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La petite Jeanne.04; ou, Le devoir - Zulma Carraud
On fait l'inventaire.
Quelques jours après, maître Tixier vint voir Jeanne et lui dit:
«Ma fille, comme tu as des mineurs, il faut faire ton inventaire. Je t'y engage, dans ton intérêt et dans celui de tes enfants, pour t'épargner toute espèce de désagréments par la suite. --Mais ça va me coûter bien cher!
--C'est égal, il faut le faire; quand on suit la loi, on est sûr qu'il n'arrive rien de fâcheux.
--Voyez donc, père Tixier! si nous ne vous avions pas payé l'année de la grêle, je serais grandement embarrassée à cette heure.
--Crois-tu donc que je t'aurais tourmentée?
--Non, mais c'est moi qui me serais tourmentée, me voyant dans l'impossibilité de m'acquitter. Je n'aurais pas eu un seul moment de repos en me sentant des dettes.»
M. le curé fait une remontrance à Jeanne.
«Jeanne, dit un jour M. le curé, je vous trouve bien mauvaise mine; seriez-vous malade?
--Pas précisément, monsieur le curé; mais depuis que j'ai vu mon cher défunt baigné dans son sang, je ne puis plus dormir tranquille; toutes les nuits je le vois là, étendu devant moi, et je me réveille en criant; puis je m'agite dans mon lit pendant plus d'une heure sans pouvoir m'en retenir.
--Ce n'est pas votre corps qui est malade, Jeanne, c'est votre esprit, qui ne peut se soumettre à la volonté de Dieu. Vous oubliez les souffrances que son Fils a endurées pour nous. Si vous y regardiez de bien près, vous verriez que vous êtes encore mieux partagée que les trois quarts des gens que vous connaissez. Cherchez autour de vous, et dites-moi qui a reçu plus de grâce du ciel. De pauvre orpheline sans parents et sans pain que vous étiez, vous voilà mère de famille, logée dans la maison que vous avez fait bâtir, ayant de quoi vivre en travaillant; et vous avez eu le grand avantage de ne rencontrer sur votre chemin que d'honnêtes gens qui vous ont tous protégée.
--Vous avez raison, monsieur le curé; quand vous avez passé quelques moments auprès de moi, je suis toujours plus forte pour supporter mon malheur; mais quand je suis seule avec les enfants, il me revient tout de suite dans l'esprit, et je ne peux pas sécher mes larmes.
--Je vais aller à l'église demander à Dieu qu'il vous donne des forces; il faut, de votre côté, le prier aussitôt que vous sentez votre chagrin prendre le dessus. Priez, soit chez vous, soit en travaillant chez les autres; la prière est bonne partout, et, quand on appelle Dieu à son aide, il ne se fait pas attendre.»
Jeanne eut un petit garçon, dont Mme Isaure voulut être la marraine, et qu'on appela Louis comme son père. Au bout d'un mois, elle le porta voir à maître Tixier, qui le trouva plus beau et plus fort que les autres.
«Cela doit te consoler un peu, ma Jeanne.
--Ah! père Tixier, il ne faut pas se presser de se réjouir; il ne marche pas encore et il peut lui arriver plus d'un malheur avant qu'il soit en état de travailler.
--N'as-tu donc pas assez de tes chagrins, ma Jeanne? faut-il donc que tu t'en fasses encore d'autres?»
Le petit Louis tombe en langueur.
Le père Tixier labourait pour rien les terres de Jeanne; mais, comme elle avait à payer les façons de ses vignes, l'impôt, la moisson, il lui restait tout juste de quoi vivre et payer les mois d'école ainsi que les livres de Paul. Cet enfant continuait d'être dur pour sa mère et pour sa soeur. Hors de la maison, il était fort gentil; mais là, il tyrannisait ceux qui l'aimaient le plus. Quelquefois Nannette en pleurait; sa mère lui disait:
«Nous sommes encore bien heureuses, ma fille, qu'il ne tourne pas au mal! Avec un esprit comme le sien, il eût été impossible de le ramener dans le bon chemin. Il est honnête garçon, Dieu merci! il n'y a que nous qui souffrions de son mauvais caractère; aussi m'a-t-il enlevé le peu de bonheur que Dieu m'avait laissé.»
Un jour, Mme Isaure vint voir son filleul; elle le trouva bien chétif.
«Jeanne, si tu étais raisonnable, tu sèvrerais Louis; tu lui donnes de mauvais lait, parce que tu as trop de chagrin, et tu fais beaucoup de mal à cet enfant.
--Mais, ma chère dame, il n'a pas une seule dent, malgré ses dix mois.
--C'est égal; le lait que tu lui donnes est un poison pour lui: crois-moi, sèvre-le tout de suite.»
Jeanne suivit son conseil: l'enfant se remit d'abord; mais il tomba bientôt en langueur. Marguerite dit à Jeanne:
«Si j'étais à ta place, j'emmènerais Louis à Sainte-Solange pour le faire guérir: on lui dirait un évangile, et il serait tout de suite remis.
--Maman, dit Nannette, les évangiles de M. le curé de Sainte-Solange valent donc mieux que ceux du nôtre? Pourtant on peut bien dire que notre curé n'a pas son pareil sur la terre.
--Entends-tu ce qu'elle te dit, Marguerite? Elle a bien raison; les prières de notre curé, qui est un vrai saint, sont aussi bonnes que celles des autres; est-ce que le bon Dieu ne les entend pas aussi bien ici qu'à Solange?
--Pourquoi y a-t-il donc tant de gens qui font le voyage?
--Veux-tu que je te le dise? c'est pour courir, pour s'amuser; et puis, quand vous êtes allés là avec vos enfants, vous ne vous en occupez plus: il faut que le bon Dieu les guérisse tout seul; vous trouvez ça plus commode. Pourtant, s'il nous a donné l'instinct de nous soigner quand nous sommes malades, c'est qu'il veut qu'on prenne la peine de le faire. Tiens, voilà monsieur le curé qui vient, demande-lui ce qu'il en pense.»
M le curé dit que la prière est bonne partout.
«Monsieur le curé, cria Marguerite, est-ce qu'il y a du mal à faire le voyage de Sainte-Solange?
--Non, certainement. Si, en quittant votre maison pendant plusieurs jours, vous n'y laissez rien en souffrance, et que votre mari et vos enfants soient bien soignés pendant que vous n'y serez pas, vous ferez bien d'aller prier au tombeau de la sainte.
--Qu'est-ce que je te disais, Marguerite? dit Jeanne; as-tu besoin de laisser tout à l'abandon pour aller au loin prier Dieu, quand il y a une église et un bon prêtre auprès de toi? Est-ce que Dieu n'est pas partout et ne nous entend pas toujours?
--Oui, sans doute; mais il guérit mieux à Sainte-Solange qu'ici; c'est bien sûr.
--Tu crois que quand tu auras traîné ton petit malade à neuf lieues, par le froid de la nuit et la chaleur du jour, il sera mieux disposé à guérir que si tu le soignais dans ta maison?
--Vous avez raison, Jeanne, dit M. le curé; Dieu veille partout aux besoins de ses créatures. Le plus petit insecte trouve à sa portée la proie dont il se nourrit; la moindre fleur a sa goutte de rosée. Écoutez, Marguerite, je suis loin de blâmer ceux qui vont à Sainte-Solange. Il n'y a pas de mal à faire un pèlerinage, bien au contraire; mais si quelque chose en souffre chez vous, vous désobéissez à Dieu, qui veut que la femme s'occupe de sa maison et de ses enfants.
--Ma foi, c'est un grand ennui que les enfants: j'en ai cinq, c'est bien trois de trop.
--Peux-tu dire des choses comme celles-là, Marguerite! c'est comme si tu souhaitais la mort de ces pauvres petits. Que dirais-tu si l'on te proposait de te débarrasser de ceux qui sont de trop? lesquels choisirais-tu?
--Tu me fais peur, Jeanne; je les aime tous de même, quoiqu'ils m'ennuient bien souvent.»
