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Amour et surmenage – O. Henry


 

O. Henry est le pseudonyme de l’écrivain américain William Sydney Porter (11 septembre 1862 – 5 juin 1910). William Sydney Porter est né à Greensboro, Caroline du Nord. Son père, Algernon Sidney Porter, était médecin. Il est orphelin de mère dès l’âge de trois ans et est élevé par sa grand-mère paternelle et sa tante. William est un lecteur avide mais quitte l’école à l’âge de 15 ans. Il s’installe au Texas et fait toutes sortes de petits boulots, dont pharmacien, journaliste et employé de banque. Après avoir déménagé à Austin, Texas, il se marie en 1882. En 1884 il commence une chronique humoristique intitulée The rolling stone. Il rejoint ensuite le Houston Post où il est reporter et chroniqueur. En 1887, il est accusé de détournement d’argent par la banque où il travaille. O. Henry est relâché à Columbus, Ohio le 24 juillet 1901, après trois ans de prison. Il s’installe alors à New York et commence une carrière d’écrivain. Et c’est en prison qu’il aurait reçu son surnom. La plupart de ses histoires se déroulent au début du XXe siècle, période contemporaine de l’auteur et beaucoup d’entre elles à New York. The Four Millions est le nom d’un recueil à propos des 4 millions de New-yorkais. 

Pitcher, l’homme de confiance de la firme Harvey Maxwell et Cie, agents de change, laissa paraître sur son visage habituellement inexpressif un certain air de surprise et d’intérêt modérés lorsque son patron pénétra dans le bureau à neuf heures et demie avec sa « sténo » particulière.

« Bonjour, Pitcher ! » jappe Maxwell allégrement.

Puis il se précipite vers son bureau comme s’il allait sauter par-dessus et se plonge d’un seul coup dans l’énorme amas de lettres et de télégrammes qui s’entasse devant lui.

La jeune femme qui l’accompagne est la sténo depuis un an. Sa beauté n’a rien de particulièrement sténographique, au contraire ; et sa simplicité semble faire fi des attraits pompeux et du style Pompadour. Pas de bijoux, ni collier, ni bague, ni bracelet. En outre elle n’arbore pas cet air si répandu de la secrétaire qui est toute prête à accepter une invitation à dîner. Robe grise et simple, qui lui va néanmoins parfaitement. Chapeau de feutre coquet et discret, gracieusement perché, comme un nid d’oiseau, sur ses beaux cheveux blonds. Enfin elle a, ce matin-là, un petit air radieux auquel une douce timidité donne plus de charme encore. Un éclat, à la fois vif et rêveur, illumine ses yeux ; la fleur du pêcher parsème ses joues veloutées ; et elle semble tout alanguie par le souvenir d’un récent bonheur.

Pitcher, toujours modérément curieux, ne laisse pas de remarquer un certain changement dans l’attitude de Miss Leslie ce matin-là ; au lieu de se rendre directement dans la pièce à côté, où elle travaille habituellement, elle s’attarde, d’un air légèrement irrésolu, dans la pièce principale où Maxwell a installé son bureau. À un certain moment, elle s’approche même de lui, beaucoup plus près qu’elle ne le fait de coutume.

Harvey Maxwell, désormais, n’est plus un homme. C’est une machine. C’est un automate mû par des engrenages, des roues bourdonnantes, et des ressorts cliquetants.

« Qu’est-ce qu’il y a ? demande l’agent de change brusquement. Quelque chose à me dire ? »

Son courrier ouvert s’étale sur son bureau encombré, qui ressemble à une rue de Nice le soir du carnaval. C’est avec un léger éclair d’impatience que ses yeux gris, froids et presque impersonnels se lèvent sur sa secrétaire particulière.

« Non, rien », dit-elle en s’éloignant avec un sourire.

Puis, s’adressant à l’homme de confiance de la firme Harvey Maxwell et Cie :

« Mr. Pitcher, demande-t-elle, est-ce que Mr. Maxwell vous a parlé hier d’engager une autre sténo ?

