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BIBLIOBUS Littérature française

Les aventures du petit Maurice - Jacques Porchat (1800 – 1864)




1886



 

 

Imprudence d’un bon père.

Par une belle soirée du mois de septembre, Denis Gerbin, maître maçon, prit son petit Maurice par la main et se rendit avec lui hors du village sur une colline, d’où la vue s’étendait au loin. On aperçoit de là, comme de plusieurs points de la Bourgogne, les plus hauts sommets des Alpes, lorsque le soleil se couche dans un ciel serein. Le père dit à l’enfant, après qu’ils furent arrivés dans l’endroit le plus découvert :

— Vois-tu là-bas cette pointe rose, qui brille comme une flamme ? Regarde entre les branches de ce jeune cerisier ; voilà l’objet encadré : tu ne peux manquer de le voir.

— Je le vois, s’écria l’enfant avec joie. Quoi donc ? c’est là le Mont-Blanc ? la plus haute montagne du monde ?

— Non pas du monde entier, mais de l’Europe, à ce qu’on dit. C’est qu’il est bien loin de nous ; il est à deux cents kilomètres ; et tu sais l’effet de la distance ! Du bord de la rivière, la flèche de notre clocher ne semble que la pointe d’un ciseau ; une étoile n’est qu’un point dans le ciel, et pourtant elle est plus grande que la terre.

— Deux cents kilomètres, dit Maurice, et je pense qu’il n’y en a que trois d’ici à la belle campagne où tu as travaillé six semaines ce printemps !

— Eh bien, mon enfant, il nous faut prendre courage. Je vais partir pour le pays où se trouve cette montagne. Nous serons bien éloignés l’un de l’autre, et nous le serons longtemps. J’ai là-bas de l’ouvrage pour six mois, de l’ouvrage pressant et qui sera bien payé. C’est ce qui me console un peu d’être séparé de mon petit Maurice. Je veux qu’il puisse faire de bonnes études, afin d’être un jour plus habile que moi.

Gerbin n’avait pas achevé, que l’enfant avait déjà les yeux gonflés de pleurs. C’est qu’il n’avait plus ni mère, ni sœurs, ni frères. Outre son père, il ne lui restait d’autre parent qu’une pieuse cousine, qui demeurait dans le même village, et qui recueillait Maurice, lorsque Gerbin était obligé de découcher. Le bon père reprit la parole après un moment de silence.

— Notre cousine te logera chez elle ; c’est convenu. Elle aura d’autant plus soin de toi, que tu lui seras entièrement confié.

Gerbin fit suivre cette nouvelle communication d’exhortations, que Maurice écouta en silence, levant la tête par intervalles, et regardant son père d’un air docile et résigné.

— Quand tu seras grand, Maurice, nous ne nous séparerons plus. J’espère bien travailler un jour sous tes ordres, lorsque nous aurons fait de toi un bon architecte. Courage ! ton instituteur m’a dit que tu fais des progrès dans le dessin. Je veux que rien ne manque à ton éducation ; c’est pourquoi je vais où je trouve à mieux employer mon temps.

— Ah ! dit le triste Maurice, il me semble que, loin de toi, je ne saurai plus rien faire de bon.

En s’entretenant de la sorte, ils étaient revenus au logis. Une pauvre voisine servait Gerbin, sans habiter chez lui ; elle faisait le ménage le matin et le soir, et se retirait quand la besogne était finie. Ils trouvèrent, en arrivant, la soupe cuite à point, et s’assirent à leur petite table, l’un devant l’autre. Maurice eut de la peine à manger quelques cuillerées, et donna le reste à son chien :

— Pauvre Dragon ! lui dit-il, tu ne sais pas qu’on nous laisse, et pour longtemps.

— Tu auras soin de lui, Maurice, et tu veilleras sur sa conduite. Heureusement notre cousine l’aime aussi : la pâture ne lui manquera pas.

— J’y veillerai, dit l’enfant ; je me souviendrai toujours qu’il m’a défendu contre ce grand drôle qui voulait m’assommer, parce que je lui refusais l’entrée de chez nous…

Le père frémit en lui-même à ce pénible souvenir, et dit, sans laisser paraître son émotion :

— Rien de pareil ne vous arrivera, mon ami, et Dragon n’aura plus besoin de montrer sa vaillance.

Denis Gerbin, après avoir mis en règle ses petites affaires, recommandé tendrement son Maurice à sa bonne cousine, partit le lendemain, avant le jour, sans réveiller son enfant, afin d’éviter une scène d’adieux. Le vigilant Dragon le suivit quelques moments, et revint bientôt sur ses pas avec docilité, quand il vit que son maître ne voulait pas de lui. Gerbin, qui croyait avoir pourvu à tout, s’éloignait avec chagrin, mais sans inquiétude.

Difficultés imprévues.

Les six premiers jours se passèrent fort bien ; la cousine était contente de son petit commensal ; elle goûtait le plaisir le plus cher aux personnes affectueuses, celui de se sentir nécessaire au bonheur d’autrui ; et ce plaisir était complet, parce que, cette fois, autrui se trouvait être un enfant aimable et reconnaissant. Par malheur, l’accident le plus inattendu, quoiqu’il soit fort ordinaire, vint à la traverse. Le septième jour, la bonne parente, jusque-là d’une santé parfaite, mourut subitement. Elle tomba assise sur une chaise, dans sa cuisine, tandis qu’elle préparait le déjeuner. Sans faire un cri, sans se reconnaître, elle passa. L’enfant, qui s’était levé un peu après elle, l’aperçut, pâle et la tête renversée ; il crut qu’elle se trouvait mal. Il cria, on accourut, et les voisins firent d’abord la même supposition que Maurice ; mais la sage-femme, qui faisait aussi dans le village l’office de garde-malade, étant survenue, tâta le pouls de la pauvre dame, et déclara aussitôt qu’il n’y avait plus de remède, que la voisine était morte.

Maurice la pleura de bon cœur, et il eût lieu de reconnaître bientôt qu’il avait beaucoup perdu. Un voisin le recueillit de sa propre autorité, sans lui permettre de choisir son gîte. Personne n’y contredit, parce que cet homme, rude et hautain, avait réussi à se faire craindre de chacun dans la commune. Il avait quelque fortune, beaucoup de bavardage et un ton décidé, contre lequel on ne s’élevait pas sans provoquer des tempêtes. Aussi l’appelait-on monsieur Christin, et lui laissait-on toujours le dernier mot, si absurde que fût sa manière de voir. C’est ainsi que les faibles laissent trop souvent régner l’erreur et la vanité, quand elles font la grosse voix.

Un tyran de village.

Dans cette circonstance, Christin fut charmé de faire un acte d’autorité, en prenant le petit Maurice sous sa tutelle. Au reste, il ne croyait pas s’imposer une grande charge, présumant que, selon sa coutume, Gerbin reviendrait au premier jour. Lorsqu’il sut, par l’enfant, que l’absence du père devait durer six mois, il regretta de s’être si fort avancé.

— Où donc est-il ton père ? dit-il à Maurice.

À cette question, l’enfant se trouva embarrassé, et ne put répondre catégoriquement. Suivant ses habitudes, Gerbin n’avait dit qu’à la bonne cousine le nom de l’endroit où il se rendait ; il n’avait pas réfléchi qu’elle pouvait mourir et emporter son secret. On pressa Maurice de nouvelles questions ; il ne put dire autre chose, sinon que son père était allé dans le pays du Mont-Blanc.

— Nous voilà bien avancés ! s’écria le voisin. La Savoie est grande. Cherchons notre homme à présent ! S’il avait moins peur de dire ses affaires, nous n’aurions pas aujourd’hui son enfant sur les bras. C’est un sournois, qui ne mérite pas qu’on s’intéresse à lui, et, si ce n’était la pitié que me fait ce petit malheureux, je le laisserais bien où je l’ai pris.

L’enfant changea de couleur, pendant que le voisin parlait ainsi en sa présence ; mais Christin avait, nous l’avons dit, la voix rude et le geste menaçant. Maurice, saisi de crainte, étouffa la réplique qu’il aurait faite, s’il n’avait écouté que sa piété filiale et son honneur également blessés.

Le lendemain il dut essuyer de nouveaux reproches, et cette fois ce fut au sujet de Dragon.

— Ton chien mange comme un loup, disait cet homme, avare autant que grossier, et je ne pense pas qu’il en fasse meilleure garde. Écoute, Maurice, cet animal n’est bon à rien chez nous ; on veut bien te nourrir, mais il faut nous délivrer de lui ; ou plutôt laisse-moi faire, je t’en épargnerai la peine. Perrin, mon fusil !

— Non, non, monsieur Christin, s’écria Maurice éploré. Laissez-moi partager avec lui ce que vous voudrez bien me donner. Je vous assure que mon père en sera reconnaissant, et qu’il vous payera la pension de Dragon, aussi bien que la mienne.

— Aussi bien ! dit le voisin, qui regarda sa femme en haussant les épaules ; et l’enfant comprit fort bien ce que cela voulait dire. Il vit qu’on croyait le nourrir par charité. Cette pensée le mortifia.

Il sortit de table brusquement. Dragon le suivit bien vite, comme s’il eût deviné de quel dessert on voulait le régaler. Les deux amis se dirigèrent vers la colline où le père avait annoncé à l’enfant son malheureux dessein. La soirée était magnifique. Maurice, après s’être placé comme la première fois, vit nettement la belle montagne entre les branches du cerisier. Il ne cessa pas de la contempler jusqu’au moment où elle pâlit et disparut dans l’ombre.

— Il est là-bas, disait Maurice, ou il y sera bientôt ; et il ne sait pas l’abandon où je suis.

À cette pensée, l’enfant, découragé, se laissa tomber sur le gazon… Le chien se coucha auprès de lui, posant sa grosse tête sur les genoux de son jeune maître, et fixant sur lui ce regard expressif avec lequel un bon chien sait dire tant de choses.

— Qu’as-tu donc ? où est-il ? reviendra-t-il bientôt ; je m’ennuie de ne pas le voir.

Ainsi parlait Dragon ; Maurice comprenait tout, et répondait par des caresses.

Tout à coup il s’écria : « On tuerait mon chien ! » et il se leva, frémissant de colère, sans savoir où porter ses pas. Enfin il se résolut pourtant à retourner chez le voisin. — Ils ne seront pas si méchants, pensait-il ; ce n’était qu’une sotte menace. Ils ne refuseront pas un peu de soupe à Dragon.

Un parti extrême.

Maurice revenait donc sur ses pas, mais lentement et avec défiance. Arrivé à une place d’où l’on dominait la maison du voisin, il porta ses regards dans la cour, à travers les branchages, et il vit distinctement l’homme qui tenait son fusil et paraissait occupé à le charger. L’enfant s’arrêta saisi d’horreur, et, retenant Dragon par son collier de cuir, il se mit à fuir de toutes ses forces, bien décidé à ne pas remettre les pieds chez Christin.

Où irait-il cependant pour se trouver hors d’atteinte ? Il eut un moment la pensée de se réfugier chez l’instituteur, et il l’aurait fait, s’il n’avait pas réfléchi que c’était un très jeune homme, un nouveau venu, qui avait besoin de se faire des protecteurs dans la commune, et qui ne pourrait, avec la meilleure volonté du monde, le soutenir et le défendre contre le tyran que chacun redoutait.

Maurice était arrivé par un détour au bord du grand chemin, et il se consultait encore sur ce qu’il devait faire. Dragon l’interrogeait du regard, et semblait lui dire : « Que faisons-nous ici ? » Soudain cette route, par laquelle il avait vu le maître s’éloigner, réveilla en lui un affectueux souvenir. Il poussa un soupir, il tressaillit, et, prenant l’initiative à son tour, il voulut entraîner Maurice, en disant à sa manière : « Allons le chercher ! » L’enfant comprit parfaitement ce que voulait Dragon.

— Ah ! dit-il avec regret, s’il n’était parti que d’hier, je te suivrais avec confiance. Tu le retrouverais à la trace, et nous serons bientôt réunis. Mais il y a huit jours qu’il est en marche ; mon pauvre ami, à la première fourche, tu serais bien embarrassé.

En raisonnant ainsi, il contenait l’ardeur de son cher compagnon ; il tournait par moments la tête vers le village, et, toujours effrayé à la pensée de l’arme funeste, il ne savait quel parti prendre, lorsque, ayant jeté les yeux du côté où le cœur l’appelait, il vit, dans cette direction, filer une étoile.

Il avait ouï dire que tout souhait formé dans l’instant du passage de la clarté céleste s’accomplissait infailliblement. En toute autre circonstance, et s’il avait eu son père auprès de lui, il n’aurait fait que rire d’une si folle croyance ; mais le chagrin, l’anxiété, l’isolement, se prennent où ils peuvent.

— Dieu, rends-moi mon père ! s’écria-t-il à la vue de la trace brillante ; et, sans plus réfléchir, il s’élance sur les pas de son chien joyeux. L’imprudente résolution était prise ; Maurice fuyait un hôte barbare ; il allait à la recherche de son père ; sans conseil et sans guide, il se décidait à sortir de France, lui qui n’était jamais sorti de son village.

Tant que dura le crépuscule, il chemina gaillardement, avec l’ardeur que donne un premier mouvement d’espérance. Le ciel avait parlé et ne le tromperait pas. Quoi de plus juste et de plus sage que de s’enfuir, pour sauver un ami tel que Dragon ? Son père ne pourrait que l’approuver. Le voyage même s’offrait à l’imagination de l’enfant comme une partie de plaisir. Que de choses il allait voir ! Il n’était pas fâché, dans le fond, que le méchant voisin lui eût donné sujet de prendre la fuite. Peu à peu la nuit devint plus sombre, et les idées, de Maurice changèrent de couleur progressivement. Enfin, à l’entrée d’un bois, le petit voyageur se trouva plongé dans les réflexions les plus noires.

Le premier gîte.

Il serait revenu peut-être sur ses pas, s’il avait été moins avancé, et s’il n’avait déjà laissé derrière lui de vastes solitudes. D’un autre côté s’engager dans les bois lui semblait dangereux : ayant donc aperçu, au bord de la route, une de ces huttes en terre que les cantonniers construisent pour s’y abriter quelquefois, il en fit pour ce soir son auberge, et il s’y glissa en rampant. Dragon vint se tapir à côté de son maître, qui fut bien aise de se serrer contre lui et de se couvrir de son corps.

Une fois dans sa tanière, la peur le quitta, mais aussitôt la faim se fit sentir ; car, hélas ! un mal ne nous quitte guère que pour faire place à un autre. Maurice se souvint d’avoir entendu faire à sa cousine cette réflexion mélancolique ; il la fit après elle, et n’eut pas autre chose pour son souper. Dragon philosophait aussi tristement, et paraissait néanmoins près de s’endormir, lorsqu’il leva la tête brusquement et se mit à gronder.

Maurice, soupçonnant quelque aventure, et craignant d’être découvert par son chien, lui prit la gueule vivement, et, d’une petite tape sur le dos, il sut lui imposer silence. Combien il eut à se féliciter dans ce moment de l’avoir accoutumé à l’obéissance ! Le chien, qui aurait pu si aisément se dégager, observa une discipline aussi exacte qu’un bon soldat sous l’œil d’un bon caporal ; il ne souffla et ne bougea plus, quoique le bruit qui l’avait éveillé fût maintenant sensible pour Maurice lui-même.

Quelques hommes s’avançaient du côté par lequel il était venu. Ils parlaient confusément. L’un d’eux portait une lanterne, et il en dirigeait la clarté de côté et d’autre, comme on le fait quand on cherche un objet égaré. Maurice devina sur-le-champ de quoi il s’agissait : on était à sa recherche. Il vit bientôt, à la distance de cinquante pas, le terrible Christin au milieu de la troupe. Juste ciel ! il portait encore le fusil ! et ses gestes n’annonçaient pas des intentions pacifiques. L’enfant recueillit quelques mots épars ; c’étaient des menaces de mort pour le chien, des injures pour lui-même. Il se tint coi dans son gîte ; le chien fut aussi prudent que lui. À quelques pas de la hutte, un des chercheurs dit très distinctement :

— Il y a, sur la droite, des meules dans le pré, n’y serait-il pas ? car il s’est bien gardé de pénétrer dans le bois.

La troupe courut dans le pré. Maurice respira ; Dragon était sauvé. Toutes les meules furent visitées l’une après l’autre. On poussait des cris ; on appelait Maurice. Enfin, voyant leurs peines inutiles, ces hommes s’en allèrent d’un autre côté, jugeant superflu de battre une seconde fois le même chemin. Lorsque tout fut rentré dans le silence, que Maurice sentit son cœur, apaisé, battre avec moins de vitesse, il lâcha la gueule de Dragon, et, le serrant dans ses bras, il lui dit avec un débordement de tendresse et de joie :

— Mon pauvre chien, aujourd’hui je t’ai sauvé deux fois la vie !

Pour le coup l’appétit avait passé tout de bon. Avant de s’abandonner au sommeil, Maurice, encore ému des événements de la journée, joignit les mains, s’agenouilla et pria Dieu de veiller sur lui.

Le déjeuner.

Il ouvrit les yeux aux premiers rayons du soleil. Le temps était beau. Les herbes hautes, qui fermaient à moitié l’entrée de la hutte, portaient chacune leur goutte de rosée, qui reflétait les couleurs de l’arc-en-ciel. Maurice, réjoui par cette belle matinée, rendit grâce au Créateur, qui l’avait si bien gardé. Il mit ensuite la tête à la fenêtre et respira le parfum de l’air matinal ; cette sensation délicieuse ne l’empêcha pas d’en éprouver une autre bien moins agréable : le pauvre enfant sentit qu’il mourait de faim.

À peine hors de sa cahutte, il jeta les yeux de tous côtés, et les objets de tentation ne lui manquèrent pas. Des pommiers bordaient la route, et leurs branches, pliant sous le poids, semblaient l’inviter à cueillir les plus belles pommes qu’il eût vues de sa vie. « Plutôt jeûner que de voler, » se dit-il aussitôt, en se rappelant un proverbe de son père. Il aurait cru se rendre indigne de le revoir, s’il s’était permis de toucher au bien d’autrui, dans le temps qu’il allait, sous la garde du ciel, à la recherche de ce bon père.

