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La petite Jeanne ; ou, Le devoir.01 - Zulma Carraud
1884
TABLE DES MATIÈRES.
PREMIÈRE PARTIE. ENFANCE DE JEANNE.
La mère Nannette.
Catherine et Jeanne.
La mère Nannette donne asile à Catherine.
Catherine et Jeanne trouvent un bracelet.
Catherine et sa fille reportent le bracelet.
Mme Dumont.
Catherine va dans son village.
La mère Nannette mène Jeanne à la messe.
Retour de Catherine.
Catherine va à la porte de M. le curé.
La mère Nannette fait la lessive.
La petite Jeanne va chez Mme Dumont.
La petite Jeanne sauve la cane de la meunière.
Isaure va voir la petite Jeanne.
Isaure cause avec la petite Jeanne.
Isaure veut donner une de ses robes à la petite Jeanne.
Isaure habille la petite Jeanne.
Jeanne s'avise de faire des bouquets pour les vendre.
La petite Jeanne apprend à tricoter.
Mme Dumont interroge la petite Jeanne.
Catherine garde le lit.
Catherine meurt.
Docilité et intelligence de la petite Jeanne.
La petite Jeanne fait sa première communion.
La petite Jeanne va toujours chez Mme Dumont.
Jeanne a grand soin de la mère Nannette.
La mère Nannette devient dangereusement malade.
La mère Nannette trouve que Jeanne dépense trop.
M. le curé vient voir tous les jours la mère Nannette.
La mère Nannette s'éteint tout à fait.
Désintéressement de Jeanne.
On enterre la mère Nannette.
Maître Gerbaud se pique de générosité.
M. le curé trouve une place à Jeanne.
Jeanne quitte la maison de la mère Nannette.
SECONDE PARTIE. JEANNE EN SERVICE.
Jeanne donne son argent à garder à son maître.
Grand Louis se met en colère.
La maîtresse fait honte à grand Louis de sa mauvaise humeur.
Maître Tixier veut que Jeanne achète un morceau de vigne.
Jeanne reproche à Solange sa négligence.
La maîtresse s'aperçoit du changement de Solange.
Jeanne raccommode le linge de grand Louis.
Grand Louis veut payer Jeanne.
Grand Louis travaille à la vigne de Jeanne.
Il arrive un colporteur au Grand-Bail.
Jeanne envoie chercher M. le curé.
Le colporteur ne sait plus sa prière.
M. le curé découvre ce qu'il y a dans la boîte du colporteur.
Le colporteur envie le sort des gens du Grand-Bail.
M. le curé brûle les livres du colporteur.
M. le curé va quêter avec le colporteur.
Le colporteur compte ce qu'il a reçu.
Le colporteur renouvelle sa première communion.
Maître Tixier fait ses conditions avec ses domestiques.
Jeanne conseille à Marguerite de rester.
Remontrances de Jeanne à Marguerite.
Jeanne est menacée d'une plainte en contravention.
Jeanne, dans son chagrin, a recours à grand Louis.
Jeanne continue de donner beaucoup de satisfaction à ses maîtres.
Grand Louis fait un bon cailloutage devant la porte.
Jeanne et grand Louis achètent des terres au père Colis.
Marguerite veut rentrer au Grand-Bail.
M. le curé engage la mère Tixier à reprendre Marguerite.
M. le curé veut que l'on pardonne toujours.
Marguerite remercie Jeanne.
Tout le monde aime Jeanne.
Grand Louis demande Jeanne en mariage.
Maître Jusserand, des Ormeaux, vient demander Solange.
On fait une belle noce à Solange.
Jeanne veille à tout.
Grand Louis déclare à son maître qu'il veut se marier.
La maîtresse dit qu'il faut les laisser marier
TROISIÈME PARTIE. JEANNE ÉPOUSE ET MÈRE.
Il vient mal à la jambe de maître Tixier.
Il vient un officier en remonte marchander les juments de maître Tixier.
Maître Tixier veut qu'on donne un bon dîner à l'officier.
Étienne Durand demande Joséphine à son père.
L'officier demande à maître Tixier s'il est heureux.
L'officier s'étonne d'entendre parler maître Tixier de cette façon-là.
Maître Tixier vend ses juments.
Maître Tixier est content de son marché.
Jeanne a une petite fille.--La petite Nannette.
Étienne Durand revient du régiment pour épouser Joséphine.
Simon tire au sort et amène un mauvais numéro.
Jeanne veut se faire bâtir une maison.
On commence la maison de Jeanne.
Maître Tixier s'étonne que Jeanne veuille tant d'arbres dans son jardin.
Jeanne admire sa maison.
Louise plaisante grand Louis sur son vilain mobilier.
Jeanne va commander ses meubles.
Jeanne déménage peu à peu.
Le colporteur revient au Grand-Bail.
Le colporteur vend à tout le village.
M. le curé donne raison à Jeanne.
Le colporteur parle de ses affaires.
Maître Tixier vend de la plume à Jeanne.
La famille Dumont vient voir Jeanne.
Jeanne a de la peine à s'habituer à vivre seule.
Jeanne a grande envie d'avoir une vache.
Mme Isaure donne un enfant à nourrir à Jeanne.
Les femmes du bourg s'étonnent de la propreté de Jeanne.
Jeanne rend son nourrisson.
Nannette a mal aux yeux.
Paul montre un mauvais caractère.
La petite Nannette comprend le chagrin de sa mère et le partage.
Une grêle terrible ravage tout le pays.
Le père Colis fait faire un billet à Jeanne.
Grand Louis laisse l'argent de sa moisson au père Tixier.
Maître Tixier découvre la gêne de Jeanne.
Mme Isaure fait des reproches à Jeanne.
Grand Louis fait une terrible chute.
Mort de grand Louis.
On enterre grand Louis.
QUATRIÈME PARTIE. JEANNE VEUVE.
On fait l'inventaire.
M. le curé fait une remontrance à Jeanne.
Le petit Louis tombe en langueur.
M. le curé dit que la prière est bonne partout.
M. le curé reproche à Marguerite d'être paresseuse.
M. le curé veut placer Sylvain en ville.
Jeanne s'aperçoit que le petit Louis sera un enfant simple.
Nannette a un grand chagrin de quitter sa mère.
Mme Isaure caresse l'enfant simple de Jeanne.
La vieille bonne mène souvent les enfants au château.
Jeanne passe une mauvaise année.
On retrouve Pierre, le frère de Claude, qui s'était perdu.
Pierre prie Jeanne de le guérir.
Jeanne gronde Marguerite.
Pierre guérit, puis retombe malade.
Marguerite vient encore chercher Jeanne.
Le petit Louis ne connaît pas le danger.
Jeanne mène Louis chez sa marraine.
Solange demande Nannette pour son garçon.
Jeanne annonce le mariage de Nannette à Mme Isaure.
Mme Isaure chante pour réveiller Louis.
Mariage de Nannette.
Jeanne veut céder son bien à ses enfants.
Paul revient pour tirer.
Paul raconte ce qu'il a fait en partant d'Issoudun.
Jeanne retrouve un peu de bonheur
PREMIÈRE PARTIE. ENFANCE DE JEANNE.
La mère Nannette.
Il y avait dans un bourg du département du Cher une bonne veuve âgée de soixante ans, qu'on appelait la mère Nannette. Elle possédait une petite maison avec une petite chènevière et un jardin planté de pommiers, de pruniers et de groseilliers. Du côté du chemin, un gros noyer, qui avait plus de cent ans, ombrageait le devant de sa porte. Quand les fleurs de cet arbre ne gelaient pas au printemps, il donnait assez de noix à la mère Nannette pour qu'elle eût sa provision d'huile l'année suivante. S'il se faisait deux bonnes récoltes de suite, elle vendait une partie des noix, ce qui lui donnait un petit profit. Quoiqu'elle possédât une vigne et un beau morceau de terre, elle n'avait que bien juste ce qu'il lui fallait pour vivre.
Elle semait du froment deux années de suite dans son champ, qui, la troisième, rapportait alternativement du trèfle et des pommes de terre. Elle récoltait assez de blé pour se nourrir pendant les trois ans. Mais si l'année était mauvaise, la mère Nannette vendait la pièce de toile qu'elle avait fait faire avec le chanvre amassé et filé pendant quatre ans. L'argent qu'elle en retirait lui servait à compléter sa provision de blé; et, malgré tout cela, elle pâtissait bien un peu l'hiver.
Pour que la terre rapporte chaque année sans se reposer, il faut beaucoup de fumier; la mère Nannette, qui le savait bien, avait une vache et une chèvre qu'elle menait paître sur les communaux et le long des haies. Avec leur lait elle faisait du beurre et des fromages, qu'elle vendait à la ville voisine. Quand ses bêtes étaient rentrées à l'étable, elle allait chercher pour elles de l'herbe dans les champs et au bord des ruisseaux. Comme elle les tenait bien proprement, elles étaient en bon état. L'hiver, elles mangeaient ou du trèfle qui avait été rentré bien sec, ou du regain récolté après la fauche des grands foins.
La mère Nannette vendait son vin et ne buvait que sa boisson1; mais, comme l'argent qu'elle tirait de son vin suffisait bien juste, avec celui de son beurre et de ses fromages, à payer l'impôt et les façons de son champ et de sa vigne, et qu'il lui fallait encore se procurer quelque argent pour son entretien, elle élevait des oisons qu'elle achetait au sortir de la coque. Elle se donnait beaucoup de mal pour appâter ces petites bêtes et pour les garantir du froid pendant la nuit. Ses voisines plumaient leurs oies quatre fois avant de les vendre; mais la mère Nannette disait que c'était une mauvaise méthode, parce qu'ainsi la plume n'avait pas le temps de se nourrir, et elle ne plumait les siennes que trois fois; puis elle en vendait la moitié pour la Toussaint et l'autre moitié à Noël.
Note 1: Eau passée sur la râpe ou le marc de la vendange.
Tout cela ne lui rapportait pas une grosse somme; mais elle était si ménagère qu'il lui restait toujours un peu d'argent à la fin de l'année. Pourtant elle ne se nourrissait pas trop mal, disant qu'elle aimait mieux donner au boucher une pièce de cinquante centimes toutes les semaines, que vingt-cinq francs par an au médecin et au pharmacien.
