BIBLIOBUS Littérature française

Antoine Galland ou Le petit Picard

I- Le retour

Le 3 juillet 1660, un jeune garçon de quatorze ans environ, marchant d’un pied ferme, arpentait lestement un chemin large, droit, uni et couvert d’une poussière crayeuse ; ce chemin conduisait de Noyon à Rollot, petit village près de Montdidier en Picardie. Le costume de ce jeune garçon était d’une simplicité qui approchait presque de la misère, et une pâleur studieuse avait banni de son front la fraîcheur de la jeunesse ; on y lisait une inquiétude pleine d’angoisse. Parfois ses grands yeux noirs brillaient d’un éclat de joie furtive, en passant devant quelques petits manoirs dont les ponts-levis, toujours baissés, témoignaient par leur immuabilité constante de la bourgeoise bonhomie de ceux qui les habitaient... Quelquefois aussi la vue d’une de ces petites maisons blanches qui surgissent, on dirait, du milieu d’une verte prairie, attirait, sur les lèvres du voyageur, un de ces pâles sourires qui ressemblent plutôt à une contraction nerveuse qu’à un éclair de plaisir. Mais le plus souvent ses yeux baissés, ses regards distraits, décelaient ce qui se passait dans son âme.

Au moment où le soleil se couchait derrière un massif de pommiers, notre jeune voyageur entrait dans un petit sentier pierreux, bordé de chaque côté de l’éternel pommier... À quelques pas devant lui trottait un âne chargé d’herbes et d’arbustes ; une jeune femme à pied conduisait l’animal, accélérait sa marche par quelques coups d’une branche de saule qu’elle tenait à la main. Sans doute la tournure de la jeune femme rappelait au voyageur quelque souvenir, car, malgré la fatigue qui courbait son corps et la sueur qui inondait son visage, il hâta le pas et atteignit la Picarde au moment où celle-ci tournait la tête pour voir qui courait derrière elle. Les deux noms d’Annette et d’Antoine sortirent en même temps des deux bouches, et quatre mains se tendirent à la fois pour se serrer.

– Annette ! dit le jeune voyageur après un moment de tendre et triste silence, je reviens pour toujours cette fois.

– Ah ! mon Dieu, dit Annette saisie, que s’est-il donc passé là-bas ?

– Mon second protecteur est mort !... dit Antoine les larmes aux yeux, et je n’ai appris qu’au même moment sur quel pied j’étais reçu au collège de Noyon... Digne et saint homme !

– Mort ! ce digne et saint homme, dit Annette dont les larmes se joignirent aux larmes de son frère.

– Mort !... mon Dieu !

– Je le vois encore, mon frère, lorsqu’à la mort de notre pauvre père (tu n’avais que quatre ans à cette époque), il y a de cela dix ans, le hasard le conduisit chez nous... Il avait connu mon père, et, en voyant sa femme veuve avec sept enfants et sans aucune ressource que le travail de ses mains, il dit à notre pauvre mère... j’entends encore sa voix si bonne : « Voyons, madame Galland, désespérer de la justice de Dieu est un péché... Que puis-je faire pour vous ?... Annette, m’a-t-on dit, est recherchée en mariage par un brave garçon droguiste, il faut la lui donner... – Ils sont pauvres tous les deux, dit ma mère !... – Une boutique de droguiste, reprit-il, ça n’est pas bien cher, je me charge de leur prêter ce qu’il faut pour l’acheter. » Et j’épousai Picard... Puis il se chargea de toi. « C’est toujours deux de moins », dit-il ; et il t’emmena. Le principal du collège aussi te prit en grande affection, nous dit-on, et, grâce à ces deux personnages, tu es devenu un savant, mon frère... acheva la jeune Picarde avec un sentiment de tendresse empreint d’orgueil.

– Hélas ! ma bonne sœur, j’en sais tout juste assez pour savoir que je ne sais rien, dit Antoine Galland avec une candide bonhomie. Certes, je n’allais pas mal, et avec le temps sans doute j’aurais pu faire mon chemin, c’est ce que disait le principal, mort l’année dernière. Oh ! Annette, t’imagines-tu ce que j’ai ressenti, lorsque, le lendemain de la mort de ce bon chanoine... le nouveau Principal, celui qui avait remplacé mon premier protecteur, me fit appeler dans sa chambre et me dit : « Celui qui payait votre pension ici vient de mourir... avez-vous quelque autre personne qui s’intéresse à vous et qui continue l’œuvre charitable que le chanoine Fernon avait commencée ? – Hélas ! monsieur, dis-je en pleurant, je n’ai plus que ma mère ; et ma mère possède à peine de quoi subsister, elle et les six autres enfants qu’elle a. – J’en suis fâché, me dit cet homme, mais le collège ne peut vous garder pour rien... il faut aller retrouver votre mère. » Tu comprends, ma sœur, qu’après de telles paroles je ne pouvais rester une heure de plus dans ce collège... Je suis parti... sans dire adieu à aucun camarade, je n’en aurais pas eu le courage... Je suis parti sans rien emporter que les vêtements que j’avais sur le corps... Je suis parti avec un écu de trois livres que j’avais dans ma poche, dernier don du chanoine, quelques jours avant sa mort... Mais c’est assez parler de moi. Que fait ma mère ? Que sont devenus mes frères, mes autres sœurs ?