Une idée vint à son secours, et ne l’aida pas médiocrement à surmonter la tentation. La forêt était proche ; il y aurait peut-être quelques fruits sauvages à récolter. « Pour cela, dit-il, je ne m’en ferai pas scrupule ; il m’est permis de prélever ma part sur celle des oiseaux, des mulots et des écureuils. »

Il alla donc, ou plutôt il courut, à la lisière du bois. Il y trouva des noisetiers en abondance. Le lieu était écarté et solitaire : Maurice ne fut pas réduit à glaner, il moissonna. Les noisettes étaient parfaitement mûres ; le plus léger attouchement les détachait du calice. Il lui suffisait même, quand les branches étaient hautes, de les secouer, pour faire pleuvoir les brunes avelines. Il en mangea d’abord assez pour avoir ensuite la patience d’en faire une provision. Il ne pouvait assez vite casser, éplucher, avaler. Dragon le regardait faire et poussait des soupirs significatifs. Maurice n’avait pas eu besoin de l’entendre se plaindre pour penser à lui. Il essaya de lui faire partager son frugal déjeuner. Dragon jetait un regard dédaigneux sur les noisettes, qu’on lui servait tout épluchées ; il en mangea pourtant cinq ou six par complaisance, mais il ne put aller au delà, et l’enfant se mit à dire tristement : « Ne l’aurai-je sauvé des coups de fusil que pour le voir mourir de faim ! »

Là-dessus il retournait à sa récolte, quand une apparition subite le fit tressaillir et reculer. Une superbe couleuvre, allant chercher le soleil, se glissait sans bruit sous les feuilles, et, malheureusement pour elle, Maurice ne fut pas seul à la voir. Dragon l’aperçoit, fait un bond rapide, la saisit héroïquement par le milieu du corps, l’égorge et l’avale, après l’avoir brisée sous ses dents frémissantes. Une faim pressante le pouvait seule contraindre à faire une chère si étrange ; cependant, lorsqu’il fut au bout, il regarda son maître d’un air satisfait, et, branlant la queue et se léchant les babines, il semblait lui dire : « Cela vaut mieux que tes noisettes. »

Remis de l’émotion que cet incident lui avait causée, Maurice recommença la cueillette. Il n’était pas sûr de trouver souvent de telles aubaines. Aussi, quand il fut bien repu, il emplit ses poches, son mouchoir, son chapeau, regrettant fort de n’avoir pas un sac ou un panier pour faire une plus grande provision.

Scrupules.

Enfin il se mit en marche et traversa une vaste forêt. Au bout de quelques heures, il se crut hors d’atteinte, et, tranquille sur le sort de Dragon, il commença à s’alarmer sur lui-même. « Fais-je bien de m’exposer ainsi pour sauver mon chien ? Si mon père savait cela, comme il serait inquiet ! » Ces réflexions pénibles agissaient sur Maurice avec assez de force pour lui faire ralentir sa marche ; elles l’arrêtaient même quelquefois, mais elles ne pouvaient le ramener en arrière. « M’éloigner de lui ! aller par ici quand il est là-bas ! Me livrer au méchant Christin, pour l’entendre encore dire du mal de mon père ! »

Maurice, inquiet et troublé, faisait ces réflexions en mettant toujours un pied devant l’autre. Il ne se jugeait pas à l’abri de tout reproche, mais il se croyait beaucoup plus à plaindre qu’à blâmer. Il se disait : « Mon père m’a parlé quelquefois de ces mauvais sujets qui s’échappent de la maison paternelle et vont courir le monde ; mais je ne suis pas un de ces méchants vagabonds ; je n’ai plus de maison paternelle ; un malheur affreux m’a laissé seul et sans refuge, et c’est vers mon père que je vais. »

Alors l’enfant précipitait sa marche ; il avait hâte d’arriver, pour se soulager de la responsabilité qu’il avait prise en se mettant seul en voyage, sans consulter personne. C’est ainsi qu’une bête de somme, trop lourdement chargée, presse le pas afin de se délivrer plus vite de son fardeau ; et pourtant il avait beau courir, la conscience ne restait pas en arrière ; elle ne cessait de lui crier au fond du cœur : « Arrête ! arrête ! tu fais mal ! »

Il comprit enfin que, tout en cédant à un louable sentiment de pitié pour un pauvre animal, il se rendait coupable de désobéissance et de témérité, et qu’il aurait dû tout souffrir, même la mort de son chien, plutôt que de quitter le village où son père, l’avait laissé et pensait qu’il fût encore. Maurice distingua le mal caché sous de belles apparences, et sa faute lui parut aussi claire que le jour.

Il y avait dans cet endroit une fontaine au bord de la route. L’enfant s’assit auprès pour aviser à ce qu’il devait faire, après qu’ils se furent désaltérés lui et son chien. « Ne pourrais-je pas accorder tout, se dit-il enfin, sauver Dragon et rentrer dans le devoir ? Dragon est un beau et bon chien, il est jeune, il peut s’accoutumer à un nouveau maître. Je veux lui en chercher un dans le voisinage. Quelque fermier le prendra volontiers à son service ; je retournerai seul chez Christin, je me mettrai à sa disposition et souffrirai tout de lui, jusqu’à ce que j’aie pu informer mon père du malheur qui nous est arrivé. »

Lorsqu’il eut pris cette résolution Maurice fut bien soulagé.

Ce que c’est de bien faire ! la récompense arrive sur-le-champ. Nous ne voyons pas Celui qui la donne, mais, à coup sûr, Il est là, puisqu’Il ne manque jamais d’approuver un bon mouvement du cœur. Pendant ce conseil secret tenu par l’enfant avec lui-même, Dragon lui avait fait mille caresses comme pour le gagner et le séduire, et Dragon avait été vertueusement sacrifié.

— Tu m’oublieras bientôt, lui disait doucement le triste Maurice ; ceci est pour ton avantage autant que pour le mien. Qui sait où ces aventures nous auraient menés ? Viens, mon pauvre Dragon, viens chercher un nouveau maître : il faut nous séparer.

Tout cela se disait avec un redoublement de caresses ; l’imprévoyant Dragon prenait tout gaiement et folâtrait avec son ami désolé.

Nouvelles alarmes.

Dans ce moment ils virent arriver du côté de leur village un jeune garçon monté sur un bon cheval. Maurice le reconnut d’abord pour un de ses voisins. C’était un joyeux compagnon ; de ces gens qui, sans méchanceté, se plaisent à faire des malices : qui nuisent au monde étourdiment, et surtout sont fort enclins à se jouer des simples et des enfants. Il reconnut notre voyageur et poussa un cri de surprise.

— Ah ! te voilà donc, mon pauvre Maurice ! Où vas-tu ?

— Tu le vois bien, j’allais devant moi.

— Je ne te conseille pas de pousser plus loin par la grand’route. Cette nuit, ils ont envoyé ton signalement à la ville pour demander que la gendarmerie t’arrête et qu’on te garde en prison jusqu’à ce qu’on les ait avertis. C’est un terrible homme que M. Christin, et il est furieusement en colère contre toi. Ils disent que c’est par rapport au chien que tu t’es échappé, mais que ça ne t’arrivera pas deux fois. Gare ce qu’ils te réservent ! un cachot ! le pain et l’eau peut-être ! Je ne voudrais pas être dans ta peau.

En parlant ainsi, pour effrayer Maurice, le jeune voisin, qui avait eu assez de peine à contenir son cheval, poursuivit sa route au galop, faisant encore au fugitif des gestes animés, pour le presser de se mettre à l’écart. Cette rencontre inattendue troubla de nouveau le malheureux enfant. Être arrêté par les gendarmes ! être jeté en prison ! et sans savoir ce qu’on lui gardait ensuite ! Il y avait de quoi bouleverser notre petit voyageur. Aussi se mit-il à fuir à travers champs, comme s’il avait eu à ses trousses tous les gendarmes du pays. Il osait à peine regarder par moments derrière lui, pour voir si l’on n’était pas sur sa piste. Il cherchait les lieux couverts, se glissait le long des haies, enjambait les fossés, perçait les taillis, frémissant du bruit qu’il faisait lui-même en froissant les rameaux. Ayant aperçu au milieu d’une chènevière, un mannequin, bizarrement affublé d’un vieil habit d’uniforme, qui s’était fané sous le soleil d’Afrique, et qui faisait sa dernière campagne dans les cultures de Bourgogne, Maurice faillit tomber de frayeur, parce qu’il crut voir un gendarme en embuscade. Dragon courait aussi vite que lui, en faisant entendre des aboiements qui le désespéraient ; c’est que le fidèle animal, voyant le trouble de son maître, le croyait menacé du plus grand péril.

Les bonnes petites filles.

Les gens qui ont peur font assez souvent peur aux autres. Maurice, dans sa course désordonnée, passa tout près d’une prairie où deux jeunes filles gardaient un troupeau de vaches. La plus petite des deux bergères, surprise par les rauques aboiements et l’apparition soudaine de Dragon, s’enfuit épouvantée en jetant elle-même les hauts cris. À l’instant tout le troupeau fut en l’air ; les vaches, effarouchées, beuglaient, bondissaient, fuyaient de toutes parts, la queue levée, et les naseaux fumants. Maurice, justement alarmé cette fois du mal que Dragon pouvait faire, l’appelait de toutes ses forces, lorsqu’une vache, plus hardie que les autres, osa tenir tête au perturbateur de la paix des pâturages. Une lutte sanglante allait s’engager. Maurice n’hésita pas à se jeter entre les combattants, au risque de recevoir le coup destiné à son chien. Grâce à cette intervention courageuse, l’alarme fut aussi courte qu’elle avait été vive. La petite fille, rassurée, cessa de fuir ; elle revint sur ses pas, à la prière de Maurice, et caressa Dragon, qui lui lécha les mains.

Le maître et le serviteur s’assirent auprès des petites bergères. Ils avaient besoin de reprendre haleine après la traite qu’ils venaient de faire. Maurice ne s’aperçut qu’alors que son chapeau et son mouchoir étaient vides, et qu’il avait perdu toutes ses noisettes, excepté celles qui étaient dans ses poches. Il les offrit à la petite fille, en réparation de la frayeur que Dragon lui avait faite, et il exprima ses regrets de n’en avoir pas davantage.

L’enfant lui dit à son tour :

— Nous avons des pommes de terre cuites sous la cendre : je veux que vous en goûtiez.

Elle en tira quelques-unes du feu et les présenta à Maurice, qui les accepta sans se faire presser.

À mesure qu’il en détachait la peau, Dragon happait avidement les moindres parcelles, et de son côté, l’enfant se mit à manger, avec tant d’appétit, que les petites filles le remarquèrent.

— Vous avez bien faim tous deux ! s’écrièrent-elles, et il répondit :

— Ne vous en étonnez pas ; je n’ai mangé de tout le jour que des noisettes ; pour lui, il a déjeuné d’un serpent.

— Un serpent ! dit la petite fille avec effroi.

— Des noisettes ! reprit l’aînée en joignant les mains ; et, sans en écouter davantage, elle courut prendre une assez grande écuelle d’étain dans un panier caché sous la haie voisine ; elle appela sa chèvre et se mit en devoir de la traire.

Maurice, la voyant à genoux, accourut pour l’arrêter, lui disant :

— Que penserait votre père ?

— Mon père n’est plus avec nous, dit la jeune fille en levant les yeux vers Maurice ; mais Dieu nous a laissé une bonne mère ; ne craignez rien pour moi. Elle nous abandonne, pour notre usage, le lait de cette chèvre, et nous apprend, par son exemple, à partager avec ceux qui ont faim et soif. Mettez dans ce lait les pommes de terre que ma sœur vient encore de vous préparer, cela va bien ensemble.

Les petites bergères continuèrent de jaser, pendant que le famélique Maurice, sans se faire presser davantage, mêlant le solide au liquide, faisait un des plus friands repas qu’il eût fait de sa vie. Les deux sœurs le regardaient avec des yeux brillants de joie. Chaque fois qu’il portait la cuiller à ses lèvres, c’était quelque nouveau geste de plaisir ou quelque pitoyable exclamation :

— Des noisettes ! quel déjeuner !

Lorsqu’il eut vidé l’écuelle, on voulut la remplir une seconde fois ; il ne le souffrit pas : et, comme les bonnes petites filles le pressaient encore, il leur dit :

— Puisque vous êtes si charitables, faites pour mon chien comme pour moi. C’est à cause de lui que je cours le pays ; il me cause beaucoup de chagrins, et pourtant je l’aime toujours davantage.

Aux premiers mots de Maurice, la jeune fille avait repris l’écuelle. Il y eut encore de quoi remplir dans la mamelle de la chèvre ; la petite était retournée à son foyer et en avait tiré les dernières pommes de terre. Le chien fut régalé comme le maître ; il eut les honneurs de l’écuelle et mangea fort bien sans cuiller.

Les deux voyageurs étant convenablement restaurés, leurs bienfaitrices désirèrent savoir ce qui leur faisait ainsi courir les champs. Maurice répondit avec le plus entier abandon ; il fit tout le détail de son histoire aux petites bergères, sans rien dissimuler. Ce n’était pas seulement pour leur complaire ; c’est aussi qu’il avait besoin de s’épancher, et qu’il espérait trouver dans l’aînée des jeunes filles une bonne conseillère. Malheureusement, en lui faisant le récit de son départ et de sa fuite, il l’intéressa trop vivement à ses peines ; il sut trop l’indigner contre le méchant voisin, lui faire trop de peur des gendarmes, pour qu’elle pût sentir et penser autrement que lui. Sans le vouloir, il avait séduit son juge, et il n’en put tirer, au lieu de sages conseils, que des condoléances, des : « Ah ! mon Dieu ! c’est affreux ! qu’il est à plaindre ! » Si bien que Maurice en fut confirmé dans la pensée de fuir.

— Viens te cacher dans notre ferme, disait la petite ; nous te garderons jusqu’au retour de ton père.

Maurice la remercia doucement ; mais sans s’arrêter à cette naïve proposition, il dit à l’aînée, en lui montrant du doigt une colline qui s’élevait à quelque distance :

— Voit-on le Mont-Blanc de là-haut ?

— Je ne suis jamais allée là-haut, répondit-elle, et n’avais jamais entendu parler du Mont-Blanc avant de vous avoir vu.

Là-dessus Maurice se leva ; il toucha la main aux deux petites bergères, les remercia encore une fois de leur bon accueil, et prit congé d’elles, à leur vif regret. Ils étaient déjà bien éloignés les uns des autres, qu’ils se saluaient encore du geste et de la voix.

Solitudes.

Le soleil venait de disparaître, quand Maurice arriva au haut de la colline. Il s’orienta fort bien, ayant appris de son père cette pratique, si souvent indispensable. Lorsqu’il eut le couchant à sa droite, un peu en arrière, il regarda vers le sud-est. Des nuages, couchés à l’horizon et figurant une chaîne de montagnes, lui dérobaient la vue de l’objet qu’il cherchait avidement. Il eut longtemps les yeux fixés sur ces masses, colorées par les derniers rayons du soleil ; il espérait les voir enfin s’entr’ouvrir ou s’élever, pour laisser paraître les monts de la Savoie ; les nuages ne se déplacèrent point. Il contemplait avec une morne tristesse ces vapeurs amoncelées, qui présentaient à son imagination mille fantômes bizarres ou menaçants. L’ombre, qui montait de la terre, le silence, toujours plus grand, qui se faisait autour de lui, et les cris des oiseaux sauvages, qui se retiraient dans les forêts voisines, l’isolement où il se trouvait dans un pays inconnu, le pénétrèrent de frayeur et d’angoisse. Il cherchait des yeux un refuge où passer la nuit, et regrettait trop tard l’asile que la petite bergère lui avait offert. Aucune maison ne paraissait à sa vue. D’ailleurs l’idée que son signalement était proclamé lui causait une vive appréhension ; les hommes lui étaient devenus suspects, et cependant la solitude oppressait son cœur. « Ah ! mon père ! ah ! mon Dieu ! disait-il d’une voix étouffée ; que vais-je devenir ? »

Il vit, non loin d’une forêt de chêne, une meule de foin, qui se dressait comme une grande ombre dans une prairie écartée. S’étant dirigé de ce côté : « Ils ne viendront pas me chercher jusque-là ! se dit-il, en se rappelant ses craintes de la veille. Il réussit à se faire, du côté le moins exposé au vent, une loge assez commode, pour lui et son fidèle compagnon. Leur lit était meilleur, mais leur abri moins bon que la nuit précédente. Un vent orageux soufflait par bouffées à leurs oreilles, cependant ils s’étaient trop fatigués toute la journée pour ne pas trouver bientôt le sommeil.

Une bonne action.

À son réveil, Maurice put voir qu’il était dans un beau pays ; les cultures étaient riches et variées ; partout des prairies, des vignes, des champs, des vergers. Il apercevait dans le lointain de beaux villages à travers les arbres. La fumée, indice du premier repas, s’élevait en légères colonnes au-dessus des feuillages. Les tables de famille allaient s’animer dans toutes ces demeures, et nulle part Maurice n’était attendu. Le son des cloches lui rappela que c’était dimanche, et il regretta plus vivement que de coutume de ne pouvoir assister à l’office divin. La frayeur de la police le poursuivait toujours.

Il suivait avec précaution les routes écartées, et se disait tristement, en regardant les haies : « Il y a grande apparence que je ne déjeunerai pas seulement aussi bien qu’hier. Pas une noisette à tous ces buissons ! » Faute de mieux, il cueillait çà et là quelques mûres. Dragon s’était mis à chasser en suivant son maître. Tout à coup Maurice le vit, le nez en terre, flairer, au bord du chemin, un objet qui se trouva être une bourse de cuir. Il y avait dedans un peu de monnaie, six pièces de cent sous et deux pièces de vingt francs. Ô fortune !

