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Les vacances de Riquet et de Madeleine - P. J. Stahl (1814 – 1886)
I
La petite Madeleine, à l’âge de six ans, étant de santé assez délicate et fragile, sa mère, qui habitait New-York, jugea prudent de l’envoyer passer quelque temps en Franconie, où l’air plus salubre, bien que l’on fût au début de la saison froide et neigeuse, lui semblait plus favorable que tout autre à sa croissance et au développement de ses forces. Son frère aîné William, jeune garçon studieux et déjà raisonnable, l’accompagnait chez leur tante, Mme Henry, dont le fils Frédéric, surnommé Riquet, un petit homme de neuf ans, avait la turbulence et l’étourderie de son âge.
Dans les premiers jours, Madeleine, par prudence, fut gardée à la maison, à cause de la neige qui tombait en abondance et du vent froid qui la poussait, en l’entassant sur les chemins. Mais, dès l’apparition du soleil, on la transportait, dans un fauteuil, sur la vaste terrasse de l’habitation, au meilleur endroit, celui qui recevait le plus de rayons, et elle demandait aussitôt le chien Franco qui s’entendait déjà très bien avec elle, et qui, sur un signe de la fillette, sautait bientôt sur ses genoux.
Franco était une bête sans race marquée, mais intelligente et fine, qui était presque un personnage dans la maison, et que tous, maîtres et serviteurs caressaient et gâtaient à l’envi. Le chien se laissait faire et semblait considérer qu’en le choyant, on ne faisait que son devoir.
Il y avait aussi, chez Mme Henry, un autre personnage important, un jeune garçon d’origine française, ingénieux et inventif, dévoué à ses maîtres, du nom de Delafainerie, que les enfants nommèrent bientôt et plus simplement Lafaine. Il était engagé en qualité de serviteur ; mais, d’une véritable vocation d’éducateur, en même temps que toujours prêt à rendre service, il prodiguait, avec autant de supériorité que d’originalité, à ses compagnons plus jeunes, ce que l’on appelle aujourd’hui des leçons de choses, en même temps que de bons conseils.
Les fermes et les cottages environnants, plus ou moins isolés, comptaient bon nombre d’enfants, garçons et filles, plus petits ou plus grands, appelés parfois chez Mme Henry, à l’occasion de quelque fête, et qui donnaient, ces jours-là, une grande animation à cette maison confortable et hospitalière, pour la plus grande satisfaction de Madeleine, de son frère William, de son cousin Riquet, et aussi de Lafaine qui y trouvait des occasions de se rendre utile, sans jamais se faire valoir.
Ce jour-là, William et Riquet étaient partis, de compagnie, dans le but de couper quelques branches, pour confectionner des harpons qui leur serviraient à saisir, au passage, une foule d’objets entraînés au courant de la petite rivière voisine, peut-être même quelques poissons surpris, le long du bord, pendant leur sommeil. Franco qui ne résistait pas à l’envie de gambader librement, les avait suivis, malgré les appels réitérés de Madeleine, à qui Riquet avait témérairement promis, pour la consoler, de lui rapporter un gros bouquet de perce-neige.
À peine s’étaient-ils éloignés, qu’elle entendit un bruit assez voisin, comme si quelqu’un fendait du bois. Elle se dirigea de ce côté, et aperçut bientôt Lafaine qu’elle appela. Celui-ci se retourna, et reconnaissant la fillette, lui souhaita affablement le bonjour. Celle-ci lui dit aussitôt qu’elle désirait beaucoup faire une promenade en traîneau.
– C’est facile, répondit Lafaine, mais désirez-vous aussi qu’il soit attelé avec un ours ? Vous n’avez qu’à parler.
Cela parut original à Madeleine qui accepta courageusement et, pour un instant, Lafaine disparut, mais revint bientôt, marchant à quatre pattes, en grognant, sous une peau d’ours dont il s’était affublé. Il s’en débarrassa vivement, en riant de l’effroi momentané de Madeleine et en disant qu’il allait se mettre immédiatement à la confection du traîneau. Ce qui ne fut pas long. Un simple plateau hors d’usage employé jadis pour servir le thé, une courroie que Lafaine attacha solidement à l’anse, ce fut tout ; et le garçon ayant endossé de nouveau sa peau d’ours se remit à quatre pattes et traîna Madeleine, un bon bout de chemin, ce qui l’enchantait.
Pour sa récompense, Lafaine lui demanda de lui conter une histoire. C’était sans doute pour avoir l’occasion d’en raconter d’autres lui-même, car il aimait cela, surtout à en inventer, ou à les broder, comme il disait, pour les rendre plus intéressantes.
Pendant ce temps-là William et Riquet toujours préoccupés de leurs harpons, se mettaient en quête des branches nécessaires, tandis que Franco, le museau sur la neige, allait de droite et de gauche, lorsque tout à coup il disparut. Les deux cousins n’y prirent point garde, tout d’abord ; mais, à la longue, ils commencèrent à s’inquiéter, et Riquet se mit à sa recherche, en l’appelant fréquemment :
– Allons, Franco ! Ici Franco !
Mais Franco restait muet et invisible, lorsque enfin Riquet l’aperçut dans un creux, au pied d’un tronc d’arbre, et ce ne fut pas sans mille peines qu’il le décida à le suivre, il faut le dire, en le prenant dans ses bras. Porter un chien, fût-il de poids ordinaire, de cette façon, et en même temps tirer un traîneau assez chargé de branches à harpons, n’est point chose très commode, et Franco, profitant de l’embarras de Riquet, s’échappa de ses bras et après avoir suivi son maître sagement pendant un instant, se mit à fuir à toutes pattes, en jetant des aboiements répétés :
– Franco est enragé, pensa Riquet qui, effrayé à cette idée, revint sur ses pas pour retrouver William.
Dès qu’il l’eut rejoint, Riquet lui exposa ses idées au sujet de Franco, mais sans succès.
– À quoi as-tu reconnu que Franco est enragé ? demanda William.
– Ça, je ne sais pas, répondit Riquet.
– Eh bien, si tu ne sais pas, laisse Franco tranquille et rentrons.
Franco n’était pas de retour, et comme il était assez tard, Madeleine était déjà couchée.
Riquet en fut extrêmement contrarié, car il eût voulu être le premier à lui annoncer la disparition de son favori et la cause à laquelle il l’attribuait. L’enfant aimait à raconter les aventures dramatiques, et cela le chagrinait d’être obligé d’attendre jusqu’au lendemain.
Et puis, il y avait aussi l’histoire des perce-neige, promise et si bien oubliée ! C’était évidemment un très mauvais cas, et il était difficile de s’en tirer sans le concours de quelqu’un de plus raisonnable, William par exemple ; mais le si calme et si laborieux William n’était pas facile à approcher, quand il était au travail, sans accomplir certaines formalités préalables. Riquet était aussi patient que brave, et, après une assez longue attente, il s’adressa de nouveau à son cousin.
– William, j’ai pensé à une chose très faisable, je crois, au sujet de Franco, lui dit-il, ce serait d’acheter un autre chien pour le remplacer. Comme cela, Madeleine n’aurait plus rien à dire. Ne le crois-tu pas ?
– Je n’entends quoi que ce soit aux chiens, dit William, et à ta place, je consulterais Lafaine. Il est plus adroit, à lui tout seul, que nous tous ensemble, et tu t’en trouveras bien.
Aussitôt fait ; et Riquet s’en alla mettre le jeune domestique au courant de la disparition de Franco, et lui fit part de ses craintes au sujet de l’animal qu’il croyait enragé.
– Enragé, dit Lafaine, quelle folie ! Franco aura senti un renard et voilà tout. Qu’y aurait-il d’étonnant à cela ? Soyez tranquille, je le retrouverai. Avec mes raquettes à neige, j’aurai vite gagné l’endroit où il vous a faussé compagnie.
Lafaine reparut bientôt avec ses raquettes, et Riquet n’eût pas mieux demandé que de l’accompagner, mais c’était l’heure de l’étude, et il fut obligé de se contenter de le suivre des yeux, sur la neige, jusqu’à ce qu’il eût disparu.
Quand il revint, sur le tard, sans le chien, ce fut une déception. Non seulement Lafaine avait perdu sa peine, mais il n’avait pu obtenir, sur la bête perdue, le moindre renseignement. Il fallut donc songer de nouveau au projet d’achat, et bien que Madeleine fût très désolée, à la perspective de ne point revoir Franco, qu’un autre chien ne remplacerait pas dans son affection, l’idée d’un voyage d’exploration en traîneau, suggérée par Lafaine, ne fut pas sans atténuer son chagrin.
Le soir, comme c’est la coutume des parents américains, Mme Henry monta près de Riquet et de Madeleine et remplaça la lecture habituelle par une petite leçon de morale, à la portée de leur jeune intelligence. Madeleine, toujours désolée, s’endormit, une larme au bord des paupières, en pensant à Franco.
Quant à Riquet, il comprit la faute qu’il avait commise en emmenant le chien, malgré la résistance de Madeleine, et quand sa mère l’embrassa, en lui souhaitant le bonsoir, il avait aussi des larmes dans les yeux.
II
Lorsque Lafaine avait promis quelque chose aux enfants, il tenait sa promesse et son esprit inventif n’était jamais en peine, cela, toutefois, avec l’assentiment de Mme Henry que son adresse et son dévouement rassuraient.
Il se mit aussitôt à l’agencement d’une sorte de traîneau qui ne ressemblait à rien, mais qu’il aménagea, de la façon la plus adroite avec une foule d’accessoires propres à lutter contre le froid : bottes de pailles étendues sur une claie, peaux de buffles chaudes et lourdes, etc., de sorte que sa machine de transport avait un aspect des plus confortables. Lafaine y ajouta la peau d’ours, qui devait servir de siège à Madeleine et déclara que tout était prêt pour le voyage. On ne sait pourquoi il donna à sa construction le nom de « palanquin ». M Henry vint faire ses adieux à la petite caravane, et, le cheval attelé, une large couverture tendue sur des piquets, au-dessus du palanquin, afin de servir d’abri, en cas de besoin, on se mit en route.
Deux chemins se présentaient conduisant à une ferme où Lafaine désirait prendre langue. L’un était couvert de neige encore résistante ; dans l’autre, plus exposé au soleil, elle avait fondu, en creusant nombre de fondrières impraticables. C’est le long du premier que Lafaine s’engagea.
Comme il y faisait assez frais, Madeleine se couvrit, jusque par-dessus la tête, avec la peau d’ours, tout en priant Riquet de lui faire la description exacte et minutieuse des choses qu’il verrait, ce à quoi il se prêta fort adroitement, de sorte que la fillette, sans rien voir, savait ce qui se passait, sur la route et dans les alentours.
Ainsi se déroulaient sous les yeux de Madeleine, – ce qui est une manière de dire, puisqu’elle n’y voyait que par les paroles de Riquet, – un moulin, l’école de l’endroit, un étang gelé sur lequel des bœufs traînaient, en la faisant glisser, une lourde bille de bois, etc. Cette fois, la petite fille n’y put résister ; elle se débarrassa de la peau d’ours et écarquilla les yeux pour voir tout ce qu’elle entendait.
Arrivé à la ferme, Lafaine entra dans la grande cour où un jeune homme s’occupait à atteler une couple de bœufs. À la vue des arrivants, il se mit à rire et interpella Lafaine :
– Eh bien ! que nous amenez-vous donc là ?
– C’est notre palanquin, répondit Lafaine, et nous venons voir si vous n’auriez point un chien à nous vendre car nous avons perdu Franco qui, pour l’instant, vagabonde on ne sait où.
Madeleine entendant, du côté de l’étable, des bêlements de moutons, en oublia Franco et son remplaçant probable, et, avec la versatilité de son jeune âge, déclara qu’elle préférait de beaucoup deux petits agneaux, en dépit des efforts d’éloquence de Riquet pour lui démontrer que Tom, le chien du fermier, était tout le portrait de Franco.
Nonobstant, le prix de l’achat réglé par Lafaine, on se saisit de Tom, qui fut installé non sans peine et sans résistance dans le palanquin ; à la fin, il dut se résigner, car Lafaine réussit à l’introduire dans un panier, bientôt recouvert d’une toile serrée, et l’on tourna bride pour regagner la maison de Mme Henry.
En chemin, les voyageurs rencontrèrent un jeune garçon occupé à remplir des bouteilles, à l’aide de conduits enfoncés dans l’arbre à sucre (érable) assez commun en Franconie, la sève qui s’écoulait non sans quelque abondance et qui, soumise ensuite à la cuisson, expliqua Lafaine, fournissait une certaine quantité de matière sucrante. Ils se proposèrent de tenter l’expérience, en prenant les conseils de Lafaine. Pour le moment, après avoir visité les arbres dont la sève s’échappait par les entailles creusées, ils remontèrent dans le palanquin, et, au prochain tournant, ils aperçurent la maison d’école. Les enfants, filles et garçons, jouaient dans la cour et interrompirent leurs jeux pour voir passer le singulier attelage.
Lafaine fit arrêter le cheval, pour leur permettre de le contempler à l’aise, tandis que plusieurs de leurs camarades demeuraient près d’un trou fait dans le mur de la cour et semblaient y observer quelque chose avec attention. Un jeune écolier s’en approchait, une pierre à la main, dans une intention méchante, tandis qu’un autre, plus rusé ou plus charitable, se mettait à genoux et offrait du pain, sans doute à quelque animal qu’il voulait faire sortir.
– Ici, Pompée, disait-il, d’un ton engageant, viens pauvre Pompée !
– C’est sans doute un chien qui s’appelle ainsi, dit judicieusement Riquet.
Et aussitôt apparut, à l’ouverture du trou, une tête de chien, blanche avec des oreilles de couleur fauve.
– Je crois que c’est Franco, dit Riquet qui descendit du palanquin et se mit à l’appeler en courant vers l’école. Et c’était bien Franco qui s’élança hors du trou et se mit à gambader autour du jeune garçon, avec une joie folle, sauta dans le palanquin et se blottit contre Madeleine.
Riquet apprit des écoliers qu’en arrivant le matin, à l’école ils avaient trouvé le chien couché sur les marches du perron et que, effrayé par leurs cris, il s’était réfugié dans le trou où Mary Bell, une de leurs camarades, lui avait porté à manger. À la fin de la classe elle était revenue, pour voir ce qui s’était passé, et constata avec plaisir que l’intrus n’avait rien laissé de la pitance.
Alors, Lafaine, heureux d’avoir retrouvé Franco, proposa une promenade générale en palanquin, et Mary Bell fut chargée de demander l’autorisation à la maîtresse qui l’accorda. Elle ne savait rien refuser à la charmante Mary Bell, et ce fut une allégresse générale que cette promenade, sous la direction de Lafaine, mêlée d’éclats de rire et de clameurs joyeuses. Le retour, comme le départ, s’effectua dans les meilleures conditions, et avant de s’éloigner de Mary Bell, Madeleine l’embrassa avec effusion, en la remerciant de sa bonté pour Franco qu’elle avait empêché de mourir de faim ; et elles se quittèrent les meilleures amies du monde.
Mme Henry ne s’opposa pas à ce qu’il y eût désormais deux chiens dans la maison.
