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Acte deuxième

 

Scène I

 

Néron, Burrhus, Narcisse, Gardes.

 

Néron

N'en doutez point, Burrhus : malgré ses injustices,

C'est ma mère, et je veux ignorer ses caprices.

Mais je ne prétends plus ignorer ni souffrir

Le ministre insolent qui les ose nourrir.

Pallas de ses conseils empoisonne ma mère ;

Il séduit, chaque jour, Britannicus mon frère,

Ils l'écoutent tout seul, et qui suivrait leurs pas,

Les trouverait peut−être assemblés chez Pallas.

C'en est trop. De tous deux il faut que je l'écarte.

Pour la dernière fois, qu'il s'éloigne, qu'il parte ;

Je le veux, je l'ordonne ; et que la fin du jour

Ne le retrouve pas dans Rome ou dans ma cour.

Allez : cet ordre importe au salut de l'empire.

Vous, Narcisse, approchez. Et vous, qu'on se retire.

 

Scène II

 

Néron, Narcisse

 

Narcisse

Grâces aux dieux, Seigneur, Junie entre vos mains

Vous assure aujourd'hui le reste des Romains.

Vos ennemis, déchus de leur vaine espérance,

Sont allés chez Pallas pleurer leur impuissance.

Mais que vois−je ? Vous−même, inquiet, étonné,

Plus que Britannicus paraissez consterné.

Que présage à mes yeux cette tristesse obscure

Et ces sombres regards errant à l'aventure ?

Tout vous rit : la fortune obéit à vos voeux.

 

Néron

Narcisse, c'en est fait, Néron est amoureux.

 

Narcisse

Vous ?

 

Néron

Depuis un moment, mais pour toute ma vie,

J'aime, que dis−je, aimer ? j'idolâtre Junie !

 

Narcisse

Vous l'aimez ? Néron

Excité d'un désir curieux,

Cette nuit je l'ai vue arriver en ces lieux,

Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes,

Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes,

Belle, sans ornements, dans le simple appareil

D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil.

Que veux−tu ? Je ne sais si cette négligence,

Les ombres, les flambeaux, les cris et le silence,

Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs,

Relevaient de ses yeux les timides douceurs,

Quoi qu'il en soit, ravi d'une si belle vue,

J'ai voulu lui parler, et ma voix s'est perdue :

Immobile, saisi d'un long étonnement,

Je l'ai laissé passer dans son appartement.

J'ai passé dans le mien. C'est là que, solitaire,

De son image en vain j'ai voulu me distraire.

Trop présente à mes yeux je croyais lui parler,

J'aimais jusqu'à ses pleurs que je faisais couler.

Quelquefois, mais trop tard, je lui demandais grâce ;

J'employais les soupirs, et même la menace.

Voilà comme, occupé de mon nouvel amour,

Mes yeux, sans se fermer, ont attendu le jour.

Mais je m'en fais peut−être une trop belle image,

Elle m'est apparue avec trop d'avantage :

Narcisse, qu'en dis−tu ?

 

Narcisse

Quoi, Seigneur ? croira−t−on

Qu'elle ait pu si longtemps se cacher à Néron ?

 

Néron

Tu le sais bien, Narcisse. Et soit que sa colère

M'imputât le malheur qui lui ravit son frère,

Soit que son coeur, jaloux d'une austère fierté,

Enviât à nos yeux sa naissante beauté,

Fidèle à sa douleur, et dans l'ombre enfermée,

Elle se dérobait même à sa renommée.

Et c'est cette vertu, si nouvelle à la cour,

Dont la persévérance irrite mon amour.

Quoi, Narcisse ? tandis qu'il n'est point de Romaine

Que mon amour n'honore et ne rende plus vaine,

Qui dès qu'à ses regards elle ose se fier,

Sur le coeur de César ne les vienne essayer,

Seule dans son palais la modeste Junie

Regarde leurs honneurs comme une ignominie,

Fuit, et ne daigne pas peut−être s'informer

Si César est aimable ou bien s'il sait aimer ?