Quand Maurice eut bien compté la somme, tourné et retourné dix fois les pièces d’or, il fut, après la première joie, dans un grand embarras. Il se dit avec simplicité : « Mon devoir serait d’aller faire ma déclaration au maire de la commune, de lui remettre cette bourse et de passer mon chemin ; mais, s’il connaît la publication faite contre moi, il ne me fera pas grâce de la prison, et ne pourra pas me préserver des mauvais traitements que mon persécuteur me prépare. »

Après y avoir bien réfléchi, l’enfant sut prendre un parti fort sage, et qu’on pourrait conseiller à bien des gens en pareille rencontre ; ce fut d’attendre sur la place même ce qui pourrait arriver. « Car, se disait-il, celui qui a perdu cet argent ne manquera pas de s’en apercevoir bientôt. On ne va pas loin, disait la bonne cousine, sans fouiller dans sa bourse. L’homme reviendra sur ses pas ; je distinguerai bien à sa mine celui qui a fait cette perte, et je ne risquerai pas de donner ma trouvaille à un fripon. »

Ces bonnes pensées décidèrent notre voyageur à se mettre aux aguets ; mais, attentif à sa propre sûreté, en même temps, qu’aux intérêts du maître de la bourse, il se cacha derrière les buissons pour attendre l’événement. Il était là depuis deux heures, sans avoir encore vu personne ; il mourait de faim, et voyait Dragon souffrir autant que lui ; cependant le devoir tenait Maurice à son poste. Il disait : « Si je m’éloigne, l’homme peut venir, et j’aurai perdu ma peine, comme lui son argent. »

Enfin il vit s’approcher d’un pas tranquille un vénérable ecclésiastique, appelé sans doute par son ministère dans le voisinage. Cette rencontre fit changer à l’enfant de résolution. Il sortit de sa cachette et s’avança modestement au-devant du pasteur.

— Monsieur, lui dit-il, je viens de trouver ici une bourse. Il y a dedans beaucoup d’argent et deux pièces d’or. J’attendais ici que l’homme qui l’a perdue vînt à la recherche. Il m’est impossible de m’arrêter plus longtemps. Ayez la bonté de recevoir cette bourse ; vous ferez bien mieux que moi ce qui sera nécessaire pour qu’elle retourne à son maître.

— Et s’il ne se retrouvait pas, mon enfant ?

— Eh bien ! Monsieur, vous donnerez cela à vos pauvres.

— Aimable enfant ! il sera fait comme vous le désirez. À Dieu ne plaise que je vous détourne de faire une si bonne œuvre ! Cependant je suis sûr que le maître m’approuvera, si je vous prie de recevoir votre part.

— Il n’y a rien à moi là-dedans, Monsieur.

— Quoi ! vous n’accepterez pas même une de ces pièces de cent sous ?

— Non, Monsieur ; cependant, s’il vous plaît de récompenser celui qui a fait la trouvaille (Maurice montrait Dragon), il n’a pas encore déjeuné, et j’ai vu dans cette bourse quelques petits sous : je les recevrai volontiers pour lui acheter du pain.

L’ecclésiastique eut beau presser Maurice, il ne voulut rien de plus, et, après avoir fait un salut respectueux, il s’éloigna bien content, avec six sous dans sa poche.

La soupe aux choux et les bons conseils.

Il aperçut bientôt une pauvre cabane, située à l’écart, au milieu des champs. Il espéra que les bruits de la ville et du grand chemin n’auraient pas été jusque-là, et il osa se présenter pour acheter du pain. Il trouva la famille à table. Une vapeur grasse, qui s’élevait des assiettes, et l’odeur de la soupe aux choux, saisirent vivement l’odorat de l’un et l’autre pèlerin. Cependant Maurice bornait son ambition à recevoir, contre ses espèces, un morceau du gros pain bis qu’il voyait au bout de la table, à moitié recouvert d’un linge grossier. Il fit sa demande d’une voix mal assurée, en laissant paraître à demi les petits sous hors de sa poche.

Un homme d’une figure vénérable, lui répondit :

— Nous donnons quelques fois un morceau de pain à l’étranger qui passe, nous ne le vendons jamais.

— C’est que nous sommes deux, reprit timidement Maurice, en montrant son chien, qui avançait la tête avec précaution, et flairait la fumée du repas champêtre.

— Bien ! mon enfant, il ne faut pas oublier ses amis ; ton bon cœur me plaît, et vous y gagnerez l’un et l’autre… Femme, donne-leur la soupe que tu réservais pour ce soir. Cet enfant n’est pas accoutumé à demander. À voir comme il aime son chien et comme son chien l’aime, je prends bonne opinion de lui.

Pendant que l’honnête paysan faisait ces moralités, et bien d’autres encore, qui sentaient son Salomon de village, Maurice et Dragon, qui déjeunaient à midi avec un appétit tout neuf, travaillaient à qui mieux mieux, chacun de son côté. Le pain et le fromage comblèrent les vides que la soupe pouvait avoir laissés dans l’estomac de Maurice. Après avoir rempli si généreusement les devoirs de l’hospitalité, le paysan se crut en droit de faire causer son hôte. Il le questionna sur le sujet qui lui faisait ainsi courir le pays.

Maurice se contenta de répondre qu’il allait rejoindre son père, étant resté subitement sans asile et sans ressource par la mort d’une bonne parente. Cette confidence étant à peu près la seule qu’il crût devoir faire, il s’étendit en revanche sur les détails de cette mort foudroyante, espérant de satisfaire ainsi la curiosité de son hôte. L’enfant ne put toutefois échapper à une seconde question :

— Où est-il ton père ?

— En Savoie, répondit Maurice, qui avait appris heureusement chez Christin, que c’était le pays où se trouvait le Mont-Blanc.

— En Savoie ! c’est un bien long voyage… Et tu vas, comme cela, tout seul ?

— Avec Dragon.

— C’est quelque chose ; j’imagine que ton chien ne te laisserait pas maltraiter sans desserrer les mâchoires ; mais enfin as-tu de l’argent ; as-tu des papiers ?

— J’ai six sous, puisque vous ne les voulez pas je n’ai point de papiers, et je ne sais pas ce qu’on peut en faire en voyage ; je vais à la garde de Dieu.

— C’est la meilleure ; mais aux frontières ça ne suffit pas.

— Aux frontières ?

— Oui, aux frontières. On dirait que je te parle allemand ! Mon ami, il faut que tu saches qu’on ne sort pas de France, qu’on n’y entre pas comme à l’église ; il faut dire qui l’on est, et le prouver par des papiers en règle. Il y a une police ; et plût à Dieu qu’elle fût plus sévère, pour nous délivrer de tous ces vagabonds, si fâcheux pour les maisons foraines ! Je ne dis pas cela pour toi, mon ami ; cependant figure-toi la honte qu’il y aurait d’être confondu avec les échappés du bagne, et de se voir mener d’étape en étape entre deux gendarmes !

À ce mot fatal, le pauvre Maurice frémit de tout son corps. Le paysan, qui attribua cette émotion soudaine à sa seule éloquence, dit à l’enfant, en lui posant la main sur l’épaule :

— Mon fils, retourne dans ton village ; il n’y a rien que cela de bon pour un enfant comme toi. Rappelle-toi ce dicton de nos grands-pères : « Qui court trop tôt les grands chemins ne fit jamais bonne fin. »

Maurice recueillit ce proverbe d’un air docile et reconnaissant ; il salua et remercia de bon cœur le paysan charitable. Cependant il se retirait avec une nouvelle inquiétude. Il voyait maintenant devant lui le même danger que derrière : partout des sabres et des carabines à fuir. Cette frontière s’offrait à son imagination comme une barrière, une muraille à franchir. Il voyait une vaste porte flanquée de tours, et, des deux côtés, des uniformes menaçants, des mains levées, prêtes à saisir le malheureux au passage. Frappé de ces images, il cheminait à pas lents, incertains ; sans prendre garde à Dragon qui marchait silencieusement sur sa trace. »

Maurice fait une mauvaise connaissance.

Il était résolu à ne pas pousser plus loin ce jour là. Il jetait donc les yeux de côté et d’autre, cherchant à découvrir quelque retraite où il pût passer la nuit prochaine. À ce moment une voiture arriva près de lui. Elle était conduite par un petit vieillard au nez crochu, aux yeux louches, aux lèvres pincées, quelques cheveux gris flottaient en longues mèches sur ses épaules voûtées ; il était coiffé d’un feutre sans couleur et sans forme précises : le vêtement répondait à la coiffure, enfin, pour la toilette, le vieillard n’en devait guère à un mendiant. Il avait toutefois dans ses façons quelque chose d’insinuant, qui pouvait séduire une personne sans expérience. Il regarda Maurice en souriant, lui fit un petit salut, et il allait passer outre, lorsqu’il s’arrêta, comme frappé d’une pensée subite. Il observa curieusement le jeune voyageur et lui demanda où il allait.

Maurice ne le savait plus guère, car, à mesure qu’il avançait, son courage allait diminuant, et, d’un autre côté, il ne pouvait penser sans frémir à retourner chez Christin. Plus le temps s’écoulait, plus il supposait que sa colère était grande. Il répondit en conséquence avec assez d’embarras à la question du vieillard. Quand cet homme sut enfin quelles étaient, ou plutôt quelles avaient été les intentions de Maurice, il lui dit que l’accomplissement d’un tel projet était la chose du monde la plus facile, et que, s’il voulait seulement le suivre, il serait bientôt en Savoie, son intention à lui-même étant de se rendre dans ce pays.

Maurice fut bien joyeux d’apprendre une si bonne nouvelle ; il exprima cependant ses craintes. Point de papiers ; les gendarmes ; il serait arrêté comme un vagabond. Le vieillard le rassura ; il aplanit toutes les difficultés ; il dit ensuite à l’enfant :

— Tu voyages avec un chien, mon ami, et moi avec douze, comme tu peux voir.

En effet, plusieurs chiens, juchés sur la voiture, mettaient de tous les côtés le nez à la fenêtre : il y en avait une collection : le caniche, le doguin, le carlin, la levrette, y figuraient ; c’étaient des chiens savants. Le maître vivait de leur science, en la produisant de lieu en lieu. Après avoir donné ces explications, il revint à ses offres obligeantes.

— Si tu te joins à moi, mon enfant, ta nourriture est assurée ; les talents de mes petits acteurs suffisent pour nous faire vivre honnêtement. J’ai des papiers en règle et tu passeras par-dessus le marché. Je te présenterai comme un petit serviteur à moi. Qui sait si je ne pourrai pas te remettre moi-même entre les mains de ton père ? Vois-tu comme ton chien se familiarise déjà avec les miens ? Ils feront bon ménage et nous aussi.

Pendant que le vieillard parlait ainsi du ton le plus caressant, les chiens se partageaient avec lui l’attention de Maurice ; leurs attitudes, leurs gambades l’amusaient. Comme il avait ouï parler de chiens savants, sans en avoir jamais vu, il était vivement séduit par l’attrait d’un si curieux spectacle. Le maître vit bien qu’un de ses élèves achèverait facilement ce que ses paroles avaient commencé. Il prit une petite levrette et la posa par terre. Sur son ordre, elle se mit à danser avec tant d’adresse, que Maurice en fut émerveillé. Grands ou petits, nous nous laissons quelquefois gagner à peu de frais. Quand la danseuse eut achevé son menuet, l’enfant la caressa et dit au vieillard :

— J’irai avec vous.

Le rusé bateleur, pour faire goûter à Maurice sa nouvelle position, lui dit :

— Nous allons monter en voiture ; il y a déjà longtemps que je ménage mon petit cheval, et tu ne seras pas fâché, je pense, de te reposer. Allons, Brusquet, il faut que nous arrivions avant la nuit au premier village.

Humiliation.

Ils se placèrent côte à côte sur le siège. Dragon suivait à pied, tout surpris de voir son maître si haut perché. Maurice ne se doutait guère des projets que le vieillard méditait depuis un moment. Cet homme n’avait pu retenir auprès de lui un petit serviteur, qui le secondait dans les spectacles qu’il donnait aux villages de Bourgogne. Des querelles, ordinaires aux gens de cette sorte, avaient brouillé le maître et le valet. Maurice devait hériter de l’emploi. Qu’auriez-vous dit, honnête et laborieux Gerbin, si vous aviez su ce qu’allait devenir votre Maurice ? Celui dont vous songiez à faire un architecte irait de lieu en lieu faire danser des chiens pour amuser les badauds ! si vous eussiez vu votre enfant jouer ce rôle ignoble et ridicule, quelle douleur et quelle confusion pour vous !

Sans se douter qu’on songeât à lui faire un métier de ce passe-temps qui l’amusait en chemin, il se prêta dès le premier jour à ce que voulut le père Frisquin ; c’est ainsi qu’on nommait ce vieux rôdeur. Il était connu dans la contrée, et, quand les enfants le voyaient arriver, c’était pour eux un grand sujet de joie. Plusieurs portèrent envie à Maurice, lorsqu’ils le virent, coiffé d’une toque rouge, affublé d’une veste galonnée, faire exécuter à la petite troupe ses évolutions en jouant du tambour de basque.

Chose remarquable ! Dragon parut sentir l’humiliation à laquelle son maître se condamnait. La première fois qu’il le vit habillé de cette folle livrée, il aboya contre lui, comme s’il n’avait pas voulu le reconnaître. Maurice essaya inutilement de lui imposer silence par ses paroles, et, quand il eut recours aux moyens de rigueur, le pauvre chien s’éloigna de lui, triste et confus, en lui adressant des regards où se peignaient le reproche et le mécontentement.

Cependant Maurice oubliait tout, pour le plaisir d’admirer les gentillesses des savants élèves de Frisquin. Comme il voyait les grands enfants, aussi bien que les petits, s’extasier devant ce misérable spectacle, il ne concevait pas qu’il y eût quelque honte de prendre une part active à ces paroles grotesques. Bien plus, il était flatté de se voir mis en scène, et, s’il avait montré le premier jour quelque gaucherie, il prit bientôt de l’aplomb ; il riposta gaillardement aux sottes plaisanteries du maître ; il finit par être un des personnages de la troupe.

Soupçons trop fondés.

Lorsque ses premiers transports furent un peu calmés, il s’aperçut qu’on cheminait à bien petites journées ; quelquefois aussi, comparant le cours du soleil à la direction de leur marche, il lui sembla qu’on n’était plus sur le chemin de la Savoie. Il en faisait l’observation au vieillard, qui répondait que cela tenait aux détours de la route, et qu’ils suivraient bientôt une direction différente. En effet, quelques jours après, ils marchèrent si peu vers la Savoie, que Maurice, ne pouvant s’y méprendre, dit à Frisquin qu’assurément il se trompait.

— Eh bien, lui dit le malin petit homme, si tu crois que je me trompe, va-t’en de ton côté ; mais rends-moi auparavant l’habit que tu as sur le corps : il est à moi.

— Comment voulez-vous que je vous le rende ? Vous m’avez pris le mien en échange, et vous l’avez vendu.

— Ton chien me ruinait ; tu ne m’avais pas dit qu’il mangeait comme quatre.

— Et vous voulez me renvoyer tout nu ?

— Il ne tient qu’à toi de rester.

— Je resterai, si vous me promettez de me conduire vers mon père.

— Tout chemin mène à Rome ; nous irons en Savoie en passant par le Bourbonnais.

— Et quand arriverons-nous ?

— Bientôt. Prends patience. Demain nous nous produirons dans une petite ville où tu brilleras. Je t’apprendrai ce soir un nouveau tour qui te fera beaucoup d’honneur. Viens, mon garçon, fie-toi à mon expérience et ne t’inquiète de rien.

Ces belles paroles ne rassuraient pas l’enfant. À force de lui demander sa confiance, le vieillard la perdait, parce que ses actions démentaient ses discours. Maurice commençait à se repentir de l’avoir suivi. Malheureusement, en se détachant du maître, il avait pris une affection toujours plus vive pour ses petits danseurs, au point de donner de la jalousie au pauvre Dragon. Enfin il ne songeait pas encore qu’il faisait un vil et ridicule métier, et qu’il employait fort mal son temps. Un hasard lui ouvrit encore les yeux sur ce point.

Puissance d’un bon souvenir.

Comme il entrait dans la petite ville que Frisquin lui avait annoncée, il vit un bâtiment de modeste apparence, sur la façade duquel étaient écrits ces deux mots : ÉCOLE PRIMAIRE. Cela suffit pour le troubler. Il se rappela l’école de son village, son cher instituteur, les dernières exhortations de son père. Il s’arrêta tout court, les yeux fixés sur l’inscription.

— Que regardes-tu là ? lui dit le vieillard.

Maurice lui montra du doigt l’objet qui fixait son attention.

Cet homme avait tellement perdu, dans sa misérable vie, le goût de tout ce qui était louable et sérieux, qu’il imagina toute autre chose que la vérité. Il supposa que Maurice regardait l’école avec un sentiment de rancune, et qu’il s’applaudissait de l’avoir quittée. Pendant qu’il faisait, dans cette pensée, quelque fade plaisanterie, la salle d’école retentit d’un chant agréable, qui annonçait la fin du travail, et les élèves sortirent gaiement, deux à deux, avec l’instituteur. À cette vue, Maurice n’y tint plus et se prit à pleurer, sur quoi le vieillard se mit fort en colère.

— Vraiment, te voilà en bonnes dispositions pour donner du plaisir aux gens de la ville ! Je ne veux pas d’un pleureur avec moi, entends-tu, Maurice ? Allons, de la gaieté, morbleu, ou vous n’aurez pas à souper !

Voilà de quel ton le méchant essayait déjà de parler à son petit compagnon. Après les séductions et les caresses, il employait les menaces, dans l’espérance de le mettre peu à peu sous le joug. Cette fois il réussit fort mal. Maurice était trop vivement affecté de ce qu’il avait vu pour céder patiemment, aux boutades capricieuses de Frisquin. Il murmura. Frisquin lui tira les oreilles. L’enfant, qu’on n’avait jamais traité de la sorte, poussa les hauts cris ; le vieux drôle leva sur lui son fouet pour le corriger, comme il faisait à ses élèves. Saisi d’indignation, Maurice s’enfuit à toutes jambes, en appelant au secours. L’homme courut à sa poursuite, oubliant, dans sa fureur, la voiture et les chiens. Dragon courait avec Maurice, en aboyant de sa plus grosse voix. Les autres chiens, excités par cette scène violente, s’échappèrent la plupart de la voiture, et, se mettant de la partie, avec des hurlements frénétiques, donnèrent à la ville un spectacle tout nouveau. En un moment l’alarme fut répandue ; une émeute ne fait pas plus de bruit. Maurice et Dragon gagnaient du terrain, lorsqu’un homme, qui venait du côté opposé, voyant un vieillard poursuivre un enfant, et supposant que le bon droit était avec le grand âge, se mit à la traverse, les bras étendus. Il aurait pu le payer cher, parce que le brave Dragon marchait à l’avant-garde ; heureusement Maurice aperçut, devant une maison de belle apparence, un monsieur d’âge respectable, qui semblait affligé de cette scène. L’enfant, éperdu, se jeta contre lui, et, le serrant dans ses bras, il s’écria avec détresse :

— Sauvez-moi ! Monsieur, sauvez-moi !

