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La petite Jeanne.03; ou, Le devoir - Zulma Carraud
Il vient mal à la jambe de maître Tixier.
Jeanne était mariée depuis six mois, Joséphine gouvernait bien la maison, et Louise continuait d'apprendre tout ce qu'elle voulait. Un jour, maître Tixier rentra en traînant la jambe.
«Qu'avez-vous donc, notre maître? est-ce que vous vous êtes fait mal?
--Non, petite Jeanne; mais il m'est venu des boutons à la jambe; il y a un mois que ça va et que ça vient, et depuis deux jours j'en souffre tout à fait.
--Il faut soigner ce mal-là. Je vais aller chez M. le curé, qui a des remèdes pour tout; il trouvera bien ce qu'il faut pour vous guérir.
--Laisse donc! ça n'en vaut pas la peine.
--Si fait, notre maître, c'en vaut la peine; j'ai toujours entendu dire à ma chère défunte, qu'un mal pris à temps n'était rien, mais qu'un mal négligé c'était une ruine.
--C'est bon! tu iras dimanche; ce n'est pas quelques jours de plus ou de moins qui y feront grand'chose.»
Le samedi, quand le meunier vint chercher la fournée, tous les hommes étaient au travail; maître Tixier monta au grenier et mesura le blé pour le donner à moudre. En descendant, son pied glissa le long de l'échelle, comme il était presque en bas; sa jambe malade frotta et fut écorchée; il rentra tout tremblant et se jeta sur une chaise.
«Mon Dieu, notre maître, comme vous êtes pâle! Qu'est-ce qui vient donc de vous arriver?»
Maître Tixier, sans répondre, leva le bas de son pantalon, et Jeanne vit une écorchure longue de quatre doigts, avec une entaille toute saignante au bas. Elle chercha tout de suite un bout de linge, le trempa dans l'eau fraîche et l'appliqua sur la plaie; puis elle envoya Louise chez M. le curé.
«Dis-lui que ton père s'est blessé sur un mal qu'il avait déjà; il apportera ce qu'il faut.»
M. le curé ne tarda pas à venir; il apportait une petite bouteille de teinture d'arnica, dont il mit quelques gouttes dans l'eau, et il mouilla une compresse; il en couvrit la plaie et banda la jambe, puis il laissa une petite éponge à Jeanne en lui recommandant de s'en servir pour mouiller le linge sans l'ôter, quand il serait sec; il dit au père Tixier que, s'il voulait guérir, il fallait rester au lit sept ou huit jours.
«C'est bien difficile, monsieur le curé; il y a tant à faire ici!
--Il faut pourtant rester tranquille; vous n'êtes plus jeune, mon ami, et les plaies aux jambes ne guérissent pas facilement à votre âge. Si vous ne voulez pas être infirme pour le reste de vos jours, restez en repos comme je vous le dis.
--Et comment donc faire?
--Ne vous tourmentez pas, notre maître, dit Jeanne; est-ce que grand Louis n'est pas là pour faire ce que vous commanderez? Soyez tranquille, restez au lit une bonne huitaine, et rien n'en souffrira dans la maison.»
Il vient un officier en remonte marchander les juments
de maître Tixier.
Un matin, maître Tixier, qui ne marchait pas encore, était assis dans son fauteuil auprès de la porte; il vit venir à lui un grand officier de cuirassiers, suivi de son maréchal des logis.
«Tiens! s'écrie-t-il en voyant le maréchal des logis, c'est Étienne Durand, de la Tréchauderie! Comment se fait-il que tu sois dans le pays, mon garçon?
--Parce que j'y suis venu avec mon capitaine, que voilà. Nous achetons des chevaux pour le régiment, et je me suis souvenu que votre écurie était toujours bien montée.
--Jeanne, va tirer du vin, et du meilleur! Monsieur l'officier, vous allez boire un coup.
--Merci, mon brave homme, je suis très-pressé. Faites donc sortir vos chevaux de l'écurie, s'il vous plaît.»
Jeanne appela son mari, qui amena les quatre juments devant la porte.
«Voilà de belles bêtes, dit le capitaine, je n'en ai pas vu de semblables dans tout le pays.»
Et il se mit à les examiner, à les faire trotter, galoper; il rentra pour en faire compliment à maître Tixier et lui demanda combien il voulait les vendre.
«Ma foi, monsieur l'officier, je ne me soucie pas de m'en défaire; ce sont de braves bêtes sans défauts, et je ne les remplacerai jamais; et puis, sans vous offenser, ce serait trop cher pour vous: on ne donne pas des chevaux de ce prix-là aux soldats.
--Vous voulez donc les vendre bien cher?
--On m'a offert douze cents francs de la grise et trois mille francs des trois autres ensemble.
--C'était bien payé; mais ce n'est pas seulement pour mes hommes que j'achète des chevaux; je suis quelquefois chargé par mes camarades de leur trouver quelque belle bête, et justement mon colonel m'a demandé un beau cheval de bataille; ainsi, nous ferons affaire ensemble, si vous le voulez.
--Je vous dis, monsieur le capitaine, que je n'ai pas envie de vendre mes juments.
--Pourquoi donc, mon ami? Avec la moitié du prix que je vous en donnerai, vous aurez deux poulains de trente mois qui feront parfaitement votre service et qui deviendront à leur tour de beaux chevaux entre les mains de votre homme, qui s'entend si bien à les soigner.
--Monsieur l'officier, il faut dîner avec nous! nous traiterons cette affaire-là le verre à la main. Ce n'est que le dîner d'un paysan, mais le coeur y est.
--Pas pour aujourd'hui, mon ami; j'ai un rendez-vous à la ville avec le maquignon; mais je viendrai après-demain, et, si vous voulez que nous fassions marché, je me prie à dîner sans cérémonie.
--C'est dit, monsieur l'officier; et toi, Étienne, tu n'y manqueras pas: il faut renouveler connaissance.
--Merci, père Tixier; je viendrai, soyez-en sûr,» dit-il en regardant Joséphine.
Maître Tixier veut qu'on donne un bon dîner à l'officier.
«Allons, Jeanne, et toi, Joséphine, il faut se distinguer, mes enfants; nous allons bien régaler l'officier, afin qu'il se souvienne des dîners du Berry quand il sera retourné à son corps.»
Le surlendemain, les deux militaires arrivèrent à midi. Le dîner était prêt. Maître Tixier, assis dans son fauteuil de paille, avait la jambe étendue sur une petite chaise et appuyée sur un oreiller; on donna le fauteuil de la maîtresse à l'officier, qui dit en se mettant à table:
«Eh bien? maître Tixier, avez-vous fait vos réflexions?
--Monsieur le capitaine, mangeons d'abord en repos, puis on parlera d'affaires. Simon, va-t'en au cellier, mon garçon; tu chercheras derrière la cuve, dans le coin à gauche, il y a quelques bouteilles de vin vieux que je gardais pour une bonne occasion; tu vas les apporter sans les remuer et Jeanne les dépotera.
--Mais pourquoi ces deux jolies filles ne se mettent-elles pas à table avec nous? dit le capitaine en mangeant la soupe.
--Monsieur, dans notre pays, les femmes ne se mettent jamais à table avec les hommes, et le maître mange toujours tout seul; je trouve la coutume bonne et je la conserve.
--Vous avez là une belle famille, ma foi! je vous en fais mon compliment.
--Tout n'est pas là, monsieur: j'ai une fille mariée dans le voisinage; mais cette grande brune n'est pas à moi: c'est notre servante, la femme du laboureur qui soigne les juments; ce qui n'empêche pas que je l'aime autant que mes propres enfants. Elle a dressé mes filles mieux que si je les avais mises dans les pensions; et, si je n'avais pas ma pauvre femme infirme, là, dans son lit, j'aurais le coeur léger et l'esprit tranquille avec Jeanne et son mari pour soigner ma maison.»
Étienne Durand demande Joséphine à son père.
«Maître Tixier, dit l'officier, vous devez remercier Dieu de vous avoir donné d'aussi bons domestiques, car on n'en rencontre pas souvent de semblables. Savez-vous qu'on fait très-bonne chère chez vous? je n'ai jamais rien mangé de meilleur que cette étuvée et cette fricassée noire.
--Oh! c'est que la petite Jeanne est une fine cuisinière.»
Quand on servit une belle dinde rôtie à point, l'officier s'écria:
«Comment! ce n'est donc pas fini?
--Et ce pâté, et les écrevisses, et la galette, et puis les friandises! C'est que Jeanne veut que rien n'y manque.
--C'est vraiment beaucoup trop! Que faites-vous donc, maître Tixier, quand vous mariez vos filles, si vous donnez un repas comme celui-ci à deux personnes?
--Je n'en fais pas davantage, monsieur l'officier; seulement, au lieu d'un pâté il y en a quarante; au lieu d'une dinde j'en mets quinze, et ainsi de tout; puis l'on défonce deux pièces de vin pour qu'il soit plus tôt tiré.
--Hé! hé! comme vous y allez dans votre pays! Et quand marierez-vous cette jolie blonde qui me donne une assiette?
--Si maître Tixier veut m'écouter, dit Étienne Durand, le maréchal des logis chef, et que Joséphine n'ait pas oublié son ancien ami Tiennaud, qui s'amusait à la faire sauter quand elle était petite, ça ne tardera pas. Si tu veux m'attendre, Joséphine, tu ne t'en repentiras pas; tu seras bien heureuse avec moi.
--Ça n'est pas de refus, Étienne, dit le père Tixier: vous êtes de braves gens et ça me va; mais il me faut un gendre qui demeure avec moi, je t'en avertis.
--Justement, il y a trop de monde chez nous pour que j'y trouve place. Voyons, Joséphine, est-ce que je te fais peur, que tu détournes la tête?»
Joséphine rougit et ne répondit rien; mais Jeanne dit:
«Étienne, revenez après avoir fini votre temps de service, et ne vous occupez pas du reste.»
L'officier demande à maître Tixier s'il est heureux.
«Vous m'avez l'air d'être fort heureux, maître Tixier, dit le capitaine; je connais bien des gens plus riches que vous et qui n'ont pas le bon esprit de savoir se contenter de leur sort.
--Ma foi, monsieur l'officier, quand tout mon monde se porte bien et est à l'ouvrage, que les blés sont bien venants et les bergeries en bon état, je ne vois pas trop ce qui pourrait me manquer.
--Mais la grêle, les maladies?
--Que voulez-vous, monsieur! Dieu a bien fait ce qu'il a fait; nous savons ça mieux que les autres, nous qui travaillons à la terre et qui soignons le bétail. La grêle et les autres fléaux sont des épreuves que Dieu nous envoie, et il ne faut pas en murmurer. Les maladies nous avertissent que notre corps ne peut pas toujours durer, ou bien que nous le gouvernons mal.
--Ne trouvez-vous donc pas qu'il aurait mieux valu mourir sans souffrir?
--Oh! que non; le mal que l'on endure fait penser à Dieu, qu'on n'est déjà que trop porté à oublier. Si le corps ne ressentait aucun mal, on ne saurait pas quand on abuse de ses forces. Et si, quand on se heurte quelque part, la douleur ne nous avertissait pas du danger, on se briserait comme verre sans s'en douter.
--Savez-vous bien, maître Tixier, que vous parlez là comme un livre.