Dis−moi : Britannicus l'aime−t−il ?

 

Narcisse

Quoi ! s'il l'aime,

Seigneur ?

 

Néron

Si jeune encor, se connaît−il lui−même ?

D'un regard enchanteur connaît−il le poison ?

 

Narcisse

Seigneur, l'amour toujours n'attend pas la raison.

N'en doutez point, il l'aime. Instruits par tant de charmes,

Ses yeux sont déjà faits à l'usage des larmes.

A ses moindres désirs il sait s'accommoder,

Et peut−être déjà sait−il persuader.

 

Néron

Que dis−tu ? Sur son coeur il aurait quelque empire ?

 

Narcisse

Je ne sais. Mais, Seigneur, ce que je puis vous dire,

Je l'ai vu quelquefois s'arracher de ces lieux,

Le coeur plein d'un courroux qu'il cachait à vos yeux,

D'une cour qui le fuit pleurant l'ingratitude,

Las de votre grandeur et de sa servitude,

Entre l'impatience et la crainte flottant,

Il allait voir Junie, et revenait content.

 

Néron

D'autant plus malheureux qu'il aura su lui plaire,

Narcisse, il doit plutôt souhaiter sa colère.

Néron impunément ne sera pas jaloux.

 

Narcisse

Vous ? Et de quoi, Seigneur, vous inquiétez−vous ?

Junie a pu le plaindre et partager ses peines :

Elle n'a vu couler de larmes que les siennes.

Mais aujourd'hui, Seigneur, que ses yeux dessillés

Regardant de plus près l'éclat dont vous brillez,

Verront autour de vous les rois sans diadème,

Inconnus dans la foule, et son amant lui−même,

Attachés sur vos yeux s'honorer d'un regard

Que vous aurez sur eux fait tomber au hasard ;

Quand elle vous verra, de ce degré de gloire,

Venir en soupirant avouer sa victoire :

Maître, n'en doutez point, d'un coeur déjà charmé,

Commandez qu'on vous aime, et vous serez aimé.

 

Néron

A combien de chagrins il faut que je m'apprête !

Que d'importunités !

 

Narcisse

Quoi donc ? qui vous arrête,

Seigneur ?

 

Néron

Tout : Octavie, Agrippine, Burrhus,

Sénèque, Rome entière, et trois ans de vertus.

Non que pour Octavie un reste de tendresse

M'attache à son hymen et plaigne sa jeunesse :

Mes yeux, depuis longtemps fatigués de ses soins,

Rarement de ses pleurs daignent être témoins ;

Trop heureux, si bientôt la faveur d'un divorce

Me soulageait d'un joug qu'on m'imposa par force !

Le ciel même en secret semble la condamner :

Ses voeux, depuis quatre ans, ont beau l'importuner,

Les dieux ne montrent point que sa vertu les touche :

D'aucun gage, Narcisse, ils n'honorent sa couche ;

L'empire vainement demande un héritier.

 

Narcisse

Que tardez−vous, Seigneur, à la répudier ?

L'empire, votre coeur, tout condamne Octavie.

Auguste, votre aïeul, soupirait pour Livie :

Par un double divorce ils s'unirent tous deux,

Et vous devez l'empire à ce divorce heureux.

Tibère, que l'hymen plaça dans sa famille,

Osa bien à ses yeux répudier sa fille.

Vous seul, jusques ici contraire à vos désirs,

N'osez par un divorce assurer vos plaisirs.

 

Néron

Et ne connais−tu pas l'implacable Agrippine ?

Mon amour inquiet déjà se l'imagine

Qui m'amène Octavie, et d'un oeil enflammé

Atteste les saints droits d'un noeud qu'elle a formé ;

Et portant à mon coeur des atteintes plus rudes,

Me fait un long récit de mes ingratitudes.

De quel front soutenir ce fâcheux entretien ?

 

Narcisse

N'êtes−vous pas, Seigneur, votre maître et le sien ?

Vous verrons−nous toujours trembler sous sa tutelle ?

Vivez, régnez pour vous : c'est trop régner pour elle.