Catherine et Jeanne.
Un matin, la mère Nannette, tricotant devant sa porte, vit venir à elle une jeune femme qui tenait par la main une petite fille de sept à huit ans et qui lui demanda un morceau de pain. Comme cette femme était très-pâle et avait l'air malade, la mère Nannette l'emmena dans sa maison et la fit asseoir. Elle ralluma son feu, fit réchauffer un reste de soupe qu'elle avait gardé pour son repas du soir et le donna aux deux mendiantes. L'enfant mangea de si bon coeur, que la mère Nannette vit bien que cette petite fille n'avait pas souvent si bonne chance. Ensuite elle leur versa un verre de boisson à chacune, et dit à la pauvre femme:
«Mon Dieu! il faut qu'il vous soit arrivé un bien grand malheur, pour qu'une femme, aussi jeune que vous, ait pu se décider à demander son pain!
--Oh! oui, un bien grand malheur, ma chère femme. Il faut se trouver dépourvue de toute ressource pour se résoudre à en venir là. J'ai bien souffert de la faim avant de pouvoir me décider à tendre la main; je crois que je me serais plutôt laissé mourir, si je n'avais la crainte de Dieu et si je n'aimais tant cette pauvre innocente que voilà, et qui serait morte aussi. Quand il m'en coûte trop pour aller demander, je la regarde et je reprends courage. C'est bien triste, allez, ma chère femme, quand on a du coeur, de vivre en ne faisant rien, aux dépens de ceux qui travaillent! mais je ne peux pas faire autrement.
--Pourquoi donc? dit la mère Nannette. Contez-moi ça.»
La pauvre femme dit à la mère Nannette:
«Je suis du village qui est auprès du Cher, à trois lieues d'ici. Il y a deux mois, j'ai perdu mon mari à la suite d'une grosse maladie qui l'a retenu au lit pendant bien longtemps. J'ai vendu tout ce que j'avais afin de pouvoir le soigner. Quand il n'y a plus rien eu à la maison que le lit sur lequel il était couché, il a bien fallu s'endetter. Après sa mort, on a vendu la maison, le jardin, la chènevière, enfin tout, pour payer le médecin et les autres, et je ne sais plus où me retirer. On ne veut pas me louer, même une petite chambre, parce que je n'ai pas de mobilier pour répondre du loyer. Je couche avec ma petite Jeanne dans les granges, quand on veut bien m'y souffrir, ou bien sur les tas de chaume. C'est bon à présent qu'il fait chaud; mais plus tard, comment faire avec cette enfant, moi à qui les médecins ont défendu de sortir pendant tout l'hiver?»
Et la pauvre malheureuse se mit à pleurer. Sa petite fille pleura aussi en l'embrassant. Elle avait l'air si doux et si aimable, cette petite, que la mère Nannette sentit fondre son coeur en pensant à la misère qu'elle endurerait quand l'hiver serait venu. Aussitôt il lui vint dans l'idée de faire une bonne action.
La mère Nannette donne asile à Catherine.
«Comment vous appelez-vous donc? demanda la mère Nannette.
--On m'appelle Catherine Leblanc.
--Eh bien! Catherine, j'ai là un vieux lit, une paillasse et une couverture; si vous voulez rester ici, je vous logerai de bien bon coeur et je vous soignerai de mon mieux, ainsi que votre petite; j'aime beaucoup les enfants; j'en ai eu quatre, que le bon Dieu m'a retirés, et je suis bien seule au monde.
--Grand merci! ma brave femme; vous me rendrez là un service qui nous sauvera la vie à moi et à mon enfant. J'ai encore mon lit, avec un coffre et une petite chaise. Maître Guillaume, le cousin de feu mon pauvre homme, me les garde dans sa grange; il me les apportera bien dimanche. Si vous me logez avec mon chétif mobilier, je vous donnerai les sous que je ramasserai en allant aux portes.
--Je ne vous demande rien, Catherine; j'aime déjà votre petite Jeanne et j'en aurai bien soin. Dieu veut que nous fassions aux autres ce que nous voudrions que les autres fissent pour nous; et si j'étais dans votre position, je serais bien heureuse de trouver quelqu'un qui voulût me recevoir dans sa maison.»
Catherine était bien contente, et sa petite fille lui sauta au cou.
«Maman! il ne faut plus pleurer,» lui dit-elle.
Puis, se tournant du côté de la mère Nannette, elle dit en baissant la tête:
«Je voudrais bien vous embrasser aussi.»
La mère Nannette la prit sur ses genoux et l'embrassa de bon coeur.
Catherine et Jeanne trouvent un bracelet.
Après que la mère et la fille se furent reposées, elles se remirent en chemin pour aller chercher leur pain dans la campagne, en disant qu'elles reviendraient le soir. Comme on était dans la saison des prunes et des groseilles, la mère Nannette en alla cueillir au jardin et les mit dans le bissac de Jeanne, pour qu'elle pût se rafraîchir quand elle aurait trop chaud.
Comme elles traversaient la grande route pour revenir chez la mère Nannette, après avoir achevé leur tournée, la petite Jeanne vit briller un objet au soleil; elle courut le ramasser et l'apporta joyeusement à sa mère.
«Voyez donc, maman, le joli collier que j'ai trouvé; je le mettrai dimanche à mon cou.
--Ma fille, ceci est un bijou qui se porte autour du bras et qu'on appelle bracelet. Il n'est pas à nous, et nous ne pouvons pas le garder.
--Pourquoi donc, maman? Puisque je l'ai trouvé, c'est bien à nous.
--Non, ma fille; ce qu'on trouve ne nous appartient pas; il y a toujours quelqu'un qui l'a perdu.
--Mais, maman, si personne ne l'a perdu?
--Ce n'est pas possible, mon enfant: les bijoux ne poussent pas comme l'herbe dans les champs.
--Et si personne ne le redemande?
--Ça ne doit pas nous empêcher de chercher à qui ce bracelet peut appartenir; nous nous en informerons dans tout le pays.
--Et s'il n'est à personne?
--Eh bien, nous le garderons soigneusement, et l'on finira par venir le réclamer.»
Jeanne ne paraissant pas très-contente, sa mère lui dit: «Écoute-moi, ma Jeanne: si tu avais perdu ton bissac en chemin, ne serais-tu pas contente qu'on te le rendît?
--Oui, maman, car il m'est bien utile pour mettre le pain qu'on me donne.
--Eh bien! la dame qui a perdu ce joyau en est en peine; elle le regrette comme tu regretterais ton bissac. Dès que nous saurons où elle demeure, nous le lui reporterons.»
Quand elles furent rentrées chez la mère Nannette, elles lui montrèrent ce qu'elles avaient trouvé et lui demandèrent si elle savait qui pouvait avoir perdu un si beau bijou.
«Ce ne peut être que Mme Dumont; il n'y a qu'elle dans le pays qui porte des choses pareilles. Elle demeure dans le voisinage, derrière les beaux arbres que l'on voit d'ici. Il faut aller le lui reporter tout de suite, si vous n'êtes point trop lasses; suis sûre qu'elle en est fort inquiète.
--Je suis trop fatiguée pour marcher encore; mais demain matin j'irai chez cette dame avec Jeanne, et je lui rendrai ce qui est à elle. Comme on nous a beaucoup donné aujourd'hui et que je suis très-lasse, je me reposerai demain toute la journée, pour avoir la force d'aller samedi dans notre village, prier maître Guillaume de m'apporter mon lit.»
Catherine et sa fille rapportent le bracelet.
Le lendemain matin, Catherine peigna les grands cheveux noirs de sa petite fille avec encore plus de soin qu'à l'ordinaire; elle lui lava le visage et les mains, l'habilla le plus proprement qu'elle le put, et elles partirent pour aller chez Mme Dumont.
Elles arrivèrent devant une grille qui servait de porte à un beau jardin; mais, comme il n'y avait personne, Catherine suivit le mur et vit une grande porte qui donnait dans la cour et qui était ouverte. Une servante, qui l'aperçut, lui apporta un morceau de pain et deux sous.
«Merci, mademoiselle, dit Catherine; mais je voudrais parler à votre dame.
--Ma pauvre femme, on ne peut guère la voir à cette heure-ci.
--Eh bien! voulez-vous lui demander si c'est elle qui a perdu ce que j'ai trouvé hier sur la grande route?»
Et elle montra le bijou, qu'elle avait enveloppé d'un chiffon bien blanc.
«Justement! c'est le bracelet que madame a perdu hier en se promenant avec les enfants! Elle va être bien contente de le retrouver; car nous l'avons cherché jusqu'à la nuit. Je vais le lui porter: en attendant, ma brave femme, asseyez-vous sur le banc. Petite, viens avec moi, tu rendras toi-même le bracelet à madame.»
La petite Jeanne regarda sa mère, qui lui dit:
«Va, ma fille, et sois bien honnête.»
Madame Dumont.
La servante prit Jeanne par la main et la fit entrer dans la maison. Elles montèrent un grand escalier et traversèrent une chambre pleine de beaux meubles. Jeanne ouvrait de grands yeux, car elle n'avait jamais rien vu de semblable. Elles entrèrent dans une autre chambre où il y avait deux lits tout blancs. Mme Dumont était occupée à peigner les cheveux blonds d'une petite demoiselle qui était de l'âge de Jeanne, et qui se mit à dire:
«Ah! maman, la jolie petite fille; voyez donc!»
Mme Dumont leva les yeux, et sa servante lui dit:
«Cette enfant a trouvé le bracelet de madame et vient le lui rapporter. Allons, petite, avance donc; madame est bien bonne; n'aie pas peur!»
Jeanne se laissa mener par la servante en tenant la tête baissée et sans oser seulement lever les yeux.
La dame lui dit:
«Tu ne sais pas tout le plaisir que tu me fais, mon enfant, en me rapportant ce bracelet. Qui es-tu donc?»
Comme Jeanne ne disait rien, la servante répondit pour elle:
«Madame, sa mère est en bas à la porte; c'est une pauvre femme qui demande son pain.