III
Malgré la saison assez avancée déjà, la neige tombait de plus belle ; mais l’ingénieux Lafaine savait varier les jeux et les plaisirs. On allait en traîneau sur la neige durcie ; on glissait le long de la rivière gelée, et les roses couleurs de la santé se répandaient sur les joues de Madeleine ; on se querellait au sujet de la neige qui fondait sur les vitres des fenêtres. Madeleine soutenait que si la neige fondait, c’est que les vitres étaient chaudes ; d’ailleurs, sa tante le lui avait affirmé, et Mme Henry était plus savante que Riquet, je suppose ! On résolut de consulter le studieux William, et finalement de s’en rapporter à Lafaine qui, d’un air tout à fait comique, se fourra la main droite dans une mitaine, en l’étendant vers la fenêtre, pour faire croire qu’il avait peur de se brûler en touchant les vitres, et cela d’une façon si désopilante que tous éclataient de rire, en le croyant réellement effrayé.
Cette tourmente de neige dura plusieurs jours, pendant lesquels il fallut songer aux projets d’avenir, et il fut résolu qu’aux premiers beaux temps, on s’occuperait des arbres à sucre et de la fabrication de la précieuse denrée. Enfoncées les cannes des pays chauds et les betteraves des régions tempérées ! Cependant la neige n’était pas près de fondre, et la glace tiendrait longtemps encore. Mais les préparatifs seraient longs, et il était temps de s’y mettre. Le jour vint enfin, et, la veille de l’expédition et de l’expérience, Lafaine avait fait des entailles dans les troncs d’arbres, au nombre de six.
Les deux chiens étaient de la partie et devaient être attelés à un traîneau chargé de tous les ustensiles nécessaires à la fabrication. Riquet et Madeleine étaient aux anges. Il s’agissait d’abord de trouver une bonne place pour allumer du feu, ce qui ne fut pas difficile, car, l’endroit où ils se trouvaient étant exposé au soleil levant, la neige avait à peu près fondu.
Le feu fut bientôt allumé et la sève amenée, et ma foi ! conformément aux instructions de Lafaine et de William faites avant le départ, ils s’y prirent adroitement ; Riquet disposa la chaudière qui devait recevoir la sève, et Madeleine, en apparence très affairée, se contentait de le regarder faire. Les arbres à sucre étant assez éloignés, il fallut un bon moment pour les atteindre, et pour revenir ; mais les bouteilles, installées la veille, par Lafaine, pour recueillir la sève, étaient presque pleines. Ils les vidèrent toutes dans le seau de fer-blanc apporté pour cet usage et qui, placé sur le traîneau, fut halé par les chiens Franco et Tom jusqu’au foyer et aussitôt versé dans la chaudière.
Madeleine, impatiente, y goûta presque aussitôt ; Riquet fit de même, et ce fut bientôt un voyage ininterrompu des cuillers au récipient. La fillette déclara que ce n’était pas sucré du tout, et Riquet pas beaucoup, mais il jugea qu’il fallait attendre la fin de la cuisson, pour trouver la douce saveur du sucre. Ils allèrent chercher, non loin de là, du bois pour entretenir le feu, et bientôt, l’eau contenue dans la sève se fut toute évaporée, et il ne resta plus, dans la chaudière, qu’une sorte de sirop qu’ils ne cessèrent plus de goûter, tant et si bien qu’il n’y eut presque plus rien dans le fond.
Que faire ? Remettre au lendemain la fabrication de la véritable provision de sucre ? C’est ce qui fut décidé. Ils mangèrent, sur leur pain, tout ce qui restait de sirop, et en compagnie des deux chiens, après avoir serré leurs ustensiles dans la caisse du traîneau, ils regagnèrent l’habitation.
IV
La neige était encore sur la terre, mais diminuait d’épaisseur, et l’approche d’une saison plus clémente se faisait sentir. Un jeune voisin, du nom d’Arthur, ainsi que quelques camarades, jugèrent que le moment était venu d’aller bivouaquer dans les bois, à la façon des soldats en campagne. On choisit un samedi pour cette excursion, parce qu’on avait besoin de Lafaine auquel Mme Henry accordait une demi-journée de liberté par semaine, le samedi précisément.
Les jeunes garçons du voisinage, toujours enchantés de l’avoir pour camarade, le nommèrent chef de la partie projetée, et Lafaine était sûr de leur obéissance. Dans le cas présent, ils feraient tous ce qu’il voudrait et se conformeraient aux instructions qu’il lui plairait de donner. C’était leur habitude et, pour ainsi dire, chose convenue d’avance. Aussi, cela marchait pour le mieux, quand Lafaine se mêlait de quelque chose. Un seul, dans la bande, ou plutôt dans la colonne expéditionnaire, se montrait d’une indépendance intolérable et très insubordonné, malgré les efforts de Lafaine pour avoir raison de son méchant caractère. Il s’appelait Parker.
L’affaire fut organisée très sérieusement comme s’il s’agissait d’une reconnaissance en présence de l’ennemi.
Chacun devait apporter sa nourriture enveloppée dans un morceau de papier sur lequel il écrirait son nom ; et le tout serait confié à la surveillance d’un quartier-maître nommé à cet effet. Il fallait aussi des drapeaux, et une foule d’autres choses accessoires, d’après des instructions fournies par le commandant dans une réunion préparatoire, qui devait précéder de peu le départ. Tous les garçons furent exacts au rendez-vous, Parker fut nommé chef de l’arrière-garde, et un garçon solide du nom de Wolf, choisi pour diriger le train des équipages, c’est-à-dire d’un certain nombre de traîneaux très chargés, et qu’il ne fallait pas laisser tomber entre les mains de l’ennemi. Parker avait pour mission spéciale de les protéger, et de veiller, en même temps, à quelques peaux de buffles réquisitionnées par Lafaine, en cas de froid.
Avant de se mettre en route, Lafaine tira de sa poche un petit cor de chasse en cuivre !
– Voici mon clairon, dit-il : une seule note commandera la halte ; deux notes la reprise de l’étape ; un seul son très prolongé le signal du rassemblement autour du chef de l’expédition ; aussitôt entendues beaucoup de notes précipitées, cela signifiera qu’il est urgent de battre en retraite, et de prendre ses jambes à son cou. Est-ce compris ?
Tous répondirent affirmativement. Alors, Lafaine porta le clairon à ses lèvres et donna l’ordre du départ.
D’une fenêtre de la maison, Madeleine regardait s’ébranler la petite troupe et elle la suivit des yeux par le chemin des pâturages, jusqu’à ce que le dernier soldat de l’arrière-garde eût disparu.
Arrivés à une clairière, Lafaine établit le bivouac dans d’excellentes conditions, envoya des hommes ramasser du bois mort, ce qui n’était pas très commode, car ce bois se dissimulait sous la neige, mais tous s’y mirent avec courage, sauf Parker toutefois, qui s’en alla s’asseoir sur un rocher voisin, en compagnie d’un soldat du nom de Thomas, plus jeune que lui, mais d’un aussi mauvais caractère et par conséquent tout prêt à subir son ascendant et à l’imiter.
Wolf vint aussitôt rendre compte à Lafaine de l’attitude coupable de Parker, en réclamant un exemple, ne fût-ce que pour maintenir le bon ordre. Lafaine s’y refusa pour l’instant, et fit semblant de n’être instruit de rien ; mais cette indifférence apparente ne fit qu’exciter davantage le révolté qui s’approcha du feu, en poussant le traîneau chargé des peaux de buffle qu’il disposa à sa guise et enfin s’assit dessus, d’un air tout à fait provocateur.
Des ordres précis de Wolf ne servirent à rien. Parker fit celui qui ne voulait rien entendre et conservait le même air insultant et dédaigneux, si bien que Lafaine, commençant à prendre de la colère, proposa de s’emparer de Parker et de l’attacher à un arbre, jusqu’à l’heure du départ. Wolf fit remarquer que sans nul doute Thomas irait le détacher et que cela ne servirait qu’à compliquer les choses.
Toujours assis sur les peaux de buffle, Parker, malgré son air arrogant, n’était pas sans quelque inquiétude sur les suites de sa mauvaise action et observait de près les colloques et les gestes des camarades dont il était en train de se faire des ennemis. Nous devons même dire qu’il n’eût pas mieux demandé que de faire amende honorable ; mais le mauvais démon se rapprocha de lui, sous la forme de Thomas et coupa court à ses bonnes intentions :
– Tiens, dit-il, les voilà qui viennent pour te prendre les peaux.
– Eh bien, qu’ils essaient seulement ! s’écria Parker, très vexé de voir que Lafaine et les autres garçons ne tenaient aucun compte de lui. C’était plus que n’en pouvait supporter son amour-propre, et cependant, il comprenait tout le ridicule du mauvais cas où il s’était mis, sans cause et sans prétexte.
Cette indifférence, préconisée par Lafaine, était bien ce qu’il y avait de plus propre à faire réfléchir Parker, et, sans avoir l’air de rien, il quitta sa place, en abandonnant les peaux de buffle. Pour comble de dépit, pas un des camarades ne les voulut utiliser, assurant qu’ils avaient recueilli assez de branchettes, afin de se faire des sièges moelleux, et que Parker pouvait reprendre sa place, si cela lui plaisait. Quelle humiliation pour ce caractère hautain et orgueilleux !
Il vit que Lafaine se disposait à procéder, en chef soucieux du bien-être de ses hommes, à la distribution des vivres et donnait l’ordre à Wolf de faire la part du turbulent insoumis, trop présomptueux pour revenir loyalement sur ses sottises, mais qui s’éloigna, d’un air dégagé, et revint, après un détour, reprendre sa place parmi ses compagnons, qui l’accueillirent comme si rien ne se fut passé d’extraordinaire. Une fois encore, Lafaine avait donc adroitement manœuvré.
L’oubli de cette fâcheuse aventure se fit assez promptement. La rancune prolongée ne s’allie pas souvent à la franchise de caractère ; et quand l’heure fut venue de lever le bivouac et de regagner le village, le clairon de Lafaine fit entendre une seule note prolongée, ce qui voulait dire : allons-nous-en ! Toute la petite troupe fut bientôt rassemblée et se remit en marche dans le même ordre qu’au départ. Il ne fut pas même question de l’incident Parker. Mais, le sort se charge quelquefois de la punition des coupables, et, le soir même, Parker, encore par sa faute, fut victime d’un accident singulier.
Par ordre du commandant, la petite troupe avait repris, pour rentrer, un autre chemin que celui de la matinée et qui les mena jusqu’à un ruisseau large et profond et de bords assez escarpés. Lafaine avait espéré le franchir sur la glace, mais la température plus douce de la journée l’avait singulièrement amincie, et il déclara qu’il serait téméraire de tenter le passage, et nécessaire, surtout prudent, de faire un pont.
Ce ne fut pas l’avis de Parker qui, avec son arrogance ordinaire, déclara que cette idée de pont était absurde, et qu’il fallait être poltron pour ne point oser traverser le ruisseau sur cette glace.
Lafaine ne se laissa point troubler par ces forfanteries et, à l’aide de sa hache qu’il n’oubliait jamais, il attaqua, par la base, d’assez gros arbrisseaux, de manière à les abattre en travers du ruisseau, et la petite troupe, avec armes et bagages, passa sans danger.
Parker, demeuré le dernier, descendit aussitôt sur la glace, en sifflotant, de l’air le plus tranquille du monde et, une fois engagé, se mit à danser, sur la couche d’eau gelée, lorsque, patatras ! tout s’effondre et Parker disparaît, de l’eau froide jusqu’aux épaules et appelant au secours !
« Tirons-le de là, camarades ; allongez les bras, et vivement ! et saisissez-moi solidement ! »
C’était Lafaine qui s’exprimait ainsi et agissait, en même temps, se couchant la face contre terre sur le talus qui bordait le ruisseau, il étendit les bras en avant sur la neige pour que les enfants puissent le saisir. Cela fait il se traîna à reculons jusqu’à ce que ses jambes touchassent l’eau, dans la crevasse produite par la chute de Parker qui reparut bientôt, toussant, crachant et serrant fortement une des jambes de Lafaine que les enfants halèrent sur la berge, avec l’imprudent Parker, confus et déconfit.
Saisi par le froid, Parker, aussitôt en possession du plancher des vaches, s’élança comme une flèche, prit le premier chemin qui conduisait au village et ne cessa de courir qu’arrivé au domicile de ses parents.
Cette aventure ne fut pas sans accroître le bon renom de Lafaine, en même temps qu’elle exerçait, sur l’esprit de Parker, une influence salutaire. En effet, exclu, pendant quelques semaines, à cause de sa sotte algarade, de toutes les parties du samedi imaginées et organisées par Lafaine, il joua l’indifférence, au début, mais il finit par se lasser de cet ostracisme, et l’on pardonna à son sincère repentir, tout en le tenant encore à l’écart.
V
Après cette inoubliable expédition, une foule de distractions occupèrent les jeunes hôtes et les enfants de Mme Henry. Un des grands plaisirs de Riquet était la pêche à la ligne. Mais, toujours distrait et peu soigneux, il avait fini par égarer ses hameçons, de sorte qu’il avait la grande humiliation d’enfiler les appâts avec une épingle, et qu’il rentrait le plus souvent bredouille. Pour se rehausser à ses propres yeux, il disait qu’il n’y avait plus de poisson dans la rivière. Alors, il passait à d’autres exercices, et un jour il rappela à Lafaine la promesse qu’il lui avait faite d’un cheval de bois.
Lafaine ne dit pas non et s’engagea à se mettre à l’ouvrage au plus tôt, d’autant mieux qu’il savait, quelque part, dans le cellier, une énorme bûche qui ressemblait à peu près à un corps de cheval, et qu’il suffirait de lui mettre des jambes pour en faire un coursier modèle. Lafaine ajouta même qu’on ne pourrait le qualifier du nom de quadrupède, parce qu’il avait l’intention de lui faire plus de quatre jambes. Alors, pour le baptiser, il était bon de consulter William qui était un savant.
Celui-ci, mis au courant par Madeleine, donna promptement son avis et écrivit, sur un bout de papier : si le cheval a six jambes, appelez-le Hexapode ; plus de six, Polypode.
– C’est cela, dit Madeleine, je savais bien qu’il y avait du Paul là-dedans.
Le cheval de bois fut bientôt construit à la grande satisfaction de Riquet et de Madeleine qui l’enfourchèrent, en chantant, à tue-tête, un couplet composé par le fabricant, pour la circonstance, et en l’honneur d’un cheval à huit jambes, toutes d’inégale longueur, ce qui ne fut pas sans imprimer à la bête apocalyptique, quelques soubresauts assez inquiétants, surtout quand les deux cavaliers essayaient un temps de galop :
En bas, puis en haut,
Au pas, au galop.
Nous passons monts et vaux,
Nous gagnons de vitesse...
Il allait survenir bientôt quelque chose de plus grave, dont on lira la relation dans les pages suivantes.
VI
Lafaine avait promis à Riquet et à Madeleine de leur raconter l’histoire de son enfance à Paris. Mais, pour leur faire mieux comprendre les événements, il tenait, en quelque sorte, à leur mettre Paris sous les yeux, et cela à l’aide d’un plan où étaient représentés les principaux monuments, édifices, places, etc. de la grande capitale de la France. Ce plan était fixé par de petits clous au lambris de sa chambre que les enfants ne connaissaient pas encore, et qui éveillait vivement leur curiosité. Enfin, la visite était fixée à un jour prochain, ou plutôt un soir, car il ne fallait pas que la besogne quotidienne en souffrît, lorsque survint l’événement qui dérangea toutes les combinaisons.