Craignez−vous ? Mais, Seigneur, vous ne la craignez pas :

Vous venez de bannir le superbe Pallas,

Pallas, dont vous savez qu'elle soutient l'audace.

 

Néron

Eloigné de ses yeux, j'ordonne, je menace,

J'écoute vos conseils, j'ose les approuver ;

Je m'excite contre elle, et tâche à la braver :

Mais (je t'expose ici mon âme toute nue)

Sitôt que mon malheur me ramène à sa vue,

Soit que je n'ose encor démentir le pouvoir

De ces yeux où j'ai lu si longtemps mon devoir ;

Soit qu'à tant de bienfaits ma mémoire fidèle

Lui soumettre en secret tout ce que je tiens d'elle,

Mais enfin mes efforts ne me servent de rien :

Mon génie étonné tremble devant le sien.

Et c'est pour m'affranchir de cette dépendance,

Que je la fuis partout, que même je l'offense,

Et que de temps en temps j'irrite ses ennuis,

Afin qu'elle m'évite autant que je la fuis.

Mais je t'arrête trop. Retire−toi, Narcisse ;

Britannicus pourrait t'accuser d'artifice.

 

Narcisse

Non, non ; Britannicus s'abandonne à ma foi ;

Par son ordre, Seigneur, il croit que je vous voi,

Que je m'informe ici de tout ce qui le touche,

Et veut de vos secrets être instruit par ma bouche.

Impatient surtout de revoir ses amours,

Il attend de mes soins ce fidèle secours. Néron

J'y consens ; porte−lui cette douce nouvelle :

Il la verra.

 

Narcisse

Seigneur, bannissez−le loin d'elle.

 

Néron

J'ai mes raisons, Narcisse ; et tu peux concevoir

Que je lui vendrai cher le plaisir de la voir.

Cependant vante−lui ton heureux stratagème,

Dis−lui qu'en sa faveur on me trompe moi−même,

Qu'il la voit sans mon ordre. On ouvre : la voici.

Va retrouver ton maître, et l'amener ici.

 

Scène III

 

Néron, Junie

 

Néron

Vous vous troublez, Madame, et changez de visage.

Lisez−vous dans mes yeux quelque triste présage ?

 

Junie

Seigneur, je ne vous puis déguiser mon erreur :

J'allais voir Octavie, et non pas l'empereur.

 

Néron

Je le sais bien, Madame, et n'ai pu sans envie

Apprendre vos bontés pour l'heureuse Octavie.

 

Junie

Vous, Seigneur ?

 

Néron

Pensez−vous, Madame, qu'en ces lieux,

Seule pour vous connaître Octavie ait des yeux ?

 

Junie

Et quel autre, Seigneur, voulez−vous que j'implore ?

A qui demanderai−je un crime que j'ignore ?

Vous qui le punissez, vous ne l'ignorez pas :

De grâce, apprenez−moi, Seigneur, mes attentats.

 

Néron

Quoi, Madame ? est−ce donc une légère offense

De m'avoir si longtemps caché votre présence ?

Ces trésors dont le ciel voulut vous embellir,

Les avez−vous reçus pour les ensevelir ?

L'heureux Britannicus verra−t−il sans alarmes

Croître, loin de nos yeux, son amour et vos charmes ?

Pourquoi, de cette gloire exclu jusqu'à ce jour,

M'avez−vous, sans pitié, relégué dans ma cour ?

On dit plus : vous souffrez sans en être offensée

Qu'il vous ose, Madame, expliquer sa pensée.

Car je ne croirai point que sans me consulter

La sévère Junie ait voulu le flatter,

Ni qu'elle ait consenti d'aimer et d'être aimée,

Sans que j'en sois instruit que par la renommée.

 

Junie

Je ne vous nierai point, Seigneur, que ses soupirs

M'ont daigné quelquefois expliquer ses désirs.

Il n'a point détourné ses regards d'une fille,

Seul reste du débris d'une illustre famille.

Peut−être il se souvient qu'en un temps plus heureux

Son père me nomma pour l'objet de ses voeux.