– Oui, mademoiselle, répond Pitcher. Il m’a dit d’en chercher une. J’ai téléphoné à l’agence hier après-midi d’envoyer quelques échantillons ce matin. Il est neuf heures quarante-cinq, mais je n’ai encore aperçu aucun spécimen de leur élevage.

– Bon. Je ferai mon travail comme d’habitude, dit la jeune fille, jusqu’à ce que quelqu’un vienne me remplacer. »

Aussitôt elle se rend dans son bureau, accroche son nid de fauvette au portemanteau et s’installe devant sa machine à écrire.

Quiconque projetterait d’écrire un « Traité d’anthropologie » complet ne saurait le faire, s’il n’a jamais contemplé un agent de change de Manhattan à l’ouvrage pendant les heures de « pointe ». Le poète parle du « char encombré de la vie rugissante ». S’il avait connu un agent de change, il aurait pu ajouter que les minutes de celui-ci s’empilent sur la plate-forme arrière, et que ses secondes sont debout à l’intérieur, pendues après les courroies.

Ce jour-là, Harvey Maxwell est particulièrement bousculé. Le télégraphe ne cesse pas de dérouler ses kilomètres de ruban couverts de signes cabalistiques et de chiffres fatidiques. Le téléphone semble atteint d’une quinte de toux chronique. À tout instant des gens entrent en coup de vent dans le bureau et adressent à l’agent de change des propos excités, des questions fiévreuses, des ordres brefs et rapides ; des grooms se précipitent, porteurs de messages ou de télégrammes. Les employés bondissent comme des marins pendant une tempête. Le visage de Pitcher lui-même se laisse aller à exprimer quelque chose qui ressemble à de l’animation.

À la Bourse, cependant, sévissent ouragans, éruptions volcaniques, inondations, avalanches et tremblements de terre, et toutes ces perturbations sidérales se répercutent dans les bureaux des agents de change. Maxwell finit par se lever, repousse sa chaise en arrière et poursuit son travail debout. Tel un jongleur de music-hall, il saute du télégraphe au téléphone et d’un bureau à l’autre avec l’agilité d’une danseuse d’Opéra.

Au milieu de cette super-activité débordante, l’agent de change se trouve soudainement confronté avec une apparition inattendue : une femme inconnue a réussi à parvenir jusqu’à lui sans qu’il arrive rien de fâcheux à son chapeau rose planté sur une indéfrisable « platine » ni à ses lunettes d’écaille chevauchant un nez impérieux et mal rembourré. Aussitôt Pitcher annonce :

« C’est l’agence qui envoie une sténo pour la place. »

Maxwell, les mains pleines de paperasses et de rubans télégraphiques, se tourne brusquement vers son employé.

« Quelle place ? jappe-t-il en fronçant les sourcils.

– Place de secrétaire, dit Pitcher. Vous m’avez dit hier de leur téléphoner pour qu’ils envoient quelqu’un ce matin.

– Vous perdez l’esprit, Pitcher, dit Maxwell. Pourquoi diable vous aurais-je dit ça ? Miss Leslie m’a donné toute satisfaction depuis un an qu’elle est ici, et je n’ai absolument aucune raison de la remplacer tant qu’elle voudra bien rester ici. Il n’y a pas d’emploi vacant chez nous, mademoiselle. Téléphonez à l’agence pour annuler votre commande, Pitcher, et ne me présentez plus personne. »

La candidate indignée se retira d’un air offusqué et sortit en claquant la porte. Pitcher profita d’un court instant de répit pour glisser à l’oreille du comptable que le patron semblait chaque jour devenir de plus en plus distrait et perdre un peu plus la mémoire.