--Je descendrai la voir aussitôt que j'aurai relevé les cheveux d'Isaure.
--Madeleine, s'écria la petite demoiselle blonde, j'espère que tu ne diras plus que le vendredi est un jour de malheur: tu vois bien que l'on peut être heureux ce jour-là tout comme un autre.
--Et je ne veux pas qu'il n'y ait de bonheur que pour moi aujourd'hui, ajouta Mme Dumont; cette pauvre femme sera bien récompensée.»
Mme Dumont descendit alors, suivie d'Isaure et de la servante, qui tenait toujours Jeanne par la main. Quand elle fut arrivée au bas de l'escalier, elle appela Catherine, et, la voyant si pâle, elle la fit asseoir.
«Où avez-vous donc trouvé mon bracelet?
--Madame, c'est Jeanne, ma petite fille, qui l'a vu reluire au soleil et qui l'a ramassé au bord du fossé sur la route.
--Je vous remercie de me l'avoir rapporté, et voici quinze francs pour vous récompenser de votre probité.
--Oh! merci, madame: je n'ai fait que mon devoir en vous rendant ce qui vous appartient; je ne dois pas en être récompensée.
--Eh bien! comme vous m'avez fait un grand plaisir, je veux vous en faire un aussi: prenez donc cet argent.
--Que Dieu vous bénisse, madame, pour le bien que vous me faites!
--Mais, dites-moi: il me semble que je ne vous ai jamais vue dans ce pays-ci? Pourquoi mendiez-vous donc, étant encore dans la force de l'âge?
--C'est que, madame, j'y suis forcée par ma grande misère.»
Alors elle raconta son malheur et la charité de la mère Nannette. «Catherine, vous enverrez votre petite fille ici tous les vendredis, et je lui donnerai une pièce du cinquante centimes.
--Que Dieu vous récompense, madame!»
Et Catherine, ayant pris sa fille par la main, sortit pour retourner chez la mère Nannette.
En entrant, elle lui présenta les trois pièces de cinq francs qu'on lui avait données:
«Prenez-les, mère Nannette; ça vous dédommagera un peu; car il n'est pas juste que vous me logiez pour rien si je puis vous donner quelque chose.
--Vous savez bien, Catherine, que je ne veux rien accepter pour cela; ce n'est pas une grande gêne pour moi de vous avoir dans ma maison, qui peut nous loger toutes les deux; mon feu peut faire bouillir votre pot en même temps que le mien. Mais donnez-moi votre argent; je vous le garderai pour acheter ce qui vous sera nécessaire.»
Catherine va dans son village.
Après s'être reposée tout le reste de la journée, Catherine se coucha de bonne heure. Le lendemain elle éveilla Jeanne de bon matin; elle l'habilla et lui lava les mains et le visage; puis, après lui avoir fait faire sa prière, elle lui dit:
«Ma fille, il faut que j'aille à notre village pour prier maître Guillaume de m'amener ici notre pauvre mobilier. Je ne peux pas t'emmener, tu es trop petite pour faire tant de chemin; tu ne marcherais pas pendant trois lieues de suite. Si la mère Nannette, qui est une brave femme, veut bien te garder avec elle pendant ce temps-là, j'irai trouver maître Guillaume, et tu m'attendras ici; je coucherai dans sa grange, et demain de bonne heure je serai de retour.»
La petite Jeanne pleura un peu; mais, quand elle eut considéré la bonne figure de la mère Nannette, elle dit qu'elle voulait bien rester; Catherine partit, et Jeanne, s'approchant tout doucement de la mère Nannette, lui dit:
«Voulez-vous m'emmener aux champs avec vous? je garderai bien les oisons.
--Oui, ma Jeanne, je ne demande pas mieux.»
Après l'avoir fait déjeuner avec elle, la mère Nannette amena les oisons sous le noyer, et Jeanne les garda pendant que la vieille femme détachait sa vache et sa chèvre. Cette petite s'entendait si bien à conduire les oies et à les empêcher de faire du dommage, que la mère Nannette en était tout étonnée.
Vers les dix heures, comme il commençait à faire chaud, elles firent rentrer les bêtes, qui ne voulaient plus manger dehors, parce qu'elles étaient tourmentées par les mouches. Jeanne voulut ensuite aller à l'herbe; elle en ramassa un bon petit paquet qu'elle lia dans son tablier, et elle le posa sur sa tête en le maintenant avec ses deux petites mains, pour le rapporter à la maison. La mère Nannette lui donna des prunes pour son goûter; et, quand la chaleur fut tombée, elles firent sortir encore les bestiaux, et ne les ramenèrent qu'à la brune, en passant par l'abreuvoir. On leur donna pour la nuit une grande partie de l'herbe qui avait été ramassée. La mère Nannette fit une bonne soupe aux pommes de terre, et Jeanne, qui n'était pas habituée à en avoir de pareille, en mangea une grande assiettée; puis elle se coucha. L'enfant était bien un peu lasse, mais très-contente d'avoir aidé la mère Nannette.
La mère Nannette mène Jeanne à la messe.
Le lendemain, en s'éveillant, la petite Jeanne appela sa mère; puis, se souvenant qu'elle n'était pas là, elle se leva, s'habilla et pria la mère Nannette de la laver et de la peigner, comme faisait Catherine; ensuite, elle se mit à genoux et fit sa prière.
«Quelles prières sais-tu? lui demanda la mère Nannette.
--Je sais Notre Père et Je vous salue, Marie.
--Dis-les donc tout haut.»
Jeanne les récita sans en manquer un mot. Quand elle eut fini, comme elle restait encore à genoux, la mère Nannette lui demanda:
«Que dis-tu donc encore?
--Je demande au bon Dieu d'avoir pitié de nous et de bénir tous ceux qui nous assistent; je dis votre nom le premier et celui de Mme Dumont après. Maman me l'a fait dire comme cela hier.»
La messe sonna, et la mère Nannette prit ses beaux habits. Elle regarda la petite Jeanne, et, lui voyant un fichu tout déchiré, elle lui en mit un des siens; puis elles partirent pour l'église, emportant chacune sa chaise.
Pendant toute la messe, Jeanne tint un chapelet que lui avait prêté la mère Nannette, et dit ses prières. Elle ne tourna point la tête pour voir qui entrait ni qui sortait; elle se mettait à genoux en même temps que tout le monde, et se relevait comme les autres.
M. le curé, après la messe, demanda à la mère Nannette où elle avait pris cette enfant-là. Alors elle lui raconta l'histoire de Catherine.
«Mère Nannette, vous êtes une digne femme, lui dit-il; la parole de Dieu n'est pas perdue pour vous.»
Retour de Catherine.
Vers midi, l'on vit venir maître Guillaume dans une charrette attelée d'un bel âne brun. Il s'arrêta devant la porte de la mère Nannette, et fit descendre Catherine, qui fut bien contente de revoir sa petite Jeanne qu'elle n'avait jamais quittée auparavant. Elle détela l'âne; la mère Nannette le prit par le licou pour l'attacher dans l'étable à côté de sa vache; puis elle remplit le râtelier de bon trèfle, et revint aider Guillaume à descendre le coffre et le lit de Catherine. Ce lit avait des rideaux de toile rayée et une paillasse que Guillaume avait remplie de paille fraîche, en souvenir de son amitié pour son parent, l'homme défunt de Catherine. Il y avait aussi une petite chaise. On monta le ciel du lit dans un coin de la chambre, qui était fort grande; on mit le châlit dessous et le coffre au pied du lit.
«A présent que tout est en place, vous allez goûter avec nous, maître Guillaume, dit la mère Nannette. J'ai fait une bonne fricassée de pommes de terre nouvelles que j'ai accommodées avec mon beurre tout frais; j'ai aussi cueilli une salade dans mon jardin, et nous l'assaisonnerons avec l'huile de mon noyer. Mon pain n'a que quatre jours, et mes pruniers, sans les vanter, donnent d'excellentes prunes.»
En disant cela, elle alla au cellier avec la petite Jeanne, et en rapporta du vin bien rouge, qui écumait tout autour de la gueule du broc.
«Voyez-vous, maître Guillaume, dit-elle en posant le vase sur la table, j'ai toujours un quartaut de bon vin en perce. Si quelque voisin reçoit un mauvais coup, je lui en porte un peu; quand un malade en convalescence n'a pas de vin pour se refaire, je lui en donne aussi longtemps qu'il en a besoin; et tous les dimanches j'en donne aussi une chopine au père Bonnet, le vieux pauvre du bourg: ça le réchauffe, le cher homme, qui aura quatre-vingts ans à Noël prochain. Pour moi, je n'en bois guère que lorsque j'ai du monde, comme aujourd'hui.»
L'on se mit à table et l'on mangea les pommes de terre, qui étaient excellentes. Maître Guillaume, remplissant son verre jusqu'aux bords, se leva, ôta son chapeau et dit:
«Je bois à la santé de la mère Nannette, qui a compassion du pauvre monde!»
Quand on eut fini, la mère Nannette tira un bon seau d'eau fraîche pour faire boire l'âne de maître Guillaume. Il l'attela et s'en retourna chez lui.
Catherine va à la porte de M. le curé.
Après le départ de maître Guillaume, Catherine prit sa fille par la main et lui donna son bissac; elles firent une tournée dans le bourg et dans les métairies des environs. En passant, elles s'arrêtèrent devant la porte de M. le curé, qui les fit entrer.
«Ma bonne femme, dit-il à Catherine, pourquoi ne placez-vous pas cette enfant chez quelque cultivateur qui l'enverrait aux champs garder les bestiaux? Elle y serait plus heureuse qu'elle ne peut l'être avec vous, et elle ne s'accoutumerait pas à mendier. Prenez garde! vous en ferez une fainéante.
--Monsieur le curé, il y a longtemps que j'y ai pensé, et je vous assure que c'est un grand chagrin pour moi que de la voir aller aux portes: il y a même des jours où elle ne peut s'y décider; mais je suis si faible, si malade, que je ne pourrai sortir de tout l'hiver.
--Pourquoi donc cela?
