… » Mais, s’il est physionomiste, ces fragments trop courts auront tout de même pour lui une signification.

Il devra procéder méthodiquement et interpréter avec une prudence toute scientifique les résultats qu’il aura obtenus. Ainsi, dans les quartiers pauvres, les sujets de conversation habituels ne sont pas les mêmes qu’aux abords des tea-rooms élégants. On y rencontre des malheureux qui n’essaient même plus d’épater leurs semblables. D’autre part, l’humanité pressée que l’on voit dans la rue à huit heures du matin diffère de celle qui, à trois heures de l’après-midi, se promène au bon soleil de la liberté.

Et puis, il arrive que la seule présence de l’observateur modifie le phénomène observé. Voyez cette charmante jeune fille qui montre tant de joie parce qu’elle vient de rencontrer son amie. Elle vous a vu venir. Par sa volubilité appliquée elle veut vous faire croire à la vivacité de son esprit. Et c’est encore pour vous, le passant, qu’elle articule nettement un vocable distingué.

Patient ramasseur de bouts de phrases, je t’envie. Au bout de quelques années, tu posséderas des documents nombreux et concordants sur la misère des uns et sur la vanité des autres. Et parce que tu auras observé des milliers d’individus vivants, ayant des particularités, tu te feras de l’Homme une idée moins fantaisiste que la mienne. Car, durant ma jeunesse, je ne me suis instruit que dans des livres pleins d’abstractions et dont les auteurs raisonnaient très bien.

Gœthe a dit quelque part : « L’homme parle trop, il devrait dessiner davantage. » Cette parole me plaît infiniment. On peut la traduire en ces termes : « Observons beaucoup d’êtres particuliers avant de porter des jugements généraux. »

SOCIABILITÉ

Des siècles de christianisme et cinquante ans d’instruction laïque et obligatoire n’ont pas suffi pour faire de nous des êtres sociables. Depuis très longtemps on nous dit : « Aimez-vous les uns les autres ! » Et l’école, durant des milliers d’heures, nous a appris à tous les mêmes choses. Cela n’empêche pas que, l’autre soir, j’ai attendu vingt-cinq minutes dans le vestibule glacé d’un marchand de beurre, en compagnie d’une trentaine de personnes qui restèrent silencieuses jusqu’à la fin. Nous n’avions rien à nous dire.

Et, pourtant, nous appartenions tous à la même variété humaine : nous étions tous de ces êtres calmes et obstinés qui peuvent rester longtemps, debout, derrière une porte fermée, pour avoir du beurre. C’est beaucoup trop exiger de l’homme que de lui demander d’aimer son prochain autant que lui-même. Mais n’aurait-on pas pu lui apprendre à se rapprocher un petit peu des autres, avec bienveillance, dans les minutes où son cher « moi » ne réclame rien ?

L’école s’y prend très mal : elle ne parvient pas même à fournir à ses élèves des sujets de conversation d’un intérêt durable. Si, dans une salle d’attente, vous vous avisez de parler à votre morne voisin de la « Règle de trois composée », ou bien de l’orthographe des mots même, quelque et tout, vous seriez sans doute accueilli par un regard méfiant. L’instruction que l’on donne à tous les hommes ne les rapproche pas les uns des autres. On leur a imposé à tous la même discipline ; mais on n’a pas éveillé en eux une curiosité bienveillante ; on n’a pas fait naître en eux le besoin de comprendre les êtres au milieu desquels ils vivent. Ils ont seulement contracté l’habitude de les juger.

On s’embêtait, l’autre soir, dans ce vestibule glacé. De loin en loin, la porte de la beurrerie s’entrouvrait pour laisser partir un acheteur goguenard qui emportait, dans du papier, son beurre et son fromage. Les patients les mieux placés en profitaient pour se faufiler prestement dans le sanctuaire. Puis la porte solide se refermait. Pendant une minute nous avions tous la même pensée, mais personne ne disait rien. Je constatai que mon envie de rire était partagée par ma charmante voisine ; mais je n’osai pas demander à cette inconnue ce qu’elle pensait du beurre et de la vie. Et je n’osai pas lui dire qu’elle avait de jolies oreilles. Elle m’aurait peut-être répondu :

– Monsieur, pour qui me prenez-vous ?

Ah ! pourquoi nous a-t-on enlevé ce précieux « naturel » que nous avions à l’âge de quatre ans ? Je voudrais tant savoir, quelquefois, ce que pensent les inconnus que je rencontre ! Je voudrais savoir quelle saveur la vie a pour eux ; et je n’ose pas aller le leur demander. Il nous arrive bien de dire, dans certains cas, à quelqu’un que nous voyons pour la première fois :

– Quel temps superbe !

Pourquoi ne dirions-nous pas avec la même simplicité :

– Quelle chose admirable que la vie, n’est-ce pas, Madame !

Si cette dame a du bon sens et de la sociabilité, elle saura répondre sans embarras. Mais, voilà ! cette dame est peut-être une dinde. Il se peut aussi qu’elle soit très intelligente. Mais est-elle sûre que le monsieur qui lui adresse tout à coup la parole est un homme bien élevé ? Étant jolie, elle a déjà dû subir les œillades de quelques voyous. Et son extrême réserve est explicable.

C’est égal : je voudrais que mes contemporains fussent moins raides, moins revêches, moins défiants, plus souriants. Je voudrais, de temps en temps, être abordé par un inconnu qui me demanderait poliment, avec un visage loyal, ce que je pense de la religion, ou de la littérature, ou de la guerre, ou, simplement, du café au lait. Je lui répondrais avec confiance.

« Aimez-vous les uns les autres ! » Ah ! bien, oui ! Apprenez d’abord à sourire et il y aura déjà un grand pas de fait. On rencontre trop souvent des visages qui font supposer que les âmes de beaucoup de nos contemporains restent prudemment fermées du matin au soir. Et c’est sans doute parce qu’il n’y a rien en elles qui les pousse à s’ouvrir.

LES SAUVEURS

Cher Monsieur Balthasar,

Je vous envoie cette lettre avec l’espoir que vous la publierez, car je voudrais que ma protestation trouvât un écho dans beaucoup de cœurs.

Je proteste avec rage contre le « courageux citoyen » qui s’est permis de me repêcher le jour où, n’espérant plus rien, je me suis jeté à l’eau.

Il y a des pays où le suicide est qualifié de crime par le lé­gislateur. Ailleurs, on se contente de le considérer comme une lâcheté. Moi-même, quand j’étais au collège, j’ai fait une composition dans laquelle, conformément aux indications de mon bon maître, je disais à un jeune homme prêt à se suicider : « Ne te reste-t-il donc plus aucune bonne action à faire ? » Mais je suis sorti du collège depuis plus de trente-cinq ans, et je ne vois plus l’avenir comme à l’époque où je récitais tout ce qu’on voulait. Bref ! il y a trois semaines, pour des raisons qui m’ont paru décisives, j’ai voulu m’en aller. Et voici qu’un philanthrope, n’écoutant que son instinct de Terre-Neuve imbécile, décide que je dois recommencer à vivre. Il savait que je me tuais volontairement, car j’ai appris ensuite que mon allure lui avait paru étrange et qu’il m’observait. Il paraît que c’est un spécialiste. On l’a sans doute félicité pour sa belle action si profondément morale. Qu’est-ce que cet inconscient compte faire ? A-t-il vu en moi un malade qu’il s’efforcera désormais de guérir ?

Ou bien s’est-il dit : « Je donnerai à ce négociant aux abois les cent mille francs qu’il a désespérément cherchés ? » Peut-être aussi estime-t-il qu’un criminel qui met volontairement fin à ses jours n’est pas suffisamment puni. Il aurait alors fait son beau geste pour que la justice des hommes fût satisfaite. Crétin !

Le fait est là : cette brute insouciante a disposé d’une existence qui ne lui appartenait pas. Il m’a volé la mort que j’avais méritée.

Vous me direz sans doute que son crime est moins grave que celui d’un assassin, car c’est un crime facilement réparable. Mais, est-ce bien sûr ? Aurai-je le courage de recommencer ? La première fois, j’ai longtemps hésité ; et, pour finir, j’ai cru que je n’oserais pas. J’étais sorti très tôt pour régler quelques affaires qui avaient encore pour moi de l’importance. Ah ! quel admirable matin de septembre ! Le ciel était si beau, la lumière était si douce que je me mis à adorer la vie avec ferveur. Deux voyous arrêtés sur le trottoir éclatèrent de rire parce que je pleurais.

Être vivant ; voir et entendre ; c’est ça, le bonheur. Quand on blâme les malheureux qui se sont suicidés, on ne se représente pas l’effort héroïque qu’ils ont dû faire. Non, je ne suis pas tout à fait sûr d’avoir encore une fois le même courage. Et, pourtant, il le faudra. Que les moralistes-repêcheurs sachent qu’à mon âge on ne se tue pas pour des enfantillages. Pendant plusieurs semaines, j’ai essayé de regarder l’avenir avec espoir ; mais cela ne durait pas. Un de mes ressorts essentiels était cassé.

En m’en allant, je faisais, par surcroît, une bonne action. Ma mort devait être une délivrance pour quelqu’un que j’ai involontairement rendu malheureux. Je lui ai écrit : « Je ne vous ferai plus jamais de mal. » Qu’il y eût quelque chose de propre dans ma misérable histoire, cela me réconfortait. Et cela m’a permis de faire l’effort suprême. Et voici qu’un malotru, plein de civisme, m’empêche de tenir ma promesse.

Cher Monsieur Balthasar, vous êtes, n’est-ce pas, de mon avis : quand on est incapable de rendre la santé et la joie aux désespérés qui veulent mourir, on leur f… la paix. Mon acte était peut-être de ceux que la morale réprouve. Ce fut le dernier de mes soucis. Les règles du jeu ne sont pas faites pour les joueurs qui abandonnent définitivement la partie. Que les honnêtes gens gardent leur petite dose de bonté pour les êtres jeunes qui ne demandent qu’à vivre. Ils diminueront ainsi le nombre des malheureux qui se réfugient dans la mort.

Dites-le leur de ma part. Merci. Et adieu.

A.

UN PACIFISTE

L’autre jour, quand j’ai été sonner à la porte de mon ami Paul, la bonne m’a fait entrer au salon en me disant qu’elle allait avertir Monsieur. Je fus joyeusement interloqué en apercevant les trois jolis vases en bronze posés sur le marbre de la cheminée. Ces vases, je les avais déjà vus souvent. À l’ordinaire, mon ami y mettait des fleurs. Mais, cette fois, le premier contenait quelques morceaux de brillant anthracite ; dans le second, il y avait trois pommes de terre qu’on avait dû nettoyer avec soin ; et le troisième était plein de ce sucre régulier et éblouissant que la France nous envoyait avant la guerre.

Du fond de son appartement, Paul m’appela. Pour lui expliquer mon envie de rire, je lui racontai la farce que sa petite Marianne s’était permise.

– Ce n’est pas Marianne, me dit-il, qui a garni ces trois vases, c’est moi.

– C’est toi ? ! !… Eh bien ! mon vieux !…

– Oui, je comprends mieux qu’autrefois le sens de la vie. Je suis en train de reconnaître mes erreurs. Nous avons été injustes pour la pomme de terre…

– Pardon ! Dis-moi si tu parles sérieusement ou si tu t’amuses, afin que j’aie en t’écoutant l’expression qui convient.

– Je n’ai jamais été aussi sérieux. Je cesse de réciter les leçons que les moralistes m’ont apprises, pour dire, enfin ! ce que je pense. Je disais donc que nous avons été injustes pour les pommes de terre. Nous les mettions à la cave alors que des livres ineptes, dorés sur tranche, restaient alignés pendant des années contre les murs de notre salon. Tu connais l’admirable couleur jaune de certaines pommes de terre, cuites à point, quand on vient de leur enlever leur fine chemise grise, si exacte. En les mangeant avec du beurre et du sel, ne jouit-on pas de l’évidente pureté de cet aliment ? Eh bien ! l’horrible guerre va nous priver peut-être de pommes de terre. Elle nous privera aussi, de plus en plus, de charbon, de sucre, de beurre et de bien d’autres choses nécessaires. Ces messieurs ne vont-ils pas bientôt signer la paix ?

Navré, je dis à mon ami :

– Tu assistes à la lutte la plus gigantesque qui se soit jamais engagée à la surface du globe et tu penses à tes pommes de terre ! Sache donc, malheureux, qu’il s’agit, dans cette guerre, de la Liberté du Monde.

– Il n’est au pouvoir de personne de tuer dans le cœur humain l’amour de la liberté. Les journaux nous répètent que notre victoire aura pour effet d’établir le règne de la Justice parmi les hommes. L’événement ne manquerait pas de nouveauté. Mais est-il très probable ? Le problème à résoudre est bien difficile. Ce qui, pour moi, est beaucoup plus certain, c’est que je ne peux plus donner à ma petite Marianne, comme autrefois, de nombreuses tartines de pain frais, saupoudrées de sucre. C’est tantôt le beurre, tantôt le sucre qui manque. Et puis, elle mange ses tartines avec moins d’appétit, car la Police veut que nous mangions du pain rassis. La joie de mon enfant a déjà diminué…

– Je reconnais que les hommes d’État anglais, français et américains qui veulent faire durer la guerre jusqu’à la victoire complète, ignorent d’une façon un peu trop absolue les tartines de ta petite Marianne. Mais, toi-même, penses-tu à ces millions d’hommes qui se sont fait tuer en défendant leur pays ?

– Oui, cette tuerie est horrible. Raison de plus pour en souhaiter la fin. Je sais bien que, dans les circonstances tragiques où se trouve l’humanité, je devrais avoir, comme tout le monde, une âme héroïque. Mais cela m’est impossible quand j’ai faim. Il y a des jours où, par le fait de la cherté des vivres, je mange trop peu. Ces jours-là, j’ai une idée fixe : manger, boire. Cet hiver, si je dois souffrir du froid, je serai sans courage. Il faut aimer le charbon qui nous communique son âme ardente. Et il faut aimer aussi les pommes de terre, la viande, le pain, le beurre, le lait, le sucre qui entretiennent la vie dans notre être et qui renouvellent nos forces. On prétend que seule la vertu donne du prix à la vie. C’est aussi quelque chose, pourtant, que d’être vivant, en bonne santé, et de regarder les arbres, le ciel et le visage heureux de son enfant.

Je dis qu’il faut manger assez pour pouvoir, ensuite, penser à autre chose. Quand la paix sera revenue et que le prix de la viande aura diminué, j’aurai de nouveau, comme autrefois, des sentiments désintéressés. Sur le radeau de la « Méduse », chacun ne pensait qu’à soi. Vivent les pommes de terre ! Vive le sucre ! Vive la Paix !

Le médecin de Paul, introduit par la bonne, entra.

– Vous savez, me dit-il, que votre ami est boulimique.

– Je crains même, ajoutai-je, qu’il ne soit maboulimique.

MIQUETTE

Lorsqu’elle était âgée de seize mois à peine, Miquette savait déjà généraliser. À cette époque, sa bonne était une jeune Bernoise qui ne disposait que d’un vocabulaire français très pauvre. Pour faire parler l’enfant, cette brave fille lui disait parfois, en me désignant : « Papa ». Et quand je n’étais pas là, elle faisait constater le fait à la petite en articulant ces deux mots simples : « Pas papa ». Ainsi ma présence se traduisait par la syllabe « pa » prononcée deux fois. Cette même syllabe, prononcée trois fois, signifiait mon absence. Miquette comprit. Elle employait chaque jour les mots maman, lait-lait, coco, et deux ou trois autres. Or, quand elle avait vidé son biberon, ou bien quand sa maman venait de la quitter, ou, encore, lorsque le cheval qu’elle regardait par la fenêtre disparaissait au tournant de la rue, elle appliquait, en exprimant son regret, la règle qui régit les cas où la chose dont on parle est invisible. Elle disait mélancoliquement : lait-lait-lait, ou ma-ma-ma, ou co-co-co.

J’ai noté dans un cahier quelques-uns des mots que Miquette a dits dans sa cinquième et dans sa sixième année. Les réflexions de ces petits ont, en somme, autant de saveur que les nôtres.

Un jour, je lui racontais une histoire dans laquelle un vautour menace un homme de lui manger le cœur. Elle m’interrompt : « Ses deux cœurs ? » Et d’un geste explicatif elle touche les deux côtés de sa poitrine. Moi : « Oui, les deux. » Elle ajoute immédiatement : « Les miens sont tout petits. »

 

*

 

On vient de la gronder. D’un ton lamentable, elle s’écrie : « Je crois que mes yeux et mon ventre vont éclater parce qu’on est trop méchant avec moi. »

 

*

 

Miquette promet à sa maman d’être sage. Mais elle ajoute : « Mais, tu comprends, je ne peux pas toujours être sage. – Pourquoi ? - Je ne sais pas, mais je ne peux pas. »

(C’est comme nous.)

 

*

 

Je lui ai parlé des transatlantiques immenses.

– Est-ce qu’on les fait très grands pour qu’ils arrivent plus vite ? – Quoi ? – Oui : tu comprends, quand on vient de les mettre dans l’eau, le bout est déjà très loin.

 

*

 

Sa maman vient de chanter : Il y a longtemps que mon cœur aime…

– Maman, est-ce le cœur qui aime ? – Oui, c’est le cœur[1]. – Ah !… Je croyais que c’était au moins la figure.

 

*

 

L’enfant a éternué. Elle ne sait pas encore diriger adroitement cette force explosive dont son nez est le siège et qu’elle ne comprend pas. Sa mère lui donne un bon conseil pour la prochaine fois. Miquette, qui trouve que la vie est bien compliquée, dit avec résignation : « Bon ! il faudra maintenant prendre des leçons d’éternuage ! »

 

*

 

– Papa, quand on me donne une chose, je la trouve jolie. Et puis… après… eh bien !… je la trouve moins jolie. – Vraiment ? Est-ce que le parapluie que tante Marguerite t’a donné te paraît moins joli que le premier jour ? – Maintenant, je le trouve lourd.

 

*

 

Elle est allée faire une promenade dans la forêt. À son retour elle veut se laver les mains ; et pour me faire comprendre que cela est nécessaire, elle me tend son pouce en me disant : « Goûte-le : il a le goût des feuilles… Tu sais : ce mauvais goût qu’il a quand on a touché des feuilles. »

Car Miquette n’a pas encore perdu l’habitude de sucer son pouce. Son pouce lui apprend des choses que les adultes ignorent. En particulier, lorsqu’elle recommande à sa maman de ne pas acheter un certain savon de toilette enveloppé dans du papier rouge, elle a ses raisons.

 

*

 

Sa maman est occupée à mettre des fleurs dans des vases.

– Regarde, maman : celles-ci ont séché.

Et contente d’avoir pu prononcer correctement ce mot difficile : « séché », elle ajoute : « Tu as entendu, maman, comme j’ai bien dit ? – Non, je n’ai pas entendu. Comment as-tu dit ? »

Miquette recommence : « Ces fleurs ont sécé… ; non, ces fleurs ont séké…, ont chessex… » Et, furieuse : « Maintenant, je ne peux plus. Pourquoi n’as-tu pas écouté quand je l’ai dit ? »

 

*

 

En dépit de mes exhortations, Miquette ne se décide pas à boire son lait.

– Oh ! Miquette ! Tu n’as pas envie de me faire plaisir ? – Mais oui, papsi. Seulement, c’est ce qui ne va pas ensemble : moi, je n’ai pas envie de le boire. Alors comment faire ?

Et elle ajoute :

– N’est-ce pas, ça ne va pas ensemble ?

(Ah ! ce qu’il y en a, en nous, de ces choses « qui ne vont pas ensemble » !)

 

*

 

 

La justice des parents.

J’écris une lettre dans la salle à manger. Ayant achevé la quatrième page, je me lève pour aller chercher une seconde feuille de papier. Miquette en profite aussitôt pour grimper sur ma chaise ; et, quand je reviens, elle me dit : « Papa, je te donne ma place. » Pressé et un peu énervé, je réponds : « Non, Miquette, je ne veux pas que tu prennes ma place. Descends, Miquette… Miquette, je vais me fâcher… » Alors, les yeux pleins de larmes, l’enfant me fait cette objection : « Une autre fois, tu ne t’es pas fâché. Tu as seulement dit : Mais, mais, mais, mais… qui est-ce qui m’a pris ma chaise ? » Et en reproduisant ces mots, elle imite la grosse voix de bon croquemitaine que j’avais prise un jour, dans des circonstances identiques.

 

*

 

Elle a trouvé le bouchon d’une bouteille de champagne. Ce petit bonhomme en liège, très serré à la taille, l’amuse. « Regarde papa, il n’a pas de jambes. – En effet, c’est un cul-de-jatte. – Et tu pourrais dire, papa, qu’il est aussi cul-de-bras. »

 

*

 

C’est le matin. Miquette est debout sur son lit. Elle s’habille. Le spectacle de ses modestes frusques la fait réfléchir ; et, soudain, elle crie à son papa qui se promène dans le vestibule : « Papa, est-ce que les reines portent des pantalons ouverts, ou fermés ? » Le père, qui est un homme instruit, n’hésite pas. Il répond : « Fermés. »

 

*

 

Miquette joue à la « dame » avec sa maman. Causerie dans un salon.

Sa mère : « Avez-vous des enfants, Madame ? »

– Miquette : « Oui, Madame : je viens d’avoir quatre jumeaux. – Est-ce que vous les nourrissez vous-même ?

– Oui, Madame. – Mais, Madame, comment pouvez-vous les nourrir, puisque vous n’avez que deux « poitrines » ?

– Eh bien ! Madame, j’en nourris deux et pendant ce temps, ma sœur nourrit les deux autres. »

 

*

 

Elle m’a demandé de dessiner quelque chose. J’ai dessiné un pauvre vieux, courbé, loqueteux et misérable. Il est de profil et l’on ne voit que sa jambe gauche. Elle le contemple et dit : « Fais-lui son autre jambe, pour qu’il ne soit pas encore plus pauvre. »

 

*

 

– Papa, quand il ne tonne pas, où est-ce qu’il est, le tonnerre ?… Et quand il n’y a pas d’éclairs, où est-ce qu’ils sont, les éclairs ?… Et puis, dis-moi : quand tous les gens seront morts, est-ce qu’il y aura encore des jours ? Voyons !… Est-ce que tu ne sais plus parler ?…

(Au baccalauréat, on nous donnait dix minutes pour réfléchir.)

 

*

 

Miquette cause avec une amie de sa grande sœur. Contente de montrer son savoir nouvellement acquis, elle lui dit : « Tu sais ; je sais déjà que je mourrai. »

 

*

 

Miquette est au lit. Elle a eu pour son dessert d’admirables cerises ; et son émerveillement continue. Je travaille dans la chambre voisine. La porte est ouverte. Silence. « Papa, quand je serai morte, est-ce qu’il y aura encore des cerises ? » Trois secondes s’écoulent. « Oui, chérie, il y en aura encore. » Un silence fragile remplit de nouveau l’appartement. Le père et l’enfant songent qu’ils voudraient ne jamais mourir.

NOS ENFANTS

J’ai passé récemment une soirée avec un père de famille qui m’a parlé des difficultés décourageantes auxquelles il se heurte lorsqu’il essaie d’accomplir sa tâche d’éducateur.

– Je vois très clairement, m’a-t-il dit, ce qu’il y aurait à faire pour corriger mon fils ou ma fille lorsqu’ils sont en train de contracter une mauvaise habitude. Pour cela, je devrais avoir, simplement, de la patience et de la fermeté. Mais c’est précisément ce qui est difficile. Je travaille beaucoup ; et, le soir, quand je rentre, je suis fatigué. Si je l’étais moins, j’aiderais mon garçon, qui est un écolier paresseux que n’intéressent pas les brillantes études qu’on lui fait faire. Il fut un temps où je lui servais d’entraîneur lorsqu’il préparait son histoire, sa littérature ou ses mathématiques. Cela dura trois semaines, et cette collaboration faisait de nous deux bons amis. Des affaires urgentes – étaient-elles si urgentes que ça ? – m’empêchèrent pendant quelques jours de continuer. Une fois ou deux, nous avons recommencé ; mais j’ai manqué de persévérance. Et puis, il faudrait être moins égoïste. Quelquefois, j’aime mieux me plonger dans une lecture attrayante que de m’occuper de mes enfants. En devenant père, on continue à être, n’est-ce pas, l’individu qu’on était auparavant ?

Je leur donne souvent aussi un mauvais exemple. Fatigué et irritable, je me fâche contre mon fils qui se ronge les ongles, en dépit de mes bons conseils. Mes colères sont de courte durée, mais trop fréquentes ; et voici que ma fillette est aussi colérique que moi. Il m’arrive de le lui reprocher avec emportement. Quelquefois, j’ai peur : je crains que mes gronderies ne deviennent une « habitude ». Il y a beaucoup de familles dans lesquelles on se parle sur un ton désagréable qui, insensiblement, est devenu le ton naturel.

Ce qui m’empêche, dans certains cas, d’être sévère pour mes enfants, c’est leur évidente irresponsabilité. Je retrouve en eux ma propre nature. En venant au monde, ils me ressemblaient déjà un peu et ils étaient déjà condamnés à commettre quelques-unes des fautes que j’ai commises. Ainsi, ma fillette attend toujours avec une impatience douloureuse, qui peut la rendre insupportable, les bonheurs qu’on lui a promis. Il lui semble que la vie ne lui sera plus possible si son désir n’est pas bientôt exaucé. Et moi, qui ai connu les déceptions qu’elle connaîtra à son tour, mais qui ne peux rien lui dire, je la prends dans mes bras et je n’éprouve pour elle que de la pitié. Ah ! la race humaine s’éteindrait bientôt si l’individu n’obéissait plus à des instincts aveugles !

Donc, je m’attendris et je suis désarmé lorsque mes enfants me ressemblent trop. Mais j’ai aussi des scrupules paralysants quand ils me ressemblent trop peu. Vous me direz que tous les êtres jeunes doivent apprendre à aimer le Bien, à détester le Mal et qu’il faut cultiver en eux certaines vertus qui ont une valeur universelle incontestable. Sans doute. Mais quelles sont les vertus qu’il faut mettre au-dessus de toutes les autres ? Car, en matière de morale comme en matière de cuisine, nos goûts diffèrent. Il y a plusieurs Modèles. Par exemple, j’aime mieux un homme sincère, intelligent, sociable et souriant qu’un individu volontaire, dur et énergique. Mais ai-je raison ? Je déteste la cruauté. Il y a des formes de l’habileté qui me dégoûtent parce qu’elles ressemblent trop à de la ruse. Or, cette habileté qui me déplaît sera pour certains négociants et pour beaucoup de politiciens une qualité nécessaire. Enfin, si je reproche à tant de jeunes filles modernes d’être si prudentes et si calculatrices, d’avoir si peu de sensibilité et de spontanéité, n’est-ce pas parce qu’elles me privent d’un spectacle gracieux ? Le jugement moral que je porte sur elles est dépourvu de solidité. En définitive, beaucoup d’êtres humains lutteraient avec moins de succès contre les difficultés de la vie s’ils avaient les vertus « de luxe » que je voudrais trouver en eux. Et voilà pourquoi je me dis quelquefois : Tant mieux ! lorsque je constate que mes enfants ne se conforment pas à mon « idéal ».

Un enfant, lorsqu’il est encore très jeune, a déjà une personnalité originale ; et ses parents devraient très vite se préparer à juger sans malveillance l’étranger qu’ils découvriront en lui. Je n’ai pas la quiétude de ces éducateurs qui possèdent toujours une Règle morale solide sous laquelle ils s’efforcent de plier la mauvaise nature de leurs élèves. Quand je verrai mon fils et ma fille s’éloigner de moi, j’en éprouverai du chagrin, mais je ne pourrai pas leur reprocher leur désobéissance et leur ingratitude.

 

J’ai rassuré de mon mieux ce père scrupuleux et indécis. Je lui expliquerai un jour que la médiocrité du régime éducatif auquel tous les enfants ont été soumis n’a pas empêché l’humanité de « progresser » et la vie de continuer.

UN JOURNAL NÉCESSAIRE

Si, au lieu de continuer à être Balthasar-le-Simple, j’étais, demain matin, le monsieur qui s’est rapidement enrichi en fabriquant des munitions ou en livrant à l’étranger les fromages de sa patrie, je commencerais, cela va sans dire, par être bon pour les pauvres. Puis, ayant assuré l’écoulement hebdomadaire et automatique de mes libéralités, j’irais dire à ma fidèle Mélanie d’améliorer désormais mon ordinaire. Ce faisant, je laisserais voir encore dans mes préoccupations une pointe d’altruisme, car mon humeur dépend essentiellement de la qualité de mes repas. Après cela, je n’aurai plus qu’un seul souci : être élégant.

La voilà, la question difficile que le Parvenu se pose tout de suite : « Que dois-je faire pour acquérir la vraie élégance ? » Les moyens qu’il emploie d’habitude pour résoudre ce problème sont connus : il achète une automobile ; il se fait habiller par le meilleur tailleur de la ville ; il organise des fêtes de charité et il se fait recevoir chez M. le baron du Charbon et chez Mme la baronne d’Aluminium. Moi, je ferais comme lui ; car chaque classe de la société impose à ses membres ses corvées spécifiques qu’il leur est difficile d’éviter. Mais je ne me contenterais pas de cela. J’ai réfléchi à la chose, car on ne sait jamais ce qui peut arriver. Ce sont toujours les époques disparues qui nous fournissent les modèles de l’élégance authentique. J’ai donc cherché dans le passé et j’ai trouvé. C’est aux grands seigneurs de l’ancien monde romain que je voudrais ressembler. Ces gens-là avaient vraiment de l’allure. De leur histoire prestigieuse je ne veux d’ailleurs retenir qu’un point. Il y avait chaque année, à Rome, sous le règne des Antonins[2], trois jours de fête durant lesquels les esclaves avaient le droit de dire à leurs maîtres les plus dures vérités. Osaient-ils tout dire, ou bien, en prévision du quatrième jour, adoucissaient-ils l’expression de leurs légitimes sentiments ? Qu’importe !

Je veux donner à cette coutume la signification qui me plaît ; et je sais ce que je ferais demain matin, si j’étais subitement devenu le Riche resplendissant : je donnerais aux Mécontents une Voix pour crier ; je fonderais un périodique illustré dans lequel des artistes en liberté taperaient avec entrain sur le Mufle éternel ; j’enverrais cent mille francs aux administrateurs de L’Arbalète, dont la publication a dû être interrompue, pour que ce brave journal satirique reparaisse.

Ma tante Ursule, qui depuis trente ans ne lit que le Journal des Purs, et mon oncle Firmin, qui croit que le journal de son parti dit tout, jugeront mon idée avec sévérité. C’est leur affaire. Quant à moi, enrichi par les fromages ou par les obus, je sentirais confusément que mes mérites ont été récompensés d’une manière exagérée ; et je supporterais sans indignation les sarcasmes du Pauvre. N’y aurait-il pas une trop grande inégalité entre les hommes si ceux qui peuvent s’offrir tous les fruits de la terre pouvaient compter, en outre, sur le respect universel ? La Nature, toujours prévoyante, leur donne généralement un ventre en forme de cible pour attirer l’attention des francs-tireurs de la Critique sociale.

Millionnaires de la guerre, faites un beau geste : fondez pour nous L’Arbalète nouvelle. Vous pourrez compter sur notre ingratitude : nous tirerons sans relâche sur tous ceux qui menacent de devenir les maîtres des hommes.

Tout ce que l’humanité parvient à réaliser est, peut-être, inévitablement médiocre ; et nous saurons sourire en luttant pour les vieilles chimères de notre race. Mais il ne faut pas que l’individu perde la conscience de son imperfection. Puisqu’il existe de nombreux journaux dont la fonction est de conserver l’illusoire démocratie dont les habiles s’accommodent si bien, il faut qu’il y en ait un pour formuler les absurdes et indestructibles aspirations de l’âme humaine. Il nous faut un journal, libre et joyeux, qui conspue inlassablement les Poseurs, les Puissants et les Satisfaits au nom de la sincérité et de l’impossible Justice.

LA DÉTENTE CORDIALE

Lecteur, je vais te donner un bon conseil. J’ose prendre cette liberté, car je n’ai rien à craindre de ta légitime irritation : je ne serai pas là quand tu recevras ce billet.

Lecteur, puisque le manque de combustibles oblige ton patron à fermer pendant quelques jours le Bureau où tu retournes chaque matin, profite de ces vacances pour méditer un peu sur ta vie.