Une grande ourse noire, qui avait des petits et était en quête de pâture, pour satisfaire leur appétit, descendit des montagnes où elle avait sa tanière et se rapprocha des habitations, désireuse de quelque proie. Elle fut assez hardie pour pénétrer dans une prairie où paissaient de nombreux moutons, saisir un agneau dans ses fortes mâchoires et détaler avec sa victime. Mais, la maman brebis se mit à bêler lamentablement, de toutes ses forces, et grâce à ces bêlements effrayés bientôt multipliés par ceux du troupeau entier, l’éveil fut donné au fermier qui réunit tout son monde ; une battue fut immédiatement décidée, avec le concours des voisins bientôt armés, qui de fusils, qui de faux emmanchées solidement, qui de haches, etc. Ils montraient tous une grande irritation contre la bête féroce, et cela se comprend, car ils se sentaient tous exposés au même danger et aux mêmes rapts qui évidemment ne se borneraient pas là. Les bêtes carnassières, une fois mises en goût, sont comme tous les gourmands : elles ont le désir invincible de retourner au plat.
Un messager désigné pour porter la nouvelle un peu partout, avec toute la célérité désirable, s’arrêta à la maison de Mme Henry et demanda à voir Lafaine, dont l’esprit judicieux, le courage et l’adresse étaient réputés loin à la ronde, et le brave garçon promit son concours. Il s’arma immédiatement d’une hache dont il usait à l’occasion, d’une trempe choisie, aiguisée avec soin, et s’éloigna aussitôt, pour gagner le lieu du rendez-vous commun. Le soir des chasseurs ramenèrent, chez Mme Henry, le jeune domestique sérieusement blessé. L’ourse n’y était pour rien, au contraire ; c’est elle qui avait été victime du courage de Lafaine. Traquée, poursuivie, serrée de près, fuyant devant le nombre de ses ennemis, elle passa à l’endroit même où s’était embusqué le brave garçon qui lui asséna un grand coup sur la tête et lui ouvrit le crâne d’où s’échappa un flot de sang. Il faut dire aussi qu’elle avait été deux fois blessée et que son désir de fuir au plus vite avait rendu la besogne plus facile ; et quand il la vit assommée sur l’herbe, Lafaine s’en approcha sans peur, et lui trancha la tête.
C’était un coup de maître, et ce fut à qui féliciterait Lafaine de son courage et de la vigueur étonnante dont il avait fait preuve. On étendit le cadavre de l’ourse sur une civière, pour le transporter au village, et quelques-uns insistèrent pour que Lafaine y montât aussi, afin de le porter en triomphe. Pas moyen de se dérober, et il s’assit sur le corps de l’ourse. Mais voilà qu’arrivés à un petit pont trop fragile pour supporter le double poids de l’ourse morte et de Lafaine, aussi le poids des hommes qui les escortaient, le pont céda ; tous, porteurs et portés, tombèrent à l’eau, et le pauvre Lafaine qui était le plus haut perché, tomba si malheureusement qu’un des brancards de la civière lui fit à la jambe droite une assez grave blessure.
Une fois à la maison, il fallut le conduire à sa chambre, où il fut installé avec de grandes précautions, car il souffrait beaucoup et se trouva bientôt en proie à une fièvre violente.
Pendant deux ou trois jours, le héros fut condamné à la solitude ; enfin, Riquet et Madeleine purent le voir, très affligés, comme bien on pense, mais restant très peu de temps près de lui, pour ne point le fatiguer et pour le laisser jouir, au contraire, d’un calme salutaire.
Enfin, à quelques jours de là, comme ils se présentaient à la porte de sa chambre, Lafaine leur fit signe d’entrer, d’un air si satisfait qu’ils virent bien qu’il allait beaucoup mieux. Cependant, en essayant de se soulever et de s’asseoir sur son lit, il lui en fallut rabattre et reconnaître qu’il n’était pas aussi fort qu’il le supposait.
Le moment lui sembla néanmoins assez favorable pour qu’il pût tenir sa promesse et parler de Paris aux enfants curieux.
À l’aide de l’image collée sur la muraille, il leur fit voir tout, la Seine qui traversait la grande ville, du levant au couchant, Notre-Dame, la belle cathédrale, au milieu de la Cité glorieuse, les églises, les palais, l’Arc de Triomphe, et jusqu’à l’obélisque de la Concorde, entre la Madeleine d’un côté et le Palais-Bourbon de l’autre ; le Louvre, le Jardin des Tuileries et le Luxembourg, sans oublier les vastes hôpitaux habités par tant de malades :
– Je n’aimerais pas beaucoup voir cela, dit sérieusement Madeleine. Je préfère ces multitudes de ponts où il doit passer tant de monde.
La Morgue, également, ne parut pas la séduire, et elle demanda à Lafaine de leur parler d’autre chose.
– Tenez, poursuivit-il, vous voyez là, non loin des Tuileries, la colonne Vendôme avec, tout en haut, la statue de Napoléon. Elle est toute en bronze et faite de cinq cents canons fondus pris à l’ennemi pendant ses guerres. Mais je dois m’arrêter là, pour le moment, dit-il, car je me sens fatigué, et pour mieux dire, je n’en puis plus. Demain, nous nous y remettrons, si cela vous plaît, et nous passerons aux aventures, pas toujours gaies, qui me sont arrivées depuis.
Le lendemain matin, Madeleine et Riquet se rendirent auprès de Lafaine qu’ils trouvèrent mieux portant, et occupé à découper des gravures dans des journaux.
Il quitta son travail et commença le récit promis la veille.
« Mon père, dit-il, était fabricant de boîtes à musique de Genève, ville réputée dans ce genre d’industrie.
– Est-ce lui, demanda Madeleine, qui a fait celle que vous possédez ?
– Oui, répondit Lafaine, et c’est la dernière qu’il fabriqua. C’est pour cela que j’y tiens comme à la prunelle de mes yeux.
Alors, il raconta que, pendant quelque temps, les affaires avaient bien marché ; mais le progrès étant survenu amena, comme toujours, la fortune des uns et la ruine des autres. Les fabricants de boîtes à musique à l’ancienne manière, se trouvèrent bientôt sans ouvrage. Le sort voulut que sa mère mourût dans cette heure de crise si grave ; et le père, désespéré, quitta Genève après avoir vendu tout ce qu’il possédait, et décida de partir pour l’Amérique.
– Avant de partir, poursuivit Lafaine, mon père se montra très embarrassé, au sujet de sa petite fortune réalisée en monnaie d’or. Où la mettre, pour qu’elle fût en sûreté ? Dans les bagages ? cela l’inquiétait un peu, et son désir eût été de la garder sur lui ; mais il reconnut bientôt l’imprudence d’un tel projet et songea à une grosse toupie creuse que je possédais, et où personne n’aurait l’idée d’aller chercher le précieux trésor ; mais il préféra le dissimuler dans les poids pleins de grains de plomb d’une vieille horloge fabriquée par mon aïeul, horloger à Genève. Il vida ces poids et remplaça le plomb par son or. Au Havre, d’où nous devions partir, personne ne pouvait soupçonner la supercherie, et l’horloge, placée au fond d’une malle, au milieu des effets fut reléguée dans l’entrepont, au milieu des colis portatifs des autres passagers cosmopolites allant comme nous, pour la plupart, chercher fortune dans le Nouveau-Monde. Bientôt nous gagnâmes le large, lorsque, au bout de quelques jours, nous aperçûmes un énorme bloc de glace qui flottait et dépassait, de beaucoup, la niveau de la mer. Pour vous donner une idée de ses dimensions, vous saurez qu’au dire des officiers, un dixième seulement de ces glaçons flottants émergent, et que les neuf autres dixièmes restent plongés sous l’eau.
– Est-ce possible ? interrogea Riquet émerveillé.
– Si vous mettez ainsi en doute ce que je vous raconte, reprit Lafaine, mieux vaut ne pas continuer, car il me reste à vous dire des choses beaucoup plus extraordinaires encore. Sachez donc qu’une horrible tempête s’éleva bientôt et souffla en ouragan, pendant trois jours et trois nuits. Ce ne fut pas sans de grandes difficultés que l’équipage put faire descendre les passagers qui avaient osé rester sur le pont, puis fermer les écoutilles et emprisonner ainsi pour leur salut, les voyageurs téméraires.
« Cela ne nous empêcha pas de faire naufrage, comme vous allez voir, sur les côtes de la Nouvelle-Écosse, où le paquebot s’échoua, au milieu d’un tumulte sans pareil de gens affolés par la peur, et dont un grand nombre, trop effrayés pour entendre raison, se jetèrent à la mer. Dans ces sortes de catastrophes, c’est toujours la panique irraisonnée qui entrave le salut. Mon père, qui ne perdait point la tête, au milieu du tumulte inexprimable, ouvrit sa malle, prit les deux poids de la vieille horloge, m’en donna un et garda l’autre ; et lorsque, grâce à l’habileté du capitaine et au concours empressé de gens accourus sur le rivage, le sauvetage fut assuré, nous pûmes aborder. Notre premier soin, à mon père et à moi, fut de creuser un trou profond où nous enterrâmes les deux poids que nous recouvrîmes de sable, après avoir pris soigneusement des points de repère qui devaient nous permettre de les retrouver facilement. Et nous rejoignîmes nos compagnons, au moment même où le capitaine abordait le rivage, le dernier. Quelques jours plus tard, un bateau vint nous prendre pour nous conduire à Québec, nous et nos bagages sauvés, sans oublier les deux poids qui contenaient les économies.
– C’est égal, dit Riquet, vous avez dû avoir joliment peur, pendant votre naufrage.
– Non, répondit Lafaine, car je n’ai jamais fait naufrage.
– Alors tout ce que vous venez de nous raconter.
– Broderie ! dit tranquillement le narrateur.
– Le banc de glace, la tempête, le trésor ?...
– Broderie sur broderie ! Sachez que mon père n’avait pas d’horloge, qu’il mit son or dans un sac, ce sac dans sa caisse, et sa caisse à fond de cale. Voilà toute la vérité !
Les deux cousins n’en revenaient pas et se récrièrent, indignés.
– Dame ! conclut le facétieux Lafaine, il me souvient qu’un jour, parlant, au sujet d’histoires, de la broderie et de la réalité, Mlle Madeleine se prononça nettement pour la broderie, vous également, et je vous ai servis à souhait, je suppose.
Assez honteux d’avoir été ainsi joués, Riquet et Madeleine en voulurent à Lafaine, pendant quelques jours, mais cela n’eut pas de durée. Riquet finit par en rire, et Madeleine déclara franchement qu’elle préférait les histoires brodées aux autres, de sorte qu’à l’occasion Lafaine était autorisé à broder, tant qu’il pourrait et tant qu’il voudrait.
VII
Il arriva que deux mois environ après la blessure de Lafaine, Madeleine, dont nous avons dit la santé délicate, tomba malade, malheureusement pendant une absence de sa tante, qui accompagnait parfois M. Henry dans ses tournées d’affaires.
Elle se sentit subitement prise, pendant la nuit, d’un violent mal de gorge ; aussitôt Lafaine monta à cheval et partit au galop, pour aller chercher le médecin qui demeurait assez loin. En arrivant, celui-ci trouva l’enfant mal et l’observa pendant quelques heures, puis il rédigea son ordonnance, et, celle-ci aussitôt confectionnée par le pharmacien, la petite malade s’y conforma, avec une docilité exemplaire.
Mme Henry, en partant, avait confié sa nièce à tous les domestiques, surtout à une jeune fille appelée Louise, intelligente et dévouée ; mais qui, douée d’une excellente santé, n’entendait pas grand-chose aux soins des malades, et se sentit soulagée d’un énorme poids, quand le médecin déclara que la petite irait bientôt de mieux en mieux. Alors elle en éprouva une grande joie, et, comme elle couchait dans une chambre contiguë à celle de Madeleine, elle pensa qu’il n’y avait plus lieu de résister au sommeil.
Quand le docteur revint et constata de nouveaux progrès dans l’amélioration, il laissa une fiole contenant une potion dont Madeleine aurait à avaler quelques gouttes, de temps en temps, ainsi qu’une poudre dont on devait lui administrer une certaine dose, en cas de fièvre. Bientôt, elle fut assez bien pour être autorisée à jouer avec une petite voisine, du nom de Sarah, qu’elle affectionnait ; mais, elle était trop faible encore pour se livrer entièrement au jeu, et il lui arrivait, en présence de son cousin et de son amie, de poser sa tête, d’un air fatigué sur un des coussins du canapé.
Lafaine, qui aimait tendrement Madeleine, se dit qu’il irait la voir et, se mit, dans l’après-midi, à lui faire un bouquet de belles fleurs. Sans prendre garde au bavardage de Riquet, il traversa rapidement la chambre et s’approcha du lit. Il trouva l’enfant très rouge et très agitée, et la regarda, avec attendrissement, en posant la main sur son front, tout en se rendant compte du désordre qui régnait dans sa chambre et, sous un prétexte de commission pressante à faire, il éloigna Riquet et Sarah. Puis, il se rapprocha du lit et s’adressant doucement à Madeleine :
– N’aimeriez-vous pas, lui demanda-t-il, que Mary Bell vînt vous voir ?
– Oh ! oui, répondit-elle, cela me ferait bien plaisir.
– Malheureusement, elle soigne sa mère malade et ne pourra rester longtemps. En tout cas, je vais l’envoyer chercher.
Il rejoignit aussitôt Sarah et Riquet, donna à celui-ci ses instructions, attela le cheval à la charrette et, tout étant prêt, dit à Riquet qu’il lui fallait se rendre chez Mme Bell et en ramener, pour quelques instants, Mary que Madeleine malade désirait beaucoup voir.
– Vous pouvez emmener Sarah, chez Mme Bell, mais vous la déposerez chez elle, en revenant.
Peu de temps après, Riquet était de retour avec Mary Bell. Lafaine vint au devant de celle-ci, et, la remerciant de son empressement, lui dit que les choses n’allaient pas pour le mieux, et qu’il faudrait une autre personne que Louise pour les remettre en état.
Quand elle pénétra dans la chambre de Madeleine, celle-ci avait les yeux fermés ; elle s’approcha silencieusement du lit, et embrassa tendrement la fillette qui, ouvrant les paupières, reconnut Mary et lui jeta les bras autour du cou.
Aussitôt celle-ci, ayant remarqué le désordre qui régnait dans la chambre, à cause de la négligence de Louise et des jeux de Riquet, fit venir la garde-malade et l’interrogea. Mary apprit alors que s’étant endormie, la nuit précédente, Louise n’avait pas entendu les appels de Madeleine, et que celle-ci ayant été obligée de se relever, pour prendre elle-même sa potion, il en était résulté une aggravation de son état.
– Au moins, dit Mary Bell, vous avez le mérite de la franchise ; mais il faut réparer tout cela.
