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BIBLIOBUS Littérature

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Sous la poupe étaient ménagés de chaque côté deux passages menant à la cabine ; l’un situé plus à l’avant que l’autre et formant en conséquence un couloir plus long. Après s’être assuré que le serviteur était encore sur le pont, le capitaine Delano s’engouffra dans la plus proche ouverture – la dernière mentionnée – toujours gardée par Atufal, et marcha d’un pas rapide jusqu’au seuil de la cabine devant laquelle il s’arrêta un instant pour se remettre de sa précipitation. Puis, les paroles qu’il voulait prononcer déjà sur ses lèvres, il entra. Comme il s’avançait vers l’Espagnol assis sur le hourdi, il entendit un autre pas qui semblait réglé sur le sien. Par la porte opposée, un plateau à la main, le serviteur s’avançait également.

« Que Dieu confonde ce fidèle serviteur, » pensa le capitaine Delano ; « quelle agaçante coïncidence ! »

Peut-être l’agacement se fût-il transformé en un sentiment différent, sans la confiance inspirée par la brise entraînante. Mais, quoi qu’il en fût, il sentit un léger pincement au cœur en associant involontairement Babo et Atufal.

« Don Benito, » dit-il, « je vous apporte de bonnes nouvelles ; la brise se maintiendra et soufflera de plus en plus fort. À propos, votre pendule géante, Atufal, est là dehors. Par votre ordre, naturellement ? »

Don Benito sursauta, comme s’il eût été atteint par quelque brocard doucereusement satirique et si adroitement délivré sous le couvert de la politesse qu’il n’offrait aucune prise à la repartie.

On dirait un écorché vif, pensa le capitaine Delano ; où peut-on le toucher sans le faire tressaillir ?

Le serviteur, s’empressant auprès de son maître, arrangea un coussin ; rappelé à la civilité, l’Espagnol répondit avec raideur : « Vous dites vrai. L’esclave se tient là où vous l’avez vu sur mon ordre, qui est de prendre son poste et d’attendre ma venue si à l’heure dite je me trouve dans la cabine. »

« Ah ! Pardonnez-moi, mais c’est là traiter le pauvre garçon comme un ex-roi désavoué. Ah ! Don Benito, » ajouta-t-il en souriant, « malgré toute la licence que vous autorisez à certains égards, je crains qu’au fond vous ne soyez un maître impitoyable. »

De nouveau Don Benito sursauta ; et cette fois, comme le bon marin le pensa, sous l’effet d’un vrai remords de conscience.

La conversation se fit alors plus contrainte. C’est en vain que le capitaine Delano appela l’attention de son hôte sur le mouvement perceptible de la quille qui fendait doucement la mer ; le regard terne, Don Benito répondait en peu de mots, avec réserve.

Cependant, le vent qui n’avait cessé de grossir et de souffler dans la direction du port, entraînait rapidement le San Dominick. Comme il doublait un promontoire, le phoquier apparut au loin.

Le capitaine Delano avait à présent regagné le pont. Il y demeura un moment afin de modifier la route du navire et de passer ainsi à bonne distance du récif, puis il redescendit en bas pour quelques instants.

Cette fois, je redonnerai du cœur à mon pauvre ami, pensa-t-il.

« De mieux en mieux, Don Benito, » s’écria-t-il en entrant d’un air allègre ; « vous verrez bientôt la fin de vos soucis, du moins pour quelque temps. Car, vous le savez, lorsque après un long et triste voyage, l’ancre tombe dans le port, il semble que le cœur du capitaine soit soulagé d’un poids immense. Nous filons fameusement, Don Benito. Mon navire est en vue. Regardez par ce sabord ; le voici, tout paré ! Le Bachelor’s Delight, mon bon ami. Ah ! comme ce vent vous ravigote ! Tenez, il faut que vous preniez une tasse de café avec moi ce soir. Mon vieux maître-coq vous fera un vrai café de sultan. Qu’en dites-vous, Don Benito, viendrez-vous ? »

Tout d’abord, l’Espagnol leva fiévreusement les yeux et jeta un regard nostalgique vers le phoquier, tandis que le serviteur observait son visage avec une muette sollicitude. Tout à coup il reprit son ancienne froideur et, retombant sur ses coussins, garda le silence.

« Vous ne répondez pas. Allons, vous avez été mon hôte toute la journée ; voudriez-vous que l’hospitalité restât toujours du même côté ? »

« Je ne puis aller à votre bord, » répondit-il.