– Ma pauvre mère est toujours couturière... mais couturière de pauvres gens ; ça ne rapporte pas grand-chose. Jacques est garçon de ferme chez M. Perrin... M. le curé a pris, chez lui, Jean comme enfant de chœur ; il le nourrit, l’habille et lui apprend à lire, à écrire, et le latin... Marie travaille chez la blanchisseuse Martin, et Françoise et Geneviève sont trop petites pour faire quelque chose.

Tout en parlant et marchant, le frère, la sœur et l’âne avaient atteint une petite maison blanche, à l’entrée du village de Rollot. Une femme âgée cousait, assise sur une pierre, à droite de la porte, lorsqu’une petite fille qui jouait à la poupée près d’elle se mit soudain à crier :

– Voici Annette avec un homme.

La couturière leva les yeux, poussa un cri de joie ; son ouvrage tomba de ses mains, dans le mouvement qu’elle fit pour ouvrir ses bras au nouveau venu.

– Mon fils !...

– Ma mère !...

Des larmes et des baisers scellèrent cette entrevue.

– Ma mère, dit le jeune homme avec douleur, me voilà de nouveau à votre charge ! Et il raconta à sa mère ce que vous savez déjà.

– Dieu est grand, mon fils, répondit la pieuse Picarde avec une soumission douloureuse, il ne nous abandonnera pas... D’ailleurs, tu es grand, tu es fort ; que sais-tu faire ?

– Je sais, ma pauvre mère, je sais des choses inutiles au village, répondit Antoine ; je sais un peu de grec, beaucoup de latin et pas mal d’hébreu...

– C’est ça que tu as appris au collège ! s’écria la simple femme d’un ton de regret.

– Ah ! ma bonne mère, ne regrettez pas mes études, reprit vivement le jeune Galland ; j’ai quatorze ans, je n’ai connu aucun plaisir de mon âge, et les études m’ont tenu lieu de tout ; je lisais, et je ne pensais pas à jouer ; j’étudiais, et j’oubliais dans mes heures studieuses qu’il y avait des vacances pour les heureux enfants du collège... J’apprenais, et en voyant s’ouvrir les portes de la science, je regrettais moins de voir se refermer sur moi seul les portes par lesquelles mes joyeux camarades s’élançaient en courant vers les logis paternels...

– C’est bien, cela se peut, répondit madame Galland, d’un air qui prouvait qu’elle ne comprenait pas bien tout ce que lui disait son fils... Mais, maintenant que te voilà hors du collège, et sans aucun espoir d’y rentrer ; maintenant que tes deux protecteurs sont morts... à quoi te servira toute cette belle science ?...

– À espérer, répondit Antoine en soupirant.

– Cela nous mènera loin, repartit la mère.

– Oui, ma mère, répondit le jeune Galland ; avec de la persévérance, l’amour de Dieu et de l’étude, on peut triompher de bien des obstacles... croyez-moi...

– Tu es fatigué, tu dois avoir faim, dit la bonne mère, essayant de donner le change à ses pensées inquiètes... entrons. Heureusement, M. le curé a passé par ici ce matin, et il y a de quoi souper pour toi ; viens, nous aviserons en soupant au moyen de te tirer d’affaire dans ce pays, car, puisque te voici, il ne faut plus nous quitter ; on peut vivre à Rollot comme partout ailleurs.

Antoine suivit sa mère, d’un air qui signifiait qu’il n’était pas bien convaincu de la vérité de cette assertion.

II- La boutique du droguiste

Le lendemain de l’arrivée d’Antoine, et comme celui-ci était à déjeuner avec sa mère, Picard, le mari d’Annette, parut inopinément à leurs yeux.

– Bonjour, belle mère, dit-il en entrant, bonjour, beau-frère ; ma femme m’a dit hier le retour d’Antoine, il est, dit-elle, au dépourvu pour une place ; je viens lui en proposer une.

– Une place ! répéta Antoine avec un étonnement dédaigneux.

– Vas-tu pas faire le fier ? lui dit sa mère. Il faut cependant t’occuper. Je suis bien touchée de votre attention, mon gendre, répliqua-t-elle en se retournant vers Picard... et quelle place avez-vous à proposer à Antoine ?

– Oh ! mon Dieu, belle-mère, c’est une place et ce n’est pas une place, répondit Picard... Voici ce que c’est : j’ai un bon établissement de droguerie, mais je suis seul, et je ne peux souvent suffire à préparer toutes les drogues dont les paysans des environs ont besoin. Antoine est un savant, à ce que m’a dit Annette, et, s’il voulait, il pourrait m’aider... Je lui donnerai d’abord la table, le logement, puis quelques petites choses, par-ci, par-là... ; puis, s’il a de la conduite, de l’ordre, il peut espérer... Car enfin, depuis dix ans que je suis marié, je n’ai pas d’enfants... donc il peut espérer ma survivance.

– Quoi ! mais c’est superbe, ce que vous proposez là ! Antoine, entends-tu ? s’écria la bonne mère, ne voyant dans cette offre que le bonheur de ne pas quitter son fils.

Antoine, les yeux baissés, jouait avec son couteau ; son visage n’exprimait aucune des satisfactions qui s’épanouissaient sur le visage de sa mère.

– Tu ne dis rien, Antoine, reprit madame Galland, inquiète du silence de son fils.

– Je dis que Picard est bien bon, répondit Antoine avec embarras.