M. le curé reproche à Marguerite d'être paresseuse.
«Conviens, Marguerite, dit Jeanne, que tu as autant d'envie de courir que de prier au tombeau de sainte-Solange.
--Dame! petite Jeanne, c'est bien amusant de voir tout ce monde!
--Ainsi, c'est pour voir du monde que tu fais faire à ton enfant neuf lieues pour aller et autant pour revenir, et que tu laisses les autres tout seuls avec leur père, qui ne pourra pas s'en occuper, forcé qu'il est de gagner ses journées; ils n'auront point de soupe à manger, ni les uns, ni les autres, et leurs lits ne seront pas faits; puis tu seras si lasse en revenant, que tu ne pourras rien faire le lendemain. Est-ce raisonnable, voyons?
--Écoutez bien ce que vous dit Jeanne, ajouta le curé; vous n'êtes pas travailleuse, et, si Claude était malade seulement pendant huit jours, il faudrait envoyer vos enfants mendier. Si vous étiez bien propre, bien courageuse; si, au lieu d'aller causer dès le matin avec vos voisines, vous faisiez votre ménage et que vous eussiez soin de tenir vos enfants propres, ils se porteraient bien et vous n'auriez pas la douleur de les voir dans un si triste état. Dieu bénit le travail, parce qu'il nous a tous faits pour travailler, et c'est une bonne manière de le prier que d'avoir du coeur à son ménage. Si vous désirez des neuvaines pour guérir votre enfant, je les ferai pour vous, moi!
--Vois donc, Marguerite, si tu mérites qu'on soit si bon pour toi! Allons, dis-nous la vérité: es-tu contente quand tu as couru toute la journée, un enfant sur les bras, au lieu de veiller à tes affaires?
--Non, ma Jeanne; c'est bien vrai que je ne suis pas contente; je sens au-dedans de moi quelque chose qui me gêne, qui me tourmente.
--Et quand tu as bien travaillé toute la journée, que tu es à souper avec ton homme et tes enfants, et que tu as ton gain dans ta poche, que ressens-tu?
--Jeanne, je suis légère comme l'oiseau; je vas, je viens, je chante, j'embrasse les petits.
--Marguerite, dit M. le curé, ce quelque chose qui n'est pas content au-dedans de vous quand vous ne faites pas votre devoir, et qui chante quand vous avez bien travaillé, c'est la conscience, c'est la voix de Dieu qui parle dans votre coeur. Si vous l'écoutiez, vous seriez toujours heureuse, et il y aurait plus d'aisance dans votre maison.
--Monsieur le curé, c'est que, quand il me prend envie de faire quelque chose, je le fais tout de suite sans en penser plus long. J'en suis fâchée après, mais c'est plus fort que moi; il faudrait que Jeanne fût toujours à mon côté.
--Comme elle ne peut quitter sa maison ni son ouvrage pour s'occuper de vous, ce sera moi qui irai tous les matins, avant de dire ma messe, voir si vous êtes en bonne disposition de travailler.
--Monsieur le curé, dit Jeanne, vous ferez là une grande charité; Marguerite n'est pas plus mauvaise qu'une autre; mais je le lui ai déjà dit, si elle continue, il lui arrivera malheur.»
M. le curé veut placer Sylvain en ville.
Jeanne dit un jour à M. le curé:
«Vous avez pour mon Sylvain de trop grandes bontés, vous en faites un monsieur; il serait bien temps qu'il s'occupât de cultiver nos terres; il en sait plus long qu'il ne lui en faut; qu'il apprenne donc à présent à manier la charrue.
--Jeanne, cet enfant est si doux et en même temps si délicat, que je ne puis m'habituer à penser qu'il passera sa vie à piocher la terre. N'y a-t-il pas mille autres manières de gagner son pain? Il est très-intelligent et beaucoup plus instruit que les autres enfants de son âge, car il a bien profité de tout ce que je lui ai appris. Je voudrais le placer chez un notaire de mes amis, à qui j'en ai déjà parlé.
--Croyez-vous, monsieur le curé, qu'il puisse être heureux en ville, où il n'aura personne pour l'aimer?
--Laissez donc, Jeanne! les gens chez qui je le placerai lui serviront de famille; c'est une maison honnête, où il sera bien tenu et ils ne lui donneront que de bons exemples.
--Monsieur le curé, vous en savez plus long que moi là-dessus; mais j'aurais mieux aimé qu'il restât paysan comme son père; c'est encore l'état qui donne le plus de bonheur et où on est le moins exposé à mal faire.
Jeanne s'occupa de mettre en ordre les effets de Sylvain; elle fit refaire à sa taille les plus beaux habits de son père, et M. le curé le mena chez son ami le notaire.
Jeanne s'aperçoit que le petit Louis sera un enfant simple.
Louis avait trois ans; sa santé s'était raffermie et il était devenu très-fort; il parlait peu, et ce qu'il disait ne ressemblait pas aux propos des autres enfants; ses yeux étaient grands, mais tout singuliers. Il courait après tout ce qui brillait pour s'en saisir. Il s'était brûlé plus d'une fois à la chandelle, et plus d'une fois aussi il avait retiré du feu le bois enflammé pour jouer avec; enfin, un jour il s'était jeté dans le ruisseau pour prendre le soleil qu'il voyait dans l'eau. Sa mère, ou bien sa soeur, ne le quittaient plus, de peur d'accident. Jeanne dit à la marraine de l'enfant:
«Je ne peux plus m'abuser, madame, mon pauvre Louis sera simple toute sa vie, si même il ne devient pas idiot tout à fait.
--Tu n'en sais rien encore, Jeanne; il pourra devenir un homme comme les autres; pense donc qu'il est bien jeune!
--Madame, je ne peux pas m'y tromper, parce que ce n'est pas la première fois que je vois des simples; il sera toute sa vie l'enfant du bon Dieu; je ne pourrai pas le quitter un instant.
--Ma pauvre Jeanne, c'est une grande épreuve que le ciel t'envoie.
--J'en ai du chagrin, madame, mais je n'en murmure pas; les enfants simples ont une âme comme les autres, et ils n'offensent jamais le bon Dieu. Puis il m'aime tant, le pauvre innocent!
--Eh bien! Jeanne, si tu ne peux plus travailler à cause de Louis, donne-moi Nannette, j'en aurai soin comme si elle était ma fille; elle ne te coûtera plus rien à nourrir: au contraire, elle pourra t'aider avec ce qu'elle gagnera chez moi.
--Merci, ma chère dame; j'aurai bien de la peine à m'en séparer, car elle aime mon Louis quasi plus que moi; mais nous sommes trop de deux femmes dans la maison, et je serai bien heureuse de la savoir avec vous.»
Nannette a un grand chagrin de quitter sa mère.
A peine Mme Isaure fut-elle partie, que Nannette, qui pleurait dans l'autre chambre, parce qu'elle avait tout entendu, se mit à éclater:
«Ma chère mère, il faut donc nous séparer! je ne le pourrai jamais; j'en mourrai, bien sûr.
--Ma pauvre fille, tu n'en mourras pas. Quand j'ai perdu ton père, je ne suis pas morte, parce que j'ai pensé à vous, mes enfants; et tu penseras à moi pour te donner du courage.
--Mais, c'est si dur d'aller chez les autres!
--Il est sûr qu'il vaut mieux rester avec ses parents, quand on le peut, que d'aller dans la meilleure des conditions. C'est le malheur qui nous force à nous quitter, ma Nannette; mais ce ne sera pas pour toujours. Nous sommes trop de bouches ici, et puis je ne peux rien acheter pour ta toilette; au lieu que tout ce que tu vas gagner sera pour toi, ma fille.
--Et pour vous aussi, ma chère maman. Mais je ne pourrai jamais vivre sans vous voir.
--Si, ma fille; tu auras beaucoup d'ouvrage et tu penseras moins à nous. Mme Isaure est bien bonne; ce ne sera pas une maîtresse ordinaire pour toi: c'est elle qui m'a donné le premier argent que j'ai touché, qui m'a appris tout ce que je sais; elle m'a toujours protégée; tu seras même mieux auprès d'elle qu'auprès de moi, et tu l'aimeras bien vite, je t'en réponds.»
