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La petite Jeanne.02; ou, Le devoir - Zulma Carraud

 

SECONDE PARTIE. JEANNE EN SERVICE.

Jeanne donne son argent à garder à son maître.

«Notre maître, dit Jeanne en entrant, j'ai deux cent cinquante francs, que je ne voudrais pas garder dans mon coffre; si vous vouliez me les serrer avec votre argent, je vous serais bien obligée.»

Et elle tira de sa poche le vieux bas de laine bleue qui avait servi de bourse à la mère Nannette, et le posa sur la table. Maître Tixier le vida et compta l'argent.

«Il y a bien cinquante bons écus de cinq francs, ma foi! dit-il; je vais te les garder, ma fille; mais d'où te vient donc tout cet argent-là?»

Jeanne raconta comment maître Gerbaud avait partagé avec elle l'argent de sa tante et la pièce de toile qu'on avait trouvée dans l'armoire, et comment il lui avait donné cette armoire pour mettre son linge.

«Je connais un peu ce Gerbaud pour m'être trouvé quelquefois en foire avec lui; je ne l'aurais pas cru si généreux; quand je le rencontrerai, je lui donnerai une poignée de main.»

Jeanne se mit promptement au fait de son ouvrage; et, comme elle était habile et courageuse, elle avait toujours le temps de coudre après avoir fait le ménage. La maîtresse lui disait quelquefois:

«Jeanne, tu ne me laisses rien à faire. Je vais devenir fainéante. Je ne sais pas vraiment comment tu t'arranges; mais tu as du temps pour tout, et il t'en reste encore pour faire l'ouvrage des autres. Est-ce que tu crois que je ne te vois pas tous les soirs aider à cette grande sotte de bergère, qui n'en a jamais fini? J'entends que tu profites de ton temps pour toi, et que tu fasses tes chemises de la toile que Gerbaud t'a donnée; tu te charges toujours de l'ouvrage de mes filles, et ce n'est pas juste. J'ai mis avec toi Solange, parce que c'est la moins raisonnable, quoique l'aînée; tâche donc de me la rendre bonne et laborieuse comme toi.»

Grand Louis se met en colère.

Grand Louis le laboureur, qui n'était pas mauvais au fond, avait l'humeur difficile; rien ne le contentait; on avait beau faire, il ne trouvait jamais rien de bon. Les filles et les servantes de la maison ne pouvaient pas le souffrir; il avait toujours de mauvaises paroles à leur dire, et elles les lui rendaient bien. Il brusquait aussi la petite Jeanne; mais elle ne lui répondait jamais.

Un jour qu'il faisait beau soleil, grand Louis s'habilla pour aller à l'assemblée de Meunet-sur-Vatan; il venait de mettre un pantalon neuf et une blouse qui n'avait pas encore servi. Quand il voulut prendre son carton à chapeau, qui était sur une planche de l'écurie à côté de son lit, il monta sur la traverse d'une herse en fer dressée le long du mur; mais le pied lui manqua à l'instant même où il venait d'atteindre le carton, qui lui échappa; en voulant le rattraper, il s'accrocha aux dents de la herse, qui déchirèrent son pantalon et sa blouse du haut jusqu'en bas. Il se mit dans une si grande colère, qu'on l'entendait jurer de la maison. Le bouvier alla voir ce qu'il avait, et revint le raconter aux filles qui étaient devant la porte.

 «C'est bien fait pour lui, dit Solange; il est si butor, que ce n'est pas dommage qu'il lui arrive quelque chose.

--Sais-tu que c'est bien vilain ce que tu dis là, Solange! dit Jeanne; grand Louis est le meilleur laboureur du pays, et il rend de grands services à ton père. Ses habillements lui ont coûté de l'argent, et c'est malheureux pour lui s'il ne peut plus s'en servir.»

Les garçons du bourg, qui étaient venus chercher grand Louis, se moquaient de lui; ils le pressaient d'en finir pour venir avec eux, car on le regardait comme le chef de la jeunesse du pays, tant il était grand et fort; et puis il avait plus d'esprit qu'eux tous.

«Allons, allons, j'y vas!» dit-il en se dépêchant de se rhabiller; et il jeta ses habits déchirés sur son lit, sans les ranger dans son coffre comme à l'ordinaire.

Quand ils furent tous partis, garçons et filles, Jeanne, qui n'allait pas à cette fête, parce qu'elle était en deuil de la mère Nannette, fut chercher à l'écurie la blouse et le pantalon déchirés. Comme ce n'était pas un dimanche, elle demanda à la maîtresse si elle voulait lui permettre de les raccommoder; et, comme Jeanne était habile à tout faire, elle les arrangea si bien qu'on n'y reconnaissait aucune trace de l'accident. Elle les plia et les reporta sur le lit de grand Louis.

«En vérité, dit la maîtresse, tu es bien bonne fille de raccommoder les effets de ce grand bourru qui ne t'épargne pas plus que les autres!

--Que voulez-vous donc, maîtresse! c'est son naturel qui est comme ça; mais il n'est pas plus méchant qu'un autre. Il jure bien quelquefois après ses juments: c'est mal; mais voyez s'il les bat jamais! Y a-t-il des bêtes plus belles et mieux soignées que les siennes? Et puis il n'a pas son pareil à l'ouvrage. Le maître sait bien ce qu'il vaut, lui! aussi il ne s'en fie pas à un autre pour les semailles et pour tout. Si grand Louis était heureux, il ne nous tourmenterait pas autant; mais il est comme moi: il a perdu ses parents, et c'est un grand malheur.»

La maîtresse fait honte à grand Louis de sa mauvaise humeur.

Un jour que grand Louis avait dételé plus tôt qu'à l'ordinaire, la soupe n'était pas encore trempée quand il rentra.

«Il n'y a jamais rien de prêt ici, dit-il pendant que Jeanne se dépêchait de mettre le couvert; demandez-moi ce qu'elles ont fait depuis le matin!»

Solange murmura, mais Jeanne ne répondit pas, et prit le broc pour aller tirer à boire. Quand elle fut partie, la maîtresse dit:

«Tu seras donc toujours bourru, grand Louis! tu ne changeras donc pas! Regarde un peu: y a-t-il une maison où les cuillers et les fourchettes soient plus claires qu'ici? on dirait que c'est de l'argent. As-tu vu quelque part des verres plus nets, du linge plus blanc, une maison plus propre? Vois s'il y a un seul grain de poussière sur les meubles, une seule toile d'araignée aux soliveaux! Tout n'est-il pas clair à se mirer dedans? Qui est-ce qui tient tout en état, si ce n'est la petite Jeanne? L'as-tu vue quelquefois perdre son temps? Avant qu'elle vînt remplacer Marie, je me tuais, et jamais rien n'était fini; à présent je ne prends plus grand'peine, et tout va bien. Il n'y a que toi au monde pour te plaindre d'une fille pareille! Qui donc t'a raccommodé ta blouse et ton pantalon pendant que tu faisais le beau à Meunet, l'autre jour, hein? ce n'est pas moi, bien sûrement.»

Jeanne rentra; les laboureurs se mirent à table; grand Louis dîna sans mot dire, lui qui d'ordinaire parlait tant. Après les laboureurs, ce fut le tour des petits pâtres. Jeanne secoua la nappe, rinça les verres et leur coupa du pain.

Maître Tixier veut que Jeanne achète un morceau de vigne.

Un dimanche que Jeanne servait son maître qui soupait seul à sa petite table, pendant que les autres hommes, grands et petits, mangeaient ensemble, il lui dit:

«Petite Jeanne, l'argent ne vaut rien à garder. Voilà Gerbaud qui vend le bien de sa défunte tante la mère Nannette; tu sais qu'elle avait un joli quartier de vigne dans les Hautes-Roches, tout contre la mienne; si tu veux m'en croire, je te l'achèterai.

--Comme vous voudrez, notre maître, répondit Jeanne, qui pleurait toutes les fois qu'elle entendait prononcer le nom de sa chère mère Nannette; mais il faut pourtant de l'argent tous les ans pour les façons et du fumier pour les provins.

--Qu'est-ce que tu dis donc là, petite Jeanne? Est-ce qu'en bêchant mon arpent on ne donnera pas un coup de pioche à ton quartier? est-ce qu'en menant du fumier à ma vigne on n'en pourra pas laisser un brin devant la tienne? Nous les vendangerons toutes les deux ensemble; notre cuve est bien assez grande pour tenir le tout, et tu auras le profit de la vigne tout net: ça ne fait pas de mal à une jeunesse, pour se marier, que d'avoir un bout de bien au soleil!

--Notre maître, vous êtes trop bon pour moi: je ne suis pas pressée de me marier; si vous ne me renvoyez pas, je ne vous quitterai jamais.

--Te renvoyer, ma Jeanne! dit la maîtresse; ah! si tu ne quittes la maison que quand je t'en mettrai dehors, tu es bien sûre d'y mourir.

--Eh bien, c'est entendu, dit maître Tixier. On fait la criée d'aujourd'hui en huit; j'irai, et je t'achèterai le quartier des Hautes-Roches.»

Le dimanche suivant, il dit à Jeanne: «Ma fille, c'est fini; jeudi, en allant au marché, je te conduirai chez le notaire pour signer l'acte, puisque tu sais écrire; j'ai eu bien de la peine à l'avoir, ce quartier-là; il faisait envie à beaucoup de monde. Je l'ai emporté; mais aussi il te coûte deux cent dix bons francs, le contrat à la main. Es-tu contente?

--Notre maître, ce que vous faites est bien fait,» répondit Jeanne.

Jeanne reproche à Solange sa négligence.

Un matin, en se levant, Jeanne dit à Solange, qui couchait avec elle:

«Tes cheveux sont bien mêlés: tu ne les peignes donc jamais? je ne te vois pas non plus laver ni tes bras ni ton cou.

--A quoi ça sert-il, puisqu'on ne les voit pas?