– Bien bon ! répéta la couturière ; mais dis donc qu’il est bien généreux, bien magnifique ; car cette boutique de droguerie qu’il te fait voir en perspective !... mais je n’en avais jamais rêvé autant pour toi. Lève-toi donc, remercie ton beau-frère, dis-lui que tu acceptes ! dis-lui que tu seras bien travailleur, bien sobre, bien sage, bien obéissant... Voyons donc, Antoine, lève-toi, puisque je te le dis, et va remercier ton beau-frère..

Antoine obéit avec tant de nonchalance, et si à regret, à ce qu’on aurait dit, que le droguiste de Rollot reprit :

– Ah çà ! mais ce que j’en dis à votre mère, Antoine, c’est pour vous être agréable, et il continua ne comprenant rien à l’air de répulsion qui se lisait sur les traits de son beau-frère ; si ça vous répugne de piler de la casse, du séné, de préparer des loochs, de faire des onguents... quoiqu’à vrai dire il n’y ait rien de bien pénible à cela... il faut le dire... il ne manque pas de garçons dans le pays, et j’ose dire qu’il en viendrait de Noyon et de Montdidier qui seraient trop heureux d’accepter ce que je vous propose... Par ainsi, Antoine, faut être franc ; nous n’en serons pas moins bons parents, bons amis, bons voisins, si vous me refusez.

– Où avez-vous donc la tête, mon gendre, de voir qu’Antoine vous refuse ? dit la mère lançant à son fils des regards où la sévérité le disputait à la tendresse. Antoine accepte, Antoine est heureux de vos bontés, Antoine sent fort bien qu’il ne peut rester chez une pauvre couturière, obligée de vivre, elle et ses deux enfants en bas âge, et de payer son loyer ; tout cela avec le travail de ses pauvres doigts ; il sent cela, il accepte, et la preuve, c’est qu’il va vous suivre chez vous et entrer en fonction tout de suite. Tu entends, Antoine, prends ton chapeau et suis ton beau-frère.

– Oui, ma mère, répondit Antoine, comme prenant une résolution désespérée.

En entrant dans la boutique du droguiste, en voyant toutes ces herbes empilées, les pots d’onguents, les bocaux de sangsues, et autres, gisant çà et là ; en voyant l’arrière-boutique, un réduit obscur, sale et infect, décorée du nom de laboratoire ; en voyant, au-dessus de ce laboratoire, la petite soupente où un peu de paille préparée lui apprit que c’était là son lit, là, sa chambre, là, l’endroit où sa vie devait s’écouler ; son cœur se serra ; mais que devint-il, le jeune et studieux collégien, lorsque son beau-frère, lui montrant plusieurs chaudrons empâtés de pommades ou d’autres cosmétiques, lui dit, avec l’accent de la gaieté :

– Allons, mon garçon, habit bas, et récurons ces chaudrons un peu proprement.

Bien qu’Antoine eût la mort dans le cœur, il ne répondit rien ; il ôta son habit, il releva les manches de sa chemise, il prit les ingrédients dont son beau-frère lui dit de se servir pour récurer les chaudrons, et il se mit à frotter comme s’il n’avait fait autre chose de sa vie.

– Bravo, bravo ! disait le droguiste enchanté, et prenant le désespoir du jeune homme pour du courage et de l’activité. Bravo !... sois tranquille, va, mon garçon, dans quelques jours ces petites mains blanches deviendront aussi calleuses que les miennes... et ces beaux petits ongles s’useront comme les miens... Bravo ! si tu continues, tu feras un droguiste consommé.

– Voilà donc à quoi vont me servir dix ans d’étude ! disait intérieurement l’ex-collégien en retenant sur le bord de ses paupières des larmes qui roulaient dans ses yeux... Voilà donc à quoi vont me servir mon grec, mon latin, mon hébreu !... Oh ! mes chères études, mes chers bancs de collège !... Oh ! mon principal !... Oh ! mon cher et bon chanoine !...

Mais la voix criarde du beau-frère le laissait peu à ses réflexions, c’était tantôt une chose, tantôt une autre qu’il fallait faire ; toujours un travail manuel, pas un petit moment de repos, pour aller de temps en temps feuilleter ses chers livres qu’il avait emportés du collège. Si, par hasard, Picard le surprenait, un Horace ou un Virgile à la main :

– Allons ! nous paressons... mon garçon, nous paressons, lui disait-il d’un accent moitié badin, moitié grondeur. Nous paressons... à l’ouvrage... à la besogne... Ces livres-là, vois-tu, ça n’est plus bon qu’à faire des cornets de papier pour le sureau, la feuille d’oranger, la bourrache et les quatre fleurs... Oublions tout ça, et soyons droguiste.

Comme Antoine ne se plaignait jamais, et que madame Galland, qui n’était jamais sortie, de la sphère étroite où elle avait vécu, ne désirait pas un plus heureux sort pour son fils, le jeune homme avait beau pleurer en cachette, pâlir et laisser plomber son teint, l’aveugle mère ne s’apercevait de rien. Mais il n’en était pas de même d’Annette qui vivait avec lui. Pendant que madame Galland disait tout haut avec une bonne foi naïve :

– Antoine n’est pas fort, c’est une nature malingre comme celle de son père.

Annette disait tout bas :

– Mon frère souffre !

Mais Antoine était si occupé, et Picard quittait si rarement et pour si peu de temps sa boutique, que jamais la sœur ne trouvait ni un moment assez long, ni un endroit assez solitaire pour interroger son frère.

Un jour l’amitié fraternelle l’inspira.