Demain, aux heures où, habituellement, tu es penché sur tes registres, tu seras à la maison. Redevenu libre trop brusquement, tu te sentiras un peu dépaysé ; car depuis longtemps ton métier a mis de l’ordre dans tes semaines. À onze heures, tu sortiras ; tu achèteras des cigarettes et tu iras prendre un vermouth pour te prouver à toi-même que tu es en vacances. Mais, d’abord, regarde ta femme et ton enfant. Leurs visages te rappelleront d’excellentes intentions que tu as eues et que tu es en train d’oublier.

À l’ordinaire, tu es pressé. Mercredi, tu étais si pressé au moment de sortir que tu as eu juste le temps de flanquer une claque à ton petit Marcel qui ne t’obéissait pas assez vite. Il allait le faire, mais il était moins pressé que toi.

Hier soir, après souper, tu t’es avancé si précipitamment vers la porte que tu t’es heurté à une corbeille, posée au milieu du corridor. Et tu as répondu avec mauvaise humeur à ta femme qui avait des raisons pour excuser la domestique. Où courais-tu ? Craignais-tu d’arriver en retard à ton Comité, ou bien allais-tu chanter avec tes amis du Chœur d’hommes ?

Tu es très souvent pressé, et cela te rend irritable. Que vas-tu donc chercher dans le désert de la vie ? Reste plutôt, quand tu le peux, dans l’oasis où tu viens te reposer chaque soir et où tu pourrais rafraîchir ton cœur. Demain matin, joue avec ton enfant ; cette fête imprévue l’émerveillera. Reste son ami aussi longtemps que possible. Si tu es toujours distrait, toujours préoccupé, il s’éloignera assez vite de toi sans que tu t’en aperçoives.

Et songe aussi à celle qui souffrira de toutes tes fautes et qui est menacée par les mêmes dangers que toi.

Tu n’es pas le plus égoïste des hommes. C’est parfois à des rendez-vous d’affaires que tu cours. Tu voudrais gagner plus d’argent pour les tiens. Mais demande-toi si tu ne fais pas un mauvais calcul. Si tu mangeais sans hâte, si tu avais la bouche moins sèche, tu pourrais mettre moins de beurre sur ton pain. Si tu pouvais t’arrêter et ne plus te laisser tenter par des choses lointaines ; si, pour une heure, tu pouvais ne t’intéresser qu’aux êtres qui sont toujours à côté de toi, tu reconnaîtrais peut-être que rien n’est meilleur que l’ordinaire de la vie.

Être vivant ; voir au printemps le ciel lumineux à travers le feuillage : quel prodigieux miracle !

Lecteur, c’est à moi-même, c’est à nous tous que je donne un conseil. L’homme moderne a inventé d’ingénieuses machines à faire du bruit ; et nous entendons trop bien tous les appels qui traversent l’espace. Pour des œuvres intéressantes, pour de nobles utopies, pour des tâches urgentes, on demande partout des collaborateurs. Mais la puissance de notre cœur n’a pas augmenté, et l’individu le plus énergique n’a pas même vingt-quatre heures par jour pour agir.

Ne mettons pas trop de choses dans notre vie. Essayons de ne plus être pressé. Laissons nos nerfs se détendre. Notre agitation nous empêche de voir clair en nous-mêmes. Arrêtons-nous ; et peut-être verrons-nous se former, au fond de notre pensée redevenue limpide, l’image de ce qu’il faut aimer.

LE DÉBOCHAGE DE L’HUMANITÉ

Dans un de mes derniers rêves, je me suis trouvé en face d’un gros quadrupède, moitié vache, moitié mouton, dont les yeux étaient intelligents et doux. Il était tenu en laisse par un gendarme qui me le présenta en disant : « C’est l’Humanité ! » Je regardai l’animal avec sympathie. J’avais souvent entendu parler du travail formidable qu’il accomplit chaque jour et de la bonne grâce avec laquelle il se laisse tondre. Son gardien me dit : « Quand elle se fâche, elle est terrible. » Je lui répondis : « Il faut donc faire tout ce qu’on peut pour qu’elle ne se fâche pas. » En m’en allant, j’appliquai trois claques amicales sur la croupe de l’Humanité en murmurant : « Bonne bête, va ! »

En ce moment, je ne rêve plus. Mais si j’en avais l’occasion, j’appliquerais encore quelques claques fraternelles sur la croupe de la bonne grosse bête. En dépit du vernis qu’il doit à des siècles de civilisation, l’homme moderne ressemble peut-être plus profondément que je ne le crois à la bête humaine des temps primitifs. Mais pour me rendre misanthrope, il ne suffirait pas de me prouver que les êtres de ma race sont condamnés à ne jamais s’écarter beaucoup du type originel. Les humains ont fait de louables efforts pour réfréner en eux les instincts brutaux et pour avoir de la tenue, en société. Je dirais même qu’ils me plairaient davantage s’ils parlaient avec moins de mépris de la Famille animale dont ils sont les descendants.

C’est sur un autre point que je veux insister. Le baron de Villeneuve, qui (s’il faut en croire ses Mémoires) se comporta, sur le radeau de la Méduse, comme le plus grossier des cannibales, se fit remarquer plus tard par l’exquise distinction de ses manières dans les maisons aristocratiques où il allait dîner. Car le fond de la nature humaine, quelque immuable qu’on le prétende, ne se manifeste pas dans toutes les circonstances de la même façon. En particulier, des repas réguliers, substantiels et délectables feraient beaucoup pour l’adoucissement des mœurs.

La violente secousse de la guerre a fait remonter du fond de l’âme humaine une boue affreuse qui était en train de se solidifier lentement : la boue originelle. Je l’ai déjà dit un jour à mes contemporains : il ne faut pas trop agiter l’homme avant de s’en servir.

Quand les monarques et les démagogues veulent utiliser le courage des êtres obscurs qui composent le peuple, ils leur disent : « Vous êtes des héros. » Mais, lorsqu’ils sont entre eux, ces habiles ne se gênent pas pour déclarer que la multitude crédule est composée de brutes. Moi, qui ne suis pas un politicien, je voudrais pouvoir crier à tous les humbles de la terre, rassemblés autour de ma tribune : « Vous n’êtes pas des brutes. Et vous n’êtes surtout pas des héros. Vous êtes de pauvres humains, obligés de travailler beaucoup pour ne pas mourir de faim. Vous avez de petites âmes, un demi-courage et une intelligence paresseuse. Mais, en général, vous n’êtes pas méchants ; et vous avez déjà réalisé de grands progrès dans l’apprentissage de la sociabilité. Ne vous faites pas une idée exagérée de votre puissance et de vos droits ; et renoncez à la pratique des grandes vertus que les phraseurs vous enseignent et qui ne sont pas faites pour vous. »

Je dis qu’un immense progrès moral sera réalisé quand les hommes auront renoncé pour toujours à être des héros. (Que vont dire Etienne et Ferdinand, héros de cabinet ?) Les foules ne savent être héroïques qu’à la manière des animaux. Pour servir l’Idée, elles ne connaissent qu’un moyen : la grande tuerie. Il faudrait laisser l’héroïsme à quelques individus de qualité supérieure, capables de se sacrifier sans disposer de la vie des autres. Comme la vie pourrait être agréable si tous les hommes possédaient seulement quelques vertus de second ordre, s’ils étaient tous polis, sociables, loyaux et tolérants !

En 1914, les « Boches » ont voulu ajouter quelque chose à la grandeur de leur patrie. Mais parce qu’ils se sont groupés en troupeaux immenses derrière un berger qui avait une « Idée » ils sont redevenus des bêtes. Ils ont détruit des millions de cœurs et de cerveaux où il y avait des idées beaucoup plus belles. Toute la boue de la terre a été remuée ; et, maintenant, il faudra quelques siècles de plus pour que l’âme humaine se clarifie.

Il y a trop de mensonges dans l’éducation qu’on donne aux hommes. Puisque leurs existences sont composées de petites choses, il ne faut pas les exalter avec de trop grands mots. Ces grands mots, qui n’ont pas le pouvoir d’ennoblir leur nature, entretiennent leur orgueil stupide et malfaisant.

Je souhaite que les missionnaires de l’avenir travaillent avec persévérance et courage au débochage de l’humanité. Car il y a des « Boches » partout. Il y a partout des peuples qui invoquent leurs « droits historiques » pour dépouiller leurs voisins. Il y a partout des individus prêts à tuer leurs semblables au nom de l’Idée.

Hommes, mes frères, souvenons-nous de notre ancêtre, la brute ; et ne refaisons pas certains gestes héréditaires. Tâchons de vaincre la bête qui est en nous. Ce serait le vrai héroïsme. Sachons reconnaître ce qu’il y a d’incertain et d’incomplet dans nos vérités. Aucune cause, aucune idée, aucune religion ne mérite que, pour elle, on détruise les cœurs et les cerveaux humains.

LE SCANDALE DES TRAMWAYS LAUSANNOIS

Faut-il le dire ? Longtemps, je me suis posé cette question angoissante. Mais, hier, à sept heures du matin, ma Conscience m’a dit : « Sors de ton lit ; lève-toi ; habille-toi ; marche et parle ! » Je vais donc tout vous raconter.

Depuis quelques mois déjà, j’avais des soupçons – très vagues. De loin en loin, j’entendais des gens « à qui on ne la fait pas » déclarer d’un air malin : « Moi, je ne prends jamais le tram ! » Ne voulant pas avoir l’air de ne pas comprendre, je souriais et je ne leur demandais aucune explication. Or, l’autre jour, j’ai tout compris. Vous savez qu’il y a au haut de chacune des voitures de la Société des T.L. une plaque métallique portant un gros numéro : c’est un 1, ou un 3, ou bien un 6, ou un autre chiffre. Certaines personnes prennent régulièrement le 1 ; d’autres préfèrent le 3, ou le 10 : simple question d’habitude. Vous allez d’ailleurs voir qu’il n’y a pas, entre ces divers numéros, autant de différence qu’on se l’imagine. Le 2 février, arrêté devant le kiosque des tramways, j’ai par hasard levé la tête et j’ai pu lire ce qui était écrit au dos d’une de ces plaques métalliques, laquelle, sur son autre face (la plus visible), portait le chiffre 6. Je lus ces mots inquiétants : Rentre au Dépôt. Intrigué je rôdai autour d’autres voitures (un 2, un 7, un 11), qui vinrent s’arrêter devant le kiosque. Eh bien ! sur la face postérieure de chaque plaque se trouvait la même inscription : Rentre au Dépôt. Alors l’horrible vérité m’apparut. Ces numéros 1, 2, 3… ne servent qu’à tromper les étrangers et les naïfs. En réalité, toutes les voitures conduisent au Dépôt les malheureux voyageurs qui ne songent pas à profiter des Arrêts dont la réelle utilité consiste en ceci qu’ils tranquillisent le public. Je l’affirme avec énergie : bien des fois, j’ai vu entrer dans un tramway des personnes que, depuis lors, je n’ai plus jamais rencontrées. Qu’est devenu ce colonel péruvien qui avait une allure si martiale sur la terre étrangère ? Qu’est devenue cette pauvre dame sphérique, élastique et épileptique qui apitoyait les badauds ? Que sont devenus mon cousin Firmin, ma tante Ursule et tant d’autres ? Mais où sont les neiges d’antan ? Elles sont au Dépôt.

J’avais donc découvert l’horrible secret. Mais, pour avoir longtemps étudié les sciences exactes, je suis devenu scrupuleux, loyal et méthodique. Avant d’accuser la Société des T.L., je voulus avoir une preuve du Crime. Le 3 février, je mis donc dans les poches de mon pardessus trois cervelas, deux pommes, 225 grammes de pain, une chopine de fendant et mon browning ; et j’allai prendre le tram à Ouchy. Il était trois heures de l’après-midi. J’observai attentivement le conducteur chaque fois qu’il entra dans la voiture ; et il me sembla que mon insistance le gênait. Quand nous arrivâmes à la Pontaise, les derniers voyageurs descendirent. Ne voulant pas faire comme eux, je pris un billet pour Ouchy. Cela eut l’air d’étonner le conducteur qui alla causer à voix basse avec le whatman[3]. Arrivé à Ouchy, je ne me levai pas. D’un ton goguenard, l’homme sinistre vint me demander si je voulais un billet pour la Pontaise. Je lui répondis froidement : « Oui, Monsieur. » Après le troisième voyage, je mangeai un cervelas avec du pain. J’étais décidé à aller jusqu’au bout. Les conciliabules entre les deux complices devenaient fréquents. En causant, ils m’observaient du coin de l’œil. Évidemment, la présence de ce témoin obstiné les gênait. Que se disaient-ils ? Je l’ignore. Mais, par prudence, ils continuèrent à faire la navette entre Ouchy et la Pontaise jusqu’à dix heures du soir. À ce moment-là, nous arrivâmes de nouveau à Ouchy. Je n’avais plus rien à manger ; mais ma résolution était inébranlable (je le croyais encore). Nous remontâmes. J’étais seul dans la voiture ; et, comme la porte de devant était restée ouverte, j’entendis le conducteur dire joyeusement, avec l’accent d’un homme sûr de son affaire : « Et maintenant, on y va ! » Je ne suis pas un poltron. Plus d’une fois, je suis entré sans armes, et le sourire aux lèvres, dans une ménagerie où des lions indomptables rugissaient affreusement. Mais, je dois l’avouer : ce soir-là, dans mon tramway, j’ai eu peur. J’avais compris que les deux complices étaient bien décidés à ne plus remonter à la Pontaise. Je n’ai pas osé poursuivre mon enquête jusqu’au bout. D’une voix que j’essayai de rendre ferme, je dis à l’homme qui revenait à l’arrière : « Ayez la bonté de ralentir : je veux descendre. » Sans la moindre hésitation, le déconcertant bandit tira la courroie qui transmet les ordres au whatman et, tout de suite, la vitesse de la voiture diminua. Je descendis. J’étais sauvé. Ce fut une minute exquise.

Pendant plus d’un mois, je suis resté perplexe, troublé et honteux. Mais j’ai fini par me débarrasser de mon remords. Ce n’est pas à moi, après tout, à accomplir le devoir des autres. J’avertis la police : qu’elle fasse le nécessaire.

 

RÉTRACTATION

 

J’ai reçu, mardi, la lettre chargée, reproduite ci-dessous :

 

Monsieur,

Vous avez publié un article contre lequel nous protestons ; l’article intitulé : « Le Scandale des Tramways lausannois », sous la signature de Balthasar.

Nous ne protestons pas contre l’article lui-même qui dans son fond n’a rien d’intéressant, mais bien contre les termes injurieux dont s’est servi l’auteur, notamment des termes de : complices, homme sinistre, déconcertant bandit.

Bien que ces termes ne semblent s’appliquer qu’à une certaine catégorie d’employés, les contrôleurs, nous estimons être, dans notre ensemble, atteints dans notre honorabilité et demandons de ce fait qu’une rétractation soit faite dans notre organe, Le Tramway romand.

Nous vous présentons, Monsieur, nos salutations empressées.

Au nom du Syndicat du Personnel T.L. :

Le Président,

Husson.

 

Je me hâte donc de retirer ce que j’ai dit dans mon dernier article : les contrôleurs des T.L. ne sont, ni des « hommes sinistres », ni de « déconcertants bandits », ni des « complices ». Ce sont des électeurs conscients, ce sont des citoyens, ce sont de braves gens dont j’ai eu très souvent l’occasion de constater l’extrême obligeance.

Pour bien montrer la sincérité de mon repentir, je vais même ajouter à cette rétractation qu’on exige de moi un aveu beaucoup plus grave qu’on ne me demande pas. Car le Syndicat du personnel des T.L. « ne proteste pas contre le fond de mon article », ce qui – soit dit en passant – m’étonne un peu. J’avais accusé ces messieurs de conduire sournoisement au Dépôt des voyageurs trop confiants qui disparaissent alors pour toujours du monde des vivants. Que faisait-on de ces malheureux ? Les réduisait-on en esclavage ? Les accommodait-on en vinaigrette ? Je ne le disais pas ; mais je laissais planer sur tout cela un doute horrible. Ne pas protester contre une telle accusation, c’est presque en reconnaître le bien-fondé. Je serais donc en droit de prétendre que si le fond de mon article de dimanche dernier est acceptable, la forme l’est aussi. Ne seraient-ce pas de « sinistres bandits », les individus qui se serviraient des voitures T.L. pour effectuer ces rapts épouvantables ? Mais, rassure-toi, public lausannois, je vais tout avouer : les voitures des T.L. ne rentrent au Dépôt que lorsqu’elles sont vides, ce qui, après tout, est leur droit. Malheureusement, quand mon ami Porta m’a expliqué ça, il était trop tard : mon article volait déjà de bouche en bouche.

Je ne suis pas un diffamateur. Mon seul tort est d’avoir lu, ces derniers temps, à la queue leu leu, toutes les aventures de Sherlock Holmes, celles d’Arsène Lupin, celles de Rouletabille, et, pour finir, cette terrible histoire de Cami où il y a « un éléphant au plafond ». Chez moi, cet éléphant s’est transformé en araignée. Je veux dire que toutes ces lectures émouvantes m’ont un peu « tapé sur le système », comme disait le regretté Juvénal. Et voilà pourquoi cette obsédante formule : Rentre au Dépôt, que je retrouve sur tous les tramways (et qu’on essaie de dissimuler pendant le jour) avait fait naître dans mon âme un soupçon atroce.

Soyons sérieux : il n’y a pas un mot de vrai dans l’histoire que j’ai racontée le dimanche 10 mars. Je fais mes excuses au Syndicat du personnel des T.L. et je promets de ne pas recommencer.

Voilà qui est fait. Et, maintenant, quelle conclusion pratique dois-je tirer de ma faute ? Je constate d’abord, avec un tremblement, que la responsabilité d’un journaliste est bien plus grande que je ne le croyais. Même quand sa plume ne contient aucune trace de venin, il peut faire du mal à des lecteurs sensibles. Dois-je donc, comme j’ai voulu le faire un jour, placer le long de mes articles des écriteaux faisant comprendre aux personnes confiantes qui me font l’honneur de me lire, qu’ici je plaisante et que, là, j’énonce une vérité conforme aux derniers résultats de la Science ? Non ! Après cette dernière mésaventure, il me sera encore plus difficile qu’autrefois de distinguer ce qui est sérieux de ce qui ne l’est pas. Qu’il soit entendu, une fois pour toutes, qu’on ne doit jamais me prendre au sérieux. Mettons les points sur les i : s’il m’arrive un jour d’affirmer que ma concierge a assassiné trois fois Abdul-Ahmid, que le Président de la Confédération rafle chaque année tout le fromage de la Gruyère pour ses fondues personnelles et que l’empereur d’Allemagne répare ses chaussettes lui-même, on voudra bien ne voir dans ces affirmations que de fines plaisanteries.

(Expliquez ça comme vous pourrez : parfois, lorsque je pense à mes frères en Jésus-Christ, j’ai envie de pleurer.)

À QUOI ELLES PENSENT

À un moment de l’histoire où ceux qui voudraient apporter aux hommes de l’optimisme et des croyances, se demandent si tout le progrès humain n’est pas illusoire ; à une époque où les êtres sensibles s’enthousiasment pour la plus noble des causes, ou bien sont découragés par le spectacle des misères les plus affreuses ; en des temps où l’école laïque et obligatoire enseigne à tous les enfants du monde occidental l’amour du Beau, du Vrai et du Bien, voici ce que se disent dans leur « Correspondance » (où je me suis permis de mettre le nez) les abonnées de quelques journaux mondains. J’ai trouvé dans de vieux numéros de Fémina et dans les numéros récents de La Mode, les passages que je vais reproduire. Les uns et les autres expriment les mêmes préoccupations. La guerre n’a pas modifié l’Eternel féminin.

Écoutez Fleurette.

« Peut-on me dire si, pour amincir le nez, il faut le frotter avec un oignon de lys ayant bouilli dans l’eau, et si cette opération n’offre aucun danger ; car j’ai un oignon et ne sais comment m’en servir. »

Fleurette, croyez-moi : ne frottez pas votre nez trop énergiquement.

Marinette, très indécise, nous parle en ces termes :

« Je possède un teint très blanc de blonde et une chevelure qui tend à brunir de plus en plus. Faut-il m’éclaircir les cheveux, ou conserver cette teinte brune qui contraste avec mon teint ? Quel sera le plus seyant ? » Marinette, ne teignez en clair que l’une des deux moitiés de votre chevelure. Vos amis pourront alors vous dire si c’est du côté gauche ou du côté droit que vous êtes la plus jolie. Et vous saurez ce qui vous reste à faire.

M. M., de Paris, nous fait cet aveu :

« N’ayant aucune conversation, serais reconnaissante à la personne qui pourrait m’indiquer la façon d’en acquérir. »

Ma pauvre M. M., il n’y a rien à faire. Mais si vous écoutez attentivement ceux qui parlent dans les salons, vous serez fière de représenter le Silence.

Orpheline nous demande :

« Quelles phrases prononcer, durant une visite de condoléances, à des personnes avec qui je me trouve en relations assez suivies, mais sans caractère d’intimité ? »

Puis, c’est E. M. qui prend la parole :

« Quels cadeaux une malade reconnaissante peut-elle offrir à son docteur ? Le docteur est encore jeune et la malade aussi. Dans ce cas, serait-il indiscret d’offrir un palmier, ou toute autre plante verte ? »

Mais non ! mais non ! Offrez le palmier. Un palmier n’est pas un symbole inconvenant.

Quelles âmes ! Ne pas oser offrir un palmier à son médecin avant de savoir si « ça se fait ! »

Future fiancée voudrait qu’on lui indiquât :

« Un diminutif du prénom de Michel, s.v.p. »

N’est-ce pas navrant ? Voilà une fiancée qui adore Michel et qui n’a pas assez d’imagination pour lui dire avec tendresse, en lui passant la main dans les cheveux :

– Mon petit Mimicho ; mon Michel-Ange ; mon gros Michelard ; mon Vermichel, je t’aime.

En voici une qui ne veut pas se marier étourdiment :

« Une lectrice pourrait-elle renseigner Carillon normand sur la situation actuelle et future d’un surnuméraire dans les postes ? Croit-elle qu’on puisse vivre aisément à deux dans cette situation ? »

Je me rappelle une de ces dames (c’était avant la guerre) qui aurait voulu savoir si elle devait s’incliner aussi profondément devant l’ambassadeur d’Italie que devant celui de Russie (!).

Mais les questions que ces chéries posent le plus souvent sont les suivantes :

« Comment s’adoucir la peau des jambes ? »

Celles de Montmartroise fiancée sont plutôt rugueuses. L’eau oxygénée qu’elle emploie n’a réussi qu’à blondir ses poils et n’en a pas fait tomber un seul. Doit-elle continuer ?

« Camélia assure de sa reconnaissance l’aimable lectrice qui la renseignera pour la réalisation de son grand désir : se développer la poitrine au moyen de plantes. » Et il y a des centaines de ces malheureuses qui cherchent « le moyen de grossir de la poitrine seulement ».

Pour finir, j’en ai trouvé une à laquelle je pourrai, heureusement, donner un bon conseil :

« Une aimable lectrice aurait-elle la gentillesse d’indiquer à Aimer, espérer, pardonner toujours[4] un remède radical pour la destruction des cors aux pieds, et quelle nourriture donner aux poissons rouges ? »

Écoutez, mon enfant : donnez vos cors à vos poissons rouges. Il est infiniment probable qu’ils ne reviendront pas.

L’ÉLÉPHANT, LA POULE ET LE TSAR

Cet été, un explorateur marseillais m’a affirmé qu’il a assisté autrefois, dans une forêt presque vierge de l’Afrique centrale, à la naissance d’un éléphant. « Ce fut, me dit-il, un spectacle grandiose. L’éléphanteau, qui ne devait pas peser plus de cent vingt kilos, commença par se frotter les yeux avec sa trompette. Il jeta un regard étonné et circulaire sur le monde ; puis, sans hésiter, il se mit à faire les gestes héréditaires. Le père, dissimulé derrière un baobab, était plus ému qu’il ne voulait le laisser voir. Le fait est que son descendant lui ressemblait d’une manière frappante.

« Comme je voyageais pour le compte de l’Académie des Sciences, je pris mon calepin et, sûr de ne pas me tromper, j’y écrivis ces mots : Les éléphants se suivent et se ressemblent. »

Tel fut le récit de mon ami l’explorateur. Sentant confusément l’importance de ce qu’il venait de me dire, je résolus de compléter ses observations. Les éléphants sont rares dans la campagne vaudoise ; mais on y trouve des poules. Je pus en observer une au moment où elle donnait le jour à un héritier. Ah ! sapristi ! la loi de succession n’est pas du tout la même pour les poules que pour les éléphants. La poule mit au monde un rejeton d’une blancheur immaculée, qui avait sensiblement la forme d’un ellipsoïde de révolution et qui ne donnait aucun signe de vie. Je m’éloignai prudemment de ce corps insolite et j’allai faire part de ma découverte à un professeur. Il me rassura en me disant que de cet ellipsoïde sortirait bientôt un poussin poilu, lequel, en grandissant, se transformerait en animal à plumes et finirait par ressembler énormément à sa mère ou à son père. « Les poules, moins franchement que les éléphants, mais avec la même obstination, font des petits à leur image. »

Je racontai à ce savant que j’avais vu un jour dans L’Illustration, en photographie, un tsar et son tsarévitch qui se ressemblaient déplorablement. Il me répondit que ce nouvel exemple confirmait une loi naturelle résumant d’innombrables observations faites sur les harengs, les vaches, les poux, les girafes, les Auvergnats, les zèbres, les limaces, les phoques, les gens du monde, les caïmans et tous les autres animaux qui peuplent le globe. Tous les êtres vivants semblent vouloir obéir à une même consigne : chacun perpétue sa forme particulière. Tous procèdent comme si leur principal souci était de propager leur propre manière d’être. Et ceux qui sont laids le font avec autant de fatuité que ceux qui sont beaux.

Ce manque universel de modestie a quelque chose d’exemplaire ; et l’on en peut tirer une règle de conduite. Tenez : n’arriva-t-il pas malheur, un jour, à une grenouille qui essayait de se faire aussi grosse que le bœuf ? Elle fut punie parce qu’au lieu de réaliser avec une légitime fierté le type « grenouille », elle voulut singer les êtres d’une autre race.

Voilà ce que je me disais, le 31 décembre, à minuit, en ce moment de l’année où, régulièrement, je prends, avec un verre de vieux Bourgogne, de bonnes résolutions pour l’avenir. Et je croyais comprendre le conseil que la Nature donne à chacun de nous. Elle me dit : « Tu représentes l’une des nombreuses variétés humaines que j’ai créées. Exprime avec ta propre voix tes propres sentiments. Les autres diront le reste. Ne te laisse pas intimider par les intolérants qui, pour faire taire leurs adversaires, parlent au nom de la Vérité et de la Vertu. Leurs aspirations ne sont pas plus légitimes que les tiennes. Mais, pour assurer leur domination, ils emploieront la brutalité et la ruse ; car, dans la société des hommes, la lutte entre les espèces se poursuit comme dans les forêts et dans les eaux de l’Océan. Si tu ne veux pas être vaincu, applique-toi donc à créer dans le monde, avec ceux de ta race, l’atmosphère morale dont vous avez besoin pour vivre. En imitant les autres, tu augmenterais leur puissance. Au modèle qu’ils te proposent, oppose le tien. »

LES NOMBRES

Éléonore veut nous prouver la noblesse de ses sentiments et la finesse de sa nature poétique en affichant beaucoup de dédain pour tout ce qui peut se traduire par des chiffres. Elle est manifestement fière de n’avoir jamais rien compris à l’arithmétique.

Éléonore a tort. D’abord, il ne faut jamais dire avec satisfaction : « Je n’y comprends rien », car le premier imbécile venu pourrait en dire autant. Et puis, pour les poétesses agitées, comme pour les prosaïques négociants, les nombres ont une importance fondamentale. Écoutez, Éléonore. Votre élégance serait de qualité moins fine et vous auriez moins d’assurance dans le caquetage si le revenu de votre mari s’exprimait par un nombre ayant un zéro de moins. Et, ce soir, pourquoi êtes-vous mécontente de votre souper ? C’est qu’il y avait trop de sel dans la soupe et trop d’eau dans le café. Votre cuisinière est encore une de ces malheureuses qui ignorent que le qualitatif dépend essentiellement du quantitatif. Quand on les méprise, les nombres se vengent. D’ailleurs, vous étiez déjà fatiguée et maussade en rentrant : votre mari vous avait fait parcourir un trop grand nombre de kilomètres à pied. Ne lui en voulez pas : il vous aide à maigrir. Or, vous seriez heureuse de voir diminuer le nombre des kilogrammes que la balance accuse quand on vous pèse.

Ce nombre n’a pourtant rien d’excessif. Telle que vous êtes, chère Madame, on vous trouve gracieuse. Mais vous le seriez certainement moins si le nombre qu’on obtient en divisant la longueur de votre dos par celle de vos jambes était trois fois plus grand. On dit aussi que vos dents sont très jolies. Pour qu’on le dise longtemps, faites en sorte que leur nombre ne diminue pas trop vite.

Tous ceux qui vous jugent n’ont malheureusement pas la même bienveillance : on a regretté que dans votre dernier poème sur l’Humanité le nombre des vers soit beaucoup trop grand et le nombre des idées beaucoup trop petit.

Croyez-moi, Éléonore : tous les nombres ne sont pas dénués d’intérêt. Quand votre petite Henriette aura la fièvre, vous regarderez avec angoisse ou avec espoir le nombre indiqué par le thermomètre.

La réputation d’une personne dépend de la fréquence des fautes qu’elle commet, c’est-à-dire d’un nombre. Et tel écrivain de ma connaissance aurait plus de talent si les adjectifs qu’il met dans ses phrases étaient beaucoup moins nombreux.

Les distances plus ou moins grandes – des nombres ! – qui séparaient autrefois les peuples ont joué, en histoire, un rôle considérable ; car, n’est-ce pas, pour pouvoir se battre, ou s’associer, il faut d’abord avoir l’occasion de se rencontrer ?

Un Parlement termine la discussion d’un projet de loi. Le nombre des députés qui voteront « oui » est-il supérieur ou inférieur au nombre de ceux qui voteront « non » ? C’est une question qui passionne le pays.

Après cette longue guerre, le nombre des jeunes hommes à marier sera sensiblement inférieur, dans certains pays, au nombre de celles qui les attendent. Et cette inégalité aura, çà et là, des effets fâcheux sur la moralité publique.

Que ceux qui ne soupçonnent pas l’importance des nombres étudient la statistique, le commerce, l’agriculture, la physique, l’astronomie – et ils verront. Pour que des êtres organisés comme nous le sommes puissent vivre, il faut que certains nombres, dans l’univers, ne soient ni trop grands, ni trop petits. Mais je ne veux pas augmenter le nombre de mes arguments ; car on me reprocherait ma lourde insistance. Et si le nombre de mes lecteurs diminuait, cela me ferait du chagrin.

ENCORE LES NOMBRES

Vous êtes restée ébahie, chère Éléonore, par tout ce que je vous ai dit, dimanche, sur l’importance des nombres. Je veux profiter de cet ébahissement muet pour compléter mon discours ; car je tiens à ce que vous vous fassiez désormais une idée un peu plus claire de votre « dépendance ».

Comme tout le monde, vous parlez souvent de la guerre ; et vous répétez que les Alliés, qui défendent une cause juste, finiront sûrement par avoir la victoire.

Je le crois comme vous. Mais, tout en étant très sûrs que la Justice est avec eux, les Alliés prennent quelques précautions. Ils savent fort bien que certaines inégalités numériques seraient, pour eux, décisives. La portée d’un canon est un nombre de kilomètres ; son calibre est un nombre de millimètres. Dans une bataille, ces nombres ont une grande importance. Et la vitesse d’une armée en marche s’exprime parfois par un nombre plus important que tous les autres. On sera le vainqueur si l’on arrive avant l’ennemi sur cette crête de montagne qui domine la seule route praticable.

Si une fée, malfaisante et toute-puissante, décuplait tout à coup le nombre des soldats et le nombre des canons dont l’Allemagne dispose, toute l’histoire du monde serait changée. Et pourtant, candide Éléonore, cette répugnante fée n’aurait pas modifié les « qualités » des belligérants.

Et, puisque nous parlons de la guerre, vous vous plaindriez moins du pain que votre boulanger vous envoie si le nombre des wagons de blé qui entrent en Suisse dans le courant d’un mois était beaucoup plus grand.