Alors elle transporta Madeleine, sur le canapé, près du feu, après lui avoir passé une robe de nuit, et lui appuya la tête sur l’oreiller. Après quoi, elle se mit à faire le lit, chose encore négligée par Louise, revint auprès de la malade, lui lava la figure, la peigna avec soin, et l’enfant bougeait si peu que Mary Bell la crut endormie. Mais elle ouvrit bientôt les yeux, et d’une voix dolente :
– Mary Bell, dit-elle, pensez-vous que je vais être bien malade ?
– Non, Madeleine, je crois au contraire que vous guérirez bientôt ; mais il faut que je vous quitte, à cause de ma mère également souffrante. Demain je reviendrai.
Avant de partir, elle prit toutes les précautions indispensables, appela Riquet près de sa cousine et lui fit mille recommandations auxquelles il promit de se conformer. Avant de s’éloigner, elle embrassa encore Madeleine qui ne tarda pas à s’endormir, et si bien qu’une heure après, le médecin se contenta de lui tâter doucement le pouls, en recommandant de ne point la réveiller. Quant à Riquet, voyant que Madeleine reposait toujours, il s’était, en tapinois, glissé hors de la chambre ; et Louise, effrayée de la responsabilité encourue, passa la nuit suivante sur le qui-vive et ne chercha point le sommeil.
Enfin, Madeleine fut bientôt guérie, mais il lui restait une grande faiblesse. Grâce aux bons soins de Mary Bell, la chambre avait une telle apparence de gaieté que Madeleine ne craignait plus d’y demeurer seule, au contraire.
Elle s’y trouvait même si bien qu’elle se mettait à chantonner parfois un refrain que lui avait appris Lafaine ; lorsqu’elle entendit frapper à la porte, et celui-ci parut :
– J’allais me lever, dit-elle joyeusement.
– Ah ! c’est signe que vous allez mieux.
– Oui, et je crois que c’est la présence de Mary Bell qui m’a guérie. Et savez-vous, je me sens disposée à écouter toutes les histoires qu’il vous plaira de me raconter, dès maintenant, si vous voulez.
– Non, vous allez goûter d’abord ; je vais avertir Louise et, dans une demi-heure, je viendrai vous rendormir avec une histoire.
Il revint, à l’heure promise, accompagné de Riquet qui fut autorisé à rester pour entendre le conteur, sous la condition formelle de ne pas interrompre ; et Madeleine se sentait si fatiguée du lit, qu’elle pria Lafaine de la prendre sur ses genoux.
– Et maintenant, lui demanda-t-elle, quelle histoire allez-vous me dire ? j’en voudrais une tout à fait intéressante et brodée.
– Bien, dit Lafaine, alors, je vais vous parler d’Agnès.
– Qu’est-ce que c’est que cette Agnès ?
– Une sorte de petite fée qui m’apparut lorsque ma blessure fut guérie, un soir que, las de ma longue immobilité, je gagnai les bois voisins, sans être vu de personne. J’arrivai alors à un petit recoin ravissant d’où jaillissait une belle source, sortant de terre avec un doux murmure, au-dessus d’un rocher couvert de mousse, pour former une nappe d’eau limpide assez large. Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau, et je m’assis, pour contempler à mon aise cet admirable spectacle, quand une créature charmante et d’apparence gracieuse et frêle montra son visage, à travers les herbes et les fleurs, et ses longs cheveux noirs tombaient sur ses épaules, en boucles épaisses. Je la voyais parfaitement, mais elle ne me voyait pas ; elle tenait, à la main, une longue plume qui ressemblait à une plume de paon, si ce n’est qu’elle était entièrement d’un blanc argenté.
C’était la fée de l’hiver sans doute, car tout ce qu’elle touchait avec cette plume devenait aussitôt rigide, l’eau se changeait en glace, et plantes, arbres et fleurs se couvraient aussitôt de givre.
Lorsque la nappe d’eau fut prise, elle s’avança pour voir si elle était capable de la supporter ; elle s’en assura en sautant légèrement dessus, et la glace la soutint très bien, puis elle immobilisa, de même, la source jaillissante ; le bruit joyeux de la cascade s’éteignit aussitôt, et je n’entendis plus que la voix cristalline de la fée qui chantait :
Pip ! Pip ! cui ! cui ! kiri ! kiri !
Je puis risquer mon petit cri.
La lune aime le mont splendide,
Le soleil la plaine liquide, etc.
Ce fut alors qu’elle m’aperçut, se sauva par un petit sentier et disparut dans la grotte, ou dans le tronc vidé d’un chêne qui se trouvait là, je ne sais plus au juste. Bientôt elle reparut et m’interrogea hardiment.
– Comment êtes-vous ici, Lafaine, et qui vous y a envoyé ? Je suppose que c’est une petite fille que j’aime et que je vais regarder souvent, pendant qu’elle dort. Vous lui apprendrez cela de la part d’Agnès.
– Eh bien, lui dis-je, je sais de qui vous voulez parler. La petite fille s’appelle Madeleine, et je vous l’amènerai, si vous désirez la revoir.
Lafaine vit que son histoire intéressait les deux enfants ; pour l’instant, il s’en tint là, à cause de la fatigue de Madeleine qui s’endormit, la tête sur son épaule. Alors, il la transporta doucement jusqu’à son lit, ramena sur elle les couvertures, et s’éloigna sans bruit de la chambre avec Riquet, pour laisser reposer tranquillement la petite convalescente.
Malgré cette maladie accidentelle et si heureusement conjurée, Mme Henry et la mère de Madeleine jugèrent qu’elle devait, pour quelques semaines, rentrer dans sa famille, à New-York. William, parti depuis quelque temps, pour reprendre ses études, devait aller au devant d’elle jusqu’à un endroit convenu, où la conduiraient, en voiture Lafaine et Riquet. Avant de se mettre en route, une douce surprise lui était encore réservée. À un kilomètre environ de la demeure de Mme Henry, elle aperçut des jeunes filles réunies sous un arbre. Elles étaient conduites par Mary Bell et s’étaient placées sur son chemin, pour lui dire adieu et lui offrir des fleurs, en lui recommandant de revenir bientôt.
Le voyage s’accomplit fort heureusement, et, au bout du trajet, l’on trouva William exact au rendez-vous fixé ; Lafaine et Riquet remirent Madeleine entre ses mains ; mais ils n’avaient pas les yeux tout à fait secs, en reprenant le chemin de la maison de Mme Henry.
VIII
Quelques mois après, William était assis dans son cabinet de travail ordinaire, chez sa tante, lorsque Madeleine, depuis longtemps rétablie et revenue en Franconie, survint en compagnie de Riquet dans le but de l’engager à aller à la pêche avec eux. Il n’y était pas disposé, mais occupé au contraire à la lecture d’un livre consacré à l’étude complète de la fabrication du sucre. Ce fut un étonnement pour Riquet. Fabriquer du sucre, à ses yeux, n’était pas chose difficile, et il raconta comment il s’y était pris naguère, avec Madeleine et le concours de Lafaine, pour transformer en sucre, du jus d’érable. William qui se rappelait l’histoire, ne put s’empêcher de sourire, à ce souvenir :
– Oui, oui, dit-il, je connais l’aventure, mais tu sauras, Riquet, qu’aux Antilles on tire le sucre du jus de cannes, pour le broyer dans de grands moulins. Et, pour mieux faire comprendre cela à Riquet et à Madeleine, il chercha, dans son livre, les images qui représentaient ces moulins. Ils n’y virent que du feu, et le système des incisions leur parut bien des fois supérieur, même s’il les fallait pratiquer dans les cannes à sucre des Antilles. Alors William leur fit voir des dessins plus simples qu’il avait tracés lui-même ; mais il ne parvint qu’à s’attirer cette remarque assez désobligeante de Riquet :
– Lafaine sait faire des dessins bien plus jolis que ceux-là.
Là-dessus, il s’éloigna, pour revenir quelques instants après, tenant enroulé, dans sa main, un dessin récent que lui avait donné Lafaine, et qui représentait une vieille femme portant un panier plein d’enfants en carton peint qu’elle traînait un peu partout, pour gagner sa vie, en les exhibant dans les foires et les marchés, et Lafaine avait écrit au-dessous le couplet que voici :
Quand ils étaient débarbouillés,
Elle les mettait en bataille,
À sécher contre la muraille,
Pensant que s’ils restaient mouillés,
Ils s’enrhumeraient à la ronde
Et s’en iraient dans l’autre monde.
L’air important de Riquet, en déroulant cette œuvre de Lafaine, éveillait la gaieté de William, surtout venant à propos de cannes à sucre ; de sorte que les deux enfants s’éloignèrent assez confus, en se disant entre eux que ce William faisait vraiment bien des embarras, et que Lafaine les comprenait beaucoup mieux et était bien plus amusant.
IX
Madeleine ayant décidé de donner une fête à ses petites amies et voisines, elle pensa qu’il serait convenable de leur adresser des invitations écrites. C’était meilleur genre, à son idée. Malgré toute la bonne volonté qu’ils y mirent, elle et Riquet, la tâche n’était pas commode, et ils furent obligés d’avoir recours à William.
– Nous ne nous en tirerons pas sans lui, dit Riquet, et nous ferions bien, je crois, de l’aller trouver. Qu’en penses-tu ?
– C’est cela, allons-y, appuya Madeleine.
Ils lui exposèrent leur embarras, en lui montrant les invitations de leur main.
– Combien vous en faut-il encore ? demanda William.
– Voilà : il reste Mary Bell et Caroline, et même quelques autres.
– Je ferai celle de Mary Bell, et ce sera tout. Vous la copierez pour les autres, en changeant le nom. Si cela ne vous convient pas, adressez-vous à Lafaine.
Il écrivit, avec le plus grand soin, l’invitation de Mary Bell ; et, à gauche de la page, il dessina un petit bouquet de fleurs.
William n’en voulut pas écrire davantage et se récusa pour Caroline. Alors, comme il venait de le leur conseiller, ils allèrent trouver Lafaine, après avoir placé l’invitation de Mary Bell dans un carton destiné à cet usage, en compagnie des autres.
Ils le rencontrèrent au jardin, occupé à ratisser les allées, et lui dirent le service qu’ils réclamaient de son obligeance. À quoi bon se donner tant de mal pour si peu de chose ? Ne suffisait-il pas d’envoyer les invitations déjà faites et de formuler le reste, de vive voix, à domicile ?
En attelant le cheval à la petite charrette, ce serait bientôt fait.
Le conseil fut adopté, la charrette attelée par Lafaine, et Riquet la conduirait lui-même, en emmenant Madeleine avec lui.
Les deux enfants se rendirent d’abord chez Caroline qui habitait une des plus belles maisons du village, ce dont elle tirait quelque vanité. Mais, comme elle était aussi aimable que hautaine, elle leur fit un accueil charmant et accepta.
Mary Bell et sa mère logeaient dans une maison beaucoup plus simple, mais d’une propreté voisine du luxe, et la jeune fille ne se montrait nullement jalouse de Caroline. Au contraire, malgré la différence des situations et des caractères, elles avaient, l’une pour l’autre, une affection réciproque.
Avant d’arriver chez Mme Bell, les deux enfants aperçurent Sarah qui côtoyait la rivière et venait au devant d’eux. Cela leur fournit l’occasion de l’inviter personnellement, et elle promit d’être au rendez-vous aimable, si sa mère l’y autorisait.
Quelle différence entre l’accueil bruyant de Caroline, et la réception si cordiale et si simple de Mary Bell ! Un sentier fleuri conduisait à la maison de sa mère. Riquet attacha le cheval à un poteau, près de la porte, et, avec Madeleine, il suivit le sentier et ils virent bientôt Mary Bell qui venait à leur rencontre, tout en cueillant des fleurs pour offrir un bouquet à Madeleine.
Dans le fond du sentier, il y avait un vieux puits, avec sa poulie et sa corde, entouré d’arbres qui donnaient à cet endroit un aspect frais et charmant. Mary Bell en avait fait un dessin très réussi que les enfants manifestèrent le désir de voir. Elle les conduisit à sa chambre et le leur montra. Madeleine resta en admiration, disant qu’elle en voudrait bien savoir faire autant.
– Il faut apprendre, dit Mary Bell, et si vous voulez, je vous donnerai quelques leçons. Cela me fera le plus grand plaisir. En attendant, je vous prie d’accepter mon dessin du puits, et aussi ce bouquet cueilli à votre intention.
Madeleine fut ravie et cela lui rappela l’invitation écrite et dessinée par William, à l’adresse de Mary Bell. Elle la lui remit. Celle-ci parut enchantée, et elle accepta avec joie, sous réserve du consentement de Mme Bell, qui ne semblait pas douteux.
Il fallut quelques jours, bien entendu, pour les préparatifs de la fête, surtout pour les arrangements du goûter, qui devait être abondant et délicat. La table fut dressée dans un élégant pavillon qui donnait sur la cour. Madeleine ne manqua pas de marquer la place de Mary Bell auprès d’elle. Elle aimait bien Caroline, malgré ses grands airs, mais Mary Bell avait toutes ses préférences, et elle n’était jamais plus heureuse qu’assise à son côté.
Le jour fixé, vers trois heures, toutes les invitées arrivèrent. D’abord, on leur fit voir la maison et la belle table décorée et servie à leur intention ; puis Madeleine proposa d’aller au jardin trouver Lafaine qui en devait faire les honneurs. Mais, la barrière en était fermée, et Lafaine, qui se montra bientôt, au lieu de l’ouvrir, s’accouda dessus et ne sembla pas disposé à obéir aux injonctions réitérées à son adresse, sans imposer aux visiteuses des conditions assez dures, en jardinier peu désireux de voir détériorer ses plates-bandes, tout en promettant de leur apprendre une chanson, si elles se montraient bien sages.
Mais, la proposition d’aller voir la belle table du goûter réunit tous les suffrages ; sa vue provoqua un tel enthousiasme que Caroline proposa d’élire une reine de la fête. Mary Bell trouva l’idée très heureuse et dit que Caroline était désignée d’avance au suffrage de tous. L’unanimité se rangea à son avis.
Il ne s’agissait plus que de cueillir des fleurs, pour tresser une couronne digne de la Reine, et la fête continua, avec beaucoup de gaieté et d’entrain, jusqu’au moment où l’on éprouva le besoin d’un peu de calme et de repos, et où quelqu’un proposa de jouer aux petits jeux. William s’assit, dans un fauteuil, près de Caroline, et l’on commença. Enfin, comme toute fête doit avoir un terme, celle-ci eut, pour dernière scène, la mise en loterie d’un dessin de Mary Bell, que William désirait gagner, à tout prix.
Il fit tout ce qu’il put pour cela, en achetant en retour de quelques gourmandises, des numéros à ceux ou à celles qui voulaient bien s’en défaire, à ces conditions ; malgré cet accaparement, le sort favorisa Sarah. Mais William qui connaissait l’inconstance du cœur enfantin, se dit que la satiété viendrait bientôt avec la possession, et une semaine ne s’était pas écoulée qu’il avait obtenu de Sarah le dessin de Mary Bell, en échange d’une petite lithographie coloriée représentant un château d’Angleterre, avec une pelouse verte et un grand étang où nageaient des cygnes.
Ce fut, en tout cas, une fête très réussie, et dont les invitées gardèrent longtemps le souvenir.