« Quoi ? Cela ne vous fatiguera pas. Les navires mouilleront aussi près que possible, sauf à se balancer librement. Vous n’aurez guère qu’à passer d’un pont à l’autre. Allons, allons, il ne faut pas me refuser cela. »

« Je ne puis aller à votre bord, » répondit Don Benito sur un ton de répugnance décisive.

C’était tout juste s’il gardait un dernier semblant de courtoisie ; avec une sorte de rigidité cadavérique, mordant au vif ses ongles minces, il regardait, dévisageait presque son hôte, comme impatient d’une présence qui l’empêchait de s’abandonner entièrement à son accès morbide. Cependant le bruit des eaux partagées, entrant par les fenêtres avec un glouglou de plus en plus joyeux, semblait lui reprocher son humeur splénétique et lui dire que la nature ne s’en souciait mie, quand bien même il en deviendrait fou, car à qui la faute, s’il vous plaît ?

Mais à présent sa dépression était au pire, comme le bon vent était au mieux.

Il y avait maintenant chez, cet homme quelque chose qui outrepassait de telle sorte le manque d’aménité ou l’aigreur dont il avait pu faire preuve jusqu’alors que, malgré toute son indulgence naturelle, son hôte ne put le supporter plus longtemps. Incapable de s’expliquer un tel comportement et jugeant que la maladie jointe à l’excentricité, quelque extrêmes qu’elles fussent, ne formaient point une excuse adéquate, bien assuré en outre que rien dans sa propre conduite ne pouvait justifier pareil manquement, la fierté du capitaine Delano commença à s’éveiller. Il devint lui-même réservé. Mais l’Espagnol parut n’en avoir cure. Sur quoi, le quittant, le capitaine Delano monta une fois de plus sur le pont.

Le navire était à présent à moins de deux milles du phoquier, et l’on voyait la baleinière lancée sur cet intervalle marin.

Pour être bref, les deux vaisseaux, grâce à l’habileté du pilote, voisinèrent bientôt au mouillage.

 

Avant de regagner son propre vaisseau, le capitaine Delano avait eu l’intention de communiquer à Don Benito des détails pratiques concernant les services qu’il se proposait de lui rendre. Mais, voyant ce qu’il en était, et peu désireux de s’exposer à de nouvelles rebuffades, il résolut, puisque le San Dominick était mouillé à présent en lieu sûr, de quitter immédiatement son bord, sans faire plus d’allusions à l’hospitalité ou aux affaires. Ajournant pour un temps indéterminé ses plans ultérieurs, il réglerait ses actes futurs sur les circonstances futures. Sa baleinière était prête à le recevoir, mais son hôte s’attardait encore en bas. Eh ! bien, pensa le capitaine Delano, s’il n’a guère d’éducation, raison de plus pour que j’en fasse preuve. Il descendit à la cabine pour lui faire des adieux cérémonieux et peut-être tacitement réprobateurs. Mais à sa grande satisfaction, Don Benito, comme s’il commençait à ressentir le poids de la froideur polie que son hôte maltraité lui témoignait par représailles, se leva avec l’aide de son serviteur et, saisissant la main du capitaine Delano, resta debout, tremblant, trop agité pour parler. Cependant, le bon augure qu’on eût pu tirer de ce geste fut tout à coup anéanti car, retombant dans sa réserve avec une mine plus lugubre encore que devant, le regard à demi détourné, il reprit à nouveau sa place sur les coussins. Rappelant de même toute sa froideur, le capitaine Delano s’inclina et se retira.

Il était à peine à mi-chemin du corridor étroit, sombre comme un tunnel, qui menait de la cabine aux escaliers, quand un bruit pareil au tintement qui annonce une exécution dans quelque cour de prison, vint retentir à son oreille. C’était l’écho de la cloche fêlée du bord qui sonnait l’heure, lugubrement répercutée dans ce caveau souterrain. Instantanément, par une fatalité irrésistible, son esprit, répondant au mauvais présage, accueillit un essaim de soupçons superstitieux. Il s’arrêta. En images infiniment plus rapides que ces phrases, toutes ses défiances antérieures se déroulèrent dans sa tête avec leurs plus menus détails.

