Scène 1
Antigone,
À quoi te résous-tu, princesse infortunée ?
Ta mère vient de mourir dans tes bras ;
Ne saurais-tu suivre ses pas,
Et finir en mourant ta triste destinée ?
À de nouveaux malheurs te veux-tu réserver ?
Tes frères sont aux mains, rien ne les peut sauver
De leurs cruelles armes.
Leur exemple t’anime à te percer le flanc ;
Et toi seule verses des larmes,
Tous les autres versent du sang.
Quelle est de mes malheurs l’extrémité mortelle ?
Où ma douleur doit-elle recourir ?
Dois-je vivre ? dois-je mourir ?
Un amant me retient, une mère m’appelle :
Dans la nuit du tombeau je la vois qui m’attend ;
Ce que veut la raison, l’amour me le défend
Et m’en ôte l’envie.
Que je vois de sujets d’abandonner le jour !
Mais, hélas ! qu’on tient à la vie,
Quand on tient si fort à l’amour !
Oui, tu retiens, Amour, mon âme fugitive ;
Je reconnais la voix de mon vainqueur :
L’espérance est morte en mon cœur,
Et cependant tu vis, et tu veux que je vive ;
Tu dis que mon amant me suivrait au tombeau,
Que je dois de mes jours conserver le flambeau
Pour sauver ce que j’aime.
Hémon, vois le pouvoir que l’amour a sur moi :
Je ne vivrais pas pour moi-même,
Et je veux bien vivre pour toi.
Si jamais tu doutas de ma flamme fidèle…
Mais voici du combat la funeste nouvelle.
Scène 2
Antigone, Olympe.
Antigone
Eh bien ! ma chère Olympe, as-tu vu ce forfait ?
Olympe
J’y suis courue en vain, c’en était déjà fait.
Du haut de nos remparts j’ai vu descendre en larmes
Le peuple qui courait et qui criait aux armes ;
Et pour vous dire enfin d’où venait sa terreur,
Le roi n’est plus, Madame, et son frère est vainqueur.
On parle aussi d’Hémon : l’on dit que son courage
S’est efforcé longtemps de suspendre leur rage,
Mais que tous ses efforts ont été superflus.
C’est ce que j’ai compris de mille bruits confus.
Antigone
Ah ! je n’en doute pas, Hémon est magnanime ;
Son grand cœur eut toujours trop d’horreur pour le crime.
Je l’avais conjuré d’empêcher ce forfait,
Et s’il l’avait pu faire, Olympe, il l’aurait fait.
Mais, hélas ! leur fureur ne pouvait se contraindre :
Dans des ruisseaux de sang elle voulait s’éteindre.
Princes dénaturés, vous voilà satisfaits :
La mort seule entre vous pouvait mettre la paix.
Le trône pour vous deux avait trop peu de place ;
Il fallait entre vous mettre un plus grand espace,
Et que le ciel vous mît, pour finir vos discords,
L’un parmi les vivants, l’autre parmi les morts.
Infortunés tous deux, dignes qu’on vous déplore !
Moins malheureux pourtant que je ne suis encore,
Puisque de tous les maux qui sont tombés sur pous,
Vous n’en sentez aucun, et que je les sens tous !
Olympe
Mais pour vous ce malheur est un moindre supplice
Que si la mort vous eût enlevé Polynice.
Ce prince était l’objet qui faisait tous vos soins ;
Les intérêts du roi vous touchaient beaucoup moins.
Antigone
Il est vrai, je l’aimais d’une amitié sincère ;
Je l’aimais beaucoup plus que je n’aimais son frère,
Et, ce qui lui donnait tant de part dans mes vœux,
Il était vertueux, Olympe, et malheureux.
Mais, hélas ! ce n’est plus ce cœur si magnanime,
Et c’est un criminel qu’a couronné son crime.
Son frère plus que lui commence à me toucher :
Devenant malheureux, il m’est devenu cher.
Olympe
Créon vient.
Antigone
Il est triste ; et j’en connais la cause :
Au courroux du vainqueur la mort du roi l’expose.
C’est de tous nos malheurs l’auteur pernicieux.
Scène 3
Antigone, Créon, Olympe, Attale, Gardes.
Créon
Madame, qu’ai-je appris en entrant dans ces lieux ?
Est-il vrai que la reine…
Antigone
Oui, Créon, elle est morte.
Créon
Ô dieux ! puis-je savoir de quelle étrange sorte
Ses jours infortunés ont éteint leur flambeau ?
Olympe
Elle-même, Seigneur, s’est ouvert le tombeau,
Et s’étant d’un poignard en un moment saisie,
Elle en a terminé ses malheurs et sa vie.