– Je vais à Montdidier demain, dit-elle à son mari ; peut-être reviendrais-je tard ; la nuit, j’ai peur, tu le sais ; laisse venir Antoine avec moi, je t’en prie.

– Comme tu y vas ! lui répliqua son mari, j’ai besoin d’Antoine ici.

– Oui, mais ce que tu ne vois pas, lui répliqua sa femme, c’est qu’Antoine pâlit et jaunit à vue d’œil ; ce garçon est jeune, toujours enfermé dans ton laboratoire, ça n’est pas très sain pour son âge. Il ne sort jamais, voilà bientôt un an qu’il est ici ; excepté pour aller à la messe, il n’a pas mis les pieds hors de la maison ; permets-lui cette distraction, je t’en prie, et accorde-moi ce plaisir.

– Cette petite femme a une telle manière de s’y prendre pour me demander les choses, qu’elle fait de moi tout ce qu’elle veut, dit Picard, hochant la tête de l’air d’un homme qui cède à contrecœur... Voyons... bouleverse ma maison, change les habitudes, prends ton frère, et laisse-moi seul au logis...

– Seul... pour un jour, dit Annette, la mine câline.

– Antoine, cria Picard, laisse les drogues, mon garçon ; mets ta veste et sers de chevalier à ta sœur... Allons, partez tous les deux, et ne me laissez pas souper seul... c’est bien assez de diner sans compagnie.

Cinq minutes après, Annette et Antoine cheminaient tous les deux sur la route de Montdidier.

III- Les biscuits

– Antoine, dis-moi ce que tu as sur le cœur, fit Annette, s’appuyant avec amitié sur le bras de son frère. Vois-tu, mon mari a beau dire qu’il ne faut pas avoir le cœur plus haut que son état, tu l’as, toi, n’est-ce pas ? Tu n’es pas né pour être droguiste, n’est-ce pas ? mais bien pour être savant. Oh ! il ne faut pas hocher la tête ; je n’ai pas reçu d’éducation, moi, Antoine ; je sais à peine lire et écrire, tout juste pour signer mon nom ; enfin, auprès de toi, qui sais tant de choses, je ne suis qu’une sotte, mais je vois bien qu’il n’y a ici à Rollot qu’une seule personne avec laquelle tu sois à l’aise... et qui donne un peu de vie à tes yeux... c’est M. le curé, parce qu’avec M. le curé tu peux parler tous tes jargons de grec et de latin... que tu as appris au collège, et de bien d’autres langues encore... Mon pauvre frère, voyons, cherchons à nous deux le moyen de te rendre heureux. Dis-moi, que puis-je faire ?

– Rien, chère sœur, répondit Antoine avec un soupir ; rien qu’écouter, me répondre franchement, et ne rien dire de notre entretien à notre famille.

– Parle, Antoine !

– Dis-moi, Annette, est-ce que je l’ai rêvé, ou quand j’étais tout petit, n’ai-je pas entendu dire que nous avions une vieille parente à Paris ? Chaque fois que j’ai fait cette question à ma mère, au lieu de me répondre, elle s’est mise à fondre en larmes. « Tu veux nous quitter, m’a-t-elle dit, tu ne te plais pas ici. » Me plaire ici, continua Antoine vivement, et le moyen ?... Ce n’est pas lorsqu’on a passé dix ans de sa vie à étudier, à comprendre tout le charme de l’étude, qu’on peut se résigner à fourbir, à récurer des chaudrons, à faire bouillir des herbes, ou à piler de la casse et du séné : car voilà à quoi se borne mon emploi chez ton mari, Annette ! Non, j’ai mordu à l’arbre de la science, et mes lèvres en ont soif ; je me meurs ici ; je manque d’air, de mouvement, de vie ; je veux quitter Rollot, je veux aller...

– À Paris ! acheva Annette, car son frère, effrayé d’avoir dévoilé son secret, s’était arrêté subitement...

– Tu l’as dit, ma sœur, répondit tristement Antoine... tu me blâmes peut-être, toi aussi.

– Non, je t’approuve, lui dit sa sœur, car, vois-tu, moi aussi, j’ai de l’ambition pour toi... je voudrais te voir riche, heureux, et je vois bien que ce n’est pas dans la boutique de mon mari que tu trouveras le bonheur... Tu veux aller à Paris, n’est-ce pas ?... c’est bien ; pour le voyage, ne t’inquiète pas : j’ai quelques petits écus de côté, que mon mari ne connaît pas et que je réservais pour t’acheter des livres, aujourd’hui, à Montdidier... Voici cet argent... prends... prends donc ! vas-tu faire des façons avec moi, ta sœur, et quand même, ne me les rendras-tu pas quand tu auras fait fortune ? ajouta la bonne Annette en mettant dans la main de son frère, que cette dernière phrase décida, une petite bourse de cuir très peu gonflée, hélas, par la petite épargne de la femme de l’herboriste. Ce n’est pas beaucoup, reprit-elle, comme honteuse de prier pour si peu ; mais enfin il y a bien de quoi vivre dix jours, et dans dix jours tu seras à Paris. Une fois arrivé dans cette ville, tu t’informeras de l’abbé Lecœur...

– L’abbé Lecœur ! interrompit Antoine, c’était un ami du principal du collège de Noyon... Je le connais parfaitement ; mais lui... se rappellera-t-il le pauvre petit collégien Antoine ?

– La tante Bourniche, la sœur aînée de notre pauvre père, est en service chez lui, depuis vingt ans, reprit Annette... elle se porte bien ; nous avons encore reçu une lettre d’elle, il n’y a pas deux ans... ma foi, tiens, juste six mois avant ton retour ici...

