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BIBLIOBUS Littérature

Fables de Jean-Pierre Claris de Florian - Livre 4

 

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1 - Le savant et le fermier Que j'aime les héros dont je conte l'histoire ! Et qu'à m'occuper d'eux je trouve de douceur ! J'ignore s'ils pourront m'acquérir de la gloire ; Mais je sais qu'ils font mon bonheur. Avec les animaux je veux passer ma vie ; Ils sont si bonne compagnie ! Je conviens cependant, et c'est avec douleur, Que tous n'ont pas le même coeur. Plusieurs que l'on connaît, sans qu'ici je les nomme, De nos vices ont bonne part : Mais je les trouve encor moins dangereux que l'homme ; Et fripon pour fripon je préfère un renard. C'est ainsi que pensait un sage, Un bon fermier de mon pays. Depuis quatre-vingts ans, de tout le voisinage On venait écouter et suivre ses avis. Chaque mot qu'il disait était une sentence. Son exemple surtout aidait son éloquence ; Et lorsqu'environné de ses quarante enfants, Fils, petits-fils, brus, gendres, filles, Il jugeait les procès ou réglait les familles, Nul n'eût osé mentir devant ses cheveux blancs. Je me souviens qu'un jour dans son champêtre asile Il vint un savant de la ville Qui dit au bon vieillard : mon père, enseignez-moi Dans quel auteur, dans quel ouvrage, Vous apprîtes l'art d'être sage. Chez quelle nation, à la cour de quel roi, Avez-vous été, comme Ulysse, Prendre des leçons de justice ? Suivez-vous de Zénon la rigoureuse loi ? Avez-vous embrassé la secte d'Épicure, Celle de Pythagore ou du divin Platon ? De tous ces messieurs-là je ne sais pas le nom, Répondit le vieillard : mon livre est la nature ; Et mon unique précepteur, C'est mon coeur. Je vois les animaux, j'y trouve le modèle Des vertus que je dois chérir : La colombe m'apprit à devenir fidèle ; En voyant la fourmi j'amassai pour jouir ; Mes boeufs m'enseignent la constance, Mes brebis la douceur, mes chiens la vigilance ; Et si j'avais besoin d'avis Pour aimer mes filles, mes fils, La poule et ses poussins me serviraient d'exemple. Ainsi dans l'univers tout ce que je contemple M'avertit d'un devoir qu'il m'est doux de remplir. Je fais souvent du bien pour avoir du plaisir, J'aime et je suis aimé, mon âme est tendre et pure, Et toujours selon ma mesure Ma raison sait régler mes voeux : J'observe et je suis la nature, C'est mon secret pour être heureux. 2 - L'écureuil, le chien et le renard Un gentil écureuil était le camarade, Le tendre ami d'un beau danois. Un jour qu'ils voyageaient comme Oreste et Pylade, La nuit les surprit dans un bois. En ce lieu point d'auberge ; ils eurent de la peine À trouver où se bien coucher. Enfin le chien se mit dans le creux d'un vieux chêne, Et l'écureuil plus haut grimpa pour se nicher. Vers minuit, c'est l'heure des crimes, Longtemps après que nos amis En se disant bon soir se furent endormis, Voici qu'un vieux renard affamé de victimes Arrive au pied de l'arbre, et, levant le museau, Voit l'écureuil sur un rameau. Il le mange des yeux, humecte de sa langue Ses lèvres qui de sang brûlent de s'abreuver ; Mais jusqu'à l'écureuil il ne peut arriver : Il faut donc par une harangue L'engager à descendre ; et voici son discours : Ami, pardonnez, je vous prie, Si de votre sommeil j'ose troubler le cours : Mais le pieux transport dont mon âme est remplie Ne peut se contenir ; je suis votre cousin Germain : Votre mère était soeur de feu mon digne père. Cet honnête homme, hélas ! à son heure dernière, M'a tant recommandé de chercher son neveu Pour lui donner moitié du peu Qu'il m'a laissé de bien ! Venez donc, mon cher frère, Venez, par un embrassement, Combler le doux plaisir que mon âme ressent. Si je pouvais monter jusqu'aux