X
Lafaine ayant, comme on l’a vu, très bien réussi dans une expédition militaire précédente, se mit à rêver d’une exploration navale, pour un samedi le plus prochain possible. L’étang assez vaste où il voulait opérer n’était pas très éloigné du village. Peu profond, il semblait cependant, en un certain endroit, assez menaçant, grâce à un amoncellement d’herbes aquatiques entrelacées, et de nénuphars dont les larges feuilles vertes et plates et les fleurs blanches au sommet de leurs tiges courtes donnaient à la nappe d’eau un aspect plus sinistre qu’ailleurs.
Les enfants s’imaginaient facilement que, sous cette nappe de végétation plutôt mélancolique, vivaient et s’agitaient des monstres de toutes sortes, lézards, serpents, crapauds, tortues, lamproies et mille autres reptiles, toujours à l’affût d’une victime.
Un jour que Lafaine explorait les bords de ce petit lac, il découvrit, tiré sur la rive, un vieux bateau à fond plat, renversé sens dessus dessous, qui, ne lui parut pas à bout de services et qui, retourné, calfaté, goudronné, enfin remis à neuf, autant que possible, pourrait fournir encore une assez longue carrière.
Il s’en occupa aussitôt, avec l’aide de quelques amis ; mais la besogne de réparation n’était pas précisément commode, et de plus, ce bateau, tout épave qu’il fût, devait appartenir à quelqu’un.
Lafaine interrogea les futurs matelots qui l’accompagnaient :
– En est-il un parmi vous, dit-il, qui sache à qui appartient ce bateau ?
– C’est à un homme qui demeure près du moulin, répondit une voix, et qui s’appelle Grey.
– Je vais lui demander de me le donner, reprit Lafaine, qui ne doutait de rien ; nous le réparons, nous le remettons à flot, et voilà notre affaire !
Il s’éloigna, et les autres le suivirent. En passant près d’un petit pont, ils aperçurent un jeune garçon en train de pêcher. C’était Parker qui plia bagage et se joignit à eux.
Lafaine et lui n’étaient pas en très bons termes, depuis l’affaire du bivouac, Parker n’ayant jamais voulu consentir à être jugé militairement. Il en était résulté son exclusion des parties du samedi.
Lafaine passa, sans y faire grande attention, préoccupé qu’il était de sa négociation avec M. Grey au sujet du bateau plat. Celui-ci travaillait, dans sa cour, à charrier des pierres destinées à un mur en construction. À la vue des survenants, il s’arrêta et interrogea Lafaine qu’il connaissait et qui lui exposa aussitôt sa requête.
La négociation ne fut pas longue et le marché suivant, rédigé par Lafaine, bientôt signé par M. Grey :
« Je déclare avoir prêté mon bateau à Antoine Lafaine qui en sera propriétaire, après réparations et essais, contre paiement d’une somme de dix francs. »
Les enrôlements eurent lieu séance tenante, et lorsque le bateau, soigneusement réparé, avec le concours d’un ancien matelot qui travaillait chez M. Henry, fut mis à l’eau, on le baptisa Gibraltar, et l’on poussa des hurrahs sonores à sa fortune à venir et en l’honneur du capitaine.
On pense bien que Parker crevait de dépit de n’être pas enrôlé ; mais le capitaine ne voulait rien entendre, tant que l’indiscipliné ne se serait pas soumis à passer devant un conseil de guerre, pour sa faute passée.
L’équipage étant complètement recruté, Lafaine annonça qu’il était nécessaire de nommer quatre lieutenants, pour prendre alternativement le commandement, en son absence. Presque tous les garçons du village s’étaient engagés dans l’équipage de Lafaine, sauf Parker. Ce n’est pas que l’envie lui en manquât ; mais le commandant Lafaine tenait bon et se montrait intraitable. La discipline, à ses yeux, était encore plus nécessaire dans la marine que dans l’armée ; et l’insoumission de Parker était toujours à craindre. Quelquefois, il consentait à l’embarquer, pour une promenade, mais en passager, et sans ordres à donner ou à exécuter. Souvent il lui arrivait de regretter de ne s’être pas soumis avec bonne grâce ; mais l’amour-propre, l’orgueil plutôt, venant à la rescousse, il rongeait son frein, plutôt, que de se rendre.
Il arriva uu jour que le Gibraltar, sous les ordres de Lafaine, devait entreprendre une grande expédition à l’île de l’Éléphant. Cette perspective fit réfléchir Parker qui se décida à capituler, sous certaines conditions à sa convenance.
Cette île de l’Éléphant était un îlot de très petites dimensions, sur lequel il y avait quatre arbres dont les cimes se confondaient, et dont l’ensemble, aux yeux de Lafaine, affectait la forme de l’énorme pachyderme, tandis que les quatre troncs représentaient les pattes de l’animal. Il n’y manquait que la trompe.
La condition principale de Parker était celle-ci : il consentait à être jugé par un conseil de guerre ; après quoi, il s’engageait dans l’équipage, au titre de lieutenant. Lafaine, peut-être avec intention, n’en ayant nommé que trois, il y avait donc un emploi vacant.
Lafaine, indigné, protesta qu’à bord du Gibraltar, les grades n’étaient point à l’encan, et que pour en obtenir un, il fallait, avant tout, comprendre la discipline et s’y conformer. Ce n’était ni malveillance, ni hostilité de sa part, mais, tout en reconnaissant les grandes qualités de Parker, il se voyait dans la nécessité de se passer de ses services.
Enfin, après quelques instants de réflexion Parker déclara se soumettre sans conditions.
Alors, Lafaine commanda à deux hommes, Wolf et Arthur, de s’emparer de Parker et de le mettre aux fers, aussi de le garder à vue et de ne lui donner que du pain et de l’eau. Et quand le Gibraltar s’éloigna du bord, sous l’effort de douze rameurs. Lafaine fit comparaître le prisonnier, devant l’état-major, en présence de tout l’équipage ; et l’interrogatoire commença. Les témoins rappelèrent ce qui s’était passé au bivouac, lors de la précédente expédition militaire ; l’accaparement des peaux de buffle par Parker, au détriment de tous ses camarades, peaux qu’il devait rendre, sur l’intimation du commandant ; également refus de service, en cours de route, et enfin désertion.
Parker se défendit fort habilement ; mais, que faire contre les faits ? Et il fut condamné, à l’unanimité du conseil, à être jeté à l’eau, débarrassé de toute entrave, sauf ses habits. – Les jeunes Américains sont des nageurs émérites, même tout habillés. – Parker fut étendu, à l’avant du bateau, et, au signal donné par le commandant, poussé dans l’eau, par six hommes de corvée. Tous le sachant excellent nageur, nul ne tremblait pour lui. Il plongea, et, pour effrayer un peu ses camarades, il se fit un jeu de rester sous l’eau tant qu’il put. Ceux-ci, sur le bateau, guettaient son retour, et quand ils l’aperçurent émergeant assez loin de là, ils poussèrent trois hurrahs en l’honneur de l’expulsé, désormais inscrit sur le rôle d’équipage du Gibraltar.
Avant d’appareiller, pour regagner le port, Lafaine se souvint d’avoir vu, dans une petite île assez peu distante des parages où l’on se trouvait, une couche de pierres qui ressemblaient à de l’ardoise, et qui fendues soit par l’action du temps, soit par les gelées, seraient d’une extraction facile et feraient, sans doute, très bien l’affaire de M. Grey, pour la construction de son mur. Le samedi suivant, le Gibraltar, avec un chargement complet, gagnait, à la voile, la petite rivière où se déversait l’étang, et l’on mouilla, devant la maison même de M. Grey qui se montra bientôt.
– Nous avons apporté ce chargement à votre intention, M. Grey, dit Lafaine, et nous allons le débarquer ici.
M. Grey refusa d’accepter le chargement gratis. À son estime, cela valait cinquante sous, et c’est le prix qu’il y mettrait, chaque fois qu’ils lui apporteraient ces pierres très précieuses pour lui :
– Alors, dit en riant Lafaine, trois samedis encore, et nous sommes propriétaires du Gibraltar !
– Oui, répondit M. Grey, et vous l’aurez bien gagné.
Les pierres furent lestement débarquées avec l’aide de M. Grey, et l’équipage ramena le bateau dans le petit port où il fut amarré solidement. Et après une journée ainsi remplie, chacun s’en retourna chez soi.
IX
Un jour, vers la fin des vacances de William, une partie fut décidée, pour aller cueillir des mûres, dans la montagne. La première idée en revenait à Caroline, et Madeleine, très perplexe, se demandait si elle en pourrait faire partie, se sentant plus petite que les autres et peut-être un embarras pour eux. William l’engagea à consulter Lafaine qu’elle trouva occupé à emballer des provisions dans des paniers.
Aussitôt elle lui exposa sa requête, mais cela n’alla pas tout seul, Lafaine fit semblant de se retrancher derrière sa responsabilité.
– Nous ne pouvons prendre de petites filles avec nous, dit-il, parce qu’elles ne pourraient atteindre les mûres. Il faudrait qu’elles fussent au moins de cette taille-là.
Et, ce disant, il traça une marque, sur le mur, avec un bout de craie, tout en ayant soin de la faire au-dessous de la taille de l’enfant :
– Voilà, dit-il ; nous ne pouvons accepter personne au-dessous de cette limite.
Madeleine se plaça, toute droite, le long de la muraille et s’écria joyeusement qu’elle était plus haute que la marque.
– En effet, dit Lafaine, d’un air très surpris, mais, je ne l’aurais jamais cru.
Après le déjeuner, on se dirigea vers le lieu du rendez-vous. Mary Bell s’y trouvait déjà, et bientôt Caroline arriva, avec le reste de la société.
Caroline adorait se faire servir ; elle avait un besoin constant d’empressement et d’adulations, mais son caractère enjoué faisait oublier ces petites exigences, et c’était à qui chercherait à lui plaire.
Tout autre était Mary Bell, qui se serait fait scrupule d’exprimer un désir d’une façon trop vive, tout en se montrant reconnaissante des moindres prévenances.
Au moment de se mettre en route, pour la cueillette, Caroline se pencha sur le pont, au-dessous duquel était amarré le Gibraltar et, en apercevant le bateau, manifesta l’ambition de commencer la promenade par une navigation. Elle ne pensait pas que la moindre velléité de résistance à ses caprices, pût se produire.
Les plus jeunes des fillettes, cependant, dont Madeleine, se serrèrent autour de Mary Bell, et deux groupes se formèrent. Mary Bell, moins aventureuse, préférait la route de terre ; mais, comme il n’était pas possible de laisser Caroline seule à la manœuvre du bateau, William et Lafaine embarquèrent, et il fut convenu qu’on ne se perdrait pas de vue.
Caroline montrait quelque dépit, car elle se rendait compte que ses compagnes de voyage n’étaient pas sans quelque regret d’avoir abandonné Mary Bell, pour la suivre dans sa capricieuse navigation ; et comme celle-ci, en marchant le long du bord, avec ses petites compagnes, devançait le Gibraltar il leur fallut l’attendre assez longtemps. Ce fut Madeleine qui l’aperçut la première :
– Voilà le bateau, s’écria-t-elle, ne le voyez-vous pas, Mary Bell ?
Cette fantaisie de Caroline n’eut d’autre inconvénient qu’une petite perte de temps. Lafaine fit amarrer soigneusement le Gibraltar ; les deux groupes se réunirent ; chacun se munit des paniers apportés pour la cueillette des mûres, et l’on se mit à grimper tant qu’on put, le long de la montagne, désireux d’arriver à l’endroit choisi par Lafaine pour l’installation du campement.
C’était un petit plateau entouré, de tous côtés, de précipices et de rochers. Une source jaillissait d’un rocher pour se perdre bientôt sous bois, avec un murmure charmant. L’installation fut promptement faite ; et après s’être restaurés et rafraîchis, les enfants se munirent de leurs paniers vides et partirent à la recherche des mûres.
À peine s’étaient-ils éloignés qu’un nouvel occupant survint, un gros écureuil gris dont les yeux vifs pétillaient d’inquiétude, plutôt que de curiosité. Cette invasion de son domaine le tourmentait d’autant plus qu’il avait, dans le tout proche voisinage, son nid où grandissaient deux petits, peut-être enlevés et disparus, à cette heure. Un bruit de voix et de pas vint bientôt augmenter sa frayeur, et il s’élança, avec la rapidité d’une flèche, sur une branche de sapin, d’où ses regards effrayés se mirent à guetter les survenants qui n’étaient autres que nos jeunes amis, avec leurs paniers pleins de mûres.
Riquet, après avoir conseillé de les mettre à l’abri, pensa qu’il était temps de songer au dîner, et d’allumer du feu pour faire cuire les œufs et les pommes apportés.
– Voilà justement un endroit des plus propices, dit une des fillettes, ce tronc creux qui ressemble vraiment à une cheminée !
– Quel dommage que nous n’ayons pas d’allumettes, dit Riquet.
– Ramassons d’abord du bois, reprit la fillette ; Lafaine ne saurait tarder, et il a toujours des allumettes dans ses poches.
En attendant, Riquet en trouva quelques-unes dans la sienne, et bientôt, les branchettes, disposées au bas du tronc creux, se mirent à pétiller, en faisant beaucoup de fumée.
Le père écureuil, sur sa branche de sapin, perdait la tête, en songeant à ses petits, lorsque Lafaine déboucha, précipitamment, sur le plateau.
– Qui donc a commis l’imprudence d’allumer du feu ici ? s’écria-t-il.
Sans perdre de temps, il saisit sa hache, et se mit à attaquer le vieux tronc, à coups redoublés, un peu au-dessus de l’endroit qui brûlait.
Il n’y avait pas d’autre moyen de prévenir un incendie général et de préserver la famille d’écureuils dont le nid avait été reconnu par Lafaine, lors de précédentes explorations, et dont les hôtes poussaient de petits cris de frayeur répétés, auxquels répondaient les plaintes angoissées du père écureuil, très agité, sur sa branche de sapin. Il ne fit qu’un bond et sauta au sommet du tronc creux préservé par les coups de hache de Lafaine, et qui bientôt s’écroula sur le sol, entraînant la famille sauvée.
Par besoin de dire les reproches adressés, dans la circonstance, à Riquet, pour son inexcusable imprudence, ni d’insister sur la punition certaine, et méritée que ne manquerait pas de lui infliger le justicier Lafaine.
Bientôt le reste de la société arriva, et l’on se mit à table, autour d’une grande pierre plate, où les provisions, soigneusement dissimulées dans les fourrés pendant la cueillette des mûres, et préparées sur un feu installé par Lafaine, furent disposées, et l’on dîna gaiement, en laissant assez de miettes pour le repas des écureuils épargnés.
Non loin de l’endroit où les enfants avaient pris leur collation, il y avait un précipice dont les bords étaient presque à pic, avec, dans le fond, un entassement de rochers menaçants.
William, Caroline, Mary Bell et Parker qui se promenaient ensemble, en attendant l’heure du retour, arrivèrent au bord et furent vivement impressionnés. Mais Caroline, comme toujours, disposée à se mettre en évidence, se complut à se rapprocher, le plus possible de l’ouverture béante, avec l’idée de poser devant ses compagnons et de les impressionner désagréablement. Malgré les observations très sensées de William, et celles de Mary Bell, elle s’entêta, et pour mieux faire voir son peu de souci du danger, elle ôta son chapeau et se mit à le balancer, avec affectation, en le tenant par une des brides.