--C'est que les médecins l'ont défendu, parce qu'ils disent que j'ai les poumons attaqués. Je tousse beaucoup et je suis incapable de travailler; si Jeanne ne va pas demander du pain pour moi, il faudra donc mourir de faim! Mais soyez tranquille, monsieur le curé, je placerai ma petite Jeanne chez d'honnêtes gens aussitôt que je le pourrai; ça me peine bien trop de mendier à mon âge, pour vouloir que ma fille en fasse autant.
--Vous avez raison, ma brave femme. Nous verrons dans quelque temps ce qu'on pourra faire pour vous: en attendant, vous viendrez tous les dimanches ici chercher vingt-cinq centimes.
--Grand merci, monsieur le curé: ces vingt-cinq centimes-là, avec les cinquante que me donne Mme Dumont, serviront à nous acheter quelque chose pour nous habiller; car j'ai honte de nos guenilles.»
La mère Nannette fait la lessive.
Deux jours après, la mère Nannette dit qu'elle allait faire la lessive. Catherine lui proposa de l'entasser pendant qu'elle mènerait ses bêtes aux champs. La petite Jeanne alla toute seule aux portes: elle eut bien de la peine à s'y décider; mais quand sa mère lui eut fait comprendre que, si elle ne l'accompagnait pas, c'était pour rendre service à la mère Nannette, la petite partit sans rien dire. Elle rentra le soir bien joyeuse, parce qu'elle rapportait beaucoup de pain et une paire de sabots presque neufs qu'une femme lui avait donnée; elle les avait mis tout de suite à ses pieds, car les siens étaient tout percés.
En passant auprès de l'abreuvoir, elle s'était arrêtée pour regarder un homme qui lavait des radis et en faisait de petits paquets. Il lui avait dit:
«En veux-tu, petite, que tu les regardes si bien?»
Jeanne baissa la tête et ne dit rien, car elle n'était pas hardie.
«Allons, lui dit l'homme, tends ton tablier.»
Et il lui en jeta une bonne poignée. La petite Jeanne le remercia et fut bien contente. La mère Nannette lui donna du sel pour manger ses radis, et elle fit un bon souper, ainsi que sa mère.
Catherine dit à la mère Nannette:
«Je chaufferai votre lessive demain et je vous aiderai à la laver après-demain. On a beaucoup donné à Jeanne: elle ira à l'herbe et conduira les oisons aux champs; cela vous fera gagner du temps, et vous pourrez travailler un peu.»
La petite Jeanne va chez Mme Dumont.
Le vendredi, Jeanne, en s'éveillant, dit à sa mère:
«C'est aujourd'hui que nous devons aller chez la dame chercher les cinquante centimes; nous irons, n'est-ce pas, maman?
--Ma fille, tu iras toute seule, car il faut que j'aide la mère Nannette à laver son linge. Tu vas même y aller ce matin, afin de mener les oisons et la chèvre aux champs quand tu seras revenue.
--Maman, jamais je n'oserai entrer toute seule dans cette belle maison.
--Pourquoi donc, ma Jeanne? Cette dame est si bonne, que tu ne dois pas craindre de lui parler. Je vais t'habiller le plus proprement que je le pourrai. Trouveras-tu bien la maison?
--Oh! oui: je suivrai le ruisseau jusqu'au moulin, et j'y arriverai tout droit.»
En partant, Jeanne prit un bâton pour se défendre contre les chiens qu'elle pourrait rencontrer. Elle arriva devant la grille du jardin, et vit sous un berceau de chèvrefeuille M. et Mme Dumont qui déjeunaient avec leurs enfants. Ce fut Isaure, la petite demoiselle aux cheveux blonds, qui vit Jeanne la première:
«Maman, voici la jolie petite fille qui a rapporté le bracelet.»
Et elle se leva pour aller lui ouvrir la grille; mais son frère Auguste, qui avait déjà treize ans, courut plus vite qu'elle et fit entrer Jeanne.
«Tu viens chercher les cinquante centimes?» dit Isaure, qui n'était pas plus grande que Jeanne.
Puis, avec la permission de sa mère, elle prit un gros morceau d'une tarte aux prunes qui était sur la table, et le lui mit dans la main:
«Mange, petite; c'est bien bon.»
Jeanne prit la tarte, mais elle n'y toucha pas.
«Tu n'as donc pas faim?
--Si fait, mademoiselle, je n'ai pas encore déjeuné.
--Tu n'aimes peut-être pas la tarte?
--Je ne sais pas, je n'en ai jamais mangé; mais elle sent bien bon! je crois que c'est encore meilleur que la galette.
--Eh bien, pourquoi n'en manges-tu pas?»
Jeanne ne répondit rien.
Mme Dumont demanda aussi à Jeanne pourquoi elle ne touchait pas à sa portion de tarte. Elle lui répondit en baissant la tête:
«C'est que je voudrais l'emporter pour le goûter de maman et de la mère Nannette.
--Mon enfant, il n'y a pas de mal à cela, au contraire; tu fais bien de partager ce que tu as de bon avec la mère Nannette, qui vient au secours de votre grande misère; mais en voici un autre petit morceau, que tu vas manger là, devant moi.»
Quand Jeanne eut fini de manger, on lui fit boire un peu de vin et d'eau, et on lui donna une pièce de cinquante centimes toute neuve.
La petite Jeanne sauve la cane de la meunière.
Comme Jeanne, en s'en retournant, passait auprès du moulin, elle vit un jeune chien qui tenait une cane par la tête; il la secouait si fort qu'il n'aurait pas tardé à lui arracher le cou, si la petite Jeanne, qui était courageuse, n'eût frappé sur lui de toutes ses forces. Il lâcha la cane qui resta comme morte, étendue par terre. Elle la ramassa et la mit dans son tablier pour la porter à la meunière. On fit prendre quelques gorgées de vin à la pauvre bête, et on la mit dans une corbeille pleine de plumes. Cette cane avait dix-huit canetons qui étaient restés au bord de l'eau; la meunière alla les chercher et en donna deux à Jeanne en lui disant:
«Tiens, ma petite, voilà deux canetons que je te donne, parce que tu as sauvé la vie à ma cane. Si tu les soignes bien, ils deviendront beaux, et tu pourras les vendre pour avoir un fichu et un tablier. Je vais aller te chercher deux oeufs pour ton souper.»
La petite Jeanne mit les oeufs et les canetons dans son tablier, et rentra tout de suite. Elle commença par montrer à sa mère les deux petits canards, et elle raconta comment la meunière les lui avait donnés. Elle posa les oeufs sur la table, et tira de sa poche la pièce de cinquante centimes et le morceau de tarte aux prunes, qu'on avait enveloppé dans une feuille de papier. Elle répéta aussi tout ce qu'on lui avait dit chez Mme Dumont.
«Je vais acheter du beurre et du sel pour notre semaine avec ces cinquante centimes-là, dit Catherine.
--Pas encore, répondit la mère de Nannette; vous travaillez aujourd'hui pour moi, il est bien juste que je trempe votre soupe en même temps que la mienne; et j'ai là un fromage mou qui va bien régaler la petite Jeanne.
--Pourtant, mère Nannette, puisque vous me logez pour rien, je vous dois mes services.
--Si je ne vous récompensais pas quand vous travaillez pour moi, Catherine, ce serait comme si je vous faisais payer votre loyer. Je n'entends pas ça.»
Isaure va voir la petite Jeanne.
Quelques jours après, Isaure dit:
«Maman, si nous allions voir la petite Jeanne et cette bonne mère Nannette?
--Je le veux bien,» dit Mme Dumont.
Et elle se mit en route avec ses deux filles et son fils. En entrant chez la mère Nannette, elles trouvèrent la veuve Catherine occupée à battre le beurre. Mme Dumont lui demanda où était sa petite fille.
«Elle est au lit, madame.
--Est-ce qu'elle est malade? dit vivement Isaure en se tournant du côté du lit, où l'on voyait la jolie tête de Jeanne sur le traversin.
--Dieu merci, non, ma chère demoiselle; mais j'ai nettoyé ses habits ce matin, et, comme elle n'a que ceux-là, il faut bien qu'elle reste au lit pendant qu'ils sèchent.
--Où est donc la mère Nannette?
--Elle garde ses bêtes, mais elle ne tardera pas à rentrer. Madame, si vous voulez vous asseoir en l'attendant, vous vous reposerez. Nous n'avons que trois chaises, mais le jeune monsieur se mettra bien sur un coffre.»
En entrant, Mme Dumont avait vu du premier coup d'oeil que la maison et les meubles étaient de la plus grande propreté; elle s'assit donc sans crainte.
Isaure cause avec la petite Jeanne.
Pendant que sa mère parlait, Isaure était montée sur une chaise auprès du lit de Jeanne, et causait avec elle.
«Tu t'ennuies bien au lit, n'est-ce pas, petite Jeanne?
--Oui, mademoiselle, j'aimerais mieux être levée et garder les oisons de la mère Nannette; mais il faut bien que maman nettoie mes habits; elle dit que c'est bien assez d'être pauvre, et qu'il ne faut pas causer de répugnance aux gens qui nous soulagent.
--Tu vas donc tous les jours chercher ton pain?
--Oh! non, mademoiselle: quand on nous en donne beaucoup, nous restons à la maison aussi longtemps qu'il y en a; c'est si pénible d'aller aux portes!
--Te donne-t-on toujours, quand tu demandes?
--Mademoiselle, je ne demande rien; je reste à la porte jusqu'à ce qu'on me donne. Quelquefois il n'y a personne dans les maisons, pendant la moisson, ou bien en temps de fenaison. Ces jours-là, je ne trouve pas grand'chose.
--Et quand on ne te donne rien?
--Nous nous couchons sans souper; ça nous est arrivé plus d'une fois avant d'être chez la mère Nannette; mais elle ne veut pas que nous souffrions la faim, et, quand nous n'avons point de pain, elle nous en prête.
--Vas-tu t'amuser quelquefois sur la place de l'église avec les petites du bourg?
--Oh! mademoiselle, elles ne voudraient pas de moi!
--Tiens! pourquoi?
--C'est que je cherche ma vie.
--Sais-tu que c'est bien mal cela!»
La mère Nannette rentra, et Mme Dumont la loua beaucoup de sa charité envers la pauvre veuve et son enfant.