lieux où vous êtes, Oh ! J'y serais déjà, soyez-en bien certain. Les écureuils ne sont pas bêtes, Et le mien était fort malin ; Il reconnaît le patelin, Et répond d'un ton doux : je meurs d'impatience De vous embrasser, mon cousin ; Je descends : mais, pour mieux lier la connaissance, Je veux vous présenter mon plus fidèle ami, Un parent qui prit soin de nourrir mon enfance ; Il dort dans ce trou-là : frappez un peu ; je pense Que vous serez charmé de le connaître aussi. Aussitôt maître renard frappe, Croyant en manger deux : mais le fidèle chien S'élance de l'arbre, le happe, Et vous l'étrangle bel et bien. Ceci prouve deux points : d'abord, qu'il est utile Dans la douce amitié de placer son bonheur ; Puis, qu'avec de l'esprit il est souvent facile Au piège qu'il nous tend de surprendre un trompeur. 3 - Le courtisan et le dieu Protée On en veut trop aux courtisans ; On va criant partout qu'à l'état inutiles Pour leur seul intérêt ils se montrent habiles : Ce sont discours de médisants. J'ai lu, je ne sais où, qu'autrefois en Syrie Ce fut un courtisan qui sauva sa patrie. Voici comment : dans le pays La peste avait été portée, Et ne devait cesser que quand le dieu Protée Dirait là-dessus son avis. Ce dieu, comme l'on sait, n'est pas facile à vivre : Pour le faire parler il faut longtemps le suivre, Près de son antre l'épier, Le surprendre, et puis le lier, Malgré la figure effrayante Qu'il prend et quitte à volonté. Certain vieux courtisan, par le roi député, Devant le dieu marin tout-à-coup se présente. Celui-ci, surpris, irrité, Se change en noir serpent ; sa gueule empoisonnée Lance et retire un dard messager du trépas, Tandis que, dans sa marche oblique et détournée, Il glisse sur lui-même et d'un pli fait un pas. Le courtisan sourit : je connais cette allure, Dit-il, et mieux que toi je sais mordre et ramper. Il court alors pour l'attraper : Mais le dieu change de figure ; Il devient tour-à-tour loup, singe, lynx, renard. Tu veux me vaincre dans mon art, Disait le courtisan : mais, depuis mon enfance, Plus que ces animaux avide, adroit, rusé, Chacun de ces tours-là pour moi se trouve usé. Changer d'habit, de moeurs, même de conscience ; Je ne vois rien là que d'aisé. Lors il saisit le dieu, le lie, Arrache son oracle, et retourne vainqueur. Ce trait nous prouve, ami lecteur, Combien un courtisan peut servir la patrie. 4 - Le hibou et le pigeon Que mon sort est affreux ! S'écriait un hibou : Vieux, infirme, souffrant, accablé de misère, Je suis isolé sur la terre, Et jamais un oiseau n'est venu dans mon trou Consoler un moment ma douleur solitaire. Un pigeon entendit ces mots, Et courut auprès du malade : Hélas ! Mon pauvre camarade, Lui dit-il, je plains bien vos maux. Mais je ne comprends pas qu'un hibou de votre âge Soit sans épouse, sans parents, Sans enfants ou petits-enfants. N'avez-vous point serré les noeuds du mariage Pendant le cours de vos beaux ans ? Le hibou répondit : non vraiment, mon cher frère : Me marier ! Et pourquoi faire ? J'en connaissais trop le danger. Vouliez-vous que je prisse une jeune chouette, Bien étourdie et bien coquette, Qui me trahît sans cesse ou me fît enrager, Qui me donnât des fils d'un méchant caractère, Ingrats, menteurs, mauvais sujets, Désirant en secret le trépas de leur père ? Car c'est ainsi qu'ils sont tous faits. Pour des parents, je n'en ai guère, Et ne les vis jamais : ils sont durs, exigeants, Pour le moindre sujet s'irritent, N'aiment que ceux dont ils héritent ; Encor ne faut-il pas qu'ils attendent longtemps. Tout frère ou tout cousin nous déteste et nous pille. Je ne suis pas de votre avis, Répondit le pigeon : mais parlons des amis ; Des orphelins c'est la famille : Vous avez dû près d'eux trouver quelques douceurs. - les amis ! Ils sont tous trompeurs. J'ai connu deux hiboux qui tendrement s'aimèrent Pendant quinze ans, et, certain jour, Pour une souris s'égorgèrent. Je crois à l'amitié moins encor qu'à l'amour. - Mais ainsi, Dieu me le pardonne ! Vous n'avez donc aimé personne ? - Ma foi, non, soit dit entre nous. - En ce cas-là, mon cher, de quoi vous plaignez-vous ? 