BIBLIOBUS Littérature française

RÉGIME

RÉGIME, s. m. terme de Grammaire ; ce mot vient du latin regimen, gouvernement : il est employé en Grammaire dans un sens figuré, dont on peut voir le fondement à l’article Gouverner. Il s’agit ici d’en déterminer le sens propre par rapport au langage grammatical. Quoiqu’on ait insinué, à l’article que l’on vient de citer, qu’il falloit donner le nom de complément à ce que l’on appelle régime, il ne faut pourtant pas confondre ces deux termes comme synonymes : je vais déterminer la notion précise de l’un & de l’autre en deux articles séparés ; & par-là je suppléerai l’article Complément, que M. du Marsais a omis en son lieu, quoiqu’il fasse fréquemment usage de ce terme.

Art. I. Du complément. On doit regarder comme complément d’un mot, ce qu’on ajoute à ce mot pour en déterminer la signification, de quelque maniere que ce puisse être. Or il y a deux sortes de mots dont la signification peut être déterminée par des complémens : 1°. tous ceux qui ont une signification générale susceptible de différens degrés ; 2°. ceux qui ont une signification relative à un terme quelconque.

Les mots dont la signification générale est susceptible de différens degrés, exigent necessairement un complément, dès qu’il faut assigner quelque degré déterminé : & tels sont les noms appellatifs ; les adjectifs & les adverbes qui, renfermant dans leur signification une idée de quantité, sont susceptibles en latin & en grec de ce que l’on appelle des degrés de comparaison ou de signification ; & enfin tous les verbes dont l’idée individuelle peut aussi recevoir ces différens degrés. Voici des exemples. Livre est un nom appellatif ; la signification générale en est restrainte quand on dit, un livre nouveau, le livre de Pierre (liber Petri), un livre de grammaire, un livre qui peut être utile ; & dans ces phrases, nouveau, de Pierre (Petri), de grammaire, qui peut être utile, sont autant de complémens du nom livre. Savant est un adjectif ; la signification générale en est restrainte quand on dit, par exemple, qu’un homme est peu savant, qu’il est fort savant, qu’il est plus savant que sage, qu’il est moins savant qu’un autre, qu’il est aussi savant aujourd'hui qu’il l’étoit il y a vingt ans, qu’il est savant en droit, &c. dans toutes ces phrases, les différens complémens de l’adjectif savant sont peu, fort, plus que sage, moins qu’un autre, aussi aujourd'hui qu’il l’étoit il y a vingt ans, en droit. C’est la même chose, par exemple, du verbe aimer ; on aime simplement & sans détermination de degré, on aime peu, on aime beaucoup, on aime ardemment, on aime plus sincérement, on aime en apparence, on aime avec une constance que rien ne peut altérer ; voilà autant de manieres de déterminer le degré de la signification du verbe aimer, & conséquemment autant de complémens de ce verbe. L’adverbe sagement peut recevoir aussi divers complémens ; on peut dire, peu sagement, fort sagement, plus sagement que jamais, aussi sagement qu’heureusement, sagement sans affectation, &c.

Les mots qui ont une signification relative, exigent de même un complément, dès qu’il faut déterminer l’idée générale de la relation par celle d’un terme conséquent : & tels sont plusieurs noms appellatifs, plusieurs adjectifs, quelques adverbes, tous les verbes actifs relatifs & quelques autres, & toutes les prépositions. Exemples de noms relatifs : le fondateur de Rome, l’auteur des tropes, le pere de Cicéron, la mere des Graques, le frere de Romulus, le mari de Lucrece, &c. dans tous ces exemples, le complément commence par de. Exemples d’adjectifs relatifs : nécessaire à la vie, digne de louange, facile à concevoir, &c. Exemples de verbes relatifs : aimer Dieu, craindre sa justice, aller à la ville, revenir de l’armée, passer par le jardin ; ressembler à quelqu’un, se repentir de sa faute, commencer à boire, desirer d’être riche, &c. quand on dit, donner quelque chose à quelqu’un, recevoir un présent de son ami, les verbes donner & recevoir ont chacun deux complémens qui tombent sur l’idée de la relation qu’ils expriment. Exemples d’adverbes relatifs : relativement à vos intéréts, indépendamment des circonstances, quant à moi, pourvu que vous le vouliez, conformément à la nature. Quant aux prépositions, il est de leur essence d’exiger un complément, qui est un nom, un pronom ou un infinitif ; & il seroit inutile d’en accumuler ici des exemples. Voyez Préposition & Relatif, art. I.

« Un nom substantif, dit M. du Marsais (voyez Construction), ne peut déterminer que trois sortes de mots : 1°. un autre nom (& dans le système de l’auteur il faut entendre les adjectifs), 2°. un verbe, 3°. ou enfin une préposition ».

Cette remarque paroît avoir été adoptée par M. l’abbé Fromant (Suppl. page 256) ; & j’avoue qu’elle peut être vraie dans notre langue : car quoique nos adverbes admettent des complémens, il est pourtant nécessaire d’observer que le complément immédiat de l’adverbe est chez nous une préposition, conformément à ; ce qui suit est le complément de la préposition même ; conformément à la nature. Il n’en est pas de même en latin, parce que la terminaison du complément y désigne le rapport qui le lie au terme antécédent, & rend inutile la préposition, qui n’auroit pas d’autre effet : le nom peut donc y être, selon l’occurrence, le complément immédiat de l’adverbe, ainsi que je l’ai prouvé ailleurs sur les phrases ubi terrarum, tunc temporis, convenienter naturoe. Voyez Mot, article II. n. 2.