--Je ne sais pourtant pas lire, malheureusement pour moi! mais je fais attention à tout ce que j'entends, et je parle souvent avec notre curé, qui est un savant homme; puis je rumine tout ça la nuit, car à mon âge on ne dort plus guère, et j'ai reconnu que Dieu a fait tout pour le mieux dans ce monde.
--Moi, je ne suis pas tout à fait de cet avis-là; je me demande pourquoi nous ne sommes pas nés avec une bonne toison sur le dos pour nous préserver du froid qui nous fait tant souffrir; et aussi pourquoi nous n'avons pas d'armes naturelles, comme les boeufs, par exemple, pour nous défendre contre nos ennemis. Il me semble que Dieu ne nous a pas favorisés.
--Et cette tête, et cet esprit qui n'est jamais en repos, répondit Tixier, les comptez-vous donc pour rien! Tenez, il y a des gens qui se mettent de drôles idées dans la tête; ils feraient bien mieux de remercier le bon Dieu qui les a créés que de critiquer son ouvrage. Moi, je n'en cherche pas si long pour le bénir: il me suffit de regarder les animaux qui sont autour de moi pour comprendre que je suis mieux partagé qu'eux. Voyons, mon capitaine, avez-vous jamais vu des chevaux (et pourtant cet animal n'est pas bête) semer de l'avoine, la récolter et la mettre à l'abri pour l'hiver? Ont-ils jamais eu l'idée d'atteler les hommes à la charrue et de les faire travailler pour eux? Et, ces boeufs qui vous semblent si bien armés, un enfant les conduit avec une baguette, et je crois bien que vous ne changeriez pas votre grand sabre contre leurs cornes.
--Mais il me semble que vous travaillez pour vos chevaux pendant une bonne partie de l'année?
--Écoutez donc! c'est trop juste. Je les prive de leur liberté à mon profit; il faut bien qu'ils aient chez moi leur nourriture, puisqu'ils ne peuvent pas aller la chercher à leur fantaisie; et mieux je les nourris, plus ils travaillent: c'est donc dans mon intérêt que je tâche de récolter beaucoup de trèfle et d'avoine. Mais, pour en revenir à ce que nous disions tout à l'heure, qu'importe que l'homme n'ait ni plumes ni toison, s'il a l'esprit de filer le chanvre et la laine? Qu'importe qu'il naisse sans armes, s'il sait s'en faire avec tout? Tenez, monsieur l'officier, c'est être ingrat et offenser Dieu que de penser qu'il nous a moins bien traités que les animaux privés de raison, nous qui le connaissons et savons le prier.»
L'officier s'étonne d'entendre parler maître Tixier de cette façon-là.
«Mais où avez-vous pris tout ce que vous venez de me dire, maître Tixier, puisque vous ne savez pas lire?
--Je vous l'ai dit, mon capitaine; je fais attention à tout ce que j'entends, et la nuit je le repasse dans ma tête.»
Puis il ôta son chapeau, et, regardant le ciel, il continua:
«Je lève souvent les yeux pour penser à celui qui est là-haut, et je les abaisse sur la terre pour le bénir. Quand je vois le ciel avec son beau soleil et ses étoiles, je dis que celui qui a fait tout ça s'y entend mieux que nous, et qu'il n'y a rien à redire à son ouvrage. Le soleil réchauffe les méchants comme les bons; la pluie fait pousser le blé de tout le monde, sans préférence pour personne: c'est pour nous faire comprendre qu'il faut être bon comme Dieu pour lui plaire.
--Mais à ce compte-là, maître Tixier, les méchants seraient aussi bien traités que les bons.
--Le Seigneur est mort pour eux aussi, mon officier; mais on n'est pas heureux en faisant le mal, demandez à notre curé! Il vous dira qu'il n'y a point de repos pour les méchants, et que le mal qu'ils font les tourmente plus qu'il ne nuit aux autres. D'ailleurs, est-ce que nous n'avons pas les récompenses et les peines de l'autre vie pour nous rassurer là-dessus? Laissons faire à la bonté de Dieu, et confions-nous dans sa justice.
--Maître Tixier, vous êtes un digne homme, et je vous offre mon amitié en échange de la vôtre. Si vous l'acceptez, je m'en tiendrai fort honoré.
--Mon capitaine, tout l'honneur sera pour moi. Touchez là, et si jamais vous avez besoin de Sylvain Tixier, venez le trouver sans crainte; la nuit comme le jour, il sera prêt à vous servir. Parlons affaires, maintenant. Jeanne, va chercher ton mari.»
Maître Tixier vend ses juments.
«Voyons, grand Louis, mets-toi là; tu vas boire un coup et manger des gâteaux de ta femme. Louise, donne-lui un verre. Voilà monsieur l'officier qui a grande envie de la Grise: faut-il la lui vendre?
--Notre maître, à votre volonté; mais je vous avertis que, si vous la vendez, la Blanche dépérira. Vous savez bien qu'elles ne peuvent pas se passer l'une de l'autre; quand vous emmenez l'une des deux pour aller seulement à la ville, l'autre ne travaille pas la moitié autant qu'à l'ordinaire, et elle ne mange pas un seul brin de foin tant que vous n'êtes pas revenu.
--C'est une raison, ça; je n'y avais pas pensé.
--Mon capitaine, dit Étienne Durand, le colonel a besoin de chevaux de voiture: si l'on prenait la Grise et la Blanche, sauf meilleur avis?
--Vous avez raison, Durand; voyons, maître Tixier, quel prix en voulez-vous?
--Vous savez, monsieur l'officier, que j'en ai refusé deux mille deux cents francs, et je vous ai dit la vérité; mais, comme je ne veux pas faire marchander un homme comme vous, donnez-moi deux mille francs nets et je serai content.
--C'est un peu cher, maître Tixier.
--Je n'en peux rien rabattre, et je vous demanderai encore une pièce de vingt francs par jument pour les épingles de grand Louis. Qu'en dis-tu, toi?
--Notre maître, répondit grand Louis, je dis que c'est leur prix; mais, si monsieur l'officier sépare les pauvres bêtes, elles dépériront, je l'en avertis, car elles ne se sont jamais quittées. --Allons, puisqu'il faut en passer par là, va donc pour deux mille francs et les épingles. Vous, mon garçon, soyez tranquille; je vous promets que vos juments vivront dans la même écurie et qu'elles seront attelées à la même voiture. Maître Tixier, je ne peux pas prendre vos bêtes tout de suite; vous me les amènerez à la foire de Vatan dans cinq jours. Je n'achète pas comme un particulier, moi; il faut que mon marché soit signé des autorités. Je vais laisser les épingles à votre homme, pour qu'il soigne bien mes juments. Adieu, maître Tixier; merci de votre bon accueil.»
Étienne Durand demanda la permission de causer un instant avec Joséphine, et partit plein d'espoir avec son officier.
Maître Tixier est content de son marché.
Maître Tixier dit à Jeanne qu'il fallait régaler tout le monde de la maison avec les restes du dîner, afin que chacun eût sa part de plaisir. A souper, grand Louis dit:
«Notre maître, le coeur me saigne de perdre ma pauvre Grise et la Blanche, que j'ai élevées et soignées depuis quatre ans.
--Moi je ne me repens pas de mon marché. C'est une bêtise à un paysan d'avoir de si beaux chevaux dans son écurie: s'il leur arrive un accident, c'est une rude perte pour lui et dont il se ressent longtemps. J'aurai pour huit cents francs deux beaux poulains, et le reste de mon argent servira pour marier Joséphine. Enfants, les juments ne sont plus à nous; ainsi ne vous avisez pas de les faire travailler; il faut me les soigner mieux que si leur nouveau maître était là: entendez-vous?»
La veille de la foire, Étienne Durand vint voir les chevaux; mais il s'en occupa moins que de Joséphine; il avait vu son père, qui trouvait bon qu'il épousât la fille de Tixier; il dit qu'il reviendrait dans huit mois, et Joséphine, qui le trouvait à sa convenance, promit de l'attendre.
Jeanne a une petite fille.--La petite Nannette.
Jeanne eut une petite fille: elle n'en cacha pas sa joie, quoique grand Louis, qui désirait un garçon, fit un peu la grimace; mais quand il eut embrassé la petite Nannette (car Jeanne voulut donner à sa fille le nom de l'excellente femme qui avait été pour elle une seconde mère), il fut si aise, qu'il ne pensa plus au garçon. On baptisa l'enfant, dont Louise fut marraine avec Guillaume, son beau-frère.
La petite Nannette était si douce, si tranquille, qu'on ne l'entendait jamais crier. Quand elle avait tout ce qu'il lui fallait, on la posait sur le lit de la maîtresse, à côté d'elle, et on ne la tenait jamais sur les bras.
«Eh bien! disait maître Tixier, cette enfant qui devait me casser la tête, je ne l'ai pas encore entendue. Vous la laissez sur le lit comme une souche: si elle était méchante, vous seriez toutes après; et parce qu'elle est douce, vous ne vous en occupez seulement pas. C'est toujours comme ça.
--C'est bien vrai, mon père, dit Louise; mais Jeanne ne veut jamais que je la prenne.
--Ne l'écoute pas, ma fille; moi, je te commande de la promener.
--Notre maître, elle en prendra l'habitude, puis elle ne voudra plus rester au lit.
--Ne voilà-t-il pas un grand malheur! vous êtes six femmes ici, et vous ne pouvez pas tenir cette petite les unes ou les autres! Si c'était aussi bien l'enfant de Joséphine, tu ne le laisserais pas comme ça!
--Mais, notre maître, ce n'est pas la même chose.
--Et moi je dis que si, entends-tu?»
Étienne Durand revient du régiment pour épouser Joséphine.
Étienne Durand revint au bout de huit mois, comme il l'avait promis. Il passa au Grand-Bail avant d'aller chez son père, tant il était impatient de savoir par lui-même si Joséphine l'avait attendu. On fut bien content de le revoir, et, un mois après son retour, on fit la noce chez ses parents, dont la ferme n'était qu'à un quart de lieue du Grand-Bail.
«Qu'est devenu ton capitaine? dit maître Tixier en ramenant sa fille chez lui.
--Il a eu de l'avancement, et on l'a envoyé en Afrique.»
Un jour que le père Tixier dînait à sa petite table, comme à son ordinaire, son gendre lui dit:
«Quel profit trouvez-vous donc, mon père, à manger du pain d'orge? C'est une mauvaise nourriture: il en faut une très-grande quantité, et il n'y a pas de pain qui se pétrisse plus mal ni qui soit plus difficile à conserver.
--Et que veux-tu que je fasse de mon orge, Étienne?
--Il n'en faut pas récolter du tout, ou du moins n'en récolter que bien peu. Dans un pays à froment comme celui-ci, c'est une duperie que de semer de l'orge.
--Mais je ne peux pas toujours faire du froment; la troisième année, il faut bien occuper les terres.
--D'abord, mon père, vous en labourez trop; si vous en faisiez un tiers de moins, elles seraient mieux fumées, elles vous coûteraient moins de façon et vous récolteriez autant.
--C'est pourtant vrai, ce que tu dis là, Étienne! mais il faut cependant que mes terres soient occupées.