Le monsieur lui demanda pourquoi il fuyait ainsi son père.

— Ce n’est pas mon père.

— C’est au moins ton maître.

— Non, Monsieur ; je me suis joint à lui, par malheur, sur la grand’route.

Déjà il commençait son histoire en haletant, lorsque le vieillard arriva et voulut agir d’autorité. Le monsieur l’arrêta tout court en lui disant qu’il était le maire, et il l’invita à lui faire connaître comment cet enfant était venu à le suivre. Frisquin répondit effrontément que c’était le père qui l’avait mis à son service. Maurice se récria contre ce mensonge. On dit à l’homme de produire ses papiers, et, comme rien n’y témoignait que l’enfant dût l’accompagner :

— Savez-vous, lui dit le magistrat, qu’on pourrait vous soupçonner de l’avoir enlevé ?

Le vieillard comprit le danger qu’il courait, et il invita lui-même Maurice à dire la vérité, ce qu’il fit avec une si parfaite candeur, qu’on aurait ajouté une foi entière à ses paroles, quand même une circonstance particulière ne serait pas venue fortifier ces heureuses impressions.

Maurice, en rapportant ses aventures et en cherchant à donner de lui une idée favorable, parce que cela était nécessaire, vint à raconter l’histoire de la bourse retrouvée, et il en fit tout le détail. Or, il faut savoir que le journal du département avait mentionné ce fait honorable, et chacun fut charmé d’apprendre que le pauvre petit bateleur en fût le héros.

Le bon maire.

— Mon enfant, lui dit le maire, celui qui sait si bien se conduire mérite d’exercer un métier plus honnête que celui de faire danser des chiens. Nous te rendrons à ton père, je m’en charge. Pour vous, qui vous êtes permis de tromper et d’égarer cet enfant, sortez à l’instant de notre commune. Je vous défends de produire votre misérable spectacle, qu’on ne devrait souffrir nulle part, puisqu’il est inhumain.

Le maire fit donner à Maurice des habits plus décents ; il le recueillit même chez lui, le fit souper, et l’envoya coucher dans une petite chambre qui avait vue sur le jardin et la campagne. Il y avait longtemps que le pauvre enfant n’avait eu un si bon gîte. Il eut la permission de faire coucher Dragon à l’écurie.

Il aurait passé lui-même une nuit tranquille, et sans doute les soins de l’homme charitable qui l’avait recueilli l’auraient bientôt rendu à son père, si le pauvre Maurice avait eu le bonheur de s’endormir sur-le-champ, selon sa coutume. Il n’en fut pas ainsi. Les émotions de la soirée n’étaient pas encore calmées chez lui. Contre son habitude, il attendit assez longtemps le sommeil ; d’ailleurs tout n’était pas tranquille autour de lui : la chambre d’audience du maire n’était séparée de la sienne que par une mince cloison et l’on y veillait encore. Vers les onze heures, un homme, qui marchait d’un pas ferme et bruyant, comme chaussé de bottes fortes, entra chez le vigilant magistrat et le salua d’une voix brève. Le bruit d’un sabre traînant fixa l’attention de Maurice, et ce fut avec un trouble toujours croissant qu’il entendit la conversation suivante entre le maire et le survenant.

— Brigadier, vous me répondez de lui ; il serait très fâcheux pour nous de perdre cette capture.

— Monsieur le maire, je vous en réponds.

— Vous partirez demain à la pointe du jour, et vous ne laisserez pas ce vagabond s’écarter hors de la portée de votre sabre.

— S’il regimbe, monsieur le maire, voici des menottes qui le mettront à la raison.

— Vous ferez bien, brigadier, de prendre vos précautions d’avance et de lui mettre ces menottes au départ.

— Vos ordres, monsieur le maire, seront ponctuellement exécutés, et si le drôle !…

— Il suffit, brigadier ; ne parlez pas si fort, il y a des gens qui dorment près de nous.

Maurice ne dormait pas, nous l’avons dit, et cette conversation lui en ôta toute envie. Il se figura, bien mal à propos, qu’elle le concernait, et son petit cœur fut saisi de frayeur et d’indignation. Cet homme, qui lui avait paru si bon, voulait donc le traiter avec tant de cruauté ! C’était ainsi qu’on le ramènerait dans son village et qu’on le rendrait à son père ! Il serait traîné comme un criminel, menacé du sabre, les mains enchaînées ! Quelle horreur ! Le pauvre enfant suait à grosses gouttes dans son lit, où il se tournait et se retournait sans cesse.

Lorsque tout bruit fut apaisé dans la maison, et qu’il put croire tout le monde endormi, il se leva sur la pointe du pied, s’approcha de la fenêtre qui donnait sur le jardin. Il put juger, au clair de la lune, qu’il ne lui serait pas difficile de descendre, parce qu’un treillis, tapissé d’espaliers, garnissait la muraille jusqu’au premier étage, où il était logé. Il prit donc son parti sur-le-champ ; il s’habilla sans bruit et se coula lestement dans le jardin.

Oh ! qu’il regrettait de ne pouvoir entrer dans l’écurie pour délivrer aussi son cher Dragon ! Il le laissait prisonnier chez les ennemis, et cependant il avait lieu de craindre qu’on ne se servît du fidèle animal pour aller à sa poursuite. Il fit quelques pas du côté de l’écurie, mais la porte lui parut bien fermée ; et il n’osa pas pousser plus loin l’aventure ; trop heureux s’il pouvait échapper aux affreuses menottes !

Dragon.

Il se mit à courir dans la campagne, ne sachant où il allait, et ne cherchant qu’à gagner pays, afin de se mettre hors d’atteinte. Il n’avait pas encore passé d’aussi cruels moments ; l’isolement où le laissait l’absence de Dragon doublait sa tristesse et sa crainte. Mon père ! mon père ! disait-il par intervalles ; et les sanglots étouffaient sa voix. Le cœur et l’esprit étaient bien malades ; le corps ne se portait pas mieux ; le sommeil et la fatigue accablaient Maurice. Aussi, levant les yeux au ciel vers la lune paisible, laissait-il échapper de temps en temps l’exclamation familière à ceux qui souffrent : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! » Les rayons de la lune arrivaient comme des traits de flammes jusqu’à ses prunelles humides, et l’enfant, tout en poursuivant sa course errante, tendait les mains vers le ciel.

Arrivé dans une prairie, qui formait comme un petit vallon, et qui offrait une retraite plus sûre que tous les lieux où il avait passé jusque-là, il fut averti par une odeur de fumée, et bientôt par une faible clarté, qu’un feu, laissé par des campagnards, brûlait encore. Il remercia la Providence du précieux secours qu’elle lui envoyait. Il accourut à la lueur de la flamme ; et il trouva encore, auprès, de quoi la ranimer. Et d’abord il sécha du mieux qu’il put sa chaussure et ses vêtements trempés de rosée ; ensuite il se coucha près du feu, et, cette fois l’excès de la fatigue l’endormit profondément.

Laissons-le quelques moments à ses rêves, plus doux que sa vie, et sachons ce que devenait, dans l’intervalle, son compagnon de voyage. Dragon, toujours dévoué, toujours fidèle, malgré les justes sujets de jalousie que les chiens savants lui avaient donnés, ne dormait jamais bien, s’il n’était pas à côté de son maître. On lui avait pourtant donné de la litière fraîche ; il était dans une écurie bien chaude, blotti dans un coin, à côté des chevaux, sous le lit suspendu où le palefrenier venait de grimper. Cela ne pouvait suffire à un cœur tel que le sien. — Où est Maurice ? que devient-il ? pourquoi nous a-t-on séparés ?… Il se demandait bruyamment toutes ces choses, en poussant des gémissements aigus. Le palefrenier essaya de lui imposer silence, et n’obtint que de légères pauses ; les plaintes recommençaient bientôt de plus belle. L’homme, impatienté, en vint aux moyens de rigueur : ce fut un vacarme nouveau ; les chevaux hennissaient, s’agitaient, trépignaient ; enfin personne ne dormait dans l’écurie, parce que Dragon était séparé de Maurice.

Les nuits des palefreniers ne sont pas longues et veulent être bien employées. Celui-ci, perdant enfin patience, ouvrit la porte à l’hôte incommode, et lui dit, en le congédiant d’un coup de pied :

— Va dormir où tu voudras.

Dragon reçut le coup de pied sans se plaindre ; il aurait payé plus cher la liberté. Une fois dans la cour, il fut bientôt sur la trace de son maître, dans le jardin, dans le verger, dans la campagne ! il ne fit pas fausse route un seul instant.

Qu’on s’imagine quels furent ses transports de joie, ses turbulentes caresses, quand il eut retrouvé, réveillé, salué son cher ami ! Maurice sentit d’abord plus de frayeur que de plaisir ; il craignit que Dragon ne fût pas seul. Il s’assit ; il prêta quelque temps l’oreille, sans répondre aux témoignages d’amitié que le pauvre animal lui prodiguait ; enfin, s’étant assuré que personne ne paraissait, il quitta sa première froideur, et rendit à son chien caresses pour caresses. Il y en eut de part et d’autre pour longtemps.

Le chaudronnier ambulant.

Les voilà de nouveau maîtres d’eux-mêmes et prêts à courir de nouvelles aventures. Maurice, tout entier à la joie d’avoir retrouvé son chien, n’eut pas l’idée qu’il pouvait s’être abusé dans la nouvelle escapade qu’il venait de faire. Si prompt à se livrer à ce perfide Frisquin, il s’était dérobé précipitamment à l’honnête homme qui voulait lui faire du bien. Une frayeur déraisonnable l’avait égaré, et il allait payer par de cruelles traverses cette nouvelle étourderie.

Il se remit en chemin dès le point du jour, décidé à s’informer exactement, dans le prochain village, de la route qu’il devait suivre pour aller en Savoie. Après cinq ou six heures de marche, il arriva dans une petite bourgade, et la première personne qu’il vit fut un chaudronnier ambulant, de ceux qui étament les casseroles et fondent aussi la vaisselle d’étain. Cet homme avait établi son usine portative à l’abri d’une muraille. Un trou en terre était plein de charbons ardents ; le soufflet, fixé à côté, animait déjà ce brasier, sous l’impulsion que le pied de l’artisan lui imprimait. Quant à ses mains, elles étaient occupées dans ce moment au service de sa bouche. Le chaudronnier déjeunait ; son pain bis, presque aussi noir que ses mains, et un plat de bœuf fricassé aux oignons excitèrent la convoitise du couple affamé. L’homme s’en aperçut, et n’eut pas de peine à retenir le jeune voyageur pour le faire jaser. Quand il sut en gros l’histoire de Maurice, il redoubla de prévenances, et lui dit :

— Deux étrangers qui se rencontrent loin de chez eux sont des frères, et ne doivent pas manquer de s’entre-secourir. Je te propose, mon ami, ce qu’on peut offrir de mieux à un honnête garçon, du travail et du pain. Tu as encore, à ce que j’entends, un long voyage à faire, et tu manques d’argent ; reste seulement une semaine avec moi, je te nourrirai, et je te donnerai quinze sous par jour, avec cela tu auras ensuite de quoi aller loin, sans rien demander à personne.

Maurice fit entendre qu’il craignait d’être reconnu. Là-dessus le chaudronnier tira d’une petite voiture, qui lui servait de magasin, un bonnet de laine grise saupoudré de charbon ; il affubla le petit bonhomme d’un grand tablier de cuir, lui dit de se barbouiller un peu le visage, et l’assura qu’avec ces précautions il pourrait échapper à toutes les recherches de la police.

Maurice aurait dû se défier d’un homme qui se prêtait si complaisamment à ce qu’il voulait ; mais savons-nous mieux que lui ne pas nous livrer à qui nous flatte ?… Voilà le fils de Gerbin qui a changé de maître et de métier. Il se disait avec satisfaction : — Cette fois, du moins, je fais un travail honnête ; les casseroles et le charbon pourront me salir les mains, sans que j’en sois moins estimable. J’ai ouï dire à mon père :

 

Dans le travail l’âme s’épure ;

Poussière aux mains n’est pas souillure.

 

Pendant que je serai caché sous ce tablier, on cessera de s’occuper de moi dans les environs, et, au bout de quelques jours, avec une bourse bien garnie de sous honnêtement gagnés, je partirai tout de bon pour aller rejoindre mon père. Que je serais heureux si je n’avais plus besoin d’aumônes !

À peine entré en fonctions, Maurice fut invité à déjeuner. Il trouva que son maître savait fort bien vivre, de débuter ainsi avec lui. Dragon eut pour sa part quelques restes. Cette première affaire expédiée, l’enfant et le chien commencèrent leur service : ils allèrent ensemble demander de l’ouvrage dans le bourg. L’honnête figure du petit garçon, ses grands yeux bleus, qui brillaient plus vifs sur sa figure noircie, lui gagnèrent la bienveillance de toutes les ménagères. Pas une maison où l’on ne sût trouver quelque ustensile à refondre ou à réparer. Maurice imagina d’en faire porter une part au docile Dragon. Les casseroles lui battaient les flancs, retenues les unes aux autres par des ficelles.

Ce fut pour les deux amis un nouveau moyen de succès. On trouva le chien aussi intéressant que le maître ; tous deux en firent meilleure chère, et leur nourriture ne coûta guère à Pierral. C’était le nom du chaudronnier. Dragon se refaisait de ses longues privations ; car il va sans dire que Frisquin l’avait traité fort maigrement, et, depuis sa sortie du village, il n’avait pas fait, un seul jour, non plus que son maître, ses repas complets et réguliers. La petite ville fut un pays de cocagne pour les deux amis. Le chaudronnier fort satisfait d’avoir trouvé des aides si utiles et si peu onéreux, porta à vingt-cinq sous par jour la paye de Maurice. Il lui donna une petite bourse de cuir, et, chaque soir, il lui comptait régulièrement sa paye. Quel honnête homme que M. Pierral !

Il n’avait qu’un défaut, c’était de laisser l’ouvrage s’accumuler. Il renvoyait bien de temps en temps quelque chose ; mais ce n’était rien auprès de ce qui restait. On prenait cependant patience, parce que le travail était fait soigneusement ; et puis Maurice savait excuser son maître avec tant de gentillesse, qu’il n’y avait pas moyen de se fâcher.

L’innocence affligée.

Le septième jour était arrivé ; Maurice comptait avec joie cent soixante-quinze sous dans sa bourse, lesquels, ajoutés aux six qui lui restaient de la trouvaille, en faisaient cent quatre-vingt-un. Il se disait qu’avec cela il aurait pu aller au bout du monde ; et son cœur ne visait pas si loin.

— Et nos ustensiles ? dirent les gens auxquels Maurice annonçait, dans la soirée, son départ pour le lendemain.

— Vos ustensiles ? M. Pierral vous les rendra. Je viens de le quitter, parce que le sommeil me gagnait ; pour lui il est encore à l’ouvrage. Ah ! quel rude travailleur !

Après cette explication, Maurice était allé se coucher. Il comptait revoir son maître le lendemain, mais seulement pour lui faire ses adieux et déjeuner avec lui encore une fois, pour finir, disait M. Pierral, comme ils avaient commencé.

Cependant notre homme, débarrassé de son petit ouvrier, en vint à l’exécution du projet pour lequel il s’était servi de lui. Nanti d’une masse de cuivre et d’étain pour une valeur considérable, il disparut pendant la nuit, aidé peut-être par quelque receleur, qui le soulagea de son fardeau. On venait seulement de constater sa fuite, à l’instant où Maurice sortait de son logement.

Les ménagères étaient furieuses. L’une saisit l’enfant par le bras et le secoue rudement ; l’autre le menace du poing ; une autre l’apostrophe dans les termes les plus durs. Maurice, consterné, témoigne une si vive douleur, que chez plusieurs la pitié remplace déjà la colère.

— S’il était coupable, s’écrie une voix, il ne serait pas au milieu de nous ; il aurait suivi le voleur.

— N’importe ! disait une autre, il doit répondre du dommage ; c’est à lui que nous avons remis notre bien ; qu’il nous le rende !

L’autorité crut devoir, à tout événement, s’assurer de sa personne, ne fût-ce que pour avoir son témoignage. Et voilà comment il était tombé dans le malheur qu’il redoutait le plus ! Le fils de Gerbin était en prison, soupçonné de vol, ou comme complice ou comme fauteur. Il faut le dire cependant, Maurice poussa des cris de désespoir si déchirants, quand on le mena dans la maison d’arrêt, que toutes les bonnes gens le plaignirent. Plusieurs l’accompagnèrent ; plusieurs s’affligeaient avec lui ou tâchaient de le rassurer. Le chien, qui avait partagé naguère avec son maître la faveur publique, faisait maintenant grand’pitié. C’est qu’il n’y avait pas dans toute la ville de personne plus affligée. Quand on le vit marcher, la tête basse, auprès de Maurice, lui lécher les mains ou se précipiter sur lui comme pour l’entraîner ou le délivrer, on s’attendrit encore davantage ; il fut résolu que les deux amis ne seraient pas séparés.