L’autre jour, avec un gros panier au bras, je suis allé sur la place du Marché, où quelques paysans avaient apporté des sacs pleins de pommes de terre. Tout le monde en voulait. Quelle cohue ! Pourquoi suis-je rentré mécontent ? Parce que le nombre des minutes durant lesquelles j’avais attendu était très grand et que le nombre de mes pommes de terre était très petit (s’il est permis d’appeler encore ça un nombre).

Les prix fixés par les marchands sont des nombres. Et ces nombres-là assombrissent, chaque jour, nos pensées ; car ce sont eux qui nous empêchent d’acheter toutes les bonnes choses que nous désirons.

Mais permettez que je regarde ma montre… Bon ! j’ai manqué mon train ! C’est le nombre des minutes indiqué par la grande aiguille qui me l’apprend. Je puis donc continuer. Mais si je m’occupe avec plaisir, chère Éléonore, de votre éducation intellectuelle, c’est que, dans votre délicieux salon, la température ne s’exprime pas par un nombre trop grand.

Comment avez-vous pu méconnaître l’importance des nombres ! Avez-vous donc oublié le vieux monsieur très riche que l’on voulait vous faire épouser ? Vous ne l’aviez pas encore vu ; mais quand on vous a dit que le nombre de ses années était 75, cela vous a suffi. Car un nombre glorieux ne l’est pas au même degré dans toutes les circonstances.

Vous-même, l’autre jour, en compagnie de quelques jeunes filles, vous n’avez pas dit votre âge avec exactitude. Et pourquoi avez-vous mal au pied ? Parce que vous vous obstinez à chausser le 37, alors que le 39 vous irait comme un gant.

Vous avez remarqué que le mari de votre amie Jeanne a un galon de moins que le vôtre sur sa casquette d’officier. Et, secrètement, cela vous a fait plaisir. Quant à votre vieille amie qui est en Écosse, vous commencez à douter de sa fidélité, pour cette simple raison que le nombre de ses lettres diminue beaucoup.

Encore quelques mots et j’aurai fini. Hier, votre petite Henriette est rentrée en pleurant : elle avait vingt fautes dans sa dictée. Il y a des nombres que le pédagogue juge avec sévérité. Vous savez être sévère aussi, mais c’est dans d’autres cas : vous reprochez au baron Salvador le trop grand nombre de bagues qui garnissent ses doigts courts et à la brave mère Gigogne les vingt-trois enfants qu’elle a faits. Ce manque de mesure vous choque. Et pourtant l’avenir appartient aux races pullulantes. Les harengs le savent bien, et les Allemands aussi.

Ce matin, j’ai grondé mon valet de chambre en constatant que le nombre des pantoufles posées sous mon lit était impair. Vous-même, Éléonore, que diriez-vous si votre marchand vous faisait essayer un gant où le nombre des doigts serait pair ?

Et croyez-vous que si le nombre des boutons de culotte qu’il trouve dans le tronc des pauvres augmentait rapidement, d’année en année, Monsieur le pasteur n’en tirerait aucune conclusion ?

J’aurais voulu parler encore à Éléonore des ordonnances des pharmaciens, de la musique, du mouvement de la terre ; mais je vois que mon long discours l’a endormie. Je vais profiter de son sommeil pour vous confier un secret. Sans qu’elle s’en doute, la malheureuse est la seconde femme d’un bigame. Et, prochainement, son mari va être puni par les justes lois pour n’avoir pas accordé assez d’importance à la petite différence qu’il y a entre le nombre un et le nombre deux.

EN PYJAMA

Les humbles diraient : « en chemise de nuit ». Les dirigeants disent : « en pyjama ». Le soir, lorsque je suis en pyjama, je ne changerais pas ma place contre celle du monsieur qui vient de s’habiller pour aller dîner en ville. Je puis faire les mouvements les plus brusques sans m’exposer à entendre craquer mon costume. (Et d’ailleurs, ce craquement ne suffirait pas pour assombrir mon humeur). Ma tête, que ne menace plus la dureté du faux-col, a retrouvé toute sa mobilité. Et, en me laissant choir avec abandon dans mon fauteuil profond, je ne me demande pas si je vais froisser l’étoffe souple dont je suis vêtu. Mon corps est redevenu libre.

Et mon esprit ne se sent pas moins libre que mon corps. Ma pensée, elle aussi, s’est mise « en pyjama ». Des moralistes sévères seraient même, par moments, tentés de lui dire, comme dans le vaudeville célèbre : « Ne te promène donc pas toute nue. » Mais cette sévérité est stupide. En ôtant le masque qu’elle porte presque constamment sur la scène de la Comédie humaine, ma pensée obéit au besoin de redevenir sincère.

Le Dantec dit quelque part que l’hypocrisie est la première des vertus sociales. Mais cette formule pourrait choquer les personnes respectueuses qui ont toujours des opinions « comme il faut » et dont la sincérité ne provoque jamais le scandale. Je me contenterai donc de dire que notre sociabilité nous pousse souvent à partager, pour quelques minutes, les idées et les sentiments de ceux avec qui nous causons. Une heure plus tard, avec d’autres interlocuteurs, nous aurons, par politesse, des paroles légèrement différentes. Et puis, avec les uns comme avec les autres, nous devons avoir l’air de nous intéresser à l’événement du jour. Nous ne pouvons pas parler au premier venu de la chose qui nous préoccupe sans cesse.

Quand je suis en pyjama, je ne me crois plus obligé de porter des jugements sur un Trotzky, sur un Lénine, sur un Caillaux, et sur d’autres gaillards qui me sont totalement inconnus. Quand je suis seul, je n’essaie pas de me faire croire à moi-même que je suis un homme très bien renseigné. Je sais bien que ce n’est pas vrai. Oui, j’aime, quand toutes les besognes de la journée sont terminées, cette heure mélancolique et douce où je n’ai plus besoin d’avoir une attitude et où je reprends conscience de ma fragilité. Je songe alors, avec un peu de honte, au toupet avec lequel j’ai énoncé des propositions invraisemblablement idiotes. Hier encore, au café, avec trois vieux messieurs aussi affirmatifs que moi, j’ai dit ce que les Alliés ont à faire s’ils veulent être réellement victorieux. Et nous montrions, tous les quatre, une superbe intransigeance. Crétins ! Ah ! ce n’est pas sans résultat qu’on oblige les écoliers, pendant des années, à parler de choses dont ils se font une idée très vague.

Mais, maintenant, seul dans ma chambre, je n’ai plus besoin d’épater les autres ; et je sais bien qu’il n’y a, dans mon pyjama, qu’un ignorant tout nu. J’ai perdu cette valeur fictive que de bons badauds m’attribuent parce que je suis avocat, député et désigné par mon parti pour remplacer Chose au Conseil d’État. Je ne sens pas en moi cette richesse véritable qui ferait mon orgueil : la force. Mon habituelle assurance n’est qu’une cuirasse. Voici que je m’attendris bêtement et que je retrouve « mon cœur d’enfant, le cœur sans tache que ma mère m’avait donné ».

Quelque chose, heureusement, me rassure et me fait sourire. Je songe à mes millions de semblables qui, tous, essaient de faire croire à l’importance du rôle qu’ils jouent dans le monde et qui, chaque soir, comme je le fais, peuvent contempler leur pauvre moi si vulnérable. Et, à la pensée de notre commune fragilité, j’ai pour eux une vague sympathie.

Mais, voilà : éprouvent-ils tous, par moments, le besoin d’ôter leur masque, ou bien existe-t-il quelque part un sinistre imbécile qui a fait broder sur son pyjama une couronne impériale et qui, pas une minute, ne cesse de prendre au sérieux le grand personnage qu’il est ?

Hélas ! il existe sûrement, le malheureux qui aurait honte de la pauvreté de son âme s’il se dépouillait du beau vêtement moral que lui a remis autrefois l’Éducateur officiel. Je connais Marcel : quand il va se coucher, il ne dépose pas sur le seuil de sa chambre ses titres, ses opinions d’homme bien-pensant et son abnégation patriotique. Et il ignorera toujours la joie qu’il y a à n’être, par moments, qu’un individu possédant des mains, des yeux et une pensée qui lutte pour être libre.

UN GESTE HÉRÉDITAIRE

Je ne voudrais pas me vanter, mais – l’occasion m’oblige à le dire – je suis de ceux qui posent des problèmes à l’humanité pensante et qui, ainsi, font quelque chose pour l’avancement des sciences. Ces problèmes, je ne les résous pas, car ce serait fatigant ; et, d’ailleurs, pour les besognes qui n’exigent que de la persévérance, il y a dans les Grands laboratoires de l’État les Esclaves du travail. Je n’essayerai donc pas de répondre à la question que je vais vous poser, à vous, chers lecteurs du sexe masculin :

Pourquoi chacun de vous, lorsqu’il rencontre sur son chemin, dans un endroit désert, un vieux gibus abandonné, un panier rond, ou bien quelque boîte métallique défoncée, éprouve-t-il le besoin irrésistible d’envoyer son pied dans cet objet inoffensif ?

Je n’affirme rien à la légère. Depuis vingt-cinq ans je fais à ce sujet des observations méthodiques. Je me suis trouvé 133 fois, dans la campagne, en plein jour, ou bien dans une rue de Lausanne au milieu de la nuit, avec un compagnon qui, joyeusement et énergiquement, a lancé son pied dans la chose insolite gisant sur le sol. Et, le plus souvent, celui que j’observais se déplaçait un peu, vers la gauche ou vers la droite, pour ne pas rater l’occasion inespérée.

En disant que, chaque fois, l’expérience a été probante, j’exagère un petit peu. Elle n’a réussi que 132 fois. Mais l’exception était un myope qui, involontairement, m’a laissé le privilège de procéder moi-même à l’exécution. C’était donc le cas ou jamais de dire que l’exception confirme la règle. Voici comment mes 133 « sujets » se répartissent :

22 paysans, 17 ouvriers, 20 négociants, 6 bureaucrates, 11 rentiers, 4 socialistes, 18 médecins, 6 libres penseurs, 5 avocats, 19 pédagogues, 2 penseurs, 1 sourd, 1 ministre du Saint-Évangile et un myope.

Je dois reconnaître que le ministre du Saint-Évangile, avec lequel je parlais de l’immortalité de l’âme, inspecta l’horizon d’un coup d’œil rapide avant de se permettre cette infraction aux règles édictées par les professeurs de tenue et de maintien.

Je n’ai pas tenu compte des observations innombrables faites sur les enfants, lesquels, infatigables, font parcourir des kilomètres à de pauvres bidons exténués. Quant aux femmes, elles m’ont déçu. Il y en a beaucoup qui n’ont pas même l’air de voir le projectile qui s’offre. D’autres, des femmes d’ordre, poussent doucement l’objet jusqu’au bord de la route. Mais l’abstention n’est pas absolument générale. Le féminisme fait de grands progrès et, parmi nos gracieuses compagnes, il en est qui se sont approprié presque tous nos gestes. C’est égal : leurs coups de pied sont plus rares que les nôtres. Leur habituelle réserve devant le chapeau tentateur[5] s’explique-t-elle par la forme de leurs vêtements, par la fragilité de leurs chaussures ou bien par un souci exagéré des convenances ? Il se peut aussi que l’hérédité y soit pour quelque chose ; car il y a eu, dans l’affreux Passé, de longues périodes de barbarie où l’homme donnait et où la femme recevait.

Conseil aux débutants. Jeunes gens, le feutre hypocrite que vous venez d’apercevoir et qui déjà vous rend joyeux, recouvre peut-être un pavé qu’un facétieux voyou a mis là exprès. Si, avant de vous en assurer, vous vous lancez à l’attaque, vos doigts de pied se retourneront peut-être, comme dit Courteline, « du côté que ce n’est pas vrai ».

J’en veux arriver à cette constatation : il y a dans l’homme moderne, en dépit des efforts de tous ses éducateurs et quels que soient les progrès intellectuels et moraux qu’il a faits, un instinct, inutile en apparence, mais qui semble bien indestructible. Le bipède humain est essentiellement un joueur de football. Tous les hommes ne sont pas religieux ; ils ne sont pas tous raisonneurs ; ils ne sont pas tous monogames ; et ils ne sont pas tous patriotes. Mais on peut voir une caractéristique des individus mâles de notre race dans ce fait que chacun d’eux éprouve, de loin en loin, le besoin impérieux d’envoyer son pied quelque part. La fréquence des voies de fait et des rixes serait donc diminuée et les derrières des humbles seraient protégés si nos édiles faisaient déposer le long des routes un plus grand nombre de ces exutoires où se déversera l’énergie inemployée des violents et des brutaux.

Ne dites pas que Balthasar est idiot. Il attire votre attention sur un fait dont il demande l’explication aux psychologues, aux biologistes, aux théologiens et aux historiens réunis. Ce fait, le voici :

Quels que soient son âge, son rang social, ses croyances religieuses et les études qu’il a faites ; qu’il retienne son geste ou qu’il obéisse joyeusement à son instinct, l’homme normal, après deux mille ans de civilisation et de christianisme, éprouve encore le besoin d’envoyer son pied à toute volée dans le galurin mélancolique ou dans le bidon sonore que le Hasard a mis sur son chemin.

VIVE LA FRANCE[6]

Montaigne a dit : « Si haut que son trône soit placé, un roi n’est jamais assis que sur son derrière. »

La Fontaine a dit : « Notre ennemi, c’est notre maître. » Et je pourrais faire bien d’autres citations qui montreraient ce qu’il y a de sainement irrespectueux et de fraternel dans l’esprit des grands écrivains français.

« Le Français est un homme pour qui les autres hommes existent. » Cette définition lumineuse fait comprendre comment les natures les plus fines et les plus aristocratiques peuvent être égalitaires. Et il faut avoir une âme bien grossière pour ne pas saisir le sens que la France de 1789 a donné aux trois mots dont elle a fait sa devise.

On a dit qu’il y a deux France. Il y en a peut-être même davantage. Mais, moi, je n’en veux connaître qu’une : celle qui depuis des siècles enseigne aux hommes à penser librement. Cette France-là a des formules qui restent vraies bien au-delà de ses frontières. On ne fait qu’appliquer ses principes en disant : « Aujourd’hui, une patrie pour laquelle les autres patries n’existent pas n’est qu’une association de malfaiteurs. » Et, en le disant, se trompe-t-on beaucoup ?

C’est un Français qui m’a appris, quand j’avais vingt ans, à respecter l’individu ; et il m’a fait croire alors en la possibilité de la Justice sociale. Sa conception de la liberté et de la fraternité, où je voyais quelque chose de normal, d’universel, de spécifiquement humain, n’était peut-être, après tout, qu’une conception française. Mais l’expérience prouve que les manières de sentir et de penser qui caractérisent d’abord les êtres de sa race sont susceptibles de se généraliser. Que de fois des rayons bienfaisants, émanant de Paris, ont fait éclore, à l’autre bout du monde, une âme nouvelle dans le cœur d’un étranger ! Et l’on n’essaie pas de se défendre contre cette hégémonie spirituelle ; car la France est une éducatrice qui sait instruire ses élèves sans les humilier.

Les Français de 1789 ont formulé les Droits de l’homme. Et ils pouvaient, effectivement, parler au nom de l’humanité entière ; car ils ne faisaient rien de plus que d’exprimer la sensibilité de tous les êtres de notre race qui, sur la route des siècles, se sont suffisamment éloignés de la brutalité originelle.

Je songe aux meilleurs d’entre eux, à ceux qui représentent leur patrie aux yeux du monde. Ceux-là ne croient plus aux histoires de Croque-Mitaine qu’on raconte aux peuples très jeunes, pour les rendre obéissants. Et ils ont aussi dépassé cet âge sans pitié où l’on s’acharne sur un camarade trop faible. Ils ne connaissent plus la Peur ; et cela n’offre aucun inconvénient puisqu’ils ne sont plus méchants.

En s’affranchissant de ce Respect qui n’est qu’un moyen de domination pour les habiles, les Français ne se sont pas affaiblis : devant les formidables canons du Prussien, ils sont restés unis et forts. Qui sait ? Il y a une forme de la générosité qu’on ne trouve que sous certains climats bénis.

Des personnes qui ont toujours pensé bien sagement ont reproché aux Français leur scepticisme. Il est vrai qu’Ernest Renan a osé dire à des jeunes gens : « ... Faites une place au sourire et à cette hypothèse où ce monde ne serait pas quelque chose de bien sérieux. » Eh bien ! il avait raison. Ceux qui prennent trop au sérieux la Vérité qu’ils croient posséder et dont ils veulent à tout prix assurer la victoire, deviennent des assassins. Le scepticisme est le bon remède contre le fanatisme. Les cerveaux humains sont encore plus précieux que les formules qu’ils élaborent.

Le Français, tel que je le vois, est le bipède humain complètement redressé. Il ne reste pas courbé devant un Maître ; et il ne veut pas ressembler au Rapace penché sur le vaincu qui a encore de l’or dans ses poches. Il sait être fort sans affaiblir les autres. Il a trouvé des paroles éloquentes pour nous aider à lutter contre la Bête, pour nous faire aimer la tolérance et la justice. Et le mot Progrès n’a aucune signification si la sociabilité française n’annonce pas l’instinct nouveau qui doit se développer chez tous les êtres et si nous n’allons pas vers des temps où l’homme n’aura plus peur de l’homme.

LA RUE MORALISATRICE

Plus d’une fois, durant ces dernières années, je me suis arrêté avec stupeur devant de belles dames en corset, assises devant la devanture de l’un de nos magasins les plus élégants. Je ne comprenais pas pourquoi des représentantes de ce sexe inimitable auquel je dois ma sœur et ma concierge venaient se présenter aux flâneurs avant d’avoir achevé leur toilette. On m’a expliqué qu’elles ne sont pas venues se mettre là de leur plein gré. Ces femmes, paraît-il, sont en cire ; et le marchand qui les exhibe a, pour le faire, des raisons faciles à comprendre.

On ne s’en est pas tenu là. Certains négociants ont fini par mettre en montre des femmes vivantes, dont la tenue – je me hâte de le dire – est irréprochable. Quand je vais à ma fenêtre, j’en vois une qui, derrière la grande vitre d’une boutique, sous l’œil des passants, répare du matin au soir un pantalon récalcitrant. Un vieux prince Valaque, qui ne connaît évidemment pas toutes les finesses de la langue française, se croit obligé de stopper chaque fois qu’il passe devant ce stoppeur. Et je plains cette vaillante Pénélope qui n’est protégée que par une mince lame de verre contre la goguenardise et l’insistance de ce malotru. Mais ma pitié est peut-être sans objet ; car la noble femme, avec le plus parfait naturel, accomplit sa besogne sans voir et sans entendre les innombrables imbéciles qui passent devant elle.

Cette travailleuse infatigable a quelque chose d’exemplaire. Elle a sûrement fait honte à bien des macaques qui promènent leur oisiveté dans les rues. Et je me demande si l’on ne pourrait pas généraliser ce moyen d’éducation. Ah ! quel ne serait pas le progrès réalisé si la rue devenait moralisatrice ! L’éducation par l’image ; l’éducation par l’exemple ; l’éducation automatique ; l’éducation sans phrases : voilà l’idée à exploiter.

Que l’on me comprenne bien : d’un bout à l’autre de la rue, dans toutes les devantures, le promeneur désœuvré ne verra, à sa gauche et à sa droite, que des travailleurs zélés, courbés sur leur besogne quotidienne. Il lui semblera alors qu’un murmure de désapprobation s’élève sur ses pas ; et du fond de sa conscience montera une Voix qui lui dira : « Va faire ton ouvrage, paresseux ! »

Mais, surtout, quel spectacle pour les jeunes ! Quelle excellente leçon de choses ! Quelle bonne leçon de morale ! Cela vaudra bien le cinéma. Ici, l’enfant contemplera le Pédicure dans l’exercice de ses fonctions. Là, il s’arrêtera devant le cordonnier frappeur, muet, concentré et menaçant. Puis, ce sera la jeune mère allaitant son enfant ; ou bien le Penseur, cherchant douloureusement dans sa tête vide une idée à délayer pour l’article que le journal attend ; ou bien le maître d’école faisant réciter en chœur, à trente élèves attentifs, parallèles et interchangeables, la règle concernant le pluriel de « pou, genou, hibou, joujou et nounou ». Tout le long de la rue, derrière les vitrines transparentes, on verra ceux qui liment, ceux qui rabotent, ceux qui frottent, ceux qui épluchent, ceux qui grattent, ceux qui triturent, ceux qui pétrissent, ceux qui fignolent, en un mot : tous ceux qui souquent. Et l’on verra aussi, scène plus édifiante encore que les autres, la famille modèle, en train de prendre son repas sans piments. Monsieur énonce des vérités premières ; son épouse l’écoute respectueusement et, par moments, elle l’interrompt pour enseigner, avec douceur, les bonnes manières au petit Jules, lequel fourre son doigt dans la sauce, puis dans son nez.

Quand mon idée sera réalisée, notre Cité ressemblera beaucoup à une maison de verre. La vaisselle sera mieux lavée quand elle sera lavée sous l’œil de la Société. Le cuisinier, exposé à tous les regards, n’osera plus, pour composer son jus de viande, recourir « à des procédés, beaux mais extravagants, qui font la gloire des chimistes ». Et le boulanger sera bien obligé de faire son pain avec de la farine.

Les « intimités » seront réduites au strict indispensable. Les joies intimes sont des joies égoïstes et, donc, inutiles au point de vue social.

La responsabilité de celui qui vit au milieu de ses semblables est grande : à chaque instant il s’expose à donner un mauvais exemple. Dans ma Cité future, le citoyen, en travaillant, en se promenant, en éternuant, pensera aux autres. Un pour tous, tous pour un ! Étant constamment vu, l’individu aura l’attitude qu’il doit avoir, et tout naturellement, il pratiquera la vertu. Il y aura d’ailleurs, pour la lui rappeler, les six mille inspecteurs de l’État qui, avec une curiosité non feinte, observeront les allants, les assis et les venants.

FIDÉLITÉ

Il y a quelques semaines, en me promenant, j’ai rencontré un couple heureux. C’étaient, je crois, des gens de la campagne. La femme avait cette laideur irrémédiable, victorieuse, qu’aucun artifice ne peut atténuer et qui, dans la lumière du jour, éclate comme un scandale. Mais je fus moins vivement frappé par son physique désespérant que par la confiance tranquille avec laquelle elle s’appuyait au bras de son mari. Chose difficile à croire : elle pouvait compter absolument sur lui. C’était un gaillard solide et content, qui promenait courageusement dans la foule la plus laide de toutes les femmes. C’était touchant ! C’était admirable !

Hélas ! il n’y a pas d’homme complet. Le tout est plus grand que les parties ; et il n’existe pas d’individu possédant toutes les vertus de l’humanité. Ce mari exemplairement fidèle était-il très intelligent ? Avait-il assez d’imagination pour deviner la pensée des passants ? Possédait-il la notion du Beau et du Laid ? Était-il moralement supérieur à tous les êtres sensibles pour qui c’eût été une torture de se solidariser, autrement que par la pitié, avec cette guenon ?

Il y a des fidélités qui s’excluent. Musset nous parle, dans Namouna, d’un Don Juan inquiet, qui sera fidèle jusqu’à la mort, à l’insaisissable Éternel féminin. Mais, entre cette fidélité abstraite, condamnable du point de vue social, et celle du paysan inconscient dont j’ai parlé, il y a bien des degrés possibles. J’imagine que M. Pierre Loti, de l’Académie française, qui, revenu d’Afrique, du Japon, de Tahiti et d’autre part, nous a raconté ses amours multicolores, a dû continuer, dans les salons de l’Occident, à comparer des nuances après avoir comparé des couleurs sous le ciel oriental. D’ailleurs, sans être un pécheur (d’Islande ou d’ici), on sait bien qu’il existe plus d’une jolie femme. Et, quand on est marié, c’est déjà commettre, en pensée, une infidélité d’une minute que de reconnaître la grâce incontestable de l’inconnue qui passe.

On peut être aussi plus ou moins fidèle à sa patrie. La guerre nous oblige à prendre parti. Mais, en temps de paix, beaucoup d’hommes s’éloignent sans douleur du lieu où ils sont nés, et ils n’éprouvent pas toujours le besoin d’y revenir. Ils trouvent dans des pays nouveaux des êtres sociables, des arbres magnifiques et des fruits rafraîchissants. Partout, ils ont l’occasion d’exercer leurs forces. Et ils savent bientôt que toutes les aurores sont belles, que tous les couchers de soleil sont beaux.

Il est des voyageurs qui, revenus dans leur ville natale, ne veulent plus affirmer que leur patrie est la plus belle de toutes.

Et j’ai un vieil ami qui ne pourra plus jamais être l’homme d’une église ou l’homme d’un parti parce qu’il s’est trop longtemps appliqué à comprendre les croyances des autres. Par amour de la justice et de la vérité, il est devenu un « infidèle ». Dans les luttes où il se laisse parfois entraîner, nul ne peut compter sur ce partisan compréhensif et conciliateur. Mais son accueil sans défiance enchante l’Étranger. Il est déjà le représentant de cette époque lointaine et problématique où l’homme ne sera plus un loup pour l’homme.

Il y a de la force chez ceux qui sont, volontairement, jusqu’au bout, les champions d’une cause perdue. Parfois difficile à comprendre, l’exemple qu’ils nous donnent est précieux ; car la vie n’est pas devenue assez facile pour que l’opiniâtreté ait cessé d’être une vertu. Mais il est bon aussi qu’il existe des êtres inconstants, toujours prêts à sentir la beauté des choses nouvelles. Nous n’arriverons sans doute pas de sitôt au dernier acte de la Comédie humaine. Or, seuls, des hommes infidèles au passé sauront nous apprendre à aimer ce que nous n’avons pas encore vu.

NOTRE VOLUME

La vie sociale n’est possible qu’entre individus possédant les qualités « qui distinguent l’homme de la brute ».

La loi et l’usage permettent à chacun d’être totalement dépourvu de générosité et de courage. En dépit de sa bêtise, Étienne a pu fonder une famille, il gagne sa vie et il accomplit ponctuellement ses devoirs de citoyen. On peut d’ailleurs être bête sans qu’il y paraisse beaucoup ; on peut l’être avec élégance. Avant la guerre, des psychologues notoires répétaient que la volonté des hommes avait attrapé de graves maladies – ce qui n’empêchait pas la vie de continuer. Bien des trafiquants savent, par expérience, qu’il n’est pas indispensable d’avoir plus d’honnêteté que n’en exige le Code pénal. Enfin, pour parler de l’hypocrisie, il vaut certainement mieux ne pas trop ressembler à Alceste. Bref, les vertus de premier ordre sont des vertus de luxe ; on peut fort bien s’en passer.

Mais il y a des conditions nécessaires que tout individu doit remplir s’il veut jouir de la compagnie de ses semblables. D’abord, pour être reçu dans le monde, il faut avoir figure humaine. Un groin de cochon, balancé au bout d’un cou de cygne, est un attribut dont l’exhibition ne serait tolérée dans aucun salon. Il est condamné à être exploité par le directeur d’un Kursaal ou par la propriétaire d’une baraque foraine.

Si vous exhalez constamment une odeur fétide, vous serez tenu à distance comme un lépreux. Et l’on fera aussi des détours pour vous éviter si votre bouche ne laisse jamais échapper que des cris rauques et inarticulés. J’ajoute, pour ne pas être trop incomplet, qu’on ne voudra avoir aucun rapport avec le goujat qui se permettra sans cesse des manières indécentes, ni avec le violent dont la brutalité se traduira par de fréquents coups de pied envoyés dans les tibias fragiles de ses frères.

Ce n’est pas tout. Soyez beau, aimable, spirituel et très bien élevé ; ayez une haute intelligence, une grande âme et du génie : cela ne vous empêchera pas de souffrir toute votre vie de la pitié, des moqueries, de la malveillance ou de la lâcheté de vos contemporains, si vous êtes beaucoup trop grand, ou beaucoup trop petit. Le volume d’un adulte ne doit pas trop différer du volume normal assigné au corps humain. Tout excès, dans un sens ou dans l’autre, aura pour le particulier qui se le permettra des conséquences beaucoup plus graves qu’un défaut d’intelligence, de beauté, de force physique ou de propreté morale. Mon confrère B. qui, dans l’espoir de faire un mariage avantageux, va dire partout qu’il n’apprécie chez la femme que les qualités du cœur et de l’esprit, ne voudrait pas épouser la créature exquise, tendre, pieuse, jolie, gracieuse, dévouée, laborieuse et intelligente qui aurait un mètre de plus, ou un mètre de moins – je dis : un – que les femmes ordinaires. Vous me direz que cette femme minuscule, ou géante, n’existe pas. C’est vrai ; mais cela n’empêche pas que j’ai raison. Je n’aurai sans doute jamais l’occasion de prouver ce que j’affirme ; et pourtant, vous avez trop de bonne foi pour me contredire. Si nous avions une sœur haute de deux mètres cinquante, nous trouverions toutes sortes de prétextes pour ne pas la promener sur la place Saint-François, le dimanche matin, à onze heures, quand les fidèles sortent de l’église, où ils viennent de renouveler leur provision hebdomadaire de bienveillance. Et pourtant, quel serait le crime de cette malheureuse ? Nous sommes des mufles.

Quant à la mignonne quadragénaire qui ne pèserait que quatre kilos et deux hectos, ne serait-on pas tenté parfois de la soulever avec un peu trop de sans-gêne ? Si vous voulez qu’on vous respecte, ayez du poids.

Reconnaissons-le : nous n’aimons pas la fantaisie et nous ne tolérons pas, chez les autres, une trop grande originalité. Nous voulons que l’individu reste « dans le rang ». Si sa tête s’écarte trop, par en haut ou par en bas, du niveau moyen, il verra toujours des sourires sur les visages et il entendra jusqu’à la fin des ricanements. Vicieux, gâteux ou eczémateux, il pourrait compter sur notre indulgence. Mais, en ce qui concerne le volume, nous sommes intraitables : nous exigeons de chaque individu qu’il soit, à peu de chose près, « comme les autres ». Il y a des choses avec lesquelles la société ne badine pas.

L’ÉTERNEL FÉMININ

Une vieille demoiselle, qui aime à disserter sur le Bien et le Mâle, m’a fait part, dernièrement, des réflexions que lui suggèrent ses jeunes contemporaines.

– Oui, Monsieur, m’a-t-elle dit, j’éprouve un peu de honte lorsque je me promène dans les rues. Les jeunes femmes d’aujourd’hui s’habillent d’une manière indécente. Lorsque, de loin, j’en vois venir une, il me semble qu’elle est en chemise. Sa robe est beaucoup trop courte. Ce n’est pas une sévérité injuste qui me fait parler ainsi. Il faut bien qu’il y ait dans la toilette de ces personnes quelque chose qui attire l’attention, puisque, très souvent, des messieurs s’arrêtent pour les regarder passer. Il y a quelques années, à l’époque de la jupe « entravée », ces mêmes messieurs devenaient contemplatifs quand une dame montait dans un tram. Et que signifient ces hauts talons fragiles ? Vraiment ! les femmes sont en train de devenir folles. Elles veulent qu’on les regarde ; et, pour réussir, tous les moyens leur paraissent bons. Je compare mélancoliquement l’époque actuelle au temps où l’on s’habillait avec goût, avec simplicité, avec décence. Toute l’éducation de la femme est à refaire.

– Mademoiselle, permettez-moi de ne pas être de votre avis. L’éducation de la femme est faite depuis longtemps. Le Serpent s’en est chargé. De votre temps, à peu de chose près, tout se passait comme aujourd’hui. Vous n’aviez pas la jupe entravée, mais vous avez porté une « tournure ». À quoi rimait-elle, cette tournure ? Autrefois, il y a eu la crinoline, laquelle permettait aux dames du meilleur monde de cacher aux yeux des douaniers respectueux d’invraisemblables quantités de dentelles, de sucre et de tabac. La crinoline, soit dit en passant, ne vaut certes pas les robes loyales de ces dernières semaines qui permettent à une jolie femme de prouver sa valeur intrinsèque.

À toutes les époques de l’histoire et de la préhistoire, la femme, par l’éclat ou l’étrangeté de sa toilette, et par toutes sortes de manigances, s’est efforcée d’attirer l’attention du Monsieur. Celles que vous condamnez ont raison. Il faut absolument qu’on les regarde. Sans s’en douter, au moment où elles vous paraissent déplorablement futiles, elles accomplissent une fonction sacrée. Le rôle de la femme est de rendre l’homme déraisonnable pour un certain temps. Ainsi elle lui révèle une existence beaucoup plus riche que celle qu’il vivrait, si tous ses actes étaient commandés par le mécanisme simple de sa logique. Avant d’être le défenseur de l’ordre social, de la Famille et de la Propriété, la femme provoque un désordre nécessaire dans l’âme masculine. Ces gracieuses passantes qui veulent qu’on voie leurs mollets sont les mannequins automobiles de la très ancienne Maison Femina, fondée, à l’origine des siècles, par Dame Nature. Par tous les moyens, Dame Nature (qui a son idée) veut assurer la prospérité de son entreprise.