Mais Nannette ne se consolait point; sa mère lui dit:
«Mon enfant, va voir M. le curé; il a de bonnes paroles pour toutes les peines, et tu prieras Dieu avec lui.»
M. le curé fit dîner Nannette à sa table, et la ramena le soir à sa mère.
«N'est-elle pas bien heureuse, dit Jeanne, dans notre malheur, de trouver une place tout près de nous et chez des gens que nous aimons tant?
--Oui, Jeanne, et elle le comprend maintenant; je vous promets qu'elle sera bien raisonnable.
--Nannette, nous irons demain chez Mme Dumont pour savoir quand on aura besoin de toi; si tu as les yeux gonflés, elle croira que tu as oublié ce qu'elle a fait pour nous.
--Ma mère, je vais mener notre vache aux champs, ça me remettra un peu.»
Mme Isaure caresse l'enfant simple de Jeanne.
Le lendemain, après midi, Jeanne et Nannette s'habillèrent, ainsi que Louis, et elles allèrent chez Mme Dumont.
Mme Isaure était dans le jardin, et avait une écharpe rouge. Louis courut à elle, la lui arracha, et se la mit autour du corps avec une joie bruyante.
«Excusez-le, ma chère dame, dit Jeanne, il ne sait pas ce qu'il fait.
--Pauvre petit, dit Mme Isaure en le prenant dans ses bras, comme il est beau!»
Elle lui fit cueillir un abricot, dans lequel il mordit avec avidité; puis il appela sa mère et sa soeur pour leur en faire manger.
«Il est d'un grand coeur, madame, dit Nannette; s'il a quelque chose de bon, il faut que tout le monde y goûte.»
Madame Isaure le mena dans sa chambre, lui donna des jouets et l'embrassa plusieurs fois, car il était vraiment charmant; il la regarda longtemps, puis il se jeta dans ses bras et pleura sur son épaule; elle ne voulut pas qu'on le dérangeât, et il s'endormit.
«Veux-tu venir demeurer avec moi, Nannette?
--Oui, madame, j'en serai bien contente.
--Mais tu dis cela en pleurant, mon enfant; je ne veux pas te contrarier; si tu ne peux pas t'y décider, n'en parlons plus.
--Mon Dieu! madame, dit Jeanne, nous ne nous sommes jamais séparées, et il ne serait pas naturel qu'elle quittât la maison sans chagrin; mais, je vous l'assure, elle vient de bonne volonté; vous savez bien que je ne voudrais pas la contraindre. Quand désirez-vous qu'elle entre à votre service?
--Quand cela t'arrangera, Jeanne.
--Alors, madame, si vous ne vous fâchez pas, elle restera chez nous jusqu'après la moisson. J'ai été demandée pour faire le pain et la cuisine aux moissonneurs de la Tréchauderie; je voudrais bien ne pas perdre cette occasion de gagner un peu d'argent. Nannette gardera ses frères et leur fera la soupe. Je ne viendrai que pour coucher le soir, et encore faudra-t-il que je reparte à trois heures du matin.
--Mais, Jeanne, tu vas te tuer à ce métier-là.
--Je ne peux pas faire autrement; les enfants sont trop jeunes pour les laisser coucher seuls à la maison.
--Ne t'en inquiète pas; notre vieille bonne ira coucher avec Nannette; et toi, tu ne seras pas obligée de faire une lieue matin et soir.»
La vieille bonne mène souvent les enfants au château.
Pendant l'absence de Jeanne, qui ne revenait que le samedi au soir, la vieille bonne, qui l'avait vue toute petite et qui l'aimait beaucoup, emmenait souvent les enfants au château. Elle faisait travailler Nannette avec elle, tout en gardant Louis. Lorsque cet enfant voyait sa marraine, il se couchait à ses pieds et roulait sa tête sur ses genoux; d'autres fois, il prenait ses belles boucles blondes et les baisait, ainsi que ses mains blanches. S'il survenait quelqu'un qu'il ne connût pas, il allait se blottir sous quelque meuble. Nannette s'habitua ainsi à être séparée de sa mère, et elle lui dit en la quittant tout à fait:
«Je viendrai vous voir bien souvent, ma chère maman.
--Ma fille, les maîtres ne se soucient guère de ces visites-là; viens le dimanche seulement.»
Jeanne cessa tout à fait d'aller en journée; elle entreprit d'apprendre quelque chose à son petit Louis, qui passait des heures entières à la regarder sans rien dire. Elle avait bien de la peine à captiver son attention; pourtant, quand elle le tenait par la main en lui adressant la parole, il semblait la mieux comprendre, surtout si elle lui parlait des anges et du bon Dieu, et il revenait souvent sur ce sujet. Il grandissait beaucoup et promettait de devenir fort comme son père.
Paul était toujours mauvais pour sa mère; quelquefois pourtant, touché de sa douceur, il lui disait les yeux humides:
«Que vous êtes donc bonne, ma pauvre mère!»
Mais ces bons moments étaient rares et duraient peu. Il apprenait bien ce qu'on lui montrait à l'école, et, de ce côté du moins, Jeanne n'avait pas à se plaindre de lui.
Jeanne passe une mauvaise année.
Il y eut une année pluvieuse: les grains mûrirent mal et les fourrages furent de mauvaise qualité. Le père Tixier, qui avait coutume de venir causer souvent avec Jeanne, était mort dans l'hiver. Le Grand-Bail était resté à Étienne Durand, et il fallut que Jeanne payât le labourage de ses terres; elle se trouva dans une grande gêne; mais, comme elle ne se plaignait pas, personne n'en sut rien; il n'y eut que M. le curé qui vit clair dans sa position. Sa vache mourut pour avoir mangé de mauvais fourrage, ce qui fut une grande perte pour elle; il ne lui restait pas assez d'avance pour en acheter une autre, parce que, le blé étant cher, il fallait garder son argent pour en avoir. Elle avait employé les économies qu'elle avait faites depuis son veuvage à acheter un bon pré dont elle venait d'achever le payement. On lui offrit bien des cheptels; mois, comme elle savait que son fourrage était malsain, elle ne voulut pas risquer le bétail qu'on lui confierait. Elle passa un hiver difficile et plein de privations, et Paul ne fut pas toujours raisonnable; il murmurait souvent contre sa mère.
Sylvain eut un congé de huit jours au printemps, et il fut très-content de revenir chez lui. Il paraissait satisfait de sa position; ses camarades se moquaient bien un peu de ses chemises de grosse toile, mais il ne les écoutait pas; et, comme il était travailleur et rangé, son patron l'aimait beaucoup. Il rapporta à sa mère une soixantaine de francs qu'il avait gagnés dans l'étude, et il lui dit qu'il allait avoir cinquante francs d'appointements par mois.
«Je vais être riche, ma bonne mère, et il n'y aura plus de mauvais hivers pour vous.
--Mon Sylvain, je vais t'acheter des chemises de calicot et te les faire tout de suite.
--Non, ma mère, cet argent-là est pour vous avoir une vache. Je sais que Nannette va vous en apporter autant au moins. Mais il me semble, Paul, qu'il est temps de quitter l'école, et que tu peux travailler à notre bien maintenant.
--Moi, je ne veux pas être laboureur, dit Paul; il me faut un état qui me convienne, et, si l'on veut me mettre chez le maréchal du bourg, je veux bien commencer à travailler. J'y vais quelquefois entre les deux classes, et je tiens les pieds des chevaux pendant qu'il les ferre; il dit que je suis un luron, et que, si je veux travailler dans sa boutique, il me prendra avec plaisir.
--Ce n'est pourtant pas raisonnable, Paul, dit sa mère; les journées me ruinent, et, si tu travaillais pour nous, je pourrais t'acheter ce dont tu as besoin.