Dès qu’ils furent dans la chambre d’arrêt, le magistrat fit subir à l’enfant un premier interrogatoire. Il répondit avec assez de présence d’esprit, donna tous les détails qu’on voulut, cherchant de son mieux à éclairer la justice, qu’il était si intéressé à mettre sur la voie de la vérité. Il fit en même temps son histoire au magistrat, et demanda si on lui permettrait d’écrire à son père. On l’y autorisa, sous réserve que la lettre serait lue avant d’être expédiée. Maurice ne s’y refusa point, et il écrivit la lettre suivante, se figurant sans doute qu’elle saurait toute seule trouver son chemin :

« Mon cher père, je t’écris cette lettre du fond de la prison où l’on m’a enfermé, et c’est d’abord pour te dire qu’il n’y a pas de ma faute, et que je suis bien innocent du cuivre et de l’étain. Mon cher père, j’ai été bien malheureux depuis ton départ ; mais je ne suis pas coupable, je te le jure devant Dieu. Six jours après ton départ, notre cousine est tombée morte tout à coup ; et, comme ceux qui m’avaient retiré chez eux, sans me demander si ça me plaisait, voulaient encore me séparer de Dragon, et le fusiller, quoiqu’il fût aussi innocent que moi-même, nous nous sommes sauvés du village, lui et moi, avec l’intention de te rejoindre le plus tôt possible. Jusqu’à présent, cela nous a bien mal réussi ; j’ai été trompé, égaré, et l’on m’a détourné de ma route. Mais j’ai trouvé aussi de bonnes gens, qui ont eu soin de moi. Deux petites filles m’ont donné du lait de leur chèvre, avec des pommes de terre cuites sous la cendre. Le lendemain, Dragon et moi nous avons dîné chez un honnête paysan, qui nous a donné de bons conseils. J’ai eu le malheur de ne pas les suivre et d’en écouter ensuite de mauvais. Je ne veux pas te raconter tout ce qui m’est arrivé ; il y en aurait pour trop longtemps. Ne crois pas que ce soit pour te cacher quelque chose. Bientôt, s’il plaît à Dieu, tu sauras tout de ma bouche. On m’assure qu’une personne innocente ne peut pas être condamnée ; je serai donc bientôt libre, et j’irai t’embrasser mille et mille fois, pour réparer le temps perdu. Adieu, mon cher père, ne sois pas inquiet ; je suis toujours ton fidèle et honnête fils,

MAURICE.

Le dessus de la lettre portait ces mots : « À monsieur Denis Gerbin, maître maçon, en Savoie. »

On fit observer à l’enfant qu’avec cette adresse la lettre arriverait difficilement à destination. Il fut décidé qu’on écrirait au village que le père et le fils avaient quitté, afin d’avoir, s’il était possible, des renseignements plus précis.

Cependant Maurice se désolait dans sa prison. Quand il vit arriver le soir, sa tristesse redoubla. Il était assis dans un coin, et Dragon auprès de lui. L’enfant se rappelait avec tendresse le plaisir que ce fidèle compagnon avait eu à le retrouver huit jours auparavant.

— Et c’était, lui disait-il, pour me suivre en prison que tu courais après moi ! C’est égal ; quand tu l’aurais su, tu n’aurais pas couru moins vite.

La chasse aux filous.

Tout à coup l’idée vint à Maurice que Dragon, qui l’avait si vite retrouvé, pourrait bien découvrir aussi maître Pierral, auquel il s’était accoutumé pendant les huit jours qu’ils avaient passés ensemble. Maurice avait heureusement exercé son chien à entendre ce nom ; il avait amusé le chaudronnier, en disant quelquefois à l’animal intelligent : « Où est Pierral ? » et le chien courait à l’homme sur-le-champ. Aussitôt que cette idée lui fut venue à l’esprit dans sa triste demeure, Maurice, pour éprouver son chien, lui répéta la question. Dragon leva la tête brusquement, et se mit à flairer de tous côtés.

Persuadé que son idée était bonne, l’enfant fit demander le juge en grande hâte, disant qu’il avait une chose très importante à lui communiquer. Le juge vint. Cette manière de poursuivre un coupable parut singulière ; on y consentit cependant, et Maurice eut la permission de faire l’épreuve lui-même. Il sortit, bien accompagné, avec son chien. La nuit était sombre ; cette sortie ne fut remarquée de personne. L’enfant demanda qu’on se rendît à la place où Pierral avait travaillé.

Quand on y fut, Maurice, après avoir caressé Dragon, lui dit vivement :

— Où est Pierral ?

Le chien se mit en quête ; il courut de plusieurs côtés, et revenait toujours à la même place. On n’attendait plus rien de lui. Maurice l’excitait cependant, l’animait de la voix, et répétait par moments la question qui ne manquait jamais d’exciter le chien et de lui donner un nouveau zèle. Enfin il suivit une autre piste, et, après avoir tourné auprès de quelques maisons, au bout de la ville, il rentra dans l’intérieur, se faufila par des rues écartées, pour s’arrêter obstinément devant une maison, aux fenêtres de laquelle aucune lumière ne paraissait. Là Dragon monta sur un perron extérieur, flaira, aboya avec opiniâtreté, et l’enfant assura que Pierral devait être dans cette maison.

Le maître du logis mit la tête à la fenêtre ; et, quand il sut de quoi il s’agissait, prenant le ton de mauvaise humeur d’un homme qu’on arrache au sommeil, il se fâcha, il refusa d’ouvrir sa porte ; il parut vouloir se barricader. On lui représenta que cette conduite le rendrait plus suspect, et serait contre lui une charge plus forte que les indications du chien. Le magistrat intervint ; il se fit ouvrir la porte, et les fouilles commencèrent. Après une assez longue attente, elles finirent par amener la découverte des objets volés. Le maître de la maison osa dire qu’il ignorait qui avait pu cacher tout cela chez lui. Dragon lui répondit encore victorieusement, en aboyant devant un panneau de boiserie, derrière lequel Pierral fut trouvé blotti. On arrêta les coupables, et, comme ils n’avaient rien à gagner à manquer de franchise, puisque le vol et le recel étaient manifestes, ils avouèrent leur délit. Maurice n’avait pas besoin du témoignage de Pierral pour être jugé innocent ; cependant ce témoignage même ne lui manqua pas. Cet homme, soit qu’il ne fût pas absolument mauvais, soit qu’il espérât que cette franche déclaration, en faveur d’un enfant qui avait pour lui l’affection du public, produirait pour lui-même un bon effet, assura que son petit ouvrier n’avait rien su de ce qui s’était passé.

Rencontre fatale.

Dès ce moment Maurice fut libre. Au lieu de retourner en prison, il put choisir entre cinq ou six logements que les ménagères lui offrirent, en réparation du tort qu’elles lui avaient fait. On le força de garder l’argent qu’il avait reçu de Pierral.

— Tu l’as honnêtement gagné, lui disait-on, et le service que ton chien nous a rendu mériterait bien davantage.

On le pressait de prolonger son séjour au milieu de ses nouveaux amis, mais il avait hâte de se remettre en voyage.

Le magistrat l’appela auprès de lui, et lui fit comprendre qu’il avait tort de courir le pays à l’aventure.

— Retourne, lui disait-il, dans le village où ton père t’a laissé ; c’est là que tu dois l’attendre.

L’enfant témoigna une grande répugnance à prendre ce parti. Il conta, dans le plus grand détail, ses démêlés avec Christin.

— Eh bien, nous te mettrons sous la garde du maire ; tu seras en parfaite sûreté ; on n’osera pas toucher même à ton chien.

— Ah ! Monsieur, répondit naïvement Maurice » notre maire obéit à Christin comme les autres ; on le dirait son huissier.

— Dans ce cas, au lieu de te renvoyer dans ta commune, je t’adresserai à la sous-préfecture voisine. M. le sous-préfet te traitera comme son enfant, et, sous sa garde, tu attendras des nouvelles de ton père. C’est le meilleur et le plus court chemin pour te réunir à lui. Nous avons ici un honnête marchand forain, qui se rend aujourd’hui à la foire d’un village, à douze kilomètres d’ici. C’est le chemin de la ville où je veux t’envoyer. Quand vous serez arrivés, le marchand te procurera un guide, qui te mènera plus loin. Tu arriveras ainsi, en trois ou quatre jours au plus. J’écris en ta faveur à M. le sous-préfet. J’espère que cette fois tu te fieras à l’autorité, qui veille aussi bien pour protéger les bons que pour réprimer les méchants.

Maurice promit d’être sage. Il partit en la compagnie du marchand. Lorsqu’ils furent arrivés et qu’ils eurent mis le cheval à l’auberge, l’homme dit à Maurice qu’il allait vaquer à ses affaires, et qu’il chercherait en même temps une personne de confiance, pour accomplir les intentions du magistrat ; que lui, Maurice, pouvait cependant faire un tour de promenade, et revenir dans une heure savoir ce qui aurait été fait. L’enfant alla donc se promener avec Dragon. Il s’amusa beaucoup du mouvement et de la foule. On voyait toute sorte de marchandises étalées dans de petites boutiques construites en planches. Maurice veillait de près sur Dragon, que sa curiosité poussait de tous côtés. Il y avait près d’une demi-heure qu’ils erraient ainsi, lorsque le petit garçon, s’étant oublié devant une boutique de jouets d’enfants, entendit derrière l’étalage, à travers la cloison de planches, une voix dure qui s’écria :

— Voici le chien : le maître n’est pas loin !

Et au même instant commença une lutte violente entre l’homme et l’animal. L’homme c’était Christin. Le commerce l’avait amené jusque-là. Toujours colère et emporté, il avait saisi de force le brave Dragon qui opposait une résistance énergique.

Ce fut un grand bruit dans la foule. Les menaces de l’homme, les cris du chien, mirent tout le monde en émoi, et suspendirent un moment les opérations commerciales. Maurice put s’évader facilement, et n’y manqua pas. Ni les conseils de M. le juge, ni l’expérience d’un passé plein d’amers souvenirs, ne purent l’arrêter. Adieu les sages réflexions ! adieu les bonnes promesses ! Au bout d’un quart d’heure, Maurice était déjà bien loin.

Une faute grave.

Quand il se crut hors d’atteinte, au milieu d’une oseraie encore touffue, il se recueillit pour aviser à ce qu’il devait faire. Irait-il au secours de Dragon ? Il en mourait d’envie, mais il jugea que ce serait chose inutile. — Ou Dragon est libre comme moi, se dit-il, et je ne tarderai pas à le revoir, comme la dernière fois ; ou ce méchant a été le plus fort, et je ne résisterais pas mieux que mon chien.

Le pauvre enfant crut en faire assez pour l’amitié, de rester caché où il était, et d’attendre que la nuit fût venue, pour chercher au village des nouvelles de Dragon. L’histoire aurait fait du bruit ; on en causerait, et, sans se découvrir, il trouverait moyen de s’éclairer sur le sort de son malheureux compagnon.

Quand la nuit fut venue, Maurice, au risque de tomber dans les mains de l’épouvantable Christin, revint donc à pas de loup dans le village. Il trouva, dans la première place, des enfants rassemblés, et il ne craignit pas de se mêler à leurs jeux. Sa qualité d’étranger ne fut pas remarquée, la foire ayant amené beaucoup de familles du dehors. Il prêtait l’oreille à tous les propos : peine inutile ; il n’entendait rien qui eût rapport à Dragon. Il allait, à tout événement, adresser quelques questions à l’un des petits villageois, lorsqu’il entendit deux de ses voisins qui disputaient ensemble.

— Il est enragé ! criait l’un.

— Il ne l’est pas ! répliquait l’autre.

— Il a mordu l’homme jusqu’au sang.

— C’est que l’homme l’a saisi le premier, et voulait l’étrangler sur la place.

— Mon père y était : il a tout vu.

— Mon père y était aussi, et c’est lui qui s’est opposé à ce qu’on tuât cette pauvre bête.

— Il a fait là quelque chose de beau !

— Oui sans doute. Ne faut-il pas, même dans l’intérêt du blessé, savoir si le chien est bien atteint de la rage ? C’est aussi ce que le chirurgien voulait ; il a ordonné qu’on tînt la bête à l’attache, jusqu’au moment où l’on saura la vérité. Mon père s’est chargé de ce soin.

— Tant pis pour vous !

— Qu’avons-nous à craindre ? À peine le chien a-t-il été attaché, que nous l’avons vu boire. Pauvre bête ! il n’est pas plus enragé que moi. Ce sont bien souvent les hommes qui paraissent l’être, à voir comme ils traitent les animaux.

Maurice en prêtant l’oreille à cette conversation, était vivement ému. Il se consultait lui-même sur ce qu’il devait faire. L’honnêteté, le bon cœur de l’enfant qui parlait pour son chien le touchaient sensiblement ; il aurait voulu s’adresser franchement à lui ; mais la crainte de retomber dans les griffes de Christin, devenu plus furieux que jamais, réprima ce bon mouvement. Il résolut d’observer le petit garçon, de le suivre, de connaître ainsi le lieu où Dragon se trouvait prisonnier à son tour. Il verrait ensuite ce qu’il aurait à faire.

Les enfants ne tardèrent pas à se séparer. Maurice suivit de loin celui dont le père avait Dragon sous sa garde, et s’arrêta, aussitôt qu’il le vit rentrer chez lui. Quelques instants après, il s’approcha furtivement pour tâcher de découvrir où Dragon pouvait être. Il y avait contre la maison, un appentis, qui semblait servir de remise. Il se dirigea de ce côté ; il s’approcha de la porte : elle se trouvait fermée, et la clef n’y était pas. Il y touchait à peine, et il avait essayé tout au plus deux fois de l’ouvrir, que Dragon avait déjà senti et reconnu son maître, ce qui le fit s’agiter et crier fort mal à propos. — Sst ! sst ! fit doucement Maurice, tremblant de joie et de crainte. Cet avertissement suffit au prisonnier pour lui faire garder un silence prudent.

Il y avait, à hauteur d’appui, une étroite fenêtre. Ô bonheur ! elle se trouvait ouverte. Sans se donner le temps de réfléchir, Maurice y grimpe lestement, saute dans l’étable, tire son couteau de sa poche, coupe la corde qui retient le prisonnier, et ils s’élancent tous deux par le même chemin, le chien d’abord, le maître après lui.

L’heureux Dragon était dans l’ivresse ; il goûtait une joie sans mélange. Maurice, outre la frayeur d’être découvert, qui le possédait encore, se reprochait déjà ce qu’il venait de faire. C’était en effet une bien mauvaise action. Un brave homme avait sauvé son ami ; il avait résisté en sa faveur aux soupçons populaires, si souvent injustes et cruels ; il avait pris sur lui les risques de l’affaire ; il s’était chargé du prisonnier, pour le sauver de la mort ; son fils, aussi généreux que lui, prenait la défense de Dragon au milieu des enfants, comme le père au milieu des hommes ; et Maurice profitait sournoisement de quelques paroles qu’il recueillait à la dérobée ; il suivait traîtreusement les traces de l’enfant ; il entrait, comme un larron, dans la maison hospitalière ; il ravissait le dépôt confié par un pouvoir tutélaire à l’honnête citoyen ! Que de choses à dire sur une si fâcheuse conduite ! Et, malheureusement, Maurice y pensa trop tard pour prendre un meilleur parti ; il en fut touché trop faiblement pour réparer le mal qu’il avait fait.

Il s’éloignait, comme un coupable ; il s’enfonçait dans la campagne, cherchant les lieux déserts, et rêvant tristement à son sort. Le chien le comblait de caresses, le remerciait de la manière la plus expressive. Maurice le laissait faire ; il ne lui répondait plus comme auparavant.

— Pauvre Dragon, disait-il, tu me coûtes bien cher !

Cependant il ne trouvait aucune retraite ; pas une cachette, pas une meule, pour le recueillir cette nuit ! Il errait dans un bois à l’aventure, et fut réduit à entasser les feuilles tombées, pour se coucher et se couvrir. Ensuite il prit Dragon dans ses bras, et, pendant que l’heureux animal s’endormait sans alarmes, lui-même, les yeux fixés sur les étoiles, qui scintillaient à travers les rameaux, il attendait vainement le sommeil. Ce n’était pas qu’il eût peur : la vie qu’il menait depuis quelque temps avait eu du moins l’avantage de l’aguerrir. Couché au milieu d’un bois, dans un pays inconnu, il n’éprouvait pas la crainte puérile des fantômes et des loups-garous : ce qui lui tint longtemps les yeux ouverts, ce fut une crainte plus sérieuse, celle d’avoir offensé Dieu et d’affliger son père.

Ces angoisses le poursuivirent jusque dans son sommeil ; il eut des rêves pénibles. Qui aurait passé par ce bois, où la lune brillait sur les feuilles mortes, aurait entendu l’enfant pousser des cris étouffés, l’aurait vu se débattre contre les visions qui l’agitaient. Il se réveilla au soleil levant, et poursuivit sa marche. Il acheta pour deux sous de pain dans une maison écartée. Ce fut tout son déjeuner et celui de Dragon. — Je ne mérite pas mieux, se disait Maurice, et mon pauvre chien n’en demande pas davantage.

Le fils de Gerbin était si découragé, qu’il ne songeait pas même à demander le chemin de la Savoie. Il se dirigeait seulement sur le cours du soleil, se remettant à la Providence du soin de le conduire. Il commençait à redouter la vue de son père en même temps qu’il la désirait. Il craignait ses reproches, presque autant qu’il souhaitait ses embrassements.

L’école buissonnière.

Comme il passait derrière l’église d’un village, vers deux heures après midi, il vit quelques jeunes garçons qui jouaient ensemble. Contre l’ordinaire, ils ne faisaient pas de bruit, et parlaient d’une voix étouffée. Il comprit bientôt qu’ils faisaient l’école buissonnière. Un d’entre eux, posté à l’écart sur un pan de muraille, faisait le guet, afin d’annoncer, en cas de besoin, l’approche de l’ennemi, s’il venait à paraître. Cet ennemi, c’était M. l’instituteur, qui ne pouvait pas approuver leur conduite. Maurice, privé depuis longtemps du plaisir de jouer avec des enfants de son âge, s’approcha curieusement, et, voyant qu’on jouait au bouchon, il demanda d’en être. Il fut mis de la partie, et le jeu continua de plus belle.

Quelques-uns avaient pour palets des gros sous, d’autres n’avaient que de petites pierres, et se plaignaient fort de ce désavantage. Maurice, un peu pour se montrer bon camarade, et beaucoup pour faire voir sa bourse, en tira autant de gros sous qu’il en fallait pour les joueurs qui n’en avaient pas. Cela en fit quinze, y compris celui dont il se servit lui-même. Alors le jeu s’anima. Maurice fit voir qu’il n’était pas le plus maladroit. Il s’en donnait à cœur joie, oubliant sa tristesse de la veille. Il était fâché seulement de voir ses compagnons de plaisir peu bienveillants les uns pour les autres, et d’assez mauvaise foi pour contester, sans aucune apparence de raison. Si l’on n’avait pas eu la crainte d’une surprise, on aurait fait de beaux cris. On s’en dédommageait en se bourrant, en se faisant de sourdes menaces. Maurice lui-même, le nouveau venu, le complaisant prêteur des gros sous n’était pas plus ménagé que les autres. C’est qu’il est rare qu’un mauvais écolier soit un bon camarade. Il faut de l’ordre et de la discipline jusque dans les plaisirs, et l’on ne doit pas s’attendre à ce que l’enfant qui résiste méchamment à son maître, cède avec bonté à ses condisciples.