Elle n’a, pour le moment, rien à craindre. Sans les demander, la Maison Femina a obtenu de ses clients des milliers d’attestations infiniment plus élogieuses, infiniment plus éloquentes que celles dont a pu s’enorgueillir le fabricant de l’excellent vin Mariani. Mais il faut absolument qu’elle renouvelle sans cesse ses affiches, ses prospectus et son choix d’échantillons. Le passant, ondoyant et divers, réclame du nouveau.

À partir d’un certain âge, les mâles de notre race fatiguée éprouvent quotidiennement le besoin d’aller faire un interminable « jass » dans un café, avec des copains. Eh bien ! le jour où l’Éternel féminin ne parviendra plus à attirer l’attention du passant et à le détourner de son chemin, Dame Nature pourra déposer son bilan. Car, alors, ce ne sera pas à cinquante ans, mais déjà à l’âge de vingt ans que les hommes s’adonneront au jeu de cartes et à la boisson. Vigny a prédit la chose : « Les deux sexes mourront chacun de son côté. » Et ce sera vraiment dommage.

À TABLE D’HÔTE

À Monsieur H. B.,

voyageur mécontent.

 

Depuis que je suis le Représentant de la Société anonyme des Auto-Cuiseurs à Eau Froide, je voyage beaucoup ; et, souvent, à midi, au lieu de m’asseoir au milieu de ceux qui m’aiment, devant la soupière de mes aïeux, je dois aller chercher dans quelque hôtel « soigné », de second ordre, l’indispensable pitance.

Je ne suis pas l’ennemi des hôteliers. Je trouve pour eux des excuses lorsqu’on me rappelle qu’ils font frire parfois nos pommes de terre dans de la vaseline ; qu’ils nous servent, sous le nom de « veau », du bœuf « retombé en enfance », comme disait Taine ; et qu’ils découpent toujours le poulet de manière que chaque morceau contienne sous un volume maximum la plus petite quantité possible de matière masticable. Pour eux, comme pour nous, la vie est difficile ; et, d’ailleurs, la somme des tricheries professionnelles est la même dans chaque métier. Il n’y a que les moyens employés qui diffèrent.

Non, je ne reproche pas aux hôteliers d’avoir augmenté le nombre des toxines qui voyagent dans mon organisme. Si j’en veux à quelques-uns d’entre eux, c’est qu’ils manquent d’amabilité. Par définition, l’hôtelier doit être souriant, obséquieux, plein de prévenances. Il doit nous accueillir, qui que nous soyons, comme si nous étions de grands personnages. Il faut qu’il soit hospitalier avec cordialité. Ne nous attend-il pas toujours ? Eh bien ! l’autre jour, un hôtelier de Payerne m’a obligé à manger à table d’hôte. Étant très fatigué, je n’ai pas voulu aller à la recherche d’un hôtel plus élégant où l’on m’aurait, sans objection, installé à une petite table séparée. Je me suis donc laissé insérer entre un vieux monsieur gémissant et une énorme dame gélatineuse, en face d’un notaire qui avait un gros bouton jaune, presque mûr, au coin de la narine gauche. Au bout d’une demi-heure, le vieillard plaintif n’avait pas encore dit ce qu’il voulait.

Je suis un homme très tolérant. Je n’empêche personne d’être gémissant ou gélatineux. Tous les goûts sont dans la nature. Je voudrais seulement que l’on ne me forçât pas à manger en compagnie de gens à qui je n’ai rien à dire.

Paul Adam a jugé en termes sévères cette habitude que nous avons de nous réunir pour manger. Il trouvait ça presque malpropre. Celui qui mange n’accomplit-il pas une fonction purement physiologique ?

Je ne suis pas de l’avis de Paul Adam ; il exagère. En mangeant de bonnes choses et en buvant de bons vins, on peut prendre part à des conversations dont l’insipidité, sans cela, serait insupportable. Les repas pris en commun rendent l’homme sociable. Mais il ne faut pas que la table d’hôte soit obligatoire.

À table d’hôte, j’ai eu des voisins qui tenaient absolument à me faire part des pensées fortes que la guerre leur suggérait. Or, ces pensées, je les avais déjà trouvées dans les journaux. À table d’hôte, je me suis trouvé en face d’un homme héroïque qui s’enfonçait dans la bouche, jusqu’à la garde, un couteau « embardouflé » de mayonnaise. Croyant d’abord à une tentative de suicide, je regardai ce malheureux avec pitié. Mais, au second coup, ce spectacle me dégoûta. J’ai vu aussi un dîneur joyeux aspirer lentement un macaroni vertical qui n’en finissait pas. J’en ai vu d’autres dont la bouche laissait tomber de très haut des noyaux de cerises dans une assiette. Il y en a dont la déglutition est aussi bruyante que la mastication. Et il y en a encore qui sont inquiets parce que leur dentier va tomber. Enfin, bien des fois, au dessert, j’ai pu contempler l’homme au cure-dents : méthodique, méticuleux, fignoleur, infatigable.

Plus modeste que Louis XIV, je dis : « L’Individu, c’est moi ! » Au nom de l’individu, je demande la suppression de la table d’hôte obligatoire. La petite table isolée n’a pas seulement de l’agrément pour les délicats, comme vous et moi. Elle permet aussi à celui qui mange salement de prendre une attitude pleine d’abandon et de produire, sans choquer personne, ses bruits familiers.

Mais, malgré tout, la table d’hôte a du bon. On y rencontre parfois l’Homme Célèbre. Il dit avec autorité des choses quelconques. Il pense comme tout le monde. Et, pour nous, les obscurs, c’est consolant.

VIEILLIR

Si une fée miséricordieuse m’offrait le moyen de recommencer une existence nouvelle, j’accepterais avec empressement ; mais je lui demanderais une jeunesse très différente de celle que j’ai eue. Les êtres jeunes possèdent un trésor qui, le plus souvent, ne leur sert pas à grand-chose. Impatients et maladroits, ils gâtent les bonheurs fragiles qui passent à portée de leur main. Ou bien, c’est la timidité qui les paralyse. Et puis, éduqués d’une manière stupide, ils se font décidément de la vie une idée trop absurde.

C’est égal : je voudrais bien avoir vingt-cinq ans de moins. Mais puisque les fées ne s’adressent jamais aux gens de mon âge, je dois me contenter des émotions et des plaisirs que connaissent ceux qui vieillissent.

Dans la rue, je vois passer des jeunes gens animés qui comptent visiblement sur des joies prochaines. Je sais bien, au fond, qu’ils ne seront pas entièrement déçus. Leur faculté de désirer et de croire n’est-elle pas enviable aussi ? Je me rappelle alors mélancoliquement le mot de cette fillette de six ans qui, émerveillée par les fruits nouveaux qu’elle venait de manger, demandait à son père : « Quand je serai morte, est-ce qu’il y aura encore des cerises ? » Ah ! ils sont exquis et bien réels les fruits auxquels nous ne goûterons plus !

Dans ces moments-là, je me dis : « Voyons, pas d’attendrissement ! Ces regrets sont stériles ! Jouis plutôt du spectacle de la vie ! »

Être le spectateur de l’univers, cela ne vaut-il pas tous les autres bonheurs ? Autrefois, troublé et agité, je ne savais pas contempler le monde. Pour bien regarder les choses, il ne faut pas avoir le désir de les posséder ; il faut avoir l’esprit libre. Aujourd’hui, même quand mon porte-monnaie est vide, je regarde avec plaisir les jolis objets qui sont derrière les vitrines des magasins. Et si des humbles viennent alors s’arrêter à côté de moi, je me représente si bien leurs pensées que je suis presque tenté de leur adresser la parole.

Mais ce ne sont pas les magasins qui m’intéressent le plus. Je vois les passants. Et, avec une joie légèrement amère, mais réconfortante, je me débarrasse peu à peu des niaiseries qu’on m’avait mises dans l’esprit en me parlant de l’humanité. Car il y a deux humanités : celle qu’on nous présente dans les livres et celle qui circule dans les rues. En vieillissant, on devient capable de juger les hommes sans aveuglement, sans malveillance et sans envie. On connaît leur médiocrité ; mais on sait ce qui excuse leurs faiblesses ; et l’on éprouve pour eux une vague pitié. Ah ! comme c’est bon de n’avoir plus ce voile sur les yeux !

Il y a vingt-cinq ans, les pantins du monde élégant avaient pour moi du prestige ; et ils m’intimidaient. Maintenant je sais en quoi consiste l’existence brillante qu’ils mènent ; je sais à quoi se réduisent les jouissances de ceux qui ont peu d’intelligence et peu de sensibilité !

Peu à peu, on s’affranchit. J’ai maintenant de la sérénité dans l’esprit. Mon fidèle feutre mou, légèrement crasseux, ne ressemble pas aux chapeaux qu’on portait cet hiver ; et j’ai quelques opinions stables qui ne sont pas celles de l’auteur à la mode. (Quel peut bien être le dernier de ces messieurs ?) Qu’il est loin le temps où, au moment d’entrer dans un restaurant ou dans un salon, je me demandais avec un peu de malaise si ma mise était irréprochable ! J’ai pour les êtres satisfaits dont le regard moqueur pourrait se poser sur moi une indifférence salutaire : ce sont des hommes, ce sont mes semblables – rien de plus.

Et puis, avec l’âge, on devient tolérant, car on se rappelle ses propres fautes. Et l’on essaie de ne pas être méchant.

Je rencontre aussi sur mon chemin, de loin en loin, des enfants dont la fraîcheur est encore intacte. J’imagine alors tout ce qui les menace et je voudrais les protéger contre la vie. Mais je ne dois pas leur dire ce que je sais ; je ne dois pas abréger le temps où ils seront insouciants, croyants et confiants. La tendresse que j’éprouve pour eux ne peut être rien de plus que le plaisir égoïste d’un cœur solitaire.

Enfin, plus souvent qu’autrefois, je contemple l’univers avec adoration ; car un jour, peut-être bientôt, je devrai renoncer sans espoir au spectacle merveilleux. Notre temps est mesuré ; hâtons-nous ; essayons d’achever le travail que nous avons commencé.

Bonne Nature, tu familiarises ceux qui vieillissent avec l’idée de la mort. Peut-être qu’à sa dernière heure celui qui a travaillé toute sa vie avec bonne volonté goûte la douceur d’être étendu et immobile dans son lit, après un long voyage fatigant.

LE FROMAGE

Lorsqu’on disait à un héros de Dumas père de rendre son épée, il répondait noblement : « Viens la prendre ! » On nous a pris notre fromage et nous n’avons pas fait le moindre geste défensif. L’âme d’un peuple obéissant a la consistance du fromage mou.

Cette veulerie générale est facile à expliquer. Parce qu’ils sont éduqués, spécialisés et organisés, les citoyens d’un même pays sont divisés. Les cordonniers, les médecins, les marchands de fromage, les fonctionnaires, les ramasseurs de hannetons et les musiciens, par exemple, ont des intérêts professionnels qui leur font oublier leurs intérêts communs. Quelques messieurs, préposés à la défense de l’intérêt général, leur disent : « Soyez tranquilles : nous nous chargeons de tout. » Et quand la situation devient tragique, c’est encore un télégramme émanant du Bureau central qui apprend à chacun que l’heure du grand sacrifice a sonné. L’individu n’a pas à s’occuper de ça : ça ne le regarde pas.

Voilà ce qui distingue l’homme civilisé de la brute. L’animal, quand il est menacé, défend sa vie, il défend sa femelle, il défend ses petits, il défend sa tanière, il défend son fromage et son reste de poulet froid : il est héroïque spontanément, individuellement, pour son compte. Le seul héroïsme permis aux citoyens des États modernes est l’héroïsme collectif et officiel. Non content de s’occuper de la police, de la voirie, des chemins de fer, des postes et des télégraphes, l’État veut encore régler les plus nobles mouvements de l’âme humaine. Il nous indique les cas où nous devons être courageux et les cas où nous n’avons pas le droit de l’être. Nous n’avons pas le droit de défendre jusqu’à la mort le fromage qui est le fruit de nos veilles. Mais je ne veux pas insister là-dessus, car c’est trop triste.

Pour le moment, je ne veux parler que du fromage. On nous a pris notre fromage. Si nous sommes bien sages, chacun de nous en recevra 250 grammes par mois. C’était à peu de choses près la dose qu’il me fallait pour confectionner, dans mes heures de mélancolie, une petite fondue à une place. Or, je mettais du fromage dans mes macaronis, j’en mettais dans mon risotto, j’en mettais dans mes choux-fleurs, j’en mettais dans mes pommes de terre, j’en mettais dans ma soupe, j’en mettais sur mon pain, j’en mettais dans mes topinambours, j’en mettais dans mes omelettes : j’avais mis énormément de fromage dans ma vie. Et je n’ai pas tout dit ; j’ai seulement parlé de mon modeste ordinaire (modeste, car je ne mangeais pas chaque jour tous les plats mentionnés ci-dessus).

Il y avait encore, de temps en temps, après une semaine de dur labeur, le petit « boulot » du samedi soir, avec de bons amis. Ah ! reviendra-t-il, le temps où nous partions pour Sion, avec Edmond, Ernest, Benjamin et leurs chères femmes, dans le seul but d’y manger une « raclette » valaisanne ? Et pendant combien de mois, combien d’années faudra-t-il être privé de ces inimitables « biftecks au fromage » que prépare Lady R., patronne de la « Pinte vaudoise » ? Chez Paul, la fondue était toujours si parfaite qu’elle faisait oublier (momentanément) les biftecks et les raclettes.

J’imagine ce que les moralistes pourraient me dire ; mais je ne serai pas assez bête pour leur donner la parole. Ils m’agacent prodigieusement, car ils manquent presque toujours de sincérité. Je sais fort bien ce qu’ils mangent dans les coins.

En prétendant que mes plaisirs sont de qualité inférieure et que rien ne vaut les joies de l’esprit, ils font une distinction stupide. Il y a des âmes pauvres qui s’étioleraient si elles ne pouvaient pas fréquemment emprunter de la chaleur aux âmes ardentes. Pour elles, les conférences, les prédications, les lectures et les concerts constituent un aliment spirituel indispensable. Chez les indigents dont je parle, manger est un acte purement physique qui n’a aucune répercussion sur la vie morale. Ils mangent comme mangent les animaux. Mais mon estomac est un alambic où le fromage, la viande, les fruits et le vin se spiritualisent. Je sais par expérience que si je mange de bonnes choses, un chant s’élèvera de mon âme. Je serai alors plein de bienveillance et de confiance, capable d’aimer et d’oser.

Les joies de l’esprit, je suis capable de me les procurer moi-même. Mais je ne suis plus capable de faire une fondue si l’on me prend mon fromage.

Je vous le prédis : si l’Exportateur rapace nous prend encore notre lait, notre viande, notre café, notre vin, notre chocolat, notre lard et nos gâteaux sans farine, nous finirons tous par sombrer dans la plus noire tristesse. Et vous comprendrez alors que Balthasar avait raison. Adieu, Fromage ; puisses-tu ne pas revenir trop tard !

 L’ARGENT

À mon ancien camarade Victor, qui était venu me voir, j’avais posé cette simple question :

– Eh bien ! quoi de nouveau ?

Pas pressé, enfoncé dans mon fauteuil n° 1, Victor m’a fait cette longue réponse :

– L’argent ne fait pas le bonheur. Il peut même causer la perte des imbéciles qui ne savent pas s’en servir. Cela n’empêche pas que mon existence est infiniment plus heureuse depuis le jour où ma vieille tante, qui avait déjà un pied dans la tombe, s’est décidée à y mettre le second, en me laissant le million qui désormais ne devait plus avoir pour elle aucune valeur. Qu’il soit, d’ailleurs, bien entendu que je penserai toujours à elle avec un sentiment affectueux.

Toute personne d’intelligence moyenne comprendra que je puis maintenant m’accorder des plaisirs dont j’étais privé lorsque, simple employé de la Banque cantonale, j’inscrivais, du matin au soir, dans un épais registre, de petites, de moyennes et de grosses sommes d’argent appartenant à de sombres brutes que le sort avait injustement favorisées. On peut deviner aussi que je suis logé, habillé et nourri plus confortablement qu’autrefois. Je ne dédaigne certes pas ce confort nouveau. Pendant bien des années je devais dire, au singulier : mon chapeau, mon pardessus, mon habit noir, ma cravate. Maintenant, je puis parler de toutes choses au pluriel ; et je songe sans inquiétude à l’accident toujours possible. Car on ne supprimera jamais l’accident. La fiente corrosive du pigeon qui vole est de l’esprit grossier qui souffle où il veut. Oui, je jouis de ma sécurité. J’en jouis tout particulièrement lorsque je pense à ma lointaine vieillesse. Mais l’argent procure bien d’autres jouissances encore.

Albert, le moraliste, m’a dit que je suis, comme tout le monde, exposé aux chagrins et à la maladie ; que je serai tenté plus qu’un autre de faire des « excès » et que je connaîtrai bientôt les inconvénients de l’oisiveté. Albert est un raseur. Qui m’oblige d’être un oisif ? Chaque jour, je travaille deux ou trois heures ; et je choisis toujours le travail qui m’intéressera le plus. Nous sommes tous menacés par les mêmes maladies. Mais les riches trouvent des remèdes que les pauvres se procurent bien difficilement. Et ils disposent aussi de moyens plus efficaces pour oublier, par moments, leurs chagrins.

Quant à mes « excès » de table, ils sont rares. Ma nourriture ordinaire étant excellente et très variée, je puis me passer de ces festins que je voyais autrefois dans mes rêves. Hier soir, j’ai tout de même fait bombance avec mon ex-collègue Gustave. Le malheureux avait peut-être la tête un peu lourde ce matin, en se rendant à la Banque. Moi, je suis resté au lit jusqu’à onze heures, et je me suis levé frais et dispos. S’il m’arrivait un jour de me réveiller avec cette terrible gueula linea dont parle Hippocrate, personne n’en saurait rien. Il y a des fautes qu’un rentier peut commettre impunément.

Aujourd’hui, tout s’achète, tout se vend. Les admirables concerts que j’ai entendus n’étaient pas des concerts gratuits. En y mettant le prix, je trouverais de vrais savants qui m’aideraient à voir clair dans bien des questions de biologie, de physique ou d’histoire.

Tu le comprendras sûrement : dans la rue, ma démarche est plus assurée, pour cette seule raison que j’ai toujours quelques billets de banque dans mon portefeuille. Je ne crains pas l’imprévu. Et lorsque, dans un café ou dans un salon, je cause de politique ou de morale, ma voix a plus d’assurance aussi. À égalité d’intelligence, l’opinion d’un millionnaire a plus de poids que celle d’un pauvre.

J’invite à dîner, je fais des cadeaux. Cela n’est pas sans effet sur le jugement qu’on porte sur moi : je ne suis plus le même dans l’esprit des autres. Et je ne te dis pas tout, car je ne veux pas aggraver ta misanthropie. D’ailleurs, j’ai réellement changé. Il m’est facile, par exemple, quand l’envie m’en prend, d’être bon pour les malheureux. J’arrive chez eux à l’improviste ; et, en leur racontant une histoire ingénieuse, je réussis à leur faire accepter un billet de cent francs. J’ai constaté que cent francs tombent toujours fort à propos.

N’étant pas fatigué, pas énervé, je ne suis plus irritable. Cela me permet de parler à ma femme et à mes enfants sur un ton très aimable. D’ailleurs, mon nouvel appartement est vaste ; et nous ne nous réunissons qu’à certains moments de la journée. Les pauvres qui doivent vivre les uns sur les autres s’engueulent quotidiennement.

Sache encore qu’on me trouve moins laid depuis que je m’habille mieux. Et je le suis réellement moins.

On dit : « Le temps, c’est de l’argent. » Cela n’est vrai que pour les êtres doués de volonté et d’intelligence. Mais, pour tout le monde : l’argent, c’est du temps. Quand on est riche, on peut attendre, on peut hésiter, on peut réfléchir, on peut changer sa vie. J’ai l’intention de mener, cet été, pendant trois mois l’existence des vagabonds. Cela ne te serait pas possible. Tu es condamné à faire toujours la même chose. Un pauvre qui s’est trompé de métier a commis une erreur irréparable.

Écoute, Balthasar : pour faire quoi que ce soit, il faut du temps ; il en faut pour perdre ses mauvaises habitudes ; il en faut pour se ressaisir. Si je le voulais, je pourrais consacrer mes nombreuses heures de loisir à mon perfectionnement moral. Mon argent va me permettre de devenir vertueux…

 

J’étais tellement agacé, que je ne voulus pas en entendre davantage.

GROSSES ET PETITES BÊTES

Ce ne sont pas les grosses bêtes qui nous menacent : ce sont les petites.

Quand l’Homme, armé de sa terrible intelligence, fit son apparition à la surface du globe, le mégalosaure et le diplodocus s’étaient prudemment éclipsés. Il ne les vit jamais. Il rencontra dans ses promenades d’énormes pachydermes. Mais il lui suffit de faire des mamours au mammouth pour l’apprivoiser. C’est ce que Rosny nous apprend dans son admirable livre : La Guerre du feu. Le mammouth s’en alla bientôt : il s’ennuyait. Par contre, l’éléphant, depuis des milliers d’années, continue à gambader joyeusement dans les herbes folles. Il est bien plus gros que l’être humain et il est formidablement armé. Cela ne fait rien. Plus ses défenses sont grandes, plus il a de la peine à se défendre contre la cupidité des chasseurs d’ivoire. Il est d’ailleurs foncièrement bon. Il vaut tout de même mieux, lorsqu’il se trouve dans une cuisine où il se trouve beaucoup de vaisselle, ne pas lui chatouiller la plante des pieds. J’ajoute que les éléphants sont peu nombreux. Maman éléphant ne se décide jamais à éléphanter qu’après vingt mois de réflexion.

L’inoffensive baleine nous fournit le busc à coulisse et l’huile de foie de morue.

Je poursuis. Il est plus facile de se débarrasser d’une famille de boas que d’un ver solitaire qui s’est barricadé dans sa retraite obscure. Si, bon an, mal an, cinquante mille Hindous meurent sous la dent du tigre, c’est leur faute : ils poussent jusqu’à l’absurde les principes directeurs de la Société protectrice des animaux. Cela n’empêche pas que les tigres, comme les ours blancs, les lions et les panthères, se trouvent, presque tous, dans nos chambres à coucher où, complètement aplatis, ils se sont transformés en descentes de lit.

Je ne dirai rien du cheval, de la vache et du cochon, dont les vertus ont beaucoup augmenté depuis qu’ils ont renoncé à la fière indépendance de leurs ancêtres.

Ce qui précède suffit pour faire comprendre que l’homme est capable de vaincre toutes les grosses bêtes. Mais je ne pourrais pas parler avec autant de dédain du rat, du ver, de la sauterelle, du hanneton, de la mouche, du moustique, de la puce et du pou. Ceux-là sont dangereux, car ils sont légion.

Sachez qu’il existe une ligue internationale contre les rats, lesquels font environ pour cinq cents millions de dégâts par an. La réputation de la sauterelle est faite ; et, dans nos contrées, la tête du hanneton a été mise à prix. Quant au ver rongeur, il est devenu le symbole du mal.

Les puces méritent une mention spéciale. De vieilles demoiselles, qui vivent en dehors du siècle, sont parvenues à en apprivoiser quelques-unes et à les atteler à de minuscules voitures. Mais, comme bête de trait, la puce a peu d’avenir. Il faut se méfier de son premier mouvement : c’est le bond.

Rien n’égale la persévérance avec laquelle le pou pond. Mais à quoi bon insister ? L’Homme n’a pas de plus dangereux adversaire que la petite bête. Et même s’il parvenait à réduire en esclavage les rats, les vers, les sauterelles, les hannetons, les mouches, les punaises et les poux, il se trouverait encore en présence de son plus terrible ennemi : l’invisible et invincible microbe. Celui-là a le génie de la désorganisation. Le génie de l’organisation, on l’a vu, ne vaut guère mieux. Mais la bête qui le possède est beaucoup plus grosse. C’est pourquoi nous saurons la vaincre, tandis que je songe avec inquiétude à l’interminable guerre que le Microbe va faire à l’Humanité.

NOUS NOUS SALUONS

Mon ancêtre, l’homme velu de l’époque préolithique… (Ici je m’interromps pour déclarer que j’ignore totalement la signification de ces mots : « l’époque préolithique ». Mais l’école, qui répand à foison les lumières, a fini par développer dans le public le goût de l’érudition et des termes scientifiques. Et, en qualité de journaliste, je tiens à être à la mode.) Je disais donc : l’homme velu de l’époque tertiaire devait mener une existence heureuse. Du matin au soir, armé de son formidable gourdin de silex, il se promenait dans la forêt maternelle où il pouvait parcourir des kilomètres[7] sans saluer personne. Il ne rencontrait que de grosses et de petites bêtes, rugissantes ou glapissantes, inoffensives ou féroces, dont il n’avait pas à craindre les cancans. Il assommait les unes ; apprivoisait les autres ; et, parfois, le soir, en rentrant à la caverne, il disait à sa poilue : « Je t’amène un mammouth. Il ne mord pas. Désormais, tu mettras un couvert de plus. » C’était le bon temps.

Les dangers auxquels nous sommes exposés quand nous nous promenons dans les rues sont aussi grands que ceux qui menaçaient l’homme primitif dans sa forêt pleine de mystère. Nous devons sans cesse penser à la bicyclette silencieuse, sournoise et homicide. Le bruit que fait le tram compresseur qui approche nous empêche d’entendre celui qui vient en sens inverse. Ce n’est pas le premier tram qui tue ; c’est le second. Enfin, la promptitude avec laquelle les autos changent de direction déjoue tous nos calculs. Et le piéton moderne peut être puni pour port d’armes prohibé s’il menace de son revolver l’un de ses nombreux ennemis.

Mais le tragique occupe peu de place dans notre vie ordinaire : ce qui la remplit, ce sont les petits embêtements quotidiens. Je ne veux parler que de ceux qui gâtent mes promenades.

En passant sur la place, j’aperçois, sur l’autre trottoir, la charmante Mme Bindulack. Qu’aurait fait mon ancêtre préhistorique dans un cas pareil ? Il aurait foncé sur la frêle créature ; il lui aurait envoyé dans la nuque un coup de poing magistral ; puis, second mouvement, il l’aurait aidée à se relever ; et elle serait devenue sa servante fidèle. Car les temps préhistoriques étaient ceux où l’on ne faisait pas d’histoires. Moi, affiné et affaibli par les siècles de civilisation, je procède autrement que mon vénérable aïeul (lequel me dégoûte). Je me demande : « Dois-je saluer Mme Bindulack, ou bien la distance est-elle trop grande ? » Et cette indécision m’énerve. Je salue et l’on ne me répond pas. Je m’applique à conserver un air indifférent ; mais, au fond, je suis vexé.

Bon ! j’ai reconnu Mme Tronche trop tard pour la saluer. Cela m’est déjà arrivé deux ou trois fois ; et cette chipie prétend que, lundi, je l’ai fait exprès. Ce n’est pas vrai : en la regardant, je pensais à Vercingétorix. D’ailleurs, ma vue baisse. L’embêtant, c’est que, demain, je rencontrerai Mme Tronche chez les F. Si j’apprenais ce soir qu’elle vient d’être arrêtée pour espionnage en faveur des Russes, je me dirais : « Voilà qui arrange tout. »

Attention ! voici venir M. Ponthyf. Depuis qu’il est directeur de l’usine fédérale où l’on transforme le fromage de la Gruyère en gaz asphyxiants pour les empires centraux, l’amplitude de ses coups de chapeau a diminué et il trouve juste que je salue toujours le premier. Je vais faire en sorte que mon salut soit encore moins poli que le sien… Victoire ! Le coup a réussi. J’ai porté la main avec empressement vers ma tête. Mon geste a déclenché le sien. Mais, au dernier moment, j’ai immobilisé mon bras ; et je me suis contenté d’effleurer mon feutre pendant que le gibus du personnage se soulevait de dix-huit centimètres environ. La prochaine fois, pour plus de sûreté, je serai subitement atteint d’une myopie invraisemblable.

Nouveau problème. Ai-je eu tort de saluer la bonne de mon nouveau voisin ? Je la connais bien peu. Et puis, elle occupe sur l’échelle sociale un échelon inférieur. Mais si nous sommes tous frères, cette servante est ma sœur.

Ce serait pour moi un argument décisif, si je n’avais pas, d’autre part, le vif désir de me comporter comme se comportent les gens du monde. Mon ami Gaston, qui connaît les usages, s’est moqué souvent de mes gaffes. Ainsi, l’autre jour, il m’a conduit chez Mme T. Et parce que j’ai été d’une extrême politesse envers la jeune dame qui nous a ouvert la porte, il m’a dit furtivement : « Imbécile ! c’est la femme de chambre ! » Il croyait que je m’étais trompé.

Quant au monsieur qui s’avance vers moi, il va être bien étonné. Je ne connais pas son nom et il ne sait sans doute pas qui je suis. Nous ne nous sommes jamais adressé la parole. Or, depuis dix ans, sans savoir pourquoi, nous nous saluons très poliment quand nous nous rencontrons. Eh bien ! c’est idiot, et je trouve que ça a assez duré. Je vais faire comme si je le voyais pour la première fois ; ça lui fera, pour sa soirée, un problème à résoudre.

Voyons : à quoi peuvent bien servir tous ces coups de chapeau ? Si elles n’étaient pas si loin, j’irais me promener dans les forêts vierges.

UN SINCÈRE

La puissance de l’État devenant de jour en jour plus grande et plus menaçante, nous avions résolu, les amis et moi, d’organiser, en dépit du malheur universel, un souper joyeux qui devait être, symboliquement, la protestation de l’égoïsme individuel. (Des biologistes ont prouvé que tout être vivant auquel on enlève son égoïsme dépérit à vue d’œil et meurt en peu de temps.) Nous devions d’ailleurs fêter notre chère Suzanne qui venait – enfin ! – de renoncer à la peinture cubiste pour se vouer tout entière à l’élevage intensif des lapins.

Le souper eut lieu. Il fut très gras, car chacun des convives avait sacrifié d’un seul coup sa carte de beurre et sa carte de fromage. Au dessert, nous priâmes Frédéric de nous faire un discours. Frédéric se leva et commença en ces termes :

 

« Mesdames, Messieurs, Domestiques,

« Je devrais être extrêmement ému, car je n’ai jamais parlé devant un public aussi intelligent…

(Ici, notre approbation s’exprima par des hurlements sauvages. Chacun poussait son cri préféré. Les voix des femmes étaient glapissantes. Celles des hommes étaient plus belles. Seuls, les domestiques souriaient respectueusement. Au bout d’une minute et demie, Gustave consentit à arrêter son mugissement obstiné et l’orateur reprit :)

« C’est comme je vous le dis. Jusqu’à présent, je n’avais pris la parole que dans des Congrès, des Parlements et des Assemblées électorales. Eh bien ! malgré cela, devant vous dont je devine les pensées goguenardes, je n’éprouve aucune émotion. Si, dans le silence impressionnant que vous avez fait autour de moi, j’ai pu me lever sans trouble et sans timidité, c’est que je suis décidé à ne rien vous dire…

(Les cris d’animaux, complètement renouvelés, recommencèrent. Frédéric en profita pour avaler un verre de Volnay.)

« Laissez-moi m’expliquer. Je ne dois vous adresser que des paroles sincères. Eh bien ! aujourd’hui, cela ne m’est pas possible. Voilà pourquoi j’aime mieux me taire.