--Je vous dis que je veux être maréchal, pour voir du pays quand je serai grand et faire mon tour de France. Je saurai bien gagner de l'argent, soyez tranquille! je ne vous en demanderai jamais.
--Il faut le laisser faire. Mon Sylvain, veux-tu aller t'arranger avec le père Maurice?»
Sylvain fit ce que lui disait sa mère, et il revint dire que le père Maurice, le maréchal, prendrait Paul pour deux ans de son temps, et qu'il lui en avait fait l'éloge.
«Tant mieux, mon garçon. Ainsi, Paul, tu y entreras à la fin de ton mois d'école.»
On retrouve Pierre, le frère de Claude, qui s'était perdu.
Un jour que Jeanne filait, assise dans sa galerie, elle vit passer Marguerite, qui courait comme une folle.
«Où vas-tu si vite? lui dit-elle.
--Je cherche Pierre, le frère de mon homme, qui est perdu.»
Jeanne ne fit pas grande attention à ce que Marguerite lui disait, parce quelle la connaissait pour une tête éventée.
Deux jours après, Marguerite vint lui dire d'un air effaré qu'on venait seulement de trouver Pierre.
«Viens donc le voir tout de suite chez nous; ma Jeanne; il est comme mort.
--Où l'a-t-on donc trouvé?
--Dans la grande luzerne d'Étienne Durand.»
Jeanne suivit Marguerite et emmena Louis avec elle. Elle trouva Pierre étendu sur un lit, sans mouvement; elle lui frotta les tempes avec du vinaigre et lui en fit respirer; puis elle défit sa cravate, et lui lava le visage et les mains avec de l'eau fraîche. Il ouvrit les yeux; son pouls était si faible, qu'on le sentait à peine. Jeanne lui demanda s'il souffrait.
«J'ai faim, dit-il bien bas.
--Le malheureux! s'écria Claude, il meurt de faim!»
Jeanne lui fit boire un peu de vin pour lui donner des forces, et dit qu'il ne fallait pas beaucoup le faire manger, parce que c'était dangereux, et qu'on allait lui faire de la soupe au lait.
«Mais je n'ai pas de lait, moi, dit Marguerite.
--Va en chercher au Grand-Bail, ils ne t'en refuseront pas.--Mais pourquoi Pierre s'en est-il allé comme ça? dit-elle à Claude.
--Je vas vous dire, Jeanne: il a un grand mal à la jambe depuis plus de quatre ans. Il l'a caché à notre défunte mère pendant bien longtemps. Elle le voyait dépérir sans pouvoir en deviner la cause. Enfin, un jour il quitta sa place de charretier aux Ormeaux et s'en vint chez nous. A force d'être tourmenté, il a fini par faire voir son mal. Notre mère l'a fait rester au lit et l'a guéri. Il s'est encore placé au moulin du bourg; son mal est revenu aux deux jambes, et il ne s'en est pas vanté. Mais cette année, un peu avant la Saint-Jean, en chargeant sa voiture, il a laissé tomber un poinçon vide sur sa jambe, et il y a fait un grand trou; depuis ce temps-là, il est chez nous sans travailler.
--Mais on ne le voyait jamais.
--C'est qu'il se cachait, le pauvre garçon, comme s'il eût fait un mauvais coup.
--Pourquoi donc n'en avoir pas parlé à M. le curé?
--Dame! il ne le voulait pas.
--Êtes-vous simple aussi, vous, Claude, de l'avoir écouté!
--Ce n'est pas tout, Jeanne; il a voulu se détruire déjà deux fois, parce qu'il s'imaginait nous être à charge. Je l'en ai empêché, heureusement, à temps; mais je vois bien que, cette fois, il voulait se laisser mourir de faim.
--Savez-vous, Claude, que c'eût été une grande honte pour votre famille d'avoir un homme qui se serait tué! Sans compter que c'est un grand péché que de se donner la mort.»
Pierre prie Jeanne de le guérir.
«Oh! Jeanne, vous qui savez tant de choses, vous pouvez bien me guérir, si vous le voulez, demanda Pierre.
--Maman, dit Louis, il ne faut pas le guérir.
--Pourquoi donc, petit? repartit Pierre.
--Parce que tu n'aimes pas le bon Dieu.
--Qui est-ce qui t'a dit ça?
--Personne; mais tu as voulu te tuer pour ne pas souffrir, et le bon Dieu ne t'aime plus.
--Entends-tu, Pierre? c'est Dieu qui parle par la bouche du pauvre simple.»
Pendant ce temps-là, on avait fait la soupe au lait, et Pierre la mangea.
«Pierre, dit Jeanne, pourquoi, dès le commencement de votre mal, n'êtes-vous pas allé chez M. le curé, qui est si habile et si secourable?
--Jamais je n'aurais osé lui montrer mes jambes.
--Et vous avez mieux aimé offenser Dieu en cherchant à vous détruire, et rester à la charge de votre frère, qui n'est déjà pas trop à son aise! Je veux bien vous soigner, mais seulement quand M. le curé aura vu votre jambe. Je vais aller le chercher.»
M. le curé, ayant développé la jambe, fut effrayé de l'état de la plaie; Pierre, qui s'en aperçut, lui dit:
«N'est-ce pas, monsieur le curé, que je ne guérirai jamais?
--Je ne vous cache pas, mon garçon, que ce sera long et difficile: un mal peut toujours se guérir quand il est pris à temps; mais, quand on le garde pendant des années sans y rien faire, c'est quelquefois impossible. Il vous faudra une grande patience et une grande docilité pour guérir.»
Et il lava la plaie avec soin, la pansa avec de la pommade camphrée étendue sur de la charpie, et il la saupoudra auparavant avec du camphre en Poudre.
«Je viendrai vous panser tous les jours, dit-il en s'en allant. Il faut vous coucher tôt, vous lever tard, et, quand vous serez levé, vous tiendrez votre jambe étendue sur une petite chaise; si vous la posez par terre, je n'en réponds pas.»
Il faisait un beau clair de lune quand Jeanne et M. le curé sortirent. Le petit Louis donnait la main à M. le curé, qui l'aimait beaucoup. Il s'arrêta et dit en montrant le ciel et les étoiles:
«Qui a fait tout ça?
--Mon enfant, lui dit sa mère, je t'ai répété bien des fois que c'était Dieu qui avait fait tout ce qui est au ciel et sur la terre.»
L'enfant quitta la main de M. le curé et se mit à genoux.
«Je veux voir Dieu, dit-il, je veux lui parler.»
Ils étaient devant la porte de la cure, et ils y entrèrent tous les trois; M. le curé prit le pauvre simple sur ses genoux et lui dit:
«Mon petit Louis, le bon Dieu ne se voit pas avec les yeux du corps; mais l'on sent qu'il est partout. Quand tu restes des heures entières à regarder tes roses pousser, c'est lui qui les déploie et les fait sortir si belles de leurs boutons; c'est lui aussi qui leur donne cette bonne odeur que tu aimes tant. Quand tu donnes un morceau de pain à un pauvre, c'est lui qui te met le contentement dans le coeur; et si tu embrasses ta mère, c'est encore Dieu qui te rend heureux dans toute ta petite personne.
--C'est bon, dit Louis, je vas l'écouter.
--Vous voyez bien, Jeanne, que cet enfant n'est pas aussi malheureux que vous le croyez; il comprend Dieu.»
Jeanne gronde Marguerite.
Quelques jours après, Jeanne alla voir Pierre; elle trouva Marguerite qui travaillait devant sa porte.
«Marguerite, lui dit-elle, il ne me semble guère naturel que Pierre ait voulu se détruire à trois fois différentes; il a son tiers dans votre maison et dans votre champ, et il lui reste bien un peu d'argent de ses gages. Je parierais que tu lui as dit quelque chose.
--Oh! mon Dieu, pas grand'chose, va, Jeanne! Je lui disais qu'il était au bout de son argent, et que, quand il n'en aurait plus, nous ne pourrions pas le garder, parce que nous étions déjà trop dans la maison.
--Lui disais-tu ces belles choses-là devant Claude?