Il y avait une heure que la partie durait, toujours plus échauffée, quand le maître parut à l’improviste, du côté opposé à celui par lequel on l’attendait. Grand effroi. Les enfants s’échappèrent en tumulte, comme une volée de moineaux effarouchés. Maurice s’enfuit de son côté comme les autres, sans avoir le temps de recueillir sa monnaie. Tout fut perdu jusqu’à la pièce dont il s’était servi, et qu’il venait de jeter quand l’instituteur avait paru. Un des écoliers, moins agile ou moins heureux que les autres, payait pour tous, et criait, non de douleur, on ne le battait point, mais de colère, parce qu’on l’entraînait où il ne voulait pas aller.

Maurice était libre, il fuyait ; mais il maugréait en courant. — Mes gros sous ! mes gros sous ! disait-il, avec colère. Et il frappait du pied, il se retournait quelquefois, s’arrêtait, pour délibérer s’il n’irait pas réclamer son bien. Il se garda prudemment de le faire. Sa conscience lui disait : Pourquoi t’arrêtais-tu auprès de ces mauvais garçons ? pourquoi jouais-tu avec eux ? quelle vanité te pressait de leur montrer ta bourse ? Tu es puni justement. Maurice entendait cette voix infatigable, ce témoin présent partout, et, baissant la tête, il poursuivait son chemin. Il fit, pour se consoler, le compte de ce qui lui restait, et il trouva en sous et en petit argent blanc, une somme encore assez belle. Il se dit enfin : « C’est une leçon pour l’avenir. » Hélas ! ce jour même, il devait l’oublier.

L’auberge.

Étant arrivé, le soir, devant une auberge de village, il résolut d’y passer la nuit, afin de se refaire dans un véritable lit de ses fatigues précédentes. Il demanda à souper et à coucher pour lui et Dragon. Il eut même la précaution de régler le prix d’avance, et se sut bon gré d’être déjà si prudent. Une bonne soupe, du mouton en ragoût, un coup de vin, remirent l’enfant de bonne humeur. À son âge, chagrins et remords sont légers. Il s’était approché du feu, et il écoutait jaser des buveurs établis dans la cuisine. L’un d’eux entonna une chanson, dont il ne pouvait retrouver le second couplet. Maurice, qui le savait par hasard, le souffla au chanteur. Cela fixa sur lui l’attention. On le pressa de chanter à son tour. Il avait une jolie voix, qui avait fait bien souvent plaisir à son père. Denis Gerbin, dans ses moments de loisirs, apprenait à son Maurice quelques chansons bien choisies. L’enfant ne résista pas à la tentation de recueillir des applaudissements, et, il faut bien le dire, à la satisfaction, moins frivole, de répéter une chanson qui lui était souvent revenue à la mémoire, depuis qu’il était en voyage. Il chanta, d’une voix juste et sonore, les couplets suivants :

 

Où volez-vous, petit oiseau,

Par la plaine flétrie ?

Vous allez où le ciel est beau

Et la terre fleurie.

Le bonheur, dit-on, vous attend

Sur la rive étrangère ;

Vous y courez toujours chantant :

« Je vais revoir mon père.

 

Allez répondre à son amour.

Que le ciel vous protège !

Fuyez l’orage et le vautour,

Le chasseur et le piège.

Que nul plaisir sur le chemin

Ne vous puisse distraire.

Votre plaisir est inhumain,

S’il fait languir un père.

 

Allez, et quand vous l’aurez joint,

Demeurez sous son aile ;

De sûre garde il n’en est point

Que l’amour paternelle.

Ah ! qu’il me semble heureux l’oiseau

Qui, toujours sédentaire,

Perché sur le même rameau,

S’endort près de son père.

 

Cette chanson fut écoutée avec plaisir. On fit à Maurice des compliments sur sa jolie voix ; il eut le plaisir de voir une larme dans les yeux de la bonne hôtesse ; elle aurait demandé tout de suite à l’enfant s’il n’y avait pas quelque rapport entre lui et le petit oiseau, et se serait occupée de lui, si, par malheur, elle n’avait pas été appelée dans la cour, où elle passa une heure à divers travaux.

Dans l’intervalle, les buveurs firent asseoir Maurice auprès d’eux, et le mirent de belle humeur en lui faisant boire un coup de trop. L’enfant, excité par le vin et par les joyeux propos, jasa, rit, chanta, amusa tout le monde. On avait demandé des cartes, et il regardait jouer. Au bout d’un moment, l’envie lui prit de mettre quelque chose au jeu, voyant que cela réussissait à un jeune garçon fort jovial. Il demanda la permission de risquer quelques sous. Ces gens, très mauvais sujets, y consentirent sans scrupule. L’enfant se flattait déjà de regagner ce qu’il avait laissé dans les mains du maître d’école. Il en alla tout autrement. Il perdit d’abord un sou, puis deux, puis dix, puis vingt. Les buveurs se faisaient un cruel plaisir de son dépit ; ils l’excitèrent encore, si bien qu’au bout d’un moment sa bourse était vide. Alors, le cœur serré de douleur et de honte, il alla se coucher sans mot dire. Les drôles qui l’avaient dépouillé ne s’en vantèrent pas non plus à l’hôte et à l’hôtesse, qu’ils connaissaient pour d’honnêtes gens ; ils se retirèrent avec leur butin, et ils allèrent probablement le boire ensemble dans un autre cabaret.

Maurice ne ferma pas l’œil jusqu’au matin. Les fumées du vin s’étaient bientôt dissipées. Alors, passant en revue la suite de ses aventures, il déplorait ses fautes, et plus encore ce qu’il appelait ses malheurs. Il ne voulait pas comprendre qu’il s’était lui-même attiré ces disgrâces. Cependant sa fidèle conscience, après une lutte opiniâtre, fut encore la plus forte, et il fallut bien l’écouter :

— Tu ne devais pas jouer. En cherchant à attraper l’argent d’autrui, tu méritais de perdre le tien.

— Mais j’avais perdu auparavant la raison.

— Et qui te forçait de boire ? Tu t’excuses d’un manquement par un autre.

— Pouvais-je refuser leur politesse ? Ils voulaient reconnaître le plaisir que je leur avais fait en chantant.

— Mais pourquoi chanter ? Cela convenait-il à un malheureux tel que toi ? Ton cœur était-il si tranquille ? Maurice, égaré, affligé, séparé de son père, après les fautes qu’il avait commises et les traverses qu’il avait éprouvées, devait-il avoir le courage de chanter ? N’accuse pas le vin ; mais seulement ton orgueil. Tu voulais qu’on te louât, et l’on s’est moqué de toi. Pleure, gémis à présent, et, ce qui vaut mieux, tâche de te repentir ; tu n’as que ce moyen d’apaiser ton Dieu et de consoler ton père.

Tels étaient les discours de sa conscience, et ils ne furent pas inutiles. La nuit est faite pour le repos de l’innocence et le tourment du coupable ; mais, qu’elle amène le repos ou le tourment, elle est toujours la messagère d’un Dieu qui nous aime. Le trouble qu’elle cause au pécheur est le chemin douloureux qui le ramène à la paix. Maurice n’en était pas encore à ce repentir humble et profond, qui est le gage assuré d’une âme régénérée ; cependant il se leva avec le sentiment de sa faute ; l’hôtesse en reçut le premier aveu. Il lui dit, en sanglotant, sa mésaventure et l’impossibilité où il était de payer la dépense qu’il avait si prudemment réglée avec elle. L’hôtesse fut émue de compassion ; elle appela son mari, et ils se reprochèrent honnêtement à eux-mêmes de n’avoir pas mieux veillé sur cet enfant ; de l’avoir laissé seul dans la compagnie des buveurs.

— Tu ne nous dois rien, lui dit l’aubergiste, nous aurions dû prévenir le désordre qui s’est passé chez nous. C’est le malheur de notre état, que nous voyons souvent, sans le vouloir, l’occasion d’assez grands maux. Déjeune avec nous, mon enfant ; voici quelques pièces de monnaie pour ta route ; je ne peux faire davantage, et j’en suis fâché. Une autre fois, sois plus réservé. Use de l’auberge pour le besoin, et garde-toi des mauvaises compagnies, qu’on peut rencontrer dans le meilleur gîte.

Maurice ne voulait pas recevoir ce que l’aubergiste lui donnait.

— Nous te le prêtons, lui dirent ces bonnes gens ; ton père nous le rendra.

C’est ainsi que, dans son voyage, l’enfant rencontrait ici le mal, ici le bien, et qu’il passait tour à tour du découragement à l’espérance. Voyant qu’il avait affaire à d’honnêtes gens, il leur demanda la route qu’il devait suivre pour arriver en Savoie, où il allait rejoindre son père. Ses hôtes, le croyant attendu, ne le détournèrent point de son projet, et lui donnèrent les indications convenables. Enfin Maurice partit le cœur un peu soulagé.

Nouvelle affliction.

Les leçons qu’il avait reçues jusque-là n’avaient pas fait sur lui une impression bien profonde. Cependant, à force d’être éprouvé, il était devenu un peu plus réfléchi. Il reconnut qu’une partie de ses disgrâces étaient venues de son indiscrétion et de la facilité avec laquelle il se livrait aux inconnus ; il se promit donc d’être mieux sur ses gardes, moins communicatif, enfin sage et prudent, selon son pouvoir. Après divers changements de fortune, il se voyait à peu près dans la même situation qu’à la sortie de son village. D’autres habits, un peu moins bons peut-être ; vingt-cinq sous dans sa bourse, et un certain fonds d’expérience. Il n’apercevait pas encore le bout de son voyage ; mais un jour, ayant demandé si des montagnes, qu’il voyait au loin, et dont la cime était blanche de neige, n’étaient pas le Mont-Blanc, on lui dit que c’était le Jura, et que, du haut de ces sommités, le Mont-Blanc se voyait à merveille.

Cela lui fit presser le pas. Il brûlait d’arriver sur ces montagnes, pour voir enfin de là le pays où était son père. Le désir lui rendait les choses si présentes, qu’il se croyait déjà sur ces hauteurs ; de là il embrassait l’étendue » il distinguait la maison à laquelle son père travaillait ; il le voyait lui-même sur un échafaudage ; il l’appelait, il lui tendait les mains. Son père, levant les yeux, le reconnaissait à son tour, et jetait ses outils pour le presser dans ses bras.

Pauvre enfant ! qu’il était loin encore de ce moment heureux ! Une séparation nouvelle allait même, dans un instant, désoler son pauvre cœur ; car nous passons bien vite des flatteuses illusions aux tristes réalités. Une voiture arrivait derrière lui, au grand trot d’un cheval vigoureux ; c’était celle d’un boucher qui emmenait une pleine charretée de veaux et de moutons. Il tenait même sur ses genoux un chevreau, destiné sans doute à une aussi triste fin que le reste de la troupe. Comme si le pauvre animal eût deviné le sort qui l’attendait, il s’agitait par moments, et tout à coup, s’échappant des mains de l’homme, qui était embarrassé des rênes et du fouet, il s’élança de la voiture, mais si malheureusement, qu’il donna du front contre une pierre. Le sang jaillit, et cette vue provoqua l’instinct carnassier de Dragon. Il sauta sur le chevreau, qui paraissait assommé, et le prit à la gorge. Malheureux Dragon ! s’était-il aussi gâté en voyage ? L’homme accourut ; le chien voulut défendre sa proie mal acquise. Maurice, qui s’était arrêté à picorer des mûres, l’appela vainement de loin. Quand il approcha, le boucher avait déjà passé son grand fouet autour du cou de Dragon, et l’entraînait vers la voiture. Cet homme, leste et vigoureux, y remontait avec son chevreau et mettait son cheval en course. Maurice eut la douleur de voir son pauvre ami traîné sur le dos, après la voiture qui fuyait. Au bout de quelques instants, le ravisseur s’arrêta : Maurice crut que c’était pour lui rendre son chien, ou le laisser mort sur la route, après avoir dégagé le fouet. L’intention du boucher était bien différente : il avait réfléchi que le chien était jeune, de bonne race, et qu’il pourrait lui rendre d’excellents services. Il le ramassa donc, et ce fut sans peine : le pauvre Dragon était trop maltraité pour se défendre ; il se laissa jeter et attacher parmi les veaux et les moutons. Ce fut fait en un clin d’œil ; après quoi, la voiture s’éloigna encore plus vite qu’auparavant.

Maurice avait tout vu à la distance de cent pas. Sa douleur fut si violente, qu’il se laissa tomber par terre, où il ne fit longtemps que crier et gémir. Peut-être, s’il avait couru, aurait-il suivi la voiture d’assez près pour voir le chemin qu’elle prenait. Le désespoir ne raisonne pas, et Maurice, qui venait de se promettre d’être sage et prudent, avait manqué de sagesse à l’heure même où il formait ce vœu. Il devait beaucoup souffrir sans doute. Il s’écria douloureusement : « C’est pour lui que j’ai quitté mon village, et je le perds si tristement ! Pauvre Dragon ! Quelle fureur aussi de se jeter sur ce chevreau ! Il a eu sa mauvaise pensée à son tour. Et moi, je suis puni de l’avoir dérobé à son généreux défenseur. »

Toutes ces idées l’agitèrent jusqu’au moment où il vit la route se partager. Quel côté prendre maintenant ? Le sort du chien dépendait du choix que Maurice allait faire. Cette fois le fils de Denis Gerbin fut sage ; il se dit seulement ; « De quel côté dois-je chercher mon père ? » Et, la direction étant clairement tracée par les indications de l’honnête aubergiste, Maurice prit par là sans hésiter. Mais qu’il était triste, le pauvre enfant ! Que de sanglots et de larmes ! Que de fois il retourna la tête ! Qu’il s’épuisa longtemps à appeler Dragon de toute sa force ! Hélas ! si Dragon vivait encore, ce n’était plus pour Maurice.

Les bons procédés.

Vers le soir, le petit voyageur atteignit un village, et il s’empressa de s’informer s’il y avait un boucher. Sur la réponse affirmative qui lui fut faite il se fit indiquer sa demeure et il y courut. Il se présentait à l’improviste, et néanmoins il ne vit rien de suspect. Il entra, et dit, avec un ménagement timide, que son chien, ayant suivi la voiture d’un boucher, il avait espéré le trouver ici.

— Il ne t’aimait donc guère, ton chien ? lui dit d’une voix forte un gros homme, à la figure ouverte et avenante, ou peut-être ne lui faisais-tu pas assez bonne cuisine ?

— Monsieur, il se contentait fort bien de la mienne, qui n’est pas grasse, en effet ; et, pour vous dire la vérité, je crois qu’il ne m’a pas quitté de bon cœur.

— Sois plus franc, mon ami, on te l’a volé ; je vois que tu as du chagrin ; je voudrais que ton chien fût chez moi, et pouvoir te le rendre.

Pendant que l’homme parlait ainsi, un chien, enfermé, gémit derrière une porte. Maurice tourna vivement les yeux de ce côté. C’est que la voix du chien était toute pareille à celle de Dragon.

— Tu crois que c’est lui ! dit le boucher d’un air franc et loyal.

— Non, monsieur ! reprit Maurice.

— Je veux que tu en juges par tes yeux.

— Non pas, monsieur ! Je vous en prie. Vous êtes un brave homme, je le vois bien ; Dragon n’est pas chez vous.

En disant ces mots, l’enfant se jeta vivement au-devant du boucher, qui allait ouvrir la porte. Cet homme, charmé de sa confiance, lui tendit alors la main, et lui dit :

— Tu seras un honnête homme ! Je veux que tu soupes avec moi.

On sentait l’odeur des côtelettes sur le gril. Ces fumées appétissantes et l’obligeante proposition du boucher, firent souvenir Maurice qu’il avait jeûné presque tout le jour. Il accepta l’invitation avec reconnaissance. On le conduisit dans l’arrière-magasin. Là, il prit place entre le gros homme et sa grosse femme. Ils faisaient tous deux honneur à l’étal. Un jeune garçon et une petite fille, leurs seuls enfants, parurent, et saluèrent Maurice d’un ton amical. Ces bonnes gens, ainsi réunis, avaient l’air le plus heureux du monde. La petite fille, qui venait d’arriver, alla ouvrir au chien reclus, et fit paraître, sans le savoir, la sincérité de son père. Maurice regarda le boucher d’un air qui voulait dire : « Je savais bien que ce n’était pas lui. » Il donna, comme les autres, ses os au chien, en pensant à la bonne fête que Dragon avait manquée. L’homme, pour distraire son jeune convive, essaya de le faire jaser. Maurice répondit honnêtement, mais avec réserve ; et comparant son triste isolement à l’heureux état où il voyait cette famille, il dit avec une sagesse au-dessus de son âge :

— Vous me faites envie ! Et s’adressant au petit garçon : — Mon ami, ne quitte jamais ton père, et ne souffre pas qu’il te quitte.

— Le tien t’aurait-il abandonné ? dit l’honnête homme avec un éclat de voix.

— J’ai le meilleur des pères ; mais Dieu sait quand je pourrai le revoir !

Là-dessus il garda le silence, et, comme on vit qu’il désirait n’en pas dire davantage, on ne le pressa plus.

— Mon enfant, dit la femme, nous ne t’avons pas invité à notre table pour te tenir sur la sellette. Tu as plus besoin de sommeil que de conversation. Nous allons y pourvoir.

Alors elle se leva, et prépara un lit pour Maurice à côté de son fils. Ils se retirèrent ensemble, et l’enfant, imitant la discrétion de la mère, laissa le petit voyageur s’endormir à son aise, sans lui dire presque autre chose qu’un honnête bonsoir.

Depuis qu’il était en voyage, Maurice n’avait pas rencontré des hôtes plus bienveillants ; il les quitta avec tristesse, et regrettait de s’être montré si réservé. Pour eux, ils ne paraissaient pas y songer le moins du monde. Au départ, ils le saluèrent cordialement ; ils le suivirent des yeux aussi longtemps qu’ils purent. Et non seulement on l’avait fait déjeuner copieusement avant de partir, mais il emportait encore des provisions pour la journée. On aurait dit que le boucher de ce village avait voulu le consoler du chagrin que l’autre lui avait fait.

Le messager de village.