5 - La vipère et la sangsue La vipère disait un jour à la sangsue : Que notre sort est différent ! On vous cherche, on me fuit, si l'on peut on me tue ; Et vous, aussitôt qu'on vous prend, Loin de craindre votre blessure, L'homme vous donne de son sang Une ample et bonne nourriture : Cependant vous et moi faisons même piqûre. La citoyenne de l'étang Répond : oh que nenni, ma chère ; La vôtre fait du mal, la mienne est salutaire. Par moi plus d'un malade obtient sa guérison, Par vous tout homme sain trouve une mort cruelle. Entre nous deux, je crois, la différence est belle : Je suis remède, et vous poison. Cette fable aisément s'explique : C'est la satire et la critique. 6 - Le pacha et le dervis Un arabe à Marseille autrefois m'a conté Qu'un pacha turc dans sa patrie Vint porter certain jour un coffret cacheté Au plus sage dervis qui fût en Arabie. Ce coffret, lui dit-il, renferme des rubis, Des diamants d'un très grand prix : C'est un présent que je veux faire À l'homme que tu jugeras Être le plus fou de la terre. Cherche bien, tu le trouveras. Muni de son coffret, notre bon solitaire S'en va courir le monde. Avait-il donc besoin D'aller loin ? L'embarras de choisir était sa grande affaire : Des fous toujours plus fous venaient de toutes parts Se présenter à ses regards. Notre pauvre dépositaire Pour l'offrir à chacun saisissait le coffret : Mais un pressentiment secret Lui conseillait de n'en rien faire, L'assurait qu'il trouverait mieux. Errant ainsi de lieux en lieux, Embarrassé de son message, Enfin, après un long voyage, Notre homme et le coffret arrivent un matin Dans la ville de Constantin. Il trouve tout le peuple en joie : Que s'est-il donc passé ? Rien, lui dit un iman ; C'est notre grand vizir que le sultan envoie, Au moyen d'un lacet de soie, Porter au prophète un firman. Le peuple rit toujours de ces sortes d'affaires ; Et, comme ce sont des misères, Notre empereur souvent lui donne ce plaisir. - Souvent ? -oui. -c'est fort bien ; votre nouveau vizir Est-il nommé ? -sans doute : et le voilà qui passe. Le dervis, à ces mots, court, traverse la place, Arrive, et reconnaît le pacha son ami. Bon ! Te voilà ! Dit celui-ci : Et le coffret ? -seigneur, j'ai parcouru l'Asie ; J'ai vu des fous parfaits, mais sans oser choisir : Aujourd'hui ma course est finie ; Daignez l'accepter, grand vizir. 7 - Le laboureur de Castille Le plus aimé des rois est toujours le plus fort. En vain la fortune l'accable ; En vain mille ennemis ligués avec le sort Semblent lui présager sa perte inévitable : L'amour de ses sujets, colonne inébranlable, Rend inutiles leurs efforts. Le petit-fils d'un roi grand par son malheur même, Philippe, sans argent, sans troupes, sans crédit, Chassé par l'anglais de Madrid, Croyait perdu son diadème. Il fuyait presque seul, accablé de douleur. Tout-à-coup à ses yeux s'offre un vieux laboureur, Homme franc, simple et droit, aimant plus que sa vie Ses enfants et son roi, sa femme et sa patrie, Parlant peu de vertu, la pratiquant beaucoup, Riche et pourtant aimé, cité dans les Castilles Comme l'exemple des familles. Son habit, filé par ses filles, Était ceint d'une peau de loup. Sous un large chapeau sa tête bien à l'aise Faisait voir des yeux vifs et des traits basanés, Et ses moustaches de son nez Descendaient jusques sur sa fraise. Douze fils le suivaient, tous