--Non pas! il est bien bon, Claude, mais il m'aurait donné une bonne tape, s'il m'avait entendue parler comme ça à son frère.
--Et tu as eu le coeur de dire des choses pareilles à cet infirme, au frère de ton homme!
--Tiens, voilà-t-il pas!
--Il ne te rendait donc pas quelques services?
--Si fait: il chauffait le four et enfournait le pain; il faisait des mues et des paniers que je vendais à la ville, où le meunier me les conduisait; enfin, il s'occupait toujours; il gardait aussi les petits et leur faisait des amusettes.
--Et tu as pu lui reprocher le pain qu'il mangeait et qu'il gagnait bien, ma foi! Marguerite, je mourrais de honte si j'étais à ta place. Si Pierre s'était détruit, tu en aurais répondu devant Dieu.
--Jeanne, tu me fais toujours peur; je ne suis pourtant pas méchante.
--C'est vrai, tu n'es pas méchante au fond; mais c'est pire que si tu l'étais, parce que tu ne penses jamais ni à ce que tu dis ni à ce que tu fais.»
Pierre guérit, puis retombe malade.
Pierre guérit au bout de trois mois. Quand la plaie fut fermée, M. le curé lui dit:
«Maintenant, mon ami, il ne faut plus penser à cultiver la terre, cherchez un autre moyen de gagner votre vie.
--Que voulez-vous donc que je fasse, monsieur le curé?
--Apprenez un état qui ne fatigue pas vos jambes.
--Mais j'ai vingt-cinq ans; et il est bien dur à mon âge d'entrer en apprentissage.
--Il serait encore plus dur d'aller mendier, mon cher; le mal ne se fait jamais, en ce monde, que la punition ne le suive tôt ou tard. Vous avez manqué de confiance en Dieu et en votre mère, qui représentait pour vous sa providence sur la terre, et vous voilà incapable de travailler comme tout le monde. Il n'y a donc pas à murmurer, puisque vous êtes l'auteur de votre mal; et, quoique vous soyez guéri, rappelez-vous que vous ne vous servirez jamais de vos jambes comme vous le faisiez auparavant sans qu'elles redeviennent malades.»
Quand M. le curé fut sorti, Marguerite dit à Pierre:
«Bah! M. le curé dit ça; mais tu peux bien aller à la charrue, à présent que tu n'as plus de mal.»
Pierre, qui se sentait fort, se loua comme laboureur.
Mais, au bout d'un mois, il revint chez son frère, plus malade que la première fois.
Marguerite vient encore chercher Jeanne.
Marguerite alla trouver Jeanne, et lui dit:
«Il faut pourtant que tu ailles chez M. le curé pour le prier de venir voir Pierre, qui est revenu; moi, je n'oserais pas.
--Pourquoi donc? est-ce qu'il est encore malade?
--Il est pis que jamais.»
Jeanne alla chercher M. le curé, qui recula en voyant les deux jambes de Pierre.
«Malheureux garçon! vous n'avez donc pas tenu compte de ce que je vous ai dit?
--Dame! quand j'ai vu, monsieur, que vous m'aviez si bien guéri, j'ai cru que je pouvais travailler comme les autres.»
Jeanne regarda Marguerite, qui rougit et détourna la tête.
Pierre, je vous l'ai déjà dit, on est toujours puni quand on fait mal. Vous n'avez pas voulu me croire, moi, votre pasteur, et qui vous ai soigné si longtemps; aujourd'hui, je ne puis plus vous guérir, parce qu'il vous faut des soins et une nourriture que vous ne pourrez pas trouver chez votre frère. Je vais tâcher de vous faire entrer à l'hôpital de Bourges.
--A l'hôpital, monsieur!
--Oui, Pierre, à l'hôpital; vous y serez bien traité; je vous recommanderai aux soeurs et à M. l'aumônier, qui s'occuperont de vous trouver un apprentissage quand vous serez guéri. Je ne vois que trois états qui vous conviennent: tailleur, cordonnier ou tisserand; encore les jambes fatiguent-elles trop dans ce dernier métier.
--Monsieur le curé, j'aimerais l'état de tailleur; je sais tenir une aiguille, parce que je fais des chapeaux de paille, et je sens que je n'y serais pas maladroit.»
Le petit Louis ne connaît pas le danger.
Longtemps après, un jour que M. le curé était chez Jeanne, on entendit crier sur le chemin. Ils se mirent sur la galerie pour voir ce qui occasionnait ce bruit. C'était une petite fille qui courait après sa vache, que les taons avaient mise en furie. La bête allait passer sur le corps des deux filles de Marguerite, qui venaient de chercher de l'herbe pour leur chèvre, quand Louis, qui était descendu sans que sa mère le vît, lui sauta aux cornes comme elle baissait la tête, et la retint sans bouger. Quoiqu'il n'eût que dix ans, on lui en eût bien donné quatorze pour la taille et la vigueur.
Jeanne, qui en voyant cela était plus morte que vive, eut le sang-froid de prendre une corde avant de descendre; elle l'attacha aux cornes de la vache, pendant que M. le curé liait l'autre bout à une de ses jambes, et Louis la laissa aller.
«Mon cher enfant, dit Jeanne toute tremblante et en l'embrassant, tu te serais fait tuer!
--Ne vaudrait-il pas mieux que je fusse auprès du bon Dieu que de vous gêner sur terre, moi qui ne suis bon à rien?
--Il me dit souvent des choses semblables, pourtant! dit-elle en regardant M. le curé.
--Louis, dit M. le curé, chacun a sa place dans le monde, suivant les desseins de Dieu; si tu étais mort par ta faute, il n'eût pas été content de toi.
--Mais cette mauvaise bête allait renverser les petites filles; il fallait bien l'arrêter.
--Tu es un brave garçon, Louis; tu verras Dieu un jour comme tu me vois.
--Bien sûr?
--Bien sûr; je te le promets.»
Et les yeux de l'enfant brillèrent comme des étoiles.
Jeanne mène Louis chez sa marraine.
Jeanne mena Louis chez sa marraine et lui raconta ce trait de courage, pendant qu'il était occupé à regarder les belles fleurs qui étaient plantées devant les croisées.
«Ma bonne Jeanne, cet enfant est une grande charge pour toi. Si tu le voulais, je le ferais placer aux Incurables d'Issoudun, et il y serait fort heureux, je t'assure.
--Oh! non, madame, il n'y serait pas heureux! Vous ne sauriez croire combien cet enfant a besoin d'être aimé; il est tout coeur. Tant que j'aurai une bouchée de pain, je la partagerai avec lui; et si je n'en avais plus, j'irais en demander pour lui en donner. Je l'aime pour tout le monde; j'en suis occupée la nuit comme le jour; il n'a pas pu prendre d'heures réglées pour ses repas; il demande du pain quand il est couché comme s'il était levé. J'entends souvent dire que Dieu me ferait une grande grâce s'il me le reprenait; rien ne me fait plus de peine qu'un propos semblable; et comme on se trompe! J'ai mis tout mon bonheur en lui; il sent quand je souffre, et alors il devient triste. Je n'ai pas besoin de lui conter mes chagrins; on dirait que ma tristesse coule dans son coeur «tant il me fait d'amitiés» s'il me sent de la peine; il me manquerait encore plus que mes autres enfants, qui peuvent se passer de moi. Tout son esprit est dans son coeur. Enfin, que voulez-vous que je vous dise, ma chère dame? c'est tout le portrait de son père.
--Qu'en comptes-tu donc faire alors?
--Il travaille un peu au jardin; il est très-fort, et peut-être un jour pourra-t-il labourer. Je suis si habituée à le voir tel qu'il est, que je n'en suis plus chagrinée; quelquefois il passe des heures devant ses rosiers, car il aime beaucoup les fleurs, et surtout les roses. On dirait qu'il les regarde pousser. Je serais heureuse avec lui si je ne craignais pas qu'il ne mît le feu sans le vouloir; c'est pourquoi je ne le laisse jamais seul à la maison.»