William eut beau la prévenir que si le ruban glissait entre ses doigts, le chapeau s’envolerait ; mais, à peine finissait-il de parler que l’accident se produisit, le chapeau de Caroline fut enlevé par le vent et se fixa, cent pieds plus bas, sur une corniche de rocher.
Caroline, toujours persuadée que tous devaient être à sa dévotion, s’attendait à voir Parker tenter le sauvetage. Il n’en fit rien, et ce fut William qui se risqua ; ce qui n’est pas tout à fait juste, car il ne comptait pas se risquer du tout.
– Je crois que je pourrais descendre là-bas, dit-il à Mary Bell, en lui indiquant des espèces de gradins grossiers, creusés dans le roc.
Et, malgré les protestations de Mary Bell, il se dirigea vers l’endroit dont il parlait et commença la descente, assez périlleuse, quoiqu’il en dît. Bientôt, tous les enfants, avertis, se rapprochèrent du précipice, pour assister au sauvetage.
Ce ne fut pas long, William ne tarda pas à gagner un endroit uni, où il pouvait marcher sans crainte, et atteignit le chapeau de Caroline qu’il mit à l’abri, dans une anfractuosité ; puis on le vit se pencher de nouveau, pour saisir autre chose : une petite fleur cueillie à l’intention de Mary Bell.
Une fois revenu de son audacieuse entreprise, il rendit son chapeau à Caroline un peu confuse et offrit la fleur à Mary Bell, en souvenir de cette promenade dans la montagne. Celle-ci tira de sa poche un sac qui contenait un petit livre, et elle plaça la fleur entre deux feuillets, afin de la sécher et de la conserver.
Les vacances de William finissaient quelques jours après cette expédition, et il dut regagner New-York et le collège.
XII
Madeleine avait atteint l’âge de huit ans, et Mary Bell en comptait quatorze passés. On était au mois de juin et une série de pluies torrentielles avait tellement grossi la petite rivière voisine de la maison de Mme Henry qu’elle déborda complètement, noya les prés prochains et enfla démesurément les ruisseaux qui l’alimentaient.
La tempête dura plusieurs jours et empêcha Madeleine de se rendre chez Mary Bell où elle était invitée à passer l’après-midi. Le troisième jour seulement, elle s’apaisa et Mme Henry crut que Madeleine pourrait sortir sans danger, accompagnée de son cousin Riquet. Au dernier moment, elle leur adjoignit Lafaine, et le trio se mit en route, pour la maison de Mme Bell.
Bientôt ils arrivèrent à un endroit de la route où il y avait un banc de sable sur lequel une quantité d’hirondelles avaient fait leurs nids ; et ils virent deux gamins du voisinage occupés à détruire l’œuvre de ces pauvres oisillons. Aussitôt, la sensible Madeleine dit à Lafaine que cela lui ferait bien plaisir s’il voulait aller délivrer les hirondelles bloquées dans leurs nids par les deux méchants gamins. Il se contenta de faire la leçon à ceux-ci, en leur montrant toute la cruauté de leur conduite à l’égard des bestioles, et il avait à peine le dos tourné, qu’un des gamins le héla et lui dit, d’un ton joyeux, qu’il allait délivrer les oiseaux. Madeleine et Riquet ne doutèrent pas que cette bonne action était due au sermon de Lafaine.
Ils arrivèrent ensuite, sans trop de difficultés, à la maison de Mary Bell, et aussitôt Lafaine leur fit ses adieux.
Les deux enfants appelèrent, mais personne ne leur répondit. Il en fut de même, de l’autre côté de la maison, où les portes étaient cependant ouvertes. Alors, ils entrèrent et dans un sentier sous bois, Madeleine aperçut les deux locataires : « Les voilà », dit-elle. Et elles étaient trois, parce que leur petite domestique les accompagnait.
L’accueil fut extrêmement cordial, et après un instant de repos, Mary Bell proposa une visite à sa grotte qui n’était pas éloignée, et qu’elle avait construite et aménagée elle-même, en établissant un sentier qui y conduisait et qui était charmant. Seul le sol de la grotte laissait à désirer ; mais Lafaine, qui venait parfois rendre visite à Mme Bell, l’avait pavé en mosaïque, au grand émerveillement de la jeune fille.
Cela fut un peu long, surtout pour trouver assez de pierres de différentes couleurs, mais nombre de camarades qui venaient voir Mary Bell et s’intéressaient à sa grotte prêtèrent leurs concours, et bientôt l’inauguration put avoir lieu.
Mme Bell, à cause de sa maison isolée, avait un gros chien nommé Carlo, très intelligent et très dévoué, que Riquet affectionnait particulièrement mais qui lui obéissait très peu, ne le trouvant pas sans doute assez respectable.
Carlo avait pour la baignade une prédilection marquée, et chaque fois qu’il accompagnait Mary Bell à la grotte, il n’avait rien de plus pressé que de se jeter dans le ruisseau voisin.
Ce jour-là, en arrivant à la grotte, elles y trouvèrent Carlo qui les avait précédées, ainsi que Riquet. Le chien se montrait agité, allait et venait, les devançait et les attendait, comme pour leur faire comprendre son intention de les conduire quelque part.
Mary Bell, accoutumée à ses manières, dit qu’il fallait le suivre, et il les conduisit jusqu’à un petit îlot, promontoire en temps ordinaire, mais que la crue avait séparé de la terre. À l’aide de pierres plates, on y aborda, mais bientôt Carlo manifesta des signes d’inquiétude, et sa maîtresse, en le suivant, remarqua que l’eau avait beaucoup monté, depuis leur arrivée, qu’elle montait encore et que toute retraite leur était coupée.
Madeleine et Riquet, très effrayés, poussaient des cris d’appel, tandis que Mary s’efforçait de les rassurer, en leur affirmant que l’eau n’atteindrait jamais le sommet de l’île.
– Et puis, dit-elle, je vais envoyer Carlo demander du secours jusqu’à la maison ; il ramènera Joseph qui le comprendra, c’est sûr.
– Allons, Carlo, va chercher Joseph, va et reviens.
L’intelligente bête s’élança et se fit en effet comprendre de Joseph qui le suivit aussitôt, d’autant plus que Carlo avait saisi son chapeau entre ses dents et se refusait formellement à le rendre.
Dès que le jardinier aperçut les enfants, Carlo lâcha le chapeau, et ceux-ci furent bientôt délivrés d’une situation plus effrayante que dangereuse et dont ils auraient pu se tirer tous seuls, s’il n’avaient perdu la tête. La cause de cet accident était la rupture du barrage d’un moulin, qui avait cédé à la pression de l’eau et dont l’écoulement précipité avait changé le promontoire en île.
XIII
Quelque temps après, Carlo, comme jadis Franco, fut perdu et retrouvé, mais non sans peine, et il fallut toute l’ingéniosité, tout le courage de Lafaine, pour reprendre le fugitif.
Par un caprice qu’il ne pouvait expliquer, puisqu’il ne parlait pas, Carlo voulut accompagner le domestique Joseph jusqu’à la ville la plus prochaine. Paroles persuasives, menaces, rien n’y fit : Carlo s’était mis en tête d’être de la partie, et se tenant hors de portée du fouet de Joseph, il suivait imperturbablement.
Même, il refusait, malgré les instances et les appels caressants de celui-ci, de monter dans la charrette, soupçonnant sans doute quelque manœuvre combinée pour le ramener à la maison.
Joseph s’était arrêté à une auberge, pour mettre son cheval à l’écurie, pendant qu’il vaquerait à ses commissions, et, le lendemain matin, il se remit en route pour revenir à la maison.
Ce ne fut qu’après un assez long bout de chemin, qu’il s’aperçut de l’absence de Carlo. Alors, il s’arrêta et attendit, estimant que le chien se montrerait bientôt. Il n’en fut rien et pour cause. Voilà ce qui s’était passé.
Ayant pénétré dans la chambre où l’on serrait l’avoine, près de l’écurie, dans l’auberge même où Joseph s’était arrêté, Carlo s’y était trouvé enfermé et n’en pouvait plus sortir.
Veillant sur la charrette, en bon chien dévoué qu’il était, Carlo s’occupait à ronger un os, pour son frugal déjeuner, lorsqu’un vilain roquet hargneux s’approcha avec l’idée de lui disputer sa pitance. Afin d’éviter toute querelle, Carlo s’étant éloigné, en emportant son os, pénétra dans le grenier à avoine dont la porte était ouverte, et le hasard voulut que l’aubergiste, qui passait par là, fermât la porte sur le pauvre Carlo.
L’os une fois consciencieusement rongé, le chien, à demi repu, songea à s’en aller, et ne trouvant pas d’issue, se mit à pousser des cris plaintifs, à gratter à la porte ; personne ne l’entendit. Lorsque, enfin, on vint le délivrer, Joseph était loin. Plus de charrette dans la cour de l’auberge ! plus de cheval dans l’écurie ! La situation était grave ! mais Carlo était jeune, enclin au jeu et il oublia bientôt sa situation assez scabreuse, en entamant une partie avec un chien de roulier qui venait d’entrer dans la cour.
Chez Mme Bell, on fut vivement contrarié de la disparition de cette bête intelligente, et tout le possible fut tenté pour la retrouver. Peines inutiles ! Ce ne fut qu’au bout de deux mois qu’un charretier qui connaissait Joseph, se chargea de faire des recherches, et, d’après le portrait qui lui en avait été fait par celui-ci, retrouva Carlo, dans l’auberge, où il s’arrêtait lui-même, et ayant l’air de se trouver très satisfait de sa nouvelle condition.
Le charretier le réclama, au nom de Mme Bell, mais l’aubergiste ayant émis la prétention d’être indemnisé des soins donnés à Carlo, et de sa nourriture, il n’y eut pas moyen de s’entendre, et, de plus, comme Carlo lui paraissait une bête de valeur, il avait l’espoir de s’en défaire avantageusement. Aux yeux de Mme Bell, le bon Carlo était à jamais perdu ! D’autant plus que l’on ne tarda pas à apprendre qu’un vaurien, le trouvant à son goût, était parvenu à s’en faire suivre, mais s’était dispensé de le rendre. Il faut avouer aussi que l’aubergiste, en gardant Carlo, n’avait pas fait preuve de plus de délicatesse.
Les choses en étaient là, lorsque Lafaine, se trouvant un jour chez Mme Bell, on vint à parler du chien disparu et des vaines tentatives faites pour le retrouver. Lafaine, très intéressé, se fit mettre au courant et déclara qu’il se faisait fort de le ramener chez Mme Bell.
– Seulement, dit-il, je voudrais avoir le signalement du voleur qui s’est emparé de Carlo. Il me semble que l’aubergiste pourrait le fournir. A-t-il été sondé à ce sujet ?
– Oui, il sait que ce vaurien demeure au village n° 5.
On désigne ainsi par un numéro, les villages qui se forment dans les montagnes, jusqu’à ce qu’ils aient assez d’habitants pour être réellement baptisés.
– Et jusqu’à quelle somme puis-je aller, s’il me faut racheter Carlo ?
Sur les instances de Mary Bell, sa mère autorisa Lafaine à dépenser, pour cela, la somme de vingt-cinq francs.
– Bien, dit Lafaine, mais je voudrais bien que Mlle Mary m’accompagnât. Avec Riquet et Madeleine, dans la charrette, nous formerons une véritable expédition.
Dès le lendemain, les voyageurs se mirent en route. Vers le soir, ils firent la rencontre d’un homme qui conduisait un attelage de bœufs, et qui se rangea pour les laisser passer. Lafaine s’arrêta et lui demanda s’ils étaient loin du n° 5 ?
– Mais vous y êtes, dit l’homme, et depuis plus d’une demi-lieue.
Lafaine alors lui demanda s’il ne connaissait pas quelqu’un qui aurait un chien à vendre. Sur sa réponse négative, la petite caravane reprit son chemin, Lafaine adressant de nouveau sa question aux rares personnes qu’il rencontrait ; lorsqu’un homme qui travaillait à la réparation d’un hangar, lui dit qu’un habitant du nom de Masson possédait un chien d’une intelligence rare, qu’il avait assez récemment rapporté d’un de ses voyages.
Au tournant d’une route, ils se trouvèrent en face de l’habitation de M. Masson. Lafaine, qui avait son idée, passa sans s’arrêter, gagna un endroit fort large, où il fit tourner la charrette et revint sur ses pas. Alors, il descendit de son siège et se trouva en présence d’un homme d’apparence assez brutale, avec une barbe et des cheveux très mal peignés, tenant une hache à la main, et qui sortit de la maison attiré par le bruit de la voiture.
– Est-ce vous, M. Masson ? lui demanda Lafaine.
– Oui, mon nom est Masson, mais je suis plus connu, dans le village, sous le sobriquet de père Boby.
– Peu importe, dit Lafaine ; mais, je sais que vous avez un chien à vendre, et nous pourrions peut-être nous entendre, à ce sujet.
– Oui, reprit le père Boby, et c’est un chien rare comme intelligence ; je ne le céderais certainement pas pour moins de vingt-cinq francs. Ici, Jack ? cria-t-il, en se tournant vers la maison. Jack apparut, et c’était bien réellement Carlo, ce qui fit battre le cœur de Mary Bell. Mais, elle sut se contenir, et Lafaine poursuivit.
– Il y a quelques mois, nous avons perdu un chien tout à fait semblable à celui-ci, et j’ai supposé que je le retrouverais chez vous. C’est donc notre bien, mais je vous en donnerai ce que vous l’avez payé.
– Comment puis-je savoir que vous dites la vérité ? grogna le père Boby, d’un ton hargneux.
Alors Lafaine, se tournant vers Mary Bell, dit à celle-ci de l’appeler.
À sa voix, Carlo dressa les oreilles et remua la queue, courut vers la charrette, dans laquelle il sauta, et se mit à accabler de caresses la jeune fille.
– Remettez-vous en route, Mary, dit Lafaine, je vous rattraperai tout à l’heure.
Il tira cinquante sous de sa poche, et les montra à M. Masson qui, se sentant démasqué, se laissa faire, d’autant plus que Lafaine y ajouta dix francs, pour l’indemniser des soins donnés à Carlo, et des frais de nourriture. Puis il se mit à gravir la côte au haut de laquelle Mary et les enfants l’attendaient, ainsi que Carlo, assis sur son derrière, et qui reprit sa course, en même temps que la charrette.
La petite troupe, de retour chez Mme Bell, Lafaine remit à celle-ci les douze francs cinquante centimes qui lui revenaient ; puis il se hâta de rentrer chez Mme Henry, avec Madeleine et Riquet.
XII
Parker, entre temps, avec l’aide d’un ouvrier de son père, avait construit un petit bateau long de deux pieds, incapable de porter le plus petit des mousses, à moins qu’en carton, comme une poupée, et simplement pour le plaisir de l’appeler Caroline.
La jeune fille, que nous connaissons, en était ravie, parce que cela flattait son amour-propre ; aussi parce que lui semblait précieux cet hommage de Parker qui ne passait pas pour en être prodigue.