Un mot qui sert de complément à un autre, peut lui-même en exiger un second, qui, par la même raison, peut encore être suivi d’un troisieme, auquel un quatrieme sera pareillement subordonné, & ainsi de suite ; de sorte que chaque complément étant nécessaire à la plénitude du sens du mot qu’il modifie, les deux derniers constituent le complément total de l’antépénultieme ; les trois derniers font la totalité du complément de celui qui précede l’antépénultieme ; & ainsi de suite jusqu’au premier complément, qui ne remplit toute sa destination, qu’autant qu’il est accompagné de tous ceux qui lui sont subordonnés.

Par exemple, dans cette phrase, nous avons à vivre avec des hommes semblables à nous : ce dernier nous est le complément de la préposition à ; à nous est celui de l’adjectif semblables ; semblables à nous est le complément total du nom appellatif les hommes ; les hommes semblables à nous, c’est la totalité du complément de la préposition de ; de les ou des hommes semblables à nous, est le complément total d’un nom appellatif sous-entendu, par exemple, la multitude (Voyez Préposition, rem. 5) ; la multitude des hommes semblables à nous, c’est le complément de la préposition avec ; avec la multitude des hommes semblables à nous, c’est celui de l’infinitif vivre ; vivre avec la multitude des hommes semblables à nous, est la totalité du complément de la préposition à ; à vivre avec la multitude des hommes semblables à nous, c’est le complément total d’un nom appellatif sous-entendu, qui doit exprimer l’objet du verbe avons, par exemple, obligation ; ainsi obligation à vivre avec la multitude des hommes semblables à nous, est le complément total du verbe avons : ce verbe avec la totalité de son complément est l’attribut total dont le sujet est nous.

Il suit de cette observation, qu’il peut y avoir complément incomplexe, & complément complexe. Le complément est incomplexe, quand il est exprimé par un seul mot, qui est ou un nom, ou un pronom, ou un adjectif, ou un infinitif, ou un adverbe ; comme avec soin, pour nous, raison favorable, sans répondre, vivre honnêtement. Le complément est complexe, quand il est exprimé par plusieurs mots, dont le premier, selon l’ordre analytique, modifie immédiatement le mot antécédent, & est lui-même modifié par le suivant ; comme avec le soin requis ; pour nous tous ; raison favorable à ma cause ; sans répondre un mot ; vivre fort honnêtement.

Dans le complément complexe, il faut distinguer le mot qui y est le premier selon l’ordre analytique, & la totalité des mots qui font la complexité. Si le premier mot est un adjectif, ou un nom, ou l’équivalent d’un nom, on peut le regarder comme le complément grammatical ; parce que c’est le seul qui soit assujetti par les lois de la syntaxe des langues qui admettent la déclinaison, à prendre telle ou telle forme, en qualité de complément : si le premier mot est au contraire un adverbe ou une préposition, comme ces mots sont indéclinables & ne changent pas de forme, on regardera seulement le premier mot comme complément initial, selon que le premier mot est un complément grammatical ou initial ; le tout prend le nom de complément logique, ou de complément total.

Par exemple, dans cette phrase, avec les soins requis dans les circonstances de cette nature ; le mot nature est le complément grammatical de la préposition de : cette nature en est le complément logique : la préposition de est le complément initial du nom appellatif les circonstances ; & de cette nature en est le complément total : les circonstances, voilà le complément grammatical de la préposition dans ; & les circonstances de cette nature en est le complément logique : dans est le complément initial du participe requis ; & dans les circonstances de cette nature en est le complément total : le participe requis est le complément grammatical du nom appellatif les soins ; requis dans les circonstances de cette nature, en est le complément logique : les soins, c’est le complément grammatical de la préposition avec ; & les soins requis dans les circonstances de cette nature, en est le complément logique.

Ceux qui se contentent d’envisager les choses superficiellement, seront choqués de ce détail qui leur paroîtra minutieux : mais mon expérience me met en état d’assurer qu’il est d’une nécessité indispensable pour tous les maîtres qui veulent conduire leurs éleves par des voies lumineuses, & principalement pour ceux qui adopteroient la méthode d’introduction aux langues, que j’ai proposée au mot Méthode. Si l’on veut examiner l’analyse que j’y ai faite d’une phrase de Cicéron, on y verra qu’il est nécessaire non-seulement d’établir les distinctions que l’on a vues jusqu’ici, mais encore de caractériser, par des dénominations différentes, les différentes especes de complément qui peuvent tomber sur un même mot.

Un même mot, & spécialement le verbe, peut admettre autant de complémens différens, qu’il peut y avoir de manieres possibles de déterminer la signification du mot. Rien de plus propre à mettre en abrégé, sous les yeux, toutes ces diverses manieres, que le vers technique dont se servent les rhéteurs pour caractériser les différentes circonstances d’un fait.

Quis, quid, ubi, quibus auxiliis, cur, quomodo, quando.

Le premier mot quis, est le seul qui ne marquera aucun complément, parce qu’il indique au contraire le sujet ; mais tous les autres désignent autant de complémens différens.

Quid, désigne le complément qui exprime l’objet sur lequel tombe directement le rapport énoncé par le mot completé : tel est le complément de toute préposition, à moi, chez nous, envers Dieu, contre la loi, pour dire, &c. Tel est encore le complément immédiat de tout verbe actif relatif, aimer la vertu, desirer les richesses, bâtir une maison, teindre une étoffe, &c.