--D'abord, ça sert à être propre, ce qui est déjà un grand avantage. Tu te tourmentes au lit, tu dors mal, parce que la tête te démange; tu n'es, ma foi, pas aussi raisonnable que les oisons que tu mènes tous les matins à l'abreuvoir. Tu n'as donc pas vu comme ils se baignent, comme ils relèvent leurs plumes pour que l'eau touche à leur peau; ils plongent leur tête et s'en servent après comme d'une vergette pour se nettoyer et se lisser. Il n'y a pas jusqu'à la chatte, que tu aimes tant, qui ne fasse sa toilette. Et tes mains! tu t'imagines qu'elles sont propres parce que tu les a trempées dans l'eau; mais des filles comme nous, qui touchent à tout, ont besoin de frotter ferme pour nettoyer leurs mains; l'eau toute seule n'y fait rien; il faut les dégraisser dans le son que l'on fait bouillir pour la volaille; ou bien, si tu écrases une des pommes de terre que l'on met cuire pour les porcs et que tu t'en frottes bien les mains, tu verras comme elles deviendront nettes et douces.

--Est-ce que je songe à tout cela, moi!

--Je t'y ferai songer, sois tranquille, ainsi qu'à changer de chemise tous les soirs. Crois-tu qu'il soit bien sain de garder sa chemise pour coucher, quand on a eu bien chaud toute la journée? Et le matin, si tu te lèves toute en moiteur, es-tu bien à ton aise quand ta chemise sèche sur ton corps! Et la prière du matin, tu ne la fais pas souvent! Pourquoi ne vas-tu jamais voir M. le curé?

--Je n'oserais jamais y aller toute seule.

--Viens-y avec moi; j'y vais toujours en sortant de vêpres ou de la messe; tu verras comme on a le coeur content et l'esprit tranquille en sortant de chez lui!»

Depuis ce temps-là, Jeanne ne manquait pas de faire rester Solange pour la prière du matin; elle parvint enfin à la rendre propre à force de lui répéter ses bons conseils.

Solange devint plus endurante à mesure qu'elle était plus contente d'elle-même: elle profitait des avis de Jeanne, et elle commença à se montrer bienveillante, à aimer tout le monde de la maison.

La maîtresse s'aperçoit du changement de Solange.

Les premiers jours de mars, la maîtresse dit à Jeanne:

«Voilà le temps au beau, j'ai envie de faire la lessive.

--Vous ferez bien, maîtresse; il faut dire à Solange de donner ses agneaux à la bergère pour les mener aux champs avec les moutons; elle viendra nous aider.

--Ah bien oui! Solange va grogner comme à l'ordinaire.

--Peut-être que non, maîtresse; appelez-la donc, et vous verrez!»

La mère Tixier appela sa fille, et lui dit de donner ses agneaux à la bergère pour venir aider à la lessive. Solange fit sans répliquer ce que sa mère lui commandait.

«Comment donc as-tu fait pour changer ainsi le caractère de Solange? elle est toujours de bonne humeur à présent. En vérité, la bénédiction du bon Dieu est entrée chez nous avec toi; il n'y a pas jusqu'à ce bourru de grand Louis qui ne soit devenu doux comme un mouton.»

Le jour où on lavait la lessive, Solange et Joséphine, les deux plus grandes filles de maître Tixier, lavaient avec la bergère, pendant que Jeanne savonnait les coiffes et les mettait au bleu, ainsi que le col des chemises d'homme; puis elle étendait le linge à mesure qu'il était lavé. La maîtresse, suivie de sa petite Louise, qui n'avait guère que huit ans, allait et venait, et elle écoutait ce que disaient les jeunes filles en travaillant.

«Mon Dieu, que les riches sont heureux! disait la bergère. Que je voudrais donc être comme la maîtresse, qui se promène là-bas sans rien faire, pendant que nous nous fatiguons à taper ce linge!

--Tu crois donc qu'elle n'a rien fait dans sa jeunesse, répondit Solange, et que ce qu'elle a amassé est venu tout seul?

--Moi, continua Marguerite (c'était le nom de la bergère), je voudrais avoir des maisons, des vignes, des terres et ne rien faire du tout.

--Tu n'en aurais pas pour longtemps, dit Jeanne, car ce n'est pas tout que d'avoir du bien; il s'en va vite, si on ne le soigne pas; et tu ne t'en occuperais guère, toi qui ne soignes seulement pas tes habits.

--C'est bien vrai, dit Solange, tu es toujours sale et déchirée, et pourtant tout ton gage passe sur ton corps; regarde donc la petite Jeanne, qui n'achète jamais rien, comme elle est bien ajustée! On dirait qu'elle a toujours ses habits des dimanches.

--Peut-être bien; mais je n'ai pas été élevée par charité, moi.»

Jeanne essuya une larme.

«Voilà une méchanceté que je n'oublierai pas, dit la maîtresse qui s'était approchée; Marguerite, tu auras affaire à moi. N'aie pas de chagrin, ma Jeanne; quoique tu aies été demander ton pain, on ne t'en estime pas moins.

--Ça ne nous empêche pas de t'aimer comme notre soeur, ajouta la petite Louise en l'embrassant.

--Il est pourtant bien dur de s'entendre reprocher sa misère, dit tristement Jeanne.

--Ne dis rien, ma Jeanne, reprit la maîtresse; tu la verras un jour! la paresse la mènera aux portes, comme ton malheur t'y avait conduite. D'ailleurs, est-ce que le contentement se mesure à la richesse? Elle aurait bien toutes les terres du monde qu'elle ne serait pas heureuse, parce qu'elle n'a pas le coeur sain.»

Jeanne raccommode le linge de grand Louis.

Quand la lessive fut sèche, Jeanne apprit à Solange à bien étirer le linge et à le plier de façon qu'il eût l'air d'avoir été repassé; elle s'était aperçue que la maîtresse marchait difficilement depuis quelque temps, et qu'elle avait de la peine à se servir de son bras gauche; elle ne voulut donc pas que la mère Tixier prît la moindre fatigue à ranger le linge; elle veilla un peu plus tard chaque jour pour finir de le raccommoder. Comme elle savait bien se servir de son aiguille, elle apprêtait toujours l'ouvrage des autres filles et leur apprenait à le faire.

En pliant les chemises de grand Louis, elle les trouva en bien mauvais état.

«Voyez donc, maîtresse, comme les chemises de grand Louis sont déchirées! Si vous le vouliez, je veillerais pour les raccommoder, et je couperais les plus mauvaises pour avoir des pièces.

--Fais, petite Jeanne, fais comme tu l'entendras, quoique pourtant grand Louis ne le mérite guère.

--Ne dites donc pas ça, maîtresse; grand Louis prend mieux vos intérêts que vos propres enfants; je le vois bien, moi, et c'est pour ça que je veux soigner son linge.»

Grand Louis veut payer Jeanne.

Quand Jeanne eut fini de raccommoder les chemises de grand Louis, elle choisit l'heure où elle ne le croyait pas à l'écurie pour les porter sur son lit; mais grand Louis était un finaud, et, se doutant bien que c'était Jeanne qui avait soin de ses effets, il la guettait depuis plusieurs jours. Il se tapit derrière la porte quand il la vit venir les bras chargés de linge, et, pendant qu'elle le posait sur le lit, il sauta tout à coup auprès d'elle.

«Mon Dieu! que vous m'avez donc fait peur! dit-elle toute honteuse.

--Ha! ha! c'est donc toi, petite Jeanne, qui soignes mes effets? Je t'en remercie; mais, comme il n'est pas juste que tu travailles pour rien, je veux te payer.

--Non, grand Louis, vous ne me devez rien; mon temps est à la maîtresse, et c'est elle qui m'a laissé travailler à vos chemises.

--Te l'a-t-elle commandé?

--Je ne dis pas ça, grand Louis; mais, si elle me l'avait défendu, je ne l'aurais pas fait.

--Et ma blouse, et mon pantalon! Je te dis, moi, petite Jeanne, qu'il ne faut pas tant faire la fière, et que je veux te donner quelque chose.

--Non, grand Louis, vous ne me donnerez rien. Je ne toucherai plus à vos effets si vous me payez, parce que vous croiriez que c'est par intérêt; mais, pour vous prouver que ce n'est pas la fierté qui m'empêche d'accepter votre argent, écoutez: Je suis une pauvre fille qui n'ai de support de personne sur la terre; si je me trouve jamais dans la peine, je n'irai pas à un autre qu'à vous.

--C'est dit; tape là, petite Jeanne!»

Et il lui tendit une main large comme un battoir. Jeanne frappa dedans, et grand Louis, retenant un instant sa main dans la sienne, ajouta:

«Je suis bien sûr que tu me tiendras parole!»

Jeanne retira sa main et s'en retourna à la maison.

Grand Louis travaille à la vigne de Jeanne.

Après les semailles de mars, maître Tixier dit un soir:

«Mes enfants, il faut conduire du fumier aux vignes demain matin, et puis nous irons les piocher.»

Le lendemain, quand ils furent dans les Hautes-Roches, grand Louis se mit tout de suite à la vigne de Jeanne, pendant que les autres travaillaient à celle du maître, et il n'y épargna pas le fumier. Vers midi, Jeanne apporta le goûter, et maître Tixier, qui était avec elle, dit en voyant l'ouvrage de grand Louis:

«Ho! ho! comme tu y vas! c'est travaillé comme dans un jardin, et la terre est si bien égrenée qu'on dirait qu'elle a été passée au crible; mais n'aie pas peur, ce n'est pas un blâme que je te donne: la petite Jeanne mérite bien ça.»

Jeanne remercia grand Louis par un regard si doux, qu'il se sentit le coeur tout joyeux.

Il arrive un colporteur au Grand-Bail.