– Et quelle est son adresse à Paris ?

– Cloître Notre-Dame, n° 16.

– Et tu dis qu’elle est en service ?...

– Chez l’abbé Lecœur.

– Quelle triste recommandation !

– Dame !... la servante d’un abbé... ça n’est pas déjà une si mauvaise parenté, dit Annette avec un orgueil naïf.

– Que pourra-t-elle faire pour moi ?... dit Antoine... peut-être pas seulement me donner un gîte...

– Oh ! la servante d’un abbé, dit encore Annette d’un ton d’importance.

– Pauvre sœur ! enfin, je n’irai pas moins la trouver... et pourvu que l’abbé Lecœur ne m’ait pas oublié... Mais ma mère, dit Antoine un moment après, comment la faire consentir à ce voyage ?

– Je me charge de cela ; ne t’en inquiète pas, dit Annette.

Le frère et la sœur, toujours causant de ce projet qui semblait redonner la vie au triste jeune homme, arrivèrent ainsi à Montdidier ; Annette y remplit les commissions dont son mari l’avait chargée ; Antoine y fit quelques petites emplettes pour sa route qu’il comptait bien faire à pied ; puis l’un et l’autre, toujours bras dessus, bras dessous, s’en revinrent assez gaiement à Rollot. Comme il faisait nuit, Annette remit au lendemain à aller parler à sa mère.

La nuit porte conseil, dit-on ; l’aimable femme pensa qu’il vaudrait peut-être mieux que ce fut son mari qui portât la parole ; elle employa ses plus subtiles influences pour l’y décider.

– Ne t’aperçois-tu pas, lui dit-elle, qu’Antoine change à vue d’œil et devient à rien ? J’ai idée que l’air de Rollot lui est contraire.

– C’est cependant son air natal, répondit l’herboriste, qui, comme beaucoup de personnes, croyait à l’air natal.

– L’air natal d’Antoine, c’était l’air du collège, répondit Annette.

– Il ne peut pourtant pas y retourner, reprit Picard.

– Non, mais il pourrait aller ailleurs, dit Annette... tiens, Picard, reprit-elle aussitôt, je ne vais pas aller par quatre chemins avec toi ; tu as de l’esprit ; tu n’es pas sans avoir remarqué que mon frère se meurt ici ; mon frère est né pour être un savant, et non un herboriste ; chacun fait ce qu’il peut dans ce monde, et mon frère ne peut être qu’un savant... Quand il sera mort à la peine, le pauvre enfant, nous serons bien avancés, et ma mère aussi... J’ai une idée que, j’en suis sûre, tu approuveras. Nous avons une tante à Paris, il faut lui envoyer Antoine... elle est la servante d’un abbé ; un abbé, ça doit être quelqu’un de considérable à Paris ; la tante Bourniche le recommandera à son maître, son maître le recommandera à quelque principal de collège, et Antoine reprendra ses études... Que dis-tu de mon idée, Picard ?

– Je dis qu’elle est très bonne, Annette ; mais ta mère ne pourra jamais se décider à laisser partir Antoine.

– Bah ! ma mère !... ne fais-tu pas tout ce que tu veux de ma mère ? Ma mère n’a-t-elle pas une grande confiance dans ton savoir, dans ta raison, dans ton expérience ?... Tu n’es pas embarrassé, je te connais ; tu sauras bien lui tourner les choses de manière qu’elle ne dise pas non.

– Il est vrai que je ne suis pas embarrassé pour parler, dit Picard avec une assurance pleine de bonhomie. Je parlerai, sa mère dira oui ; mais ce ne sera pas tout... ton frère ne peut s’embarquer sans biscuits, comme dit l’autre.

– Des biscuits ! dit Annette en souriant et en frappant légèrement sur la poche de la veste de son mari... nous en trouverons bien un ou deux pour un frère. Un frère, Picard, c’est comme un enfant... et je te l’avoue, reprit-elle avec sentiment, je vendrais ma croix d’or, s’il le fallait, plutôt que de laisser partir mon cher Antoine sans biscuits, comme tu dis.

– Allons, allons, folle, gardez votre croix d’or, répondit Picard, mettant son chapeau et prenant son bâton ; nous allons parler à la mère, et quant aux biscuits... eh bien ! on tâchera de voir si on n’en trouvera pas dans quelques fentes du plancher.

Disant ces derniers mots avec une malicieuse finesse, l’herboriste sortit de sa boutique et s’éloigna à grands pas.

IV- La tante Bourriche

Tout avait réussi aux souhaits du jeune Galland. Deux jours après la conversation que vous connaissez, Antoine, chargé seulement de la bénédiction de sa mère et de quelques écus, entra dans Paris, un dimanche du mois de juillet de l’année 1661. La première question qu’adressa le jeune Picard à la première personne qu’il rencontra, en mettant le pied sur le pavé de la capitale de la France, fut pour demander le cloître Notre-Dame : on le lui indiqua ; on lui montra même le sommet de cette église dont les deux tours dominent la ville, et devaient servir à le guider dans le dédale des rues qu’il lui fallait parcourir pour y arriver. Aidé de cette espèce de boussole, il se trouva bientôt sur la place du parvis de Notre-Dame, au moment où la cloche sonnait la messe.

– Ma première visite doit être au bon Dieu, dit Antoine à qui le cœur battait fort, dans la crainte de la réception qu’on lui allait faire.