Isaure veut donner une de ses robes à la petite Jeanne.
«Mon Dieu, maman, dit Isaure en retournant au château, j'ai tant de robes qui ne me servent plus! ne pourrais-tu pas en donner une à la petite Jeanne? J'avais le coeur gros en la voyant au lit faute de vêtements.
--Ma fille, tes robes seraient d'un mauvais usage pour cette enfant; elles resteraient accrochées aux épines des buissons auprès desquels il faut qu'elle passe, et la boue des mauvais chemins où elle est obligée de marcher emporterait le morceau quand elle voudrait les décrotter.
--Comment faire alors, chère maman, pour lui donner une robe?
--N'as-tu donc plus rien dans ta bourse, mon enfant?
--Oh si! oh si! dit vivement la petite fille; je vais lui en acheter une; de quelle étoffe, maman?
--Il faut prendre le jupon en droguet bleu; c'est fort solide, et le corsage en bonne cotonnade doublée.
--Moi, dit Sophie, la soeur d'Isaure, qui avait quatorze ans, je donnerai une jupe de dessous en flanelle rayée blanc et noir, et un corset de nankin.
--Et moi, que donnerai-je donc? dit Auguste.
--Mon frère, tu as une cravate noire qui est tranchée au milieu, dont les bouts sont tout neufs; ma bonne en fera un bonnet à Jeanne, et tu achèteras de la dentelle noire pour le garnir.
--Il ne me reste plus à donner que la chemise, le fichu et le tablier,» dit en souriant Mme Dumont.
Quand ils furent arrivés à la maison, les enfants racontèrent à leur père ce qu'ils voulaient faire pour Jeanne.
«Tout cela est très-bien, dit M. Dumont; mais je vois que personne n'a pensé aux souliers. Vous habillez complètement cette petite, et vous la laissez nu-pieds!
--C'est pourtant vrai! dirent les enfants. Papa, il faut que vous donniez les souliers, pour que rien ne lui manque.»
On s'occupa le jour même d'acheter et de couper les vêtements de la petite Jeanne, afin de pouvoir les lui donner le vendredi suivant; il n'y avait plus que quatre jours, il ne fallait pas perdre de temps. Isaure fit les ourlets, pendant que sa mère, sa soeur et la bonne faisaient les coutures. Quand tout fut fini, la bonne dit:
«Mesdemoiselles, vous croyez avoir pensé à tout; il me restera pourtant quelque chose à donner aussi, et, quoique je ne sois pas riche, je veux prendre part à la bonne action que vous faites. Vous avez oublié le mouchoir et le serre-tête! j'en donnerai des miens.»
Isaure habille la petite Jeanne.
Le vendredi, Isaure s'éveilla plus tôt qu'à l'ordinaire; le coeur lui battait bien fort en pensant au plaisir qu'elle allait faire à la petite Jeanne. Longtemps avant le déjeuner, elle était à la grille, que son frère lui avait ouverte, et à chaque instant elle allait sur le chemin pour voir si Jeanne arrivait. Enfin, elle parut au bout de l'avenue: Isaure alla au-devant d'elle et la prit par la main; elle l'amena toujours courant dans le jardin, puis dans la maison, puis dans sa chambre. Quand elles y furent entrées, Sophie et la bonne déshabillèrent l'enfant et lui mirent sa chemise neuve et le reste de ses habits. On la coiffa; mais, quand il fallut lui mettre ses souliers, on s'aperçut qu'il manquait des bas.
«C'est un petit malheur, dit la bonne; mesdemoiselles, il faudra lui en tricoter; comme il fait grand chaud, elle s'en passera bien d'ici à ce que vous lui en ayez fait. D'ailleurs, je crois bien que la pauvre petite n'en porte pas souvent.
--Oui! oui! dit Isaure, je vais commencer dès demain à lui en faire une paire; le voulez-vous, dites, maman? ajouta-t-elle en s'adressant à Mme Dumont, qui venait d'entrer dans la chambre.
--Certainement, mon enfant; si tu emploies bien ton temps, tu les auras finis dans quinze jours.»
La petite Jeanne remercia ces dames de tout son coeur. Isaure la ramena sous le berceau pour la faire voir à son père et à Auguste; on la fit déjeuner, et, après avoir mis la pièce de cinquante centimes dans la poche de son tablier neuf, on fit un paquet de ses vieux habits. Elle le prit et s'en alla.
Jeanne ne resta pas longtemps en chemin, tant elle était pressée de faire voir ses beaux habits. La mère Nannette et Catherine travaillaient à la porte de la maison.
«Regardez donc, mère Nannette, dit la veuve, ne dirait-on pas que c'est Jeanne qui court là-bas? Je le croirais presque, si cette petite fille n'était pas si bien habillée.
--Et vous n'auriez pas tort, répondit la mère Nannette après avoir regardé un moment avec attention; c'est bien elle qui vient à nous toujours courant. Elle est si belle qu'on la prendrait pour la fille de maître Tixier, le fermier du Grand-Bail.»
Quand Jeanne fut à portée de se faire entendre, elle cria:
«Maman! mère Nannette!
--Oh! mon Dieu! ma fille! où as-tu donc pris ces beaux habits-là?
--Ce sont les dames Dumont qui les ont faits exprès pour moi, parce que Mlle Isaure a eu du chagrin de me voir au lit le jour que vous avez lavé ma robe; elles m'ont dit qu'il fallait mettre mes habits neufs le dimanche pour aller à la messe, et quand vous nettoieriez les vieux.
--Et tu les mettras aussi le vendredi pour aller chez ces dames, ma fille.»
Catherine laissa la petite Jeanne dans sa toilette jusqu'au soir, en lui recommandant bien de ne pas se salir, et l'enfant s'occupa tout de suite de donner à manger aux canards, qui venaient très-bien.
Jeanne s'avise de faire des bouquets pour les vendre.
La veille du marché, Jeanne, tout en gardant ses oisons, remarqua de belles fleurs dans la haie du grand pré et au bord du ruisseau qui traversait le bois. Elle eut l'idée d'en faire des bouquets; elle les entremêla avec les épis de toutes sortes d'herbes des prés, et quand ils furent faits, elle les posa pour la nuit sur une grosse touffe de gazon; puis elle vint demander à la mère Nannette si elle voulait bien l'emmener en ville avec elle pour vendre ses bouquets. La mère Nannette dit que oui, et le lendemain Catherine mit à Jeanne ses beaux habits. L'enfant trouva ses fleurs aussi fraîches que si elle venait de les cueillir.
Aussitôt que la mère Nannette fut arrivée sur la place, tout le monde lui demanda où elle avait pris cette jolie petite fille.
«C'est une pauvre enfant qui demande son pain, répondit-elle.
--Elle est bien belle, pour demander l'aumône!
--C'est que des dames charitables ont eu pitié d'elle et l'ont habillée comme ça.»
En regardant la petite Jeanne, on regardait ses bouquets et on les lui marchandait.
«Payez-les-moi ce que vous voudrez; c'est pour maman qui est malade.»
On lui en donnait dix centimes; quelques dames qui étaient venues au marché les lui payèrent quinze ou vingt, tant elles la trouvaient jolie et modeste. Elle vendit tous ses bouquets, et rapporta un franc à sa mère. Depuis elle ne manqua pas, quand il faisait beau, de faire des bouquets pour aller les vendre. On ne les lui payait pas toujours aussi cher; mais elle aimait mieux cela que d'aller aux portes.
La petite Jeanne apprend à tricoter.
Le vendredi suivant, Jeanne alla comme à l'ordinaire chercher les cinquante centimes chez Mme Dumont. Sophie lui fit voir les bas qu'elle lui tricotait et qui étaient presque finis.
«Moi, je ne suis pas aussi avancée, dit Isaure; je n'en suis encore qu'au premier bas: c'est que je ne travaille pas aussi vite que ma soeur, parce que je suis plus petite qu'elle.
--Que je voudrais donc bien en faire autant! dit Jeanne.
--Veux-tu que je t'apprenne à tricoter?
--Je le veux bien, mademoiselle.
--Eh bien, dit Mme Dumont, tu viendras tous les lundis, les mercredis et les vendredis à deux heures.
--Oui, madame: ces jours-là je ne fais point de tournée, parce que maman dit qu'il ne faut pas ennuyer les gens qui nous assistent. Elle ne peut presque plus marcher, car ses jambes sont enflées, et je vais demander toute seule.
--Et comment fais-tu pour avoir un peu de bois? car il faut du feu pour faire de la soupe?
--La mère Nannette nous laisse mettre notre pot devant son feu; elle est si bonne!»
Jeanne ne manqua pas de venir apprendre à tricoter, et Isaure lui commença une jarretière; rien n'était plus charmant à voir que ces deux petites têtes si près l'une de l'autre et ces petites mains entrelacées. Jeanne était assise sur un tabouret; Isaure, à genoux derrière elle, tenait une des mains de son écolière dans chacune des siennes, pour lui apprendre à se servir de ses aiguilles; elle passait sa tête par-dessus l'épaule de Jeanne, afin de voir comment elle s'y prenait.
Mme Dumont interroge la petite Jeanne.
«As-tu les mains propres? lui demanda Mme Dumont.
--Oui, madame, je me les suis frottées dans le son que la mère Nannette a mis bouillir pour ses oisons. Maman se sert d'un petit bout de bois bien pointu pour nettoyer mes ongles.
--Elle est donc bien propre, ta maman?
--Oui, madame; tous les matins elle peigne ses cheveux dans l'étable, et les miens aussi; et quand elle allait chercher son pain avec moi, nous nous arrêtions toujours au bord du ruisseau pour nous laver les pieds.
--Fais-tu habituellement ta prière, petite Jeanne?
--Oui, madame, je la fais tous les soirs et tous les matins. Quand le temps est beau, nous la faisons dehors, et, quand nous passons devant l'église, nous entrons toujours pour prier l'enfant Jésus.
--Et que lui demandes-tu dans ta prière?
--Je le prie de me faire devenir bien grande et bien forte pour gagner notre vie, afin de ne plus demander à ceux qui ne nous doivent rien.
--Tu seras donc bien contente quand tu pourras travailler?