Un dimanche, pendant les vêpres, Jeanne était seule auprès de la mère Tixier, qui ne bougeait plus guère de son fauteuil; elle vit entrer un jeune colporteur qui lui offrit des images et des livres:

«Achetez-moi donc quelque chose, s'il vous plaît, dit-il; voilà le grand saint Martin, le grand Napoléon! voyons, ma jolie brune, voulez-vous des almanachs de l'année?

--J'en prendrai peut-être un s'ils ne sont pas trop barbouillés; car ordinairement ils sont si mal imprimés qu'il est impossible de les lire.»

Le marchand en présenta un à Jeanne; il lui convint, et elle l'acheta. Pendant qu'elle le feuilletait, il ouvrit sa boîte, et en tira de vilaines images qu'il se disposait à lui faire voir, quand on entendit tout le monde revenir.

«Ah! dit Jeanne, voilà le garde champêtre qui vient avec maître Tixier.»

En entendant cela, le petit colporteur referma bien vite sa boîte, après y avoir remis les images.

«Pourquoi donc tant vous presser? lui dit Jeanne; les autres vous achèteront peut-être quelque chose.»

Il ne l'entendit pas, et sortit en courant; mais il s'embarrassa le pied dans un morceau de bois qui était auprès de la porte, et il tomba de toute sa hauteur. Sa tête porta sur une grosse pierre carrée qui servait de banc, et il se la fendit si dangereusement qu'on le crut mort sur le coup. Grand Louis l'enleva dans ses bras et le porta sur un lit dans la maison; toutes les filles se mirent à pleurer, pendant que Jeanne lavait la plaie et faisait respirer du vinaigre au blessé.

Jeanne envoie chercher M. le curé.

«Grand Louis, dit Jeanne, courez vite chez M. le curé; il s'entend à toutes sortes de maux, et soulagera ce pauvre garçon, s'il est possible.

--Il faut appliquer une compresse de persil trempé dans du vin vieux, dit le garde, ça empêchera le sang de couler.

--Non, du tout, répondit Jeanne; il faut toujours laisser saigner une plaie avant de la panser. Tenez, voilà qu'il n'est déjà plus si pâle; il faut lui faire un peu d'eau sucrée avec de la fleur d'oranger.»

Joséphine prit la clef dans la poche de sa mère, et donna ce que Jeanne demandait.

M. le curé arriva au moment où le petit marchand ouvrait les yeux: il trempa une compresse dans de l'eau fraîche, où il mit trois ou quatre gouttes de teinture d'arnica, et il banda le front du blessé, qui se l'était fendu depuis le sourcil gauche jusque dans les cheveux du côté droit. On lui fit boire de l'eau sucrée, et on lui demanda comment il se trouvait.

«Il me semble que tout tourne devant moi, dit-il; et il retomba dans sa faiblesse.

--Maître Tixier, dit M. le curé, il faut garder ce pauvre garçon chez vous jusqu'à ce qu'il puisse continuer sa route; je crains bien qu'il n'ait de la fièvre demain; je viendrai le voir dès le matin.»

Le lendemain, trouvant un peu de fièvre au colporteur, M. le curé ne lui permit pas de se lever de toute la journée. Il lui demanda son âge et de quel pays il était.

«J'ai seize ans et je suis de Paris, monsieur.

--Dites-moi donc comment vous avez fait pour tomber; car rien n'embarrassait la porte, et vous pouviez bien passer au milieu sans heurter ce morceau de bois.

--Monsieur, c'est que je me pressais trop de sortir.

--Et pourquoi donc tant vous presser, quand, au contraire, vous eussiez mieux fait d'attendre, puisque vous aviez l'occasion de vendre votre marchandise?»

Le jeune homme ne répondit pas et rougit beaucoup, ce que le curé vit bien; mais il ne lui adressa aucune observation à ce sujet.

Le colporteur ne sait plus sa prière.

Au bout de deux jours, M. le curé permit au colporteur de se lever, et lui dit de remercier Dieu, qui l'avait sauvé d'une mort presque certaine.

«Vous savez bien votre prière, n'est-ce pas, mon enfant?»

Le pauvre garçon baissa la tête sans mot dire.

«Monsieur, quand j'étais tout petit, ma mère ne manquait jamais de me faire prier matin et soir; mais je l'ai perdue à huit ans, et depuis ce temps-là personne ne s'est occupé de moi.

--Alors, vous n'avez pas fait votre première communion?

--Si, monsieur; je l'ai faite à onze ans avec les autres enfants de ma paroisse; mais depuis je n'ai plus pensé à tout cela.

--Mon petit ami, je vais prier tout haut pour vous.»

Et le saint homme pria Dieu de toute son âme; sa voix était si douce que le malade en fut tout remué. Quand la prière fut finie, M. le curé lui dit:

«Vous savez sans doute lire, puisque vous vendez des livres?

--Oui, monsieur, j'ai été aux écoles de charité.

--Eh bien, pourquoi ne lisiez-vous pas vos prières dans les livres que vous vendez?»

Le colporteur rougit encore sans répondre.

«Voyons-les donc, ces livres! Si j'en trouve quelques-uns qui me conviennent, je vous les achèterai.»

Il prit la boîte et l'apporta au jeune homme.

«Ah! monsieur le curé, s'écria-t-il, ne l'ouvrez pas, je vous en prie.

--Pourquoi donc, mon garçon?

--C'est que.... c'est que....»

Il n'en put pas dire davantage.

«Allons, donnez-moi votre clef.»

M. le curé découvre ce qu'il y a dans la boîte du colporteur.

Le colporteur n'osa pas refuser sa clef à M. le curé; mais en la lui donnant il se mit à ses genoux.

«Ah! monsieur, dit le pauvre garçon, ne me perdez pas; ayez pitié de moi, ne me faites pas mettre en prison.

--Et pourquoi vous ferais-je mettre en prison, mon ami?

--C'est que ma boîte est pleine de vilaines images et de livres mauvais, et que l'on met en prison ceux qui en vendent.»

En disant cela il fut encore pris d'une faiblesse. Quand on l'eut fait revenir, M. le curé lui dit:

«Comment, mon enfant, avez-vous pu, à votre âge, vous décider à faire un tel commerce?

--C'est qu'on m'avait dit qu'on y gagnait beaucoup d'argent, et je voulais acheter un petit fonds d'étoffes aussitôt que j'aurais seulement une centaine de francs.

--Eh bien, vous a-t-on dit la vérité? Avez-vous gagné plus qu'en vendant de bons livres?

--Mon Dieu non: je ne suis pas assez hardi pour faire ce métier-là; j'ai toujours peur d'être pris, et je ne vends presque rien.

--Je suis sûr que c'est précisément pour cela que vous êtes sorti si vite dimanche, quand tous les gens de la maison revenaient des vêpres.

--Oui, monsieur, parce que j'avais vu le garde champêtre avec eux.

--Voyez un peu! votre détestable commerce a failli vous coûter la vie. Mon garçon, il n'y a jamais d'avantage à faire le mal; et vous en faisiez plus aux gens de la campagne en leur vendant de mauvais livres, que si vous leur eussiez volé leur argent: car leur argent était perdu comme si vous l'aviez pris, et vous leur laissiez des livres qui leur apprenaient à se mal conduire.»

Le colporteur envie le sort des gens du Grand-Bail.

Le jeune colporteur resta levé une bonne partie de la journée; il voyait tout le monde si heureux dans la maison, qu'il enviait leur sort, quoiqu'ils travaillassent beaucoup: car, si maître Tixier traitait bien ses domestiques, il exigeait qu'ils fussent laborieux. Tous les soirs, on faisait la prière tout haut, en commun; puis chacun allait se coucher et dormait tranquillement jusqu'au lendemain matin. Le petit marchand les trouvait bien heureux de n'être pas poursuivis par la peur des gendarmes, car lui ne dormait jamais que d'un oeil, tant il craignait que l'on ne devinât son genre de commerce: le pain qu'il mangeait ne lui profitait point. Tout cela lui donnait à réfléchir. M. le curé, étant venu le voir, le trouva tout triste.

«Est-ce que vous souffrez davantage aujourd'hui? lui demanda-t-il.

--Non, monsieur; mais j'ai bien pensé à tout ce que vous m'avez dit, et, en voyant ces braves gens si heureux, j'ai encore plus de honte du métier que je fais. Que je voudrais donc pouvoir gagner ma vie honnêtement comme eux!

--Et qui vous en empêche, mon garçon?

--C'est que je n'ai rien au monde que ce qui est dans ma boîte, et il faut bien que je le vende pour avoir de quoi acheter autre chose.

--Pour combien y a-t-il de marchandises?

--Pour cinquante francs, prix d'achat.

--Eh bien, mon ami, je vous trouverai cinquante francs; je ne suis pas assez riche pour les prendre dans ma bourse, mais j'irai quêter dans le village, et je vous réponds de les trouver. Je commencerai par vous donner dix francs; mais il faut auparavant que vous brûliez toute votre marchandise.

--Comme vous le voudrez, monsieur le curé; d'ailleurs, vous m'ôterez un grand poids de dessus le coeur: je ne rêve que prison toutes les nuits. Quand j'ai quitté mon père, il m'a bien recommandé de ne pas m'y faire mettre, parce qu'on en sort toujours plus mauvais sujet qu'on n'y est entré: aussi j'en ai une peur terrible.»

M. le curé brûle les livres du colporteur.

L'après-midi, M. le curé tira tous les livres et les images de la boîte du marchand; grand Louis en fit un tas au milieu de la route; les petits pâtres le couvrirent de chaume et de menu bois, et l'on y mit le feu, qui flamba pendant près de quatre heures. Le jeune garçon était tout triste en voyant brûler ses livres; M. le curé lui dit:

«Est-ce que vous vous repentez de votre bonne résolution?

--Non, monsieur, je ne m'en repens pas; mais c'était là tout mon bien!

--Je vous ai promis que vous auriez vos cinquante francs.

--Et si vous ne les trouvez pas, monsieur le curé?