grands, beaux, vigoureux. Un mulet chargé d'or était au milieu d'eux. Cet homme, dans cet équipage, Devant le roi s'arrête, et lui dit : où vas-tu ? Un revers t'a-t-il abattu ? Vainement l'archiduc a sur toi l'avantage ; C'est toi qui régneras, car c'est toi qu'on chérit. Qu'importe qu'on t'ait pris Madrid ? Notre amour t'est resté, nos corps sont tes murailles ; Nous périrons pour toi dans les champs de l'honneur. Le hasard gagne les batailles ; Mais il faut des vertus pour gagner notre coeur. Tu l'as, tu régneras. Notre argent, notre vie, Tout est à toi, prends tout. Grâces à quarante ans De travail et d'économie, Je peux t'offrir cet or. Voici mes douze enfants, Voilà douze soldats ; malgré mes cheveux blancs, Je ferai le treizième : et, la guerre finie, Lorsque tes généraux, tes officiers, tes grands, Viendront te demander, pour prix de leurs services, Des biens, des honneurs, des rubans, Nous ne demanderons que repos et justice. C'est tout ce qu'il nous faut. Nous autres pauvres gens Nous fournissons au roi du sang et des richesses ; Mais, loin de briguer ses largesses, Moins il donne et plus nous l'aimons. Quand tu seras heureux, nous fuirons ta présence, Nous te bénirons en silence : On t'a vaincu, nous te cherchons. Il dit, tombe à genoux. D'une main paternelle Philippe le relève en poussant des sanglots ; Il presse dans ses bras ce sujet si fidèle, Veut parler, et les pleurs interrompent ses mots. Bientôt, selon la prophétie Du bon vieillard, Philippe fut vainqueur, Et, sur le trône d'Ibérie, N'oublia point le laboureur. 8 - Le paon, les deux oisons et le plongeon Un paon faisait la roue, et les autres oiseaux Admiraient son brillant plumage. Deux oisons nasillards du fond d'un marécage Ne remarquaient que ses défauts. Regarde, disait l'un, comme sa jambe est faite, Comme ses pieds sont plats, hideux. Et son cri, disait l'autre, est si mélodieux, Qu'il fait fuir jusqu'à la chouette. Chacun riait alors du mot qu'il avait dit. Tout-à-coup un plongeon sortit : Messieurs, leur cria-t-il, vous voyez d'une lieue Ce qui manque à ce paon : c'est bien voir, j'en conviens ; Mais votre chant, vos pieds, sont plus laids que les siens, Et vous n'aurez jamais sa queue. 9 - L'avare et son fils Par je ne sais quelle aventure, Un avare, un beau jour, voulant se bien traiter, Au marché courut acheter Des pommes pour sa nourriture. Dans son armoire il les porta, Les compta, rangea, recompta, Ferma les doubles tours de sa double serrure, Et chaque jour les visita. Ce malheureux, dans sa folie, Les bonnes pommes ménageait ; Mais lorsqu'il en trouvait quelqu'une de pourrie, En soupirant il la mangeait. Son fils, jeune écolier, faisant fort maigre chère, Découvrit à la fin les pommes de son père. Il attrape les clefs, et va dans ce réduit, Suivi de deux amis d'excellent appétit. Or vous pouvez juger le dégât qu'ils y firent, Et combien de pommes périrent. L'avare arrive en ce moment, De douleur, d'effroi palpitant. Mes pommes ! Criait-il : coquins, il faut les rendre, Ou je vais tous vous faire pendre. Mon père, dit le fils, calmez-vous, s'il vous plaît ; Nous sommes d'honnêtes personnes : Et quel tort vous avons-nous fait ? Nous n'avons mangé que les bonnes. 