--Eh bien! vous sèmerez deux fois plus de trèfle et de sainfoin; vous élèverez du bétail qui vous rapportera de bon argent, et vous pourrez fumer davantage vos terres et les améliorer. C'est comme vos foins: vous les coupez beaucoup trop tard, lorsqu'ils sont déjà durs. Ordinairement, vers la fin de mai, il y a un vent qui souffle entre le nord et le levant, et qui donne du beau temps pour une bonne semaine au moins. Coupez votre foin alors; vous en aurez davantage, il aura plus de goût, et vos bêtes le mangeront sans en gaspiller; et puis vos regains seront plus précoces, vous les serrerez avant les pluies d'automne, qui les gâtent si souvent. Voulez-vous me laisser essayer cette année? J'ai bien observé ce que j'ai vu dans les autres pays, et je voudrais mieux faire qu'on ne fait ici. C'est comme les moutons, à qui vous ne faites de litière que tous les mois, et dont la bergerie n'est nettoyée que deux fois par an; croyez-vous y trouver du profit? Mettez donc souvent de la litière, et qu'on ôte le fumier tous les mois; le chaume ne manque pas ici, et vous verrez vos bêtes!»
Le père Tixier, qui n'était pas têtu, fit ce que voulait son gendre. Il cultiva aussi des betteraves et des carottes dans ses terrains légers, et il s'en trouva bien.
Simon tire au sort et amène un mauvais numéro.
Le jour du tirage approchait: maître Tixier consulta son gendre pour savoir s'il valait mieux mettre à l'assurance pour Simon que de courir la chance de tirer un bon numéro, quitte à chercher un homme si l'on en avait besoin.
«Moi, dit Étienne, je vous conseille de ne faire ni l'un ni l'autre. Si votre fils tire un mauvais numéro, laissez-le partir; rien ne fait plus de bien à un garçon que de voir un peu de pays: ça lui ouvre les idées. Je serais bien fâché d'être resté chez nous, au lieu d'aller au régiment. Je ne savais rien quand je suis parti, et maintenant je sais lire, écrire et parfaitement compter. J'ai oublié toutes les bêtises qu'on se met dans la tête quand on n'est jamais sorti de son endroit, et j'ai de reste les quinze cents francs qu'un homme m'aurait coûté. Est-ce que tu as peur de partir, Simon?
--Mais non, pas trop; j'aimerais bien à voir du pays.
--Tu as raison, mon frère; d'ailleurs, l'on apprend à obéir quand on est au corps; et quand on sait bien obéir, on sait bien commander.»
Le père Tixier suivit le conseil de son gendre; le sort tomba sur son fils, et il attendit patiemment qu'on l'appelât sous les drapeaux.
Jeanne veut se faire bâtir une maison.
Jeanne dit un jour à son mari:
«Grand Louis, Joséphine est mariée, nous avons un enfant, nous pouvons en avoir d'autres: il faut songer à nous retirer, mon homme; nous commençons à être de trop dans la maison.
--Je crois que tu as raison, ma femme; mais où aller demeurer?
--J'ai envie de bâtir une petite maison bien propre, bien commode, avec un jardin par devant. Qu'en dis-tu?
--Je dis que ça nous coûtera beaucoup; mais ce serait bien mieux. Et puis les gens qui sont logés chez eux font meilleure figure.
--Tiens, grand Louis, il faut la bâtir sur la pièce de terre que j'ai achetée du père Colis; c'est tout auprès du chemin, et la terre est excellente. Il ne faudra pas longtemps pour qu'elle fasse un bon jardin et une bonne chènevière. Parlons-en à notre maître.»
Tixier dit qu'ils n'avaient pas tort de vouloir être chez eux, mais qu'on avait bien le temps d'y penser.
«Pas déjà tant, maître; il faut commencer à s'en occuper: on ne plante pas une maison comme un arbre.»
Le dimanche suivant, ils allèrent voir le champ tous ensemble. Jeanne expliqua qu'elle voulait que sa chambre fût élevée sur l'étable, qu'on creuserait de deux pieds pour la rendre plus chaude l'hiver, et qu'elle demanderait à Mme Isaure, qui s'était mariée presque en même temps qu'elle, de lui en faire un dessin.
«Allons-y tous trois de ce pas,» dit le père Tixier.
Quand ils furent arrivés chez Mme Dumont, on leur fit voir différents dessins de maisons. Jeanne en choisit une qui avait un petit perron de dix marches sur le côté, et une galerie sur la façade. Le toit avançait d'un mètre tout autour pour garantir le perron et la galerie; ce qui permettait aussi de mettre les ustensiles de culture à l'abri sur les deux autres côtés. Cette maison contenait d'abord l'étable en bas et un cellier aussi creusé de deux pieds; et dans l'étable un petit endroit qui n'existe pas ordinairement dans les maisons de paysans, et auquel Jeanne tenait beaucoup par propreté. Au-dessus, deux chambres et un petit escalier pour aller au grenier; car Jeanne trouvait bien laid pour une femme de monter à l'échelle. Mais il fallait au moins quinze cents francs pour bâtir cette maison, et grand Louis trouvait que c'était bien lourd pour sa bourse. Maître Tixier lui dit:
«Ne t'en inquiète pas, grand Louis; je te prêterai sept cents francs remboursables en sept ans, et comme j'aime à être payé exactement, je te les ferai gagner; de cette façon, tu pourras conserver un peu d'avance.
--Mon Dieu, que vous êtes bon, notre maître! dit Jeanne; quand je serai dans notre maison, je penserai toujours que c'est à vous que je dois mon bonheur.»
On commence la maison de Jeanne.
«Puisque vous voulez bâtir, mes, enfants, dit maître Tixier en rentrant chez lui, commencez donc tout de suite; pour qu'une maison soit saine, il faut qu'elle sèche au moins pendant un an. Grand Louis, ce n'est pas encore le temps des foins; profite de ce qu'il n'y a pas grand'chose à faire ici pour te procurer des matériaux.
--Notre maître, je vais prendre le père Darnaud, qui a un bon cheval et qui me conduira tout ce qui est nécessaire. Il n'est pas juste que j'emploie pour moi le temps que vous me payez.
--Et moi, je te dis qu'il est juste d'aider un brave domestique qui m'a servi pendant quinze ans; je n'entends pas que tu te serves d'autres bêtes que des miennes.»
Maître Tixier fit faucher le sainfoin qui était dans le champ de Jeanne, et l'on mit les ouvriers à creuser les fondations. La bâtisse allait son train; et quand Jeanne n'avait rien à faire, elle promenait la petite Nannette jusque là; si les ouvriers ne comprenaient pas bien le plan de Mme Isaure, elle le leur expliquait.
Après la moisson, l'on posa la charpente; mais l'on n'enduisit pas encore les murs, afin qu'ils eussent le temps de sécher entièrement jusqu'au printemps suivant. Quand la maison fut couverte, Jeanne dit qu'il fallait bêcher le jardin, afin de le planter à l'automne.
«Je veux beaucoup d'arbres fruitiers, dit-elle, et de toutes les espèces. Il y en aura au bord des allées qui couperont le jardin en quatre carrés, et puis dans celle qui en fera le tour; et je veux des pêchers le long du mur au midi, et des treilles qui garniront notre galerie.»
Maître Tixier s'étonne que Jeanne veuille tant d'arbres dans son jardin.
«Que veux-tu donc faire de tous ces arbres, ma Jeanne? lui dit son maître.
--Un jour ils rapporteront, notre maître; et ce sera le profit de Nannette, qui vendra leurs fruits à la ville. Vous verrez comme elle sera fière de vous porter ses premières pêches!
--Et comment empêcheras-tu ton bétail de mettre le jardin en friche?
--Mais la porte de l'étable donne sur le côté et au couchant; on fermera la petite cour, et aucun animal, pas même les poules, ne viendra dans mon jardin. C'est votre gendre qui m'a donné cette idée-là, quand je lui ai dit combien je trouvais désagréable d'avoir le fumier devant ma porte pour empester ma maison. Est-ce que vous croyez, notre maître, que les gens du bourg en vaudraient pis, s'ils plantaient des vignes et des arbres le long de leurs murs, comme on fait dans cette Normandie où Durand est resté si longtemps? Le village est si sale qu'on ne sait vraiment par où passer; ce n'est pas sain pour les enfants, toute cette paille pourrie. Et la puanteur qu'elle donne! comment pourraient-ils s'accoutumer à la propreté au milieu de cette ordure?»
La famille Dumont vint voir la maison de Jeanne quand elle fut finie. On parla des plantations, et M. Dumont dit que ses pépinières étant bien garnies, il donnerait tous les arbres dont on aurait besoin.
«Et moi, dit Mme Isaure, je t'apporterai des fraises de tous les mois pour border tes allées.
--Si tu m'en crois, petite Jeanne, dit M. Dumont, tu engageras ton mari à peindre tous les bois qui sont exposés à l'air; ce sera un peu coûteux, parce que ta charpente dépasse les murs; mais au fond c'est une économie; la peinture préserve le bois des vers et de la pourriture. D'ailleurs, grand Louis achètera de l'ocre à la livre et de l'huile de rebut; il broiera lui-même la couleur et peindra ensuite, ce n'est pas bien difficile.
--Oui, monsieur; il n'est pas maladroit, et il en viendra bien à bout.»
Jeanne admire sa maison.
Vers la Saint-Jean de l'année suivante, l'on crépit les murs et l'on plafonna les chambres pour qu'elles fussent plus chaudes. Jeanne fit mettre une petite couche de plâtre à l'intérieur. Elle avait eu pendant l'hiver un garçon à qui son parrain, maître Tixier, avait donné le nom de Sylvain, et elle sentait qu'il était temps de quitter le Grand-Bail. Quoique Étienne Durand, qui gouvernait à peu près tout dans la maison, fût toujours bon pour elle et pour son mari, il aurait fini par s'ennuyer de leurs enfants. Elle se mettait souvent à la porte pour regarder sa maison. Louise lui disait:
«Hein! comme tu voudrais y être déjà!
--C'est vrai, ma Louise. Je vous aime pourtant de toutes mes forces, et j'ai bien lieu de vous aimer; mais, vois-tu, c'est plus fort que moi: quand je pense que nous serons dans une maison à nous, il me semble que mon coeur éclate au dedans de moi. C'est si bon de se sentir chez soi et de se dire qu'on est à l'abri pour le reste de ses jours!
--Et des meubles, petite Jeanne! sais-tu que ton pauvre lit et l'armoire de la mère Nannette ne feront pas grande figure dans ces chambres si blanches?
--C'est bien là mon souci: je n'ose pas en parler à grand Louis: les hommes ne comprennent pas combien une ménagère est contente d'avoir un joli mobilier; il a dépensé tant d'argent pour cette bâtisse, qu'il ne serait peut-être pas raisonnable de penser à autre chose. Pourtant, comme ton père lui en a avancé, nous avons bien encore de quoi acheter une armoire et un lit.
--Eh bien! moi, je lui en parlerai à souper, sois tranquille.»
Louise plaisante grand Louis sur son vilain mobilier.
Le soir, Louise dit à grand Louis:
«Est-ce que tu comptes mettre dans ta belle chambre le vilain lit de Jeanne et son vieux coffre? Ce sera joli! Tout le monde se moquera de toi: ils diront qu'au dehors tu fais le faraud avec ta maison qui n'est pas faite comme les autres, et qu'au dedans tu n'as pas seulement de quoi te coucher.
--Tu as bien raison, ma Louise, et j'y pense depuis longtemps. Je sais bien que Jeanne a envie d'un mobilier neuf, quoiqu'elle n'en dise rien; et moi je ne suis heureux que quand elle est contente. Il nous faudrait un lit, une armoire et des chaises cirées; son vieux coffre servirait de huche à pétrir le pain.