Le rapport énoncé par plusieurs verbes relatifs exige souvent deux termes, comme donner un livre au public ; ces deux complémens sont également directs & nécessaires, & il faut les distinguer : celui qui est immédiat & sans préposition, peut s’appeller complément objectif, comme un livre : celui qui est amené par une préposition, c’est le complément relatif, comme au public.

Ubi désigne le complément qui exprime une circonstance de lieu : mais ce seul mot ubi, représente ici les quatre mots dont on se sert communément pour indiquer ce qu’on nomme les questions de lieu, ubi, unde, quà, quò ; ce qui désigne quatre sortes de complémens circonstanciels de lieu. Le premier est le complément circonstanciel du lieu de la scene, c’est-à-dire, où l’événement se passe ; comme vivre à Paris, être au lit, &c. Le second est le complément circonstanciel du lieu de départ, comme venir de Rome, partir de sa province, &c. Le troisieme est le complément circonstanciel du lieu de passage, comme passer par la Champagne, aller en Italie par mer, &c. Le quatrieme est le complément circonstanciel du lieu de tendance, comme aller en Afrique, passer de Flandre en Alsace, &c.

Quibus auxiliis ; ces mots désignent le complement qui exprime l’instrument & les moyens de l’action énoncée par le mot completé ; comme se conduire avec assez de précaution pour ne pas échouer ; frapper du bâton, de l’épée, obtenir un emploi par la protection d’un grand, &c. On peut appeller ceci le complément auxiliaire. On peut encore comprendre sous cet aspect le complément qui exprime la matiere dont une chose est faite, & que l’on peut appeller le complément matériel ; comme une statue d’or, une fortune cimentée du sang des malheureux.

Cur, désigne en général tout complément qui énonce une cause soit efficiente, soit finale : on le nomme complément circonstanciel de cause ; s’il s’agit de la cause efficiente, ou même d’une cause occasionnelle ; ainsi quand on dit, un tableau peint par Rubens, il y a un complément circonstanciel de cause ; c’est la même chose quand on dit, il a manqué le succès pour avoir négligé les moyens. S’il s’agit d’une cause finale, on dit un complément circonstanciel de fin, comme Dieu nous a créés pour sa gloire ; s’occuper afin d’éviter l’ennui.

Quomodo, désigne le complément qui exprime une maniere particuliere d’être qu’il faut ajouter à l’idée principale du mot completé : communément cette expression est un adverbe de maniere, simple ou modifié, ou bien une phrase adverbiale commençant par une préposition ; comme vivre honnêtement, vivre conformément aux lois, parler avec facilité. On peut donner à ce complément le nom de modificatif.

Quando, désigne le complément qui exprime une circonstance de tems. Or une circonstance de tems peut être déterminée, ou par une epoque, qui est un point fixe dans la suite continue du tems, ou par une durée dont on peut assigner le commencement & la fin. La premiere détermination répond à la question quando, (quand), & l’on peut appeller la phrase qui l’exprime, complément circonstanciel de date ; comme il mourut hier ; nous finirons l’année prochaine ; Jésus naquit sous le regne d’Auguste. La seconde détermination répond à la question quandiu, (pendant combien de tems) ; & l’on peut donner à la phrase qui l’exprime le nom de complément circonstanciel de durée, comme il a vécu trente-trois ans ; cet habit durera long tems.

Il ne faut pas douter qu’une métaphysique pointilleuse ne trouvât encore d’autres complémens, qu’elle désigneroit par d’autres dénominations : mais on peut les réduire à-peu-près tous aux chefs généraux que je viens d’indiquer ; & peut-être n’en ai-je que trop assigné pour bien des gens, ennemis naturels des détails raisonnés. C’est pourtant une nécessité indispensable de distinguer ces différentes sortes de complémens, afin d’entendre plus nettement les lois que la syntaxe peut imposer à chaque espece, & l’ordre que la construction peut leur assigner.

Par rapport à ce dernier point, je veux dire l’ordre que doivent garder entre eux les différens complémens d’un même mot, la Grammaire générale établit une regle, dont l’usage ne s’écarte que peu ou point dans les langues particulieres, pour peu qu’elles fassent cas de la clarté de l’énonciation. La voici.

De plusieurs complémens qui tombent sur le même mot, il faut mettre le plus court le premier après le mot completé ; ensuite le plus court de ceux qui restent, & ainsi de suite jusqu’au plus long de tous qui doit être le dernier. Exemple : Carthage, qui faisoit la guerre avec son opulence contre la pauvreté romaine, avoit par ce a même du désavantage. (Consid. sur la grand. & la décad. des Rom. chap. iv.) Dans cette proposition complexe, le verbe principal avoit, est suivi de deux complémens ; le premier est un complément circonstanciel de cause, par ce a même, lequel a plus de briéveté que le complément objectif du désavantage, qui en conséquence est placé le dernier : dans la proposition incidente, qui fait partie du sujet principal, le verbe faisoit a 1°. un complément objectif, la guerre ; 2°. un complément auxiliaire qui est plus long, avec son opulence ; 3°. enfin, un complément relatif qui est le plus long de tous, contre la pauvreté romaine.