« Comprenez-moi bien. Les députés, les ministres et tous les comédiens qui s’adressent à la foule, pensent par idées toutes faites. Ils servent à la foule des formules auxquelles elle est habituée et qu’elle attend. Vous, mes enfants, vous voulez que mes paroles soient l’expression exacte de ce que je pense et de ce que je sens aujourd’hui, en ce moment-ci. Vous avez bien raison. Nous voulons être des êtres vivants et non pas des machines. Quand nous parlons à ceux que nous aimons, nous ne devons pas répéter avec une fidélité mécanique les mots que nous avons employés hier et qui sont restés dans notre mémoire. Car nous ne sommes pas, aujourd’hui, identiques à ce que nous étions hier. Ceux qui vivent, comme l’a montré Bergson, se renouvellent sans cesse. Mais pour résister à l’automatisme qui fera de lui une machine, l’individu doit se surveiller constamment. Nous devons tous craindre la force de l’habitude. C’est pourquoi je me lave chaque matin…

(Ici, il y eut des interruptions bruyantes : « Moi aussi ! » – « Moi aussi ! » – « Pas moi ! » – « Les pieds ! » – « Mon tub ! » – « Dentifrice ! » – « Tout nu ! »…) Frédéric hurla :

« Imbéciles ! Je veux dire que, chaque matin, je fais la toilette de mon âme. Cette opération n’est pas superflue, car, chaque fois, je retrouve en moi des sentiments qui sont en train de mourir, des opinions qui commencent déjà à s’écailler et, sur les guéridons de mon esprit, des fleurs de rhétorique qui, pendant la nuit, se sont fanées. Les poussières morales, les formules qui enveloppèrent naguère une pensée argente, des jugements d’une rigidité cadavérique : tout ce qui sent la mort est enlevé. Je fais le vide dans mon cœur pour qu’y puissent grandir des amours toutes neuves ; et, dans la chambre de ma conscience, j’ôte tous les décombres qui pourraient gêner l’éclosion de mes pensées nouvelles, fraîches comme des « œufs du jour ». Car la source de la vie est en moi ; et, tout de suite après le coup de balai, je recommence à penser et à aimer. En un mot, chaque matin, j’oublie, afin de ne pas servir à ceux que j’aime du réchauffé, afin d’être toujours sincère. J’oublie ceux qui m’ont fait du mal et, ainsi, je pratique le pardon des offenses ; et j’oublie également le nom de ceux qui m’ont prêté de l’argent. Cela n’a d’ailleurs aucune importance, car, eux, ils n’oublient pas.

« Eh bien ! aujourd’hui, je me suis levé trop tard et j’ai dû me rendre précipitamment à mon travail sans me laver. Toute la journée, mon âme a senti le renfermé. Mon esprit est encore plein de mes idées d’hier et ma pensée n’est pas assez fraîche pour que je vous la donne… »

 

(Frédéric se rassit. Tous les convives s’approchèrent de lui et reconnurent qu’en effet il sentait mauvais. Pour dissiper le dégoût général, on fit venir du Haut-Sauternes 1904.)

ILS NE VOUDRONT PAS S’EN ALLER

Un jour, ma fillette taillait maladroitement un morceau de sapin au moyen d’un couteau de cuisine. Voulant lui venir en aide, je lui dis : « Que veux-tu faire avec ce morceau de bois ? » Elle me répondit : « Oh ! tu sais, papa : sur cette terre, on ne sait jamais ce qu’on fait. »

Cette enfant avait profondément raison. Un morceau de bois, destiné à devenir une vache, peut prendre insensiblement, entre les mains d’un ouvrier inhabile, la forme d’un bateau à rames. L’homme ne peut calculer les conséquences de ses actions. En se mariant, il ne sait pas ce qu’il fait ; et il ne le sait pas davantage lorsqu’il prend la ferme décision de rester célibataire. La complexité des problèmes qu’il doit résoudre le condamne à se tromper souvent. Cela est surtout vrai du législateur, lequel, par définition, veut s’occuper d’un tas de choses qui ne le regardent pas.

Un acte du Pouvoir central provoque dans la masse gélatineuse de la nation un ébranlement dont il est impossible de prévoir les effets lointains. C’est ce que Louis XV avait sûrement compris lorsqu’il a dit : « Après nous, le déluge ! » Mais ne parlons que de notre pays. La Patrie, qui aime tous ses enfants d’un amour égal (égal à très peu de choses près), nous a donné des cartes de pain, afin que la ration soit la même pour tous. Puis, voyant notre air satisfait, elle a équitablement partagé, par le même procédé ingénieux, le beurre, le sucre, le riz, les macaronis, le lait, les graisses, le fromage et les boutons de culotte. D’ailleurs, des fonctionnaires compétents préparent, dans le silence du cabinet, des cartes nouvelles ! Tout cela est excellent. Chacun de nous est maintenant à peu près sûr d’avoir, une fois par mois, un petit morceau de fromage pour son premier déjeuner.

Mais l’avenir ? Comment l’État a-t-il envisagé l’avenir ? J’aime à croire, pour la paix de leur âme, que nos hommes d’État sont des types dans le genre de Louis XV. Mais moi, qui suis beaucoup trop scrupuleux pour légiférer, j’ai eu, l’autre nuit, le cauchemar qui, logiquement, devrait troubler le sommeil de ces messieurs. Avant de me coucher, j’avais appris, en lisant le Bund, que le nombre des fonctionnaires, fédéraux ou cantonaux, a augmenté de 98 400 depuis le 1er août 1914. Il y a d’abord ceux qui pensent : leur tâche est de dresser la liste des matières dont le rationnement s’imposera, un jour ou l’autre. Il y a ceux qui choisissent la forme et la couleur de la carte. Puis viennent les Exécutants, dont l’utilité serait nulle s’ils ne pouvaient pas remettre les cartes fabriquées aux Distributeurs.

Mais tout cela n’est encore rien. Il est indispensable d’avoir des Inspecteurs qui se rendent au domicile de chaque citoyen et lui demandent s’il ne cache pas un pot de graisse dans quelque coin. Ils sont presque toujours très polis et croient l’électeur sur parole. Le 1er juillet s’ouvrira à Berne le bureau du gaspillage national, dont les six mille employés seront chargés de faire le recensement des croûtons de pain que des citoyens prodigues, habitués au pain frais, laissent traîner derrière les meubles. Dans les temps que nous traversons, l’économie est une vertu civique et nécessite donc des Surveillants. À ceux que j’ai déjà nommés s’ajoutent les Dactylographes, les Comptables, les Vérificateurs, les « Pistaux » et les Refusards. (Ces derniers sont chargés de répondre sèchement aux timides réclamations des humbles.) Enfin, il y a les quatorze mille fonctionnaires auxquels doivent s’adresser les malades qui ont besoin d’un supplément de graisse, ou d’un supplément de sucre. J’en oublie beaucoup, et, en particulier, ceux qui s’occupent de l’importation et de l’exportation. Pour finir, je me contenterai de mentionner le service des diabétiques, qui doit empêcher que des cartes de sucre ne soient délivrées à des malades pouvant fort bien s’en passer. On sait bien ce que ceux-ci en feraient.

Eh bien ! dans mon cauchemar, j’ai vu ceci : c’était le 4 août 1919. L’Entente était victorieuse et l’on venait de signer la paix. Dans une rue de Berne, devant l’immense Palais où s’étaient réunis, pour leur Assemblée annuelle, les 98 400 fonctionnaires du Rationnement obligatoire, le Lion populaire s’était arrêté, superbe et généreux. Ses longs cheveux épars flottaient au gré des vents. Il ouvrit sa gueule terrible et, les yeux fixés vers le Palais, il rugit : « Foutez-moi le camp ! » Alors, tous les fonctionnaires : les charmantes dactylographes, les vieux politiciens hors d’usage, les gras et les maigres, les maussades et les joyeux, tous se mirent aux fenêtres et crièrent d’une voix formidable : « Zut ! ! nous ne nous en irons pas ! » Comme d’habitude, le Lion populaire jugea prudent de reculer. Le bruit m’avait d’ailleurs réveillé.

Je compris que je venais d’avoir un songe prophétique. On ne pourra évidemment pas mettre sur le pavé ces 98 400 malheureux. Vous verrez : ils continueront. Dans un pays démocratique, le nombre des fonctionnaires ne diminue jamais.

LE DÉSARMEMENT UNIVERSEL

Il y a des cas où les partisans les plus convaincus de la paix sont obligés de se battre. Par exemple, le 1er août 1914, il eût été bien difficile à la France d’éviter la guerre. Mais ce n’est pas des guerres inévitables que je veux parler. Je songe aux guerres futures, que j’ai le droit de considérer encore comme hypothétiques.

À vrai dire, je crois que les Leçons de l’Histoire ne servent à rien. L’humanité oubliera assez vite les fautes qu’elle a commises et les maux qu’elle a soufferts. Les grands-pères, assagis par l’expérience, ne peuvent pas empêcher les enfants de refaire les éternelles sottises. Mais, qui sait ? L’avenir n’est à personne ; et je n’écrirais pas cet article s’il n’y avait pas, au fond de ma pensée, une faible espérance.

Le militarisme prussien sera bientôt écrasé. Cela permettra, comme on nous l’a dit, le désarmement universel. La paix régnera alors dans le monde. Mais, pour que cette paix soit durable, il ne suffira pas que le Président Wilson et ses collaborateurs aient agi en démocrates sincères. Il faudra, de plus, que les peuples aient reconnu la stupidité de quelques idées vénérables qu’on leur inculque depuis des siècles.

Les individus dont l’intelligence avide s’enrichit et se renouvelle sans cesse ne sont pas nombreux. En général, l’homme ne contrôle guère les phénomènes de sa vie intérieure ; et sa pensée repasse tout naturellement par les chemins où elle a déjà passé cent fois. En particulier, à propos de la guerre, de la gloire militaire et du patriotisme, les éducateurs de la foule ressassent de vieilles formules dont l’absurdité apparaît lorsqu’on songe aux conditions de la vie moderne. Car il y a des vérités qui, avec le temps, deviennent insensiblement des mensonges.

Dans les derniers mois de l’année 1914, des littérateurs éloquents, habiles dans l’art de traiter les sujets classiques, nous ont dit que la guerre allait régénérer les hommes ; et que ceux-ci s’ennobliraient en refaisant le Geste des aïeux, le geste martial, éternellement beau. Il paraît que nous menions une existence beaucoup trop facile et que nous étions en train de nous amollir dans les délices de Capoue. Ces moralistes croyaient évidemment que, dans les ateliers, dans les fabriques et dans les mines, on passait son temps à jouer aux cartes.

La guerre devait donc produire notre rénovation morale. Ah ! oui : ça a été du propre ! N’ayant plus la sécurité, nous nous sommes mis à songer quotidiennement à notre mangeaille. Cela n’a pas donné plus d’élévation à notre pensée. Des producteurs et des négociants intelligents ont compris que le moment était venu de vendre leur marchandise aussi cher que possible à leurs compatriotes bien-aimés. (Car le renchérissement de la vie a eu plus d’une cause.) Si certains intermédiaires ont touché des « commissions » exorbitantes, c’est pour une raison facile à comprendre. Enfin, dans cette guerre, les meilleurs représentants de la race humaine sont morts. Il nous reste des êtres désespérés, des mutilés, des orphelins, des phraseurs, des diplomates, des vieillards, des prudents et les neutres. Et puisqu’on nous a parlé de moralisation, je pourrais dire encore que la vertu perd de son prestige pour des gens qui se demandent s’ils seront encore en vie la semaine prochaine.

Quant au geste du guerrier, il est infiniment moins beau qu’autrefois. Lorsqu’on parle devant eux du noble métier des armes, les naïfs ne songent qu’à Léonidas, à Winkelried, à Roland et à Bayard. Or, la pure Durandal est en train de se rouiller dans un musée historique. Dans les guerres futures, chacun des États belligérants mettra à profit les découvertes de ses chimistes officiels ; et l’on peut prévoir que les gestes des combattants seront totalement dépourvus de valeur esthétique.

Non ! ne soyons plus de stupides écoliers qui récitent une leçon apprise. Ne prenons plus au sérieux les littérateurs qui admirent de loin l’héroïsme des guerriers et qui, en temps de paix, laissent prudemment échapper toutes les occasions que la vie leur offre de se comporter avec courage. Ne nous laissons plus fasciner par les images d’Épinal qui nous montrent le Militaire à travers les âges. Durant ces trente derniers siècles, le Militaire a abattu une besogne formidable. Il a bien mérité son repos. Habituons-nous à parler de notre patrie et de celle des autres conformément à nos vraies croyances et à nos vrais sentiments. Nous comprendrons alors que les grandes boucheries humaines sont d’une absurdité sinistre. Mais seul le désarmement des esprits pourra en empêcher le retour.

LA NUIT DU 4 AOÛT

M’étant déguisé en femme, j’ai pu assister au Congrès secret qu’ont tenu, dans la nuit du 4 août – en dépit des récents décrets de la police – les élégantes de notre ville. Ah ! que ça sentait bon, dans la crypte où nous étions assises ! Et comme elle était jolie, la présidente qui, dédaignant tout préambule, nous adressa la parole en ces termes :

 

« Mesdames,

« Vous avez toutes entendu parler de la célèbre nuit du 4 août, dans laquelle la noblesse française, obéissant à sa naturelle générosité, a spontanément renoncé à ses privilèges. Cet exemple n’a pas été perdu. Mais – on est bien obligé de le reconnaître – il n’a pas été complètement efficace : il y a encore, dans la société moderne, des privilégiés. (Étonnement sur le visage de ma voisine de gauche.) Il y a encore de grandes choses à faire. Eh bien ! je voudrais que, grâce à votre abnégation, Mesdames, cette nuit du 4 août 1918, que nous avons choisie pour notre congrès, fût, dans l’avenir, aussi glorieuse que l’autre.

« Je m’explique. Bien qu’elles ne fassent pas partie du Femina-Club, les femmes pauvres de notre pays sont nos sœurs. Et nul n’ignore que, par le fait de la guerre, leur situation devient de plus en plus difficile. Il n’est pas en notre pouvoir de supprimer toutes les inégalités sociales. Le rêve de l’égalité absolue a, d’ailleurs, été jugé chimérique par tous les sociologues. Mais, si nous le voulons, nous pourrons diminuer l’amertume bien compréhensible des déshérités. Songez-y : il suffit qu’une femme pauvre rencontre l’une de nous dans la rue pour qu’elle sente la grande différence qu’il y a entre sa vie et la nôtre. Car nous sommes avec trop d’ostentation, avec trop d’éclat, les favorites du sort.

« Je ne vous demande pas de renoncer à votre existence facile. On n’a pas le droit de prêcher aux autres la sainteté quand on la juge trop difficile pour soi-même, mais nous pourrions être heureuses avec plus de discrétion. Nous pourrions renoncer aux signes extérieurs de notre fortune. En définitive, je viens vous demander un grand sacrifice : que chacune de nous se contente des grâces que la nature lui a données et s’habille, tant que durera la guerre, comme s’habillent les pauvres… »

 

Ici, un brouhaha général interrompit la gracieuse présidente. Je me mis à observer attentivement mes compagnes. Beaucoup de ces dames étaient scandalisées. Leurs protestations eussent été moins violentes si on leur avait proposé de se nourrir, désormais, avec une frugalité ascétique. Seules quelques jeunes femmes, plus jolies que les autres, souriaient. Elles étaient conscientes de leur pouvoir et elles ne craignaient rien. Je ne pus m’empêcher de me dire que la présidente elle-même, vêtue de guenilles, aurait un charme terriblement captieux.

Le tumulte devenait de plus en plus fort. Il était évident que la perspective du Sacrifice suprême déplaisait à la majorité. Lorsque la présidente, visiblement découragée, fut parvenue à rétablir le silence, elle dit : « Qui est-ce qui demande la parole ? » Animé d’une audace soudaine, je me levai en criant : « Moi ! » Tous les regards se dirigèrent de mon côté. D’une voix que je m’appliquais à rendre féminine, je commençai ainsi :

 

« Mesdames, je crois que le discours de notre sympathique présidente n’a pas été compris. Ce sont les “apparences” de la pauvreté qu’on nous demande de revêtir. De même que certaines femmes du peuple portent de faux diamants, l’extrême simplicité de notre mise sera trompeuse. En somme, on nous propose une mode nouvelle pour l’hiver prochain. Un costume complet en “guenilles de Bruges”, confectionné par notre plus habile couturière, pourrait être tout à fait gracieux. Je me représente aussi, sans déplaisir, une jupe “effilochée à l’Andalouse" et ornée de quelques reprises “au point d’Angleterre”. Vous comprenez, d’autre part, que si nous nous décidons à porter une robe trouée, ce sera tout simplement une robe “à jour” ; et si l’on y aperçoit, çà et là, une tache, cette tache aura été faite par l’un de nos peintres cubistes à la mode. Sachez, pour finir, que j’ai vu, chez Bonnard, une étoffe nouvelle, à 52 francs le mètre, dont la nuance “gris-misère” est exquise… »

 

Dès que je me tus, des applaudissements frénétiques éclatèrent. Ma voisine de gauche, enthousiasmée, me demanda la permission de m’embrasser. Très troublé, je me demandais : « Va-t-elle s’apercevoir de quelque chose ? » lorsque, tout à coup, la police antigrippale fit irruption dans la crypte. Ne voulant pas être puni pour port illégal de la jupe, je m’esquivai prestement.

LES ÉTERNUEMENTS

On ne peut pas toujours parler des Allemands.

Parlons donc des éternuements.

 

L’éternuement remonte à la plus Haute Antiquité. Les Assyriens, les Phéniciens et les Chaldéens éternuaient déjà. Lorsque César eut pris la décision de franchir le Rubicon, il éternua avec force. Dans les manuels d’école, on remplace cet éternuement par la formule célèbre : Alea jacta est ! Mais nous savons aujourd’hui que chaque grand personnage du Passé avait à son service des hommes de lettres, chargés de fabriquer ses mots historiques.

L’éternuement n’est pas le propre de l’homme. Les chiens et les chats éternuent. L’éternuement du cochon est dégoûtant. Lorsque l’éléphant du Zambèze se met à éternuer, le voyageur attardé sur la plage, sentant passer la mort, frissonne atrocement. Car, paraît-il, à côté de cette trompette-là, celle de Jéricho n’était qu’une clarinette. Les poissons n’éternuent jamais. Mais la liste complète des animaux qui savent éternuer n’a pas encore été dressée.

La baronne Staff, dans son ouvrage classique sur les « Bonnes manières », dit qu’un éternuement, même bruyant, est moins inconvenant qu’une légère éructation. Mais elle blâme les gens qui mettent dans leurs éternuements autant d’énergie que possible. Cela est d’ailleurs dangereux. Mon ami Melchior en est mort. Il est dangereux aussi de vouloir, à toute force, empêcher l’éternuement qui allait se produire. Cette imprudence a hâté le départ de mon ami Gaspard. Les gens très bien élevés doivent consentir, comme les autres, à se livrer à ces manifestations sensationnelles dont ils ne sont d’ailleurs pas responsables.

Le dictionnaire définit l’éternuement de la manière suivante : « Mouvement subit et convulsif du diaphragme, par suite duquel l’air est expiré brusquement par le nez et par la bouche. » Cette définition n’explique pas tout. Comment se fait-il que j’éternue lorsque, en été, je regarde le soleil ? J’ai gagné ainsi plus d’un pari en éternuant « au commandement ». Les nerfs du nez jouent sûrement un rôle dans le phénomène.

Que ceux qui, un jour ou l’autre, ont éternué vingt-quatre fois de suite ne se vantent pas. Il y a une vingtaine d’années, une revue médicale citait le cas d’un malade qui avait éternué pendant trente-six heures, sans s’arrêter. Les éternuements de ce malheureux se suivaient à six secondes d’intervalle. Il y en eut donc 21 600 environ. (Il y a des gaillards devant lesquels on se sent petit.) Le patient, dans ses courts instants de répit, avalait un peu de bouillon. Sa bonne humeur persista, d’ailleurs, jusqu’au bout : il plaisantait avec les curieux qui venaient l’observer par la porte entrouverte.

Quand on a les yeux bandés, on reconnaît facilement le sexe de la personne qui éternue : l’homme éternue avec beaucoup plus d’autorité que la femme.

Un savant allemand est en train de rechercher si, en plaçant dans toutes les rues des accumulateurs spéciaux, on ne pourrait pas recueillir et utiliser toute l’énergie que fournissent les passants qui éternuent. (Chacun serait obligé, sous peine d’amende, d’éternuer dans l’orifice de l’appareil.)

On a analysé le gaz qui est expulsé par un éternuement : il ne consiste pas exclusivement en air atmosphérique ; on y trouve aussi un peu d’hydrogène. Mais il faut avoir une très exceptionnelle anomalie dans le cas de ce prisonnier allemand, pris en 1916, près de Verdun, et qui, en éternuant, projetait des gaz asphyxiants. On le fusilla par mesure de prudence.

L’éternuement est international : on n’éternue jamais avec un accent étranger.

Ai-je tout dit ? On n’a jamais tout dit. Pestalozzi n’a jamais éternué.

Un éternuement est un avertissement : il annonce un rhume probable. On peut donc dire qu’un homme qui éternue en vaut deux.

Je vous laisse le soin d’étudier la fréquence des éternuements dans ses rapports avec l’âge, le sexe, la profession et la nationalité.

Les mots « éternuer » et « éternité » ont la même origine ; mais je ne sais vraiment pas pourquoi.

NE SOYONS PAS TROP INTELLIGENTS

L’autre nuit, ne dormant pas, je rêvais au pied des monts. Pour tuer le temps, j’ai essayé de me représenter la Société future, telle que la préparent fiévreusement les Amis du progrès. Et j’ai été effrayé. Voici ce que j’ai vu :

Depuis longtemps on avait fondé des écoles où les enfants ne s’ennuyaient pas et où ils contractaient, pour toujours, l’habitude du travail intellectuel. L’homme ne ressemblait plus du tout à la bête humaine des temps primitifs. Il était sans brutalité et il goûtait les plaisirs de l’esprit bien plus profondément que tous les autres. Durant ses heures de liberté, il ne faisait pas autre chose que de contempler, d’admirer, de réfléchir et de discuter. Mais, que dis-je ! Ce qui lui plaisait plus que tout le reste, c’était de créer des œuvres d’art et d’élaborer de nouvelles théories philosophiques.

Donc, dans cette société que j’entrevoyais, tous les citoyens avaient une vie intellectuelle intense. Il y avait même tant d’exaltation dans la vie intérieure de l’individu que les passants allaient fréquemment se cogner contre les becs de gaz du monde extérieur. Dans mon songe prophétique, je fus d’ailleurs le témoin d’un accident beaucoup plus grave. L’homme du Rouleau compresseur, ayant sorti de sa poche le calepin où il avait l’habitude de noter ses pensées de génie, sa formidable machine, qu’il ne surveillait pas, écrasa un garçon pâtissier qui était en train de composer une poésie.

Dans ce monde meilleur, le nombre des mécontents était fabuleux. La devise des prolétaires conscients était : « Des loisirs ! encore des loisirs ! toujours des loisirs ! » Et ils avaient effectivement beaucoup de loisirs pour satisfaire le noble goût de la méditation qu’on avait développé en eux. Trop affinés, ceux qui étaient chargés du travail manuel ne mettaient « la main à la pâte » qu’avec un profond dégoût. Et tout allait mal ; car, les hommes travaillant trop peu, on manquait de tout. Les libraires faisaient faillite les uns après les autres ; car, chaque citoyen ayant du génie, on s’intéressait trop à ses propres idées pour accorder beaucoup d’attention aux idées des autres. D’autre part, on ne pouvait plus compter sur la bêtise de la foule ; c’est-à-dire qu’on était privé du seul ciment social qui rend possible une « opinion publique » cohérente. Enfin, et c’était la chose la plus grave, l’homme ne savait plus attendre. C’était à prévoir. Le raisonneur qui ne manie que des idées ne rencontre jamais la résistance de la matière ; et il s’impatiente lorsqu’il constate que ses vérités, si logiquement démontrées, et d’une beauté si éloquente, n’accélèrent pas le cours des choses.

Je compris l’erreur des Amis du Progrès. Un homme très intelligent est toujours un égoïste qui, dans la solitude, sait tirer de son cerveau des jouissances profondes. Il est vrai que le fruit de ses méditations a parfois un peu d’utilité pour la collectivité. Mais il n’est peut-être pas bon que les êtres très intelligents soient nombreux. Pour que l’humanité civilisée d’aujourd’hui continue à vivre, il faut que, chaque année, un labeur écrasant soit accompli. Pour qu’il y ait des familles nombreuses, il faut qu’il y ait chez certaines femmes beaucoup d’abnégation. On ne peut pas être mère si l’on est incapable d’attendre. Seuls des êtres dont la pensée est endormie peuvent faire, pendant des années, du matin au soir – dans les champs, dans les fabriques, dans les mines et ailleurs – la même besogne monotone et fatigante. En 1910, on a extrait du sol 12 800 millions de quintaux de charbon. Et il faut aussi des nombres immenses pour exprimer, en quintaux, la production annuelle de fer, celle du blé et bien d’autres productions encore. Pour produire tout ce dont l’humanité actuelle a besoin, quelques centaines de millions de nos semblables doivent vivre comme des bêtes de somme. Pour que la vie continue à la surface du globe, il ne faut pas que les êtres soient trop affinés. En faisant de son cerveau un instrument de plaisir, l’homme moderne condamne peut-être sa race à une disparition prochaine.

La vie deviendrait beaucoup plus facile si nous nous mettions à nous aimer les uns les autres. Mais on ne peut plus compter, semble-t-il, sur cette solution du problème ; et le moment est sans doute venu de planter au bord de la route où passe le Char du Progrès des poteaux avertisseurs portant les mots : Ralentir – Danger.

L’HOMME ET LES ANIMAUX

Cet été, en me promenant, j’ai vu dans un pré une très vieille femme qui gardait une vache. Ce spectacle mit le trouble dans mon esprit. Que le quadrupède stupide fût la chose précieuse sur laquelle il fallait veiller avec vigilance, et que l’importance de l’être humain se réduisît à celle d’un simple gardien, cela me choquait. La bête ruminante avait-elle donc plus de valeur que la personne pensante ? Me serais-je trompé en plaçant mes semblables bien au-dessus des autres représentants du règne animal ? Examinons cela.

Mon ignorance m’interdit d’aborder le côté philosophique ou théologique de la question. Soyons donc simple.

Une chose me frappe d’abord : si l’homme diffère des animaux, ce n’est pas par la qualité de ses sentiments les plus nobles. Prenons quelques exemples.

Notre patriotisme n’est pas plus ombrageux que celui de certaines bêtes fonçant avec un courage admirable sur la bête étrangère qui viole leur territoire. Je connais des cygnes qui ne toléreront jamais que leur lac soit survolé par des cygnes suspects, venus de l’autre côté de la frontière.

On voit plus souvent (bien que ce soit assez rare) un chien mourir de chagrin sur la tombe de son maître, qu’un maître se coucher pour toujours sur la niche vide de son chien.

En cas de danger, la femelle du kangourou met ses petits dans sa poche et se prépare à les défendre jusqu’à la mort. Bien peu nombreuses sont les femmes qui font comme elle.

Quant au pélican, lorsqu’il s’agit d’abnégation, il est insurpassable.

Au risque de se casser le cou, Roméo s’est hissé jusque sur le balcon de Juliette. Mais il arrive chaque année à des chats amoureux, qui veulent refaire le songe d’une nuit d’été, de se promener dans des gouttières peu sûres, situées à vingt-cinq mètres au-dessus du sol.

Et les bons serviteurs n’appartiennent pas tous à la race humaine. Il y a des chiens de garde encore plus hargneux que l’employé le plus hargneux des postes françaises, occupé à protéger le sommeil de l’Administration contre les importuns qui viennent acheter des timbres.

Enfin, Maman Hareng, comme si elle mettait l’intérêt de la race bien au-dessus des aspirations de son faible cœur, continue à procréer de petits harenguets dont les quatre-vingt-dix-neuf centièmes – elle ne l’ignore pas – seront transformés en « roll-mops ».

Dans le domaine intellectuel, l’homme reprend tous ses avantages. Quoi qu’en ait dit un des plus distingués professeurs de l’Université de Genève, quelques-uns de nos semblables sont bien plus forts en mathématiques que les chevaux. Certains animaux sont des architectes de génie, comme nous. Mais dans l’art de l’ingénieur, je crois que nous battons le record. Les plus remarquables tunnels creusés par les taupes ne peuvent pas être comparés au Saint-Gothard, par exemple. (Ici, j’ouvre une parenthèse pour constater que les plus grands tunnels : celui du Mont-Cenis, le Saint-Gothard et le Simplon, viennent d’Italie d’où nous viennent aussi les meilleurs macaronis, lesquels sont des tunnels pour enfants.)

En matière de musique vocale, l’homme n’est peut-être pas supérieur au rossignol et à l’alouette. Mais le chef d’orchestre constitue une invention exclusivement humaine.

Parlerai-je encore de la tenue et de la bienséance ? En fait de « vilaines manières », je ne sais vraiment pas qui l’emporte. Ce qui est certain – Darwin l’a constaté –, c’est que l’être humain est le seul qui se mette les doigts dans le nez. L’éléphant se met parfois le nez dans les doigts ; mais ce n’est pas la même chose.

Tout cela n’empêche pas, dira-t-on, que l’homme est le maître de la terre : il trait la vache ; il plume la poule ; il attelle le bœuf ; il dompte le lion ; il racle le poisson ; il truffe la dinde ; il écartèle la grenouille ; il gave l’oie ; il avale l’huître ; il écrase la punaise ; il boit l’huile de foie de morue et il enfourche le canasson. C’est vrai ; mais, comme j’ai déjà eu l’honneur de le dire à mes lecteurs : l’homme sera peut-être vaincu par la petite bête. Il est déjà très embêté lorsqu’il a des fourmis dans les jambes, la puce à l’oreille ou une araignée au plafond.

LA POLITESSE DU FONCTIONNAIRE

Il y a quelques semaines, une dame m’a arrêté dans la rue St-François pour me prier de bien vouloir mettre, une fois de plus, ma prose vengeresse au service d’une noble cause. Je lui ai répondu :

– Madame, les nobles causes, c’est ma spécialité. Veuillez préciser.

– Il s’agirait de protester contre l’impolitesse des employés de certaines Administrations.

Cette proposition m’a d’abord laissé hésitant. Personnellement, je n’ai jamais eu à me plaindre de l’impolitesse des fonctionnaires auxquels je m’adresse, dans les bureaux où je m’aventure timidement. Mais, bien vite, je compris que mes propres expériences ne prouvent rien ; car, lorsque j’aborde un être humain, quel qu’il soit, je suis toujours d’une amabilité exquise et désarmante. D’ailleurs, cette aménité ne suffit pas dans tous les cas. Je me rappelai certains dialogues entre l’Employé infaillible et l’Électeur tremblant qui m’avaient inspiré pour ce dernier, mon semblable, une pitié profonde. Le fait est là : des gens très bien élevés sont parfois reçus dans les Bureaux officiels comme de simples mortels dans un consulat. Examinons donc la question avec courage.

Pour commencer, je déclare que dans les disputes qui éclatent entre l’Administration et le Public, les torts sont presque aussi souvent d’un côté que de l’autre. Tous les hommes sont faits de la même pâte et ils sont tous à plaindre. D’ailleurs, n’est-ce pas, quelquefois, le même individu qui, dans tel bureau, représente l’État auguste et, dans tel autre, le peuple souverain ? Car, à certains moments de la vie, un employé n’est plus qu’un simple particulier qui va au Service cantonal du ravitaillement demander un supplément de fromage pour sa femme malade.

Mais, ici, il y a une distinction à faire. L’état d’esprit des individus n’est pas le même des deux côtés de la barricade. D’un côté, il y a un fonctionnaire auréolé de prestige qui parle au nom du Règlement ou de la Loi. De l’autre, il y a un malheureux désarmé, un ignoble égoïste, qui exprime ses désirs mesquins et ses espérances. Ces deux hommes ne parlent pas la même langue. Ils ne se comprennent pas ; et, souvent, en les écoutant, il m’a été impossible de deviner lequel était le plus bête.

Je le répète, les dactylographes, les chefs de bureau, les secrétaires, les comptables, les copistes et les « pisteaux » auxquels j’ai eu affaire ne m’ont jamais parlé sur un ton désagréable. Je n’éprouve donc à leur égard aucun sentiment de rancune. Je voudrais même que ces esclaves du Devoir, qu’on enferme huit heures par jour dans de sales salles qui sentent parfois mauvais, eussent plus souvent le droit d’aller se rouler dans l’herbe avec les grillons et les coccinelles. Mais, c’est égal : quelques-uns d’entre eux ont tort de rabrouer brutalement les malheureux ahuris qui viennent expliquer leur cas.