--Et où donc veux-tu qu'elle mette le linge que vous quitterez toutes les semaines, quand elle l'aura passé par l'eau? Il y aura trop de choses dans le grenier pour l'y placer, et tu ne veux pas, j'espère, le voir traîner dans la maison.
--Mais, Louise, crois-tu que ce serait bien d'acheter du mobilier, quand je dois tant d'argent à ton père?
--Allons, dit maître Tixier, le voilà encore là-dessus! Mais puisque je t'ai dit, têtu, que je te le ferai gagner! tu l'aurais là, dans le creux de ta main, que je n'en voudrais pas: c'est une récompense que je veux te donner, moi! es-tu donc trop fier pour la prendre tout simplement? D'ailleurs, tu sais bien que je ne refuse pas d'obliger un ami dans l'embarras; seulement je veux être remboursé au jour dit, car j'aime l'exactitude avant tout.
--C'est bien ça qui me tracasse; car si je venais à mourir avant de vous avoir remboursé!
--Eh bien! je prendrais un de tes champs en payement; ainsi n'en parlons plus, ça m'ennuie. Ah! écoute donc ce que je vais te dire: Prévôt, de la Bordinerie, n'a pas voulu me croire quand je lui disais: «Fauche tes prés, tu laisses trop mûrir ton foin; tes seigles auront besoin d'être coupés avant que tu aies fini ta fauchaison, et tu te trouveras dans l'embarras; tu ne sauras auxquels aller; et, si le temps se mettait à la pluie, comment ferais-tu?--Bah! père Tixier, me répondait-il, vous voyez toujours tout en noir; parce que vous êtes plus vieux que moi, vous voulez avoir raison sur tout.--C'est que, Prévôt, j'ai fait plus d'une bêtise dans ma vie, et je sais ce qu'il en coûte! Tu ne veux pas m'écouter, eh bien, tu verras!» Ça n'a pas manqué; voilà le temps qui menace; il a été obligé de prendre le double de monde pour faucher et pour faner, et il est venu demander à Étienne la grande voiture à échelles et les juments; mais j'ai défendu de rien lui donner. Il a fait la sottise, il faut qu'il la boive.
--Notre maître, dit grand Louis, quand Prévôt est venu vous dire, l'an passé, qu'il avait quelques bonnes bouteilles de vin blanc que sa défunte tante lui avait laissées, et qu'il fallait venir les boire avec lui, je me souviens que vous n'y avez pas manqué.
--C'est vrai, et c'était du fameux vin, encore!
--Pourquoi donc ne l'aideriez-vous pas à boire sa sottise aujourd'hui, comme vous l'avez aidé à boire son vin l'an dernier?
--C'est juste, grand Louis; j'ai tort, et tu as raison. Il faut aider Prévôt, qui court grand risque de perdre ses foins. C'était mal, ce que je disais là. On a beau faire, ce chien d'orgueil revient toujours! Tu prendras tes juments et ta voiture à ridelles, et tu travailleras pour lui tant qu'il n'aura pas serré son fourrage.»
Jeanne va commander ses meubles.
Le jeudi suivant, maître Tixier emmena Jeanne en ville pour acheter ses meubles.
«Mon père, dit Louise, emmenez-moi donc aussi: je voudrais choisir les étoffes de son lit avec elle.
--Et la petite Nannette?
--Je vais la faire bien belle et je l'emmènerai comme Jeanne emmène Sylvain.»
En chemin, le père Tixier dit à Jeanne:
«Ne va pas faire la sotte, au moins! j'entends que tu commandes tout ce qu'il te faut; d'ailleurs, je serai là, et nous verrons bien!»
Quand ils furent chez le menuisier, Jeanne commanda une belle armoire en noyer, un lit, une table et une huche du même bois, et le menuisier dit qu'il lui donnerait une table commune par-dessus le marché.
«Et un moulin pour sasser ta farine?
--Notre maître, ce n'est pas bien nécessaire pour l'instant; vous me laisserez bien sasser chez vous; ce sera un peu de peine pour grand Louis qui portera le sac, et voilà tout.
--Je ne veux point de ça; tu vas te commander un joli moulin pareil aux autres meubles; je n'entends pas qu'il manque quelque chose à ton ménage.»
Ils choisirent six chaises en noyer, et le père Tixier acheta un petit fauteuil semblable, en disant que ce serait pour son filleul quand il pourrait s'en servir. On alla ensuite chez le marchand d'étoffes pour prendre les rideaux du lit.
«J'aurais bien désiré qu'ils fussent en serge verte, dit Jeanne à Louise, c'est plus cossu; mais je n'ai pas assez d'argent.»
Elles choisirent donc une belle cotonnade rouge à raies; Louise força Jeanne à prendre une jolie indienne à fleurs bleues sur un fond blanc pour faire l'intérieur du lit et la courte-pointe, et enfin une bonne couverture de laine. Puis elles achetèrent aussi tous les menus ustensiles nécessaires dans un ménage.
«Vois donc, ma Louise! j'avais apporté deux cents francs, et il ne m'en reste plus que dix. Que ça coûte donc de se mettre à son ménage!
--Que veux-tu, ma pauvre Jeanne? on ne s'y met qu'une fois dans la vie. Mais tu es si propre, si ménagère, que tout ton mobilier aura toujours l'air neuf.»
Jeanne chargea une habile ouvrière de faire ses rideaux ainsi que la garniture de son lit, et demanda qu'on les lui rendît le plus tôt possible.
«Pourquoi donc tant te presser, Jeanne! tu as bien le temps de te mettre à ton ménage.
--Non, je n'ai que le temps bien juste; avec mes deux enfants je ne fais plus rien chez vous, c'est à peine si je gagne le pain que je mange; il faut que ça ait une fin et que j'aille dans ma maison entre la moisson et les vendanges, au temps où grand Louis n'est pas occupé.»
Jeanne déménage peu à peu.
Quand le mobilier fut rendu et mis en place, grand Louis dit à son maître:
«Votre maison est trop pleine, et cette autre là-bas s'ennuie d'être vide.
--C'est-à-dire que tu as grande envie d'y aller: c'est tout naturel, mes enfants, arrangez ça ensemble; mais je te préviens que j'ai besoin de toi jusqu'après les vendanges.
--Est-ce que je ne serai pas toujours prêt pour vous servir, là-bas comme ici?
--Petite Jeanne, je te préviens aussi que je veux planter la crémaillère le jour où tu feras bénir ta maison, et je ferai les frais du souper; tu m'entends!»
Jeanne emportait son linge et ses habits peu à peu, et elle les rangeait au fur et à mesure; Louise l'aidait quand elle le pouvait, et bientôt il n'y eut plus que son lit à transporter, car grand Louis avait déjà conduit le coffre et l'armoire de la mère Nannette. Il fut convenu que le dimanche au matin on démonterait le lit, M. le curé devant bénir la maison le soir.
Le colporteur revient au Grand-Bail.
Le samedi, pendant le dîner, l'on vit venir une voiture attelée d'un petit cheval qui paraissait fort vigoureux; elle s'arrêta à la porte, et il en descendit un beau jeune homme qui sauta d'un bond dans la maison. Chacun le regarda avec étonnement; quand il vit que personne ne le reconnaissait, il ôta son chapeau, et maître Tixier s'écria:
«Tiens! c'est le colporteur!»
Et il n'était pas difficile de le reconnaître à la cicatrice qui lui traversait le front.
«Ma foi, mon garçon, j'ai bien cru que tu nous avais oubliés; nous parlions de toi quelquefois avec M. le curé, qui disait toujours que nous te reverrions tôt ou tard.
--Il avait raison, le saint homme! Je n'oublie point ceux qui m'ont obligé: parlez-moi de lui et dites-moi s'il va toujours bien.
--Oui, Dieu merci, et j'espère qu'il vivra longtemps encore; mais, puisque tu nous trouves à table, mets-toi à ton ancienne place, sans cérémonie, tout comme autrefois.
--De grand coeur, maître Tixier; mais auparavant je vais dételer mon cheval qui a grand chaud.
--C'est juste; il faut avoir soin des animaux qui nous rendent service; mais ne te dérange pas; on va mettre ton cheval à l'abri et lui donner ce qu'il lui faut.»
Le colporteur se mit à table, et on lui apprit que Jeanne était mariée à grand Louis, et qu'ils devaient se mettre à leur ménage le lendemain.
«Je ne vois pas votre fille aînée, ni cette écervelée de Marguerite, ni le bouvier Claude!
--Ma Solange est mariée et demeure dans une métairie tout près d'ici, qui appartient aussi à M. Dumont; Claude a épousé Marguerite et s'en est allé dans le bourg. C'est un triste mariage qu'il a fait là; quoiqu'il n'ait guère d'esprit, c'est un brave garçon et bien courageux.
--Et cette jeune fille-là, dit le marchand en désignant Louise, est-ce que c'est ce petit lutin qui sautait toute la journée autour de Jeanne?
--Oui, mon ami; mais si elle a grandi, sais-tu que toi aussi tu es grandi et changé? c'est à peine si je t'ai reconnu.»
Après dîner, le marchand s'en alla chez M. le curé, et il n'en revint que pour souper. Avant de se mettre à table, il entra dans la grange où l'on avait rangé sa voiture, et il rapporta trois couvertures de coton, deux cravates noires et un très-beau foulard. Il offrit une couverture à chacune des filles mariées, l'autre à Jeanne et le foulard à Louise; puis il prit les cravates noires et voulut en donner une à Etienne Durand et l'autre au maître.
«Mon garçon, dit celui-ci, je n'entends pas que tu te ruines pour nous. Je veux bien t'acheter quelque chose, mais je n'accepterai rien, absolument rien.
--Maître Tixier, vous ne me causerez pas une humiliation pareille. Si on impose des obligations à ceux à qui l'on rend service, on en contracte aussi envers eux; il ne faut pas refuser aux gens à qui l'on fait du bien le plaisir de se montrer reconnaissants.
--Tu as raison: je n'ai plus rien à dire; donne, mon garçon, et grand merci.»
Et chacun prit ce que lui avait apporté le marchand.
Le colporteur vend à tout le village.
Le lendemain, après la messe, que le colporteur entendit bien dévotement, il étala sa boutique sur la place de l'église, et il annonça à haute voix qu'il vendrait ses marchandises au prix coûtant, en reconnaissance du service qu'on lui avait rendu autrefois dans le pays. Chacun s'approcha et acheta ce qui lui convenait. Il dîna chez M. le curé. Pendant que les femmes de la ferme s'occupaient à préparer le souper dans la maison de Jeanne et y transportaient tout ce qui était nécessaire, Louise mit, sans en rien dire, une petite provision de toute chose dans la huche de Jeanne avec deux grand pains de froment.
Après les vêpres, M. le curé vint bénir la maison et ensuite l'on se mit à table. Toute la famille du Grand-Bail était là, excepté la maîtresse, qui ne se levait plus. Solange était venue aussi avec son mari.
«Te voilà donc dans ta maison, ma Jeanne, dit maître Tixier; vas-tu être heureuse! mais nous nous apercevrons bien que tu n'es plus avec nous.
--Il fallait bien, dit M. le curé, que ces braves gens finissent par se mettre à leur ménage. J'ai béni la maison de bon coeur, car je suis bien sûr qu'il ne s'y fera jamais rien de mal et que les enfants y seront bien élevés.