Pendant que sa mère parlait, Louis était rentré et s'était approché du piano. Comme il touchait à tout, il avait posé un doigt sur une touche, qui rendit un son. Il fut ravi et poussa un petit cri de joie; il recommença, et les touches lui répondaient toujours.
«Est-ce qu'il aime la musique? dit sa marraine.
--Oh! beaucoup, madame; du plus loin qu'il entend une cornemuse, il prête l'oreille; il est d'abord joyeux comme tout à l'heure, puis il finit toujours par pleurer.»
Mme Isaure se mit au piano et joua un air bien doux et un peu triste. Louis la regardait avec des yeux brillants, puis il se mit à genoux comme s'il priait Dieu. Quand elle eut fini, il se coucha à ses pieds et pleura. Sa marraine lui joua aussitôt un air plus gai pour le remettre un peu; mais il se leva subitement, et, lui arrêtant le bras, il s'écria:
«Non! pas ça, marraine, pas ça, l'autre!»
On l'emmena dans le jardin pour le distraire, car Jeanne avait peur qu'il ne se rendît malade; elle ne l'avait jamais vu dans un pareil état.
Solange demande Nannette pour son garçon.
A quelque temps de là, Solange, des Ormeaux, vint trouver Jeanne et lui dit:
«Veux-tu donner ta fille à mon Jean? Depuis qu'il est revenu de l'armée, il ne pense qu'à elle; il dit qu'il n'y a pas une fille pareille; que, si elle le refuse, il ne se mariera pas.
--Ma Solange, il faut d'abord savoir ce qu'en dira Nannette.
--Peut-être ne se souciera-t-elle pas de demeurer à la campagne, maintenant qu'elle a tâté de la ville?
--Tu te trompes, Solange; je sais qu'elle ne sera heureuse que quand elle vivra auprès de moi; la pauvre enfant me donne plus de la moitié de ses gages pour payer les façons de mes champs; car moi je ne peux plus rien gagner à présent, et je crois bien qu'elle n'a pas de grandes épargnes.
--Ce n'est pas pour son argent que mon garçon la veut; tu sais qu'il était le filleul du père Jusserand, qui lui a acheté un remplaçant au bout de quatre ans de service, parce qu'il voulait le voir avant de mourir; il lui a légué en mourant quinze cents francs d'argent, et, avec les champs que nous lui donnerons en mariage, il aura de quoi vivre en travaillant.
--Mais, Solange, Nannette ne voudra qu'un homme qui vive dans notre maison et cultive nos terres.
--Justement, c'est le désir de Jean.
--Il faut te dire aussi que je voudrais bien ne pas faire encore mes partages, à cause de mes deux mineurs, parce que les frais nous ruineraient.
--Ne t'inquiète pas de ça, Jeanne; tout le monde sait comment tu as gouverné ton bien depuis la mort de ton pauvre homme. Vous resterez tous ensemble, et, quand tu auras un bon ouvrier dans ta maison, tu seras enfin à ton aise.
--Ce n'est pas tout encore, Solange: j'ai mon petit Louis, qui pourrait bien ennuyer ton garçon. Nannette l'aime comme moi, et si Jean ne pouvait l'endurer à la maison, elle serait malheureuse, et moi j'en sortirais; car, pour rien au monde, je ne voudrais me séparer de mon pauvre simple.
--Ton petit Louis, qui est fort comme quatre, plaît beaucoup à Jean; il dit que les enfants simples sont plus près du bon Dieu que les autres. Il en parlait encore ce matin et disait qu'il se chargeait de lui apprendre à labourer, et qu'il était bien sûr d'y réussir. Ainsi, sois tranquille de ce côté.
--Eh bien! puisque nous sommes d'accord sur tout, il faut que tu ailles chez Mme Dumont, dire à Nannette que j'ai besoin de lui parler, et nous saurons tout de suite ce qu'elle en pense.»
Quand Nannette fut venue, sa mère lui dit:
«Ma fille, la maîtresse Jusserand vient te demander pour son garçon.
--Oui, ma petite Nannette, dit Solange, voudras-tu bien prendre un paysan, maintenant que tu es quasi une demoiselle?
--Ma mère, je ne me marierai que pour demeurer avec vous.
--Ma fille, Jean Jusserand veut bien vivre dans notre maison et cultiver notre bien: mais il ne faut pas penser à moi dans une affaire si importante; je veux que tu me dises, comme devant Dieu, s'il te convient.
--Oui, ma mère, dit Nannette en rougissant; Jean est plus doux et bien mieux appris que les autres garçons du bourg; mais je n'oserai jamais dire à madame, qui est si bonne pour moi et que j'aime tant, que je vais la quitter.
--J'irai te reconduire.
--Embrasse-moi, ma Nannette, dit Solange; tu ne sais pas comme je serai contente de t'avoir pour bru, moi qui dois tout ce que je vaux à ta mère!»
Jeanne annonce le mariage de Nannette à Mme Isaure.
Jeanne s'habilla et donna aussi ses beaux habits à Louis, qui n'en était pas trop content.
«Mon enfant, c'est pour aller voir ta marraine.»
Il se laissa faire sans rien dire, parce qu'il se sentait heureux auprès de sa marraine. En passant dans son jardin, il cueillit ses plus belles roses et il les donna à Mme Isaure, puis il vint se coucher à ses pieds et ferma les yeux comme s'il dormait.
«Excusez-le, madame: le pauvre petit comprend que vous êtes bonne pour lui, et il ne se gêne pas plus qu'avec moi.
--Laisse-le donc faire, Jeanne. Mais comme tu es belle! Qu'as-tu donc à me dire?
--Madame, il m'en coûte un peu de vous parler de ce qui se passe, quoique pourtant je sois sûre que vous ne vous en fâcherez pas. Il se présente un bon parti pour Nannette, qui est en âge de se marier, et je crois qu'elle aurait tort de le refuser.
--Comment, Jeanne, tu veux m'ôter Nannette, qui m'est si utile pour ma fille que je lui confie avec la plus grande sécurité!
--Madame, Nannette ne trouvera jamais un autre homme comme Jean Jusserand, de votre métairie des Ormeaux. Il est riche, il est d'un bon naturel, il est mieux élevé que ne le sont d'ordinaire les paysans; enfin il a tout pour lui! puis, il veut bien demeurer avec nous et cultiver nos terres, et je suis sûre qu'il ne brutalisera jamais la pauvre créature qui dort à vos pieds. Vous comprenez, madame, que c'est une grande chose que celle-là, pour moi qui ne suis occupée que de ce pauvre enfant!
--Il me semble, Jeanne, qu'à ta place j'aurais voulu mieux que cela pour Nannette, qui ne me paraît pas faite pour vivre à la campagne, je pensais que quelque jour elle se marierait à un bon ouvrier de la ville.
--Madame, dit Nannette, je ne connais que deux maisons où je puisse vivre: la vôtre et celle de ma mère. Si je n'avais pas trouvé un homme qui voulût demeurer avec elle, je n'aurais pas quitté votre service.
--Et puis, madame, dit Jeanne, croyez bien que l'on est plus heureux en cultivant ses terres qu'en travaillant pour des pratiques qui peuvent vous quitter et vous mettre dans la gêne; au lieu que le cultivateur, n'ayant affaire qu'à Dieu, ne murmure jamais.
--Allons, Nannette, marie-toi donc, puisque tu le veux; mais j'aurai besoin de toi souvent encore.
--Madame, demeurant avec ma mère, qui soignera la maison, j'aurai la facilité de travailler au dehors, et je serai bien heureuse toutes les fois que madame voudra bien m'employer.»
Mme Isaure chante pour réveiller Louis.
«Jeanne, dit Mme Isaure, je vais chanter pour réveiller Louis. L'effet que produit sur lui la musique est bien singulier! Il n'est donc pas tout à fait idiot?
--Non, madame; quand on dit quelque sottise devant lui, il sait bien en faire la remarque. Si on lui demande son avis sur quelque chose, il le donne juste, quoiqu'il ne le dise pas comme un autre. Quelquefois il sent sa position, et alors il me dit des paroles qui me déchirent l'âme.
