Le petit livre que nous publions est destiné aux gens du monde qui sont restés fidèles à la littérature du XVIIe siècle et qui ont gardé le culte de Madame de Sévigné. Les Sévignistes, comme les appelait Sainte-Beuve, voudront bien excuser ce que notre essai a d'incomplet et d'imparfait. Il nous a semblé, toutefois, que, même dans les limites étroites où se renfermait notre travail, il pourrait offrir quelque intérêt, soit pour l'intelligence de l'œuvre de Madame de Sévigné, soit pour l'étude de la langue française d'autrefois.
Dans ses incessantes évolutions, notre langue s'est appauvrie, peu à peu, de plus d'un terme expressif qu'on retrouvera dans les Lettres de la célèbre Marquise. En outre il nous apparaît, comme on l'a déjà souvent remarqué, que nos contemporains se sont accoutumés à ne pas faire usage, même, de tous les mots qui ne sont pas tombés en désuétude. Un vocabulaire restreint et monotone paraît suffire aux besoins de nos écrivains modernes; d'autre part, beaucoup d'additions nouvelles à la belle langue du XVIIe siècle, dont ils usent, ne sont pas toujours marquées au 10 bon coin. Elles ne nous consolent pas, d'ailleurs, de ce que l'usage nous a fait perdre.
La correspondance de Madame de Sévigné présente cette exacte proportion entre la pensée et la forme qui, comme l'a dit le philosophe Bersot, a constitué au XVIIe siècle la perfection de tant d'ouvrages. L'œuvre de Madame de Sévigné n'a pas vieilli. On peut lui appliquer d'ailleurs ce qu'elle écrivait à sa fille, le 11 janvier 1690, d'un auteur qu'elle admirait: «Il ne faut pas dire cela est vieux; non cela n'est pas vieux, mais c'est divin.»
La supériorité des femmes du XVIIe siècle, dans l'art épistolaire, n'a jamais été méconnue: «Ce sexe va plus loin que nous dans ce genre d'écrire», déclarait La Bruyère. Paul-Louis Courier, si bon connaisseur en matière de beau langage, disait de même: «Gardez-vous bien de croire que quelqu'un ait écrit en français, depuis le règne de Louis XIV. La moindre femmelette de ce temps-là vaut mieux, pour le langage, que les Jean-Jacques, Diderot, d'Alembert, contemporains ou postérieurs.»
En particulier, le style de Madame de Sévigné est incomparable. Son langage est vif, rapide, animé, clair, naturel, riche en tours nouveaux, exempt de déclamation, affranchi de la lourdeur compassée de certains auteurs de son temps, plein de rencontres heureuses et accru encore de l'agrément des souvenirs de ses lectures et de ses travaux.
11 En effet, aux dons naturels de son esprit, Madame de Sévigné avait ajouté le fruit d'une éducation développée et le profit de lectures sérieuses dans notre langue, comme dans d'autres.
Elle savait l'italien, qui lui avait été enseigné par Ménage et Chapelain; l'espagnol et le latin que Ménage lui avait appris. Elle lisait Virgile «dans toute la majesté du texte», comme elle l'écrivait à sa fille, le 16 juillet 1672. Elle étudiait le Tasse, l'Arioste, Cervantès dans leurs langues; elle les citait à propos, toujours de mémoire. Elle connaissait à fond Corneille, La Fontaine, Molière, Quinault que notre siècle n'apprécie pas à sa juste valeur, Racine qu'elle ne mettait pas à un assez haut rang. Elle avait lu Rabelais et en avait retenu plus d'un trait qui plaisait à sa nature franche, hardie et rieuse. L'histoire, la religion, la philosophie étaient les constants objets de ses lectures. Descartes, Nicole, Arnauld, les Solitaires de Port-Royal, Pascal, surtout, excitaient chez elle une admiration passionnée. Elle avait profité de la façon la plus heureuse des connaissances qu'elle avait ainsi acquises pendant toute sa vie. Elle n'était pas tombée dans ce que Molière appelle «tout le savoir obscur de la pédanterie». Elle avait fait, cependant, partie de la Société des Précieuses de l'hôtel de Rambouillet, sans être atteinte par l'affectation de leurs propos et de leurs écrits. Elle y avait gagné le goût du bon langage et cette politesse exquise qui avait 12 succédé, grâce aux efforts des Précieuses, à la grossièreté trop réelle des mœurs et des discours des âges précédents.