--Elle s'y prendra de bonne heure, monsieur le curé; ne fait-elle pas déjà compter sa petite Nannette! y a-t-il du bon sens?
--Notre maître, est-ce que vous ne serez pas content quand, à la veillée, la petite vous lira de jolies histoires?
--Mais crois-tu, Jeanne, que, si elle apprend sitôt à lire, ça ne la dégoûtera pas de travailler?
--Soyez tranquille, notre maître! ce qui entre dans la tête ne gâte pas les doigts; et ceux qui l'ont pleine de toutes sortes de bonnes choses travaillent aussi bien que les autres, s'ils ont du courage; n'est-ce pas, monsieur le curé?»
M. le curé donne raison à Jeanne.
«Jeanne a raison, dit le curé: ne vaut-il pas mieux, le dimanche, passer son temps à faire une lecture, ou bien à enseigner à lire aux autres, que de se disputer ou de faire des commérages au dépens du prochain? J'ai toujours vu que les hommes qui savent quelque chose sont plus faciles à vivre que les autres; et les femmes qui ont appris à lire, à écrire, et qui savent se servir de l'aiguille, sont plus assidues dans leur maison et la tiennent plus proprement.
--Voyez donc grand Louis, pourtant! il ne sait pas seulement signer son nom.
--Aussi, notre maître, s'écria celui-ci, avant que d'avoir trouvé Jeanne, je ne valais pas grand'chose; je brutalisais tout le monde.
--Est-ce qu'elle aurait tant d'idée, Jeanne, dit Joséphine, est-ce qu'elle serait si bonne si les dames Dumont ne lui avaient appris tant de choses?
--Tu as bien raison, ma Joséphine. J'aurais fait comme tant d'autres qui ne pensent à rien du tout. Aussi, après le bon Dieu qui m'a donné une âme, et ma pauvre mère, qui m'a mise au monde, après la mère Nannette, qui m'a tirée de la misère, je dois tout à ces dames: car vous ne m'auriez pas tant protégée, maître Tixier, si elles n'avaient pas pris soin de moi. Aussi je serai reconnaissante envers elles jusqu'au dernier jour de ma vie.
Le colporteur parle de ses affaires.
«Monsieur le curé, dit Louise, vous aviez une bien belle nappe d'autel, ce matin, à la messe. Je parie que c'est ce jeune marchand qui vous l'a apportée!
--Oui, ma fille; il a voulu faire ce cadeau à ma pauvre église; c'est un brave coeur qui n'a oublié aucun de ceux qui l'ont obligé.
--Tu as donc fait de bonnes affaires, toi, dit maître Tixier en s'adressant au colporteur; je vois que tu as un cheval et une voiture, sans compter ce qu'il y a dedans.
--Mais oui; mes petites affaires ne vont pas trop mal.
--C'est la récompense de votre bonne conduite, dit le curé.
--Pour vous dire toute la vérité, j'ai eu bien de la peine à prendre des habitudes régulières. J'ai souvent rencontré d'anciens camarades qui se moquaient de moi, et j'ai été plus d'une fois sur le point de céder à leurs railleries et de les imiter. Mais quand mes yeux rencontraient un miroir et que je voyais ma cicatrice, je pensais à vous tout de suite, monsieur le curé, et aussi à la maison du père Tixier, et je redevenais fort contre la tentation. Il est si difficile de rompre avec les mauvaises habitudes!
--Vous dites là une grande vérité, mon ami; c'est pourquoi l'on ne saurait veiller de trop près à s'en préserver.
--Enfin, j'ai contracté celle de la bonne conduite et du travail; je me suis donné bien du mal; j'ai parcouru toute la France, marchant la nuit et vendant le jour, faisant souvent beaucoup de chemin en vue d'un petit bénéfice, et vivant de peu. J'arrive de Paris, où j'ai retrouvé mon père, que je n'avais pas vu depuis huit ans. Jugez si j'ai été heureux d'être en état de le tirer de la carrière où il travaillait, ce qui était un métier trop dur pour son âge! J'ai pu lui acheter le fonds d'un de ces petits commerces des rues, qui, à Paris, suffisent à nourrir leur homme. Me voici le coeur content en pensant que mon pauvre père n'aura plus à souffrir, et je compte bien l'aller voir de temps en temps.
--Nous sommes tous bien heureux, dit grand Louis, de vous voir en si bon chemin.»
Maître Tixier vend de la plume à Jeanne.
Après le souper, maître Tixier visita les deux chambres de Jeanne, et lui dit:
«Je te vois bien deux châlits, ma fille, mais il y en a un vide, et ça me choque.
--Maître Tixier, j'ai acheté de la toile pour faire une paillasse; je vais la coudre dès demain, et vous me donnerez bien de la paille fraîche pour la remplir; quand mon mari battra votre avoine, il me vannera de la bâle sur laquelle il couchera au besoin.
--Et tu crois, toi, que je souffrirai que ton homme couche sur la bâle quand il sera bien harassé? Il ne manque pas de plume à la maison; tu en auras demain ce qu'il te faudra pour faire un lit; tu me payeras en journées; grand Louis n'a pas besoin de se mêler de cela.
--J'ai une belle pièce de coutil, dit le marchand, et je vous vendrai à bon marché ce qui vous sera nécessaire; j'ai aussi remarqué qu'il manque des rideaux à votre fenêtre; je me souviens d'avoir quelque part, dans mes ballots, un reste d'indienne à raies blanches et rouges, qui ira bien avec le lit. Je vous le donnerai en bon souvenir de notre souper d'aujourd'hui et du plaisir que j'ai à vous retrouver tous. --Mais, monsieur le marchand, ma fenêtre se passera bien de rideaux; c'est trop beau pour des gens comme nous.
--Jeanne, quand vous me pansiez le front, je n'ai pas refusé vos soins, et je n'ai pas craint de vous donner de la peine: pourquoi ne voudriez-vous pas accepter ce que je vous offre?
--Jeanne, il faut que personne ne sorte mécontent de chez vous aujourd'hui, fit observer le curé.
--Eh bien! merci de votre générosité, dit Jeanne au marchand; et, pour tout dire, je ne serai pas fâchée d'avoir des rideaux.»
Le colporteur dit au père Tixier, comme ils rentraient au Grand Bail:
«En passant par la ville, j'ai vu un petit marchand tailleur qui m'a cédé son fonds; je suis convenu de lui prendre l'année prochaine; mais il me faudra une femme dans cette boutique.
--Eh bien?
--Si vous vouliez me donner votre Louise, je serais bien content; elle connaît tout le pays, et, comme je ne vendrai guère qu'à la campagne, je crois que nous ferions une bonne maison ensemble.
--Lui en as-tu parlé?
--Non, maître Tixier, je voulais savoir ce que vous en diriez.
--Arrange-toi avec elle, je t'en donne la permission.»
Le colporteur resta deux jours chez maître Tixier, et, quand il partit, les accords étaient faits.
La famille Dumont vient voir Jeanne.
La famille Dumont vint, le mardi, voir Jeanne, qui leur avait dit la veille qu'elle était emménagée.
«Sais-tu que tu n'es pas du tout mal logée, petite Jeanne? lui dit Mme Isaure; et qu'as-tu donc dans ta basse-cour?
--Rien encore, madame; maître Tixier va me donner une chèvre, un coq et deux poules.
--Qu'il te donne plutôt deux canes et un canard, dit Mme Dumont; je t'enverrai un coq et deux poulettes de ma belle race.
--Et moi, dit Auguste, qui était devenu un bel officier, je t'apporterai une paire de ces jolis pigeons que tu aimes tant.
--Et moi, dit Mme Sophie, je te donnerai une jolie chatte à longs poils pour te tenir compagnie; car, ma pauvre Jeanne, tu vas trouver la maison bien grande quand tu seras seule toute la journée.
--Oh! je vais chercher de l'ouvrage tout de suite après avoir sevré Sylvain. Quand vous aurez besoin de quelqu'un, ne m'oubliez pas, s'il vous plaît.
--Et la petite Nannette, qu'en feras-tu quand tu iras travailler?
--Je la mènerai au Grand-Bail, ainsi que son frère; ils s'amuseront autour de la maison: Nannette gardera le petit, et Louise aura l'oeil sur les deux.
--Comme il est frais, ton Sylvain! Jeanne; si j'ai un enfant, tu me le nourriras, dit Mme Isaure.
--Avec grand plaisir, ma chère dame; ordonnez ici comme chez vous.»
Jeanne a de la peine à s'habituer à vivre seule.
Mme Sophie avait raison; Jeanne n'était pas accoutumée à tant de tranquillité: il lui semblait qu'elle n'eût point d'occupation. Quand son ménage était fait, qu'elle avait promené la chèvre et qu'elle lui avait amassé de l'herbe, le reste de la journée lui paraissait bien long.
Elle filait sur sa galerie pendant que Nannette amusait son frère; quand elle s'ennuyait trop, elle prenait ses deux enfants et les emmenait au Grand-Bail. Là, elle aidait à Louise, et bien souvent on la retenait à souper avec son mari qui battait à la grange; d'autres fois, elle s'occupait de son jardin. Nannette la suivait partout, et, comme sa mère lui apprenait beaucoup de choses, cette petite fille causait bien mieux que les autres enfants du bourg.
Quand les anciennes voisines de Jeanne passaient sur le chemin pour aller au marché, elles entraient souvent chez elle, et après avoir visité sa maison, elles lui disaient:
«Elle doit te coûter bon ta maison, petite Jeanne!
--Pourquoi donc ça?
--C'est que tu as un beau jardin en avant; on ne voit ni fumier ni immondices devant ta porte. Et avec quoi comptes-tu donc fumer tes champs?
--Je peux bien avoir de quoi fumer mes champs sans mettre mon fumier sous mes fenêtres, pour empester ma maison et rendre mes enfants malades. N'ai-je pas ma cour, où est l'étable?
--Mais si tu ne mets pas de la paille pourrir devant ta porte, le peu de bétail que tu as ne pourra suffire à fumer tes champs.
--Vous croyez donc que cette paille que vous mettez pourrir devant vos portes fait un bon engrais? Vous vous trompez fort: c'est bon pour vous donner la fièvre ainsi qu'à vos enfants, et voilà tout.
--Comment fais-tu donc, toi?
--Moi, je mets une couche de paille et une de terre sur mon fumier chaque fois que grand Louis nettoie l'étable; j'empêche comme ça qu'il ne sèche, et la paille et la terre qui le couvrent deviennent un excellent engrais. Faites de la litière jusqu'au ventre à vos bêtes, et tenez propre le devant de votre porte, vous verrez comme vous vous en trouverez bien!
--Qui est-ce qui t'a donc appris tout ça, Jeanne?
--C'est Étienne Durand, le gendre de maître Tixier du Grand-Bail.
--Il veut donc changer toutes les coutumes, celui-là?
--Il ne veut rien changer; il veut seulement faire mieux, et il s'y entend bien; grand Louis dit que c'est un excellent cultivateur.»
Jeanne a grande envie d'avoir une vache.
Jeanne désirait beaucoup avoir une vache, et en parlait souvent à son mari, qui lui disait:
«Ma pauvre femme, tu as deux enfants à soigner, bientôt trois; si Mme Isaure t'en donne un a nourrir, ça fera quatre; je te demande si tu pourras t'occuper de ta vache!