Caroline, nous l’avons dit, n’était ni méchante ni jalouse, mais elle aimait, au-dessus de tout, être remarquée en éclipsant ses compagnes, soit par ses toilettes plus coquettes et plus voyantes, soit par des manières qui lui semblaient plus en rapport avec la situation qu’elle se croyait ; ses parents ne lui faisant pas remarquer le ridicule qu’elle encourait, ne songeaient point à l’en corriger et lui laissaient, comme on dit, la bride sur le cou. Alors, n’étant point avertie, il lui arrivait assez fréquemment de se montrer assez désagréable, sans s’en apercevoir.
De temps en temps, elle se rencontrait avec Mary Bell, le moins possible, cependant, car la supériorité sur elle de la charmante fille lui était plutôt désobligeante ; la voyant mieux aimée, plus recherchée qu’elle, elle en souffrait, et les prévenances de Parker ne suffisaient pas à la consoler entièrement.
Elle était cependant de toutes les parties et s’y montrait toujours aimable et enjouée.
Pendant tout le temps que Carlo avait été perdu, les jeunes garçons et les jeunes filles du village avaient beaucoup travaillé à la construction d’un sentier qui devait conduire de l’orée du bois à une petite éminence pittoresque qui se trouvait non loin de là.
Une journée semblait devoir suffire à la besogne, mais il fallut vite y renoncer et se résoudre à peiner, avec acharnement, plusieurs samedis de suite, toujours sous la direction du débrouillard et actif Lafaine.
Pour encourager les travailleurs, celui-ci proposa une fête qui aurait lieu aussitôt le sentier terminé.
Ce fut un merveilleux stimulant, et tous la désiraient fixée à la date la plus prochaine ; mais, sur la remarque de Riquet, il fut convenu d’attendre l’arrivée imminente de William qui devait venir se reposer chez Mme Henry.
William arriva un samedi soir, et, dès le lendemain, rendit visite à d’anciens camarades ainsi qu’à Caroline. Celle-ci habitait, nous le savons, une très belle maison au milieu du village. William sonna et fut aussitôt introduit dans un salon très richement meublé, où la belle Caroline le laissa se morfondre, trop longtemps à son gré.
Enfin, elle apparut, en très belle toilette et dit au visiteur qu’elle était bien contente de sa visite, et qu’elle espérait le voir accepter d’être de la partie organisée à l’occasion de l’inauguration du sentier du Pic, qui devait avoir lieu le lendemain, et pour laquelle on l’avait attendu.
William se dit trop heureux et prit congé. Après quelques autres visites, il se rendit chez Mme Bell, et, en traversant la cour, il aperçut la vieille dame qui lui sembla pâle et souffrante.
Il entra, sur un signe bienveillant de Mme Bell, qui l’accueillit très cordialement.
« Venez me faire une petite visite d’abord, dit-elle, et ensuite vous irez trouver Mary Bell qui est au jardin. »
Il pourra sembler étrange que Mme Bell appelât sa fille par son nom de famille au lieu de l’appeler Mary, tout simplement. Elle avait pris cette habitude pour la distinguer d’une certaine Marie Lescot, qui avait habité longtemps chez elle et qui tenait maintenant, dans le village, un petit magasin, très bien assorti d’étoffes, de rubans, de tresses, de lacets, etc., en un mot de tous les objets indispensables à la couture et à la lingerie.
William entra donc dans la chambre où était Mme Bell et il lui parlait du collège qu’il venait de quitter, du temps qu’il allait passer chez Mme Henry, de ses parents qui étaient à New-York, quand tout à coup Mary rentra du jardin. Elle était simplement, mais très proprement vêtue ; elle avait un chapeau de paille à grands bords. Sa figure rayonna de plaisir en voyant son ami William, qui lui donna la main et lui dit qu’il était charmé de la revoir.
« J’étais dans le jardin, dit-elle fort timidement, mais je vous ai aperçu et je suis rentrée.
– Et que faisiez-vous ?
– Oh ! je recueillais des graines pour ma mère, dit Mary.
Au bout d’un instant, William sortit avec elle pour voir les graines qu’elle avait récoltées. C’étaient des graines de légumes. Tous les ans, Mary les mettait sécher au soleil, et, après les avoir débarrassées de leurs cosses et de leurs enveloppes, elle les serrait soigneusement dans de petits sacs de papier, afin de les retrouver au printemps prochain.
– Et sont-elles vraiment bonnes ? demanda William en regardant les graines qui étaient rangées sur un banc dans le jardin.
– Très bonnes et d’espèces très choisies, dit Mary ; ma mère reconnaît que les semences que je lui recueille ainsi sont toujours une économie pour elle quand vient le printemps, et qu’elle n’est pas exposée à avoir des espèces inférieures.
William aida Mary pendant quelque temps dans l’arrangement de ses graines, puis tous deux allèrent à la recherche de Carlo. Mary avait raconté à William comment le chien avait été perdu, comment elle était allée à sa recherche avec Lafaine, et William avait hâte de le revoir. Tout en cheminant, il parla de la fête organisée pour le lendemain, et il dit qu’il espérait bien que Mary Bell y serait. Mary lui répondit qu’elle ne savait pas encore si elle pourrait s’y rendre, parce que sa mère était souffrante.
« Oh ! elle vous laissera bien y aller, dit William.
– Si je le lui demandais, je le pense aussi, répondit Mary ; mais je veux attendre jusqu’à ce soir, et voir comment elle se portera, avant de lui en rien dire.
– Vous pourriez tout aussi bien lui en parler maintenant, et lui demander la permission d’y assister, si toutefois elle se sent assez vaillante quand le moment sera venu.
– Non, je préfère qu’elle n’en sache pas un mot si elle ne se sent pas assez forte, pour que j’y aille ; car si elle sait qu’il y a une fête, elle croira que j’ai envie d’y participer, et elle sera chagrinée toute la journée de me voir rester à la maison. »
William ne répondit rien à ceci, mais il pensa que Mary Bell était bonne et discrète. Il lui dit encore qu’il espérait beaucoup qu’elle pourrait être de la partie, et, après avoir causé pendant un moment, il la quitta et rentra chez sa tante.
Le lendemain, de fort bonne heure, il envoya Riquet chez Mme Bell, savoir si Mary serait libre ; il recommanda à Riquet de demander cela à Mary tout à fait en particulier. Riquet revint bientôt, en disant que Mme Bell était un peu mieux, mais pas assez pour être laissée seule, et que, par conséquent, Mary ne pourrait pas la quitter. William en fut désolé et Madeleine aussi. Celle-ci déclara qu’elle avait envie de ne pas aller à la fête du tout, mais plutôt d’aller voir Mary Bell et lui tenir compagnie ainsi qu’à sa mère. Elle se décida pourtant à assister à l’inauguration, car Mme Henry ne trouvait pas à propos qu’elle allât chez Mary un jour que sa mère était malade.
À une heure de l’après-midi, tout le monde se réunit à une certaine barrière d’où partait un sentier traversant un pré et qui menait au Pic. Ce pré, de peu d’étendue, mais très joli et très vert, était bordé par de grands arbres qui formaient la lisière de la forêt. Le sentier commençait par serpenter sous ces arbres et se dirigeait ensuite vers un petit ravin peu éloigné d’un ruisseau d’eau courante. C’était à partir de là que les garçons du village avaient commencé à réparer le sentier du Pic.
Le travail, en cet endroit, avait été de placer de grosses pierres en travers du cours d’eau, afin qu’on pût le traverser facilement. Jusque-là il n’y avait eu qu’un gué formé par un entassement progressif de sable et de graviers, et les enfants avaient toujours eu beaucoup de peine à passer d’un bord à l’autre, se mouillant bien souvent les pieds et couvrant leurs souliers de boue. Maintenant, il y avait, à des distances égales, trois grosses pierres très solides, dont la surface était parfaitement unie ; une avait été placée au milieu du ruisseau, et les deux autres plus près des bords. Rien n’était plus aisé que de sauter d’une pierre à l’autre ; c’était si facile, que plusieurs petites filles de la bande restèrent en arrière et s’amusèrent à traverser et à retraverser le ruisseau plusieurs fois. Près de là, sur une grosse pierre à moitié enterrée, on avait tracé les lettres S. et L. avec de la peinture noire. C’étaient les deux initiales de Sarah et de Louise, les deux jeunes filles chargées de cette section de la voie.
À partir du ruisseau, le sentier pénétrait tout à fait sous bois en s’élevant doucement. Ici, les petits ouvriers avaient eu à couper des broussailles et à débarrasser la route des vieilles souches, des racines et des pierres qui l’encombraient. Enfin, le chemin sortait du bois et suivait une colline abrupte, couverte de fougères et de mousses. Là on voyait une autre pierre marquée de deux A. L’un était pour Anna, et l’autre pour Augusta. Il avait fallu beaucoup piocher pour arranger cette section du sentier ; mais on en était venu à bout, et ce fut avec une grande satisfaction que la petite bande passa sur cette portion de la route.
La section suivante traversait un sol couvert de pierres roulantes ; les garçons étaient parvenus à les ranger de façon à en faire un pavé très respectable.
Les amis allaient ainsi d’une section à l’autre, s’arrêtant quelquefois pour constater les embellissements et pour examiner les pierres et les initiales au bord de la route. Enfin, ils arrivèrent au sommet de la colline, passablement fatigués de leur ascension, qui, malgré toutes les améliorations, était encore assez pénible. Ils déposèrent les sacs et les paniers de provisions sur une grande pierre plate, et prirent comme sièges les rochers et les bancs de mousse.
L’endroit qu’ils avaient choisi pour leur goûter était de l’autre côté du Pic, un peu au-dessous du sommet, et bien à l’ombre. Près de là, dans un petit ravin solitaire, entourés de rochers couverts de mousses et de plantes grimpantes, et couronnés par des arbres verts, on voyait sourdre une source d’eau très limpide. Tous les enfants se réunirent là, et après avoir passé une demi-heure à déballer les provisions et à mettre leur couvert, ils commencèrent le festin pour lequel la promenade leur avait donné un excellent appétit. Comme d’habitude, Caroline était à la tête de tout, et il faut dire qu’elle rendait ses camarades heureux au possible par sa bonne humeur, son enjouement et l’adresse avec laquelle elle dirigeait les arrangements. Elle menait les convives et toutes choses à sa guise ; mais c’était avec tant de grâce et de gentillesse que chacun était content d’être mené ainsi. Bien que William eût une grande admiration pour Caroline, il regrettait beaucoup que Mary Bell ne fût pas de la partie.
L’on goûta donc sur l’herbe, après quoi Caroline, qui se multipliait, proposa une promenade à un endroit délicieux, mais trop longue pour que les plus petits pussent y prendre part, malgré toute l’envie qu’ils en avaient, à cause d’une belle cascade dont Caroline disait merveilles.
– C’est bon, dit William, je resterai avec les enfants et je m’efforcerai de les distraire de mon mieux.
Tout à coup, Madeleine restée avec les petits, frappa joyeusement dans ses mains, en s’écriant :
– Voilà Mary Bell ! Je vais au devant d’elle.
C’était elle, en effet, partie avec l’autorisation de sa mère qui se trouvait beaucoup mieux, et elle se plaça aussitôt parmi les compagnons et compagnes de William, qui paraissait ravi. Et quand Caroline revint avec sa société, tous ensemble, les enfants enchantés de leur journée, reprirent le chemin du village.
Quelques jours plus tard, avec le concours de Lafaine, William organisa une grande expédition en deux charrettes, munies chacune de trois bancs confortables à trois places l’un, de sorte que la caravane comprenait dix-huit personnes, et le but était surtout de mieux connaître le pays avoisinant. Ce fut, en effet, délicieux, et toutes les beautés d’une riche et pittoresque campagne charmaient les yeux.
Parfois, ils s’arrêtaient, descendaient pour cueillir des pommes ; et les fermiers leur en laissaient prendre tant qu’ils voulaient.
Les deux charrettes se suivaient à quelque distance, pour que la seconde ne fût point incommodée par la poussière soulevée par l’autre. Lafaine gagnait progressivement de l’avance, et dans la seconde charrette conduite par Parker, celui-ci était assis sur le premier banc, près de Caroline ; Mary Bell et Madeleine s’étaient installées sur le deuxième et William sur le dernier.
En passant devant une ferme, Caroline se dit très altérée et pria William d’aller lui chercher un verre d’eau.
Celui-ci s’empressa et pénétra dans la ferme où il demanda de l’eau à une jeune servante occupée à balayer et qui s’empressa de prendre un seau et de courir à la pompe. Pendant qu’il attendait l’eau fraîche, il jeta un coup d’œil sur la route et aperçut la charrette arrêtée, mais trop éloignée pour qu’il pût se faire entendre. Alors il agita son mouchoir pour indiquer à ses compagnons que l’on ne tarderait pas à arriver. Il resta ainsi quelques minutes à se morfondre et enfin se demanda ce que la servante pouvait faire pour être si longtemps absente.
Celle-ci avait trouvé que le seau d’eau où elle comptait puiser avait séjourné trop longtemps dans la maison, et ne voulant donner que de l’eau parfaitement fraîche à un étranger aussi comme il faut que William, elle s’était décidée à aller en chercher à la source. Voilà ce qui causait le retard.
Pendant ce temps Madeleine vit une fleur sur le bord de la route, et elle pria Mary Bell de la laisser descendre pour la cueillir.
Mary y consentit et descendit elle-même de voiture, Madeleine sauta bien doucement, et elle posait le pied à terre quand elle vit poindre William avec un pot d’eau dans une main et un verre dans l’autre.
Madeleine aperçut plusieurs fleurs s’épanouissant dans l’herbe, et elle resta à les cueillir jusqu’à ce que tout le monde eût bu à tour de rôle.
William offrit de l’eau à Mary Bell, et quand elle eut bu, il reporta à la maison le pot et le verre. Madeleine n’avait pas soif : elle était trop occupée de ses fleurs.
« Allons, fit Mary Bell, il faut remonter.
– Oui, un moment, dit Madeleine, voilà encore une fleur dont j’ai bien envie.
– Elle va nous faire attendre, vous verrez ; je le savais », dit Caroline. Puis tout à coup, comme si une idée brillante lui traversait le cerveau, elle ajouta : « Partons, Parker, et laissons-les un peu ».
Parker fouetta les chevaux. Caroline se retourna pour voir ce que Mary Bell et Madeleine penseraient de leur fuite. Elle remarqua que celle-ci semblait un peu effrayée, mais que Mary Bell était restée sur le bord de la route et avait l’air tout à fait à son aise.
Voyant que Mary montrait si peu d’inquiétude, Caroline pria Parker de continuer.
« Allons de l’avant de façon au moins à lui faire un peu peur », dit-elle.
Elle venait aussi d’apercevoir William qui revenait de la ferme ; elle pensa qu’il serait charmant de les faire enrager un peu tous les deux. Elle agissait ainsi sans grande malice, et elle avait l’intention seulement de faire une plaisanterie innocente ; je ne dirai pourtant pas qu’il ne s’y mêlât un peu de jalousie et de dépit. Elle ne pouvait s’empêcher de croire que William préférait la société de Mary Bell à la sienne, et elle ne lui avait pas complètement pardonné de n’avoir pas voulu l’accompagner à la cascade le jour de la fête du Pic. Quand, à son retour, elle avait trouvé que Mary Bell, en son absence, était venue se joindre à la société de William, elle avait soupçonné que l’arrivée de celle-ci avait été convenue à l’avance. Elle se trompait pourtant. Une demi-heure avant son départ, Mary n’avait aucune idée qu’elle irait à la fête, et William ne l’attendait nullement. Leur rencontre avait été tout à fait accidentelle.