La raison de cette regle, est que dans l’ordre analytique, qui est le seul qu’envisage la Grammaire générale, & qui est à-peu-près la boussolle des usages particuliers des langues analogues, la relation d’un complément au mot qu’il complete est d’autant plus sensible, que les deux termes sont plus rapprochés, & sur-tout dans les langues où la diversité des terminaisons ne peut caractériser celle des fonctions des mots. Or il est constant que la phrase a d’autant plus de netteté, que le rapport mutuel de ses parties est plus marqué ; ainsi il importe à la netteté de l’expression, cujus summa laus perspicuitas, de n’éloigner d’un mot, que le moins qu’il est possible, ce qui lui sert de complément. Cependant quand plusieurs complémens concourent à la détermination d’un même terme, ils ne peuvent pas tous le suivre immédiatement ; & il ne reste plus qu’à en rapprocher le plus qu’il est possible celui qu’on est forcé d’en tenir éloigné : c’est ce que l’on fait en mettant d’abord le premier celui qui a le plus de briéveté, & réservant pour la fin celui qui a le plus d’étendue.

Si chacun des complémens qui concourent à la détermination d’un même terme à une certaine étendue, il peut encore arriver que le dernier se trouve assez éloigné du centre commun pour n’y avoir plus une relation aussi marquée qu’il importe à la clarté de la phrase. Dans ce cas l’analyse même autorise une sorte d’hyperbate, qui, loin de nuire à la clarté de l’énonciation, sert au contraire à l’augmenter, en fortifiant les traits des rapports mutuels des parties de la phrase : il consiste à placer avant le mot completé l’un de ses complémens ; ce n’est ni l’objet, ni le relatif ; c’est communément un complément auxiliaire, ou modificatif, ou de cause, ou de fin, ou de tems, ou de lieu. Ainsi, dans l’exemple déja cité, M. de Montesquieu auroit pu dire, en transposant le complément auxiliaire de la proposition incidente, Carthage, qui, avec son opulence, faisoit la guerre contre la pauvreté romaine ; & la phrase n’auroit été ni moins claire, ni beaucoup moins harmonieuse : peut-être auroit-elle perdu quelque chose de son énergie, par la séparation des termes opposés son opulance & la pauvreté romaine ; & c’est probablement ce qui assure la préférence au tour adopté par l’auteur, car les grands écrivains, sans rechercher les antitheses, ne négligent pas celles qui sortent de leur sujet, & encore moins celles qui font à leur sujet.

Il arrive quelquefois que l’on voile la lettre de cette loi pour en conserver l’esprit ; & dans ce cas, l’exception devient une nouvelle preuve de la nécessité de la regle. Ainsi, au lieu de dire, l’Evangile inspire une piété qui n’a rien de suspect, aux personnes qui veulent être sincerement à Dieu ; il faut dire, l’Evangile inspire aux personnes qui veulent être sincerement à Dieu, une piété qui n’a rien de suspect :

« & cela, dit le P. Buffier, n. 774. afin d’éviter l’équivoque qui pourroit se trouver dans le mot aux personnes ; car on ne verroit point si ce mot est régi par le verbe inspire, ou par l’adjectif suspect. L’arrangement des mots ne consiste pas seulement, dit Th. Corneille (Not. sur la rem. 454. de Vaugelas), à les placer d’une maniere qui flatte l’oreille, mais à ne laisser aucune équivoque dans le discours. Dans ces exemples, je ferai avec une ponctualité dont vous aurez lieu d’être satisfait, toutes les choses qui sont de mon ministere, il n’y a point d’équivoque, mais l’oreille n’est pas contente de l’arrangement des mots : il faut écrire, je ferai toutes les choses qui sont de mon ministere, avec une ponctualité dont vous aurez lieu d’être satisfait. »

M. Corneille ne semble faire de cet arrangement qu’une affaire d’oreille ; mais il faut remonter plus haut pour trouver le vice du premier arrangement de l’exemple proposé : il n’y a point d’équivoque, j’en conviens, parce qu’il ne s’y présente pas deux sens dont le choix soit incertain ; mais il y a obscurité, parce que le véritable sens ne s’y montre pas avec assez de netteté, à cause du trop grand éloignement où se trouve le complément objectif.

Tel est le principe général par lequel il faut juger de la construction de tant de phrases citées par nos Grammairiens : les complémens doivent être d’autant plus près du mot completé, qu’ils ont moins d’étendue ; & comme cette loi est dictée par l’intérêt de la clarté, dès que l’observation rigoureuse de la loi y est contraire, c’est une autre loi d’y déroger.

En vertu de la premiere loi, il faut dire, employons aux affaires de notre salut toute cette vaine curiosité qui se répand au-dehors, selon la correction indiquée par le P. Bouhours (rem. nouv. tom. I. p. 219.) ; & il faut dire pareillement, qu’ils placent dans leurs cartes, tout ce qu’ils entendent dire, & non pas qu’ils placent tout ce qu’ils entendent dire, dans leurs cartes.

En vertu de la seconde loi, il faut dire avec le P. Bouhours, ibid. & avec Th. Corneille (loc. cit.) : il se persuada qu’en attaquant la ville par divers endroits, il répareroit la perte qu’il venoit de faire ; & non pas,

il se persuada qu’il répareroit la perte qu’il venoit de faire, en attaquant la ville par divers endroits ; quoique ce second arrangement ne soit pas contraire à la lettre de la premiere regle.

Cette regle au reste ne s’est entendue jusqu’ici que de l’ordre des complémens différens d’un même mot ; mais elle doit s’entendre aussi des parties intégrantes d’un même complément, réunies par quelque conjonction : les parties les plus courtes doivent être les premieres, & les plus longues, être les dernieres, précisément pour la même raison de netteté. Ainsi, pour employer les exemples du P. Buffier (n. 771.) on diroit, Dieu agit avec justice & par des voies ineffables, en mettant à la tête la plus courte partie du complément modificatif : mais si cette même partie devenoit plus longue par quelque addition, elle se placeroit la derniere, & l’on diroit, Dieu agit par des voies ineffables, & avec une justice que nous devons adorer en tremblant.