10 - L'habit d'Arlequin Vous connaissez ce quai nommé de la ferraille, Où l'on vend des oiseaux, des hommes et des fleurs : À mes fables souvent c'est là que je travaille ; J'y vois des animaux, et j'observe leurs moeurs. Un jour de mardi gras j'étais à la fenêtre D'un oiseleur de mes amis, Quand sur le quai je vis paraître Un petit arlequin leste, bien fait, bien mis, Qui, la batte à la main, d'une grâce légère, Courait après un masque en habit de bergère. Le peuple applaudissait par des ris, par des cris. Tout près de moi, dans une cage, Trois oiseaux étrangers de différent plumage, Perruche, cardinal, serin, Regardaient aussi l'arlequin. La perruche disait : j'aime peu son visage : Mais son charmant habit n'eut jamais son égal ; Il est d'un si beau vert ! Vert ! Dit le cardinal : Vous n'y voyez donc pas, ma chère ? L'habit est rouge assurément ; Voilà ce qui le rend charmant. Oh ! Pour celui-là, mon compère, Répondit le serin, vous n'avez pas raison, Car l'habit est jaune citron ; Et c'est ce jaune-là qui fait tout son mérite. - Il est vert. -il est jaune. -il est rouge, morbleu ! Interrompt chacun avec feu, Et déjà le trio s'irrite. Amis, appaisez-vous, leur crie un bon pivert ; L'habit est jaune, rouge et vert. Cela vous surprend fort, voici tout le mystère : Ainsi que bien des gens d'esprit et de savoir, Mais qui d'un seul côté regardent une affaire, Chacun de vous ne veut y voir Que la couleur qui sait lui plaire. 11 - Le lapin et la sarcelle Unis dès leurs jeunes ans D'une amitié fraternelle, Un lapin, une sarcelle, Vivaient heureux et contents. Le terrier du lapin était sur la lisière D'un parc bordé d'une rivière. Soir et matin nos bons amis, Profitant de ce voisinage, Tantôt au bord de l'eau, tantôt sous le feuillage, L'un chez l'autre étaient réunis. Là, prenant leurs repas, se contant des nouvelles, Ils n'en trouvaient point de si belles Que de se répéter qu'ils s'aimeraient toujours. Ce sujet revenait sans cesse en leurs discours. Tout était en commun, plaisir, chagrin, souffrance ; Ce qui manquait à l'un, l'autre le regrettait ; Si l'un avait du mal, son ami le sentait ; Si d'un bien au contraire il goûtait l'espérance, Tous deux en jouissaient d'avance. Tel était leur destin, lorsqu'un jour, jour affreux ! Le lapin, pour dîner venant chez la sarcelle, Ne la retrouve plus : inquiet, il l'appelle ; Personne ne répond à ses cris douloureux. Le lapin, de frayeur l'âme toute saisie, Va, vient, fait mille tours, cherche dans les roseaux, S'incline par-dessus les flots, Et voudrait s'y plonger pour trouver son amie. Hélas ! S'écriait-il, m'entends-tu ? Réponds-moi, Ma soeur, ma compagne chérie ; Ne prolonge pas mon effroi : Encor quelques moments, c'en est fait de ma vie ; J'aime mieux expirer que de trembler pour toi. Disant ces mots, il court, il pleure, Et, s'avançant le long de l'eau, Arrive enfin près du château Où le seigneur du lieu demeure. Là, notre désolé lapin Se trouve au milieu d'un parterre, Et voit une grande volière Où mille oiseaux divers volaient sur un bassin. L'amitié donne du courage. Notre ami, sans rien craindre, approche du grillage, Regarde et reconnaît... ô tendresse ! ô bonheur ! La sarcelle : aussitôt il pousse un cri de joie ; Et, sans perdre de temps à consoler sa soeur, De ses quatre pieds il s'emploie À creuser un secret chemin Pour joindre son amie, et par ce souterrain Le lapin tout-à-coup entre dans la volière, Comme un mineur qui prend une place de guerre. Les oiseaux effrayés se pressent en fuyant. Lui court à la sarcelle ; il l'entraîne à l'instant Dans son obscur sentier, la conduit sous la terre ; Et, la rendant au jour, il est prêt à mourir De plaisir. Quel moment pour tous deux ! Que ne sais-je le peindre Comme je saurais le sentir ! Nos bons amis croyaient n'avoir plus rien à craindre ; Ils n'étaient pas au bout. Le maître du jardin, En voyant le dégât commis dans sa volière, Jure d'exterminer jusqu'au dernier lapin : Mes fusils ! Mes furets ! Criait-il en colère. Aussitôt fusils et furets Sont tout prêts. Les gardes et les chiens vont dans les jeunes tailles, Fouillant les terriers, les broussailles ; Tout lapin qui paraît trouve un affreux trépas : Les rivages du Styx sont bordés de leurs mânes ; Dans le funeste jour de Cannes On mit moins de romains à bas. La nuit vient ; tant de sang n'a point éteint la rage Du seigneur, qui remet au lendemain matin La fin de l'horrible carnage. Pendant ce temps, notre lapin, Tapi sous des roseaux auprès de la sarcelle, Attendait en tremblant la mort, Mais conjurait sa soeur de fuir à l'autre bord Pour ne pas mourir devant elle. Je ne te quitte point, lui répondait l'oiseau ; Nous séparer serait la mort la plus cruelle. Ah ! Si tu pouvais passer l'eau ! Pourquoi pas ? Attends-moi... la sarcelle le quitte, Et revient traînant un vieux nid Laissé par des canards : elle l'emplit bien vite De feuilles de roseau, les presse, les unit Des pieds, du bec, en forme un batelet capable De supporter un lourd fardeau ; Puis elle attache à ce vaisseau Un brin de jonc qui servira de câble. Cela fait, et le bâtiment Mis à l'eau, le lapin entre tout doucement Dans le léger esquif, s'assied sur son derrière, Tandis que devant lui la sarcelle nageant Tire le brin de jonc, et s'en va dirigeant Cette nef à son coeur si chère. On aborde, on débarque ; et jugez du plaisir ! Non loin du port on va choisir Un asile où, coulant des jours dignes d'envie, Nos bons amis, libres, heureux, Aimèrent d'autant plus la vie Qu'ils se la devaient tous les deux. 12 - Le milan et le pigeon Un milan plumait un pigeon, Et lui disait : méchante bête, Je te connais, je sais l'aversion Qu'ont pour moi tes pareils : te voilà ma conquête ! Il est des dieux vengeurs. Hélas ! Je le voudrais, Répondit le pigeon. ô comble des forfaits ! S'écria le milan ! Quoi ! Ton audace impie Ose douter qu'il soit des dieux ? J'allais te pardonner : mais, pour ce doute affreux, Scélérat, je te sacrifie. 13 - La fauvette et le rossignol Une fauvette dont la voix Enchantait les échos par sa douceur extrême Espéra surpasser le rossignol lui-même, Et lui fit un défi. L'on choisit dans le bois Un lieu propre au combat. Les juges se placèrent : C'étaient le linot, le serin, Le rouge-gorge et le tarin. Tous les autres oiseaux derrière eux se perchèrent. Deux vieux chardonnerets et deux jeunes pinsons Furent gardes du camp, le merle était trompette. Il donne le signal : aussitôt la fauvette Fait entendre les plus doux sons ; Avec adresse elle varie De ses accents filés la touchante harmonie, Et ravit tous les coeurs par ses tendres chansons. L'assemblée applaudit. Bientôt on fait silence : Alors le rossignol commence. Trois accords purs, égaux, brillants, Que termine une juste et parfaite cadence, Sont le prélude de ses chants ; Ensuite son gosier flexible, Parcourant sans effort tous les tons de sa voix, Tantôt vif et pressé, tantôt lent et sensible, Étonne et ravit à la fois. Les juges cependant demeuraient en balance. Le linot, le serin, de la fauvette amis, Ne voulaient point donner de prix : Les autres disputaient. L'assemblée en silence Écoutait leurs doctes avis, Lorsqu'un geai s'écria : victoire à la fauvette ! Ce mot décida sa défaite : Pour le rossignol aussitôt L'aréopage ailé tout d'une voix s'explique. Ainsi le suffrage d'un sot Fait plus de mal que sa critique. 14 - Le philosophe et le chat-huant Persécuté, proscrit, chassé de son asile, Pour avoir appelé les choses par leur nom, Un pauvre philosophe errait de ville en ville, Emportant avec lui tous ses biens, sa raison. Un jour qu'il méditait sur le fruit de ses veilles, C'était dans un grand bois, il voit un chat-huant Entouré de geais, de corneilles, Qui le harcelaient en criant : C'est un coquin, c'est un impie, Un ennemi de la patrie ; Il faut le plumer vif : oui, oui, plumons, plumons, Ensuite nous le jugerons. Et tous fondaient sur lui ; la malheureuse bête, Tournant et retournant sa bonne et grosse tête, Leur