Ces choses avaient laissé chez Caroline un sentiment de mécontentement et de dépit qui la rendait très disposée à amuser ses camarades aux dépens de Mary Bell.
« Ne vous arrêtez pas, dit-elle à Parker, voyons ce qu’ils feront. »
Mary commençait à être assez tourmentée quand William vint la rejoindre sur la route.
« Ils s’en vont, dit-elle.
– Ne craignez rien, répondit William ; ils n’iront pas bien loin, je pense.
– Nous ferons mieux de courir, dit Mary Bell ; c’est à quoi ils veulent nous obliger ; ils ne nous laisseront jamais remonter sans cela.
– Eh bien, courons, si vous le voulez, dit William.
– Ils arrivent, Parker ! crièrent les enfants qui étaient au fond de la charrette. Fouettez donc ! Ils arrivent, et ils vont nous rejoindre.
– Oui, fouettez, dit Caroline, ou nous sommes bientôt rattrapés. »
Parker fouetta les chevaux, qui prirent le trot et qui eurent bientôt laissé loin derrière eux Mary Bell et William.
« Je crois vraiment, dit William, que nous allons être obligées d’abandonner la partie. Asseyons-nous sur cette pierre et réfléchissons à ce qu’il faut faire. »
Il y avait sur le bord de la route une grande pierre, et tous les trois allèrent s’y asseoir. Mary Bell et Madeleine commençaient à avoir l’air fatigué et inquiet.
Dès qu’ils furent assis, Mary Bell dit :
« Voilà qu’ils se sont arrêtés. Ils vont nous laisser remonter maintenant. Allons les trouver. »
Ils se levèrent et marchèrent vivement vers la charrette. Mais aussitôt que Caroline et Parker les aperçurent, ils fouettèrent les chevaux et repartirent plus vite que jamais. Les trois piétons ralentirent leur marche, car ils savaient fort bien qu’ils ne fallait pas songer à rattraper les chevaux en courant, et ils tinrent de nouveau conseil.
– Ils se sont assez moqués de nous, déclara William. Voilà un quart de lieue que nous faisons ; c’est suffisant pour n’importe quelle plaisanterie. Je crois que ce que nous avons de mieux à faire, c’est de ne plus les poursuivre.
– Alors comment rentrer ? demanda Mary Bell. Nous sommes, je suis sûre, à plus de trois lieues de la maison.
– Oui, par la route il y a trois lieues, répondit William, mais nous pourrions ne pas prendre ce chemin. Trouvons un moyen pour traverser la rivière, et alors nous ne serons plus qu’à une demi-heure de la maison, en ligne droite.
– Mais nous ne pouvons pas traverser la rivière, reprit Mary Bell.
– Oh ! dit William, je m’arrangerai pour vous la faire traverser ; et si je n’y puis réussir, je prendrai chez un fermier une voiture et je vous mènerai jusqu’au bac.
Mary Bell ne savait trop que répondre.
– Je crois cependant, dit-elle, qu’ils n’oseront jamais rentrer en nous laissant ici, à trois heures de la maison. Que feront-ils ?
– Je n’en sais rien, répondit William. Qu’ils se tirent de l’embarras où ils se sont mis comme ils le pourront ; pour l’heure, le nôtre nous suffit.
Mary commençait à être très tourmentée. Elle sentait fort bien que William allait avoir l’ennui de les tirer de leur mauvaise position, et que toute la responsabilité retomberait sur lui. Elle trouvait fort raisonnable que ce fût lui qui décidât ce qu’il y avait à faire. C’était pourtant un peu à contrecœur qu’elle abandonnait tout espoir de reprendre sa place. Elle se décida donc à demander bien timidement à William s’il ne consentirait pas à continuer un peu plus loin.
– Vous savez, Mary Bell, répliqua William, qu’il m’est fort désagréable d’avoir à vous refuser quelque chose, mais je pense que dans le cas présent il vaut mieux que j’agisse contre votre gré, car alors vous serez dégagée de toute responsabilité. Vous direz à votre mère que vous avez suivi la charrette tant que je vous l’ai permis, que vous vouliez continuer plus longtemps, mais que je n’ai pas voulu y consentir. Si donc quelqu’un est à blâmer, ce sera moi. »
Mary Bell sentit la justesse de ces raisons, et elle se résigna à son sort qui dépendait complètement de l’habileté et de l’énergie de William. Elle commença même à trouver un certain charme de n’avoir plus qu’à se laisser conduire. Ce fut donc d’un cœur léger qu’elle suivit le jeune homme, ne cherchant pas à savoir ce que celui-ci allait faire.
Cependant, sur la remarque de Mary Bell que Madeleine était déjà fatiguée, et que mieux valait reprendre place dans la charrette, il se décida à faire des signaux, en attachant son mouchoir à un bout de sa canne et dit à Madeleine de continuer à marcher de l’avant. Cela resta sans effet.
Évidemment, pour Caroline et Parker, il ne s’agissait que d’un jeu, et comme toujours, quand on s’amuse aux dépens des autres, ils ne se doutaient nullement du chagrin qu’ils infligeaient à leurs victimes.
En ce moment, la charrette était sur le point de disparaître à un tournant de la route, et William, désireux peut-être d’inquiéter, à son tour, les trop mauvais plaisants, rebroussa chemin avec Madeleine et Mary Bell.
Celle-ci, pensant aux soucis que le retard forcé allait nécessairement causer à sa mère, surtout si Caroline, honteuse, n’en expliquait point la cause, ne put s’empêcher d’en faire la confidence à William qui la rassura, en prenant tout à son compte, et en assumant, par suite, toutes les conséquences de la sotte aventure.
Caroline, avec toute sa légèreté, n’avait songé à rien de ce qui pouvait survenir de désagréable, à la suite de sa farce irréfléchie et vraiment répréhensible. Elle n’y pensa qu’au moment même où les trois délaissés disparurent, au tournant de la route. C’était un peu tard, et le mal était fait. Caroline, assez tourmentée, voulut le réparer, en engageant Parker à descendre de la charrette et à courir après les disparus. Rien ! Parker et Caroline, à leur tour, eurent beau crier : « William ? Mary ? » L’écho seul répéta les deux noms.
Ainsi William, Mary Bell et Madeleine se trouvaient seuls maintenant, loin de l’habitation de Mme Henry, quoique relativement près, à vol d’oiseau, mais la rivière, bien que peu large, était trop profonde pour que Mary Bell et Madeleine tentassent le passage, et les ponts étaient, hélas ! trop éloignés.
C’était l’affaire de William qui expliqua qu’en disposant ses habits sur une planche facile à découvrir et qu’il pousserait devant lui, à la nage, jusqu’à l’autre rive, il se rhabillerait aisément, rassurerait rapidement Mme Henry et Mme Bell, et ne serait pas long à rejoindre, en bateau, ses deux compagnes.
Au moment où William s’apprêtait à mettre son plan à exécution, Madeleine aperçut, sur l’autre bord, un jeune garçon jouant avec un chien qui n’était autre que Carlo. Elle reconnut le garçon pour un des petits voisins de Mme Henry, et elle eut l’idée de le héler pour l’engager à leur amener le bateau. Mary Bell, qui savait toute l’intelligence du chien, ne douta pas un instant que si Robert, c’était le nom du garçon, pouvait l’entendre, il n’aurait qu’à mettre la corde du bateau dans la gueule de Carlo, pour que celui-ci, hêlé à son tour, arrivât, en traînant, derrière lui, le bateau sauveur.
Robert comprit ce qu’on lui criait, de l’autre bord ; Carlo comprit Robert, et, la corde fortement serrée entre les deux mâchoires, il se mit à traverser, un peu poussé en aval, par le courant ; William, qui suivait le bord de la rivière, de manière à se tenir au niveau du nageur, se trouva tout prêt à saisir la corde ; et Carlo, aboyant aussitôt autour de Mary Bell, se secoua avec tant d’énergie qu’il l’éclaboussa de la tête aux pieds.
On devine aisément ce qui se passa ensuite : le retour à la maison avant Caroline et Parker, et la surprise de celle-ci, en présence de l’accueil ironique qui lui fut fait. Mais, comme elle n’était point sotte, elle s’en tira, en écrivant, le lendemain, à Mary Bell, l’aimable lettre que voici :
« Ma chère Mary Bell,
« Je suis si honteuse de vous avoir laissée hier, que je ne sais que dire ou que faire. C’était bien ingrat, envers William, qui s’était donné tant de peine pour arranger la partie et pour nous procurer les chevaux et les charrettes. C’était surtout bien mal de profiter du moment où il était allé me chercher de l’eau. Je ne veux pas lui écrire et je suis trop honteuse pour lui en parler ; mais je voudrais bien que vous lui disiez combien je suis fâchée de ce que j’ai fait.
« Votre amie,
« Caroline. »
La commission fut faite, et William reconnut de nouveau qu’après tout, quoique légère et quelquefois encombrante, Caroline n’était cependant pas une méchante fille.
XIII
Riquet, tout en grandissant, ne se corrigeait pas de sa turbulence, et souvent ses imprudences effrayaient sa cousine. Les deux enfants couchaient, la nuit, dans deux chambres contiguës qui donnaient sur la même pièce.
Un matin, ils se réveillèrent presque en même temps, et Riquet commença par se plaindre du froid.
En y réfléchissant, cependant, il trouva que c’était pour le mieux, parce que sa mère leur permettrait peut-être d’aller voir Marie Lescot, qui était une amie de Mary Bell, mais plus âgée que celle-ci, et qui tenait, on le sait, un petit magasin où se trouvaient à peu près tous les objets nécessaires aux usages ordinaires de la vie.
Elle ne demeurait pas tout près, une lieue environ ; le chemin qui conduisait chez elle était assez solitaire, et Mme Henry ne consentait la promenade que si la journée se montrait belle et tempérée.
L’autorisation fut accordée, pour ce jour-là. Lafaine, qui avait affaire au moulin, les conduirait, en charrette, jusque chez Marie Lescot, d’où les enfants lui rapporteraient certaines choses dont elle avait besoin. Après le déjeuner ils s’habillèrent et s’assirent au bas de l’escalier, en attendant que Lafaine eût achevé de préparer la voiture.
Riquet, qui demeurait difficilement en place, se mit bientôt, à la grande frayeur de Madeleine, à cabrioler le long de la rampe d’escalier, tantôt dessus, tantôt dessous, au risque de se rompre le cou, à remonter la rampe, puis à la dégringoler, avec une rapidité vertigineuse.
Lafaine qui passait, en ce moment, pour aller chercher son fouet, fut interpellé par Madeleine, afin de morigéner Riquet qui lui donnait des frayeurs mortelles.
– Ce que fait là M. Riquet n’est assurément pas malin, comme on dit en France. J’ai cependant connu des étourdis qui faisaient des choses bien plus sottes que cela. Ainsi, il me souvient d’avoir vu un petit garçon qui mit son nez dans l’entrebâillement d’une porte qu’il ferma ensuite, de toute sa force. Ce n’était pas plus sot, après tout, que ce que fait votre cousin, Mlle Madeleine. Mais, il n’y a rien à dire à ceux qui ne veulent pas entendre.
Riquet, un peu confus de l’admonestation, se remit sur ses pieds, pour interpeller Lafaine :
– Eh bien ! dit-il, cela l’a-t-il seulement fait éternuer ?
Madeleine et Lafaine ne purent s’empêcher de rire ; et le trio se dirigea vers la charrette chargée de grain, et chacun s’installa de son mieux.
Mais, on a beau aimer rouler en voiture, vient un moment où l’on a peine à ne pas s’assoupir. Aussi, pour se distraire, nos deux jeunes voyageurs demandèrent bientôt à Lafaine de leur conter une histoire. Il ne se fit pas prier et comme d’habitude, il commença sans savoir ce qu’il allait dire.
Ainsi, il entama l’histoire d’une chatte du nom de Finette qui, constamment, faisait des tours pendables, à la grande joie des deux enfants, lorsqu’il s’arrêta tout à coup, pour leur montrer un petit garçon assis sur une pierre, au bord de la route, et qui poussait des gémissements à faire pitié, en tenant sa jambe entre ses mains.
Interrogé par Lafaine, il raconta qu’il s’était foulé le pied, en tombant de cheval, lorsqu’il allait au moulin porter deux sacs de blé. Les sacs étaient tombés également, et non loin, sur le chemin, la bête coupable broutait l’herbe, sans plus se soucier de l’aventure.
C’était encore une leçon pour Riquet. En effet, le jeune blessé, qui ne s’en vantait pas, avait désobéi à son père, en montant et en se tenant debout sur le cheval, comme il l’avait vu faire, dans un cirque, aux écuyers en répétition. Et s’il se lamentait surtout pour l’instant, c’est que son père avait promis de le fouetter jusqu’au sang, s’il continuait à se livrer à ces extravagances.
Jacquot portait donc la peine de sa désobéissance, et se trouverait probablement à jamais guéri de sa vocation et de ses fantaisies équestres. Et puis, le retour à la maison paternelle ne le rassurait guère. La foulure, une fois guérie, il ne se faisait pas d’illusion quant au sort qui l’attendait et à la correction douloureuse qu’il avait méritée.
Le cheval, auteur de l’accident, se laissa reprendre par Lafaine, après de vaines tentatives de Riquet. L’ingénieux garçon ouvrit un des sacs tombés et en tirant une poignée de grains, il l’offrit à la bête gourmande qui se laissa prendre par la bride et attacher derrière la charrette où il plaça ensuite les deux sacs de grains.
Lafaine alors laissa Madeleine et Riquet s’en aller seuls et à pied, chez Marie Lescot dont nos jeunes lecteurs auront peut-être le regret de ne pas faire la connaissance. Ils furent privés aussi de la suite et fin de l’histoire de la chatte Finette, car Lafaine, qui l’avait inventée, comme toutes ses histoires, n’était pas homme à se rappeler le peu qu’il en avait dit.
Entre temps, Mary Bell et Lafaine avaient fondé une école de dessin, dont ils étaient les professeurs. Nombreux étaient leurs élèves. Madeleine a conservé un dessin de Lafaine, représentant deux gamins, dont l’un poursuit l’autre pour ravoir sa casquette hissée, par le ravisseur, au bout d’un bâton. C’était une esquisse très simple, mais pleine d’entrain et de mouvement.
Ainsi s’écoulait la vie, dans la ville en formation et dans ses environs, où nous avons placé les théâtres de ces petites aventures, au grand plaisir de cette jeunesse joyeuse, souvent turbulente, mais sérieuse aussi et même énergique, on l’a vu, quand il le fallait. Les lecteurs de ce modeste livre en garderont, nous en avons la persuasion, le meilleur souvenir et se plairont à retrouver, à l’occasion, ces jeunes camarades américains si sympathiques et si originaux, toujours pleins d’entrain et de cet humour particulier qui étonne parfois, mais qui n’est pas sans charme communicatif, et où se mêlent, si agréablement, l’insouciante naïveté des premières années et la naissante raison. - FIN
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