Oui, très souvent, le citoyen qui se présente à l’un quelconque des guichets de l’Administration, paraît bête au fonctionnaire bien entraîné et plein d’aisance qui vient lui répondre. Ce spécialiste ne comprend pas qu’un être humain puisse trouver compliquées les choses les plus simples du monde. Il lui dira, par exemple, froidement : « Vous ne savez pas lire ? » Or, le client sait très bien lire, écrire et compter. Il est même docteur en philosophie. Mais il n’a pas vu l’écriteau portant ces mots en grosses lettres : « Pour les enfants trouvés, s’adresser au guichet 14. »

Le fonctionnaire oublie qu’il a sur nous, les ahuris, un avantage immense. Depuis dix ans, il emploie deux cents fois par jour les mêmes formules. Le local où il passe ses journées est un petit univers qu’il connaît admirablement. Il sait la place qui convient à chaque chose. C’est toujours ici qu’il remet le registre vert et, là, le registre noir. Les yeux fermés, il serait capable de distinguer cette clef, qui est la clef du coffre-fort, de celle-là, qui est la clef des cabinets. Mais, moi, je viens dans son Bureau pour la première fois ; et je ne suis pas habitué à son jargon. Si je devais expliquer à ce virtuose comment on résout une équation du troisième degré, chose claire s’il en fut, je me dirais au bout d’un quart d’heure : « Il est bouché à l’émeri. » On est toujours l’ahuri de quelqu’un.

Tous les employés d’un Bureau qui est situé sur la place de la Palud se sont esclaffés un jour, comme des épileptiques, sous le nez d’une dame qui venait leur demander ses draps de lit. Or, ces douze draps de lit, volés par un cambrioleur, vendus à un receleur et retrouvés par la police étaient bel et bien dans le Bureau de ces fonctionnaires joyeux. Si les fonctionnaires étaient très intelligents, ils finiraient par ne s’étonner de rien.

Victor Hugo nous a recommandé de ne jamais insulter une femme qui tombe. On voit bien qu’il n’a pas été contrôleur dans un tramway. Mais, n’insistons pas.

Comment conclure ? Je ne demanderai pas aux privilégiés qui vivent douillettement dans l’atmosphère tiède des Bureaux d’écouter toujours avec un sourire d’amour les grognons et les empotés dont une grande partie du public se compose.

Mais qu’ils ne méprisent pas trop visiblement le client troublé qui se trompe de guichet. Aujourd’hui, l’État vend de tout ; et le monsieur timide qui, ayant pénétré dans le cabinet du Juge d’instruction, demande à ce haut personnage un kilo de confitures, n’est pas nécessairement un imbécile : c’est peut-être un homme de génie qu’on a mal renseigné.

UN HOMME MORAL

Mon ami Gaspard commence à m’inquiéter. La pratique de la vertu est sa préoccupation constante ; et il deviendra la proie de « l’idée fixe » si l’on ne parvient pas à l’intéresser un peu aux événements du monde extérieur.

Il est venu me voir ; et, à peine assis, il a déclaré : « Cette grande guerre n’aura rien changé !… »

Je l’ai tout de suite interrompu :

– Permettez ! Cette guerre aura tout de même produit quelques changements en Russie, en Belgique, en Allemagne, et, d’ailleurs, dans tous les pays.

– Je veux dire qu’elle ne produira aucun changement essentiel. Elle ne modifiera pas la conduite des hommes.

Sans doute, le prix des choses aura augmenté. Il y aura partout des impôts nouveaux et des lois nouvelles. Enfin, ici et là, les décors de la scène sur laquelle s’agitent les pantins que nous sommes ont été sensiblement transformés. Mais, quand la paix sera revenue, la saveur de la vie sera la même qu’autrefois.

– Non, Gaspard, ce n’est pas vrai. Si les Allemands avaient été victorieux ; s’ils avaient, par exemple, gardé la Belgique, la vie aurait eu une saveur beaucoup plus amère. L’événement aurait prouvé la toute-puissance des criminels. Or, c’est la Justice qui a triomphé. Et cela est réconfortant.

– Balthasar, vous accordez trop d’importance à ce que disent les journaux. Depuis plus de quatre ans, les journalistes attirent constamment notre attention sur ce qui se passe dans le monde. « Nous sommes, disent-ils, à un tournant de l’Histoire. Les conséquences de cette guerre seront formidables. » Et, avec une humilité excessive, nous avons cru que les petits événements de notre existence quotidienne étaient dépourvus d’intérêt. Or, rien n’est plus important que ce qui se passe dans le cœur de l’homme. Pour les hommes de bonne volonté, il n’y a pas d’Histoire. À toutes les époques, l’être moral a sa propre guerre, toujours la même, et qui recommence chaque jour. Il a à combattre le Mal qui est en lui. Il est plus tourmenté par les petites injustices qu’il commet sans cesse que par les inévitables infamies des Princes.

Voyons, Balthasar : quelle idée mélodramatique vous faites-vous de la Justice ? Depuis quatre ans, des milliers de spectateurs assistent au duel de la Justice et de l’iniquité, comme s’il s’agissait d’une émouvante représentation théâtrale. La Justice n’aura la victoire que le jour où elle régnera dans les cœurs et dirigera la conduite des individus. Après cette guerre, serons-nous plus justes qu’avant ? Toute la question est là.

Il ne faut pas trop s’intéresser à ce que font les grands personnages de l’Histoire. Il y a, dans le Drame humain, des Premiers Rôles qui méritent notre admiration et notre amour. Il y a l’Artiste ; il y a le Poète ; il y a le Penseur. Nous n’avons rien de mieux à faire que de comprendre leurs œuvres et de nous nourrir autant que possible de ce qu’ils nous apportent. Mais, en matière de Justice, nous n’avons pas à nous effacer devant des Compétences, devant des Autorités. Pour pratiquer la vertu, aucune spécialisation n’est nécessaire. Dans ce domaine-là, chacun de nous a sa propre tâche à accomplir.

Dans cette grande guerre, où tant d’hommes sont morts pour la cause du Droit, des millions de non-combattants se sont contentés d’être des spectateurs qui souhaitaient de toute leur âme la victoire du Juste. Est-ce que, pour eux, tout sera fini quand le rideau tombera ? À quoi se réduira leur vie morale quand ils ne pourront plus l’alimenter avec l’héroïsme des autres ?

La guerre n’aura pas résolu le grand problème. Je continuerai à donner à mes enfants de bons conseils et quelques mauvais exemples. Je garderai mes mauvaises habitudes ; et mon égoïsme fera souffrir ceux au milieu desquels je vis. Et pour ne pas compromettre mon repos, je me tairai dans des cas où mon devoir sera de parler. L’Injustice sera peut-être aussi fréquente qu’autrefois.

– Gaspard, quoi que vous disiez, il s’est produit dans le monde, depuis 1914, des événements d’un intérêt immense. Vous accordez une importance exagérée aux pénibles débats que vous avez avec votre conscience… Pour l’humanité…

– S’il ne s’agissait que de moi, interrompit Gaspard, mon exagération serait, en effet, grotesque. Mais il s’agit de l’humanité entière. Si les hommes aimaient vraiment la Justice, ils parleraient tous comme je viens de le faire.

Là-dessus, Gaspard me serra la main et il s’en alla.

ON POURRAIT FORT BIEN
S’EN PASSER

Frédéric avait l’habitude de boire un vermouth avant son souper. Un soir, il se dit : « Si je me refusais cet apéritif, en souffrirais-je ? » Il fit l’expérience et constata qu’il n’en souffrait pas. À partir de ce jour, le vermouth n’occupa plus aucune place dans sa vie.

Le lendemain, Frédéric, étendu sur sa chaise longue, se mit à réfléchir : « Je m’accorde, sûrement, songeait-il, beaucoup de choses dont je pourrais fort bien me passer. » Il venait précisément de lire un article dans lequel l’auteur émettait des idées très justes sur les Allemands, sur la guerre, sur la justice et sur le patriotisme. Or, son journal lui servait ces idées excellentes, deux ou trois fois par semaine, depuis plus de quatre ans. Frédéric prit donc la résolution de vivre désormais sans lire les journaux. On peut, à la rigueur, s’en passer.

Pour cesser de fumer, il dut faire un effort. Mais, au bout de trois jours, il s’était débarrassé de sa mauvaise habitude ; et, en songeant à toutes les victoires que sa volonté remporterait encore, il éprouvait une joie profonde. Parce qu’il avait moins de désirs, il se sentait plus « libre ».

« Est-ce que les gens que je vais voir sont tous mes amis ? Certes pas ! » Ayant dit cela, Frédéric diminua considérablement le nombre de ses visites. Il reconnut aussi que, dans le courant de la journée, nous disons beaucoup de paroles dont nous pourrions très bien nous passer ; il résolut de parler dans les seuls cas où il aurait quelque chose à dire. Le silence dans lequel il s’enferma inquiéta sa fidèle cuisinière, qui osa lui demander : « Est-ce que Monsieur est malade ? » Il répondit : « Non, Mélanie, merci ; je ne me suis jamais senti aussi fort. » D’ailleurs, Mélanie s’en alla bientôt ; car Monsieur avait décidé de supprimer dans son alimentation tout ce dont on peut fort bien se passer.

Lorsqu’il apprit que sa fiancée était revenue d’Angleterre, Frédéric alla la voir, en ayant soin de laisser sur sa table de nuit son faux-col et sa cravate, dont il pouvait très bien se passer. Il expliqua à sa chère Henriette en quoi consisterait leur vie commune, où les choses inutiles ne trouveraient aucune place. La douce Henriette l’écouta en souriant ; et, lorsqu’il partit, elle lui donna sa main à baiser. Puis, tout de suite après son départ, elle lui écrivit ce court billet : « Cher Frédéric, il y a dans vos principes une réelle grandeur. Allez jusqu’au bout de votre idée. D’innombrables expériences prouvent qu’un homme peut fort bien se passer d’épouse. Nous ne nous reverrons plus jamais. Adieu. Votre Henriette déjà consolée. »

Ayant lu ces lignes, Frédéric éternua ; car, à ce moment-là, il n’aurait pas pu s’en passer. Puis il se dit avec orgueil qu’il allait continuer à avancer dans la voie de la logique.

Ses dépenses avaient beaucoup diminué et il avait trop d’argent ; mais il ne donna pas son superflu à ses contemporains, car ceux-ci avaient prouvé qu’ils pouvaient fort bien s’en passer.

Sa sagesse augmentait sans cesse. Il fut abandonné par son dernier ami le jour où il eut l’idée de raccourcir énormément les canons de son pantalon. À force de simplifier sa mise, il finit par attirer l’attention des chiens de son quartier qui se mirent à aboyer sur son passage.

Un grand vide s’était fait en lui, car il était parvenu à débarrasser son esprit de toutes les futilités qui passionnent les hommes. « Il ne faut pas peler l’oignon jusqu’au bout », dit un proverbe scandinave. Frédéric comprit enfin qu’on peut fort bien se passer de la vie ; et il s’en alla.

Il nous laisse l’exemple d’un individu énergique qui sut conformer sa conduite à ses idées ; mais nous aurions fort bien pu nous en passer.

J’aurais aussi très bien pu me passer de vous raconter cette histoire, mais je ne suis pas un type dans le genre de Frédéric.

POINTS DE VUE

Les jugements que les hommes portent sur leurs semblables seront toujours incomplets et contradictoires. La diversité des opinions, dans ce domaine, tient à des causes multiples. Je n’en indiquerai qu’une : ceux qui nous jugent ne sont pas tous placés au même « point de vue » ; ils ne voient pas tous le même aspect de notre personne morale ou physique.

Le coiffeur obligeant qui consent à nous laver périodiquement la tête, nous voit par en haut. Tel penseur au regard intelligent et au sourire spirituel a peut-être un occiput d’imbécile. Car, pour son coiffeur, qui a fait des milliers d’observations sur les cuirs chevelus et sur les boîtes crâniennes, chaque occiput a une physionomie caractéristique. Et ce spécialiste range sans doute dans la catégorie des « sales têtes » celles dont la forme irrégulière rend plus difficiles les « shampooings ».

Pour lui, comme pour les anciens philosophes grecs, la forme sphérique est la forme parfaite.

Le jugement du dentiste est moins superficiel que celui du coiffeur. Son regard est plus pénétrant ; il est, avec le chirurgien, un des rares observateurs qui « voient en nous ». C’est, en quelque sorte, l’écorché humain qu’il a sous les yeux pendant qu’il travaille.

Mon dentiste m’a dit un jour : « On a inventé les chemins de fer, le télégraphe, le téléphone, la lumière électrique et le cinéma ; mais croyez-moi : le “fond” de l’homme ne change pas. » Je l’ai cru. C’est un psychologue auquel rien n’échappe : c’est par le petit bout de la luette qu’il nous regarde.

Signe particulier : le dentiste ne croit pas en l’hypocrisie humaine. Cela se comprend : il n’a jamais vu une de ces bouches qui soufflent tantôt le chaud, tantôt le froid. Il est constamment penché sur une bouche immense qui souffle le chaud.

Les photographes ne sont pas d’accord avec les dentistes. Les bienfaisants professionnels qui s’ingénient à retarder la ruine de nos dents noires, jaunes ou bleues, voient l’homme tel qu’il est. Les photographes le voient tel qu’il voudrait être. En effet, le pitoyable fantoche qui vient s’asseoir devant leur objectif essaie toujours d’avoir un air distingué, une expression intelligente ou une attitude martiale. L’opérateur est quelquefois un humoriste qui dit impérieusement à son patient : « Souriez ! » Puis il appuie sur un bouton. « Un ! deux ! trois ! » Le sourire est capté ! Désormais, le malheureux, dans un cadre, sur un piano, sourira d’une manière permanente et stupide à la femme de chambre qui viendra chaque matin épousseter les meubles du salon.

Cela me fait songer à Chose, le comédien à la mode, pour qui l’humanité est un parterre de boules blanches qui sourient niaisement.

L’homme qui, à la guerre, derrière son guichet, vend du matin au soir des billets de chemin de fer, est surtout frappé par la banalité des paroles humaines. Il a constamment sous son nez des êtres courbés, dont il n’aperçoit que le visage et les mains, et qui, à peu de chose près, lui disent tous la même chose.

Le médecin méritera, un jour, une étude à part. Mieux que personne, celui-là sait à quoi nous tenons réellement.

Il y aura aussi à examiner avec soin le cas du juge d’instruction qui, lorsqu’un prévenu est innocent, trouve que c’est « louche ».

J’ai trouvé dans le calepin d’un pédicure cette formule lapidaire : « Les pieds sont toujours moins élégants que les bottines. » D’ailleurs, cela a été constaté, tous les pédicures sont des pessimistes.

Le caractère très spécial de son horizon interdit sans doute au cul-de-jatte les vastes pensées. Lui aussi est un désabusé. Il sait que l’humanité se compose essentiellement de pieds. Et quand on voit le pied, la jambe se devine, hélas !

MOI, LA MILLIARDIÈME PARTIE…

Des spécialistes qui savent compter affirment que le nombre des humains est supérieur à seize cents millions. Au plaisir de refaire ce recensement total, je préfère la douceur de croire. Je ne représente donc pas même la milliardième partie de l’humanité. Autrement dit, la fraction d’humanité que constitue mon cher « moi » commence par les chiffres :

0,000,000,000

Après ces chiffres, il en vient heureusement d’autres. C’est égal : il y a trop de zéros dans la fraction décimale que j’ai commencé à écrire. Cela me déprime. Je n’avais jamais essayé, jusqu’à ce jour, d’évaluer exactement l’importance du rôle que je joue ici-bas ; quel coup ! Et dire que, pendant des années, je me suis appliqué à propager mes idées pour hâter la venue des Temps Nouveaux ! Il me semblait bien que les effets de ma propagande étaient difficiles à apercevoir. Désormais, mon insuccès ne m’étonnera plus. Ceux qu’il s’agit de remuer sont décidément trop nombreux. Et, après tout, la résistance qu’ils m’opposent n’est-elle pas légitime ? Chacun de mes semblables n’a-t-il pas, comme moi, des goûts, des croyances et des principes à défendre ?

Mais, que dis-je ? J’ai commis, tout à l’heure, une erreur grossière en exprimant ma valeur personnelle par un chiffre. Tous les représentants de la race humaine ne sont pas des unités équivalentes. Ceux qui ont fait le recensement de la population du globe ont compté toutes les têtes sans se soucier de ce qu’elles contiennent. Ils ont pris au sérieux d’informes moutards qui ne savent pas encore dire : ba-bé-bi-bo-bu. Moi, je sais dire : ba-bé-bi-bo-bu, à la perfection, dans un sens et dans l’autre. On a aussi fait figurer, dans le grand total, les macaques parfumés, les nègres, les pachas gélatineux et assoupis, les marchands de cacahouètes, les culs-de-jatte à roulette, les joueurs de loto, les forçats, les aliénés, les vieilles duchesses fardées et inutiles, les empereurs en fuite, la femme à barbe, les pédants, mon insupportable valet de chambre, et ces affreux industriels qui fabriquent de l’huile de noix avec des hannetons. Et j’en passe que, par politesse, je ne veux pas nommer. J’ai été noyé parmi ces pitoyables unités. Or, moi, j’ai des diplômes ; j’écris dans les journaux et mes discours sont reproduits à trente-six mille exemplaires. Bref, je suis un de ceux qui éclairent la Conscience moderne. En ne m’accordant pas plus d’importance qu’à l’un des bipèdes susnommés, serait-on équitable ?

Ne me dites pas qu’il y a par contre, sur la terre, des hommes dont l’utilité est beaucoup moins hypothétique que la mienne. Ne me dites pas qu’on se passerait moins facilement du paysan, du boulanger, du mineur et de quelques autres travailleurs silencieux que de moi. Dites-moi tout ce que vous voudrez, mais pas ça : car je recommencerais à croire que je ne représente pas même la milliardième partie de l’humanité ; et cette pensée me serait funeste. Si je ne me faisais pas une idée exagérée de ma valeur, de mon importance et de mes « droits », je serais démoralisé.

Durant ces dernières années, on a beaucoup parlé de l’impérialisme. Remarquons, à ce propos, que chacun de nous est un impérialiste qui, plus ou moins timidement, plus ou moins habilement, plus ou moins brutalement, essaie d’étendre sa zone d’influence dans le monde. Seuls les procédés diffèrent d’un individu à l’autre. Il y a celui qui cogne. Et il y a l’être faible et pacifique qui, par son sourire ou par ses discours conciliants, s’efforce de désarmer l’adversaire.

Soyons équitables ; mais ne le soyons pas trop. Sachons, par moments, ignorer les « droits » des autres. En renonçant complètement à notre impérialisme organique, à notre « égoïsme sacré », nous renoncerions du même coup à la lutte et à la vie.

Quand ma dernière heure sera venue, je serai juste ; je n’aurai plus aucune ambition ; je me ferai une idée exacte de mon importance et je consentirai même, si l’on guide ma main tremblante, à ajouter quelques zéros à ceux qui, dans « ma » fraction décimale, précèdent le premier chiffre significatif.

JE PROTESTE

L’autre jour, un de mes spirituels confrères a porté sur le baromètre un jugement sévère. Il ne m’en voudra pas si je dis que ses critiques me paraissent injustifiées.

D’une manière plus générale, je voudrais répondre aux personnes qui sont portées à trouver que tout va mal.

Et, d’abord, les choses dont nous nous servons sont condamnées au mutisme éternel. Elles ne peuvent pas se défendre quand un brillant journaliste daube dessus. Les tourner en dérision, c’est donc remporter sur elles une victoire trop facile.

Et puis, ont-elles tant de défauts ? Quant à moi, je reconnais chaque jour leur grande utilité. Le baromètre fait ce qu’il peut. Sans doute, il n’est pas toujours à la hauteur des circonstances. Mais, à chaque instant, il est exactement à la hauteur où il doit être. Très sensible, il indique les moindres variations de la pression atmosphérique ; et ce n’est pas sa faute si les hommes donnent parfois à ces petites variations une signification qu’elles n’ont pas.

Le thermomètre a une conduite exemplaire : il monte quand la température s’élève et, dans le cas contraire, il descend.

Je suis satisfait aussi de mon moulin à café. Lorsque je lui confie mon excellent mélange « Moka-Java », et que je tourne la manivelle avec persévérance, c’est du café moulu que je trouve dans le tiroir de l’instrument, et non pas du plâtre pilé.

Je rencontre souvent des gens qui se plaignent des tramways. Ils disent : « Le tram n’est jamais là quand on voudrait le prendre. » Je proteste contre cette accusation. Le tram ne peut pas contenter tout le monde en même temps. S’il était là au moment où j’en ai besoin, il provoquerait la mauvaise humeur de Bolomey, qui l’attend à l’autre bout de l’avenue.

Je le certifie : je vois très fréquemment des couteaux qui coupent, des montres qui marchent bien, des allumettes qui s’allument quand on les frotte et des chaises qui résistent quand on s’assied dessus. À une époque où l’humanité nous offre un spectacle si inquiétant, sachons voir le bon côté des « choses ».

LA VOLONTÉ DES PEUPLES

Je ne veux rien dire de subversif. J’ai à un trop haut degré le sentiment de mon ignorance pour oser critiquer les décisions des hommes d’État qui sont en train de remettre un peu d’ordre dans le monde. (Ça avance lentement, mais, paraît-il, ça avance.) C’est pourquoi, l’autre jour, j’ai fait taire la protestation de mon faible cœur après avoir lu, sur l’abdomen d’un vendeur de journaux, ces mots catégoriques : « Le service militaire obligatoire sera maintenu en Europe. »

On nous avait dit que la victoire du Droit sur la Force permettrait le désarmement universel. Mais, quand je songe à mes ennemis héréditaires : mon chef de bureau, mon valet de chambre, ma cuisinière et le chien de mon voisin, quand je songe à tout ce qui menace les êtres pacifiques, je comprends qu’il est bien imprudent de désarmer. J’obéirai donc avec un profond respect aux plénipotentiaires qui ont pour tâche de ramener les peuples égarés dans la voie du Progrès. Mais il y a une remarque que je tiens à faire. Les spécialistes qui, « dans le sein des commissions », préparent le bonheur de l’humanité, n’ont pas tenu à connaître nos timides desiderata. J’ai consulté ma lingère, mon facteur, le professeur de flûte de mon fils, mon marchand de bois, mon pharmacien, mon pédicure et l’Homme du gaz : aucun de ces « intéressés » n’avait reçu un questionnaire à remplir, aucun d’eux n’avait été appelé au téléphone par M. Clemenceau. J’ai prié mes amis de faire dans leur entourage la même enquête ; et tous ont obtenu la même réponse négative.

Ainsi, la question de savoir si les peuples doivent recommencer à faire des grands préparatifs en vue des guerres futures a été tranchée par une douzaine et demie de législateurs mondiaux qui ont cru devoir négliger les vœux des êtres sentimentaux dont se composent les foules. Mais nous pouvons avoir confiance en eux, car, comme dit Courteline : « Ce ne sont pas des hommes, ce sont des Messieurs. »

UNE PAUVRE FEMME

Dans le discours que le ministre Orlando a adressé à la population romaine, le 26 avril [1919], il y a un passage qui produit encore sur moi une impression profonde, et que voici :

 

« À la frontière, une pauvre femme en deuil, ayant perdu un de ses fils à la guerre et en ayant un autre à l’armée, m’a dit : “Je suis avec vous.” »

 

Je n’ai jamais beaucoup réfléchi aux « droits historiques » que l’Italie peut avoir sur la côte dalmate. Les hommes d’État de la péninsule sont infiniment mieux renseignés que moi là-dessus. Je suis, d’ailleurs un esprit respectueux ; et je crois tout ce que disent les bons livres, ceux qui sont garantis par le gouvernement. Par exemple, je n’élève pas mon pacifisme à la hauteur d’un principe. Je sais qu’il est, chez moi, le signe d’une tare physiologique. Car j’ai vécu autrefois à Capoue, ville tiède et parfumée, où j’ai perdu les vertus martiales que je tenais de mes aïeux. Puisque les écrivains officiels de tous les pays affirment que la gloire militaire a seule le pouvoir de donner à un peuple le sentiment de sa grandeur et un peu de dignité, je les crois. Mais je pense à cette pauvre femme qui a perdu un de ses enfants à la guerre, et qui s’expose à en perdre un second. Sait-elle bien où est la côte dalmate ? Cela n’est pas sûr. Il n’est pas certain qu’elle se fasse une idée très claire des intérêts vitaux de l’Italie. Ce qu’elle peut savoir du glorieux passé de la patrie et des devoirs actuels du gouvernement lui a été appris par des pédagogues et des journalistes. Mais il y a une chose à laquelle elle doit croire avec plus de force qu’à la lumière du jour. Elle ne peut pas douter du bonheur immense qu’une mère éprouve en serrant dans ses bras son enfant qui a échappé à la mort.

Les femmes oublient décidément trop que leur tâche, différente de celle des hommes, est aussi noble que la leur. L’éducation « nationale » fait des progrès inquiétants. Que seront les mères, lorsque l’amour maternel ne sera plus leur instinct le plus profond ? Faudra-t-il bientôt recommencer à leur enseigner « l’égoïsme sacré » ?

UN MONDE COMPLIQUÉ

Il y a dix mille ans, au temps de nos ancêtres préhistoriques, on ne voyait pas, comme aujourd’hui, derrière les vitrines des librairies, des livres intitulés : Ce que toute femme de quarante-cinq ans devrait savoir. Cela ne tient pas seulement au fait qu’il n’existait alors ni livres ni librairies. Mais, bien avant l’âge de quarante-cinq ans, les sauvages dont je parle, dames et messieurs, savaient tout ce qu’ils devaient savoir : rien de plus, rien de moins.

Les ethnologistes se font peut-être de l’homme primitif une idée différente de la mienne. Cela m’est absolument égal. Que chacun fasse son métier et les vaches seront bien gardées.

Je dis donc que, très jeune, le sauvage allait déjà à la chasse et à la pêche. Un flair admirable lui permettait de distinguer les champignons vénéneux des champignons comestibles et les bêtes dangereuses des bêtes inoffensives. Pour lui, tout bipède humain portant un vêtement différent du costume national – trois plumes de coq, un caleçon de bain et un collier de corail – était un étranger et, par conséquent, un ennemi. Lorsqu’il en voyait apparaître un, il entendait la voix claire de sa conscience qui lui disait : « Tu peux tuer cet homme avec tranquillité. » À l’âge de quinze ans, il était capable de fabriquer lui-même ses armes et de réparer son caleçon de bain.

Durant toute sa vie, il avait une morale simple et facile à pratiquer : agir conformément à la coutume des aïeux. Ceux au milieu desquels il vivait étaient vraiment ses semblables, car ils faisaient tous la même chose que lui. Enfin, quand il partait pour la guerre, il savait pourquoi : l’ennemi héréditaire avait volé une femme de la tribu, ou, peut-être, chipé au Sorcier son os de gigot rituel.

Donc, en ces temps reculés, l’homme jouissait d’une excellente santé intellectuelle ; il connaissait la paix de l’âme ; il comprenait tout, pour cette simple raison qu’il ne se posait pas de problèmes inutiles.

Aujourd’hui, l’humanité, prise dans son ensemble, est beaucoup plus riche, matériellement et intellectuellement, qu’il y a 10 000 ans. Mais à cause de cela, l’individu vit dans un monde très compliqué auquel il ne comprend pas grand-chose. Parce qu’on lui a enseigné trop de règles, parce qu’il a trop de notions, il est devenu hésitant : il a l’embarras du choix. Et puis, son intelligence ne lui permet plus de résoudre les questions qui, pour lui, sont les plus importantes. Il doit constamment s’adresser à des spécialistes qui, s’il y met le prix, lui procureront ce dont il a besoin. Il est incapable de fabriquer lui-même son revolver, son piano, ses chaussettes et ses macaronis. Il ne sait plus réparer son caleçon de bain ; et il doit apporter sa tête à un coiffeur pour que celui-ci la lui lave. En se promenant, il voit dans les devantures des magasins des instruments étranges dont il ne connaît ni le nom, ni le mode d’emploi. Les membres de sa tribu se livrent à des travaux dont il ne peut pas se faire la moindre idée. Chaque jour, il entend parler du cours de la Bourse, de la politique étrangère, de la démocratie, de l’électricité ; et il est à peine assez intelligent pour reconnaître que tout cela est bien obscur. L’uniformité des costumes le trompe ; et il lui arrive d’aimer autant un homme de la tribu voisine que ses compatriotes. Et puis, quand la guerre éclate, c’est pour des raisons que les spécialistes de la diplomatie n’expliquent pas clairement à ceux qui vont mourir.

On veut que les écoliers connaissent toutes les idées morales qui circulent dans le monde depuis deux mille ans. Et ils constateront peut-être, un jour, devant les tribunaux, qu’ils s’étaient toujours trompés dans leur manière de concevoir l’honnêteté et la justice.

Nous sommes plus ignorants que les sauvages d’il y a dix mille ans. Mais cela ne nous gêne pas, car dans toutes nos démarches nous suivons des chemins bordés de nombreux poteaux indicateurs. Et puis, nous sommes satisfaits, car nous savons faire des phrases sur toutes choses.

L’UTILISATION DES VIEILLARDS

Dans les pays chrétiens, en l’année 1918 de l’ère chrétienne, on peut encore voir, au bord des routes, de loin en loin, des vieillards qui, du matin au soir, cassent des cailloux. Ils sont payés « au mètre cube », et non pas « à l’heure », car la paresse humaine n’est pas un mythe.

Je ne suis pas le fanatique de la fraternité. Je suis l’un des quatre-vingt-treize moralistes lausannois qui, si l’on insistait un peu, consentiraient à faire partie de la classe brillante des oisifs. Autrement dit, ma Conscience, que j’ai souvent rabrouée avec vivacité, ne me fait plus sentir ses picotements avertisseurs lorsque je néglige trop longtemps mes devoirs envers mes frères. Mais elle continue à me surveiller, et je ne puis éviter le Regard de son Œil goguenard lorsque, pour justifier les privilèges dont je jouis dans la société, j’allègue mes mérites. Je ne suis jamais parvenu à lui faire prendre mes mérites au sérieux. Et, l’autre jour, en passant, dans la voiture du baron Frasques, devant un vieux casseur de cailloux qui avait très chaud, j’ai éprouvé un léger malaise : l’Œil me regardait.

Ma conscience aurait dû me laisser tranquille, car, en ce moment-là, je travaillais : j’enseignais l’anglais à un baron riche, athlétique et obtus. Peut-être voulait-elle attirer mon attention sur le fait que la collectivité à laquelle j’appartiens est peu généreuse envers ceux qui, dès l’âge de quinze ans, pendant un demi-siècle, ont fait pour elles toutes les vilaines besognes.

Ici, j’entends les objections des gens raisonnables. Ils disent : « Celui qui, à l’âge de soixante-cinq ans, en est réduit à casser des cailloux au bord de la route, n’a sûrement pas vécu comme il aurait dû vivre. Il a été imprévoyant. Si, dès l’âge de vingt, il avait économisé deux francs par jour et qu’il eût placé, à intérêts composés, au quatre pour-cent, à la fin de chaque année, les 730 francs mis de côté (nous ne tenons pas compte des années bissextiles), il posséderait, quand pour lui sonnerait la soixantaine, la jolie somme de 69 342 francs 70 centimes. Mais il n’a pas voulu renoncer à son tabac, ni à sa chopine. Le samedi soir, il allait voir le Cinéma. Et il a commis sûrement encore bien d’autres fautes. Il savait pourtant bien que la vieillesse viendrait. »

Voilà comment parlent les Justes, qui veulent que le vice soit puni et la vertu récompensée. Mais, moi, je n’ai pas le droit d’être sévère pour les vieux casseurs de cailloux ; car je suis aussi de ceux qui n’ont pas vécu comme ils auraient dû vivre. Je dirai même que j’ai de l’estime pour l’homme qui, à soixante-cinq ans, est encore capable de casser des pierres, sept ou huit heures par jour. Car celui-là a résisté à bien des tentations et remporté bien des victoires. Puissions-nous tous « tenir » aussi longtemps que lui !

Et puis, il faut tout prévoir : le petit-fils du fils de cet homme fera peut-être un beau cadeau à l’humanité. La collectivité ne peut pas calculer avec exactitude ce qu’elle doit à l’un de ses membres qui a travaillé cinquante ans de suite. Elle s’expose donc à le voler en lésinant trop sur son salaire. Le plus sûr moyen d’être juste, c’est d’être généreux.

La société moderne, si prodigue et si luxueuse à certains égards, montre encore une mesquinerie honteuse dans la manière dont elle utilise « les restes ». Sommes-nous décidément trop pauvres pour permettre aux vieillards de se reposer avant le moment où ils seront « vidés de toute substance exploitable », comme dit Léon Frapié ?

La peine quotidienne des hommes sera moins amère quand chacun d’eux pourra espérer quelques années de tranquille vieillesse pour contempler le merveilleux décor de la vie.