--Qu'a-t-il donc? Quel est ce genre d'infirmité?
--Je n'en sais rien, madame: c'est comme s'il ne gouvernait pas sa volonté. Quand je ne suis pas avec lui, il n'est bon à rien. Pour le faire parler un peu raisonnablement, je suis obligée de le tenir par la main pendant tout le temps qu'il parle. Il est comme les tout petits enfants, il aime tout ce qui brille. Je l'ai mené en ville: il avait envie de tout ce qu'il voyait chez les orfèvres et chez les marchands de cristaux; il n'a aucune idée du danger; enfin, si je le laissais faire, il donnerait tout ce qu'il y a chez nous.»
Mme Isaure chanta avec sa fille un air très doux. Louis se leva, pleura, et demanda un autre air quand celui-là fut fini; on le contenta, et, en partant, il mit les mains de sa marraine sur ses yeux trempés de larmes. Elle lui donna une timbale d'argent bien claire, ce qui lui fit oublier la tristesse que lui causait toujours la musique.
«Tu boiras tous les jours dans ce gobelet, Louis, afin de penser toujours à moi.
--Oui, marraine, je penserai à vous qui chantez comme les anges.»
Mariage de Nannette.
Quand Jeanne fut rentrée dans la maison, elle s'occupa d'écrire à Sylvain et à Paul pour leur annoncer le mariage de leur soeur. Sylvain répondit tout de suite qu'il était fort heureux de voir sa soeur entrer dans une honnête famille et devenir la femme d'un aussi brave garçon que Jean Jusserand. Il ajoutait qu'il se faisait une grande fête de venir aux noces et de s'y retrouver au milieu de tous leurs amis. On n'avait aucune nouvelle de Paul, et Jeanne commençait à s'en inquiéter sérieusement, quand elle reçut, par occasion, une lettre du maréchal chez lequel il travaillait, à Issoudun: cette lettre renfermait celle que Jeanne avait écrite à son fils et une pièce de quarante francs.
Le maréchal lui annonçait le départ de Paul, qui l'avait quitté depuis plus d'un mois, à la suite d'une contestation qu'ils avaient eue ensemble. Le malheureux garçon faisait le maître dans la boutique et brusquait les ouvriers; il était même allé jusqu'à manquer de respect au patron, qui l'avait tancé vertement. Le lendemain matin, Paul n'ayant pas paru, l'on monta dans sa chambre, et l'on reconnut qu'il était parti dans la nuit, sans même régler son compte avec le maréchal, qui se trouvait lui devoir les quarante francs qu'il envoyait à Jeanne. Du reste, cet homme rendait le meilleur témoignage sur la probité et le travail de Paul.
Jeanne fut très-affligée en voyant que son fils ne se corrigeait pas, et surtout en ne sachant plus où le prendre.
Le mariage de Nannette se fit en son temps. Sylvain vint aux noces de sa soeur, comme il l'avait promis; c'était tout à fait un monsieur, mais il ne s'en montrait pas plus fier, et il était facile de voir qu'il éprouvait un véritable plaisir à se retrouver au milieu de sa famille et de ses bons voisins. Il causait avec ses camarades d'enfance tout comme s'il n'eût jamais quitté le village. Tout cela ne consolait pas Jeanne, qui eût préféré le voir cultivateur.
«Es-tu réellement heureux à la ville, mon cher enfant? lui disait-elle.
--Ah! ma mère, il y a bien quelque chose à dire! Quand, par un beau soleil, il faut que je reste assis toute la journée devant une table, j'envie le sort de ceux qui sont libres dans les champs; mais j'éloigne ces idées-là. D'ailleurs, j'ai l'avantage de n'être jamais exposé au froid ni à la pluie, et c'est quelque chose; vraiment, si je pouvais vous voir plus souvent, il ne me manquerait rien. Mais soyez tranquille, ma chère mère, je n'ai pas d'ambition; aussitôt que j'aurai gagné une honnête aisance, je viendrai bâtir une petite maison auprès de la vôtre, et vous serez heureuse au milieu de tous vos enfants.»
Jeanne sentit les larmes la gagner, car elle songeait à Paul.
Jeanne veut céder son bien à ses enfants.
«Mes enfants, dit Jeanne, quand Paul sera majeur, je vous abandonnerai le bien et vous me ferez une pension. Il me faudra peu de chose pour vivre; ainsi, ce ne sera pas une grande charge pour vous.
--Ne faites jamais une chose semblable, ma chère mère, dit Sylvain; je ne le souffrirai point. Il ne faut pas que les parents se dépouillent pour leurs enfants; au contraire, si mon frère Paul ne change pas d'avis (car, la dernière fois que j'en ai causé avec lui, nous étions d'accord sur ce point), nous vous abandonnerons ce qui nous revient de notre père; vous en jouirez votre vie durant, et le fonds sera donné au pauvre Louis. Il est juste que Jean, qui le soignera, en soit récompensé; et, comme l'enfant ne pourra jamais gérer son bien, c'est à ma soeur que nous ferons notre donation, en laissant l'usufruit à notre mère d'abord, et à Louis ensuite.
--Vous êtes de braves enfants, dit Jeanne tout attendrie, et c'est pour cela qu'en vous cédant tout de suite ce que j'ai, je n'aurai pas à craindre, comme tant d'autres, d'avoir à m'en repentir.
--D'abord, ma mère, il n'est pas dans l'ordre que les parents soient dans la dépendance des enfants: puis vous pouvez vivre plus longtemps que quelques-uns d'entre nous; vous ne savez pas ce que seront vos petits-enfants; vous pouvez avoir affaire à des tuteurs qui ne soient pas raisonnables. Enfin, c'est une grande faute que de céder son bien, de n'être plus maître chez soi, où l'on doit être respecté jusqu'à son dernier jour. On s'imagine faire par là le bonheur de ses enfants, et l'on se trompe beaucoup. Si quelques-uns d'entre eux éprouvent un malheur, n'est-il pas bien dur à un père ou à une pauvre mère de ne pouvoir les secourir, et même d'être obligés de les tourmenter pour avoir cette pension sans laquelle on ne peut vivre? Enfin, grâce à Dieu, nous pouvons nous passer de ce que vous avez. Tout reviendra donc à Jean après la mort de Louis, c'est justice. Quand Paul sera ici, nous arrangerons cela; il entend bien son métier, et je ne suis pas en peine de lui.»
Paul revient pour tirer.
Trois ans après le mariage de Nannette, dans les premiers jours de mars, Jeanne était assise sur sa galerie, regardant Louis, qui labourait de l'autre côté du chemin avec un soin et une intelligence qu'on n'aurait pas attendus de lui. Elle pensait à Paul, dont elle n'avait pas eu de nouvelles depuis plusieurs années. Le tirage était annoncé pour le dimanche suivant, et elle était tourmentée de ce qui pourrait arriver si son fils ne se présentait pas pour satisfaire à la loi. Ses yeux étaient obscurcis par les larmes que faisait couler le souvenir de cet enfant qu'elle aimait beaucoup, malgré son mauvais caractère; elle pensait aussi à grand Louis, qui aurait eu la main plus ferme qu'elle pour gouverner ce rude naturel. Jeanne était si occupée de ces pensées, qu'elle n'entendit pas qu'on montait son escalier; et quand, levant les yeux à un mouvement qui se fit auprès d'elle, elle vit un grand garçon à ses genoux, elle fut si saisie, en reconnaissant Paul, qu'elle ne put que lui ouvrir ses bras sans parler. Ils pleurèrent longtemps tous les deux en silence. Paul se leva enfin, et sa mère le regarda avec orgueil, tant il était devenu beau garçon.
«Méchant enfant, lui dit-elle en l'embrassant encore, me laisser des années entières sans nouvelles! et si j'étais morte?
--Ah! ma mère, ne me parlez pas de cela; j'y ai pensé plus d'une fois, et cette idée ne me laissait pas une goutte de sang dans les veines.