C’est cette regle ainsi entendue, & non aucune des raisons alléguées par Vaugelas (34. rem. nouv. à la fin du tom. II.) qui démontre le vice de cette phrase : je fermerai la bouche à ceux qui le blâment, quand je leur aurai montré que sa façon d’écrire est excellente, quoiqu’elle s’éloigne un peu de celle de nos anciens poëtes qu’ils louent, plutôt par un dégoût des choses présentes que par les sentimens d’une véritable estime, & qu’il merite le nom de poete. Cette derniere partie intégrante de la totalité du complément objectif est déplacé, parce qu’elle est la plus courte, & pourtant la derniere ; la relation du verbe montrer à ce complément n’est plus assez sensible : il falloit dire, quand je leur aurai montré qu’il merite le nom de poete, & que sa façon d’écrire est excellente, quoiqu’elle s’éloigne, &c.

Il n’y a peut-être pas une regle de syntaxe plus importante, surtout pour la langue françoise, que celle qui vient d’être exposée & développée dans un détail que je ne me serois pas permis sans cette considération ; elle est, à mon gré, le principe fondamental, & peut être le principe unique, qui constitue véritablement le nombre & l’harmonie dans notre langue. Cependant, de tous nos Grammairiens, je ne vois que le P. Bussier qui l’ait apperçue, & il ne l’a pas même vue dans toute son étendue. Mais je suis fort surpris que M. Restaut, qui cite la grammaire de ce savant jésuite, comme l’une des bonnes sources où il a puisé ses principes généraux & raisonnés, n’y ait pas apperçu un principe, qui y est d’ailleurs très-bien raisonné & démontré, & qui est en soi très-lumineux, très-fécond, & d’un usage très-étendu. Je suis encore bien plus étonné qu’il ait échapé aux régards philosophiques de M. l’abbé Fromant, qui n’en dit pas un mot dans le chapitre de son supplément où il parle de la syntaxe, de la construction, & de l’inversion. Je m’estimerois trop heureux, si ma remarque déterminoit nos Grammairiens à en faire usage : ce seroit poser l’un des principaux fondemens du style grammatical, & le principe le plus opposé au phébus & au galimathias. Mais il faut y ajouter quelques autres regles qui concernent encore l’arrangement des complémens.

Si les divers complémens d’un même mot, ou les différentes parties d’un même complément, ont à-peu-près la même étendue ; ce n’est plus l’affaire du compas d’en décider l’arrangement, c’est un point qui ressortit au tribunal de la Logique : elle prononce qu’on doit alors placer le plus près du mot completé, celui des complémens auquel il a un rapport plus nécessaire. Or le rapport au complément modificatif est le plus nécessaire de tous, puis celui au complément objectif, ensuite la relation au complément relatif ; & les autres sont à-peu-près à un degré égal d’importance : ainsi, il faut dire, l’Evangile inspire insensiblement 2. la piété 3. aux fidéles, en mettant d’abord le complément modificatif, puis le complément objectif, & enfin le complément relatif.

Ajoutons encore une autre remarque non moins importante à celles qui précedent : c’est qu’il ne faut jamais rompre l’unité d’un complément total, pour jetter entre ses parties un autre complément du même mot. La raison de cette regle est évidente : la parole doit être une image fidele de la pensée ; & il faudroit, s’il étoit possible, exprimer chaque pensée, ou du moins chaque idée, par un seul mot, afin d’en peindre mieux l’indivisibilité ; mais comme il n’est pas toujours possible de réduire l’expression à cette simplicité, il est du-moins nécessaire de rendre inséparables les parties d’une image dont l’objet original est indivisible, afin que l’image ne soit point en contradiction avec l’original, & qu’il y ait harmonie entre les mots & les idées.

C’est dans la violation de cette regle, que consiste le défaut de quelques phrases censurées justement par Th. Corneille (not. sur la rem. 454. de Vaugelas) : par exemple, on leur peut conter quelque histoire remarquable, sur les principales villes, qui y attache la memoire ; il est évident que l’antécédant de qui c’est quelque histoire remarquable, & que cet antécédant, avec la proposition incidente qui y attache la mémoire, exprime une idée totale qui est le complément objectif du verbe conter : l’unité est donc rompue par l’arrangement de cette phrase, & il falloit dire, on peut leur conter, sur les principales villes, quelque histoire remarquable qui y attache la mémoire.

C’est le même défaut dans cette autre phrase ; il y a un air de vanité & d’affectation, dans Pline le jeune, qui gâte ses lettres : l’unite est encore rompue, & il falloit dire ; il y a dans Pline le jeune, un air de vanité & d’affectation qui gâte ses lettres : l’esprit a tant de droit de s’attendre à trouver cette unité d’image dans la parole, qu’en conséquence du premier arrangement il se porte à croire que l’on veut faire entendre que c’est Pline lui-même qui gâte ses lettres ; il n’en est empêché que par l’absurdité de l’idée, & il lui en coûte un effort désagreable pour démêler le vrai sens de la phrase.