Jusqu’alors son naturel crédule et bienveillant avait été trop prêt à dissiper par des excuses de raisonnables craintes. Pour quoi l’Espagnol, parfois exagérément pointilleux, négligeait-il à présent, au mépris de la plus élémentaire courtoisie, de reconduire son hôte au bastingage ? Son indisposition le lui interdisait-elle ? L’indisposition ne l’avait point empêché de faire des efforts plus pénibles au cours de la journée. La façon équivoque dont il venait de se conduire revint à l’esprit du capitaine : il s’était levé, avait saisi la main de son visiteur, fait un geste vers son chapeau, puis, en un instant, tout avait sombré dans un mutisme morne et sinistre. Fallait-il croire que, dans un bref accès de pitié, il s’était repenti au moment final de quelque complot inique, pour y revenir ensuite sans remords ? Son dernier regard avait semblé lancer au capitaine Delano un ultime adieu, navrant mais résigné. Pourquoi décliner l’invitation de se rendre ce soir à bord du phoquier ? L’Espagnol était-il moins endurci que le Juif qui ne s’abstint pas de souper à la table de celui qu’il avait l’intention de trahir la même nuit ? Que signifiaient les énigmes et les contradictions qui s’étaient succédé tout le long du jour, si elles n’avaient pour objet de mystifier avant de frapper quelque coup furtif ? Atufal, prétendu mutin, mais aussi ombre ponctuelle, était à ce moment même en faction derrière la porte. Il semblait qu’il fût une sentinelle, et plus encore. Qui donc, de son propre aveu, l’avait posté là ? Le nègre était-il aux aguets ?

L’Espagnol derrière, sa créature devant : il courut involontairement vers la lumière.

Un instant après, mâchoire et poings serrés, il passait devant Atufal et se trouvait, sans armes, à l’air libre. Lorsqu’il vit son navire bien arrimé se balancer paisiblement sur son ancre presque à portée de voix d’un appel ordinaire ; lorsqu’il vit sa bonne chaloupe aux visages familiers s’élever et s’abaisser sur les vagues courtes aux côtés du San Dominick ; lorsque, regardant autour de lui sur le pont, il vit les étoupiers jouer toujours activement des doigts, lorsqu’il entendit le sifflement sourd et nourri et le bourdonnement industrieux des polisseurs de hachettes toujours penchés sur leur besogne interminable ; lorsqu’il vit l’aspect bénin de la nature prenant son innocent repos du soir et le soleil voilé brillant au campement tranquille de l’ouest comme la douce lumière de la tente d’Abraham ; lorsque son œil et son oreille charmés saisirent toutes ces choses en même temps que la silhouette enchaînée du nègre, la mâchoire et la main crispées se détendirent. Une fois de plus il sourit aux fantômes qui l’avaient moqué, et il éprouva une pointe de remords à la pensée qu’en leur livrant accueil pour un moment, il avait implicitement trahi un doute presque athéiste à l’endroit de la vigilante Providence divine.

Il y eut quelques minutes de délai au cours desquelles la chaloupe fut gaffée jusqu’à la coupée. Pendant cet intervalle, une sorte de satisfaction attristée envahit le capitaine Delano à l’idée des bons offices qu’il avait rendus ce jour-là à un étranger. Ah ! pensa-t-il, après de bonnes actions et quelque ingrat que puisse se montrer le bénéficiaire, votre conscience, elle, ne reste pas indifférente.

Cependant, il s’apprêta à descendre dans la chaloupe, le visage tourné vers le pont, et son pied pressa le premier barreau de l’échelle. Au même instant, il entendit appeler courtoisement son nom ; et, à son agréable surprise, vit Don Benito s’avancer avec un air d’énergie inaccoutumée, comme si au dernier moment il avait voulu faire amende honorable pour son récent manque de courtoisie. Avec une amabilité instinctive, le capitaine Delano, retirant son pied, se tourna vers l’Espagnol et s’avança également à sa rencontre. À cette vue, la précipitation nerveuse de Don Benito s’accrut, mais son énergie vitale venant à le trahir, son serviteur, afin de mieux le soutenir, plaça la main de son maître sur son épaule nue et l’y maintint doucement, en faisant de son corps une sorte de béquille.

Quand les deux capitaines se rencontrèrent, l’Espagnol saisit à nouveau avec ferveur la main de l’Américain tout en le regardant gravement dans les yeux, mais, comme auparavant, trop épuisé pour parler.

Je lui ai fait tort, pensa le capitaine Delano avec quelque regret ; sa froideur apparente m’a trompé ; en aucun cas il n’a eu l’intention de m’offenser.