--Et pourquoi ne pas nous écrire?
--Je n'ai pas voulu vous donner de mes nouvelles avant d'être devenu digne de vous.»
L'heure de goûter étant arrivée, toute la famille se trouva réunie, et chacun fêta le voyageur. Louis tournait autour de son frère, et il ne consentit à l'embrasser que quand il se fut bien assuré qu'il ressemblait à sa mère. Nannette prépara un repas meilleur qu'à l'ordinaire, Jean tira du bon vin, et l'on se mit à table.
«Ç'a été une triste noce que la nôtre, dit Nannette à son frère: l'inquiétude où nous laissait ton sort a gâté tout notre bonheur, et personne n'avait le coeur gai en voyant le visage désolé de notre pauvre mère.
--Et qu'es-tu donc devenu pendant tout ce temps? dit Jeanne.
--Ah! mère, c'est une triste histoire.»
Paul raconte ce qu'il a fait en partant d'Issoudun.
«Après m'être querellé, à Issoudun, avec le bourgeois, dit Paul, je montai à ma chambre, où je ne tardai pas à reconnaître mes torts; mais j'étais trop orgueilleux pour en convenir, et je quittai la maison la nuit, quand tout le monde était endormi.
--Et pourquoi n'es-tu pas revenu ici?
--Parce que j'étais honteux de la sottise que je venais de faire. Je commençais à comprendre que j'avais mille fois abusé de votre infatigable bonté, et je ne voulais pas recommencer.
«J'allai, à Bourges, me présenter chez un maréchal, qui me demanda mon livret. Comme il n'était pas signé de mon dernier maître, il refusa de m'employer. Je commençai à réfléchir sur ma conduite inconsidérée, et, quand j'eus mangé les quelques francs que j'avais apportés, je me trouvai dans une si grande détresse, que je me décidai à casser les pierres sur la grande route pour ne pas mourir de faim. J'avais beau faire double tâche et vivre seulement de pain et d'eau, je ne pouvais parvenir à amasser la somme nécessaire pour chercher fortune ailleurs.
--Mon pauvre garçon! dit Jeanne, as-tu donc été aussi malheureux que cela?
--Ne me plaignez pas, ma mère; c'est à cette misère que j'ai dû de comprendre tout ce que vous avez été pour moi. J'ai fait bien des réflexions pendant que je broyais ces cailloux, et mon coeur, aussi dur qu'eux, s'est amolli par le souvenir de la façon indigne dont j'avais reconnu la bonté de Dieu, qui m'avait donné une mère telle que vous pour le remplacer sur terre auprès de moi.
«J'appris qu'on travaillait au canal de Berry, et je me dirigeai de ce côté. Je passai dans la foule des ouvriers sans que l'on s'inquiétât beaucoup de mes papiers. Au bout de quelques semaines d'un travail assidu, je fus remarqué par mon chef de brigade, qui m'employa à la surveillance, et j'eus une meilleure paye. Après la campagne, ayant quelque argent à ma disposition, je résolus de reprendre mon tour de France, et l'on me délivra un livret et un certificat de bonne conduite.
«Mon naturel peu endurant essaya plus d'une fois de se montrer; alors je pensais aux pierres de la route, et je contins si bien mon humeur qu'elle cessa de reparaître. Puis, en allant de boutique en boutique, j'ai bien observé toutes les différentes familles, et j'y ai rarement rencontré une femme comme vous, ma chère mère, et peu d'enfants qui valussent Nannette et Sylvain. Je me demandais souvent ce que j'avais été au milieu de vous tous, et la honte me couvrait le visage de rougeur.
«J'ai promis à Dieu de ne jamais vous causer volontairement aucune peine; ainsi, ma mère, ne craignez pas que je trouble à présent la paix de votre maison. Je sais maintenant ce que je vous dois, et je vous aime d'un grand amour. Si le sort ne me fait pas soldat, j'irai travailler dans la ville où demeure Sylvain, et je m'y établirai un peu plus tard; car j'apporte quelques épargnes.
--Comment as-tu fait, Paul, lui dit son beau-frère, pour mettre quelque chose de côté? d'ordinaire, les compagnons ne sont guère économes, et d'ailleurs l'on n'a pas toujours de l'ouvrage.
--Jean, depuis qu'en cassant des pierres je suis descendu dans ma conscience, j'ai voulu m'imposer une pénitence pour me réconcilier avec moi-même. J'ai pris la résolution de ne me donner aucun plaisir et de vivre durement. J'ai donc peu dépensé pour ma nourriture, et je n'ai pas bu de vin depuis plus de trois ans.
--Et tu t'es tenu cette parole?
--Oui, je n'y ai jamais manqué, quoiqu'il m'en ait coûté beaucoup quelquefois; mais, avec une bonne envie de faire son devoir et de la confiance en Dieu, on surmonte tout.»
Louis, qui avait écouté parler son frère avec la plus grande attention, le prit par la main, et le menant devant Jeanne, il lui dit:
«Mère, bénissez Paul.»
Jeanne retrouve un peu de bonheur.
Paul tira, et fut exempté par son numéro. Il avait alors vingt et un ans accomplis. Sa mère lui demanda s'il avait toujours, comme Sylvain, l'intention d'abandonner ses droits à Louis. Paul répondit qu'il ne demandait pas mieux. Il écrivit sur-le-champ à Sylvain, qui arriva avec le projet d'acte par lequel lui et Paul donnaient à leur soeur tout leur héritage, dont leur mère aurait l'usufruit, et Louis après elle.
«Mes frères, dit celui-ci qui avait attentivement écouté la lecture de l'acte, Jean n'a pas besoin qu'on lui donne quelque chose pour me garder, car il aime le pauvre simple comme s'il était son enfant.
--C'est bien dit, ça, mon Louis! s'écria Jean; viens, mon garçon, que je t'embrasse, toi qui as vu clair dans mon coeur!
--Louis, dit Sylvain, Jean peut mourir avant toi, et il faut que tu aies quelque chose à cultiver toi-même et une maison pour demeurer; et tu ne seras pas fâché qu'après toi la famille de Jean en profite.»
Jeanne retrouva un peu de tranquillité; sa fille, qui la laissait maîtresse à la maison, prenait l'ouvrage qu'elle trouvait à faire, et était employée la moitié de l'année chez Mme Dumont. Jean était un véritable fils pour sa belle-mère, et se montrait plein d'attentions. Il avait pris Louis en grande affection, et disait qu'il serait un jour, comme son père, le meilleur laboureur du pays. Ce pauvre garçon, qui n'était guère guidé que par ses instincts, chérissait son beau-frère et lui était fort soumis; car il sentait bien qu'il en était véritablement aimé. Il allait quelquefois voir sa marraine tout seul, le matin, quand il croyait ne trouver personne chez elle. Alors, il la prenait par la main et la conduisait au piano, puis la priait de chanter, et se mettait à ses genoux; et, quoique la musique le fît toujours pleurer, il s'en retournait tout heureux chez sa mère, et pendant deux ou trois jours il semblait avoir l'esprit plus ouvert.
Paul s'établit à la ville, où, après quelques années, il prit une boutique et épousa la fille de Louise et du colporteur. Jeanne, dans ses vieux jours, fut donc aussi heureuse que possible en voyant ses enfants dans l'aisance, et surtout en grande estime dans le pays; elle disait quelquefois:
«Ah! si mon pauvre grand Louis était là, serait-il heureux de vous voir, mes enfants, si bien établis!
--Ma mère, répondait Paul, vous lui rendrez bon compte de la famille qu'il vous a laissée; car en d'autres mains que les vôtres j'aurais mal tourné. Aussi je vous promets de ne jamais rudoyer mes enfants; non-seulement cela ne les corrige pas, mais ils s'endurcissent, au contraire, par les mauvais traitements.»
Jeanne vieillit doucement au milieu de sa famille et mourut dans un âge fort avancé, regrettée de tout le monde, et surtout de ses enfants, qui ne l'oublièrent jamais. - FIN.
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