disait, mais en vain, d'excellentes raisons. Touché de son malheur, car la philosophie Nous rend plus doux et plus humains, Notre sage fait fuir la cohorte ennemie, Puis dit au chat-huant : pourquoi ces assassins En voulaient-ils à votre vie ? Que leur avez-vous fait ? L'oiseau lui répondit : Rien du tout ; mon seul crime est d'y voir clair la nuit. 15 - Le procès des deux renards Que je hais cet art de pédant, Cette logique captieuse, Qui d'une chose claire en fait une douteuse, D'un principe erroné tire subtilement Une conséquence trompeuse, Et raisonne en déraisonnant ! Les grecs ont inventé cette belle manière. Ils ont fait plus de mal qu'ils ne croyaient en faire. Que Dieu leur donne paix ! Il s'agit d'un renard, Grand argumentateur, célèbre babillard, Et qui montrait la rhétorique. Il tenait école publique, Avait des écoliers qui payaient en poulets. Un d'eux qu'on destinait à plaider au palais Devait payer son maître à la première cause Qu'il gagnerait : ainsi la chose Avait été réglée et d'une et d'autre part. Son cours étant fini, mon écolier renard Intente un procès à son maître, Disant qu'il ne doit rien. Devant le léopard Tous les deux s'en vont comparaître. Monseigneur, disait l'écolier, Si je gagne, c'est clair, je ne dois rien payer ; Si je perds, nulle est sa créance : Car il convient que l'échéance N'en devait arriver qu'après Le gain de mon premier procès ; Or, ce procès perdu, je suis quitte, je pense : Mon dilemme est certain. Nenni, Répondait aussitôt le maître : Si vous perdez, payez, la loi l'ordonne ainsi ; Si vous gagnez, sans plus remettre, Payez, car vous avez signé Promesse de payer au premier plaid gagné : Vous y voilà. Je crois l'argument sans réponse. Chacun attend alors que le juge prononce, Et l'auditoire s'étonnait Qu'il n'y jetât pas son bonnet. Le léopard rêveur prit enfin la parole : Hors de cour, leur dit-il ; défense à l'écolier De continuer son métier, Au maître de tenir école. 16 - Le miroir de la vérité Dans le beau siècle d'or, quand les premiers humains, Au milieu d'une paix profonde, Coulaient des jours purs et sereins, La vérité courait le monde Avec son miroir dans les mains. Chacun s'y regardait, et le miroir sincère Retraçait à chacun son plus secret désir Sans jamais le faire rougir ; Temps heureux, qui ne dura guère ! L'homme devint bientôt méchant et criminel. La vérité s'enfuit au ciel, En jetant de dépit son miroir sur la terre. Le pauvre miroir se cassa. Ses débris qu'au hasard la chute dispersa Furent perdus pour le vulgaire. Plusieurs siècles après on en connut le prix : Et c'est depuis ce temps que l'on voit plus d'un sage Chercher avec soin ces débris, Les retrouver par fois ; mais ils sont si petits, Que personne n'en fait usage. Hélas ! Le sage le premier Ne s'y voit jamais tout entier. 17 - Les deux paysans et le nuage Guillot, disait un jour Lucas D'une voix triste et lamentable, Ne vois-tu pas venir là-bas Ce gros nuage noir ? C'est la marque effroyable Du plus grand des malheurs. Pourquoi ? Répond Guillot. - pourquoi ? Regarde donc : ou je ne suis qu'un sot, Ou ce nuage est de la grêle Qui va tout abîmer, vigne, avoine, froment ; Toute la récolte nouvelle Sera détruite en un moment. Il ne restera rien ; le village en ruine Dans trois mois aura la famine, Puis la peste viendra, puis nous périrons tous. La peste ! Dit Guillot : doucement, calmez-vous, Je ne vois point cela, compère ; Et s'il faut vous parler selon mon sentiment, C'est que je vois tout le contraire : Car ce nuage assurément Ne porte point de grêle, il porte e la pluie ; La terre est sèche dès longtemps, Il va bien arroser nos champs, Toute notre récolte en doit être embellie. Nous aurons le double de foin, Moitié plus de froment, de raisins abondance ; Nous serons tous dans l'opulence, Et rien, hors les tonneaux, ne nous fera besoin. C'est bien voir que cela ! Dit Lucas en colère. Mais chacun a ses yeux, lui répondit Guillot. - Oh ! Puisqu'il est ainsi, je ne dirai plus mot, Attendons la fin de l'affaire : Rira bien qui rira le dernier. - dieu merci, Ce n'est pas moi qui pleure ici. Ils s'échauffaient tous deux ; déjà, dans leur furie, Ils allaient se gourmer, lorsqu'un souffle de vent Emporta loin de là le nuage effrayant ; Ils n'eurent ni grêle ni pluie. 