--Soyez tranquille, mon enfant; si je ne les trouve pas, je vendrai mon grand gobelet et mon couvert d'argent pour compléter la somme.»

Le colporteur le regarda avec de grands yeux, puis il se mit à fondre en larmes; il n'avait pas cru qu'il y eût des gens aussi bons que cela au monde.

«Que le bon Dieu vous bénisse, dit-il en joignant les mains, pour avoir eu pitié d'un pauvre garçon qui ne le méritait guère!»

Tous les gens du bourg s'étant rassemblés autour du feu de joie, M. le curé leur dit:

«Voyez-vous, mes amis, je brûle les livres et les images de ce brave garçon, qui me laisse faire, parce que je lui ai dit que c'était offenser Dieu que de vendre des choses pareilles; et pourtant c'est là tout son avoir.»

M. le curé va quêter avec le colporteur.

Deux jours après, le petit marchand, étant assez fort pour sortir, pria Jeanne de le mener à la messe. Quand elle fut finie, M. le curé lui demanda s'il pourrait venir avec lui quêter dans le village; le marchand lui dit qu'il croyait bien en avoir la force; il retourna déjeuner au Grand-Bail, et à midi M. le curé vint l'y prendre.

«Monsieur le curé, c'est moi qui veux étrenner votre bourse, dit maître Tixier.

--Ce n'est pas juste, s'écria le colporteur, ce serait bien plutôt à moi de vous donner de l'argent.

--Apprends, jeune homme, que nous n'avons jamais fait payer les gens qui mangent à notre table, et qu'il y a chez nous du pain pour tous ceux qui en demandent. Voilà ma pièce de deux francs.»

Les trois filles de Tixier donnèrent chacune une pièce de cinquante centimes, et Jeanne, ainsi que grand Louis, une d'un franc.

«Mon Dieu! que vous êtes donc tous généreux!» dit le colporteur.

M. le curé emmena le jeune marchand dans le bourg. En entrant dans chaque maison, il disait:

«Voilà un garçon dont j'ai brûlé toute la marchandise; il y en avait pour cinquante francs, et je ne suis pas assez riche pour les lui rendre; je ne puis lui en donner que dix. Aidez-moi, mes braves gens, à finir la somme; quelque peu que vous me donniez, je vous en saurai bon gré. Le mérite de l'aumône ne se mesure pas à son importance, mais au bon coeur qui la fait.»

Et chacun donnait selon son pouvoir. M. le curé remerciait ceux qui donnaient peu comme ceux qui donnaient beaucoup, car il savait bien que chacun avait fait tout ce qu'il pouvait. Ils finirent leur tournée par la maison de Mme Dumont. Cette dame avait su par Jeanne l'accident arrivé au colporteur, et lui avait envoyé du bouillon et du vin vieux pendant sa maladie. Chacun dans la maison lui donna cinq francs, et, comme ils étaient cinq, cela fit vingt-cinq francs.

Le colporteur compte ce qu'il a reçu.

A leur retour au Grand-Bail, M. le curé vida la bourse sur un coffre, et dit au jeune homme de compter ce qu'on leur avait donné; il trouva, tant en sous qu'en petites pièces, trente-deux francs soixante-quinze centimes, ce qui, avec les vingt-cinq francs de Mme Dumont, faisait cinquante-sept francs soixante-quinze centimes.

«Vous voilà riche, mon enfant, dit joyeusement le curé en mettant ses dix francs sur le tas d'argent; je vous l'avais bien dit, que mes paroissiens ne me laisseraient pas dans l'embarras!

--Monsieur, j'ai plus que ne valaient tous mes livres: il ne faut pas me donner en outre vos dix francs.

--Si, mon ami, vous les aurez; car je vous les ai promis.

--C'est vrai, monsieur; mais vous avez bien d'autres pauvres qui en ont plus besoin que moi.

--Je ne veux pas vous ôter le mérite de votre désintéressement; mais ce n'est pas moi qui donnerai cette petite somme, ce sera vous. Sortons ensemble, nous la porterons à un pauvre homme, simple d'esprit, et qui est hors d'état de gagner son pain; cela l'aidera à payer son loyer.

--Ma foi, monsieur le curé, dit le père Tixier, ce petit marchand est au fond très-honnête; c'eût été bien dommage qu'il se perdît.»

Le lendemain le colporteur alla encore à la messe; quand elle fut finie, M. le curé lui demanda comment il allait employer son argent.

«Je vais acheter de la mercerie et des mouchoirs; je courrai les foires et les assemblées, et je ferai mes affaires, j'en suis bien certain. Je reviendrai vous voir quelque jour, et vous n'aurez pas à vous repentir de toutes vos bontés pour moi.»

Le colporteur renouvelle sa première communion.

«Mon ami, dit M. le curé, qui avait ramené le jeune marchand au Grand-Bail, il faut demain, avant de partir, entendre la messe d'actions de grâce que je dirai pour remercier Dieu d'avoir eu pitié de vous; je suis bien sûr que tout le monde ici voudra y assister.

--Pas encore, monsieur le curé! je voudrais renouveler ma première communion à cette messe-là. On est si content ici en servant Dieu, que je veux le servir aussi; mais je ne suis pas préparé pour cela.

--Mon ami, dit M. le curé en l'embrassant, rien au monde ne pouvait me causer plus de joie que cette bonne résolution. Venez passer le reste de la semaine chez moi; nous ne sommes qu'au mardi, et quatre jours d'instruction et de retraite suffiront à un garçon de votre âge qui a bonne volonté; je serai tranquille sur vous maintenant; Dieu vous a touché, vous ne quitterez plus le sentier du bien.

--Reste donc ici, dit maître Tixier, tu ne nous gênes pas; le bien qu'on fait aux pauvres gens, c'est la bénédiction d'une maison.

--Puisque M. le curé veut bien me prendre, j'irai chez lui, parce qu'ici j'aurais trop de distractions. Ça ne m'empêche pas, maître Tixier, de vous remercier beaucoup pour ne pas vous être lassé de moi.

Le dimanche suivant, le colporteur communia à la grand'messe, ainsi que plusieurs autres personnes, entre autres Jeanne et Solange. Le jeune homme, qui était encore bien pâle et avait le front bandé, édifia tout le monde par sa piété.

Après avoir déjeuné avec M. le curé, le jeune marchand lui dit adieu et lui demanda la permission de l'embrasser. Quand il passa au Grand-Bail pour y faire ses adieux, tout le monde était à dîner.

«Je ne vous oublierai jamais, ni vos bontés non plus, mes braves gens; quelque loin que j'aille, je penserai toujours que vous êtes la cause de mon bonheur, car c'est pour être resté une semaine en votre compagnie que j'ai voulu devenir honnête comme vous.

--Tu as raison, mon garçon, de vouloir être honnête homme; crois-moi, on n'est heureux qu'avec une conscience bien nette,» dit maître Tixier.

Maître Tixier fait ses conditions avec ses domestiques.

On approchait de la Saint-Jean; maître Tixier dit un soir à ses domestiques:

«Ah çà, vous autres, je n'aime pas à me trouver dans l'embarras: qui veut quitter? qui veut rester?»

Et comme personne ne parlait, il dit à grand Louis: «Voyons, toi qui es le plus vieux, restes-tu?

--Notre maître, si vous n'êtes pas las de moi, je ne suis pas las de vous: ainsi je reste, si vous me gardez.

--Te garder! je crois bien, grand Louis; il n'y a pas ton pareil pour le labour à quatre lieues à la ronde; si tu es content, moi aussi je le suis. Et toi, Claude?

--Notre maître, si vous voulez me laisser aller m'amuser toute la journée à la Saint-Jean et à la Saint-Pierre, je resterai.

--La jeunesse est toujours la jeunesse! Claude, je t'accorde ces deux jours, et tu auras une pièce de trois francs pour faire la fête; le père Bonnet viendra soigner tes boeufs.»

Le vacher et le porcher restèrent aussi; mais Marguerite, la bergère, dit qu'elle voulait aller à la louée.

«Notre maître, dit-elle, vous me relouerez sur la place, au prix des autres.

--Tu ne te trouves donc pas bien ici, Marguerite? dit la maîtresse.

--Si fait, maîtresse, mais je veux aller à la louée pour avoir un denier à Dieu. D'ailleurs on m'a dit que les bergères gagnaient vingt-cinq écus, et vous ne m'en donnez que vingt.

--Tu crois ces bêtises-là, toi, Marguerite?

--Dame! c'est Marie, de la ferme du Chétif-Bail, qui me l'a dit.

--Eh bien, va-t'en si tu le veux; nous ne ferons pas une grande perte: je n'ai pas oublié ce que tu as dit à la petite Jeanne.

--Qu'elle fasse comme elle voudra, dit le maître; mais je t'avertis, Marguerite, que, quand tu seras sortie de la maison, tu en seras bien dehors, et que je ne te reprendrais pas, même pour rien. Tu me connais, et tu sais que je tiens ma parole. Et toi, petite Jeanne, tu ne dis rien?

--Moi, notre maître! que voulez-vous que je dise? Est-ce qu'il y a pour moi une autre maison que la vôtre? Je n'en sortirai que quand vous me renverrez, je vous l'ai déjà dit. Je vous aime comme mon propre père, et il me semble que vos filles sont mes soeurs: qu'est-ce qu'il me faut donc de plus?

--Si c'est comme ça, ma fille, nous ne nous quitterons pas de sitôt; mais, comme nous ne sommes convenus de prix que jusqu'à la Saint-Jean, il faut dire ce que tu veux gagner l'an prochain.

--Notre maître, vous êtes un homme raisonnable; je prendrai ce que vous me donnerez, ainsi n'en parlons plus.

--Non pas, petite Jeanne, non pas! Il ne faut point que tu sois dupe. Iras-tu à l'assemblée?