--Oh! oui, madame, je vous l'assure.
--Et que feras-tu de l'argent que tu gagneras, quand tu seras grande?
--Je donnerai du pain et une robe à maman; puis je donnerai aussi quelque chose à la mère Nannette, qui est si charitable pour nous.
--Mais elle me semble fort à l'aise, la mère Nannette.
--Madame, elle n'est pas riche, et, si elle n'épargnait pas autant, elle aurait bien de la peine à vivre.»
Au bout de quinze jours, Jeanne sut assez bien tricoter pour faire un bas. Sophie lui en commença un, et Jeanne fut très-joyeuse de faire voir à sa maman et à la mère Nannette comment elle travaillait. Quand elle gardait les oies et les deux petits canards, elle avait toujours son bas à la main; elle ne le quittait pas non plus pour aller aux portes. Les gens qui la voyaient si travailleuse lui donnaient souvent quelque chose avec son pain, ou bien des légumes pour mettre dans le pot; et quand on faisait de la galette dans les métairies, l'on gardait toujours la part de la petite Jeanne.
Catherine garde le lit.
Jeanne continua d'aller trois fois par semaine chez Mme Dumont. Les deux demoiselles avaient entrepris de lui enseigner à lire et à compter; elles continuaient de lui apprendra à tricoter, et chaque vendredi elle avait ses cinquante centimes.
Elle fut toute une semaine sans venir.
«Je crains bien que Jeanne ne soit malade, dit Mme Dumont; elle, qui est si exacte, n'a pas paru depuis huit jours.
--Maman, allons la voir! J'aime beaucoup la petite Jeanne; si elle était malade, il faudrait venir à son secours: elle est trop pauvre pour se procurer ce dont elle a besoin.»
Et en disant cela Isaure courut appeler sa soeur et mettre son chapeau.
En arrivant chez la mère Nannette, ces dames virent la petite Jeanne qui pleurait à la porte de la maison. Isaure courut à elle:
«Tu pleures, petite Jeanne? qu'as-tu? qui t'a fait du chagrin?
--Mademoiselle, c'est que maman est bien malade.»
Mme Dumont laissa ses filles avec Jeanne, et entra dans la maison. Catherine était au lit, si pâle qu'on l'aurait crue morte déjà.
«Pourquoi ne m'avoir pas fait dire que vous étiez malade, ma pauvre femme? Ce n'est pas bien cela; il fallait envoyer votre petite fille nous avertir.
--Merci, ma chère dame; mais vous êtes si généreuse pour elle, que je n'ai pas voulu abuser de votre bonté. D'ailleurs, je n'aurai bientôt plus besoin de rien, je le sens; j'ai trop pâti depuis que j'ai perdu mon mari, et j'ai eu trop de chagrin. Le bon Dieu a pitié de moi; il me rappelle à lui, et je vais rejoindre mon pauvre Jacques. Tout ce qui m'afflige, c'est de laisser ma petite Jeanne seule au monde.
--Il ne faut pas perdre courage, Catherine; vous êtes jeune, et à votre âge il y a toujours de la ressource.
--Non, madame, il n'y a plus de ressource, parce que le chagrin et la misère me minent depuis trop longtemps.
--Avez-vous vu M. le curé?
--Oui, madame, il vient me voir tous les jours et a la bonté de m'envoyer un peu de bouillon. Il me console en me faisant voir la miséricorde de Dieu, qui a mis sur mon chemin une aussi digne femme que la mère Nannette, ainsi que vous, madame, qui avez tant de bontés pour ma fille. La mère Nannette promet de la garder quand je ne serai plus, et cela me tranquillise un peu.
--Catherine, je n'abandonnerai pas Jeanne non plus, vous pouvez être tranquille. Mais où est donc la mère Nannette?
--Elle est allée mener son bétail à l'abreuvoir. La pauvre chère femme me quitte le moins qu'elle le peut; elle me soigne comme si j'étais sa fille et ne me laisse manquer de rien.
--Adieu, Catherine, prenez courage; je reviendrai vous voir après-demain.»
En disant cela, Mme Dumont lui donna une pièce de cinq francs.
Catherine meurt.
Le surlendemain, ces dames retournèrent voir Catherine. En entrant, elles remarquèrent que les rideaux de son lit étaient fermés; dans un coin de la chambre, la mère Nannette tenait la petite Jeanne qui s'était endormie sur ses genoux.
Mme Dumont s'approcha.
«C'est fini, ma chère dame: la pauvre âme est allée au bon Dieu; elle est morte comme une sainte. M. le curé, qui ne l'a pas quittée, assure qu'il y a bien longtemps qu'il n'a vu une mort pareille.
--Et qu'allez-vous faire de cette enfant?
--Je vais la garder avec moi, madame; comme je le disais hier à M. le curé, c'est le bon Dieu qui me l'a envoyée; elle prendra soin de ma vieillesse comme je vais prendre soin de son enfance.
--L'enverrez-vous encore mendier?
--Oh! non, madame. Je ne suis pas riche, mais il y aura bien assez de pain ici pour nous deux. D'ailleurs, la voilà en âge de me rendre des services qui me payeront sa nourriture.
--Mère Nannette, il faut continuer d'envoyer Jeanne à la maison; mes filles lui apprendront à écrire et à faire toutes sortes d'ouvrages. Je me charge de son entretien; ainsi vous n'aurez rien à dépenser pour elle.
--Que le bon Dieu vous conserve, ma chère dame! En apprenant à Jeanne à travailler, vous ferez plus que moi pour elle: vous lui mettrez le pain à la main pour toute sa vie.
--Mère Nannette, voici quinze francs pour faire enterrer cette pauvre femme; il ne faut pas que ces frais-là retombent à votre charge.»
Docilité et intelligence de la petite Jeanne.
Quelques jours après la mort de sa mère, Jeanne alla chez Mme Dumont; on lui mit des bas et un fichu noirs pour qu'elle portât le deuil. Le dimanche suivant, Sophie l'habilla tout en noir.
La pauvre enfant était bien triste; elle pleurait toujours en pensant à sa mère; ses yeux étaient rouges et gonflés; elle ne disait rien et ne mangeait presque pas. On la trouvait souvent à genoux, priant Dieu. La mère Nannette craignait qu'elle ne tombât malade; mais, comme elle n'avait que huit ans bien juste, elle finit par oublier un peu. Elle continua d'aller chez Mme Dumont, et elle apprenait très-vite tout ce qu'on lui montrait. Les deux jeunes demoiselles, en la trouvant si docile et si travailleuse, s'attachèrent à elle de plus en plus. M. le curé, qui la voyait toujours sage à l'église, lui donnait de temps en temps de belles images. Quand elle sut bien lire, il lui fit cadeau d'un petit livre d'heures, ce qui la rendit fort contente.
A l'âge de douze ans, elle lisait et écrivait bien; elle faisait toutes sortes d'ouvrages avec beaucoup d'adresse. La mère Nannette lui avait appris à filer; et déjà son fil était plus fin que celui des autres fileuses du bourg, parce qu'elle était bien attentive à ce qu'elle faisait.
La petite Jeanne fait sa première communion.
Il y avait déjà un an que Jeanne allait à l'instruction de la paroisse avec les autres enfants, quand M. le curé lui donna un Catéchisme et une Histoire sainte pour qu'elle les apprît par coeur. Mme Dumont, qui lui en faisait réciter un chapitre tous les jours, était charmée de son intelligence et de sa mémoire. Jeanne écoutait très-attentivement toutes les explications: aussi était-elle, avec Isaure, celle qui répondait le mieux au catéchisme; et M. le curé les citait toutes les deux comme un exemple à suivre, tant elles avaient bonne tenue à l'église. On ne les voyait jamais ni causer ni tourner la tête au moindre bruit, comme plusieurs autres enfants: elles priaient Dieu de si bon coeur, que ceux qui les voyaient en étaient émerveillés.
Quand M. le curé admit les enfants à faire leur première communion, il mit Jeanne et Isaure à la tête des autres petites filles, parce qu'elles étaient les plus instruites et les plus sages: elles n'en furent pas pour cela moins modestes et moins humbles.
Enfin le grand jour arriva. Dès la veille, Mme Dumont avait retenu Jeanne, et elle l'avait même fait coucher au château, pour qu'elle eût moins de distractions que dans le bourg. Le matin, Sophie lui apporta une robe blanche et le reste de la toilette entièrement neuf, afin que, dans ce beau jour, elle n'eût rien de vieux sur elle; elle lui dit que sa mère voulait la récompenser ainsi de sa bonne conduite.
Pendant la cérémonie, qui fut très-longue, Jeanne et Isaure montrèrent tant de piété que tout le monde en était édifié.
Après la messe, M. le curé, qui avait invité toute la famille Dumont à déjeuner, voulut que Jeanne se mît aussi à table; il disait qu'il ne pouvait pas faire trop d'honneur à une petite fille aussi pieuse.
La mère Nannette était dans un coin de l'église, où elle pleurait de contentement; il l'envoya chercher pour dîner avec sa gouvernante.
La petite Jeanne va toujours chez Mme Dumont.
Jeanne, après sa première communion, ne cessa pas d'aller chez Mme Dumont. Le dimanche, on la faisait écrire, lire et compter, pour qu'elle n'oubliât pas ce qu'elle savait. Si l'on faisait la lessive, elle aidait à savonner le linge, à le mettre au bleu, à l'étendre et à le plier; elle repassait les draps et les serviettes, et raccommodait ce qui était déchiré: elle finit même par apprendre à repasser le linge fin. Quand il y avait quelqu'un à dîner, Jeanne aidait à la cuisinière et au domestique qui mettait le couvert, ce qui lui apprenait un peu le service; on lui payait toujours sa journée quand elle la passait au château. Comme elle cousait très-bien, la mère Nannette, qui connaissait assez de monde en ville, lui rapportait de temps en temps quelque ouvrage à faire, soit des chemises ou des draps, ce qui lui faisait un petit profit.