Il m'aime ; il obéit à l'empereur son père,

Et j'ose dire encore, à vous, à votre mère :

Vos désirs sont toujours si conformes aux siens...

 

Néron

Ma mère a ses desseins, Madame, et j'ai les miens.

Ne parlons plus ici de Claude et d'Agrippine :

Ce n'est point par leur choix que je me détermine.

C'est à moi seul, Madame, à répondre de vous,

Et je veux de ma main vous choisir un époux.

 

Junie

Ah ! Seigneur songez−vous que toute autre alliance

Fera honte aux Césars, auteurs de ma naissance ?

 

Néron

Non, Madame, l'époux dont je vous entretiens

Peut sans honte assembler vos aïeux et les siens,

Vous pouvez, sans rougir, consentir à sa flamme.

 

Junie

Et quel est donc, Seigneur, cet époux ?

 

Néron

Moi, madame.

 

Junie

Vous ?

 

Néron

Je vous nommerais, Madame, un autre nom,

Si j'en savais quelque autre au−dessus de Néron.

Oui, pour vous faire un choix où vous puissiez souscrire,

J'ai parcouru des yeux la cour, Rome et l'empire.

Plus j'ai cherché, Madame, et plus je cherche encor

En quelles mains je dois confier ce trésor,

Plus je vois que César, digne seul de vous plaire,

En doit être lui seul l'heureux dépositaire,

Et ne peut dignement vous confier qu'aux mains

A qui Rome a commis l'empire des humains.

Vous−même, consultez vos premières années :

Claudius à son fils les avait destinées,

Mais c'était en un temps où de l'empire entier

Il croyait quelque jour le nommer l'héritier.

Les dieux ont prononcé. Loin de leur contredire,

C'est à vous de passer du côté de l'empire.

En vain de ce présent ils m'auraient honoré,

Si votre coeur devait en être séparé,

Si tant de soins ne sont adoucis par vos charmes,

Si tandis que je donne aux veilles, aux alarmes,

Des jours toujours à plaindre et toujours enviés,

Je ne vais quelquefois respirer à vos pieds.

Qu'Octavie à vos yeux ne fasse point d'ombrage :

Rome, aussi bien que moi, vous donne son suffrage,

Répudie Octavie, et me fait dénouer

Un hymen que le ciel ne veut point avouer.

Songez−y donc, Madame, et pesez en vous−même

Ce choix digne des soins d'un prince qui vous aime,

Digne de vos beaux yeux trop longtemps captivés,

Digne de l'univers à qui vous vous devez. Junie

Seigneur, avec raison je demeure étonnée.

Je me vois, dans le cours d'une même journée,

Comme une criminelle amenée en ces lieux ;

Et lorsque avec frayeur je parais à vos yeux,

Que sur mon innocence à peine je me fie,

Vous m'offrez tout d'un coup la place d'Octavie.

J'ose dire pourtant que je n'ai mérité

Ni cet excès d'honneur, ni cette indignité.

Et pouvez−vous, Seigneur, souhaiter qu'une fille

Qui vit presque en naissant éteindre sa famille,

Qui dans l'obscurité nourrissant sa douleur,

S'est fait une vertu conforme à son malheur,

Passe subitement de cette nuit profonde

Dans un rang qui l'expose aux yeux de tout le monde,

Dont je n'ai pu de loin soutenir la clarté,

Et dont une autre enfin remplit la majesté ?

 

Néron

Je vous ai déjà dit que je la répudie.

Ayez moins de frayeur, ou moins de modestie.

N'accusez point ici mon choix d'aveuglement ;

Je vous réponds de vous ; consentez seulement.

Du sang dont vous sortez rappelez la mémoire,

Et ne préférez point à la solide gloire

Des honneurs dont César prétend vous revêtir,

La gloire d'un refus sujet au repentir. Junie

Le ciel connaît, Seigneur, le fond de ma pensée.

Je ne me flatte point d'une gloire insensée :

Je sais de vos présents mesurer la grandeur ;

Mais plus ce rang sur moi répandrait de splendeur,

Plus il me ferait honte, et mettrait en lumière

Le crime d'en avoir dépouillé l'héritière.