Antigone
Elle a su prévenir la perte de son fils.
Créon
Ah ! Madame, il est vrai que les dieux ennemis…
Antigone
N’imputez qu’à vous seul la mort du roi mon frère,
Et n’en accusez point la céleste colère.
À ce combat fatal vous seul l’avez conduit :
Il a cru vos conseils, sa mort en est le fruit.
Ainsi de leurs flatteurs les rois sont les victimes ;
Vous avancez leur perte en approuvant leurs crimes ;
De la chute des rois vous êtes les auteurs ;
Mais les rois en tombant entraînent leurs flatteurs.
Vous le voyez, Créon, sa disgrâce mortelle
Vous est funeste autant qu’elle nous est cruelle :
Le ciel, en le perdant, s’en est vengé sur vous,
Et vous avez peut-être à pleurer comme nous.
Créon
Madame, je l’avoue ; et les destins contraires
Me font pleurer deux fils si vous pleurez deux frères.
Antigone
Mes frères et vos fils ? Dieux ! que veut ce discours ?
Quelque autre qu’Étéocle a-t-il fini ses jours ?
Créon
Mais ne savez-vous pas cette sanglante histoire ?
Antigone
J’ai su que Polynice a gagné la victoire,
Et qu’Hémon a voulu les séparer en vain.
Créon
Madame, ce combat est bien plus inhumain.
Vous ignorez encor mes pertes et les vôtres.
Mais, hélas ! apprenez les unes et les autres.
Antigone
Rigoureuse Fortune, achève ton courroux !
Ah ! sans doute, voici le dernier de tes coups.
Créon
Vous avez vu, Madame, avec quelle furie
Les deux princes sortaient pour s’arracher la vie,
Que d’une ardeur égale ils fuyaient de ces lieux,
Et que jamais leurs cœurs ne s’accordèrent mieux.
La soif de se baigner dans le sang de leur frère
Faisait ce que jamais le sang n’avait su faire :
Par l’excès de leur haine ils semblaient réunis,
Et prêts à s’égorger, ils paraissaient amis.
Ils ont choisi d’abord pour leur champ de bataille,
Un lieu près des deux camps, au pied de la muraille.
C’est là que reprenant leur première fureur
Ils commencent enfin ce combat plein d’horreur.
D’un geste menaçant, d’un œil brûlant de rage,
Dans le sein l’un de l’autre ils cherchent un passage,
Et la seule fureur précipitant leurs bras,
Tous deux semblent courir au-devant du trépas.
Mon fils, qui de douleur en soupirait dans l’âme,
Et qui se souvenait de vos ordres, Madame,
Se jette au milieu d’eux, et méprise pour vous
Leurs ordres absolus qui nous arrêtaient tous.
Il leur retient le bras, les repousse, les prie,
Et pour les séparer s’expose à leur furie.
Mais il s’efforce en vain d’en arrêter le cours,
Et ces deux furieux se rapprochent toujours.
Il tient ferme pourtant, et ne perd point courage ;
De mille coups mortels il détourne l’orage,
Jusqu’à ce que du roi le fer trop rigoureux,
Soit qu’il cherchât son frère, ou ce fils malheureux,
Le renverse à ses pieds prêt à rendre la vie.
Antigone
Et la douleur encor ne me l’a pas ravie !
Créon
J’y cours, je le relève, et le prends dans mes bras ;
Et me reconnaissant : « Je meurs, dit-il tout bas,
Trop heureux d’expirer pour ma belle princesse.
En vain à mon secours votre amitié s’empresse :
C’est à ces furieux que vous devez courir ;
Séparez-les, mon père, et me laissez mourir».
Il expire à ces mots. Ce barbare spectacle
À leur noire fureur n’apporte point d’obstacle ;
Seulement Polynice en paraît affligé :
« Attends, Hémon, dit-il, tu vas être vengé ».
En effet sa douleur renouvelle sa rage,
Et bientôt le combat tourne à son avantage.
Le roi, frappé d’un coup qui lui perce le flanc,
Lui cède la victoire et tombe dans son sang.
Les deux camps aussitôt s’abandonnent en proie,
Le nôtre à la douleur, et les Grecs à la joie ;
Et le peuple, alarmé du trépas de son roi,
Sur le haut de ses tours témoigne son effroi.
Polynice, tout fier du succès de son crime,
Regarde avec plaisir expirer sa victime ;
Dans le sang de son frère il semble se baigner :
« Et tu meurs, lui dit-il, et moi je vais régner.