Puis, se mêlant à la foule des chrétiens qui se pressaient sous le portail, il entra dans l’église en même temps qu’une vieille femme dont le costume picard attira son attention. Mais bientôt le son de l’orgue, l’harmonie des chants, la solennité des cérémonies, spectacle imposant et si nouveau pour lui, l’absorbèrent tout entier et le plongèrent dans une de ces extases pieuses et douces, qui le ravit, pour ainsi dire, à lui-même. Les choses extérieures ont ordinairement beaucoup d’empire sur l’esprit ; ainsi l’âme s’élève avec plus d’enthousiasme vers son Créateur dans un édifice vaste, spacieux, imposant par l’architecture, à la vue de la magnificence qui entoure le culte chrétien et de tout le cortège splendide d’un clergé nombreux, que dans une misérable église de village, où un prêtre seul dit la messe. À genoux, au milieu de cette belle cathédrale, et entouré de tout un peuple qui, comme lui, priait, Antoine avait tout à fait oublié qu’il n’était pas seul ; les yeux levés vers la voûte de l’édifice, les mains jointes, il disait à haute voix ses vœux, ses prières, ses espérances. L’office était fini, les fidèles s’étaient peu à peu retirés, qu’il ne songeait pas à quitter sa place.

La femme dont il avait remarqué le costume, et que le hasard avait placée près de lui, n’avait pu s’empêcher de jeter de temps en temps les yeux sur son candide et pieux voisin. Au moment de quitter l’église, un sentiment qu’elle ne chercha ni à éloigner ni à définir lui fit jeter encore un dernier regard à la place qu’elle venait de quitter. L’enfant y était toujours, et toujours dans le même état d’exaltation. Elle se reprocha de le laisser ainsi ; et, revenant sur ses pas, elle s’approcha de lui, et lui frappant légèrement sur l’épaule :

– L’office est fini, lui dit-elle.

Antoine fit le mouvement de quelqu’un qu’on réveille en sursaut ; il resta un moment comme saisi, regardant autour de lui, sans avoir l’air de voir ; enfin, apercevant la vieille femme qui lui souriait, il devint pourpre, se leva vivement et prononça un merci, si bas, si bas, qu’il était impossible de l’entendre. La vieille femme crut qu’il était étranger.

– Vous n’êtes pas Français ? lui dit-elle.

– Pardonnez-moi, madame, répondit-il, je suis Picard.

– Picard ! de quel endroit ? demanda vivement la femme.

– De Rollot, près de Montdidier, dit Antoine.

– Et vous en venez ?

– J’arrive ce matin.

– Oh ! vous connaissez sans doute les Galland, n’est-ce pas ? la veuve Galland, c’est ma sœur ; la petite Picard, la femme de l’herboriste, c’est ma nièce. Savez-vous ce qu’est devenu le fils qu’on avait envoyé au collège de Noyon ? Oh ! si vous les connaissez, parlez-moi d’eux, dit la vieille femme avec une telle volubilité, qu’Antoine ne trouvait pas le moment de placer son mot.

Au moment où il allait répondre, elle reprit avec la même volubilité :

– Il y a vingt ans que je les ai quittés ; je les ai quittés pour me marier, un beau mariage... mon mari était cordonnier, il mourut l’année de nos noces, et, comme je n’avais pas d’enfants, la famille reprit la fortune. Moi, je restai sans rien, avec les yeux pour le pleurer, ce pauvre cher homme ! voilà tout... Nous chaussions la mère de l’abbé Lecœur ; il y avait une paire de souliers à lui rendre quand mon mari mourut, j’allai la lui porter quelque temps après, et, comme elle m’en commandait d’autres, je lui racontai mon malheur ; ça l’attendrit, la bonne dame ; elle me demanda ce que j’allais faire. « Entrer en service ou retourner au pays, lui répondis-je. – Eh bien, entrez chez moi, la Bourniche », qu’elle me dit. Ma foi, j’acceptai, et je m’en trouvais bien. Il y a dix-neuf ans que nous sommes ensemble, et nous pouvons nous flatter l’une et l’autre que nous n’avons jamais eu le plus petit mot à nous reprocher. Je suis contente d’elle, elle est contente de moi. Mais vous ne me dites pas si vous connaissez ma famille, jeune homme ?

– Je suis Antoine Galland, votre neveu, dit Antoine choisissant, pour glisser cette phrase, l’instant où la Bourniche respirait.

– Antoine... mon neveu !... s’écrie la Bourniche, qui, tout en parlant, était, ainsi que son neveu, sortie de l’église et se dirigeait vers le cloître Notre-Dame. Antoine Galland, mon neveu !... reprit-elle en arrêtant le jeune homme brusquement dans la rue et l’examinant avec avidité. Mais oui... c’est tout l’air de son père, mon pauvre frère ! avec les beaux yeux de sa mère et son visage délicat... Comment vont ta mère, son gendre et tes six frères et sœurs ?

– Tout le monde se porte bien, tante.

– Et qu’es-tu venu faire à Paris, tout seul ?

– Vous voir, vous demander votre protection, chère tante.

– Pauvre chéri ! dit la tante Bourniche. Mais nous voici arrivés chez nous... entre... suis-moi donc, je veux te présenter à ma maîtresse...

Et comme Antoine, honteux, n’osait entrer, sa tante le prit par le bras en riant aux éclats, et, le poussant avec force, elle l’obligeait à monter les escaliers. Une voix partie du premier étage s’écria :

– Quel bruit vous faites, la Bourniche ! Que vous est-il donc arrivé ?