 

Néron

C'est de ses intérêts prendre beaucoup de soin,

Madame ; et l'amitié ne peut aller plus loin.

Mais ne nous flattons point, et laissons le mystère :

La soeur vous touche ici beaucoup moins que le frère,

Et pour Britannicus...

 

Junie

Il a su me toucher,

Seigneur, et je n'ai point prétendu m'en cacher.

Cette sincérité sans doute est peu discrète ;

Mais toujours de mon coeur ma bouche est l'interprète.

Absente de la cour, je n'ai pas dû penser,

Seigneur, qu'en l'art de feindre il fallût m'exercer.

J'aime Britannicus. Je lui fus destinée

Quand l'empire devait suivre son hyménée :

Mais ces mêmes malheurs qui l'en ont écarté,

Ses honneurs abolis, son palais déserté,

La fuite d'une cour que sa chute a bannie,

Sont autant de liens qui retiennent Junie.

Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs ;

Vos jours toujours sereins coulent dans les plaisirs :

L'empire en est pour vous l'inépuisable source ;

Ou, si quelque chagrin en interrompt la course,

Tout l'univers soigneux de les entretenir

S'empresse à l'effacer de votre souvenir.

Britannicus est seul. Quelque ennui qui le presse,

Il ne voit, dans son sort, que moi qui s'intéresse,

Et n'a pour tout plaisir, Seigneur, que quelques pleurs

Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs.

 

Néron

Et ce sont ces plaisirs et ces pleurs que j'envie,

Que tout autre que lui me paierait de sa vie.

Mais je garde à ce prince un traitement plus doux :

Madame, il va bientôt paraître devant vous.

 

Junie

Ah, Seigneur ! vos vertus m'ont toujours rassurée.

 

Néron

Je pouvais de ces lieux lui défendre l'entrée ;

Mais, Madame, je veux prévenir le danger

Où son ressentiment le pourrait engager.

Je ne veux point le perdre : il vaut mieux que lui−même

Entende son arrêt de la bouche qu'il aime.

Si ses jours vous sont chers, éloignez−le de vous,

Sans qu'il ait aucun lieu de me croire jaloux.

De son bannissement prenez sur vous l'offense,

Et soit par vos discours, soit par votre silence,

Du moins par vos froideurs, faites−lui concevoir

Qu'il doit porter ailleurs ses voeux et son espoir.

 

Junie

Moi ! que je lui prononce un arrêt si sévère ?

Ma bouche mille fois lui jura le contraire.

Quand même jusque−là je pourrais me trahir,

Mes yeux lui défendront, Seigneur, de m'obéir.

 

Néron

Caché près de ces lieux, je vous verrai, Madame.

Renfermez votre amour dans le fond de votre âme

Vous n'aurez point pour moi de langages secrets :

J'entendrai des regards que vous croirez muets,

Et sa perte sera l'infaillible salaire

D'un geste ou d'un soupir échappé pour lui plaire.

 

Junie

Hélas ! si j'ose encor former quelques souhaits,

Seigneur, permettez−moi de ne le voir jamais !

 

Scène IV

 

Néron, Junie, Narcisse

 

Narcisse

Britannicus, Seigneur, demande la princesse :

Il approche.

 

Néron

Qu'il vienne.

 

Junie

Ah Seigneur !

 

Néron

Je vous laisse.

Sa fortune dépend de vous plus que de moi :

Madame, en le voyant, songez que je vous voi.

 

Scène V

 

Junie, Narcisse

 

Junie

Ah ! cher Narcisse, cours au−devant de ton maître :

Dis−lui... Je suis perdue, et je le vois paraître !

 

Scène VI

 

Junie, Britannicus, Narcisse

 

Britannicus

Madame, quel bonheur me rapproche de vous ?

Quoi ? je puis donc jouir d'un entretien si doux ?

Mais parmi ce plaisir, quel chagrin me dévore !