Regarde dans mes mains l’empire et la victoire ;
Va rougir aux enfers de l’excès de ma gloire ;
Et pour mourir encore avec plus de regret,
Traître, songe en mourant que tu meurs mon sujet ».
En achevant ces mots, d’une démarche fière
Il s’approche du roi couché sur la poussière,
Et pour le désarmer il avance le bras.
Le roi, qui semble mort, observe tous ses pas ;
Il le voit, il l’attend, et son âme irritée
Pour quelque grand dessein semble s’être arrêtée.
L’ardeur de se venger flatte encor ses désirs,
Et retarde le cours de ses derniers soupirs.
Prêt à rendre la vie, il en cache le reste,
Et sa mort au vainqueur est un piège funeste ;
Et dans l’instant fatal que ce frère inhumain
Lui veut ôter le fer qu’il tenait à la main,
Il lui perce le cœur ; et son âme ravie,
En achevant ce coup abandonne la vie.
Polynice frappé pousse un cri dans les airs,
Et son âme en courroux s’enfuit dans les enfers.
Tout mort qu’il est, Madame, il garde sa colère,
Et l’on dirait qu’encore il menace son frère :
Son visage, où la mort a répandu ses traits,
Demeure plus terrible et plus fier que jamais.
Antigone
Fatale ambition, aveuglement funeste !
D’un oracle cruel suite trop manifeste !
De tout le sang royal il ne reste que nous ;
Et plût aux dieux, Créon, qu’il ne restât que vous,
Et que mon désespoir, prévenant leur colère,
Eût suivi de plus près le trépas de ma mère !
Créon
Il est vrai que des dieux le courroux embrasé
Pour nous faire périr semble s’être épuisé ;
Car enfin sa rigueur, vous le voyez, Madame,
Ne m’accable pas moins qu’elle afflige votre âme.
En m’arrachant mes fils…
Antigone
Ah ! vous régnez, Créon,
Et le trône aisément vous console d’Hémon.
Mais laissez-moi, de grâce, un peu de solitude,
Et ne contraignez point ma triste inquiétude.
Aussi bien mes chagrins passeraient jusqu’à vous.
Vous trouverez ailleurs des entretiens plus doux :
Le trône vous attend, le peuple vous appelle ;
Goûtez tout le plaisir d’une grandeur nouvelle.
Adieu. Nous ne faisons tous deux que nous gêner :
Je veux pleurer, Créon, et vous voulez régner.
Créon,
Ah, Madame ! régnez, et montez sur le trône :
Ce haut rang n’appartient qu’à l’illustre Antigone.
Antigone
Il me tarde déjà que vous ne l’occupiez :
La couronne est à vous.
Créon
Je la mets à vos pieds.
Antigone
Je la refuserais de la main des dieux même,
Et vous osez, Créon, m’offrir le diadème !
Créon
Je sais que ce haut rang n’a rien de glorieux
Qui ne cède à l’honneur de l’offrir à vos yeux.
D’un si noble destin je me connais indigne ;
Mais si l’on peut prétendre à cette gloire insigne,
Si par d’illustres faits on la peut mériter,
Que faut-il faire enfin, Madame ?
Antigone
M’imiter.
Créon
Que ne ferais-je point pour une telle grâce !
Ordonnez seulement ce qu’il faut que je fasse :
Je suis prêt…
Antigone,
Nous verrons.
Créon, la suivant.
J’attends vos lois ici.
Antigone, Attendez.
Attale
Son courroux serait-il adouci ?
Croyez-vous la fléchir ?
Scène 4
Créon, Attale.
Créon
Oui, oui, mon cher Attale ;
Il n’est point de fortune à mon bonheur égale,
Et tu vas voir en moi, dans ce jour fortuné,
L’ambitieux au trône, et l’amant couronné.
Je demandais au ciel la princesse et le trône :
Il me donne le sceptre et m’accorde Antigone.
Pour couronner ma tête et ma flamme en ce jour,
Il arme en ma faveur et la haine et l’amour,
Il allume pour moi deux passions contraires :
Il attendrit la sœur, il endurcit les frères,
Il aigrit leur courroux, il fléchit sa rigueur,
Et m’ouvre en même temps et leur trône et son cœur.
Attale
Il est vrai, vous avez toute chose prospère,
Et vous seriez heureux si vous n’étiez point père.
L’ambition, l’amour, n’ont rien à désirer ;
Mais, Seigneur, la nature a beaucoup à pleurer :
En perdant vos deux fils…
Créon
Oui, leur perte m’afflige,
Je sais ce que de moi le rang de père exige,
Je l’étais ; mais surtout j’étais né pour régner,
Et je perds beaucoup moins que je ne crois gagner.