– Un neveu, madame, un neveu, s’écria la vieille servante qui, ainsi que son neveu, atteignait l’étage où se trouvait madame Lecœur. – C’est madame ; salue, Antoine. – C’est mon neveu ; n’est-ce pas qu’il est gentil ? dit-elle à sa maîtresse.

Le neveu restait debout devant la dame qui l’examinait en silence ; elle lui fit signe de la suivre, il obéit. La Bourniche marchait derrière son neveu, en répétant :

– C’est mon neveu ; que je suis heureuse ! c’est mon neveu... Moi qui avais tant d’envie de voir quelqu’un des miens !...

Arrivée dans son salon, madame Lecœur s’assit, et, regardant toujours avec bonté le jeune Picard qui se tenait debout devant elle, timide, respectueux, mais cependant sans paraître trop embarrassé, elle lui dit :

– Depuis quand êtes-vous à Paris, mon enfant ?

– Depuis ce matin, madame.

– Comment êtes-vous venu de votre pays ici ?

– À pied, madame.

– À pied ! s’écria madame Lecœur. La Bourniche, fais asseoir ton neveu... Vous devez être bien fatigué, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle avec intérêt.

– Pas trop, madame, répondit Antoine s’asseyant.

– Et qu’êtes-vous venu faire à Paris, mon enfant ? demanda encore la maîtresse de la Bourniche.

– Essayer de continuer mes études, madame, dit Antoine en baissant la tête avec une grande modestie.

– Vous avez donc fait des études ? dit madame Lecœur surprise.

– J’ai été élevé à Noyon par le principal du collège et par l’aumônier de la cathédrale, M. Tempier.

– Mon fils a beaucoup connu cet aumônier, dit la dame.

– J’ai vu chez mon protecteur l’abbé Lecœur, dit Antoine.

– C’est mon fils ; mon fils vous connaît donc ? dit madame Lecœur.

– M. l’abbé Lecœur m’a vu, mais me connaît-il ? mais se rappelle-t-il seulement de m’avoir vu ? dit Antoine : j’étais comme perdu dans la foule des enfants qui le saluaient lorsqu’il entrait au collège ou qu’il en sortait.

– N’importe, mon enfant, je lui parlerai de vous, reprit la vieille dame. Dites-moi ce que vous désirez ; faites-moi part de vos idées ; vos réponses me plaisent, vos manières sont convenables, et puis vous êtes le neveu de ma bonne et vieille Bourniche ; je m’intéresse à vous, je voudrais vous être utile, parlez !... Quelle était votre idée, quels étaient vos projets en quittant votre pays et en venant à Paris à pied trouver votre tante ?

– J’espérais, madame, dit Antoine, qu’avec la protection de ma tante auprès de M. votre fils je pourrais parvenir à entrer dans n’importe quel collège, à y remplir n’importe quelles fonctions, même celles de domestique.

– Pourquoi celles de domestique, plutôt dans un collège qu’ailleurs ? demanda madame Lecœur.

– Parce que dans un collège il y a des livres... dit Antoine en hésitant... il y a des maîtres... des leçons... des élèves.

– Eh bien ! mon enfant ?... demanda madame Lecœur curieuse.

Enhardi par la bonté presque familière de cette question, Antoine répondit :

– En faisant bien mon service, j’obtiendrais quelques récompenses soit des maîtres, soit des élèves ; aux uns, je demanderais la permission d’écouter... aux autres... les enfants sont bons entre eux... je leur emprunterais leurs cahiers... leurs livres.

– Mais, mon entant, reprit madame Lecœur, déguisant mal l’émotion que lui causaient les réponses d’Antoine, vous ne songiez pas que vos journées ne vous appartiendraient pas.

– Mais j’aurais mes nuits, madame, répondit vivement Antoine.

– Charmant, charmant enfant, s’écria la maîtresse de la Bourniche ; oui, vous méritez qu’on s’intéresse à vous. Mon fils connaît beaucoup M. Petitpied, docteur de la Sorbonne, et par la protection de cet ami, j’espère trouver mieux pour vous qu’une place de domestique... Allez, mon enfant, allez avec votre tante ; vous n’avez peut-être pas déjeuné, et je vous fais causer sans seulement m’en informer... Allez !... La Bourniche ! fais déjeuner ton neveu, prépare-lui le petit cabinet qui est en face de ta chambre, là-haut, et, aussitôt que mon fils sera rentré, viens m’avertir, je veux moi-même lui présenter Antoine.

Effectivement, cher lecteur, M. Petitpied, charmé et intéressé par la hardiesse de la résolution d’Antoine, fut très utile au petit Picard : grâce à ce docteur, Antoine se fortifia dans l’hébreu et les autres langues orientales ; il suivit les cours du collège royal, il put même commencer le catalogue des manuscrits orientaux de la Sorbonne. En 1670, il venait d’entrer chez un professeur du collège Mazarin, lorsque M. de Nointel partit pour son ambassade de Constantinople. Ayant entendu parler du jeune Galland dont on commençait déjà à louer les travaux et le talent, il l’emmena avec lui. Galland suivit encore son protecteur dans son voyage à Jérusalem, et en profita pour copier une foule d’inscriptions. De Syrie, il revint directement en France d’où il repartit aussitôt pour le Levant, dans l’intention de rassembler des médailles. En 1679, chargé par la commission des Indes de recueillir de nouvelles richesses scientifiques pour le cabinet de Colbert, ministre de Louis XIV, il fit un troisième voyage. Colbert étant mort, Louvois, son successeur, ordonna à Galland de continuer ses recherches, et le fit nommer antiquaire du roi.