Puissé-je ainsi m’asseoir au faîte de mes jours

Et contempler la vie, exempte enfin d’épreuves,

Comme du haut des monts on voit les grands détours

Et les plis tourmentés des routes et des fleuves.

LES DISCOURS

Pour Briscard, le jour de gloire était arrivé. À neuf heures et demie du matin, devait commencer la cérémonie qu’on avait organisée en son honneur. Car, depuis quarante ans, ce savant illustre enseignait la Statistique intégrale et comparée aux étudiants de notre Faculté de droit.

Briscard avait des admirateurs dans le monde entier, et ses concitoyens les moins cultivés connaissaient son nom. À neuf heures et quart, la grande salle du théâtre, qu’on avait louée pour la circonstance, était déjà pleine d’invités. Tout le Lausanne-qui-pense était là. Je m’étais installé dans le fond, aux pourtours de face, contre le mur, à côté de la porte de l’évasion. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Instruit par l’expérience, j’avais mis dans mes poches trois sandwiches (veau, jambon, beurre et moutarde) et une demi-bouteille de Porto.

Le grand homme fut accueilli par de longues acclamations. Il avait l’air de trouver ça tout naturel. J’aurais voulu qu’il laissât voir un peu d’émotion. « Peut-être sera-t-il ému lorsqu’il prendra la parole, me dis-je. Attendons. » M. le conseiller d’État parla le premier. Son discours, qui ne dura que dix-huit minutes, fit une très bonne impression sur le public. Comme les derniers applaudissements crépitaient encore, ma voisine se tourna vers moi et, avec un fort accent méridional, elle me demanda : « Est-ce que, maintenant, Monsieur Briscardo va répondre ? » Je lui répondis : « Madame, dans notre pays, on n’est pas si pressé que ça. Si vous venez de loin, vous en aurez pour votre argent. » Et je songeai : « Pauvre enfant ! Pourvu qu’elle ait bien déjeuné ! »

Le second discours, plus long, fut prononcé par le représentant de la Municipalité, qui fut obligé de répéter ce qu’avait dit son prédécesseur. Ayant été très attentif, je me sentais capable de faire une conférence d’un quart d’heure sur notre Briscard national. Cette habitude de dire deux fois la même chose a décidément du bon. Malheureusement, ce fut le recteur de l’Université qui parla à ma place. Il lui suffit d’une demi-heure pour nous rappeler tout ce qu’avaient dit les deux premiers orateurs. Quand vint le tour du doyen de la Faculté de droit, j’attaquai mon premier sandwich. Mon Porto était admirable. Le délégué de l’Université de Genève, qui n’avait pas été averti, employa quelques expressions dont les autres s’étaient déjà servis. Son discours fut d’ailleurs excellent ; mais je ne m’en aperçus que le lendemain, en le lisant ; car, à partir du cinquième, les discours se suivent et se ressemblent.

Je mangeai mon second sandwich pendant que d’autres messieurs disaient des paroles monotones. Briscard, confortablement assis à côté du recteur, avait l’air très satisfait. Il aurait voulu que cela durât toujours. Chacun des orateurs me rappelait que la statistique est une « science aride », ce qui m’obligeait à avaler de fréquentes gorgées de Porto.

Il était midi et demi. Quelques invités s’en allaient timidement. Je n’entendais plus les discours que par lambeaux. « … L’Université de Lisbonne n’a pas voulu laisser passer ce jour… » Pourquoi ne veut-elle pas le laisser passer ? Dût-il y mettre vingt-quatre heures, ce jour passera, comme les autres. « … Permettez-moi de faire un peu de statistique… » Je permets, car il me reste un sandwich. On parla encore au nom du « Chœur d’hommes », dont Briscard avait fait partie autrefois ; au nom des Anciens collégiens ; au nom de Stockholm, de Paris, d’Oxford et de Vuitebœuf. C’est à Vuitebœuf que Briscard est né. Car il arrive qu’un grand homme sorte d’un petit trou. Le syndic de la charmante localité était tellement ému qu’après avoir dit : « La population vuitebovine tout entière revendique l’un des siens… », il ne put pas continuer. Ça suffit ! À qui le tour de ces messieurs ?

Sous la banquette de ma voisine, il y avait une petite mare. C’était, paraît-il, une doctoresse de Montevideo qui voulait absolument entendre la réponse de notre grand Briscardeau. Mon voisin de gauche me dit : « Il y en a déjà eu quatorze. »

Les bancs du fond se vidaient ; il était deux heures douze. Briscard venait de sortir un gros manuscrit de sa poche. Le recteur s’avança jusque sur le bord de la scène et dit : « Comme il est déjà tard, Monsieur le délégué de Montevideo renonce à… » Tonnerre d’applaudissements. Tout le monde se lève. On s’en va. « Encore un peu de patience, Mesdames et Messieurs. Celui que nous fêtons aujourd’hui voudrait vous remercier… » Il n’y a pas de quoi ! Il n’y a pas de quoi ! Les strapontins et les portes se mettent à claquer rageusement. Un bruit infernal se fait dans les couloirs : c’est la Bête humaine qui va manger.

Dans le vestiaire, il y avait trois femmes évanouies à qui l’on faisait respirer des sels. Des bouches innombrables laissaient échapper le mot suprême qui exprime la lassitude des âmes saturées. Ce jour-là nous fondâmes, quelques amis et moi, la ligue des P.P.D.D.D., dont la formule explicite est : « Pas plus de douze discours » à la queue leu leu.

À SAINTE-HÉLÈNE

Au commencement du mois de juillet de l’année 1912, Alfred nous offrit généreusement, à Maxime et à moi, un voyage (aller et retour) à Sainte-Hélène. Nous commençâmes par protester : « Qu’irions-nous faire dans cette île lointaine ? Conduis-nous plutôt en Espagne. Ça te coûtera moins cher. » Mais notre ami nous expliqua que son grand-père, décédé dans les parages immédiats de l’île, sur le paquebot qui le ramenait en Europe, avait été enterré là-bas.

– Il me laisse une centaine de mille francs. Mais une clause de son testament (un peu baroque) m’oblige à entretenir sa tombe. Je lui apporterai une couronne.

– Malheureux ! Tes fleurs seront fanées quand nous arriverons.

– Mais non ; je compte acheter des fleurs artificielles.

Il n’y avait plus à hésiter. Le 12 juillet, nous partîmes de Liverpool ; et, trois semaines plus tard, notre navire pénétrait dans le port de Jamestown. La traversée avait été excellente ; nous avions tout le temps joué au bridge, en buvant avec des pailles des boissons glacées.

En approchant de la petite ville, nous vîmes contre les murs du quai, écrits en lettres immenses, ces deux mots qui nous rappelèrent la patrie absente :

CHOCOLAT CAILLER

Toute personne civilisée qui débarque dans l’île de Sainte-Hélène songe avant tout à acheter des cartes postales illustrées et à les envoyer aux amis restés en Europe. C’est ce que nous fîmes. Alfred nous dit ensuite : « Nous allons porter la couronne au cimetière et nous entendre avec le jardinier. Après cela, nous pourrons reprendre notre bridge. »

La partie du cimetière de Jamestown qui est réservée aux étrangers morts sur les paquebots est très mal entretenue. Le gardien-jardinier-marbrier qui s’en occupe se dit avec raison qu’il ne recevra pas souvent la visite des parents de ces défunts. Le fait est que nos questions mirent dans un visible embarras cet homme astucieux. Il ne reconnut pas sans hésiter la tombe du grand-père, laquelle, envahie par les orties, ressemblait étonnamment aux tombes voisines. Alfred lui dit alors avec sévérité : « Non ! je sens que ce n’est pas celle-là. » On lui en montra une seconde qui lui parut encore suspecte ; et il ne déposa sa couronne que sur la troisième. En partant, il donna cinq cents francs au gardien pour une pierre tombale ; il réclama un reçu et ajouta : « Je reviendrai dans six mois. »

Nous entrâmes, pour y faire notre bridge, dans le « Restaurant de l’Empereur », où nous commençâmes à déjeuner. Le repas fut si mauvais que notre humeur en fut tout assombrie. Mais, heureusement, le garçon qui nous servait nous demanda si nous allions repartir dans une heure. Nous apprîmes ainsi qu’un navire était en partance. Pour de la veine, c’était de la veine. Maxime, qui n’avait encore rien dit, articula ces mots : « Nous ferons notre bridge quand nous serons à bord. » Et Alfred ajouta : « Filons ! » Nous filâmes.

Notre bateau venait à peine de se mettre en marche qu’Alfred s’écriait, avec l’accent du regret le plus profond : « Étourdis que nous sommes ! » Et il nous regarda avec un visage désolé.

– Qu’as-tu ?

– Nous avons oublié d’aller visiter la Maison…

– Quelle maison ?

– La maison de ce type…

– Quel type ?

– Mais vous devez le connaître : cette grande figure…

– Eh bien ! en voilà un renseignement !… Un type qui avait une grande figure !… Tu sais : si tu n’as rien de plus précis à nous dire…

– Je retrouverai son nom tout à l’heure. Il est connu. J’ai vu un jour un livre où l’on parlait de lui… Ah ! malheur ! J’avais promis à ma sœur de ramasser quelques pierres blanches, dans le jardin, comme souvenir…

Pendant toute la soirée, Alfred fut préoccupé ; il ne parvenait pas à retrouver le nom de son type.

Le lendemain, il y pensait encore. « Ma grand-mère, nous dit-il, aurait pu vous renseigner. Malheureusement, elle est morte. Elle possédait un verre dans lequel il avait bu. »

– Mon pauvre ami, c’est toi qui as bu. Nous allons faire un bridge ; ça te distraira.

Le moyen fut efficace. Alfred ne nous parla plus de cette maison qu’il aurait dû visiter à Sainte-Hélène ; et nous n’avons jamais pu savoir ce que cet animal voulait dire.

LES CONVENANCES

Musset nous a dit : « À quoi rêvent les jeunes filles. » S’il avait pu lire, comme je le fais chaque semaine, le journal intitulé : La Mode, ses idées eussent été très différentes.

Il y a, dans ce périodique, une place réservée à la correspondance. Les abonnées en profitent pour se demander les unes aux autres les renseignements dont elles ont besoin. Je lis régulièrement ces Questions et ces Réponses ; et je pleure.

Dans le numéro du 6 octobre 1918 ; j’ai trouvé ceci :

 

« Une jeune fille de dix-neuf ans et laide peut-elle se permettre une voilette ?

Pro patria »

 

Mademoiselle, quand on s’appelle « Pro patria » et qu’on est laide, on se fait soldat. Si vous mettiez une voilette, vous vous exposeriez à tromper indignement le poète qui, le soir, rôde dans les rues sombres à la recherche de « la belle inconnue ».

Mariette-Aimée, qui a vingt ans, est embarrassée par ce problème :

 

« Comment doit-elle recevoir la mère de son fiancé, qu’elle verra pour la première fois, celle-ci venant chez elle à la suite d’un très long voyage ? »

 

L’énoncé de ce problème manque de précision. Mariette-Aimée aime-t-elle son fiancé, ou bien, désabusée, espère-t-elle que la rupture se fera à temps, et facilement ? On n’accueillera évidemment pas la Belle-mère dans un cas comme dans l’autre. Et puis, quel voyage a-t-elle fait, cette dame ? Revient-elle du Dahomey où elle a évangélisé des négresses stupides ? Ou bien a-t-elle fait un séjour à Monte-Carlo où elle a gagné beaucoup d’argent ? Il serait bon aussi de savoir si elle est très bête. Si elle est asthmatique, il faudra éviter les plaisanteries idiotes sur l’asthme de Suez, qui fut moins persistant que l’asthme de Panama. Etc., etc.

« Sourire d’Avril » réclame quelques éclaircissements :

1° De quelle manière emploie-t-on l’eau de noyer pour la chevelure ?

2° Quel est le vrai bonheur ? Doit-on espérer de la vie autre chose que tristesse et douleur ? Etc.

Vous avez l’air de croire, cher Sourire d’Avril qu’il y a là deux questions distinctes. Qui vous dit que l’emploi quotidien, et ininterrompu, de l’eau de noyés ne constitue pas le vrai bonheur ? Mais je veux être sérieux. Sachez donc, mon enfant, que dans la vie, entre les repas, il n’y a que tristesse, douleur, cors aux pieds, attente, lecture de La Mode et découragement.

(Pour ne pas être qualifié de menteur, je dois dire que les questions relatives à la belle-mère, à l’eau de noyés et au bonheur se trouvent dans le numéro du 27 octobre 1918.)

Dans le numéro du 6 octobre, je relève encore cette phrase lapidaire :

 

« Est-il convenable de passer la soirée sur un divan avec son fiancé ? »

 

Il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce divan. Mais je dois être bref. Je me contenterai donc de transmettre à la jeune personne perplexe l’avis de la baronne Staffe qui, dans son ouvrage classique sur les Mauvaises manières, a traité le cas du divan, qu’elle distingue, d’ailleurs, de celui du canapé. Oui, Mademoiselle, vous pouvez rester ensemble, toute la soirée sur votre divan. Mais il faut qu’une distance d’un mètre et quart vous sépare ; que votre fiancé ait constamment les mains posées sur les genoux et qu’il soit tourné de manière que vous le voyiez de profil. De plus, vous ne devez parler avec lui que de bonnes œuvres, de géographie et de colonisation. Enfin, la baronne (je ne sais pourquoi) exige qu’il y ait, au-dessus de son divan, une sonnette d’alarme…

… Triste ! Triste ! Ces jeunes personnes si convenables me dégoûtent. Elles n’osent dire aucune parole, elles n’osent faire aucun geste sans se demander préalablement : « Est-ce que ça se fait ? »

N’ont-elles donc aucune spontanéité ? Aucune sincérité ? Leur cœur n’est-il qu’un cataplasme froid ? Si elles avaient un peu de noblesse dans l’âme, elles oseraient dire, dans certains cas : « Du moment que je le fais, ça se fait. »

Je ne dois pas m’étonner si, pour ces jeunes filles très « comme il faut », le monde et ses usages ont plus de prestige que pour moi. Mais ces malheureuses se trompent en croyant que leur journal leur fournira des recettes pour toutes les circonstances de la vie.

Hélas ! l’importance de la pédagogie et de la morale, dans la formation des générations nouvelles, augmente sans cesse. Et je vois, avec désespoir, venir le temps où chaque individu réglera le tic-tac de son cœur sur celui de la grande Horloge moralo-socialo-nationalo-mystico-officielle.

(Et dire que Mademoiselle T. ira raconter que j’approuve toutes les inconvenances !)

RICHARD CŒUR-DE-LION

J’ai reçu dernièrement, en rêve, une visite bien imprévue. Un inconnu s’est dressé tout à coup devant moi et m’a dit avec simplicité :

– Je suis Richard Cœur-de-Lion.

Je l’ai sans doute regardé avec un peu d’effarement, car il a ajouté au bout de trois secondes :

– Ça a l’air de vous étonner. Vous trouvez peut-être que mon nom glorieux contraste violemment avec ma physionomie de bourgeois bouffi et froussard ?

– Je n’osais pas vous le dire.

– Ô naïf Balthasar ! N’avez-vous donc pas perdu votre crédulité de collégien ? Sachez que les surnoms héroïques portés par quelques grands personnages de l’Histoire ne prouvent rien du tout. Je n’ai jamais eu un cœur de lion. D’ailleurs, soit dit en passant, qui sait si la réputation des lions eux-mêmes n’est pas surfaite ? Ils ne doivent peut-être leur prestige qu’à leur belle crinière et à leurs rugissements profonds. Quant à moi, j’ai toujours eu un faible cœur humain, dans le genre du vôtre. En face du danger, je me disais, in petto : « Je voudrais être assis à l’ombre des forêts. » Mais il y a des cas où il est impossible de reculer. Dans ces cas-là, on se montre courageux, car il serait imprudent de laisser voir qu’on a peur. Un jour, en Palestine, mon cheval s’est emballé et il est parti, ventre à terre, vers un groupe de vingt Sarrasins qui s’apprêtaient à nous barrer le chemin, à mes compagnons et à moi. Ah ! ce fut un vilain moment. Je me disais : « Je suis fichu ! » Mais il n’y avait pas à hésiter. En approchant de l’ennemi, je fis avec ma grande épée des gestes terribles qui inquiétèrent les mécréants. Ils jugèrent bon de se sauver. Cela ranima mon courage et j’en exterminai trois ou quatre avec entrain.

Dans d’autres circonstances, mon attitude fut beaucoup moins martiale. Mais la postérité ne le saura jamais. Les témoins de notre vie ne sont heureusement pas tous des historiens. Quand, après beaucoup de mésaventures, je pus revenir en Angleterre, je racontai mes actions d’éclat au scribe qui, depuis quelques années, écrivait l’histoire de ma famille. C’était un serviteur dévoué à qui je donnais assez souvent quelques pièces d’or. C’est lui qui imagina ce nom : « Cœur-de-Lion ». Je voulus d’abord protester ; mais ce pince-sans-rire me fit comprendre que j’avais des devoirs envers la Postérité.

Si j’avais été mieux renseigné, j’aurais résisté aux amis qui m’entraînèrent avec eux dans leur fameuse Croisade. Car mes vrais goûts me portent à faire bombance avec de joyeux compagnons, et non pas à mener une existence de héros.

Ici, j’interrompis Richard Ier, et je lui dis :

– Cher Monsieur Cœur-d’Homme, pourquoi vous appliquez-vous à gâter les belles images que mon maître d’histoire a mises autrefois dans mon esprit ?

– Balthasar, vous ne comprenez pas mon intention. Je ne tiens pas à dénigrer l’humanité. J’ai connu sur la terre de très bons garçons. Si je prétends qu’on a exagéré mes vertus, je me hâte d’ajouter qu’on a exagéré aussi les vices de quelques autres monarques. Le public porte sur les grands personnages historiques des jugements beaucoup trop simples. J’ai fait, par exemple, la connaissance de Néron. Eh bien ! croyez-moi : ce n’est pas du tout un homme qui, du matin au soir, nourrit des desseins infâmes. Il est philosophe et il m’a expliqué son cas avec perspicacité. Mais l’École l’a jugé définitivement. Il n’y a plus rien à faire. Quand un mensonge a été bien lancé, il est impossible, quelques siècles plus tard, de le retirer de la circulation.

Quelques historiens de votre époque sont des esprits scrupuleux et enclins au doute scientifique. Ils réussissent parfois à vous mettre en garde contre de vénérables blagues. Mais leur tâche est très difficile. À l’ordinaire, ils doivent se contenter des témoignages de leurs prédécesseurs, qui ne valaient guère mieux que mon scribe flagorneur. Les hommes illustres ont commis de bonnes et de mauvaises actions qui n’ont laissé aucune trace à la surface du globe.

Reconnaissez-le, Balthasar : vous avez vu, durant cette dernière guerre, de pieux mensonges se former. Trois mois après le début des hostilités, un académicien tirait déjà des événements les « Leçons de la guerre » ; et des ignorants innombrables ont affirmé énergiquement, dans des broches et dans des livres, des choses peu sûres. Il faudra, plus tard, un travail formidable pour mettre un peu de lumière là-dedans. Pouvez-vous, Balthasar, me dire quelque chose de précis sur le père de votre grand-père ?

– Absolument rien !

– Je m’en doutais. Eh bien ! sachez que vous ne connaîtrez jamais le vrai Richard Cœur-de-Lion, ni le vrai Néron, ni les autres. Adieu.

Et, là-dessus, le glorieux roi s’éclipsa.

LE SOUCI

Ma tante Ursule me dit souvent : « Nous ne sommes pas ici-bas pour nous amuser. » Lorsqu’elle essaie de m’expliquer pourquoi nous y sommes, je constate que sa logique est de qualité très inférieure. C’est égal : je finirai par croire que son instinct lui fait pressentir la vérité. Mes propres expériences semblent lui donner raison ; car les gens que je rencontre n’ont pas l’air de s’amuser follement. Je ne rencontre presque jamais des âmes joyeuses. Et mes semblables me font surtout pitié dans ces fêtes bruyantes où ils vont chercher une heure d’insouciance.

Quand j’étais enfant, une idée fausse a dû s’enraciner dans mon esprit. Aujourd’hui encore, je suis tenté de dire : « Si nous vivions dans des conditions normales, la joie serait l’état ordinaire de notre âme. » Et, en dépit de tout ce que je sais, je continue à être étonné parce que la plupart des humains sont mornes ou sans ardeur, parce que beaucoup de visages sont soucieux.

Mon étonnement est absurde. En disant : « conditions normales », j’emploie des mots dont je n’examine pas le contenu ; car je souffrirai toujours de la mauvaise éducation que l’école et les livres m’ont donnée. L’homme « normal » vit au milieu de ses semblables, êtres sensibles et rancuniers, dans une société où il y a des règles à observer et beaucoup de maladresses à éviter. En outre, il doit être prévoyant, pour pouvoir compter un peu sur sa sécurité future. Et ce qui rend sa tâche particulièrement difficile, c’est qu’il a des besoins, parfois violents, qui lui feraient commettre des fautes graves s’il ne parvenait pas à les réfréner. C’est seulement en de rares minutes que son âme peut s’épanouir joyeusement.

Par bonheur, les exceptions existent. Il y a d’heureux enfants « qui ne savent pas encore ». Il y a l’insouciante Henriette dont la joie illumine le visage, parce qu’elle est sûre d’être jolie et gracieuse. Il y a aussi quelques sages qui ne prennent pas la vie au tragique.

Le problème fondamental, que nous oublions souvent parce que d’autres s’en occupent, est le suivant : « Que faire pour ne pas mourir de faim ? » Pour le résoudre, l’humanité a déjà dépensé beaucoup d’ingéniosité. Mais, chaque jour, tout est à recommencer. Seuls, les privilégiés qui se lèvent tard ignorent le bruit monotone que fait, chaque matin, dans les rues, l’armée des humains qui retournent au travail. Et il y a encore tous ceux qu’on ne voit jamais.

Non seulement je devine le souci de toutes ces mères de famille qui, dans les magasins ou sur la place du marché, constatent, avec un découragement toujours nouveau, que la vie est chère. Mais un homme riche, que je connais, est soucieux parce qu’il doit faire trop souvent des reproches à ses enfants. Des fils trop fragiles nous attachent à ceux que nous aimons et des chaînes imbrisables nous lient à des choses dures et blessantes.

L’humanité, qui ne sait jamais ce qu’elle fait, a peu à peu compliqué sa vie et augmenté bêtement le nombre de ses besoins. Elle s’est affinée et elle connaît, aujourd’hui, des scrupules et des malaises qui furent épargnés à notre ancêtre barbare. Celui-ci, plus fort et plus simple que nous, avait parfois aussi l’occasion de blâmer sa compagne ou ses petits. Mais lorsque, dans son ménage, un désordre se produisait, d’un solide coup de pied il remettait les choses à leur place.

Moins compliqué, moins hésitant, moins scrupuleux que nous, l’homme primitif a-t-il connu l’insouciance et la joie durable ? Sûrement pas. Nous nous demandons si nous pourrons payer nos fournisseurs à l’époque fixée. Lui, l’ancêtre, n’avait pas ce souci-là. Il n’avait pas de créanciers. Mais, dans la mauvaise saison, il avait cette pensée unique : « Où trouver de la nourriture ? » Et, souvent, il avait peur ; car, sur cette terre peuplée de bêtes qui veulent manger, il n’était pas encore devenu le plus fort.

À toutes les époques, l’homme a été soucieux. Nos rapports avec les êtres et les choses au milieu desquels nous vivons et avec les chimères qui habitent notre esprit sont si nombreux, que notre adaptation parfaite aux circonstances du moment n’est presque jamais réalisée. Ce qui est « normal », c’est qu’il y ait une gêne, plus ou moins pénible, dans notre corps, dans notre pensée ou dans nos sentiments. Ce qui est normal, c’est qu’il y ait en nous et autour de nous quelque chose qui va mal.

Malgré tout, je voudrais que notre race connût une fois, avant la mort du soleil, l’insouciance et la sérénité. Car, en dépit de toute l’intelligence et de tout l’amour qu’on a dépensés pour qu’elle soit belle, la Fête humaine aura pitoyablement raté si la plupart des invités doivent garder jusqu’à la fin un visage maussade.

LE MERVEILLEUX

Mon ami le Pédagogue est venu me voir dans l’intention de me raconter une chose stupéfiante.

– Hier, m’a-t-il dit, j’ai été le témoin, ou plutôt l’auteur involontaire d’un miracle. Le matin, j’avais dicté aux vingt-cinq élèves de ma classe la jolie fable de Florian intitulée : L’Alouette et la Pantoufle. Or, le soir, en examinant leurs cahiers, j’ai constaté qu’ils avaient tous écrit la même chose.

– Mais, interrompis-je, n’aviez-vous pas dicté à tous la même fable ?

– Oui ; mais c’est précisément cela qui m’émerveille. Veuillez considérer cette succession de phénomènes incompréhensibles. J’avais sous les yeux les mots de la fable. Ces mots impressionnèrent ma rétine ; mirent en branle, dans mon cerveau, un mécanisme mystérieux, et eurent indirectement pour effet d’imprimer à ma langue et à quelques muscles de ma bouche des mouvements particuliers. Il en résulta des ondes sonores qui firent vibrer les tympans de mes vingt-cinq élèves. Or – écoutez bien, Balthasar – ces garçons diffèrent énormément les uns des autres : il y en a des longs, des ronds, des trapus et des rabougris ; celui-ci est très vif et celui-là a l’inertie du minéral ; enfin, ils se sont développés dans les milieux les plus divers : Albert est le fils de mon laitier ; Pedro a pour père un duc espagnol très riche et Gaston ne compte plus que des pasteurs parmi ses ascendants du sexe masculin. Eh bien ! dans tous ces cerveaux originaux, uniques, les sons sortis de ma bouche produisirent la même réaction ; car, sans se concerter, mes vingt-cinq élèves imprimèrent à leurs plumes, qu’ils tenaient de la main droite, les mêmes mouvements. Et, ainsi, les mots de la fable du bon Florian se trouvèrent, presque instantanément, transportés sur leurs vingt-cinq cahiers. Tel fut le pouvoir magique de ma faible voix.

Pendant dix secondes, je restai muet d’admiration ; puis je parlai en ces termes :

– Votre histoire me rappelle une vache que j’ai vue, en 1912, aux Diablerets. Sous mes fenêtres, du matin au soir, elle mangeait l’herbe d’un pré : une herbe de couleur verte. Or, chaque jour, un magicien parvenait à faire sortir du pis de cette vache douze litres de lait admirablement blanc.

Philippe, qui était là, prit la parole à son tour :

– Il y a vingt ans, une belle jeune fille que je rencontrai dans la rue plongea son regard dans mes yeux. Eh bien ! cela a suffi pour qu’elle soit aujourd’hui la mère de mes douze enfants.

Nous restâmes silencieux, troublés par le mystère qui nous entourait.

LE MÉDECIN FACÉTIEUX

Seuls, les enfants savent être profondément sérieux. Lorsque les médecins jouent avec les pantins que nous sommes, ils n’ont pas cette déférence, ces gestes tendres et respectueux qu’ont les petites filles en jouant avec leurs poupées. Je connais une jeune Miquette qui aurait des larmes d’indignation si l’on maniait sa Lison en biscuit comme ces messieurs de la Faculté manient leurs pantins vivants. Les malades qui sont entre les mains de ces praticiens n’ont qu’une chose à faire : c’est de renoncer provisoirement à leur « respectabilité ».

Pour les solennels pince-sans-rire qui ont fait leurs « humanités » dans les salles de dissection, notre corps est une chose qu’on ouvre, qu’on déboulonne, qu’on démonte, qu’on raccourcit, qu’on allonge, qu’on râcle, qu’on badigeonne, qu’on revisse et qu’on referme. Trouvent-ils qu’il y a dans notre machine un organe de trop ? Ils l’enlèvent ; et ils ne le remplacent pas toujours par un organe neuf. Ils secouent un homme évanoui comme s’il s’agissait d’un simple réveille-matin qui ne veut pas se mettre en branle. Ces spécialistes doctes et facétieux ne craignent pas d’ouvrir notre boîte crânienne pour voir ce qu’il y a dedans. Et il faut voir avec quel sans-gêne ils procèdent au lavage d’un estomac : on dirait le remplissage d’un tonneau. L’un d’eux a tenu un jour mon petit Victor verticalement, les pieds en haut et la tête en bas, pour lui faire rendre la clé de la boîte aux lettres qu’il avait avalée.

Il y a quelques années, sur les bords de la Tamise, j’ai assisté au repêchage d’un noyé. Ce malheureux était un homme du meilleur monde, un membre de la Chambre des Lords. Cela n’a pas empêché le médecin qu’on était allé chercher de lui ouvrir la bouche et de lui tirer la langue allègrement, comme s’il s’agissait d’une de ces sonnettes que je tirais autrefois avec joie, en revenant de l’école. Le lord, qui finit par reprendre connaissance, ne l’a heureusement jamais su.

En cas de luxation de la hanche, le malade, mis préalablement dans l’impossibilité de nuire, constate avec effroi qu’on va lui allonger la jambe au moyen d’un treuil (!). J’ai au milieu du dos un décimètre carré de peau toute neuve (d’origine inconnue), comparable à ces pièces que les couturières mettent aux fonds de culotte usés par le temps. Je ne veux pas insister sur nos yeux de verre, nos nez en fer-blanc, nos intestins en caoutchouc et nos jambes de bois. Mais, indigné, je songe au respect qu’on doit aux vieillards lorsque, ouvrant une revue médicale, je tombe, par exemple, sur ces mots : « Guérison du prurit sénile par le brossage ».

Le sans-gêne de ces messieurs va tout de même trop loin.

LES PEINTRES EXTRÉMISTES

Je me promets d’aller voir la prochaine Exposition des peintres extrémistes. Mon ami Lesthète m’a fort bien expliqué l’intéressante doctrine de ces messieurs.

– Jusqu’à ce jour, m’a-t-il dit, les peintres ont recouru, pour avoir du succès, à des moyens artificiels. Pendant des siècles, ils ont essayé de plaire en traitant des sujets émouvants ou charmants. Il est bien facile de faire croire à la noblesse de son génie et d’émouvoir la foule en représentant, par exemple, un Déroulède qui, sur le champ de bataille, avale, morceau après morceau, le drapeau de son régiment pour que l’ennemi ne puisse pas s’en emparer. On parvient sans peine aussi à remuer quelque chose dans le cœur du spectateur en lui montrant une belle femme nue, faite pour l’amour. Eh bien ! cela n’est pas probe. Il ne faut pas que le premier mufle venu nous empêche de reconnaître la médiocrité de son œuvre grâce aux beaux souvenirs que cette œuvre évoque en nous. Dans un tableau, ce n’est pas l’anecdote qui doit intéresser. La peinture n’est pas littérature.

On a fait un grand progrès, il y a quelques années, en se mettant à peindre des femmes très laides. Le bourgeois, arrêté devant la toile, est alors obligé de s’intéresser moins à la femme qu’à l’artiste. Et cela procure à son épouse l’occasion de lui chuchoter : « Je suis mieux que ça, n’est-ce pas ? »

Les extrémistes sont allés plus loin. Ils ont affirmé qu’un peintre ne prouve pas son génie en dessinant bien. Tout le monde peut arriver, en prenant des leçons, à dessiner avec exactitude. Il y a en géométrie des procédés permettant d’obtenir la projection sur un plan, sur un tableau, d’un corps quelconque. Il ne faut pas confondre le peintre avec le dessin. Il est vrai qu’on l’avait déjà compris, avant que la nouvelle doctrine fût connue ; et l’on pouvait nommer plusieurs douzaines de peintres notoires qui dessinaient comme des cochons.

Heureux d’avoir saisi la pensée de mon ami, je l’interrompis :

– Parfaitement ! Le peintre doit être uniquement un coloriste.

Lesthète me répondit :

– Crétin ! Il n’y a qu’un vrai coloriste : c’est le soleil. Pendant des siècles, les peintres ont essayé de faire en petit, en s’appliquant beaucoup, ce que le soleil fait en grand, sans effort. C’est grotesque. Un teinturier est une chose ; un peintre en est une autre.

Le peintre est un artiste ; il est l’artiste. Or, qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? On l’a dit : c’est la nature vue à travers un tempérament. Là où il n’y a pas de tempérament, il ne peut pas y avoir d’œuvre d’art. Mais si, depuis longtemps déjà, on a reconnu que le tempérament est une condition nécessaire pour qu’une œuvre d’art puisse être créée, les extrémistes ont eu, les premiers, assez de logique pour ajouter que cette condition nécessaire est une condition suffisante. Ils ont profondément raison. La nature est toujours là. Ce n’est pas l’artiste qui la crée. S’il a un tempérament, il nous suffira donc de regarder la nature à travers son tempérament pour avoir le spectacle d’une œuvre d’art. En définitive, les extrémistes condamnant l’emploi de n’importe quel artifice, veulent que dans une belle œuvre nous ne retrouvions que l’essentiel de l’art.