Le nom de père, Attale, est un titre vulgaire :
C’est un don que le ciel ne nous refuse guère.
Un bonheur si commun n’a pour moi rien de doux,
Ce n’est pas un bonheur, s’il ne fait des jaloux.
Mais le trône est un bien dont le ciel est avare ;
Du reste des mortels ce haut rang nous sépare,
Bien peu sont honorés d’un don si précieux :
La terre a moins de rois que le ciel n’a de dieux.
D’ailleurs tu sais qu’Hémon adorait la princesse,
Et qu’elle eut pour ce prince une extrême tendresse.
S’il vivait, son amour au mien serait fatal.
En me privant d’un fils, le ciel m’ôte un rival.
Ne me parle donc plus que de sujets de joie,
Souffre qu’à mes transports je m’abandonne en proie ;
Et sans me rappeler des ombres des enfers,
Dis-moi ce que je gagne, et non ce que je perds.
Parle-moi de régner, parle-moi d’Antigone :
J’aurai bientôt son cœur, et j’ai déjà le trône.
Tout ce qui s’est passé n’est qu’un songe pour moi :
J’étais père et sujet, je suis amant et roi.
La princesse et le trône ont pour moi tant de charmes,
Que… Mais Olympe vient.
Attale
Dieux ! elle est tout en larmes.
Scène 5
Créon, Olympe, Attale.
Olympe
Qu’attendez-vous, Seigneur ? La princesse n’est plus.
Créon
Elle n’est plus, Olympe ?
Olympe
Ah ! regrets superflus !
Elle n’a fait qu’entrer dans la chambre prochaine,
Et du même poignard dont est morte la reine,
Sans que je pusse voir son funeste dessein,
Cette fière princesse a percé son beau sein.
Elle s’en est, seigneur, mortellement frappée,
Et dans son sang, hélas ! elle est soudain tombée.
Jugez à cet objet ce que j’ai dû sentir.
Mais sa belle âme enfin, toute prête à sortir :
"Cher Hémon, c’est à toi que je me sacrifie",
Dit-elle ; et ce moment a terminé sa vie.
J’ai senti son beau corps tout froid entre mes bras,
Et j’ai cru que mon âme allait suivre ses pas,
Heureuse mille fois, si ma douleur mortelle
Dans la nuit du tombeau m’eût plongée avec elle !
(Elle s’en va.)
Scène dernière
Créon, Attale.
Créon
Ainsi donc vous fuyez un amant odieux,
Et vous-même, cruelle, éteignez vos beaux yeux !
Vous fermez pour jamais ces beaux yeux que j’adore,
Et pour ne me point voir, vous les fermez encore !
Quoique Hémon vous fût cher, vous courez au trépas
Bien plus pour m’éviter que pour suivre ses pas.
Mais dussiez-vous encor m’être aussi rigoureuse,
Ma présence aux enfers vous fût-elle odieuse,
Dût après le trépas vivre votre courroux,
Inhumaine, je vais y descendre après vous.
Vous y verrez toujours l’objet de votre haine,
Et toujours mes soupirs vous rediront ma peine,
Ou pour vous adoucir, ou pour vous tourmenter ;
Et vous ne pourrez plus mourir pour m’éviter.
Mourons donc…
Attale et des gardes.
Ah ! Seigneur ! quelle cruelle envie…
Créon
Ah ! c’est m’assassiner que me sauver la vie !
Amour, rage, transports, venez à mon secours,
Venez, et terminez mes détestables jours !
De ces cruels amis trompez tous les obstacles.
Toi, justifie, ô ciel, la foi de tes oracles :
Je suis le dernier sang du malheureux Laïus,
Perdez-moi, dieux cruels, ou vous serez déçus.
Reprenez, reprenez cet empire funeste :
Vous m’ôtez Antigone, ôtez-moi tout le reste.
Le trône et vos présents excitent mon courroux ;
Un coup de foudre est tout ce que je veux de vous.
Ne le refusez pas à mes vœux, à mes crimes ;
Ajoutez mon supplice à tant d’autres victimes.
Mais en vain je vous presse, et mes propres forfaits
Me font déjà sentir tous les maux que j’ai faits.
Polynice, Étéocle, Jocaste, Antigone,
Mes fils, que j’ai perdus pour m’élever au trône,
Tant d’autres malheureux dont j’ai causé les maux,
Font déjà dans mon cœur l’office des bourreaux.
Arrêtez… Mon trépas va venger votre perte,
La foudre va tomber, la terre est entr’ouverte,
Je ressens à la fois mille tourments divers,
Et je m’en vais chercher du repos aux enfers.
(Il tombe entre les mains des gardes.)
FIN