Ce fut à cette époque, qu’étant encore à Smyrne et sur le point de revenir en France, il pensa périr par l’effet d’un tremblement de terre qui ébranla toutes les maisons de cette ville ; plusieurs même s’écroulèrent, entre autres celle qu’habitait Galland !... Des décombres qui, dans leur chute, s’arrêtèrent en se croisant au-dessus de sa tête, lui formèrent un refuge sous lequel il put respirer jusqu’au lendemain matin, où, à grand-peine, on le tira de là.

À son retour en France, Galland, possesseur d’une fortune modeste mais suffisante, d’une belle bibliothèque et d’une nombreuse collection de médailles, se livra à son goût pour l’étude. Pendant son séjour en Orient, il avait acquis une connaissance très approfondie de l’arabe, du persan et du turc. C’est de la première de ces langues qu’il traduisit, entre autres, les contes des Mille et une Nuits, fruit de l’imagination la plus vaste et la plus riche. Il prit avec lui son neveu Julien Galland, qu’il éleva et à qui il communiqua son goût pour les langues orientales. En 1701, le roi admit Antoine Galland à l’Académie des inscriptions, et en 1709 il obtint la chaire d’arabe au collège royal de France.

« Galland, dit M. de Boze, travaillait sans cesse, en quelque situation qu’il se trouvât, ayant très peu d’attention sur ses besoins, n’en ayant aucune sur ses commodités ; remplaçant, quand il le fallait, par ses seules lectures, ce qui lui manquait du côté des livres ; n’ayant pour objet que l’exactitude et allant toujours à sa fin, sans aucun égard pour les ornements qui auraient pu l’arrêter. Simple dans ses mœurs et dans ses manières, comme dans ses ouvrages, il aurait toute sa vie enseigné à des enfants les premiers éléments de la grammaire, avec le même plaisir qu’il eut à exercer son érudition sur différentes matières. Homme vrai, jusque dans les moindres choses, sa droiture et sa probité allaient au point que, rendant compte à ses associés de sa dépense dans le Levant, il leur comptait un sol ou deux, quelquefois rien du tout, pour des journées qui, par des conjonctures favorables, ou même par des abstinences involontaires, ne lui avaient pas coûté davantage. »

Bien qu’Antoine Galland ait fait un très grand nombre d’ouvrages savants et sérieux, celui qui est devenu le plus populaire est, sans contredit, les Mille et une Nuits. Lorsque les deux premiers volumes de cet ouvrage parurent, leur auteur éprouva une singulière mystification.

Au milieu d’une nuit d’hiver (il faisait un très grand froid) soudain Antoine Galland fut réveillé en sursaut par plusieurs coups frappés fortement à la porte de la rue : notre savant se lève, passe à la hâte une robe de chambre, court à la croisée, l’ouvre, et, malgré l’obscurité, distingue plusieurs personnes assemblées devant sa porte.

– Qui est là ? dit-il.

Plusieurs voix répondent à la fois :

– Est-ce ici la demeure de M. Antoine Galland ?

– Oui, répond-il lui-même.

– Vous en êtes bien sûr ? répliqua-t-on.

– Très sûr, dit Galland, riant en lui-même de cette assertion qu’on réclamait de lui.

– C’est que, voyez-vous, dit une des personnes arrêtées, ce que nous avons à dire, nous ne pouvons le dire qu’à lui-même.

– Alors parlez sans crainte, répond Galland, et hâtez-vous, car le vent me souffle au visage d’une manière peu agréable, c’est moi qui suis Antoine Galland.

– Parle ! dit alors un des interlocuteurs à son voisin.

– Parle toi-même, répond celui-ci.

– Non, c’est moi qui veux parler, dit un troisième.

– Ah ! messieurs, s’écrie un quatrième, vous me laisserez bien la parole.

– Pour l’amour du ciel, messieurs, s’écrie Galland qui se morfondait de froid, dépêchez-vous, je gèle.

Le même colloque recommença, et Galland, avec une patience admirable, répétait tout en grelottant : – Pour l’amour du ciel, messieurs, dépêchez-vous, car je gèle.

Alors, en chœur, et comme s’ils chantaient un morceau d’ensemble, les jeunes gens qui avaient troublé le sommeil de l’orientaliste se mirent à crier à la fois : – Ah ! monsieur Galland, si vous ne dormez pas, contez-nous un de ces contes que vous contez si bien !

Faisant ainsi allusion aux deux premiers volumes des Mille et une Nuits qui venaient de paraître, et dont chaque chapitre commençait ainsi : Ma chère sœur, si vous ne dormez pas, contez-nous un de ces contes que vous contez si bien.

Antoine Galland avait trop d’esprit pour se fâcher de cette facétie ; il se mit à rire, et répondit : – Demain, messieurs, au revoir. Il referma sa croisée, et regagna son lit, où il ne tarda pas à retrouver sa chaleur, un peu perdue à la croisée... Toutefois, il profita de la leçon, et publia les autres volumes sans cet exorde monotone.

Antoine Galland mourut à l’âge de soixante-neuf ans, le 17 février 1715. (Contes historiques dédiés à la jeunesse : Travail et célébrité)