Je trouve une faute de cette espece dans la Bruyere (caract. de ce siecle, ch. j.) : Il y a, dit-il, des endroits dans l’opéra qui laissent en desirer d’autres ; il devoit dire, il y a dans l’opéra des endroits qui en laissent desirer d’autres. J’en fais la remarque, parce que la Bruyere est un écrivain qui peut faire autorité, & qu’il est utile de montrer que les grands hommes sont pourtant des hommes. Ce n’est pas un petit nombre de fautes échapées à la fragilité humaine, qui peuvent faire tort a leur réputation ; au lieu que ce petit nombre de mauvais exemples pourroit induire en erreur la foule des hommes subalternes, qui ne savent écrire que par imitation, & qui ne remontent pas aux principes. Voici l’avis que leur donne Vaugelas, l’un de nos plus grands maîtres. (rem. 454.)

« L’arrangement des mots est un des plus grands secrets du style. Qui n’a point cela, ne peut pas dire qu’il sache écrire. Il a beau employer de belles phrases & de beaux mots ; étant mal placés, ils ne sauroient avoir ni beauté, ni grace ; outre qu’ils embarrassent l’expression, & lui ôtent la clarté qui est le principal : Tantum series juncturaque pollet. »

Avant que d’entamer ce que j’ai à dire sur le régime, je crois qu’il est bon de remarquer, que les regles que je viens d’assigner sur l’arrangement de divers complémens, ne peuvent concerner que l’ordre analytique qu’il faut suivre quand on fait la construction d’une phrase, ou l’ordre usuel des langues analogues comme la nôtre. Car pour le langues transpositives, où la terminaison des mots sert à caractériser l’espece

de rapport auquel ils sont employés, la nécessité de marquer ce rapport par la place des mots n’existe plus au même degré.

Art. II. Du Régime. Les grammaires des langues modernes se sont formées d’après celle du latin, dont la religion a perpétué l’étude dans toute l’Europe ; & c’est dans cette source qu’il faut aller puiser la notion des termes techniques que nous avons pris à notre service, assez souvent sans les bien entendre, & sans en avoir besoin. Or il paroît, par l’examen exact des différentes phrases où les Grammairiens latins parlent de régime, qu’ils entendent, par ce terme, la forme particuliere que doit prendre un complément grammatical d’un mot, en conséquence du rapport particulier sous lequel il est alors envisagé. Ainsi le régime du verbe actif relatif est, dit-on, l’accusatif, parce qu’en latin le nom ou le pronom qui en est le complément objectif grammatical doit être à l’accusatif ; l’accusatif est le cas destiné par l’usage de la langue latine, à marquer que le nom ou le pronom qui en est revêtu, est le terme objectif de l’action énoncée par le verbe actif relatif. Pareillement quand on dit liber Petri, le nom Petri est au génitif, parce qu’il exprime le terme conséquent du rapport dont liber est le terme antécédent, & que le régime d’un nom appellatif que l’on détermine par un rapport quelconque à un autre nom, est en latin le génitif. Voyez Génitif.

Considérés en eux-mêmes, & indépendamment de toute phrase, les mots sont des signes d’idées totales ; & sous cet aspect ils sont tous intrinséquement & essentiellement semblables les uns aux autres ; ils different ensuite à raison de la différence des idées spécifiques qui constituent les diverses sortes de mots, &c. Mais un mot considéré seul peut montrer l’idée dont il est le signe, tantôt sous un aspect & tantôt sous un autre ; cet aspect particulier une fois fixé, il ne faut plus délibérer sur la forme du mot ; en vertu de la syntaxe usuelle de la langue il doit prendre telle terminaison : que l’aspect vienne à changer, la même idée principale sera conservée, ma's la forme extérieure du mot doit changer aussi, & la syntaxe lui assigne telle autre terminaison. C’est un domestique, toujours le même homme, qui, en changeant de service, change de livrée.

Il y a, par exemple, un nom latin qui exprime l’idée de l’Etre suprême ; quel est-il, si on le dépouille de toutes les fonctions dont il peut être chargé dans la phrase ? Il n’existe en cette langue aucun mot consideré dans cet état d’abstraction, parce que ses mots ayant été faits pour la phrase, ne sont connus que sous quelqu’une des terminaisons qui les y attachent. Ainsi, le nom qui exprime l’idée de l’Etre suprème, s’il se présente comme sujet de la proposition, c’est Deus ; comme quand on dit, mundum creavit Deus : s’il est le terme objectif de l’action énoncée par un verbe actif relatif, ou le terme conséquent du rapport abstrait énoncé par certaines prépositions, c’est Deum ; comme dans cette phrase, Deum time & sac quod vis, ou dans celle-ci, elevabis ad Deum faciem tuam (Job. 22. 26.) : si ce nom est le terme conséquent d’un rapport sous lequel on envisage un nom appellatif pour en déterminer la signification, sans pourtant exprimer ce rapport par aucune préposition, c’est Dei ; comme dans nomen Dei, &c. Voilà l’effet du régime ; c’est de déterminer les différentes terminaisons d’un mot qui exprime une certaine idée principale, selon la diversité des fonctions dont ce mot est chargé dans la phrase, à raison de la diversité des points de vue sous lesquels on peut envisager l’idée principale dont l’usage l’a rendu le signe.