Ce qui plaît, dans les Lettres de Madame de Sévigné, c'est le naturel parfait de sa manière. Elle justifie, pour nous, le mot profond de Pascal: «Quand on voit le style naturel on est étonné et ému, car on s'attendait à voir un auteur et on trouve un homme.»
Il en est de Madame de Sévigné comme de Voltaire: l'artifice n'apparaît jamais dans leurs écrits. On pourrait, assurément, appliquer à la Marquise cette pensée du Tasse, un de ses auteurs favoris, sur les jardins d'Armide: «Ce qui ajoute à la beauté et au prix de l'ouvrage, l'art, qui a présidé à tout ne s'y découvre pas.»
Nous n'avons pas à faire ressortir ici tout l'intérêt que présente la correspondance de Madame de Sévigné par la peinture des mœurs et des caractères de ses contemporains, la vie de la Cour de Louis XIV et les principaux événements de ce grand règne. C'est une mine dans laquelle les historiens et les philosophes n'ont jamais cessé de puiser. Ses écrits demeureraient un tableau unique de son époque, si nous n'avions pas La Bruyère et Saint-Simon.
C'est ce dernier qui peut surtout, à juste titre, être rapproché de Madame de Sévigné. Il admirait beaucoup la célèbre marquise et lisait souvent ses lettres. Il lui rend un témoignage d'admiration dans ses Mémoires.
13 Quand Saint-Simon ne s'abandonne pas à sa fougue passionnée contre ses adversaires, quand ses yeux ne sont pas troublés par l'aveugle amour de ses privilèges de duc et pair, quand il se borne à narrer ce qu'il a vu et observé et à retracer, dans un style alerte et animé, quelque incident notable de la Cour ou quelque aventure singulière, il nous a rappelé plus d'une fois le charme et l'aisance des narrations simples, vivantes et expressives de Madame de Sévigné.
La langue de Saint-Simon présente plus d'une analogie avec celle de Madame de Sévigné. Elle est hardie, riche en termes originaux d'ancienne ou de nouvelle date; elle ne recule pas, au besoin, devant le mot propre, avec cette fausse pruderie qui a trop souvent gagné, depuis, les fils des Gaulois.
Dans le Glossaire que nous avons rédigé, on trouvera plus d'un renvoi aux Mémoires de Saint-Simon. Si le lecteur veut bien s'y référer, il apercevra aisément les ressemblances de style que nous signalons.
Celui qui voudra faire une étude plus complète de la langue de la marquise, trouvera dans le Lexique de la langue de Madame de Sévigné, publié en 1886 par E. Sommer, à la librairie Hachette, un tableau complet et achevé de cette langue. Nous nous sommes borné à présenter au public une esquisse. On composait autrefois des petites bibliothèques pour les 14 hommes du monde et les gens de goût, en volumes de format exigu, à l'apparence modeste, mais en réalité assez instructifs. Si cette mode n'était pas passée et si, sous l'influence étrangère, l'érudition moderne ne nous submergeait pas souvent sous des publications d'une étendue qui les rend peu accessibles aux profanes, nous serions heureux que notre petit volume fût accueilli avec bienveillance par ceux des amateurs du temps passé qui ne seraient pas trop attachés aux nouvelles habitudes. Nous n'aurions rien à désirer si notre travail ramenait encore quelques lecteurs à une étude nouvelle du texte de Madame de Sévigné. Nous avons réduit nos observations personnelles dans ce but, car nous partageons entièrement l'avis de La Bruyère: «L'étude des textes ne peut être assez recommandée. C'est la paresse des hommes qui a encouragé le pédantisme à grossir plutôt qu'à enrichir les bibliothèques et à faire périr le texte sous le poids des commentaires.»
Les renvois relatifs aux Lettres de Madame de Sévigné s'appliquent à la grande édition, en douze volumes, de ces Lettres donnée par Monmerqué chez MM. Hachette. Pour les Lettres inédites, les renvois se réfèrent, avec une indication spéciale, à la publication en deux volumes, faite chez les mêmes éditeurs, par M. Capmas.
Les citations des Mémoires de Saint-Simon sont données d'après l'édition en vingt et un volumes, parue en 1873 chez MM. Hachette. Dans un Lexique sommaire de la langue de Saint-Simon, composé par nous, on trouvera les passages des Mémoires de Saint-Simon rappelés, ici, avec un bref commentaire.
A défaut d'indication spéciale pour ces divers ouvrages, le premier chiffre, romain, indiquera le tome et le chiffre arabe, la page de ces livres.
Note de transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.