--Je prendrai pour m'aider cette pauvre mère Henri qui demande son pain, et elle viendra pour peu de chose. Elle gardera mes bêtes aux champs, puis elle ira à l'herbe; je n'aurai que la peine de traire la vache et la chèvre, de soigner le laitage, et tu nettoieras l'étable le soir. Car, vois-tu, je veux avoir une vache bien propre; je la ferai étriller tous les jours, comme Étienne Durand fait au Grand Bail; j'ai remarqué, que, quand elles ont le poil bien brillant, elles donnent plus de lait et du meilleur.
--Si tu veux te faire aider, c'est différent, parce que je n'entends pas que tu te tues à l'ouvrage, je t'en avertis. L'autre jour, le maréchal m'a proposé un cheptel; veux-tu que j'aille lui demander s'il est toujours dans la même intention?
--Oh! oui, mon homme, va; ça vaudra mieux pour commencer, que d'acheter une vache nous-mêmes et de rester sans le sou.»
Grand Louis alla voir le maréchal et revint bien vite dire à sa femme qu'on lui achèterait une vache, et que le père Tixier la choisirait lui-même.
Jeanne fut bien contente d'avoir une vache; elle la menait paître souvent comme elle avait fait autrefois chez la mère Nannette; sa fille conduisait la chèvre, et le petit Sylvain les suivait.
L'année se passa bien, la récolte fut bonne, grand Louis serra ses gerbes dans un coin de la grange du Grand-Bail; il fit son vin en commun avec maître Tixier, chez lequel il travaillait toujours.
Il paya les premiers cent francs avec son temps, et il gagna assez en plus pour acquitter une bonne partie de la rente viagère du père Colis. Jeanne eut un autre garçon qu'on appela Paul, et qu'elle nourrit sans trop de fatigue.
Mme Isaure donne un enfant à nourrir à Jeanne.
Paul avait huit mois quand Mme Isaure vint voir Jeanne et lui dit:
«Je vais te donner bientôt un nourrisson, ma bonne Jeanne; ton Paul n'aura guère que neuf mois quand tu prendras mon enfant. Je ne veux pas que tu les nourrisses tous les deux à la fois; toute forte que tu es, tu serais bientôt épuisée; si tu veux mettre ton garçon en nourrice, je payerai ses mois.
--Merci, madame, je le sèvrerai; il est très-fort et mange déjà comme un petit homme. Je vous promets qu'il ne prendra pas le lait de votre enfant.
--Je le sais bien, Jeanne; tu es trop honnête femme pour tromper personne, moi moins que toute autre. Prépare-toi donc à recevoir bientôt ton nouvel enfant; nous passerons l'hiver ici pour ne pas le quitter. Mais, dis-moi, si tu prenais une petite fille pour t'aider? Tu ne pourras pas suffire à tout.
--Madame, j'emploie déjà la mère Henri une partie de la journée; je la garderai tout à fait. La pauvre femme est bien malheureuse et ne manque pas de courage; mais elle ne peut travailler aux champs: je serai plus tranquille avec elle qu'avec une fillette de douze à treize ans.
--Alors je payerai la mère Henri en sus de tes mois.
--De mes mois, ma chère dame! est-ce que vous comptez me payer? Oh! vous ne me ferez pas ce chagrin-là!
--Mais, petite Jeanne, n'est-il pas juste que tu sois payée de la peine que tu vas prendre pour mon enfant?
--Ma récompense, madame, ce sera de vous rendre service et de m'acquitter, selon mon pouvoir, des grandes obligations que je vous ai. Que serais-je donc sans vous? Ne me payez pas, je vous en prie! laissez-moi vous prouver combien je vous suis attachée, et que je n'oublie pas tout le bien que vous m'avez fait. Si vous me payiez, je croirais que vous ne faites aucune estime de moi, ajouta Jeanne en pleurant.
--Ne te désole pas, ma bonne Jeanne; tu as raison, je ne dois pas te payer. D'ailleurs, on ne saurait reconnaître les soins d'une bonne nourrice avec de l'argent; seulement, je tiens à payer la mère Henri; car enfin, si je ne te donne rien, je ne puis souffrir que tu débourses quelque chose pour moi.»
Quinze jours après, Mme Isaure confia sa petite fille à Jeanne.
Les femmes du bourg s'étonnent de la propreté de Jeanne.
Les femmes du bourg venaient souvent demander quelque service à Jeanne, qui en savait plus long qu'elles, et qui était toujours prête à obliger. Quand elles la voyaient habiller ses enfants, elles lui disaient:
«Comment donc, Jeanne, tu peignes tes petits et tu les laves comme s'ils étaient des enfants de bourgeois!
--Parce qu'ils sont des paysans, est-ce une raison pour qu'ils soient sales? Voyez s'ils ont le moindre bouton! Ce n'est pas une grande peine pour moi de laver leur petit corps tous les matins en les levant, et de leur brosser la tête; c'est bientôt fait, et je leur épargne par là bien des petites misères. Si vous en faisiez autant, vos enfants se porteraient mieux et ne crieraient pas tant.
--Eh bien! on essayera. Dis-nous donc aussi comment tu fais pour que leurs habits aient toujours l'air d'être neufs.
--Je les plie quand les enfants sont au lit, je les mets en presse sur mon coffre; et je serre leur bonnet pendant la nuit pour le garantir des mouches.
--Mais ils ne se salissent donc pas, tes petits?
--Dame! j'y fais attention. D'abord, je ne les laisse pas manger toute la journée, et quand ils mangent, je mets un linge devant eux pour que leurs habits se salissent moins. Je n'ai pas besoin de les laver si souvent, et cela m'épargne du temps et de l'argent.»
Mme Isaure venait voir tous les jours sa petite fille qui croissait à vue d'oeil, et elle remerciait Jeanne de ses bons soins.
«Ma chère dame, si vous saviez combien je suis heureuse que vous ne puissiez pas penser que c'est par intérêt que je soigne votre enfant! Je l'aime comme les miens, je ne fais pas de différence entre eux.»
Jeanne rend son nourrisson.
Jeanne nourrit la fille de Mme Isaure et la lui rendit toute propre, marchant déjà et commençant à parler. Toute la famille Dumont vint chercher l'enfant, et Jeanne leur donna à déjeuner dans sa jolie chambre; elle avait toujours quelques pots de fleurs sur sa galerie, ce qui donnait à sa maison un air de fête. Pendant qu'on était à table, le domestique de M. Dumont amena dans l'étable de Jeanne une très-belle vache avec son veau; on habilla tout de neuf les trois enfants, qui en furent bien joyeux, et tout le monde partit.
Jeanne, qui était toute triste du départ de son nourrisson, descendit pour traire sa vache, et fut grandement étonnée d'en trouver deux à l'étable; elle n'eut pas d'abord la force de parler; puis elle cria à son mari:
«Grand Louis, viens vite, mon homme, viens vite!»
Lui, qui travaillait dans son jardin, accourut promptement, croyant qu'il était arrivé quelque malheur. Quand il vit Jeanne à la porte de l'étable, le visage tout en larmes et riant en même temps, il lui dit:
«Est-ce que tu deviens folle, ma pauvre femme?»
Jeanne lui montra la crèche sans répondre, et grand Louis, en voyant la vache, comprit tout.
«Sont-ils bons! sont-ils donc bons! dit Jeanne quand elle put parler: c'était justement ce que je désirais le plus au monde, que d'avoir une vache à moi.
--Jeanne, tu ne peux ni nourrir ni soigner deux vaches. Je vais de ce pas chez le maréchal, pour lui dire de placer la sienne ailleurs.»
Il alla tout de suite au bourg, où il conta le bonheur qui lui était arrivé.
«Grand Louis, dit le maréchal, je ne mettrai pas ma vache en d'autres mains; elle dépérirait partout au sortir de celles de Jeanne. Nous la vendrons à la foire prochaine: elle m'a coûté deux cents francs, et nous aurions bien du malheur si nous n'en trouvions pas une quarantaine de francs de plus; ça nous fera un joli petit bénéfice à chacun.»
Nannette a mal aux yeux.
Quelque temps après, Nannette eut grand mal aux yeux. Jeanne alla chercher M. le curé, qui vit l'enfant et trouva le mal si grave qu'il conseilla d'aller consulter le meilleur médecin de la ville. Maître Tixier, en allant voir Louise, qui était mariée au marchand et qui faisait bien ses affaires, conduisit dans sa carriole grand Louis, sa femme et leur fille. Le médecin visita soigneusement les yeux de Nannette; il fit une ordonnance, et dit:
«Si vous faites exactement ce que j'ordonne, je réponds de la guérison de votre enfant; autrement elle pourrait bien devenir aveugle. Mais vous autres, gens de la campagne, aussitôt que vos malades vont un peu mieux, vous cessez les remèdes.
--C'est bien vrai, monsieur, dit Jeanne, c'est une mauvaise coutume; mais que voulez-vous? on est si pauvre et on a si grand besoin de son temps qu'on est négligent de sa santé.
--C'est un fort mauvais calcul; car il faut toujours finir par interrompre son travail et dépenser l'argent que vous avez voulu économiser, et même plus; et l'on a souffert longtemps. Trop heureux encore si le mal n'est pas devenu incurable! Vous êtes, en vérité, plus soigneux de la santé de vos bestiaux que de la vôtre propre.
--Monsieur, dit grand Louis, quand on perd une pièce de bétail, c'est la ruine d'une petite maison.
--Et si le chef de la famille meurt, n'est-elle pas ruinée aussi?
--Oui, et c'est un grand malheur; mais soyez tranquille, monsieur: Jeanne n'est pas une femme comme une autre; ce que vous lui direz, elle le fera comme si c'était M. le curé qui l'eût recommandé.»
Jeanne ramena sa fille et lui mit un bandeau sur les yeux, parce que le médecin avait recommandé par-dessus tout qu'elle ne vît pas le jour.
Paul montre un mauvais caractère.
Nannette s'ennuyait un peu de ne pouvoir rien faire; sa mère lui donna du gros chanvre à filer; elle entreprit de lui apprendre le catéchisme, ce qui ne fut pas long; car Nannette avait bonne mémoire. Elle gardait le petit Paul pendant que sa mère allait travailler hors de la maison et que Sylvain était à l'école. Il fallait toute la patience de cette bonne petite pour supporter les caprices de Paul, qui avait un mauvais caractère et ne voulait jamais faire ce qui plaisait aux autres. Jeanne en avait un grand chagrin; mais elle espérait qu'il deviendrait meilleur en grandissant. Elle ne se lassait jamais de ses caprices, et employait la plus grande douceur avec lui: mais l'enfant y était insensible; il ne lui témoignait pas la moindre affection, et ne venait à elle que s'il avait besoin de quelque chose, bien sûr de ne pas être refusé. Il ne craignait que son père, qui s'irritait de le voir tourmenter sans cesse Jeanne, et, quand elle pleurait en voyant Paul si différent de ses aînés qui étaient d'excellents enfants, grand Louis avait envie de le battre pour le corriger; mais sa femme le retenait toujours en lui disant que les coups n'avaient jamais rien produit de bon. Pourtant Paul, tout petit qu'il était, avait quelquefois des réponses si insolentes que grand Louis, qui au fond n'était pas endurant, lui donnait quelques bonnes tapes. Jeanne, qui craignait que ce petit coeur ne s'endurcît encore, et qui pensait qu'une grande tendresse pourrait seule le réchauffer, prit le parti de cacher à grand Louis toutes les fautes que faisait son enfant.