Il faut remarquer que les Grammairiens n’ont pas coutume de regarder comme un effet du régime la détermination du genre, du nombre & du cas d’un adjectif rapporté à un nom : c’est un effet de la concordance, qui est fondée sur le principe de l’identité du sujet énoncé par le nom & par l’adjectif. Voyez Concordance & Identité. Au contraire la détermination des terminaisons par les lois du régime suppose diversité entre les mots régissant & le mot régi, ou plutôt entre les idées énoncées par ces mots ; comme on peut le voir dans ces exemples, amo Deum, ex Deo, sapientia Dei, &c. c’est qu’il ne peut y avoir de rapport qu’entre des choses différentes, & que tout régime caracterise essentiellement le terme conséquent d’un rapport ; ainsi le régime est fondé sur le principe de la diversité des idées mises en rapport, & des termes rapprochés dont l’un détermine l’autre en vertu de ce rapport. Voyez Détermination.

Il suit de-là qu’à prendre le mot régime dans le sens généralement adopté, il n’auroit jamais dû être employé, par rapport aux noms & aux pronoms, dans les grammaires particulieres des langues analogues qui ne déclinent point, comme le françois, l’italien, l’espagnol, &c. car le régime est dans ce sens la forme particuliere que doit prendre un complément grammatical d’un mot en conséquence du rapport particulier sous lequel il est alors envisagé : or dans les langues qui ne declinent point, les mots paroissent constamment sous la même forme, & conséquemment il n’y a point proprement de régime.

Ce n’est pas que les noms & les pronoms ne varient leurs formes relativement aux nombres, mais les formes numériques ne sont point celles qui sont soumises aux lois du régime ; elles sont toujours déterminées par le besoin intrinseque d’exprimer telle ou telle quotité d’individus : le régime ne dispose que des cas.

Les Grammairiens attachés par l’habitude, souvent plus puissante que la raison, au langage qu’ils ont reçu de main en main, ne manqueront pas d’insister en faveur du régime qu’ils voudront maintenir dans notre grammaire, sous prétexte que l’usage de notre langue fixe du-moins la place de chaque complément ; & voilà, disent-ils, en quoi consiste chez nous l’influence du régime. Mais qu’ils prennent garde que la disposition des complémens est une affaire de construction, que la détermination du régime est une affaire de syntaxe, & que, comme l’a très-sagement observé M. du Marsais au mot Construction, on ne doit pas confondre la construction avec la syntaxe.

« Cicéron, dit-il, a dit selon trois combinaisons différentes, accepi litteras tuas, tuas accepi litteras, & litteras accepi tuas : il y a là trois constructions, puisqu’il y a trois différens arrangemens de mots ; cependant il n’y a qu’une syntaxe, car dans chacune de ces constructions il y a les mêmes signes des rapports que les mots ont entre eux ».

C’est-à-dire que le régime est toujours le même dans chacune de ces trois phrases, quoique la construction y soit différente.

Si par rapport à notre langue on persistoit à vouloir regarder comme régime, la place qui est assignée à chacun des complémens d’un même mot, à raison de leur étendue respective ; il faudroit donc convenir que le même complément est sujet à différens régimes, selon les différens degrés d’étendue qu’il peut avoir relativement aux autres complémens du même mot ; mais sous prétexte de conserver le langage des Grammairiens, ce seroit en effet l’anéantir, puisque ce seroit l’entendre dans un sens absolument inconnu jusqu’ici, & opposé d’ailleurs à la signification naturelle des mots.

Ces observations sappent par le fondement la doctrine de M. l’abbé Girard concernant le régime tome I. disc. iij. pag. 87. Il consiste, selon lui, dans des rapports de dépendance soumis aux regles pour la construction de la phrase.

« Ce n’est autre chose, dit-il, que le concours des mots pour les expressions d’un sens ou d’une pensée. Dans ce concours de mots il y en a qui tiennent le haut bout ; ils en régissent d’autres, c’est-à-dire qu’ils les assujettissent à certaines lois : il y en a qui se présentent d’un air soumis ; ils sont régis ou tenus de se conformer à l’état & aux lois des autres ; & il y en a qui sans être assujettis ni assujettir d’autres, n’ont de lois à observer que celle de la place dans l’arrangement général. Ce qui fait que quoique tous les mots de la phrase soient en régime, concourant tous à l’expression du sens, ils ne le sont pas néanmoins de la même maniere, les uns étant en régime dominant, les autres en régime assujetti, & des troisiemes en régime libre, selon la fonction qu’ils y font ».

Une premiere erreur de ce grammairien, consiste en ce qu’il rapporte le régime à la construction de la phrase ; au-lieu qu’il est évident, par ce qui précede, qu’il est du district de la syntaxe, & qu’il demeure constamment le même malgré tous les changemens de construction. D’ailleurs le régime consiste dans la détermination des formes des complémens grammaticaux considérés comme termes de certains rapports, & il ne consiste pas dans les rapports mêmes, comme le prétend M. l’abbé Girard.

Une seconde erreur, c’est que cet académicien, d’ailleurs habile & profond, ébloui par l’afféterie même de son style, est tombé dans une contradiction évidente ; car comment peut-il se faire que le régime consiste, comme il le dit, dans des rapports de dépendance, & qu’il y ait cependant des mots qui soient en régime libre ? Dépendance & liberté sont des attributs incompatibles, & cette contradiction, ne fût-elle que dans les termes & non entre les idées, c’est assurément un vice impardonnable dans le style didactique, où la netteté & la clarté doivent être portées jusqu’au scrupule.

J’ajoute que l’idée d’un régime libre, à prendre la chose dans le sens même de l’auteur, est une idée absolument fausse, parce que rien n’est indépendant dans une phrase, à moins qu’il n’y ait périssologie, Voyez Pléonasme. Vérifions ceci sur la période même dont M. Girard se sert pour faire reconnoître toutes les parties de la phrase : Monsieur, quoique le mérite ait ordinairement un avantage solide sur la fortune ; cependant, chose étrange ! nous donnons toujours la préférence à celle-ci.