--Non, notre maître, je n'ai pas le coeur à la joie; je pense toujours à ma chère défunte, et je resterai. Je garderai toutes les bêtes pendant que vos filles iront s'amuser.

--Puisque tu ne veux pas aller à la fête, je sais bien ce que je ferai: je marchanderai toutes les bonnes servantes de maison, et tu auras le plus fort gage de la louée car on n'y trouvera pas ta pareille.

--Merci, notre maître, vous êtes trop bon.»

Jeanne conseille à Marguerite de rester.

Le lendemain, Jeanne, qui n'aidait plus aussi souvent à Marguerite depuis qu'elle l'avait tant choquée, alla la trouver dans la bergerie. Tout en soignant avec elle les moutons, elle lui dit:

«Quel profit auras-tu donc, Marguerite, à quitter de si bons maîtres pour aller chez tu ne sais pas qui? S'il est vrai qu'il y ait des bergères à vingt-cinq écus, crois-tu que c'est toi qui les gagneras? Es-tu assez habile pour soigner tes bêtes toute seule, et travailles-tu jamais aux champs?

--J'en vaux bien une autre, petite Jeanne! Ils pourront bien en prendre une qui les volera, au lieu que moi je suis une honnête fille.

--Écoute donc, Marguerite: il est bien vrai que tu ne prendrais pas une fusée de fil à la maîtresse, ni un brin de laine non plus; mais quel emploi fais-tu du temps qu'elle te paye; car enfin, il est à elle, et le temps vaut de l'argent, puisque c'est avec le temps qu'on fait tout. Quand tu ne travailles pas, n'est-ce pas comme si tu la volais? A quoi t'occupes-tu en gardant tes bêtes, au lieu de filer ou de tricoter? Ne faut-il pas que la maîtresse paye pour faire faire l'ouvrage que tu n'as pas fait? Eh bien, c'est comme si tu lui prenais cet argent-là dans sa poche. As-tu pensé quelquefois à cela?

--Est-ce que je pense à quelque chose, moi?

--Et tu n'en fais pas mieux. Et du pain, donc! en gaspilles-tu avec ta chienne et tes moutons! Je devrais le dire à la maîtresse, moi qui suis chargée du ménage; mais je n'ai pas voulu te faire renvoyer, parce que je suis bien sûre qu'on ne voudra pas te souffrir ailleurs.

--A savoir, petite Jeanne.

--Tu ne trouveras toujours pas facilement une autre ferme où, comme ici, l'on ne crie jamais après les domestiques, et où on les soigne quand ils sont malades. Aie le malheur d'avoir seulement les fièvres, et l'on t'enverra bien vite te faire soigner ailleurs, sans s'inquiéter si tu as de l'argent ou non! Et puis, vois-tu, ma pauvre Marguerite, on n'amasse jamais rien quand on change si souvent de condition: on a beau gagner de bons gages, je ne sais comment cela se fait, mais l'argent coule comme l'eau; au lieu qu'en restant toujours chez les mêmes maîtres, les gages se mettent les uns sur les autres; et quand on se marie, on trouve une bonne somme ronde pour acheter un lit et une armoire.»

Remontrances de Jeanne à Marguerite.

«Voyons, Marguerite, continua Jeanne, conte-moi pourquoi tu ne peux pas rester longtemps dans la même place. Qu'est-ce qui te pousse à toujours changer?

--Veux-tu que je te le dise? c'est que mes maîtres ne m'ont jamais aimée.

--Mais, dis donc, Marguerite, les aimais-tu, toi, tes maîtres? Tu n'aimes seulement pas le bon Dieu! Est-ce que je ne te vois pas le soir agacer Claude pour le faire rire pendant la prière, au lieu d'écouter notre maître? A l'église, tu parles, tu ris, tu fais la belle; tu n'entends pas un mot de ce que dit M. le curé, et tu ne vas jamais à confesse. Sais-tu que c'est bien vilain tout ça?

--Ne voilà-t-il pas un grand mal! Je ne fais de tort à personne.

--Mais c'est à toi que tu fais tort, sans compter que tu donnes le mauvais exemple. Est-ce que l'église n'est pas la maison du bon Dieu? Prends-tu ces airs-là quand la maîtresse t'envoie porter quelque chose chez Mme Dumont? ris-tu, parles-tu, quand tu es dans ses belles chambres?

--Ma Jeanne, je n'ose seulement pas lever les yeux!

--Est-ce que le bon Dieu qui est au ciel n'est pas plus que Mme Dumont? As-tu seulement pris garde comment ces dames se tiennent à l'église, où elles restent à genoux les trois quarts du temps? Je vais te dire la vérité, moi: on ne t'aime pas parce que tu n'aimes personne et que tu ne sais pas retenir ta langue. Si tu priais Dieu de tout ton coeur, si tu aimais ceux qui t'entourent, tu verrais comme tu serais heureuse! D'ailleurs, c'est la volonté du bon Dieu que l'on s'aime les uns les autres, puisque l'on ne peut pas vivre tout seul. Je sais bien ça, moi, qui aimais tant ma chère mère Nannette: quand je l'ai perdue, c'était comme si j'eusse été seule sur la terre, et, si je ne m'étais pas attachée a nos maîtres, j'aurais fini par mourir de chagrin de n'avoir personne à aimer. Crois-moi donc, Marguerite, reste avec nous autres, aime-nous bien, et tu verras comme tu seras contente!»

Mais Jeanne eut beau dire, Marguerite voulut quitter le Grand-Bail.

Jeanne est menacée d'une plainte en contravention.

Le jour de la Saint-Jean, chacun mit ses plus beaux habits pour aller à la fête, et prit à peine le temps de déjeuner. La maîtresse resta toute seule avec Jeanne et le porcher, qui pleurait dans un coin.

«Maîtresse, laissez-le donc aller avec les autres, ce pauvre petit! je soignerai ses bêtes, et elles ne mourront pas pour rester au tect toute la journée.

--Allons, porcher, dit la maîtresse, va donc, puisque la petite Jeanne le veut. Tiens, voilà cinquante centimes pour t'amuser.»

L'enfant ne se le fit pas dire deux fois, et il courut s'habiller.

A trois heures, Jeanne fit sortir toutes les bêtes à laine pour les promener un peu, et elle les mena dans un champ tout près de la maison. Il n'y avait pas longtemps qu'elle était là, quand elle vit passer un chien avec la tête basse et la queue serrée: ses trois chiennes se mirent à sa poursuite en jappant. Jeanne, qui voyait bien que c'était un chien malade, criait et courait après les siens pour les faire revenir. Enfin elle en vint à bout; mais, pendant ce temps-là, les moutons étaient entrés dans une pièce d'avoine qui ne dépendait pas de la ferme, et le propriétaire se trouvait là en ce moment avec deux personnes.

«Ha! ha! je t'y prends, petite Jeanne. Ton maître, qui ne fait grâce à personne quand on va sur ses terres, aura donc son procès-verbal à son tour! Il était si fier de n'avoir jamais été pris: il faudra bien qu'il aille devant le juge de paix comme les autres.

--Mon petit père Colis, dit Jeanne, vous ne ferez pas cet affront à mon maître: ce n'est pas sa faute si je n'ai pas veillé sur ses bêtes; mais, voyez-vous, je n'étais occupée que de ce chien enragé, et j'avais peur qu'il ne mordît mes chiennes qui valent leur pesant d'or; si elles avaient été mordues, il en serait arrivé du malheur dans le pays. Estimez vous-même le dommage que vous ont fait mes moutons, et je vous le payerai aussitôt que je serai rentrée à la maison.

--Du tout, petite, du tout; je veux que le père Tixier ait sa condamnation tout comme un autre, pour lui apprendre à avoir un peu plus d'indulgence pour les pauvres gens qui sont pris sur ses terres. Je vais aller en ville tout exprès. Tu vois que j'ai deux bons témoins.»

Jeanne, dans son chagrin, a recours à grand Louis.

«Mon Dieu! que j'ai donc de chagrin!» se dit Jeanne quand elle fut seule.

Tout à coup elle pensa que grand Louis était l'ami du père Colis, et elle espéra qu'il la tirerait de là. Elle fit rentrer bien vite ses bêtes et dit à la maîtresse:

«J'ai bien envie d'aller un instant à la ville voir l'assemblée. Si vous le voulez, je vais faire le souper, et j'irai au bourg chercher la mère Feuillet pour vous tenir compagnie: il n'est guère que cinq heures, et ce soir il fera clair de lune.

--Va, ma Jeanne, et amuse-toi bien. Ne t'inquiète pas du souper, je le ferai faire par la mère Feuillet; d'ailleurs, ils n'auront pas grand'faim tous en revenant. Allons, fais-toi bien brave.»

Jeanne s'ajusta de son mieux et partit pour la ville, en passant par le bourg. Quand elle fut sur la grande place, elle n'eut pas de peine à reconnaître grand Louis, et elle le tira par sa manche. Il se retourna tout en colère; mais aussitôt qu'il vit la petite Jeanne, il se mit à rire d'aise et lui dit:

«Je ne m'attendais guère à te voir ici!

--Mon pauvre grand Louis, venez donc sur le banc là-bas; j'ai quelque chose à vous dire, et je suis venue si vite que j'en suis tout essoufflée.»

Quand ils furent assis, Jeanne dit à grand Louis:

«J'ai promis de m'adresser à vous si jamais je me trouvais dans la peine, et m'y voilà; il n'y a que vous, grand Louis, qui puissiez m'en tirer.»

Alors elle lui raconta ce qui lui était arrivé avec le père Colis, et comment il n'avait voulu entendre à rien.

«Et, voyez-vous, dit-elle en finissant, ce qui me désole, c'est que notre maître, qui est bien un peu fier et un peu dur pour ceux qui font mal, va être humilié et que j'en serai la cause. Vous qui êtes ami avec le père Colis, il faut aller le trouver tout de suite, mon bon grand Louis: il est là sur cette place; promettez-lui de ma part tout ce qu'il vous demandera: rien ne me coûtera pour épargner ce chagrin à notre maître qui est si bon pour moi.