Les filles de Mme Dumont traitaient Jeanne en véritable amie, parce qu'elle était aussi réservée dans son langage que sage dans sa conduite. Elle les aimait tant, qu'elle se serait jetée au feu pour leur rendre service. Elle allait très-souvent chez M. le curé, qui lui donnait de bons conseils et lui faisait remarquer combien Dieu avait eu pitié d'elle, pauvre enfant sans famille.
Jeanne donnait à la mère Nannette tout ce qu'elle gagnait, car elle n'avait besoin de rien acheter pour elle-même; Mme Dumont fournissait tout ce qui était nécessaire pour l'habiller, comme elle l'avait promis à la mère Nannette, après la mort de Catherine; Jeanne usait si peu de chose que Mme Dumont lui disait quelquefois:
«Comment fais-tu, Jeanne, pour que tes robes durent aussi longtemps?
--Madame, je plie tous mes effets le soir et je les mets sur mon coffre. Quand il y a trop de boue à mes jupons, j'en lave le bas, ce qui l'use bien moins que de le décrotter, et puis je le repasse. Je visite mes habits tous les matins, et, aussitôt que j'y vois le moindre trou, je le raccommode.
--C'est très-bien, Jeanne; tu as pris là une bonne habitude.
--C'est bien le moins que je soigne mes habits, madame, puisque c'est vous qui me les donnez!»
Jeanne a grand soin de la mère Nannette.
A seize ans, Jeanne était grande et forte: elle soignait toute seule le bétail de la mère Nannette, qui se faisait vieille; elle pétrissait le pain et chauffait le four; elle faisait le beurre et l'allait vendre à la ville, car elle ne voulait pas que la mère Nannette eût la moindre fatigue; et comme Jeanne savait bien prendre son temps, elle trouvait encore le moyen de faire quelque ouvrage pour gagner un peu d'argent.
«Ma chère mère, disait-elle quand la mère Nannette la grondait de ce qu'elle voulait tout faire, vous avez eu pitié de moi quand j'étais petite; vous m'avez soignée comme si j'eusse été votre propre enfant: il est bien juste que j'aie toute la peine, à présent que je suis plus forte que vous.»
Plusieurs des personnes à qui Jeanne vendait son beurre lui avaient offert de bons gages si elle voulait servir en ville; mais elle répondait toujours qu'elle ne se résoudrait jamais à quitter la mère Nannette. Quand elle lui racontait cela, cette excellente femme lui disait:
«Ma fille si tu es jamais obligée d'aller chez les autres, crois-moi, ne te place pas en ville; on y gagne plus d'argent, c'est vrai; mais aussi on y dépense davantage, et les jeunes filles y ont bien du désagrément.»
La mère Nannette dépérissait peu à peu, et Jeanne en avait beaucoup de chagrin. Elle conta sa peine à M. le curé, en qui elle avait grande confiance.
«La croyez-vous en danger de mort? lui dit-il; en ce cas il faudrait voir le médecin.
--Oui, monsieur, elle est en grand danger, mais elle ne s'en doute pas. J'ai fait entrer l'autre jour, comme par hasard, le médecin qui était venu saigner le maréchal; il a causé avec elle et l'a bien examinée; quand il est sorti, je l'ai suivi sans rien dire; il m'a assuré qu'il n'y avait rien à faire à la mère Nannette, parce que c'est un corps usé: il dit qu'elle pourra traîner encore longtemps, et qu'elle s'éteindra sans souffrir.
--J'irai la voir.
--Oh! oui, monsieur le curé, il faut y venir bien souvent; vos visites la soulageront plus que celles d'un médecin; vous lui parlerez du bon Dieu, et elle sera toute prête quand il lui plaira de l'appeler à lui.»
La mère Nannette devient dangereusement malade.
Au bout de dix-huit mois, la mère Nannette était devenue si faible qu'elle ne sortait plus de la maison. Comme elle ne se plaignait de rien, Jeanne ne lui disait pas combien elle la trouvait malade, de peur de l'effrayer; mais, quand elle allait voir Mme Dumont, elle pleurait à chaudes larmes, en disant qu'elle voyait bien que sa chère mère Nannette ne passerait pas l'hiver. «Ne te désole pas trop, ma petite Jeanne; nous ne t'abandonnerons pas, lui disait Isaure.
--Je le sais bien, mademoiselle, et je vous en remercie de tout mon coeur; mais ce n'est pas parce que je vais me trouver toute seule que je pleure; grâce à Dieu, je suis forte, et, grâce à vous aussi, je saurai bien gagner ma vie; je me désole parce que j'aime la mère Nannette de toute mon âme; et puis, qui donc m'aimera jamais comme elle, qui m'a prise toute petite et m'a accoutumée au travail, puis m'a appris à aimer Dieu, et de qui j'ai toujours reçu de si bons exemples?»
Jeanne soignait sa malade avec une extrême tendresse; elle trouvait le moyen de lui faire venir un petit pain blanc tous les deux jours; quand elle allait à la ville vendre son beurre, elle en rapportait de la viande et quelque friandise. Quelquefois elle achetait un poulet ou bien un canard dans le bourg, et elle les accommodait comme elle avait vu faire à la cuisinière de Mme Dumont. Elle allait aussi au moulin chercher un peu de poisson; d'autres fois, elle lui donnait une petite crème, et, quand elle chauffait le four, elle lui faisait toujours cuire quelque bonne pâtisserie; enfin, elle ne lui laissait boire que du bon vin qu'elle sucrait un peu.
La mère Nannette trouve que Jeanne dépense trop.
La mère Nannette la laissait faire; pourtant elle lui disait quelquefois:
«Tu me gâtes, petite Jeanne; tu dépenses trop d'argent, ma fille: cela n'est pas raisonnable.
--Hé bien donc, répondait Jeanne, n'avez-vous pas assez travaillé quand vous étiez jeune, et n'est-il pas juste que vous jouissiez à présent de quelques douceurs?
--Mais écoute donc, petite, si tu dépenses tout, tu te feras tort; car c'est toi qui hériteras de ce que je laisserai, entends-tu!
--C'est bon, c'est bon, ma chère mère; ne vous inquiétez pas de cela! laissez-moi faire; j'en aurai toujours bien assez. N'ai-je pas de bons bras pour travailler? Et d'ailleurs, ne faut-il pas que vous engraissiez un peu pour aller faire la veillée cet hiver avec les voisines?
--Eh bien, ma fille, j'entends que tu manges de toutes les bonnes fricassées que tu me fais.
--Merci, mère Nannette; ne serait-il pas honteux qu'il fallût des fricassées à une grande fille comme moi!»
M. le curé vient voir tous les jours la mère Nannette.
M. le curé ne manquait pas de venir chaque jour voir la mère Nannette; comme c'était une femme de grand sens, il parlait avec elle de la bonté et de la miséricorde de Dieu, et la préparait à mourir sans qu'elle s'en doutât. Il la confessait souvent et lui apportait la sainte communion, afin qu'elle fût toujours en état de grâce; il lui faisait entendre aussi que l'église était trop froide pour elle et qu'il ne voulait pas qu'elle y entrât avant Pâques.
On était à la fin de l'automne: la mère Nannette baissait de plus en plus, et bientôt elle ne quitta plus le lit. Jeanne la mettait chaque matin dans le sien propre, afin de faire prendre l'air à l'autre, qu'elle exposait dehors si le temps le permettait. Le lit de Jeanne était encore meilleur que celui de la mère Nannette, qui, pendant huit ans, n'avait pas vendu la plume de ses oies, pour amasser le lit complet de sa fille adoptive. La malade retrouvait le soir son coucher tout frais, et elle dormait mieux la nuit.
La mère Nannette s'éteint tout à fait.
Un jour du mois de décembre, le soleil ayant percé les nuages, Jeanne mena le bétail à l'abreuvoir. En revenant, elle fit le grand tour par la pelouse; ses bêtes, qui ne sortaient pas depuis longtemps, étaient bien contentes de se trouver dehors, et Jeanne se pressait d'autant moins de les ramener à l'étable que la mère Nannette semblait mieux ce jour-là. En rentrant, elle alla tout droit au lit de la malade qu'elle trouva endormie et encore plus pâle que de coutume. Elle ralluma le feu tout doucement pour lui faire chauffer un bouillon. Quand il fut chaud, elle le mit dans un gobelet et le porta à sa chère mère; mais en lui soulevant la tête pour la faire boire, elle la sentit toute froide. Elle courut à la porte appeler du secours. Deux voisines entrèrent et virent bien que tout était fini pour la mère Nannette. Elles voulurent emmener Jeanne, en disant qu'elles se chargeraient de faire la veillée; mais elle leur dit en pleurant à chaudes larmes qu'elle ne voulait pas quitter sa chère mère Nannette avant qu'on l'eût portée en terre. L'une des voisines alla faire la déclaration, pendant que l'autre aidait Jeanne et lui tenait compagnie auprès du lit de la morte.
Désintéressement de Jeanne.
Le maire entra et demanda à Jeanne si la défunte avait fait un testament pour lui donner son bien; car elle avait toujours dit que sa fille adoptive serait son héritière.
«Non, monsieur le maire, dit Jeanne; si elle avait fait quelque chose pour moi, elle me l'aurait bien dit....
--Mais elle ne se croyait peut-être pas si près de sa fin; vous ne lui avez donc pas rappelé ce qu'elle devait faire pour vous?
--Non vraiment, monsieur le maire, j'en aurais été bien fâchée! Si la pauvre femme s'était crue en danger, cette idée l'aurait peut-être fait mourir plus tôt. Elle n'a pas eu un seul instant la pensée que tout serait bientôt fini pour elle, et pour tout l'or du monde je ne le lui aurais pas dit. D'ailleurs, je suis jeune et je peux travailler: il est juste que son neveu hérite; il faudra l'avertir.
--Je vais lui envoyer un exprès,» dit le maire. Et il sortit.
Jeanne se mit à genoux au pied du lit et lut les prières des morts; de temps en temps elle se levait pour embrasser la défunte, puis elle continuait ses prières en pleurant. Elle fit la veillée du corps en compagnie des deux bonnes voisines qui ne voulurent pas la quitter.
On enterre la mère Nannette.