La petite Nannette comprend la chagrin de sa mère et le partage.
Nannette, qui avait bien compris le chagrin de sa mère, essayait quelquefois de la consoler.
«Ma pauvre fille, il n'y a pas de consolation pour une peine comme celle-là. Si ton frère ne vaut rien quand il sera grand, ce sera le chagrin de toute ma vie. Mon enfant, il faut cacher avec soin sa mauvaise humeur et sa dureté. Vois-tu, il n'y a pas de plus grande richesse que la bonne réputation, et elle commence en même temps que nous. Si le monde savait combien Paul est mauvais, l'enfant aurait beau se corriger par la suite, on n'en dirait pas moins qu'il ne vaut pas grand'chose: n'en parle donc à personne, pas même à nos meilleurs amis ni à M. le curé.
--Oui, ma mère, soyez tranquille; d'ailleurs, puisque Dieu nous l'a donné comme ça, il faut l'aimer pour tout le monde; car, au fond, il est bien malheureux.»
A force de douceur et de patience, Nannette vint à bout d'apprendre à Paul sa prière; elle le faisait compter aussi deux fois par jour, et, tantôt bon gré, tantôt mal gré, il apprit tout ce qu'un petit enfant de son âge pouvait apprendre; comme il avait assez d'intelligence et qu'il n'était mauvais qu'à la maison, on l'aimait bien ailleurs. Il s'attacha à sa soeur plus qu'on ne l'eût cru capable de le faire.
Nannette avait un caractère si heureux que tout le monde l'aimait comme on avait aimé sa mère à son âge. Elle guérit enfin, parce qu'elle fut bien docile et ne manqua jamais de faire ce que le médecin et M. le curé, qui venait la voir tous les jours, lui avaient ordonné.
Une grêle terrible ravage tout le pays.
Tout allait au mieux dans le ménage de Jeanne; elle avait fait faire une pièce de toile avec le chanvre qu'elle filait depuis quatre ans. Elle comptait en faire quatre paires de draps et des chemises pour grand Louis, dont les vieilles avaient servi pour les enfants. Son mari avait déjà remboursé six cents francs au père Tixier et elle lui avait payé sa plume. Nannette allait avoir douze ans; elle avait fait sa première communion. Sylvain était enfant de choeur, et il restait chez M. le curé pendant tout le temps qu'il ne passait pas à l'école. Il semblait que rien ne dût troubler le bonheur de Jeanne, quand, au commencement de la moisson, il vint un orage terrible. La grêle tombait grosse comme des noix, et il ne resta pas un épis debout dans les champs. Ils avaient été si bien hachés et entrés en terre, qu'on n'y voyait même pas un brin de paille: c'était une désolation générale. Maître Tixier éprouva de grandes pertes; pourtant il ne fut pas grêlé partout. Mais chez le pauvre grand Louis, ce fut bien pis: il ne resta rien de sa récolte; en voyant ses champs, l'on n'aurait jamais dit qu'il y avait eu là une belle moisson quelques instants auparavant.
Les arbres du jardin eurent presque toutes leurs branches cassées; le chanvre était couché par terre. Le coeur de Jeanne saignait en voyant tomber cette grêle qui la ruinait pour plus d'une année. Son mari revint du Grand-Bail tout consterné.
«Quel malheur, mon pauvre homme! mais c'est Dieu qui l'envoie, il n'y a pas à murmurer. Il ne faut pas perdre courage; que de gens vont être plus à plaindre que nous!
--Ma Jeanne, ce n'est pas la peur de pâtir qui me rend si triste; mais je pense aux enfants, à maître Tixier et à la pension du père Colis. Comment faire pour vivre et payer tout ça?
--Console-toi, grand Louis. Je n'ai pas encore coupé ma toile, heureusement; tu vas emprunter l'âne au maréchal, et j'irai demain, avant le jour, en ville, où le mari de Louise me la prendra et me la payera comptant. Il n'est pas nécessaire qu'on me voie ni qu'on sache que je l'ai vendue.
--Combien comptes-tu en retirer?
--J'en ai soixante et dix mètres, et elle vaut au moins deux francs.
--C'est cent quarante francs qu'on t'en donnera; mais nous payons deux cents francs au père Colis, et, si je laisse mes journées à maître Tixier jusqu'à ce qu'il soit rentré dans les cent francs que nous lui devons encore, comment ferons-nous pour vivre?
--C'est juste, grand Louis; eh bien! il faut aller trouver le père Colis, et lui demander crédit pour cette année.
--On voit bien que tu ne le connais guère, ma Jeanne. Il va ma faire faire un billet et me demander un gros intérêt.
--Il n'y a pas moyen de s'en tirer autrement, pourtant; j'aurais bien du chagrin qu'on sût notre détresse; c'est un grand sacrifice, mais que veux-tu?»
Le père Colis fait faire un billet à Jeanne.
Le lendemain, Jeanne était revenue de la ville à huit heures, et elle en rapportait cent cinquante francs qui devaient servir à les nourrir pendant l'hiver; le soir, quand tous les enfants furent couchés, elle sortit avec son mari, et ils entrèrent chez le père Colis.
«Mon petit père Colis, dit Jeanne, nous venons vous demander une grande grâce.
--Qu'est-ce que c'est, petite Jeanne?... On dit que vous êtes bien saccagés par la grêle.
--C'est à cause de cela que nous venons vous demander crédit pour cette année, mon père Colis.
--Nous ne serons pas capables de vous payer, dit grand Louis.
--Si vous ne me payez pas, avec quoi veux-tu donc que je vive?
--Père Colis, vous ne serez pas pour cela dans l'embarras; on sait bien que vous avez de l'argent.
--Tu as tort de t'en fier aux mauvaises langues; je n'ai pas le sou au contraire, et j'ai grand'peine à vivre. --Mon petit père Colis, dit Jeanne, vous ne voudrez pas nous faire vendre le peu que nous avons?
--Si le père Colis ne veut pas nous faire crédit, je sais bien où trouver de l'argent pour le payer; il y en a plus d'un qui en prête dans le village.
--Allons, grand Louis, il ne faut pas te fâcher; j'aime mieux pâtir que de vous faire de la peine: faites-moi un billet de deux cents francs pour l'an prochain, et tout sera dit.
--Je serais aussi embarrassé de vous payer alors que je le suis aujourd'hui, car j'en aurai pour longtemps à me remettre d'un coup pareil. Si vous le voulez, nous allons vous faire deux billets, chacun de cent francs, payables l'un l'année prochaine, l'autre un an après.
--Ho! ho! ça ne m'arrange guère.
--Eh bien, adieu; nous allons chercher ailleurs.
--Attends donc un instant, grand Louis; tu t'emportes comme une soupe au lait. Comme vous êtes des gens exacts à payer, je vas m'arranger des deux billets.»
Jeanne les écrivit, bien étonnée qu'il ne fût pas question d'intérêts; elle trouvait le monde bien méchant de mépriser ce brave homme et de le faire passer pour un usurier. Quand les billets furent faits, elle les fit signer à grand Louis, à qui elle avait appris à écrire son nom.
«Il me faut aussi ta signature, ma Jeanne; car j'aime à prendre mes sûretés.
--C'est trop juste,» dit Jeanne; et elle signa.
Ils remercièrent le père Colis de sa complaisance, et déjà grand Louis ouvrait la porte pour sortir, quand le père Colis dit:
«Un instant, un instant! et mes intérêts, vous n'y songez donc pas? Je ne les fais jamais mettre sur le billet; on me paye comptant et d'avance.
--Combien faut-il donc?
--Cinquante francs, mes enfants.
--Cinquante francs! dit grand Louis, qui commençait à se mettre en colère; voulez-vous rire?
--Non, mon garçon, c'est à prendre ou à laisser.
--Parbleu, je trouverai de l'argent à meilleur marché ailleurs.
--Père Colis, dit Jeanne, vous êtes un brave homme, et vous ne voulez pas notre ruine; je vas vous chercher trente francs, et tout sera dit.
--Va donc, Jeanne; tu fais de moi tout ce que tu veux.»
En sortant, grand Louis reprocha à sa femme de l'avoir empêché d'aller emprunter à d'autres ce qu'il fallait pour payer la rente du père Colis.
«Mon homme, je conviens que cet argent est bien cher; mais je ne me soucie pas qu'on connaisse notre embarras, et je suis sûre que le père Colis ne dira pas que nous lui avons fait des billets; il a trop peur qu'on ne sache qu'il a de l'argent. Nous vivrons cet hiver comme nous le pourrons avec les cent vingt francs qui nous restent.
--Ça n'empêche pas que le père Colis est un malhonnête homme.
--Grand Louis, il nous oblige à sa manière, il ne faut pas en dire de mal; d'ailleurs on ne l'estime que ce qu'il vaut; ce n'est pas à nous à le décrier.»
Jeanne apporta les trente francs au père Colis; mais le lendemain il vint tout tremblant lui en rendre quinze: il avait entendu dire que la justice ne plaisante pas avec les usuriers, et il se contenta de l'intérêt légal.
Grand Louis laisse l'argent de sa moisson au père Tixier.
Après la moisson, le père Tixier, qui avait employé grand Louis tout le temps, voulut le payer comme les autres.
«Maître Tixier, il faut garder cet argent-là; je vous compléterai les cent francs à l'époque du battage.
--Est-ce que tu comptes me payer dans une année comme celle-ci, où tu n'as pas serré dix gerbes de blé pour ton hiver?
--J'aime l'exactitude comme vous, et je ne dormirais pas bien si je ne vous avais pas payé; et puis j'avais quelque avance.
--En es-tu bien sûr? Tu as acheté un bout de terre l'an passé, et je ne crois pas qu'il te soit resté grand argent.
--Ne vous en inquiétez pas; je ne vous remercie pas moins de votre complaisance.
--Grand Louis, prends garde! si tu me trompes, je ne te le pardonnerai pas.»
L'hiver fut dur pour Jeanne; elle n'ôta que le gros son de sa farine et elle fit du pain bien grossier; souvent elle n'acheta que de l'orge. Elle vendit une petite génisse d'un an, qu'elle comptait garder, et cet argent servit pour acheter de la semence. On but de l'eau dans la maison, car on n'avait même pas fait de vendange; enfin, il y eut des jours où le pain manqua; et, comme Jeanne ne voulait pas s'endetter, on mangeait alors des pommes de terre cuites à l'eau. Paul, ne comprenant pas la gêne de sa mère, la tourmentait sans pitié; Nannette se privait de son pain pour lui. Sylvain mangeait chez le curé, qui avait bien deviné la détresse de Jeanne, mais qui, voyant le soin qu'elle mettait à la cacher, ne lui en avait jamais parlé par discrétion: cette détresse était si bien dissimulée qu'aucune autre personne ne s'en douta, pas même le père Tixier, qui était pourtant bien fin.
Jeanne, n'ayant pas récolté de chanvre, n'avait rien à faire. Elle prit de l'ouvrage en ville chez le mari de Louise qui avait acheté sa toile. Il ne la payait qu'en marchandise, comme c'est la coutume; mais enfin elle gagna dans son hiver de quoi vêtir son mari et ses enfants.
Maître Tixier découvre la gêne de Jeanne.
Un jour du printemps, maître Tixier entra chez Jeanne, avec M. le curé, à l'instant où elle coupait sa soupe.