18 - La guenon, le singe et la noix Une jeune guenon cueillit Une noix dans sa coque verte ; Elle y porte la dent, fait la grimace... ah ! Certes, Dit-elle, ma mère mentit Quand elle m'assura que les noix étaient bonnes. Puis, croyez aux discours de ces vieilles personnes Qui trompent la jeunesse ! Au diable soit le fruit ! Elle jette la noix. Un singe la ramasse, Vite entre deux cailloux la casse, L'épluche, la mange, et lui dit : Votre mère eut raison, ma mie : Les noix ont fort bon goût, mais il faut les ouvrir. Souvenez-vous que, dans la vie, Sans un peu de travail on n'a point de plaisir. 19 - Don Quichotte Contraint de renoncer à la chevalerie, Don Quichotte voulut, pour se dédommager, Mener une plus douce vie, Et choisit l'état de berger. Le voilà donc qui prend panetière et houlette, Le petit chapeau rond garni d'un ruban vert Sous le menton faisant rosette. Jugez de la grâce et de l'air De ce nouveau Tircis ! Sur sa rauque musette Il s'essaie à charmer l'écho de ces cantons, Achète au boucher deux moutons, Prend un roquet galeux, et, dans cet équipage, Par l'hiver le plus froid qu'on eût vu de longtemps, Dispersant son troupeau sur les rives du Tage, Au milieu de la neige il chante le printemps. Point de mal jusques là : chacun à sa manière Est libre d'avoir du plaisir. Mais il vint à passer une grosse vachère ; Et le pasteur, pressé d'un amoureux désir, Court et tombe à ses pieds : ô belle Timarette, Dit-il, toi que l'on voit parmi tes jeunes soeurs Comme le lis parmi les fleurs, Cher et cruel objet de ma flamme secrète, Abandonne un moment le soin de tes agneaux ; Viens voir un nid de tourtereaux Que j'ai découvert sur ce chêne. Je veux te les donner : hélas ! C'est tout mon bien. Ils sont blancs : leur couleur, Timarette, est la tienne ; Mais, par malheur pour moi, leur coeur n'est pas le tien. À ce discours, la Timarette, Dont le vrai nom était Fanchon, Ouvre une large bouche, et, d'un oeil fixe et bête, Contemple le vieux Céladon, Quand un valet de ferme, amoureux de la belle, Paraissant tout-à-coup, tombe à coups de bâton Sur le berger tendre et fidèle, Et vous l'étend sur le gazon. Don Quichotte criait : arrête, Pasteur ignorant et brutal ; Ne sais-tu pas nos lois ? Le coeur de Timarette Doit devenir le prix d'un combat pastoral : Chante, et ne frappe pas. Vainement il l'implore ; L'autre frappait toujours, et frapperait encore, Si l'on n'était venu secourir le berger Et l'arracher à sa furie. Ainsi guérir d'une folie, Bien souvent ce n'est qu'en changer. 20 - Le voyage Partir avant le jour, à tâtons, sans voir goutte, Sans songer seulement à demander sa route, Aller de chute en chute, et, se traînant ainsi, Faire un tiers du chemin jusqu'à près de midi ; Voir sur sa tête alors amasser les nuages, Dans un sable mouvant précipiter ses pas, Courir, en essuyant orages sur orages, Vers un but incertain où l'on n'arrive pas ; Détrompé vers le soir chercher une retraite, Arriver haletant, se coucher, s'endormir : On appelle cela naître, vivre, et mourir. La volonté de Dieu soit faite.



Livre 5

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021

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