Mais Dragon ne pouvait être si vite oublié. Sa fidélité, tant de fois éprouvée, lui assurait celle de Maurice, qui rêvait tristement dans sa marche solitaire. La joie que son père aurait à le revoir ne serait pas complète, quand il apprendrait le malheur du pauvre Dragon.

Maurice avait cheminé la moitié du jour, sans événement, et il venait de faire un bon repas des provisions que sa généreuse hôtesse lui avait données, lorsqu’il vit, à peu de distance, un homme arrêté, qui paraissait chercher quelque chose. Il était courbé vers la terre, et la tâtait avec les mains. Notre voyageur en comprit bientôt la cause : le jeune homme, qu’il voyait de près maintenant, était aveugle.

Cependant il portait le bâton du pèlerin, et il avait le dos chargé d’un sac de cuir. Maurice lui demanda ce qu’il cherchait et lui offrit ses services.

— Je suis bien malheureux, dit le jeune garçon d’une voix altérée. Tel que vous me voyez, je suis le messager du village que vous devez apercevoir d’ici, à mi-côte de cette montagne ; en voulant faire ici le compte de mon argent, j’ai laissé tomber ma bourse ouverte et l’argent s’est répandu. J’en ai retrouvé une partie, mais il me manque trente sous, et c’est justement ce que je réservais pour acheter des bas de laine à ma vieille mère, qui est paralytique.

— Vous êtes messager et vous êtes aveugle ? dit Maurice en s’occupant à chercher les sous perdus.

— Oui, dit-il. Je suis le soutien de ma mère infirme, et d’une sœur, atteinte d’une maladie de langueur ; Dieu l’a voulu !

L’aveugle ne cessait pas de chercher patiemment, tout en répondant à Maurice. Il ajouta :

— Vous êtes bien jeune, mon ami, à ce que j’entends. Vous saurez cependant compter ce que j’ai dans cette bourse. Voyez si peut-être je ne me trompe pas.

Maurice trouva le même compte que le messager, et là-dessus ils se mirent à chercher de nouveau. Comme ils ne trouvaient rien, l’aveugle dit tristement :

— Ma pauvre mère, tu auras froid !

— Ne perdons pas sitôt courage, dit Maurice, qui était touché des plaintes et de l’aspect de ce malheureux. Qu’était-ce que vos trente sous ? ajouta-t-il avec une intention secrète.

— Il y avait une pièce d’un franc et le reste en petits sous.

— Alors nous devons au moins en retrouver une partie. Voyons par ici, dans le fossé ; eh, justement, voici un sou, et deux, et trois… ! c’est la bonne place.

En disant ces mots, Maurice tirait les sous de sa bourse et les donnait à l’aveugle, après les avoir frottés de poussière.

Le pauvre messager ne soupçonna pas la ruse, et l’enfant, ayant tout d’un coup retrouvé, de la même façon, la pièce d’un franc, la fit recevoir tout de même. Enfin ses vingt-cinq sous y passèrent. Alors il fallut bien s’arrêter ; il était au bout de ses ressources.

— Merci ! merci ! disait l’aveugle tout réjoui. Laissons le reste dans le fossé ; cela ne m’empêchera pas d’acheter des bas à ma mère. Dieu vous conserve ces bons yeux, qui m’ont si bien servi !

Là-dessus il lui tendit la main, en le remerciant encore de sa complaisance, et il poursuivit sa route. Maurice, en le voyant s’éloigner, éprouvait un sentiment bien doux.

Il se remit en chemin de son côté ; il était dans un pays d’un aspect triste et sévère ; des brouillards assombrissaient la soirée ; et lui, toujours plus dépourvu, n’ayant pas un sou, plus de Dragon pour le distraire et le défendre, il marchait toujours vers cette Savoie qui semblait reculer devant lui. Cependant, au milieu de son isolement profond, une pensée le consolait et soutenait son courage, c’était le souvenir du secours qu’il avait prêté au pauvre aveugle.

— Il n’en sait rien, se disait-il, mais Dieu m’a vu ; j’ai souhaité de lui plaire : il ne m’abandonnera pas.

Où couchera-t-il cette fois ?

Cependant le jour était sur son déclin, et Maurice ne s’était pas encore vu dans des lieux aussi déserts. Vers le soir, il se laissa tomber de lassitude au bord de la route. Il s’appuyait contre un poteau, et ne s’aperçut qu’au bout d’un temps assez long que c’était une croix. Alors il se mit à genoux et pria de tout son cœur. Peu à peu il sentit sa confiance renaître, il embrassa le signe sacré du salut, et dit avec une ardeur nouvelle : « Ô mon Sauveur ! vous qui n’aviez pas un lieu où reposer votre tête, ayez pitié d’un enfant, sans asile comme vous, et qui n’a pas votre courage ! »

Après avoir passé quelques moments dans cette situation, il se trouva plus fort et il put se remettre en chemin. Aucune maison ne paraissait dans la campagne ; il ne voyait que de grandes plaines coupées par quelques haies ; mais, à peine avait-il fait une demi-lieue, qu’il découvrit cependant un asile. C’était une cabane de berger sur ses roues, entourée de la cloison qui attendait les brebis. Il s’y rendit, le cœur joyeux, et disait en souriant :

« Le bon berger m’a exaucé : il me prête sa maison. » Elle se trouva ouverte. Il y avait un matelas et une couverture. On eût dit que Maurice était attendu. Il y entra sans défiance, comme sous la garde du meilleur père.

Une chose l’étonna. Il s’aperçut, à une odeur appétissante, qu’il y avait quelque part des vivres ; il s’en assura, et ses mains rencontrèrent même un morceau de pain. Quelle tentation pour un enfant qui n’avait pas soupé ! Cependant Maurice comprit que ces provisions attendaient un maître, et il n’y toucha pas. Il pria Dieu de l’endormir bien vite, pour lui ôter l’envie de mal faire. En effet, il s’endormit tranquille, persuadé qu’on lui pardonnerait d’avoir occupé le logis, s’il bornait là son usurpation.

Il pouvait être dix heures, quand Maurice fut réveillé par des bêlements confus, auxquels se mêlaient une voix d’homme et les aboiements d’un chien. Il comprit qu’on amenait le troupeau dans le parc. Au bout d’un moment, la porte s’ouvrit, une main s’avança et le palpa doucement : « C’est bien, dit la même voix, tu es à ton devoir. Tu peux dormir. Le troupeau va en faire autant. Je ferme les portes du parc et je laisse le chien. »

Maurice fut si étourdi de ce réveil et de cette apostrophe, qu’il ne trouva rien à répondre. L’homme était bien loin, lorsqu’il put se reconnaître, et se dire qu’il aurait dû prévenir l’inconnu de sa méprise. Maintenant il était trop tard. « Enfin, se dit-il, s’il ne s’agit que de dormir, je m’en acquitterai aussi bien qu’un autre. » Il reprit donc sans scrupule son sommeil interrompu, lorsqu’il se fut aperçu, au silence croissant, que les moutons s’endormaient autour de lui.

Mais il ne devait pas achever la nuit sans autre événement. Il était environ deux heures, quand la porte de la cabane s’ouvrit une seconde fois.

— Père Claude, dit une jeune voix, me voici ! Pardonnez-moi d’arriver si tard ; mon beau-frère n’a pas voulu me laisser quitter la noce avant la fin.

Le jeune garçon continuait de faire des excuses ; Maurice lui répondit :

— Ce n’est pas le père Claude qui est ici.

— Qui donc ?

— Un voyageur, un enfant, qui s’était réfugié dans cette cabane ouverte, et qui dormait déjà quand le père Claude a amené les moutons. Il m’a trouvé à votre place et m’a pris pour vous, comme vous venez de me prendre pour lui.

— Ah ! mon ami, tu m’as sauvé une belle réprimande, et peut-être bien pis !

— Et toi, tu m’as procuré une bonne nuit.

— Avec un souper suffisant, j’espère ?

— Comment cela ?

— Sans doute, il devait se trouver des provisions dans la cabane ?

— Je m’en suis aperçu à l’odeur ; elles y sont toujours.

— Pauvre garçon ! tu n’avais donc pas faim ?

— Je mourais de faim en arrivant ici, et je me suis dépêché de m’endormir pour ne plus y penser.

— Et à présent ?

— Et à présent ? tu t’imagines !…

— Eh bien ! soupe vite, mon ami, ne te gêne pas. Je viens de la noce, moi ; j’ai marié ma sœur aînée ; tu goûteras de notre galette.

Le jeune berger n’était pas resté en place pendant ce dialogue ; il était monté dans la cabane ; il avait allumé une petite lampe rustique et s’était assis à côté de Maurice. Alors il se mit à le servir et il étala devant lui son souper. Il vit avec satisfaction que le père Claude avait fait ce jour-là les choses assez largement. Maurice consomma tout, à la grande joie de Michel. La galette vint après et fut trouvée excellente. Le dessert achevé, les deux camarades renvoyèrent au lendemain toute autre explication, afin de vaquer au plus pressé. Maurice retrouva un meilleur sommeil, depuis qu’il était restauré par la nourriture, et Michel dormit comme on dort après un repas de noces, une course de deux lieues, et la certitude d’avoir échappé à la colère d’un maître justement redouté. Au réveil, quand il sut comment Maurice avait été amené dans la cabane, il dit :

— J’irai suspendre une couronne à la croix.

— Tu feras bien aussi, ajouta Maurice, de dire à ton maître la vérité.

Nouvelles aventures.

Après avoir quitté Michel, le petit voyageur se remit en chemin, et, malgré le souvenir de cette nuit, passée bien plus heureusement qu’il ne l’avait espéré, il se laissa peu à peu ressaisir par le découragement. L’influence de la grâce semblait s’évanouir à mesure qu’il s’éloignait du lieu où il l’avait ressentie. Il est malheureusement vrai que la chaleur du zèle pieux, qui devrait nous animer sans cesse, nous abandonne, le plus souvent, après de courts intervalles. Maurice était dans ces fâcheuses dispositions, lorsqu’il fit une de ses rencontres les plus tristes. Il vit enfin de ses yeux ces hommes terribles, auxquels il avait pensé tant de fois en frémissant. Deux gendarmes, le fusil sur l’épaule et le sabre au côté, conduisaient un malfaiteur, les mains enchaînées. Ils marchaient d’un bon pas, et devancèrent bientôt Maurice, qui frissonna d’horreur à cette vue. L’un d’eux le salua d’un ton brusque, et l’enfant lui rendit le salut bien humblement. Quand ils eurent fait quelque pas, le même gendarme se retourna, regarda fixement Maurice, et parut dire à l’autre quelques mots sur son compte. Pour lui, il suait d’angoisse, et il ne fut rassuré que lorsqu’il les vit bien loin, ou plutôt lorsqu’il ne les vit plus.

Son déjeuner, si matinal, était depuis longtemps digéré, quand il passa devant une pauvre maison, au bord de la route. Quatre jolis enfants étaient assis sur le seuil de la porte, armés chacun d’une cuiller, et tenant sur leurs genoux, qui faisaient table, une assiette pleine de soupe. Un chien était couché auprès de la troupe mangeante. — Où es-tu pauvre Dragon ?… Ce fut la première pensée de Maurice ; la seconde fut pour le potage. Les enfants saluèrent gaiement le petit voyageur, en brandissant leurs cuillers. Ces figures joviales pouvaient donner à Maurice de la confiance ; mais demander la charité est si dur, surtout pour ceux qui l’ont faite ; Maurice s’en tira avec finesse, et un badinage lui valut un nouveau déjeuner. Répondant aux agaceries des enfants, il s’assit vis-à-vis sur une pierre, au bord de la route, et, comme s’il avait eu une cuiller à la main et une assiette pleine sur les genoux, il se mit à manger à vide, affectant de savourer avec délices. Les plus jeunes enfants rirent aux éclats ; la jeune mère survint, et rit à son tour, mais avec attendrissement. Elle fit un signe d’appel à Maurice, qui vint gaiement s’asseoir auprès de la jeune famille, et prendre au déjeuner une part effective. La mère l’obligea d’accepter, de surplus, un morceau de pain.

— C’est le dessert du pauvre, lui dit-elle.

— Merci, Madame, dit l’enfant avec reconnaissance. Un riche ne ferait pas mieux. « J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger. »

Et il partit après avoir salué amicalement les enfants et la mère.

Théodore.

Il marchait depuis longtemps, les yeux fixés sur ces chères montagnes, qu’il voyait toujours dans le lointain, lorsqu’il fut devancé par une voiture de belle apparence. Cependant la couleur sombre et les livrées noires annonçaient le deuil. Un monsieur et une dame étaient seuls dans la voiture. Maurice les regarda curieusement et il leur ôta son chapeau. Le vent qui soufflait alors fit jouer ses longs cheveux bruns autour de sa jolie tête, et les chevaux n’allant qu’au petit trot, la dame eut le loisir de considérer l’enfant. Elle fit soudain un mouvement de surprise, et poussa un cri. À quelques pas de là on arrêta la voiture, et le monsieur et la dame ayant mis la tête à la portière, observèrent de nouveau Maurice en échangeant des paroles très animées.

Pour lui, toujours défiant, il s’était arrêté. On lui fit signe d’approcher ; il obéit avec crainte. Quand il fut à vingt pas, la dame s’écria :

— C’est lui-même ! Ne le diriez-vous pas ?

Le monsieur descendit de la voiture et s’approcha de Maurice. Alors le pauvre enfant se troubla ; s’il l’eût osé, il aurait fui. Le monsieur le prit par la main, et l’observait avec une attention passionnée.

— Ces yeux bleus ! ces cheveux bruns et bouclés ! cette bouche !… Mon Dieu !…

Telles étaient les réflexions qu’il faisait à haute voix en présence d’un vieux domestique qui était accouru, et qui regardait Maurice avec la même surprise.

— Votre nom, mon enfant ? lui dit le maître.

Maurice ne doutait pas que ces personnes ne l’eussent reconnu, parce qu’on l’avait signalé dans quelqu’un des lieux témoins de ses étourderies et de ses escapades. Il se rappela tout à coup le chuchotement des gendarmes, et il se crut perdu, s’il déclarait son vrai nom, qu’il avait dit si souvent. La frayeur le jeta dans la feinte ; encore le pauvre enfant ne laissa-t-il pas de respecter jusqu’à un certain point la vérité. Il se souvint que son père l’appelait quelquefois son Théodore, parce qu’on lui avait dit que cela signifiait Dieu l’a donné ; et Maurice dit en rougissant qu’il s’appelait Théodore.

Pressé de questions sur son voyage, il ne fut pas plus sincère.

— Je suis un orphelin, dit-il ; je cherche à me placer comme berger dans le voisinage.

La dame, qui le regardait avec attendrissement, lui dit :

— Vous êtes seul, mon enfant ; vous êtes fatigué, montez dans notre voiture ;… nous vous laisserons où vous voudrez.

Maurice, confus et troublé, se laissa faire, moitié frayeur, moitié séduction. Il n’avait jamais entendu une voix si douce, ni vu une si belle dame. Elle le fit asseoir devant elle, le regarda encore, le caressa. Au bout de quelques moments, elle se cacha le visage avec les mains, et, quand elle se découvrit, elle était baignée de larmes. Le monsieur dit à la dame :

— Si c’est là l’effet de sa présence, il faut nous séparer de lui.

— Ah ! s’écria-t-elle, je voudrais qu’il ne me quittât jamais !

À quatre lieues de là, on arriva en vue d’un château, et l’on proposa à Maurice, de venir y passer la nuit. L’exclamation de la dame lui avait bien causé quelques alarmes ; mais il ne se crut pas menacé sérieusement de perdre sa liberté, et il accepta timidement. Quel gîte différent de celui de la veille ! Un superbe château après une cabane roulante ! Tout fut à proportion. Maurice fit une chère délicate ; il fut servi par les domestiques, logé dans une chambre élégante, couché dans un lit des plus mous. Il était fort embarrassé de sa personne au milieu de ces magnificences.

On lui proposa le lendemain de chercher une place de berger dans le voisinage.

— À moins, dit la dame, que vous ne préfériez rester avec moi. Voulez-vous, mon cher Théodore, me tenir lieu du fils que j’ai perdu ?… Vous-même, vous avez perdu vos parents : nous vous servirons de père et de mère.

À ces mots, l’enfant se mit à pleurer. La dame, qui vit dans ces larmes un pur mouvement de reconnaissance, en fut touchée. L’aurait-elle moins été, si elle avait su que Maurice s’attendrissait à la pensée de son pauvre père, et que, le cœur oppressé, il se disait : « Non, non, je ne le laisserai pas !… » On ne s’en dit pas davantage pour l’heure. La dame ajouta seulement :

— Vous êtes libre, mon enfant ; ne craignez pas que je vous retienne malgré vous : mais, si vous m’aimez un peu, ne me quittez pas encore !

Le château de Varanes.

Le monsieur s’y prit d’une autre façon pour achever de le séduire. Il lui procura tous les divertissements qu’on aime à son âge. Maurice eut des cerceaux, des toupies, des arcs et des flèches, des balles, une escarpolette ; le tir au pistolet l’intéressa vivement ; mais rien ne le charma plus qu’un petit cheval, qu’il montait la moitié du jour. Ajoutez à cela des friandises, des habits élégants, enfin toutes les recherches du luxe. Et puis Maurice voyait qu’il faisait plaisir à deux personnes malheureuses, en se laissant combler de faveurs. Déjà une certaine aisance de manières avait remplacé chez lui la gaucherie. Il avait des répliques agréables, des discours naïfs et charmants ; et il entendait toujours plus souvent la dame dire avec tendresse :

— C’est son image ! Dieu l’a permis pour nous consoler.

Les domestiques, voyant croître chaque jour la faveur de M. Théodore, s’accoutumaient à le traiter avec plus de déférence. Il n’en abusait pas trop ; mais quel enfant, quel homme refuse longtemps d’accepter les avantages d’une position brillante qu’on s’attache à lui faire ? M. Théodore s’accoutuma bientôt à tenir son rang, et n’en plut que davantage à la dame, qui le trouvait par là toujours plus semblable à son fils. Ainsi le temps s’écoulait à prendre du plaisir, à recevoir et à donner des témoignages d’affection. Le petit consolateur s’engageait si avant dans ces nouveaux liens, qu’il en pensait moins souvent, je ne dis pas à Dragon, mais à son père lui-même. La prospérité le gâtait plus que n’avaient fait les accidents de tout genre et les mauvaises compagnies.