Cette période est composée de deux phrases, dit l’auteur, dans chacune desquelles se trouvent les sept membres qu’il distingue. Je ne m’attacherai ici qu’à celui qu’il appelle adjonctif ; & qu’il prétend être en régime libre ; c’est monsieur dans la premiere partie de la période, & chose étrange dans le second. Toute proposition a deux parties, le sujet & l’attribut (voyez Proposition) & j’avoue que monsieur n’appartient ni au sujet ni à l’attribut de la premiere proposition, quoique le merite ait ordinairement un avantage solide sur la fortune ; par conséquent ce mot est libre de toute dépendance à cet égard ; mais de-là même il n’est ni ne peut être en régime dans cette proposition. Cependant si l’on avoit à exprimer la même pensée en une langue transpositive ; par exemple, en latin, il ne seroit pas libre de traduire monsieur par tel cas que l’on voudroit de dominus ; il faudroit indispensablement employer le vocatif domine, qui est proprement le nominatif de la seconde personne, (Voyez Vocatif) ; ce qui prouve, ce me semble, que domine seroit envisagé comme sujet d’un verbe à la seconde personne, par exemple audi ou esto attentus, parce que dans les langues, comme par-tout ailleurs, rien ne se fait sans cause : il doit donc en être de même en françois, où il faut entendre monsieur écoutez ou soyez attentif ; parce que l’analyse, qui est le lien unique de la communication de toutes les langues, est la même dans tous les idiomes, & y opere les mêmes effets : ainsi monsieur est en françois dans une dépendance réelle, mais c’est à l’égard d’un verbe sous-entendu dont il est le sujet.

Chose étrange, dans la seconde proposition, est aussi en dépendance, non par rapport à la proposition énoncée nous donnons toujours la préférence à celle-ci, mais par rapport à une autre dont le reste est supprimé ; en voici la preuve. En traduisant cette période en latin, il ne nous sera pas libre de rendre à notre gré les deux mots chose étrange ; nous ne pourrons opter qu’entre le nominatif & l’accusatif ; & ce reste de liberté ne vient pas de ce que ces mots sont en régime libre ou dans l’indépendance, car les six cas alors devroient être également indifférens ; cela vient de ce qu’on peut envisager la dépendance nécessaire de ces deux mots sous l’un ou sous l’autre des deux aspects désignés par les deux cas. Si l’on dit res miranda au nominatif, c’est que l’on suppose dans la plénitude analytique, hoec res est miranda : si l’on préfere l’accusatif rem mirandam, c’est que l’on envisage la proposition pleine dico rem mirandam, ou même en rappellant le second adjonctif au premier, domine audi rem mirandam. L’application est aisée à faire à la phrase françoise, le détail en seroit ici superflu ; je viens à la conclusion. L’abbé Girard n’avoit pas assez approfondi l’analyse grammaticale ou logique du langage, & sans autre examen il avoit jugé indépendant ce dont il ne retrouvoit pas le corelatif dans les parties exprimées de la phrase. D’autre part, ces mots mêmes indépendans, il vouloit qu’ils fussent en régime, parce qu’il avoit faussement attaché à ce mot une idée de relation à la construction, quoiqu’il n’ignorât pas sans doute qu’en latin & en grec le régime est relatif à la syntaxe ; mais il avoit proscrit de notre grammaire la doctrine ridicule des cas : il ne pouvoit donc plus admettre le régime dans le même sens que le faisoient avant lui la foule des grammatistes ; & malgré ses déclarations réitérées de ne consulter que l’usage de notre langue, & de parler le langage propre de notre grammaire, sans égard pour la grammaire latine, trop servilement copiée jusqu’à lui, il n’avoit pu abandonner entierement le mot de régime : inde mali labes.

Je n’entrerai pas ici dans le détail énorme des méprises où sont tombés les rudimentaires & les méthodistes sur les prétendus régimes de quelques noms, de plusieurs adjectifs, de quantité de verbes, &c. Ce détail ne sauroit convenir à l’Encyclopédie ; mais on trouvera pourtant sur cela même quantité de bonnes observations dans plusieurs articles de cet ouvrage. Voyez Accusatif, Datif, Génitif, Ablatif, Construction, Inversion, Méthode, Proposition, Préposition , &c.

Chaque cas a une destination marquée & unique, si ce n’est peut-être l’accusatif, qui est destiné à être le régime objectif d’un verbe ou d’une préposition : toute la doctrine du régime latin se réduit là ; si les mots énoncés ne suffisent pas pour rendre raison des cas d’après ces vues générales, l’ellipse doit fournir ceux qui manquent. Penitet me peccati, il faut suppléer memoria qui est le sujet de peniter, & le mot completé par peccati, qui en est régi. Doceo pueros grammaticam, il faut suppléer circà avant grammaticam, parce que cet accusatif ne peut être que le régime d’une préposition, puisque le régime objectif de doceo est l’accusatif pueros. Ferire ense, l’ablatif ense n’est point le régime du verbe ferire, il l’est de la préposition sousentendue cum. Dans labrorum tenùs, le génitif labrorum n’est point régime de tenùs qui gouverne l’ablatif ; il l’est du nom sous-entendu regione. Il en est de

même dans mille autres cas, qui ne sont & ne peuvent être entendus que par des grammairiens véritablement logiciens & philosophes. (E. R. M. B.)