--Ne t'inquiète pas, petite Jeanne; je vais le chercher, et je l'entortillerai si bien qu'il ne sera plus question de rien; il faudra qu'il ait la tête bien dure s'il ne fait pas ce que je veux. Tiens, Solange est là-bas avec Joséphine; va-t'en auprès d'elles: il faudra nous attendre tous sous le gros ormeau qui est au bout de la place, pour retourner ensemble à la maison vers les neuf heures. Tu le diras aux autres.»

Jeanne eut bien vite rejoint Solange et sa soeur. En se promenant, elles trouvèrent maître Tixier, qui leur dit avoir loué une bergère qui était forte comme un homme, et qui saurait bien tendre les gerbes et faire toute espèce d'ouvrage au besoin. En revenant, grand Louis dit à Jeanne:

«Sois tranquille, le père Colis ne fera pas de plainte; il m'a même bien promis que personne ne saurait qu'il t'avait prise dans son avoine.

--Merci, grand Louis, vous m'avez tirée d'une grande peine.»

Jeanne continue de donner beaucoup de satisfaction à ses maîtres.

M. le curé venait souvent voir la maîtresse, qui était paralysée et ne pouvait plus marcher ni rien faire. Chaque fois qu'elle le voyait, elle lui disait:

«Que je vous ai d'obligations, monsieur le curé, d'avoir pensé à nous donner la petite Jeanne! c'est un vrai trésor pour notre maison. Qu'est-ce que je deviendrais donc dans l'état où je suis, et avec des filles si jeunes, si j'avais une servante comme il y en a tant?»

De son côté, Jeanne remerciait aussi le curé de l'avoir placée chez des maîtres qui l'avaient adoptée comme leur enfant, et chez qui elle n'avait jamais que de bons exemples sous les yeux. Elle s'échappait de temps en temps pour aller voir les dames Dumont. Comme elle cherchait tout ce qui pouvait faire plaisir à la maîtresse, elle avait demandé à Mlle Isaure des livres et du papier pour enseigner à lire et à écrire à la petite Louise.

Grand Louis fait un bon cailloutage devant la porte.

Les foins et la moisson se passèrent sans accidents. Jeanne faisait de si bonne soupe aux moissonneurs, et son pain avait si bon goût, qu'ils disaient n'avoir jamais été mieux régalés. Dès le matin, elle tirait de l'eau et la jetait à pleins seaux dans la maison; puis elle balayait pour ôter la boue et le fumier que chacun apportait aux pieds. Si grand Louis la voyait faire, il allait lui chercher l'eau. Un jour il lui dit:

«Petite Jeanne, ça m'ennuie de te voir te fatiguer, et pour rien encore! tu as beau nettoyer le matin, à midi il y en a autant.

--C'est bien vrai, grand Louis; mais, si je n'ôtais pas les ordures à fond tous les jours, nous serions, sans comparaison, comme les bestiaux dans l'étable. S'il y avait seulement un bon cailloutage devant notre porte, la boue des sabots y resterait, et la maison ne serait pas si sale.»

Le lendemain, comme il avait beaucoup plu le matin, et que les gerbes étaient trop mouillées pour être rentrées, grand Louis, après avoir aidé à les mettre debout afin qu'elles pussent sécher, revint vers trois heures, et, comme il n'avait rien à faire, il attela son tombereau et fit plusieurs voyages à la carrière voisine; il en rapporta des pierrailles et fit devant la maison un bon cailloutage.

«Tu as fait là un fameux ouvrage, dit maître Tixier en soupant; c'était bien nécessaire, et je ne sais pas pourquoi je n'y ai jamais pensé. Comment l'idée t'en est-elle donc venue?

--Ce n'est pas mon idée à moi, c'est celle de la petite Jeanne, qui a dit que, s'il y avait un bon cailloutage devant la porte de la maison, elle serait plus saine et plus propre.

--Mon garçon, tu as bien raison de faire ce que la petite Jeanne te commande.

--Notre maître, dit Jeanne toute rouge, je ne lui ai rien commandé; il l'a fait de sa bonne volonté.

--C'est encore mieux, ma fille.»

Jeanne et grand Louis achètent des terres au père Colis.

«Mes amis, dit maître Tixier, vous ne savez pas ce que le père Colis vient de me dire? Il se trouve trop cassé pour continuer à cultiver ses terres; c'est trop fort pour lui maintenant; il ne veut garder que son jardin, afin de s'occuper un peu. Comme il a perdu tous les siens et qu'il est seul au monde, il veut vendre son bien en viager. Ma Jeanne, j'ai pensé à toi pour cette bonne pièce de terre où il avait ses avoines cette année: il en veut trente écus par an; c'est bien un peu lourd, et pourtant ce serait dommage de manquer une si bonne occasion. Écoute: tu me l'affermeras quarante-cinq francs; il t'en restera autant à donner sur tes gages, juste la moitié de ce que tu gagnes, et l'autre moitié suffira pour tes dépenses. Qu'en dis-tu?

--Notre maître, si vous croyez que c'est pour mon avantage, il faut m'acheter ce champ. Faites donc comme pour vous.

--Moi, dit grand Louis, je m'arrangerais bien de son demi-arpent de vigne dans les Pierres-Folles, et aussi de sa pièce de seigle.

--Va donc le trouver demain matin. Il veut vendre sans que ça s'ébruite, et, comme il fait grand cas de toi, tu auras de lui ce que tu voudras.»

Le jeudi suivant, maître Tixier mena Jeanne et grand Louis chez le notaire pour signer les actes.

Marguerite veut rentrer au Grand-Bail.

Vers le commencement des vendanges, Jeanne était seule à la maison avec la maîtresse, qui ne quittait plus guère le lit depuis que les chaleurs étaient passées. Elle vit entrer Marguerite, l'ancienne bergère; elle était si changée que Jeanne eut de la peine à la reconnaître.

«Tiens! te voilà ici, toi! lui dit-elle.

--Mon Dieu, oui, ma Jeanne, et je suis bien dans la peine.

--Est-ce que tu n'es plus en place?

--Non; j'ai eu la fièvre à la fin de la moisson, et ceux de la Périnnerie, où j'étais, m'ont renvoyée. Je me suis retirée dans le bourg, chez la mère Feuillet; la pauvre femme m'a bien soignée, mais le peu d'argent que j'avais y a passé, et il m'a fallu vendre ma robe de cotonnade violette et mon tablier noir. Si je ne trouve pas une place tout de suite, je serai obligée d'aller demander mon pain.

--Eh bien! Marguerite, je te l'avais bien dit!

--Ah oui! tu avais bien raison! j'y ai souvent songé, pendant que j'étais au lit avec la fièvre et que je voyais mon pauvre argent s'en aller.»

La maîtresse, qui ne dormait pas, écarta son rideau et dit durement à Marguerite:

«Que viens-tu faire ici, toi?

--Maîtresse, si vous vouliez me reprendre, vous me feriez une grande charité.

--Tu sais bien ce que le maître t'a dit; tu le connais, il ne revient jamais sur sa parole.»

M. le curé engage la mère Tixier à reprendre Marguerite.

M. le curé entra et alla s'asseoir comme d'ordinaire au chevet de la mère Tixier.

«N'est-ce pas là Marguerite, votre ancienne bergère?

--Oui, monsieur le curé.

--Elle a donc quitté le pays? Je ne l'ai plus vue à l'église.

--Non, monsieur, elle était à la Périnnerie, de l'autre côté du bourg.

--Elle a donc été malade?

--Oui, monsieur, dit Marguerite, et je n'ai plus de place; je demandais à la maîtresse de me reprendre et elle ne le veut pas; priez-la donc pour moi, monsieur le curé, je vous en prie!

--Ce n'est pas à l'entrée de l'hiver qu'on se charge de bouches inutiles, dit la maîtresse.

--Votre bergère se marie pour la Toussaint: si le maître veut me reprendre, il me donnera ce qu'il voudra, et je ferai tout comme la petite Jeanne me dira.

--Marguerite, continua la mère Tixier, je t'ai dit que le maître ne voudrait pas te reprendre.

--Maîtresse, si vous le lui demandiez bien!

--Tiens, le voilà qui vient, va le lui demander toi-même.

--Je n'oserai jamais; ma Jeanne, vas-y donc; il ne te refusera pas, toi!»

Jeanne sortit pour aller au-devant de maître Tixier; quand elle rentra avec lui, il lui disait:

M. le curé engage la mère Tixier à reprendre Marguerite.

M. le curé entra et alla s'asseoir comme d'ordinaire au chevet de la mère Tixier.

«N'est-ce pas là Marguerite, votre ancienne bergère?

--Oui, monsieur le curé.

--Elle a donc quitté le pays? Je ne l'ai plus vue à l'église.

--Non, monsieur, elle était à la Périnnerie, de l'autre côté du bourg.

--Elle a donc été malade?

--Oui, monsieur, dit Marguerite, et je n'ai plus de place; je demandais à la maîtresse de me reprendre et elle ne le veut pas; priez-la donc pour moi, monsieur le curé, je vous en prie!

--Ce n'est pas à l'entrée de l'hiver qu'on se charge de bouches inutiles, dit la maîtresse.

--Votre bergère se marie pour la Toussaint: si le maître veut me reprendre, il me donnera ce qu'il voudra, et je ferai tout comme la petite Jeanne me dira.

--Marguerite, continua la mère Tixier, je t'ai dit que le maître ne voudrait pas te reprendre.

--Maîtresse, si vous le lui demandiez bien!

--Tiens, le voilà qui vient, va le lui demander toi-même.

--Je n'oserai jamais; ma Jeanne, vas-y donc; il ne te refusera pas, toi!»