Cependant sa conscience le poursuivait même dans le château de Varanes, et lui parlait assez haut pour le troubler quelquefois : « Tu trompes tes bienfaiteurs ; tu oublies ton père ; tu ne peux vivre ainsi toujours. »

Il avait la permission de se promener à cheval dans le voisinage. Pendant une de ces excursions, il vit un petit garçon assis au bord de la grand’route. Il paraissait fatigué. Maurice, qui se souvenait de ses aventures passées, s’approcha de lui avec intérêt, et lui demanda où il allait.

— Je vais faire mon tour de France, répondit-il d’une voix un peu traînante.

— Que portes-tu dans cette boîte ?

— Dans cette boîte ? Pardi, c’est la marmotte.

— La marmotte ! Qu’est-ce que cela ?

— Vous allez voir.

Il la fit danser devant Maurice, qui voulut savoir d’où il venait.

— Pardi ! je viens de mon pays, de la Savoie !

— De la Savoie !

À ce mot, le fils de Gerbin fut tellement ému, qu’il en eut la parole coupée. Il reprit :

— Tu viens de la Savoie, et moi, j’y allais !

— Vous, monsieur ! qu’iriez-vous faire dans ce pauvre pays ?

— Je ne suis pas tant monsieur que tu crois. Dis-moi, mon ami, par où as-tu passé pour venir jusqu’ici ?

— Eh ! je suis venu tout devant moi. Je viens d’Argentières, Chamouny, Sallenche, Magland, Cluse, Bonneville… L’enfant nomma de suite tous les lieux par où il avait passé. Maurice tira vite de sa poche un joli portefeuille, que madame de Varanes lui avait donné, et il écrivit, sous la dictée du petit Savoyard, tous ces noms qu’il lui fit répéter.

— Et tu vas courir tout seul le pays ? dit-il ensuite avec compassion. Tu as quitté ton père ?

— Je suis encore trop jeune pour exercer son état.

— Quel état ?

— Maçon. Mon père est maçon ; mon grand-père était maçon, et je le serai comme eux, quand les forces seront venues.

— Où demeure-t-il ton père ?

— Si vous me demandez où est sa maison et sa famille, c’est à Argentière, comme je vous l’ai dit ; mais, depuis six semaines, il est dans la ville qu’on rebâtit, à Sallenche, vous savez, incendiée tout entière il y a six mois.

— Sallenche ! on la rebâtit ? Il y a donc bien des maçons ?

— Ils sont au moins deux mille. Oh ! je les ai vus en passant. Les Savoyards ne suffisaient pas ; on a fait venir des ouvriers du dehors.

Chaque mot du petit garçon augmentait la curiosité de Maurice. L’enfant ajouta :

— Il y a de braves gens parmi eux, et mon père s’en est fait des amis. Comme il m’envoyait en France, il y en a deux ou trois qui m’ont donné quelques mots d’écrit pour chez eux, quand ça se trouvait sur ma route.

— Montre-moi ces lettres, montre-les-moi, je te prie. Peut-être y en a-t-il une de mon père !

— Votre père, un maçon ?

— Oui, mon ami, comme le tien ! Je t’en prie, montre-moi ces lettres !

L’enfant lui tendit ces papiers, parmi lesquels Maurice n’eut pas besoin de chercher longtemps. Une des premières lettres qu’il vit était adressée à mademoiselle Justine Gerbin, la défunte cousine. Et l’écriture ! Maurice la reconnut bientôt. Les mains lui tremblaient, ses yeux se remplirent de larmes. Après quelques explications, données avec désordre, il eut la permission d’ouvrir la lettre, et il en trouva dedans une autre pour lui. Alors ses pleurs coulèrent avec tant d’abondance que le papier en fut tout trempé. Maurice, un peu remis, parvint à lire. C’était une bienveillante recommandation en faveur du petit Savoyard, et des témoignages de tendresse, de sages conseils, comme un bon père sait en adresser à l’enfant qu’il croit toujours un bon fils.

— Malheureux que je suis ! s’écria-t-il, j’ai pu l’oublier !

Alors, saisi de douleur et de remords, il n’a plus qu’une pensée, courir à Sallenche, se jeter aux pieds de son père et lui demander pardon. Mais combien de jours va-t-il rester en chemin ?

— Pas beaucoup, puisque vous avez un cheval.

— Il n’est pas à moi.

— C’est dommage, en trois jours vous y seriez.

Quelle tentation pour Maurice ! Il sait maintenant où est son père ; il connaît sa route pour aller jusqu’à lui ; il est à cheval ! Nous l’avons vu trop faible jusqu’ici pour nous étonner qu’il cède encore. « Je reviendrai bientôt, se disait-il ; je rendrai le cheval ; je m’excuserai auprès de M. et madame de Varanes. Si je vais leur demander la permission de partir, ils ne me la donneront pas. » Cette pensée et la honte de leur avouer un mensonge lui firent commettre une faute de plus. Il partit donc, après avoir fait promettre au petit Savoyard de le visiter à son retour. Il voulait le forcer de partager avec lui sa bourse, que la généreuse dame tenait bien garnie. L’enfant refusa, il dit :

— J’ai de quoi vivre avec la marmotte, et j’espère bien rapporter de l’argent chez nous.

Maurice à cheval.

Les deux enfants se séparèrent, après s’être embrassés. Maurice retourna quelquefois la tête avec un sentiment de pitié ; car le piéton est naturellement un objet de compassion pour le cavalier. Pauvre Maurice ! si tu avais su ce qui devait t’arriver, tu aurais gardé un peu de cette pitié pour toi-même. Il fit une longue traite le premier jour, et ne s’arrêta qu’à la couchée. Il entra dans la première auberge de bonne apparence. On le traita fort bien, et peut-être aussi son cheval, quoique l’âge tendre du cavalier laissât la monture à la discrétion du valet d’écurie. Le lendemain, quand il s’agit de payer, Maurice fut bien surpris de la grosse dépense qu’il avait faite. On le traita noblement, et il calcula que deux saignées pareilles mettraient sa bourse à sec. Il reconnut par là que, si un cavalier va plus vite, il dépense bien davantage. Il se trouvait beaucoup plus pauvre avec son cheval qu’avec son chien, et sa qualité de cavalier, ses beaux habits, ne lui permettaient plus de mettre à profit les humbles ressources qui s’offrent d’elles-mêmes au pauvre piéton.

Il partit fort soucieux. Les remords se réveillaient chez lui avec l’inquiétude. Ce père, qu’il courait chercher, avec une ardeur qui pouvait seule faire excuser sa faute, ne le condamnerait-il pas le premier ?

— Ah ! que j’ai besoin de le revoir, s’écriait-il, et de me placer sous sa garde ! Que je deviens mauvais, à vivre comme je fais depuis quelque temps !

Ces pénibles réflexions le poursuivirent tout le jour. Le soir il dut traverser un bois, pour gagner un village où Monsieur trouverait, lui avait-on dit, une excellente auberge. Il était arrivé au plus épais, lorsqu’il rencontra un homme de mauvaise mine, qu’il essaya d’éviter en poussant son cheval vers la gauche en piquant des deux. L’homme fut plus prompt que lui.

— Votre bourse, mon petit monsieur ! dit le drôle en arrêtant le cheval par la bride.

Maurice, troublé de frayeur, jeta les yeux derrière lui, comme pour appeler son fidèle défenseur. Hélas ! il était bien loin son pauvre Dragon ! Déjà pâle comme un linceul, il donna sa bourse. Elle était fort jolie, mais il n’y avait pas de quoi contenter le voleur, qui s’attendait à une plus forte prise.

— Vous n’êtes guère en fonds, pour un cavalier si bien monté, lui dit-il avec insulte ! Mais voilà des habits distingués. Peste, le beau drap ! et tout neuf ! Allons, mon petit monsieur, à bas les habits.

Maurice pleurait et gémissait.

— Pas de bruit, cela ne sert de rien ; et vite en besogne !

Sur un geste impératif du scélérat, Maurice, descendu de cheval, ôta son habit. Ce ne fut pas assez. Le gilet, le pantalon, les bas et les bottes y passèrent. Enfin, la chemise ayant paru d’une toile fort belle, l’impitoyable voleur la voulut aussi. Maurice, tremblant de frayeur, dut l’étendre par terre, pour envelopper ses hardes dont il fit lui-même un paquet, sous les yeux et la direction du bandit, qui tenait le cheval par la bride.

Ce misérable méditait peut-être un dernier attentat. Du moins son bras, armé d’un bâton menaçant, était levé sur la tête de Maurice, lorsqu’un cri se fit entendre à quelques pas. Le brigand tourna la tête de ce côté, et l’enfant eut la présence d’esprit de s’esquiver comme une souris, et de grimper sur des roches voisines couvertes d’épais buissons. Le voleur ne pouvait l’y poursuivre sans abandonner le paquet et le cheval : il préféra sauter en selle et s’éloigner au galop. Ce qui avait sauvé la vie à l’enfant, c’était le cri d’un geai, troublé dans sa retraite par un écureuil.

Cependant la frayeur, le saisissement, le froid, ne feraient-ils pas ce que le scélérat n’avait pu faire ? Maurice était tellement troublé, qu’il resta fort longtemps immobile, incapable de s’aider lui-même, et n’osant appeler du secours. Au bout d’un moment, il revint un peu à lui, et ce fut pour souffrir davantage. La nuit approchait ; qu’allait-il devenir ? Hélas ! il périrait, si près d’atteindre Sallenche et de retrouver son père ! Que de regrets, que de remords il sentait dans ces horribles moments ! Comme il implora Dieu de tout son cœur et lui fit humblement l’aveu de ses fautes ! Il pleurait, il gémissait de détresse, et ne croyait pas ses derniers moments bien éloignés.

Au milieu de cette angoisse, il entendit le pas d’un cheval. « C’est lui qui revient ! se dit-il d’une voix étouffée ; mon Dieu, sauvez-moi ! » Cependant Maurice ne bougea pas ; il en était incapable. Il guettait au passage l’homme qui allait paraître. Ses genoux tremblaient, ses dents claquaient, il frissonnait de tout son corps. Heureuse rencontre ! Cet homme, tant redouté, c’était un gendarme. Maurice, comme sauvé de la mort, rendit justice cette fois à ce personnage tutélaire, et l’appela à son secours avec toute la voix qui lui restait. À cette plainte, le gendarme tourna la tête, et fut bien surpris de voir un enfant tout nu. Quelques mots entrecoupés le mirent au fait.

— Où l’homme a-t-il passé ? dit le brave.

— De ce côté.

— Cependant j’en viens, et je n’ai rien vu. Il aura quitté la route.

Là-dessus il fit un mouvement, comme pour aller à la recherche. Maurice s’écria :

— Oh ! Monsieur, me laisserez-vous !

— Te laisser ? Non, c’est impossible. Pauvre enfant ! Il est tout transi. Tes pieds saignent ?

— Je me suis blessé en fuyant dans ces épines.

— C’est une pitié. Le scélérat ! s’attaquer à un enfant ! Tout en causant, le brave homme avait ôté son manteau de dessus ses épaules ; il le posa sur celles de Maurice, et l’enveloppa dedans tout entier ; puis, l’ayant pris dans ses bras, il remonta à cheval, et l’emporta comme il put.

Ils firent ainsi une assez longue traite. Le gendarme se garda bien de questionner Maurice en chemin. Il s’apercevait, au tremblement convulsif du pauvre malheureux, qu’il était agité. Enfin ils arrivèrent au poste. On fit un bon feu ; on réchauffa les membres de l’enfant ; on lui fit prendre une tasse de bouillon ; après quoi il fut couché sur un lit de camp, qu’on avait muni, en sa faveur, d’un matelas. Bien restauré, bien couché, bien couvert, Maurice s’endormit avec le sentiment d’une sécurité parfaite : il était au milieu des gendarmes.

Maurice retrouve son père.

Il dormit fort tard. À son réveil, le premier objet qu’il vit furent ses habits, étalés auprès de son chevet. Il croyait rêver. On lui dit que le gendarme à qui il devait la vie lui avait rendu ce nouveau service, et qu’il venait de ramener le malfaiteur et le cheval. Là-dessus il s’habilla bien joyeux. On lui demanda son nom ; il se garda bien de mentir cette fois : il avait trop de regret de sa faute ; d’ailleurs il parlait à l’autorité, qu’on doit tromper moins que personne. Il déclara donc qu’il s’appelait Maurice Gerbin.

— Maurice Gerbin ! s’écrièrent les gendarmes ; le fils du maçon ?

— Oui, Messieurs. Comment le savez-vous ?

— En effet ; le signalement est exact, dit le chef du poste, qui, prenant un papier, se mit à faire en détail l’examen de sa figure. Tout se trouva conforme, et devait l’être.

— Ah ! malheureux enfant ! que tu as fait souffrir ton père ! dit gravement une moustache grise.

— Mon père ! savez-vous où il est ? sait-il où je suis ?

— Nous savons où il est, et, dans deux heures, il pourra te voir, s’il plaît à Dieu.

Ces derniers mots furent prononcés d’un ton qui fit frémir Maurice.

— Ah ! Monsieur, serait-il ?…

— Il est malade d’inquiétude ; j’espère que ta présence le guérira.

Alors l’enfant poussa des cris de douleur. La vieille moustache le prit par la main, et se chargea de remettre l’enfant dans les bras du pauvre Gerbin.

— Allons, allons, disait Maurice… Mon Dieu ! pardonne-moi ; guéris mon père ! je serais trop malheureux !…

On attela le cheval à une petite voiture. L’enfant apprit en chemin que, son père ayant écrit au village quelques jours auparavant, on avait pu lui écrire à lui-même. Aussitôt qu’il avait appris la mort de sa cousine et la fuite de son enfant, il était accouru. Comme il soupçonnait la vérité, c’est-à-dire que Maurice avait voulu le rejoindre, il l’avait signalé sur toute la frontière. Lui-même, l’ayant parcourue, et ne retrouvant pas son enfant, était tombé malade dans le voisinage.

Il fallut le préparer par degrés à la joie qu’il allait éprouver. Le brave homme qui lui amenait son fils lui annonça d’abord qu’on avait de ses nouvelles, et qu’il se portait bien ; il ajouta bientôt qu’il l’avait vu lui-même ; enfin il lui découvrit que l’enfant était-là.

— Maurice ! s’écria-t-il ; et l’on ne put retenir l’enfant davantage.

Il se jeta dans les bras de son père, et puis à ses genoux, d’où il ne voulait plus se relever.

— Pardon ! pardon ! s’écriait-il d’une voix étouffée.

Les embrassements paternels lui dirent assez qu’il n’était pas devant un juge sévère. Gerbin dit à son enfant, pour toute réprimande :

— Maurice, tu as failli me faire mourir.

À ce tendre et grave reproche, l’enfant pleura et se repentit.

La joie répara le mal que l’angoisse avait fait. Gerbin fut bientôt en état d’écouter l’histoire de Maurice. Il y en eut pour plus d’un jour. L’enfant ne cacha ni le bien ni le mal. À cette naïve franchise, l’heureux père put reconnaître que, par un grand hasard, la vie d’aventurier n’avait pas fait à son fils un tort irréparable.

— Et ce pauvre Dragon ! que sera-t-il devenu ? disait Gerbin, assez heureux maintenant pour être en état de regretter son chien.

— Ça, mon enfant, ajouta-t-il, nous ne pouvons nous dispenser de visiter ceux qui t’ont fait du bien. Nous devons des excuses à plusieurs, et même des réparations. Que les faveurs du ciel ne nous fassent pas oublier nos devoirs envers les hommes. Ne soyons pas ingrats.

Ils firent donc, en retournant chez eux, le même chemin que Maurice venait de faire. Mais quelle différence entre ces deux voyages ! l’un, plein d’accidents et de peines ; l’autre, facile et charmant. Le père et l’enfant cheminaient souvent côte à côte en se tenant par la main ; souvent aussi Maurice, montait le petit cheval qu’il ramenait à Varanes. Il montrait à son père les lieux où quelque aventure lui était arrivée. Ils s’y arrêtaient quelquefois : ici la cabane du berger, ici la croix, ici la rencontre de l’aveugle. La visite à M. et madame de Varanes fut une des plus intéressantes. Ce digne couple fut bien réjoui de revoir l’enfant. Ils écoutèrent avec intérêt son histoire, et lui pardonnèrent sa dissimulation et sa fuite avec une grande bonté.

— Dieu vous l’a rendu, dit la châtelaine à Denis Gerbin ; je ne vous le demanderai pas ; mais promettez-moi de vous établir dans notre voisinage. Maurice, qui n’a pas voulu être notre fils, ne refusera pas d’être notre ami.

Ils promirent tous deux avec reconnaissance, et ils tinrent leur promesse.

Après avoir visité le château, ils ne dédaignèrent pas l’étal de l’honnête boucher. Là une nouvelle joie les attendait : ils retrouvèrent Dragon. Le brave homme avait fini par découvrir le ravisseur, et, sans lui rien dire de ce qu’il savait, il s’était fait céder le chien du petit voyageur, ne désespérant pas de pouvoir le lui rendre un jour. On devine quelle fut la joie du pauvre animal. Et Dragon avait passé par tant d’épreuves, que sa sensibilité naturelle s’en était beaucoup accrue.

Après avoir accompli, chemin faisant, tous les devoirs de la politesse et de la reconnaissance, Gerbin et son fils rentrèrent dans leur village. Ce fut un événement. Ils trouvèrent le voisin parfaitement guéri de ses blessures, et lui firent en leur nom, et au nom de son bouillant ennemi, des excuses, qu’il reçut fort mal. Ils réglèrent ensuite, toutes leurs affaires, puis ils plièrent bagage et quittèrent sans trop de regret, le village de M. Christin, pour se rendre auprès de M. et madame de Varanes. Quoique de nouveaux héritiers eussent adouci plus tard la douleur d’une perte cruelle, ce couple trouva toujours du plaisir à voir, à encourager et à soutenir Maurice. Au bout de seize ans, M. de Varanes voulut se construire un château dans le goût moderne ; Maurice en fit les plans, et son père y travailla sous lui avec des forces entières. Dragon, exemple de longévité, non moins que de dévouement, vivait encore en ce temps-là, et il s’éteignait doucement au coin du feu, comme un tison achève de se consumer lentement sous la cendre. - FIN