– Mais, dis-je, si, dans un tableau, on supprime le sujet, les lignes et les couleurs, que restera-t-il ?

– Imbécile ! Ai-je dit qu’on doive supprimer le cadre ? L’artiste est le propriétaire unique de son tempérament. Ce tempérament, ce n’est pas l’École, ce n’est pas la Société qui le lui a donné. Il a, sur cette richesse intime qui n’est qu’à lui, des droits absolus. Pour tout dire, son tempérament c’est lui-même. L’artiste est le vrai propriétaire. Nul ne distingue plus nettement que lui le mien du tien. Il ne faut pas qu’on puisse confondre son tempérament avec celui d’un autre artiste, puisqu’il est unique. Voilà pourquoi il faut, autour de son tempérament, un cadre solide qui le définit et qui l’isole.

Je conclus. C’est le tempérament de l’Artiste qui, à lui seul, constitue l’œuvre d’art ; et son tempérament c’est lui-même. C’est pourquoi, dans la prochaine Exposition des peintres extrémistes, tu verras l’Artiste qui s’est mis lui-même, tout nu, dans un cadre.

– Mais alors, ceux qui ont inventé les « tableaux vivants » étaient des extrémistes ?

– Mais non, mais non ! Dans un tableau vivant, il y a le sujet, la fable. Le vrai Artiste, lui, n’a qu’un but : montrer son tempérament.

LES DEUX PATRIOTISMES

Il y a deux sortes de patriotes.

Les premiers ont fondé ou libéré leur patrie. Pour cela, ils ont dû agir, et changer quelque chose à l’ordre établi dans le monde. Presque toujours ils y ont laissé leur peau.

Les seconds parlent des premiers avec vénération. Ils leur ont voué un culte. Émus, le verre en main, ils rappellent, à chaque anniversaire, leurs grandes actions ; et, ainsi, ils défendent leurs noms glorieux contre l’oubli. Ils y laissent généralement cinq ou six francs (vin compris).

Les seconds sont les vrais patriotes. En effet, les premiers sont simplement des hommes courageux. On en trouve deux ou trois dans l’histoire de chaque pays. Leurs vertus n’ont rien de spécifiquement national : ce sont les grandes vertus humaines. Et, par exemple, les héros suisses sont faits de la même pâte que les héros français ou que les héros russes.

Mais les patriotes qui font leurs discours annuels au pied de la statue de Jeanne d’Arc, et ceux qui chantent périodiquement des hymnes en l’honneur d’Arnold de Winkelried, ne veulent pas être confondus. Ce sont des patriotes de la seconde catégorie. Ce sont des Purs, puisque, par définition, le patriote d’un pays donné doit se distinguer nettement des patriotes étrangers. Tous ont conscience du « je ne sais quoi » qui fait la supériorité de leur propre patriotisme ; et tous, en des idiomes différents mais avec une égale fierté, disent : « Il n’y en a point comme nous. »

De plus, les seconds sont de bons citoyens. Ils parlent avec prudence dans les Conseils de la nation ; ils sont bien élevés et ils ne cassent jamais les vitres.

Les premiers sont toujours, pour commencer, des fauteurs de désordre, des anarchistes. Dans la plupart des cas, on ne reconnaît leur patriotisme que lorsqu’ils sont morts depuis longtemps.

Les premiers ne sont pas satisfaits du genre de vie dont leurs aînés se sont contentés. Ils veulent être des fondateurs ; et ils parlent orgueilleusement de leur mission, qu’ils accompliront jusqu’au bout.

Plus modestes, les seconds se vantent seulement de ce qu’ont fait les autres.

Le patriotisme des seconds offre encore cet avantage d’être moins fatigant que celui des premiers. Et, assez souvent, il est récompensé.

Pour les premiers, la récompense arrive toujours trop tard.

Par bonheur pour la paix du monde et pour les affaires des gargotiers, les seconds sont beaucoup plus nombreux que les premiers.

Les seconds n’ont qu’une infériorité : c’est qu’ils ne peuvent pas se passer des premiers.

Quant aux premiers, ils sont héroïques, sans même songer à ce Jugement de la Postérité que réciteront trente-six générations d’andouilles.

QUAND ILS SONT PARTIS

Dans la pièce adjacente au salon où la bonne m’avait fait entrer, un mélodieux caquetage se faisait entendre. Comme il me répugne profondément de coller mon oreille aux serrures, je me plaçai à un mètre de la porte et j’écoutai attentivement.

– Le mien est un zouave, disait une dame.

D’autres dames, presque en même temps, ajoutèrent :

– Moi, j’ai un Belge.

– Le mien est lieutenant.

– Le mien a eu sept blessures.

– Le mien n’en a que deux, mais des grandes.

– Moi, j’en ai deux : un Français et un Anglais.

– Moi, je n’en ai point, mais ma sœur me prête le sien.

– Le mien, quand on appuie dessus…

À ce moment, la bonne vint dire que monsieur était sorti. Je fus d’ailleurs content de me retrouver dans la rue pour pouvoir méditer à mon aise ; car je venais de me poser un angoissant problème. Les dames que j’avais entendues causaient évidemment de leurs « internés ». Le fait est que depuis un an et demi les internés ont pris dans la vie de nos compagnes une place considérable. Je me demandais donc avec inquiétude : « Que feront-elles quand ils seront partis ? » Car la chose est sûre : en dépit de l’éloquence guerrière des messieurs qui s’enrichissent en fabriquant des obus, il viendra un jour où la guerre aura pris fin et où nos internés seront rentrés chez eux. Ce jour-là, que feront ces dames ?

Ne me dites pas : « L’interné s’en va, mais l’Homme reste. » Non, ne me dites pas ça. Si tous les internés sont des hommes, tous les hommes ne sont pas des internés. Pour le psychologue, les internés constituent une variété humaine bien définie : l’interné est un homme qui a du temps à perdre. Il accompagne Madame quand elle va chez Bonnard ou à l’Innovation. Il prend le thé avec elle. Quand il y a des invités, il recommence avec bonne grâce à raconter les circonstances dramatiques dans lesquelles il a été fait prisonnier. Et, le soir, quand la bonne est très occupée, il descend le chien dans la cour.

Ce n’est pas tout. Très souvent, l’interné est un homme qui a été blessé. Or, la femme est essentiellement une panseuse, une panseuse qui, d’ailleurs, ne dit pas tout ce qu’elle panse. Eh bien ! je le redemande : « Que fera-t-elle quand ils seront partis ? »

Nous, évidemment, nous ne renoncerons ni à notre quotidienne partie de cartes, ni à l’apéritif ; car il faut être gâteux pour croire que la guerre améliorera les hommes. Il n’y a donc qu’une chose à faire : songeons, dès aujourd’hui, à organiser une Agence qui se chargera, après la guerre, de fournir des « internés » aux femmes désœuvrées. On y trouvera l’interné authentique et le Simili qui lui ressemblera comme un frère, mais qui coûtera moins cher. L’Agence se chargera de livrer des internés avec ou sans blessures. Il y aura l’interné qui est revenu, parce que, loin de sa seconde patrie, il avait « le mal du pays ». (Ça arrive, ces choses-là.) Et il y aura aussi l’interné qui n’a pas pu se décider à rentrer dans son patelin, parce que, tel un lierre, il s’est attaché à sa marraine.

Je n’en dirai pas plus long. Mon rôle, ici-bas, est de semer des idées. Que l’Homme d’affaires cupide les fasse fructifier et en retire des rentes. Moi, ça me dégoûte[8].

PROCLAMATION AUX ÉLECTEURS INTELLIGENTS

Citoyens !

L’heure est grave. Depuis cinq mille ans, les Pharaons, les Cambyse, les Lycurgue, les Marc-Aurèle (parfaitement !), les Dagobert, les Barberousse, les Habsbourg, les Louis XIV, les Napoléon, les Guillaume II, les Wilson, les Schulthess se foutent du peuple. Et, si je ne m’en mêle pas, ça va continuer. Le jour des élections approche. Bientôt, des avocats et des marchands de fromage, tourmentés par le noble besoin de mettre leur patriotisme et leur génie au service de la nation, viendront vous emprunter vos épaules pour se hisser jusque sur les échelons les plus élevés et les mieux capitonnés de l’échelle sociale. Ils vous diront : « C’est pour la patrie. Vive le canton de Vaud ! »

Citoyens, vous n’êtes pas des imbéciles. Vous savez très bien que l’élection de Machin, pas plus que celle de Chose, ne saurait diminuer la somme des embêtements et des douleurs que vous devez supporter. L’homme d’État lui-même, s’il n’est pas gâteux, ne peut pas croire qu’en assistant à des banquets, en faisant des discours, en profitant des « tuyaux » des banquiers, en s’asseyant sur les genoux des duchesses et en exposant sa tête vulgaire dans les journaux illustrés, il contribue au bonheur de son pays. Qu’il soit cupide, sensuel et vaniteux, c’est normal, c’est inévitable. Ce n’est pas son profond égoïsme que je lui reproche. Les vaches, les hommes, les sardines, les éléphants, les femmes, les lapins, les zèbres et les poux, tous les êtres vivants sont des égoïstes. L’égoïsme est le caractère essentiel de leur « moi », la condition nécessaire de leur existence. « L’égoïsme est sacré », comme disent les militaires. Ce qui rend répugnants les hommes d’État et les politiciens, c’est qu’ils ne peuvent pas lâcher un p… sans prétendre que c’est « dans l’intérêt général ». Ce sont des menteurs. L’intérêt général est une chose inconcevable, inexistante ; et les individus sincères n’en parlent pas.

Citoyens !

Qu’un homme d’État ne se soucie pas plus de nous que nous ne nous soucions de lui, c’est compréhensible. Le scandale n’est pas là. Ce qui est scandaleux, ce qui est intolérable, c’est que notre égoïsme soit moins légitime que le sien. Dieu aime d’un même amour toutes ses créatures : depuis le ver de terre écrasé dans la fange jusqu’au nabab ventru qui ronfle dans la nuit.

Ma profession de foi sera brève. J’affirme l’équivalence absolue de tous les égoïsmes. C’est par la limitation réciproque et automatique de tous les égoïsmes particuliers qu’on fondera la justice générale. Tous les moralistes officiels, de Zénon d’Alexandrie à Henri Bordeaux, de Thonon, nous ont prêché le respect et le désintéressement. Quand nous comprendrons qu’ils se payaient notre tête, nos grands Égoïstes nationaux ne seront plus à craindre.

Citoyens ! vous ne douterez pas de ma sincérité si je vous dis que je me soucie davantage de mon intérêt particulier que de l’intérêt général. Je viens solliciter vos suffrages parce que je voudrais réaliser le rêve de mon enfance : jouer avec le fouet du Char de l’État.

Mais, citoyens, je vous l’ai dit : votre égoïsme est aussi légitime que le mien. Quand je serai à la tribune du Parlement, je me ferai l’organe (si je puis m’exprimer ainsi) de tous les intérêts particuliers : je parlerai de la petite Gilberte qui réclame une poupée, de Marius qui n’a pas assez d’argent de poche et de sa mère qui voudrait des « dessous » somptueux. Et je ferai un tel tintamarre, que les grands rapaces de la finance et de la politique qui depuis cinq mille ans accaparent toutes les poupées, tout l’argent de poche et tous les « dessous », comprendront bien que les beaux jours sont finis.

Citoyens ! votez pour moi : cela fera plaisir à ma femme. Tous aux boîtes ! Mort aux tyrans !

Balthasar

candidat des Égoïstes conscients

LA NOCE À THOMAS

Dans l’atmosphère amollissante des Bureaux de l’État, où je gagne péniblement ma vie, je suis devenu un pacifiste convaincu (mais prudent). Toutefois, je refais de loin en loin – par atavisme – le geste martial par lequel mes aïeux (voir Plutarque, tome II, fig. 37) accueillaient les ennemis de leur tribu. Cela m’arrive au Nouvel-An, lorsqu’en flânant dans la foule pleine d’espérance, je me laisse pousser jusque devant la baraque où la Noce à Thomas, défraîchie et avinée, attend le client qui, pour quatre sous, aura le droit de la bombarder « jusqu’au bout ».

Peut-être, dans votre patelin, appelle-t-on ça le Massacre des innocents. Mais qu’importe le nom pourvu qu’on ait l’ivresse ! Le besoin de casser des gueules sera sans doute encore, pendant quelques milliers d’années, l’un des besoins fondamentaux de l’être humain. Et la Noce à Thomas en verra encore de dures. Eh bien ! puisque l’occasion s’en présente, essayons d’instruire le peuple. Il a raison de « se faire la main », de temps en temps ; mais il choisit mal ses cibles. Qu’il garde ses projectiles pour des gaillards moins innocents que Thomas et que sa malheureuse épouse.

Il faut que, le 31 décembre prochain, l’Homme du Peuple arrêté devant la Baraque des exécutions, ait en face de lui l’auguste Souverain qui a voulu la guerre. Le César sera fait de boue séchée ; et quelques boules bien dirigées suffiront pour produire son émiettement total et symbolique.

À sa droite, il y aura le Diplomate, qu’il s’agira de faire basculer avec violence, afin qu’il n’ose plus se charger de maintenir « l’équilibre européen ».

La Censure sera là aussi. On lui enverra son dû, pour qu’elle comprenne qu’un peuple qui n’a plus le droit de parler en est réduit à s’exprimer par gestes.

Puis le Chef militaire aura son tour. Habitué à jouer avec la vie des autres, il excusera l’innocente espièglerie du badaud qui viendra lui détériorer la mâchoire.

Et il ne faudra pas rater le Journaliste qui, depuis trois ans et demi, excite ceux qui se battent et qui ne s’est pas encore laissé entraîner par sa propre éloquence.

Le patriote que la guerre a trop enrichi saura qu’on a beau s’élever très haut au-dessus du peuple : on finit toujours par avoir de ses nouvelles.

Enfin, il conviendra de défoncer le gibus de l’Évangéliste qui, depuis deux mille ans, n’est pas encore parvenu à enseigner aux hommes la fraternité. Mauvais travail. Fiasco complet !

Mais il faudra que l’Homme du peuple garde sa dernière boule pour son semblable, lequel est décidément trop « gourde ».

Après quoi, ayant soulagé son âme, il ira boire un verre en songeant à l’année nouvelle qui, pour lui, ressemblera beaucoup à la précédente – car la vie n’est pas un roman.

JUSQU’AU BOUT

Lecteur, j’ai à te dire des choses sérieuses. J’espère que tu liras mon article jusqu’au bout.

Il y a des cas, dans la vie, où il faut aller « jusqu’au bout » ; et il y en a d’autres où il vaut mieux s’arrêter avant.

Dans ma jeunesse, j’ai pris comme devise : « Jusqu’au bout ! » Mais depuis, bien souvent, j’ai constaté qu’une devise n’oblige à rien.

Et d’abord, lorsque, dans les premiers jours du mois, j’arrive chez mon coiffeur, je lui dis régulièrement : « Vous me couperez les cheveux, mais vous n’irez pas jusqu’au bout. »

Quand j’étais petit, ma mère me disait sévèrement : « Tu mangeras tes épinards jusqu’au bout ! »

Aujourd’hui, je suis très grand ; et ma douce Clotilde nous dit parfois gentiment, à Georges et à moi : « Vous n’avez pas besoin de boire cette dernière bouteille jusqu’au bout » Elle a raison, Clotilde. Car si nous finissons la bouteille, le lendemain, je me sens un peu flapi ; et je trouve pénible de faire ma besogne jusqu’au bout.

Connaissez-vous la mélancolie qu’on éprouve en retrouvant de vieux papiers dans les tiroirs de son bureau ? Que de beaux projets ! Que d’œuvres commencées ! On était parti avec enthousiasme, mais on n’a pas été jusqu’au bout.

En somme, on a eu peut-être raison. Car y a-t-il rien de plus lamentable que ces écrivains ennuyeux qui, ayant décidé de composer un livre, l’ont écrit jusqu’au bout ? Il ne nous reste à nous, lecteurs, qu’un seul moyen de défense : c’est de ne pas le lire jusqu’au bout.

Un jour, dans un bar de Port-Saïd, j’ai rencontré une Andalouse aux seins brunis, dont le regard m’a ému plus profondément que n’auraient pu le faire les plus belles strophes du poète Campistron. Elle m’a dit : « Jusqu’à quand m’aimeras-tu ? » Je lui ai répondu : « Je t’aimerai toujours ! » Eh bien ! c’est triste à dire : je n’ai pas pu aller jusqu’au bout.

Victor Hugo a terminé un de ses poèmes par ces vers :

 

Je ne vis qu’elle était belle

Qu’en sortant des grands bois sourds.

« Soit ! N’y pensons plus », dit-elle.

Et moi, j’y pense toujours.

 

Toute sa vie, il a regretté de n’avoir pas été jusqu’au bout.

Un soldat allemand, interné en Suisse, m’a raconté dernièrement sa vie dans les tranchées. Ce n’était pas drôle. Il y avait les obus, la mauvaise nourriture et, surtout, la vermine. Il m’a dit : « Ch’ai tout supporté, chus-qu’aux poux ! »

Le riche ne fume pas son cigare jusqu’au bout : mais le pauvre use ses chaussettes jusqu’au bout.

Les riches veulent être bons pour les pauvres ; mais, engagés dans la voie de la charité, ils ont raison de ne jamais aller jusqu’au bout. Car s’ils donnaient tout ce qu’ils possèdent, les rôles seraient changés ; et les Pauvres reconnaissants se mettraient à être bons pour les Riches ; et, à leur tour, ils iraient jusqu’au bout. Ce serait une noble lutte de générosité, mais on n’en verrait pas le bout.

D’une manière générale, quand on s’est engagé dans une mauvaise voie, il vaut mieux ne pas aller jusqu’au bout.

Depuis le commencement de la guerre, des journalistes éloquents nous disent qu’ils lutteront jusqu’au triomphe final. Ils ne sont pas encore partis ; mais leur ton est si martial que le doute n’est pas possible : ils iront jusqu’au bout.

Les peuples courageux ne supportent jamais leurs gouvernements jusqu’au bout ; car ils veulent que la justice puisse aller jusqu’au bout.

Je ne voudrais pas abuser de votre patience jusqu’au bout ; mais je tiens à dire encore ceci :

Pour des raisons que nous ne comprenons pas, nos parents nous ont lancé sur la Route de la vie. Eh bien ! nous sommes tous décidés, n’est-ce pas, à aller jusqu’au bout.

LE MOT DE CAMBRONNE[9]

(Discours prononcé à l’occasion du Centenaire,

le 18 juin 1915.)

 

Messieurs,

Si l’Histoire n’est pas totalement dépourvue de signification, cela tient à ce que les historiens ignorent un grand nombre des phénomènes du Passé ; et que, dans le choix et l’arrangement de ceux qu’ils connaissent, ils sont guidés par les besoins de leur propre logique ou par quelque souci d’ordre esthétique ou moral.

Ayant assumé la tâche difficile de vous révéler la vraie signification de Cambronne, je me vois obligé de faire comme ont fait mes illustres confrères : Tacite, Gibbon, Michelet, Taine, Ranke, et quelques Seignobos de moindre importance, c’est-à-dire d’écarter tous les faits qui pourraient nuire à la solidité de ma thèse. Quand on défend une idée, on doit le faire loyalement, et ne pas mettre autant de soin à l’affaiblir qu’à la fortifier.

Je vous devais, Messieurs, cette brève explication pour prévenir vos étonnements probables.

 

*

 

Avant le 18 juin 1815, jour de la bataille de Waterloo, on ne parlait pas de Cambronne. Aucun témoin digne de foi ne l’avait vu. Le 19 juin, le lendemain, Cambronne avait déjà disparu – disparu pour toujours. Pour celui qui y réfléchit, cette double constatation est d’une importance capitale.

Des écrivains peu scrupuleux nous ont bien raconté l’enfance du grand homme ; ses années de collège ; les cigarettes qu’il allait fumer dans les cabinets ; son mariage ; et ils nous l’ont montré jusqu’au dernier moment de sa période de décrépitude. S’il faut en croire l’un d’eux, Mme Cambronne – une femme très bien élevée –, lorsque les retentissantes trompettes de la Renommée lui apportèrent le Mot qui allait devenir le mot de la famille, aurait dit avec un air pincé : « Mon mari est beaucoup trop comme il faut pour avoir dit ça. » Un savant allemand nous a encore appris qu’au moment de mourir, l’auguste vieillard n’avait plus que trois dents : une noire, une jaune et une bleue. Mais personne ne prend au sérieux ces biographes fantaisistes. Le peuple ne s’est pas laissé tromper par toute cette fausse érudition. Pour le peuple, Cambronne est « le-Monsieur-qui-a-dit : M… ! »

Le peuple a raison. Cambronne est tout entier dans ce mot : Cambronne n’est rien de plus que ce mot. En tant que vertébré vivant, fait de chair et d’os comme vous et moi, Cambronne n’a jamais existé. Cambronne n’est pas un individu ; Cambronne est une voix, une voix qui a retenti pour la première fois à Waterloo ; voix de l’Humanité relevant enfin la tête, de l’Humanité qui commence à en avoir assez et qui, crânement et brièvement, notifie à tous ses impudents tuteurs qu’elle vient de sortir de sa minorité.

Vous le savez, Messieurs : la fonction crée l’organe ; et les créations spontanées de la nature sont innombrables. Un mot essentiel devait être dit, il n’y a rien d’étrange à ce qu’une bouche, quelque part, se soit ouverte pour le laisser échapper. La bouche d’un canon pouvait suffire. Et qui sait si ce n’est pas du sein de la terre maternelle qu’a jailli le cri qui signifie la noble révolte du troupeau humain. Que ceux qui l’ont entendu l’aient attribué au légendaire Cambronne, cela n’a pas d’importance. L’apostrophe célèbre n’est pas celle d’un général français vaincu ; c’est la clameur de toute une race qui, depuis les temps de la Genèse, traîne sa misère sous l’indifférence des cieux.

Pendant deux mille ans, l’homme avait dit : « Amen ! » Il avait dit Amen ! à tous ceux qui portent l’auréole ou le gourdin de l’Autorité. Il disait Amen ! après toutes les tuiles que la Providence laissait tomber sur le pauvre monde. C’est un grand soulagement, quand on a dit « Amen ! » pendant vingt siècles, de pouvoir exprimer un sentiment nouveau en disant : «   ! »

Sans doute, la foule a eu, avant l’année 1815, de loin en loin des velléités de révolte. Parfois, elle murmurait ; on l’entendait faire « Mmmmm… mm… mmmm… » C’était le commencement du Mot. Mais, timide comme ceux qu’on a souvent punis, la foule n’osait pas dire le fond de sa pensée. Et c’est seulement le 18 juin 1815, à Waterloo, qu’une voix formidable, sortie d’une bouche inconnue, a lâché le mot libérateur. C’est après vingt ans de grandes tueries, sur un champ de bataille, devant des milliers de morts et de mourants, qu’a éclaté enfin la protestation de l’être humain fraternel et pitoyable, contre la dureté de la vie.

 

*

 

Analysons ce sentiment complexe qui ne peut se traduire que par le mot : M…, suivi d’un point d’exclamation.

D’abord, c’est mettre en doute l’excellence de l’univers que d’accueillir un événement par cette exclamation violente. Je vois donc dans notre vocable une expression très simple de l’irrespect transcendantal. D’autre part, il traduit cette insouciance profonde qui est appelée « jemenfoutisme » dans les milieux parlementaires. Celui-là se soucie davantage de la sincérité de son attitude que de son avancement qui lance à son chef de bureau la Réplique Concise. Notre mot exprime aussi une ferme volonté : il est le point d’orgue irrévocable que l’on met aux discussions que l’on ne veut pas continuer. Il peut contenir encore quelques éclats de notre colère. Enfin, dans une proportion qui varie avec le degré d’alacrité de notre âme, il contient quelque chose de léger qui est de la joie enfantine : la joie de promener sous le nez de son adversaire le fumet d’un étron.

Mon analyse est incomplète. Employé dans le mode mineur, le mot de Cambronne peut exprimer le désenchantement des êtres à qui la vie a fait trop de promesses. Mais, violente ou découragée, l’interjection historique garde toujours le même sens profond. Elle est la réponse naturelle de l’individu qui, devant le Fait cosmique, brutal et nécessaire, affirme encore, inutilement, la légitimité de son espoir déçu. Elle est l’expression sommaire d’un individualisme irréductible. Nous ne nous étonnerons pas si c’est par un mot français que s’est exprimé un sentiment qui se retrouve à toutes les époques au fond de toutes les âmes nobles. Et nous comprendrons aussi que le Révolté emploie comme suprême injure le nom de ce qui n’a pas de ressort.

Le bon citoyen, celui qui ne veut être qu’un rouage de la machine sociale, ou, plus scientifiquement, une cellule du grand organisme, constitue, avec ses congénères, la pâte électorale indivise. Indistinct, noyé dans la masse tiède de ses égaux, il n’existe pas. Vous m’approuverez, Messieurs, si j’envoie à ces êtres intégralement voués à la chose publique l’expression de mon mépris.

L’État, ce n’est pas moi. Raisonnable, je ferai avec bonne volonté ma part du travail collectif. Enthousiaste, je ferai même un peu plus. Mais quand le Représentant de l’Ordre universel, le hideux Fonctionnaire, viendra m’ordonner, au nom de l’intérêt général, d’éteindre les feux de mon âme ; lorsqu’il tendra sa grosse main de Percepteur vers ce qui n’appartient qu’à moi, il verra se dresser, au seuil de la retraite inviolable où je vis seul, un dragon laconique qui lui lancera à la face le Mot foudroyant de 1815. À l’approche de l’intrus, je prends conscience de mon individualité. Je dis : «   ! » donc je suis.

Honneur à la France ! Puisse le Rhin glorieux protéger dans l’avenir, contre les hordes disciplinées qui veulent organiser le monde, le peuple libre et goguenard qui leur répond : « ! »

 

*

 

Donc, Messieurs, le 18 juin 1815, l’Homme, devenu majeur, a proclamé la Séparation de son Âme et de l’État. Conscient de la force qui a grandi en lui et qui désobéira toujours à toutes les Lois, l’individu opposera désormais son Cri au Verbe du Législateur. Sans force contre le poids des Choses établies, vaincu d’avance, il n’accepte quand même pas la victoire de Dieu. Voilà ce qu’a crié sur le champ de bataille de Waterloo la voix symbolique de Cambronne.

Cette voix ne se taira plus. Désormais, affranchi des timidités de notre enfance, chaque fois que se posera sur notre frêle nuque la griffe du Destin, nous aurons, pour dire la protestation de notre cœur blessé, la formule parfaite et définitive. Lorsque, un dimanche matin, à l’heure du départ, notre geste impatient cassera le bouton de notre faux-col ; lorsque, pénétrant inopinément dans notre chambre à coucher, nous apercevrons notre fidèle Mélanie assise sur les genoux de l’Homme du gaz ; lorsque nous apprendrons que notre banquier charitable a donné aux pauvres les fonds que nous lui avons confiés ; lorsque nous avalerons notre râtelier ; chaque fois que la Fatalité sournoise nous assènera un de ses grands coups, nous nous redresserons devant l’Ennemi invisible et nous lui dirons : « M… ! »

MON VENTRE

Je suis très malheureux (par moments). L’éducation que de nobles littéraires m’ont donnée ne m’a pas empêché de tomber en esclavage. Après avoir aimé la Liberté avec exaltation, je suis devenu l’esclave de mon ventre. C’est, du moins, ce que mes amis me disent ; et j’ai fini par le croire. Ils me reprochent de tenir autant, et même davantage, aux plaisirs de la table qu’aux pures joies de l’esprit. Plus d’une fois, il est vrai, pour ne pas être privé d’un bon souper, j’ai renoncé à entendre l’éloquente conférence annoncée dans tous les journaux. « La conférence, me disais-je, je pourrai la faire moi-même, un autre jour ; tandis qu’un bon souper peut être une chose unique, irremplaçable. » Je suis un être matériel ; voilà !

Le fait est que les gens parmi lesquels je vis ne me ressemblent pas. Depuis le 1er août 1914, ils laissent voir dans leurs discours une préoccupation constante : ils attendent, patients et confiants, le triomphe de la Justice. Moi aussi, je l’attends ; je l’attends même depuis le jour lointain où j’ai reçu ma première fessée. Cela n’empêche pas que, quotidiennement, toujours aux mêmes heures, j’oublie mes rêves les plus généreux et je me mets à songer avec mélancolie à des filets de sole, à des râbles durables ou à des perdreaux aux choux.

Je me le demande : suis-je seul de mon espèce ? Suis-je un monstre ?

Eh bien ! non. J’ai vu des femmes élégantes prendre le thé chez une de leurs amies. Ce qu’elles bouffent ! Et j’ai vu aussi, un certain samedi soir, dans un restaurant bien choisi, les plus hauts magistrats de notre canton se mettre à table. Leurs visages étaient radieux. Ils n’avaient évidemment pensé qu’à ça toute la semaine.

Que puis-je me dire encore pour atténuer le malaise que j’éprouve aujourd’hui en songeant à mon asservissement ? Les gens qui n’ont aucun plaisir à manger de bonnes choses et à boire du bon vin ne valent pas mieux que moi. Regardez-les : ils ne sont pas joyeux ; ils ont un mauvais estomac ; ils ont de sales têtes verdâtres.

Et puis, Vauvenargues a dit (à moins que ce ne soit Pascal) : « Les grandes pensées viennent du cœur. » Or, les êtres d’élite ont du cœur au ventre. Il est donc fort possible que les plus belles pensées viennent du ventre. Oui, j’ai enfin compris mon « cas ». J’ai raison de ne pas établir une hiérarchie dans mes jouissances. Elles sont toutes de la même nature. Elles sont toutes spirituelles. Je puis être profondément ému par un certain andante de Beethoven. Il y a dans la littérature française des vers dont la beauté n’a pas diminué pour moi depuis vingt ans. Et je connais l’ennoblissement passager que nous procure une indignation sincère. Mais, parfois, un vieux Sauternes ou des ris de veau aux petits pois m’ont aussi dilaté l’âme délicieusement. Toutes les minutes où l’on adore la Vie se valent. Mon ventre n’est pas un despote étranger, devenu le maître de mon âme. Sans doute, mon âme est un ballon captif attaché au moyen d’un câble incassable à mon ventre trop lourd. Mais mon ventre est un laboratoire où s’élabore, mystérieuse chimie, le principe léger qui permet à mon âme de s’élever à cinquante mètres au-dessus du sol. Quand j’ai bien mangé, je deviens généreux et mes pensées s’ennoblissent. Je deviens presque héroïque. Par contre, si, dix heures de suite, j’avais été privé de nourriture et qu’on vînt m’apprendre que les Russes ont fait douze mille prisonniers, je répondrais sincèrement : « Je m’en fous ! »

Puisque mon âme et mon ventre sont unis à la manière des frères siamois, je suis heureux de l’entente cordiale qui s’est faite entre elle et lui. Que ce soit le ventre qui commande à l’âme, je l’admets aussi ; car il est le personnage indispensable. Mais il a eu quelquefois le tort d’être déraisonnable comme un tsar. Il faut que son gouvernement soit un gouvernement constitutionnel. De temps en temps, il a violé ma Constitution ; et, chaque fois, j’ai été malade. - FIN

 

 

NOTES:

[1] On répond ce qu’on peut (N. d. A).

[2] Ce n’étaient peut-être pas les Antonins, mais ça n’a aucune importance (N. d. A.).

[4] Quel nom compliqué pour quelqu’un qui a des cors aux pieds (N. d. A.).

[5] Je ne parle pas de celui de la modiste (N. d. A.).

[6] Publié le 8 avril 1918 (N. d. A.).

[7] Car il y avait des kilomètres bien avant l’invention du système métrique (N. d. A.).

[8] À vrai dire, ce qui me manque, ce sont les fonds que nécessiterait l’installation de l’Agence (N. d. A.).

[9] Victor Hugo, dont les restes glorieux sont au Panthéon, a traité le même sujet. Je ne réclame pas, pour moi, les honneurs du Panthéon ; mais j’ai le droit de dire qu’on peut disserter sur le Mot de Cambronne, sans être un auteur de mauvaise compagnie (N. d. A).

Date de dernière mise à jour : 06/03/2016