Jeanne sortit pour aller au-devant de maître Tixier; quand elle rentra avec lui, il lui disait:

--Vous voyez qu'elle en a été bien punie, et la voilà à l'aumône comme Jeanne y a été; seulement Jeanne n'était pas en âge de travailler, ce qui est bien différent.

--Moi, je n'offense personne, monsieur le curé, et je ne veux pas qu'on m'offense; aussi, quand on me fait une injure, je ne l'oublie jamais.

--Et vous avez grand tort, car il faut toujours pardonner. Si Dieu nous retirait son soleil chaque fois que nous l'offensons, nous n'aurions guère d'épis mûrs pour la moisson.

--Il me semble pourtant que, quand on a la conscience bien nette, on peut sans pécher en vouloir à ceux de qui on a reçu quelque injure.

--C'est de l'orgueil, cela, maître Tixier. Personne ne peut dire qu'il ne péchera pas ni qu'il n'a pas offensé Dieu; c'est pourquoi il faut toujours faire miséricorde à notre prochain. Le pardon profite à tout le monde: il soulage le coeur qui pardonne; il ramène au bien celui qui a commis la faute.

--Qu'elle vienne donc à la Toussaint, monsieur le curé, puisque vous le voulez.

--Mais d'ici là, que voulez-vous qu'elle devienne, cette pauvre fille? Père Tixier, il ne faut jamais faire le bien à demi.

--D'ailleurs, dit la maîtresse, je lui ferai broyer le chanvre pendant qu'il y a encore un peu de soleil, car ta bergère n'est plus bonne à rien depuis qu'elle a le mariage en tête.

--Qu'il en soit donc fait à votre volonté, monsieur le curé. Allons, va chercher tes effets, Marguerite; et toi, Jeanne, je te charge de veiller sur elle; si tu n'en es pas contente, tu la mettras à la porte.»

Marguerite remercie Jeanne.

Marguerite courut au bourg chercher son paquet, et elle revint pour le souper; avant de se coucher, elle alla trouver Jeanne à la boulangerie.

«Ma Jeanne, lui dit-elle, oublie ce que je t'ai dit, et demande-moi tout ce que tu voudras, je le ferai; tu n'auras jamais de reproches à mon sujet, et je t'aiderai à faire ton ouvrage.

--Marguerite, je n'ai pas besoin que l'on m'aide, je fais bien mon ouvrage toute seule; sois pieuse et n'aie plus de paresse, c'est tout ce que je te demande.

--Jeanne, il faudra que tu viennes avec moi remercier M. le curé.

--Tu peux bien y aller sans moi.

--Est-ce que je l'oserais! je n'ai pas mis le pied à l'église depuis que je suis sortie d'ici; il ne voudrait pas seulement me voir.

--Pourtant, c'est lui qui est cause qu'on t'a reprise.

--C'est égal, je te dis qu'il ne me laisserait pas entrer chez lui.

--On voit bien que tu ne le connais guère: n'aie pas peur, il te recevra bien, quoique tu aies des torts; il dit que ce ne sont pas les bons qui ont besoin de lui.»

Tout le monde aime Jeanne.

Tous ceux qui venaient au Grand-Bail aimaient Jeanne, parce qu'elle était avenante pour tout le monde, pour les pauvres comme pour les autres.

Quand de petits enfants demandaient à la porte, elle les faisait entrer, les débarbouillait, leur lavait les mains. Si elle n'avait rien à mettre sur leur pain, elle tirait de la piquette pour qu'ils pussent le tremper; ou bien, s'il y avait de la beurrée, elle la leur donnait à boire. L'hiver, elle faisait cuire des pommes de terre sous la cendre pour réchauffer l'estomac de ces pauvres petits. Si des femmes âgées venaient demander l'aumône, elle les faisait asseoir au coin du feu; elle ôtait elle-même leur capote et la posait sur un lit, puis elle bassinait leurs sabots, et il était bien rare qu'elle n'eût pas quelque reste de soupe à leur donner. Quand elles s'étaient bien reposées, elles les reconduisait jusqu'au chemin, pour qu'elles ne se heurtassent pas contre les charrettes, le bois, et tout ce qui encombre la cour d'une ferme.

Après la Toussaint, l'on cassa les noix à la veillée; Jeanne, qui allait souvent chez Mme Dumont, en avait rapporté le Livre de morale pratique. C'est un livre bien instructif et bien amusant, et elle en lisait tout haut de beaux passages à la veillée du dimanche.

Elle lisait fort bien. Quand les autres ne comprenaient pas, elle leur faisait des explications parfaitement claires, avec toute la patience et la complaisance possibles. Quelquefois, dans la semaine, les filles de maître Tixier voulaient la forcer à lire; mais elle s'y refusait, en disant qu'il fallait qu'elle cassât des noix comme tout le monde. Comme, depuis que la mère Tixier était tout à fait arrêtée, on restait dans la maison pour la désennuyer un peu, au lieu d'aller veiller dans la bergerie, la bonne fermière disait à Jeanne:

«Lis donc, les autres feront ta part d'ouvrage et veilleront un peu plus tard.

--Ce ne sera toujours pas grand Louis, dit la petite Louise; il reste là la bouche ouverte, avec ses gros yeux fixés sur la petite Jeanne, comme s'il voulait la manger.»

C'est qu'en effet il était bien changé, grand Louis! Au lieu de brusquer tout le monde, il était doux et complaisant, surtout pour Jeanne; il n'allait plus aux têtes des villages, et on le trouvait souvent tout songeur, les coudes sur ses genoux et la tête dans ses mains.

Grand Louis demande Jeanne en mariage.

On était en carnaval. Un matin, grand Louis entra dans la boulangerie, où Jeanne était occupée à pétrir le pain.

«Écoute, petite Jeanne, lui dit-il, il y a bien longtemps que j'ai quelque chose à te dire; mais le courage m'a toujours manqué. Je suis tout triste, je n'ai de coeur à rien; il faut pourtant que ça finisse: veux-tu être ma femme? Tu me connais, et tu sais que tu ne seras pas malheureuse avec moi; j'ai cinq cents bons francs dans mon coffre pour nous mettre en ménage; nous avons chacun un morceau de terre et une vigne; d'ailleurs je ne crains pas de travailler. Hein! qu'en dis-tu?

--Merci, grand Louis, je ne veux pas me marier.

--C'est ça! je m'en doutais! tu es trop demoiselle pour prendre un paysan comme moi! Et pourtant, mon Dieu! tu n'en trouveras pas un en ville qui t'aimera autant.

--Vous avez tort de vous fâcher, grand Louis. Si je voulais me marier, je ne pourrais trouver mieux que vous. Mais la maîtresse est dans son lit, incapable de rien faire, et la pauvre femme n'a aucun espoir de guérir; Solange ne tardera pas à être demandée en mariage et à quitter la maison; Joséphine n'a que dix-sept ans, elle est trop jeune pour soigner sa mère et tout: je ne peux donc pas quitter nos maîtres, que j'aime tant; il y a quelque chose au-dedans de moi qui me dit que, si je le faisais, ce serait mal.

--Qu'à cela ne tienne, ma Jeanne, nous resterons ici; on ne demandera pas mieux que de nous y garder.

--Peut-être bien, grand Louis; mais les enfants viendront, et, quand on a des enfants, il faut être à son ménage. On a déjà bien de la peine à vivre toujours d'accord avec ses proches parents; c'est bien pis chez des étrangers. Mais pour vous prouver que je fais grand cas de vous, si vous voulez m'attendre, je vous promets de ne pas me marier à un autre; je n'ai que vingt ans, vous n'en avez pas encore vingt-six, nous avons du temps devant nous.

--Comme tu voudras, Jeanne, quoique j'eusse mieux aimé nous marier tout du suite.»

Maître Tixier, qui cherchait grand Louis, entra dans la boulangerie comme la petite Jeanne finissait de parler, et, comme elle était fort rouge, il dit à son laboureur:

«Pourquoi la brusques-tu encore? Qu'est-ce qu'elle n'a pas bien fait?

--Notre maître, il ne faut pas vous fâcher contre lui; il ne me brusquait pas, au contraire.

--Oui, maître Tixier, je lui demandais si elle voulait se marier avec moi, et elle dit que nous avons bien le temps.

--Et elle a raison; vous avez bien le temps de vous mettre dans la peine; mais tu n'es pas dégouté, dis donc! de vouloir prendre Jeanne pour ta femme!

--Vous voulez vous moquer, notre maître, répliqua Jeanne; grand Louis peut bien choisir parmi toutes les jeunes filles du pays, il ne sera pas refusé.

--Et pourquoi le refuses-tu donc?

--Je lui ai donné mes raisons, et il les comprend bien; et puis nous mettrons un peu d'argent de côté d'ici à quelques années, et après, nous verrons.

--Tu as raison, ma Jeanne; allons, grand Louis, puisque les accords sont faits, laisse-la tranquille, et retourne à tes juments.»

Maître Jusserand, des Ormeaux, vient demander Solange.

Solange était devenue une fille bien propre, bien soigneuse; depuis six mois elle n'allait plus aux champs; elle remplaçait sa mère à la maison, où elle aidait à Jeanne. C'était elle qui vendait au marché le beurre et la volaille, et qui achetait tout ce qui était nécessaire dans le ménage; elle avait si bien profité de tout ce que Jeanne lui avait appris, qu'il n'y avait pas dans les environs une seule fille de métayer qui la valût. Guillaume Jusserand, de la ferme des Ormeaux, désirait vivement l'épouser; mais il n'avait pas encore tiré à la conscription, et il n'osait faire connaître ses intentions, parce qu'il savait bien que maître Tixier ne voudrait pas de lui pour gendre tant qu'il n'aurait pas satisfait à la loi. Enfin le tirage se fit, et Guillaume eut un bon numéro. Dès le lendemain, il vint en grande cérémonie, avec son père et sa mère, pour demander Solange en mariage.