Hélas ! puis−je espérer de vous revoir encore ?

Faut−il que je dérobe, avec mille détours,

Un bonheur que vos yeux m'accordaient tous les jours ?

Quelle nuit ! quel réveil ! Vos pleurs, votre présence

N'ont point de ces cruels désarmé l'insolence ?

Que faisait votre amant ? Quel démon envieux

M'a refusé l'honneur de mourir à vos yeux ?

Hélas ! dans la frayeur dont vous étiez atteinte,

M'avez−vous en secret adressé quelque plainte ?

Ma princesse, avez−vous daigné me souhaiter ?

Songiez−vous aux douleurs que vous m'alliez coûter ?

Vous ne me dites rien ? Quel accueil ! Quelle glace !

Est−ce ainsi que vos yeux consolent ma disgrâce ?

Parlez : nous sommes seuls. Notre ennemi trompé

Tandis que je vous parle est ailleurs occupé.

Ménageons les moments de cette heureuse absence.

 

Junie

Vous êtes en des lieux tout pleins de sa puissance.

Ces murs mêmes, Seigneur, peuvent avoir des yeux,

Et jamais l'empereur n'est absent de ces lieux.

 

Britannicus

Et depuis quand, Madame, êtes−vous si craintive ?

Quoi ? déjà votre amour souffre qu'on le captive ?

Qu'est devenu ce coeur qui me jurait toujours

De faire à Néron même envier nos amours ?

Mais bannissez, Madame, une inutile crainte.

La foi dans tous les coeurs n'est pas encore éteinte ;

Chacun semble des yeux approuver mon courroux,

La mère de Néron se déclare pour nous,

Rome, de sa conduite elle−même offensée...

 

Junie

Ah ! Seigneur, vous parlez contre votre pensée.

Vous−même, vous m'avez avoué mille fois

Que Rome le louait d'une commune voix ;

Toujours à sa vertu vous rendiez quelque hommage.

Sans doute la douleur vous dicte ce langage.

 

Britannicus

Ce discours me surprend, il le faut avouer.

Je ne vous cherchais pas pour l'entendre louer.

Quoi ? pour vous confier la douleur qui m'accable,

A peine je dérobe un moment favorable,

Et ce moment si cher, Madame, est consumé

A louer l'ennemi dont je suis opprimé ?

Qui vous rend à vous−même, en un jour, si contraire ?

Quoi ! même vos regards ont appris à se taire ?

Que vois−je ? Vous craignez de rencontrer mes yeux ?

Néron vous plairait−il ? Vous serais−je odieux ?

Ah ! si je le croyais... Au nom des dieux, Madame,

Eclaircissez le trouble où vous jetez mon âme.

Parlez. Ne suis−je plus dans votre souvenir ?

 

Junie

Retirez−vous, Seigneur ; l'empereur va venir.

 

Britannicus

Après ce coup, Narcisse, à qui dois−je m'attendre ?

 

Scène VII

 

Néron, Junie, Narcisse

 

Néron

Madame...

 

Junie

Non, Seigneur, je ne puis rien entendre.

Vous êtes obéi. Laissez couler du moins

Des larmes dont ses yeux ne seront pas témoins.

 

Scène VIII

 

Néron, Narcisse

 

Néron

Eh bien ! de leur amour tu vois la violence,

Narcisse : elle a paru jusque dans son silence !

Elle aime mon rival, je ne puis l'ignorer ;

Mais je mettrai ma joie à le désespérer.

Je me fais de sa peine une image charmante,

Et je l'ai vu douter du coeur de son amante.

Je la suis. Mon rival t'attend pour éclater :

Par de nouveaux soupçons, va, cours le tourmenter.

Et tandis qu'à mes yeux on le pleure, on l'adore,

Fais−lui payer bien cher un bonheur qu'il ignore.

 

Narcisse, seul.

La fortune t'appelle une seconde fois,

Narcisse : voudrais−tu résister à sa voix ?

Suivons jusques au bout ses ordres favorables ;

Et pour nous rendre heureux, perdons les misérables.

 

 

 

 

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