«Quel pain coupes-tu donc là, Jeanne? il y a moitié son dedans.»
Jeanne rougit et ne répondit pas.
«Ah! c'est comme ça que grand Louis m'a trompé! Monsieur le curé, jugez-en! J'ai voulu lui payer ses journées; et lui, par orgueil, m'a dit qu'il avait de l'avance, et que je pouvais bien garder son gain pour me rembourser. Est-ce bien, voyons?
--Maître Tixier, dit Jeanne, il n'y a pas d'orgueil là dedans. Vous avez été si bon pour nous, que c'était notre devoir de nous gêner pour vous rendre votre argent; vous aviez bien vos peines, vous aussi!
--Tu as beau dire, Jeanne, je ne te passe pas cette menterie-là. Voilà donc pourquoi je vous trouvais si mauvaise mine à tous! Paul, dis-moi ce que tu as mangé cet hiver?
--Du pain d'orge bien souvent, et bien souvent rien du tout; on mangeait des pommes de terre cuites à l'eau, absolument comme vos porcs.
--Voyez-vous, monsieur le curé! Je vous dis que c'est de l'orgueil, moi!
--Quoique j'admire votre courage, Jeanne, je m'étonne que vous n'ayez pas voulu être assistée par votre ancien maître, ou par Mme Dumont, dit le curé.
--Monsieur, ils avaient bien assez de pauvres à nourrir, et qui étaient plus malheureux que nous; nous devions encore cent francs à notre maître, qui nous a aidés de si bon coeur à bâtir notre maison. On ne sait ni qui vit ni qui meurt; si grand Louis venait à manquer, comment ferais-je pour payer? Quand il y a des mineurs, on ne peut vendre qu'en justice, et notre petit bien serait mangé en frais. Enfin, le mauvais temps est passé, les journées de mon mari vont nous suffire à présent. L'herbe pousse, et ma vache, qui ne m'a presque rien rapporté cet hiver, faute de fourrage, va donner un peu de beurre que je vendrai chaque semaine.
--C'est égal, Jeanne, je ne suis pas content, et, si ton mari s'avise de vouloir me payer le labourage de ses champs, je ne le regarderai de ma vie.
--Et comme il y a un peu d'orgueil au fond de tout cela, dit M. le curé, je vais en rendre compte aux dames Dumont.»
Mme Isaure fait des reproches à Jeanne.
Une demi-heure après, Mme Isaure entra.
«Comment, Jeanne, tu as souffert tout l'hiver, et tu ne m'en as rien dit! et, quand je te demandais pourquoi tu étais si maigre, tu me répondais que c'était le froid qui te faisait mal! Toi, mon amie, la nourrice de ma fille, tu as manqué de pain, et je n'en ai rien su!
--Ma chère dame, vous aviez bien assez de tous vos autres pauvres; il n'y a pas eu grand mal, comme vous voyez, car nous sommes tous bien portants.
--Que tu aies eu le courage de souffrir, ainsi que ton mari, je le conçois; mais je ne t'aurais pas crue capable de voir souffrir tes enfants.
--Madame, ne valait-il pas mieux qu'ils pâtissent un peu que de leur donner l'habitude de demander et de compter toujours sur les autres? S'ils ont été mal nourris, ils n'ont pas souffert de la faim, je vous l'assure; ils n'ont pas trop mauvaise mine, et, si grand Louis et moi sommes maigris, c'est plutôt par l'inquiétude que par le manque de nourriture.
--Jeanne, je t'en veux beaucoup de m'avoir caché ta position, surtout quand je t'en ai parlé la première. Je t'en prie, dis-moi sincèrement si tu as besoin de quelque chose.
--Eh bien! ma chère dame, puisque vous êtes assez bonne pour vous occuper de ce qui nous manque, je vous dirai que nous avons vendu notre dernière pièce de vin pour payer l'impôt. Je me désole en pensant que grand Louis va boire de l'eau pendant les chaleurs. Si vous pouviez nous donner de la piquette, vous nous rendriez grand service.
--Je ne veux pas que ton mari boive de la piquette; cet homme a grand besoin de se restaurer et de reprendre des forces pour les travaux de la saison; ce soir je t'enverrai une pièce de vin, tu peux y compter.»
Grand Louis fait une terrible chute.
Il y eut trois années de fertilité; grand Louis avait retiré ses deux billets des mains du père Colis, qui était mort peu de temps après. Jeanne, n'ayant plus rien à payer, vit l'aisance revenir chez elle et put faire des économies. Nannette avait quatorze ans; elle savait parfaitement lire, écrire et compter, et tenait la maison aussi bien que sa mère, qui pouvait alors travailler pour les autres tous les jours. Sylvain ne quittait plus M. le curé; Paul allait à l'école et apprenait bien ce qu'on lui enseignait; mais son caractère ne s'améliorait pas. Il faisait la désolation de sa famille, pour laquelle il ne semblait pas avoir la moindre affection.
Un jour que Jeanne fanait du sainfoin pour le père Tixier, elle entendit un grand bruit du côté de la ferme; chacun courait et criait. Se doutant bien qu'il était arrivé quelque malheur, elle courut ainsi que les autres femmes. En arrivant auprès de la maison, elle vit tout le monde rassemblé, et elle s'avança pour voir aussi. On était si occupé que personne ne fit attention à elle. Tout à coup elle poussa un grand cri: c'est qu'elle venait de voir son mari étendu par terre, sans connaissance et la tête toute fracassée. Elle se jeta sur lui sans pouvoir dire un mot. On était allé avertir M. le curé, qui vit tout de suite qu'il n'y avait pas de remède; il dit pourtant qu'on allât promptement chercher un médecin. On raconta comment le malheur était arrivé: grand Louis était monté sur l'échafaud de la grange pour ranger ce qui restait de l'ancien fourrage et faire de la place au sainfoin nouveau; une planche ayant basculé, il était tombé sur la roue d'une charrette qu'on avait remisée là, et il s'était crevé la tête.
On posa le pauvre blessé sur une civière où l'on avait étendu un lit de plumes, et on le porta chez lui. Sa femme le suivait suffoquée par les larmes. M. le curé lava la plaie et la banda en attendant le médecin. On fit respirer du vinaigre à grand Louis, il ouvrit les yeux et rencontra ceux de Jeanne qui le regardait en pleurant.
«Ma pauvre femme, lui dit-il, c'est fini, je le sens bien. J'ai le corps brisé. Il ne faut pas trop te désoler; dans ton malheur, le bon Dieu a eu pitié de toi en me faisant mourir tout d'un coup au lieu de me tenir au lit pendant longtemps; tu aurais tout dépensé pour me soigner et tu serais restée dans la gêne.»
Jeanne l'embrassa sans pouvoir lui répondre.
Mort de grand Louis.
Le médecin arriva, et, après avoir déshabillé le malade, il déclara qu'il avait quelque chose de rompu entièrement et qu'il ne pourrait en revenir; il pansa pourtant sa plaie qui était affreuse, et dit en partant à M. le curé que grand Louis ne passerait pas la nuit.
Le digne prêtre ne voulut pas quitter Jeanne, à qui il ne cacha pas ce qu'avait dit le médecin; ils restèrent auprès du malade, qui était toujours assoupi. M. le curé récita tout haut les prières des agonisants, et Jeanne alluma un cierge à côté du lit. Vers deux heures du matin, grand Louis ouvrit les yeux et appela sa femme:
«Amène-moi les enfants, que je les embrasse pour la dernière fois!»
Ensuite il pria M. le curé d'entendre sa confession. Pendant ce temps-là, Jeanne était à genoux au pied du lit, étouffant ses cris dans les couvertures. Après avoir fini, grand Louis dit:
«Monsieur le curé, je vous recommande ma femme et mes enfants; il y en a un qui lui donnera bien du mal; soutenez-la, je vous en prie, pour l'amour de Dieu.
--Soyez tranquille, mon ami. Je suis fort attaché à Jeanne, qui a été élevée sous mes yeux; elle est honnête et courageuse, et elle saura bien se soutenir.»
Grand Louis voulut répondre, mais il eut une convulsion et mourut.
Jeanne se jeta sur lui et poussa des cris déchirants, auxquels se joignirent ceux des enfants; ce fut une scène de désolation. Jeanne fut prise d'une violente convulsion; quand elle fut revenue à elle, le curé lui dit:
«Jeanne, ce grand chagrin-là n'est pas d'une chrétienne; c'est une révolte contre la volonté de Dieu.
--Monsieur le curé, vous ne savez pas tout mon malheur! Je vais avoir un autre enfant, un pauvre petit qui ne verra jamais son père!»
Et elle recommença ses cris.
«C'est une raison de plus pour vous calmer, Jeanne. Vous êtes plus occupée de vous dans cette grande désolation que vous ne le croyez. Votre mari reçoit en ce moment la récompense de sa vie honnête, et il n'est plus à plaindre; le malheur tout entier est pour vous et pour vos enfants, qui vont souffrir si vous ne vous occupez que de votre chagrin. Dieu ne veut pas que l'on néglige les vivants pour les morts: c'est là un grand péché, et je ne pense pas que vous veuillez offenser Dieu.»
On enterre grand Louis.
Jeanne fut frappée de ce que lui avait dit M. le curé; elle se calma et fit de grands efforts pour retenir ses cris. Elle fit mettre ses enfants à genoux devant le lit de leur père pour prier Dieu. Paul finit par se rendormir, et elle le reporta sur son lit. M. le curé fit une lecture pieuse, et il s'en alla au jour. En passant devant le Grand-Bail, il annonça la mort de grand Louis au père Tixier, et lui dit qu'il fallait s'occuper de l'enterrement, parce que Jeanne était incapable de prendre ce soin.
Maître Tixier eut un grand chagrin de la mort de grand Louis, surtout en pensant qu'il s'était tué en travaillant pour lui. Le pauvre homme était vieux et infirme, et depuis la mort de sa femme, qu'il avait perdue au commencement de l'année, il baissait tous les jours. Il alla pourtant voir Jeanne.
«Ma chère fille, dit-il en entrant, voilà un grand malheur! Qui m'eût dit, à moi qui suis si vieux, que j'enterrerais mon pauvre grand Louis? Mais tu n'as pas tout perdu, ma Jeanne, puisque je suis encore là. Je ne te ruinerai pas pour la façon de tes terres, soit tranquille!
--Je sais bien que vous serez toujours bon, maître Tixier; mais qui me rendra mon pauvre homme que j'aimais tant? Nous ne nous sommes jamais disputés, nous étions toujours de bon accord; c'était un vrai petit paradis que notre ménage.
--Ma fille, comme c'est la volonté de Dieu que vous soyez séparés, il faut bien s'y soumettre.»
Jeanne, aidée de Marguerite, ensevelit son mari avec beaucoup de courage. Le père Tixier avait tâché de l'emmener chez lui; elle avait répondu que son devoir était de rester auprès du corps tant qu'il ne serait pas en terre, et que son chagrin ne devait compter pour rien. Mais, quand elle vit emporter la bière, elle eut encore une terrible convulsion, qui la laissa comme morte. Le chant des prêtres la fit revenir à elle, et rien ne put l'empêcher de suivre l'enterrement jusqu'au cimetière. Elle prit ses deux garçons par la main, et Louise conduisait Nannette. Tout le village les suivait, car grand Louis jouissait d'une grande estime dans tout le pays.
QUATRIÈME PARTIE. JEANNE VEUVE.
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