«Tu es bien jeune pour te marier déjà, mon garçon, lui dit le fermier.

--Tant mieux, maître Tixier, je travaillerai plus longtemps, et je pourrai amasser quelque chose pour ne pas être à charge à mes enfants quand je serai vieux.

--Je vais appeler Solange pour savoir ce qu'elle en dit.»

Elle, qui s'était bien douté du motif pour lequel Guillaume était venu, s'était sauvée dans la boulangerie, où elle avait mis un bonnet blanc et un joli fichu; quand son père l'appela, elle entra en baissant les yeux, et, après avoir dit bonjour à tout le monde, elle s'assit au bout du banc.

«Sais-tu bien ce que Guillaume demande?» lui dit son père.

Solange ne répondit pas, mais elle baissa la tête et devint rouge comme une cerise.

«Ha! ha! il paraît que tu t'en doutes. Qu'en dis-tu? veux-tu te marier?

--A votre volonté, mon père.

--A ma volonté, à ma volonté! mais je ne veux pas te contraindre. Guillaume est un brave garçon à qui l'ouvrage ne fait pas peur; maître Jusserand est un digne et honnête homme; enfin vous aurez quelque chose tous les deux: mais encore faut-il que cela te convienne!

--Si ça vous convient, mon père, ça me convient aussi.

--Allons! allons! c'est bon. Si Guillaume ne te plaisait pas, tu saurais bien le dire. Eh bien! maître Jusserand, puisque c'est ainsi, nous irons dimanche de bon matin chez le notaire pour parler du contrat.»

Pendant ce temps-là, Jeanne avait demandé la clef de l'armoire à la maîtresse, qui la gardait toujours sous son oreiller: elle en avait tiré une nappe bien blanche et l'avait mise sur la table; puis elle avait pris des verres bien nets sur le dressoir, car elle les lavait toujours après les repas. Comme elle avait chauffé le four le matin même, elle servit une bonne galette au fromage; elle la faisait si bien qu'on n'en mangeait pas de meilleure chez les pâtissiers de la ville. La compagnie but un coup, et l'on convint que le mariage se ferait bientôt.

On fait une belle noce à Solange.

On fit la noce au Grand-Bail; maître Tixier, qui était un peu vaniteux, invita plus de cent personnes. Il fallait faire à manger pour tout ce monde-là, et ce n'était pas une petite affaire. On prit des femmes de journée que la maîtresse commandait de son lit; car, quoiqu'elle fût infirme, rien ne se faisait dans la maison sans son avis. Jeanne préparait les viandes et faisait la pâtisserie; Solange veillait à ce qu'il n'y eût pas de gaspillage. La noce se faisait par moitié entre les deux familles, comme c'est la coutume; les Jusserand avaient envoyé leur part de farine, de vin, de beurre, de viande et de volailles, ainsi que de l'huile pour les salades. La noce devait durer trois jours; tout fut prêt à temps, et les cornemuses arrivèrent pour mener la mariée à l'église.

Tout était bien ordonné; on avait mis une table dans la belle chambre pour M. le curé, la famille Dumont, le père et la mère du marié et les parrains et marraines. Maître Tixier la gouvernait, et l'on avait levé la maîtresse, qui était à un bout, dans son grand fauteuil, entourée d'oreillers. La mariée servait avec le marié, et de temps en temps elle allait visiter les autres tables.

«Mon Dieu, mère Tixier, dit la mère Jusserand, on dirait que tu es fâchée d'avoir mon Guillaume pour garçon? C'est pourtant un bon enfant, je t'assure.

--Ce n'est pas cela qui me peine, ma chère; mais tu vas emmener Solange et j'en ai un grand chagrin.

--Laisse donc! elle ne sera pas si loin de toi.

--C'est vrai, mais je ne la verrai plus à tout moment, comme j'en ai la coutume.

--Ma femme, dit maître Tixier, sois donc plus raisonnable; est-ce qu'on a des enfants pour soi? Ne faut-il pas que leur contentement passe avant le nôtre? Voyons, fais-nous donc un meilleur visage! Tiens! voilà nos maîtres qui viennent: ne vas-tu pas leur faire la mine?»

La famille Dumont entra et se mit à table. Les demoiselles avaient apporté une belle couverture de laine blanche à Solange et un gobelet d'argent pour le marié.

Jeanne veille à tout.

Jeanne veillait à ce que rien ne manquât sur les tables dressées dans la grange et sur celles de la maison. Quand un plat était fini, elle en servait promptement un autre tout semblable. Elle faisait la part des pauvres, qui s'étaient rangés le long des murs de la bergerie pour recevoir ce qu'on leur donnerait; elle leur apportait de tout ce qu'il y avait à la noce, et une chopine de bon vin à chacun. Les uns s'asseyaient sur le chaume pour manger leur part, d'autres l'emportaient à leurs enfants. Jeanne qui les connaissait tous, avantageait en cachette ceux qui avaient beaucoup de famille; elle venait de temps en temps voir s'il ne manquait rien à la table du maître, qui disait à sa compagnie:

«Vous voyez bien Jeanne! elle songe à tout. Je ne m'inquiète pas plus de la noce que si ce n'était pas chez nous qu'elle se fît. Je suis sûr que personne ne manquera de rien, pas plus les pauvres que les autres.»

Après la noce, l'on prit une autre bergère, et Joséphine put rester à la maison pour remplacer sa soeur. La maîtresse avait bien du chagrin du départ de sa fille aînée; mais elle se consola quand Jeanne eut dressé sa soeur. Louise grandissait à vue d'oeil et savait joliment lire, écrire et compter; elle était fort adroite, et faisait de ses doigts ce qu'elle voulait. Sa mère, qui la gâtait un peu, n'avait pas voulu qu'elle allât aux champs comme les autres. Cette enfant ne pouvait pas vivre sans sa Jeanne, et elle avait demandé à coucher dans la boulangerie à la place de Solange. Tout allait bien à la maison, sauf la maîtresse, qui gardait presque toujours le lit.

Grand Louis déclare à son maître qu'il veut se marier.

Il y avait déjà deux ans que Solange était mariée; on approchait de la Saint-Jean. Grand Louis dit à Jeanne:

«Tu as fait ton devoir, petite Jeanne; tu as bien soigné la maîtresse et la maison aussi; à présent que Joséphine est capable de gouverner tout le monde, veux-tu nous marier?

--Grand Louis, si vous avez toujours votre idée sur moi, ce sera quand vous voudrez; mais il faut en parler à maître Tixier.

--C'est trop juste, ma Jeanne; je vais lui en dire un mot, et pas plus tard que ce soir.»

Au lieu d'aller à l'écurie se coucher en même temps que les autres, grand Louis resta et, s'approchant de maître Tixier, il lui dit:

«Notre maître, Jeanne et moi nous voulons nous marier, et nous vous demandons votre avis.

--Qu'est-ce que tu me dis là, grand Louis? Vous marier! me quitter! mais tu veux donc ma ruine? Que veux-tu que devienne ma maison, quand vous n'y serez plus? Qui donc aura soin de ma pauvre femme qui ne bouge plus du lit? Joséphine est encore trop jeune pour gouverner le ménage; Simon, qui n'a pas tiré à la conscription, n'est pas capable de tenir la charrue toute la journée dans les terres fortes; et si je tombais malade aussi, qui donc surveillerait les autres domestiques? Est-ce que tu veux perdre ma maison? Qu'est-ce que je t'ai fait, pour que tu me mettes dans une si grande peine?

--Notre maître, il ne faut pas vous échauffer comme ça, il faut écouter la raison. Vous savez bien qu'il y a trois ans j'ai demandé Jeanne, et qu'elle a refusé de se marier parce qu'elle voyait que la maîtresse ne pouvait se passer d'elle: la pauvre fille vous aimait trop pour vouloir vous laisser dans l'embarras. Mais à présent que Joséphine peut remplacer sa mère, nous voulons nous marier. C'est assez avoir attendu; car enfin la jeunesse se passe, voyez-vous, notre maître!»

La maîtresse dit qu'il faut les laisser marier.

«C'est donc bien vrai que tu veux nous quitter, petite Jeanne? dit la maîtresse, qui ne dormait pas et qui avait tout entendu.

--Ma chère maîtresse, je n'ai point de parents; si j'avais le malheur de vous perdre tous les deux, je ne pourrais me faire à d'autres maîtres, et je ne trouverai jamais un autre homme comme grand Louis, que j'aime depuis longtemps.»

Maître Tixier avait la tête dans ses mains et restait sans mot dire.

«Elle a raison, notre homme; il faut les laisser marier, mais à la condition qu'ils ne nous quitteront pas.

--Oui, dit le maître; promettez-moi de rester tant que Joséphine ne sera pas mariée. --Puisque vous le voulez, nous resterons avec vous, n'est-ce pas, petite Jeanne?

--Mais, dit-elle, quand les enfants viendront, je ne pourrai plus faire autant d'ouvrage; ils crieront et ça vous ennuiera.

--Ne t'en inquiète pas, dit Louise; c'est moi qui les soignerai, tu n'en auras pas l'embarras.

--Est-ce que mes enfants n'ont pas crié? dit le maître; est-ce que ceux qu'auront Joséphine et Simon, quand ils seront mariés, ne crieront pas? et n'es-tu pas notre enfant aussi bien qu'eux?

--Que vous êtes donc bons, tous! dit Jeanne.

--Ainsi, c'est entendu, vous ne nous quitterez pas?»

Jeanne et grand Louis promirent de rester. Un mois après ils se marièrent sans noce et sans bruit. M. le curé, qui aimait beaucoup Jeanne, lui donna un déjeuner après la messe du mariage; il y invita les témoins, à la tête desquels se trouvait le père Tixier. Le soir, au Grand-Bail, on donna du bon vin à tout le monde pour boire à la santé des mariés.

TROISIÈME PARTIE. JEANNE ÉPOUSE ET MÈRE.

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