Comme la mère Nannette avait été une honnête femme, bien obligeante, tout le monde du bourg, jusqu'aux petits enfants, vint, le lendemain matin, la voir sur son lit de mort et lui apporter des bouquets d'herbes fortes. Quoique Jeanne pleurât toujours, elle présentait le buis à tous ceux qui voulaient jeter de l'eau bénite sur le corps. Vers midi, le charpentier apporta la bière, et Jeanne, aidée de ses deux voisines, y plaça le corps après l'avoir embrassé une dernière fois. Pendant qu'on clouait le couvercle, la pauvre fille criait sans pouvoir se retenir. On mit la bière devant la porte; alors le maire entra avec maître Gerbaud, neveu et héritier de la défunte, et la maison s'emplit de monde. Jeanne, la tête enfoncée dans sa capote, pleurait dans un coin. M. le curé vint avec la croix, et l'on partit pour l'église. La pauvre fille n'aurait pas pu suivre l'enterrement si les voisines ne l'eussent soutenue.
Après la cérémonie, on la ramena dans la maison, où le maire et Gerbaud étaient déjà rendus. M. le curé ne tarda pas à les y rejoindre.
«Maître Gerbaud, dit-il, cette fille a son lit et son coffre, tout le monde le sait; vous les lui laisserez bien emporter?
--Elle a aussi huit draps tout neufs dans l'armoire de la défunte, dit une des voisines; je les lui ai vu faire et marquer à son nom.
--La mère Nannette avait l'argent de Jeanne, ajoute M. le curé. La pauvre femme m'a souvent dit qu'elle la ferait son héritière; mais, comme elle n'a pas laissé de testament, vous usez de votre droit: c'est juste.
--Monsieur le curé, dit Gerbaud, je ne veux rien prendre à cette fille: qu'elle me dise combien d'argent elle a remis à ma tante, et je le lui rendrai tout de suite avec ses draps.
--Voyons, Jeanne, dit le maire, quelle somme avez-vous confiée à la mère Nannette?
--Monsieur, je serais bien en peine de le dire; à mesure que je gagnais quelque chose, je le donnais à ma chère mère, et je ne lui ai pas demandé de compte, bien sûrement. Maître Gerbaud, vous pouvez tout garder; la pauvre femme a bien assez fait pour moi sans que je réclame encore quelque chose; d'ailleurs, j'ai la force de travailler, et je ne crains pas l'ouvrage.»
Maître Gerbaud se pique de générosité.
M. le curé dit que Jeanne agissait et parlait en honnête fille, et que Gerbaud ne voudrait certainement pas qu'elle fût dupe de sa probité.
«Non, monsieur le curé, elle ne sera pas dupe avec moi: ils disent tous qu'elle a soigné ma pauvre tante aussi bien que si c'eût été sa propre fille; et, pour lui prouver que je lui en sais bon gré, nous partagerons par moitié l'argent qui se trouvera. Qu'en dites-vous? est-ce bien comme ça?
--Oui, Gerbaud, c'est bien.»
On ouvrit l'armoire, et l'on en tira d'abord les huit draps de Jeanne, qui étaient marqués à son nom. En bouleversant tout, on trouva, derrière un paquet de vieux linge, cent pièces de cinq francs, dans un bas bleu qui servait de bourse à la mère Nannette.
«Je crois, dit Gerbaud, qu'il y a longtemps que le premier écu a été mis au fond de cette bourse; car ma tante avait bien juste de quoi vivre.
--Mais elle était si ménagère, dit une voisine, et elle travaillait tant!»
Gerbaud prit deux cent cinquante francs, qu'il donna à Jeanne.
«Non, maître Gerbaud, pas tant que ça; je n'ai pas pu gagner une si grosse somme.
--Petite, j'ai dit que tu aurais la moitié de l'argent, et je n'ai qu'une parole: ainsi, tu vas prendre cette somme; et, comme c'est toi qui as filé cette pièce de toile qui n'est pas encore entamée, tu en auras aussi la moitié pour ta peine; tu t'en feras des chemises.
--Vous êtes trop bon, dit Jeanne, pour une pauvre fille que vous ne connaissez seulement pas.
--Je ne suis pas plus mauvais qu'un autre, quoique ma tante m'ait gardé rancune, parce qu'autrefois j'ai eu noise avec son mari.
--Et où vas-tu donc mettre tout ça? dit une voisine; ton coffre est trop petit; puis il est si vieux qu'il pourrait bien se défoncer.
--Allons! je vais aussi lui donner l'armoire, et je n'en serai pas plus pauvre.
--Au contraire, Gerbaud, dit M. le curé, vous faites là une bonne action qui vous donnera plus de contentement que vous n'en auriez eu en gardant tout ce que vous cédez si généreusement à Jeanne.»
Tout le monde dit que Gerbaud était un brave homme et qu'il se comportait bien.
«Écoute, Jeanne, dit-il avant de partir, je n'affermerai pas la maison avant Noël; tu peux y rester jusque-là si ça t'arrange. Je te laisse tout le ménage avec la chèvre et les oisons; je vais emmener la vache seulement. Je viendrai après-demain avec ma femme, qui choisira ce qu'elle veut garder, et nous vendrons le reste.»
Après avoir dit cela, il mit dans sa poche l'argent qui lui appartenait, et alla chercher la vache à l'étable. Tout le monde sortit en même temps que lui, à l'exception de M. le curé, qui resta avec Jeanne.
M. le curé trouve une place à Jeanne.
«Qu'allez-vous faire maintenant, Jeanne? dit M. le curé.
--Je vais tâcher de me placer au plus vite; car, si je restais longtemps seule dans cette maison, je sens bien que le chagrin me rendrait malade.
--Voyons, Jeanne, il faut être raisonnable: la mère Nannette est plus heureuse que nous maintenant; elle veillera sur vous. Dieu ne veut pas qu'on s'abandonne ainsi à son chagrin. Si vous voulez vous placer en ville, Mmes Dumont vous trouveront une bonne maison où vous aurez de forts gages.
--Monsieur le curé, je ne me placerai pas en ville; ma chère défunte me l'a défendu, et, quoiqu'elle ne soit plus de ce monde, je veux toujours lui obéir.
--Puisque vous voulez rester à la campagne, j'irai voir la fermière du Grand-Bail; sa servante se marie dans trois semaines: si elle n'a personne encore, je vous y mènerai demain.
--Grand merci, monsieur le curé; ce sont de braves gens, et je serai bien contente d'être chez eux.»
Quand Jeanne fut toute seule, elle soigna la chèvre et les oies comme à l'ordinaire; elle remit dans l'armoire tout ce qu'on en avait tiré, puis elle courut chez Mmes Dumont: elle leur dit tout en pleurant qu'on devait parler pour elle à la mère Tixier, fermière du Grand-Bail.
«Elle te prendra bien, ma bonne Jeanne, dit Sophie, qui était mariée depuis deux ans: elle nous a souvent entendues parler de toi, et elle sera bien heureuse de t'avoir dans sa maison, où tu seras comme de la famille. Console-toi donc un peu! est-ce que nous ne te restons pas?
--Sans vous, qu'est-ce que je deviendrais donc? aussi je vous serai reconnaissante toute ma vie.»
Le lendemain, M. le curé mena Jeanne au Grand-Bail, comme il l'avait promis. La maîtresse l'accepta tout de suite à cause de sa bonne renommée: elle lui offrit dix écus jusqu'à la Saint-Jean.
«Mère Tixier, vous ne pouvez pas donner moins de douze écus à cette fille; elle les gagnera bien, je vous le promets.
--Je ne vous contredirai pas, monsieur le curé, elle aura douze écus. Quand viendras-tu, petite Jeanne?
--Maître Gerbaud arrive demain matin pour vendre les effets de sa tante; je voudrais bien ne pas me trouver là, j'en aurais trop de chagrin. Si vous pouvez m'envoyer chercher avant midi, je serai bien contente. J'ai mon lit, mon coffre et l'armoire de la mère Nannette; pourrez-vous me les loger?
--Oui; il n'y a pas de lit dans la boulangerie; on y mettra le tien, et tu y seras toute seule, à moins pourtant que tu ne prennes avec toi l'une de mes trois filles, qui couchent dans un même lit et se disputent souvent.
--Je le veux bien, maîtresse; vous donnerez avec moi celle que vous voudrez.»
Jeanne quitte la maison de la mère Nannette.
Dès le matin du jour suivant, Gerbaud amena sa femme dans une carriole d'osier; le meunier le suivait avec une grande voiture pour emporter le blé, le vin et tout le reste. Alors on vida l'armoire, et la femme de Gerbaud mit de côté ce qu'elle voulait garder. On s'occupa de charger la grande voiture. Jeanne était sortie pendant qu'on déménageait, pour ne pas montrer son chagrin à des étrangers, ne pouvant supporter le séjour de cette maison depuis qu'elle n'y voyait plus la mère Nannette. Elle aperçut de loin venir la charrette du Grand-Bail, et, comme ses paquets étaient faits d'avance, elle les apporta devant la porte: ses rideaux étaient démontés et pliés bien proprement. Le charretier, qui était grand et fort, chargea tout seul les meubles de Jeanne. Elle dit adieu à maître Gerbaud et à sa femme, après les avoir bien remerciés; embrassa aussi ses voisines, qui s'étaient rassemblées devant la porte pour la voir partir, et enfin monta dans la charrette. Quand elle quitta le bourg et qu'elle vit disparaître au détour du chemin la maison de la mère Nannette, elle ne put s'empêcher de pleurer bien fort.
«Est-ce que tu es fâchée de venir chez nous, petite? dit le charretier.
--Mon Dieu non! ce n'est pas là ce qui me fait pleurer; c'est que je pense à la mère Nannette, qui m'aimait tant.
--Apaise-toi donc, va! la maîtresse est une bonne femme qui t'aimera bien aussi.»
Quand la charrette arriva au Grand-Bail, les pâtres et les bergères étaient rangés devant la maison pour voir descendre Jeanne. Le charretier, qu'on appelait grand Louis, déchargea les meubles à la porte de la boulangerie: on l'aida à monter le ciel du lit; puis, quand tout fut rangé, chacun s'en alla à son ouvrage, et Jeanne entra dans la maison, où elle trouva maître Tixier tout seul avec sa femme.
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