Le torrent des affaires se gonfle et se rue à travers la firme Maxwell et Cie avec une violence accrue. On entasse sur le parquet d’énormes paquets de titres à livrer, ou que l’on vient de lever pour le compte des clients. Les ordres de vente et d’achat arrivent en bourdonnant comme des essaims d’abeilles et reprennent leur vol aussitôt vers la Bourse. Il y a ce jour-là des fluctuations périlleuses sur une partie des titres particuliers de Maxwell, et l’homme se démène comme un puissant engin de haute précision, qui vibre, et marche à pleine tension, et tourne à toute vitesse, avec une souplesse infaillible ; à chaque instant il lance l’ordre voulu, prend la décision idoine avec la promptitude et la régularité d’une horloge. Actions, obligations, rentes, marges, primes, arbitrages, couvertures, tel est le monde abstrait et monstrueux dans lequel se meut Maxwell, et où il n’y a point de place pour tout ce qui est humain et naturel.

L’heure du déjeuner approche maintenant et la tension de l’organisme financier se relâche graduellement.

Maxwell est debout devant son bureau, les mains pleines de papiers, de fiches, de notes, et d’ordres stratégiques ; il a un crayon sur l’oreille droite, et ses cheveux humides pendent sur son front en mèches désordonnées. Et la fenêtre est ouverte, car le printemps, aimable concierge, a ouvert les radiateurs terrestres et une tiédeur timide commence à se répandre dans la nature.

Et voici que s’insinue par cette fenêtre ouverte une odeur flottante, aérienne, une douce odeur de lilas, dont la première bouffée a fait lever la tête à Maxwell et semble l’avoir pétrifié. Car le lilas est le parfum de Miss Leslie, d’elle seule en cette maison…

Ce parfum subtil, enivrant, évoque brusquement en l’esprit de Maxwell l’image de la jeune fille avec une intensité qui le fait palpiter étrangement. Le monde de la finance s’évanouit momentanément en un clin d’œil. Miss Leslie… Elle est là, dans la pièce à côté…

« Par saint Georges, je le ferai aujourd’hui ! dit Maxwell à demi-voix. Vais lui poser la question tout de suite. Me demande pourquoi je ne l’ai pas encore fait. »

Il se rue dans le bureau contigu avec la violence d’un baissier qui est en retard pour se racheter, et fonce sur la secrétaire.

Souriante, elle lève les yeux sur lui. Ses joues rosissent un tantinet, et une lueur délicate illumine ses yeux francs. Maxwell se penche vers elle ; ses mains n’ont pas lâché les multiples paperasses qu’elles étreignent, et son oreille droite continue à soutenir vaillamment le crayon professionnel.

« Miss Leslie, commence-t-il avec une énergie précipitée, je n’ai qu’un court instant à perdre : j’en profite pour vous dire quelque chose de très important. Voulez-vous être ma femme ? Je n’ai pas eu le temps de vous faire la cour selon les us et coutumes réguliers, mais je vous aime tout de même, à bloc. Répondez-moi vite, s’il vous plaît : il y a un clan de baissiers qui est en train de matraquer l’Union Pacific.

– Oh ! qu’est-ce que vous racontez là ? » s’écrie la jeune femme.

Elle se lève et fixe son patron avec des yeux exorbités.

« Vous ne m’avez pas compris ? dit Maxwell plus posément. Je désire vous épouser. Je vous aime, Miss Leslie. J’ai senti qu’il me fallait vous le dire et j’ai profité d’un moment de répit pour le faire. Voilà qu’on m’appelle de nouveau au téléphone. – Dites-leur d’attendre un instant, Pitcher ! – Acceptez-vous, Miss Leslie ? »

La secrétaire alors se conduit d’une façon très étrange. Tout d’abord elle paraît anéantie de stupéfaction ; puis de ses yeux écarquillés se mettent à jaillir des larmes, à travers lesquelles brille bientôt un radieux sourire ; elle conclut en glissant tendrement l’un de ses bras autour du cou de Maxwell :

« Je vois ce que c’est maintenant, dit-elle doucement. Ce sont vos maudites affaires qui vous font perdre le souvenir de vos actes. J’ai commencé par avoir peur ; et puis j’ai compris. Avez-vous déjà oublié, Harvey ? Nous nous sommes mariés hier soir à la petite église derrière chez vous. »

 

(Extrait de: New York Tic Tac)

 

 

 

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