Cependant, comme s’il craignait que la scène, en se prolongeant, ne fût une trop grande fatigue pour son maître, le serviteur parut anxieux de la terminer. Jouant toujours son rôle de béquille et marchant entre les deux capitaines, il s’avança avec eux vers la coupée ; tandis que Don Benito, qui semblait ému de contrition, refusait de lâcher la main du capitaine Delano et la retenait dans la sienne, en travers du corps du noir.

Ils se trouvèrent bientôt auprès du bastingage, leurs yeux plongeant dans la chaloupe dont l’équipage levait vers eux leurs regards curieux. Attendant avec quelque embarras que l’Espagnol eût desserré son étreinte, le capitaine Delano leva le pied pour enjamber le seuil de la coupée ouverte ; mais Don Benito retenait toujours sa main. Il finit pourtant par lui dire d’une voix agitée : « Je ne puis aller plus loin ; je dois ici vous dire adieu. Adieu, mon cher, cher Don Amasa. Allez… allez ! » Ici, il libéra brusquement sa main. « Allez, et que Dieu vous garde mieux que moi, mon excellent ami. »

Ne laissant pas d’être touché, le capitaine Delano allait s’attarder encore, mais, rencontrant le regard discrètement admonitoire du serviteur, il prit congé hâtivement et descendit dans sa chaloupe, poursuivi par les adieux continuels de Don Benito qui semblait enraciné au bord de la coupée.

S’asseyant à l’arrière, le capitaine Delano, après un dernier salut, donna le signal du départ. L’équipage mit les avirons debout. Le brigadier repoussa la chaloupe à une distance suffisante pour que les avirons pussent retomber dans l’eau de toute leur longueur. Dès que cette manœuvre fut achevée, Don Benito bondit par-dessus les pavois et tomba aux pieds du capitaine Delano, tout en jetant des appels vers son navire, mais d’un ton si frénétique que personne dans la chaloupe ne put le comprendre. Cependant trois matelots espagnols, qui semblaient ne point partager cette incompréhension, se jetèrent à la mer de trois endroits divers et éloignés du navire, et nagèrent après leur capitaine, comme pour le secourir.

L’officier de chaloupe, stupéfait, demanda vivement ce que cela signifiait. À quoi le capitaine Delano, avec un sourire dédaigneux à l’adresse de l’inexplicable Benito Cereno, répondit que pour sa part il n’en savait rien et n’en avait cure ; mais il semblait que l’Espagnol se fût mis en tête de donner à ses gens l’impression que la chaloupe cherchait à le ravir. « Ou bien… poussez, il y va de votre vie ! » cria-t-il éperdument, sursautant au vacarme soudain qui retentissait sur le navire, toujours dominé cependant par le tocsin des polisseurs de hachettes ; et saisissant à la gorge Don Benito, il ajouta : « Ce pirate complote notre meurtre ! » Ici, vérifiant apparemment ces mots, le serviteur, une dague à la main, monta sur le bastingage et sauta, comme pour assister son maître jusqu’à la fin dans sa fidélité désespérée ; tandis que, pour aider, semblait-il, le noir, les trois matelots espagnols s’efforçaient d’escalader la proue encombrée. Cependant, toute l’armée des nègres, comme enflammés à la vue de leur capitaine en danger, suspendaient aux pavois leur avalanche de suie.

Tout ceci, ainsi que ce qui avait précédé et ce qui suivit, se déroula avec une telle rapidité que passé, présent et futur semblèrent ne faire qu’un.

Voyant venir le nègre, le capitaine Delano avait rejeté l’Espagnol de côté, presque immédiatement après l’avoir saisi, et, changeant de position par un geste de recul inconscient, avait lancé les bras en l’air de façon à s’emparer du serviteur dans sa chute ; ce qu’il fit si promptement que le noir, dont la dague se trouvait dirigée vers le cœur du capitaine Delano, parut avoir visé ce but en sautant. Mais l’arme fut arrachée et l’assaillant jeté au fond de la chaloupe dont les avirons, maintenant dégagés, poussaient rapidement au large.

En cette conjoncture, la main gauche du capitaine Delano empoigna de nouveau Don Benito à demi affaissé, sans prendre garde à sa condition défaillante, tandis que son pied droit maintenait à terre le nègre prostré, que son bras droit pressait sur le dernier aviron pour ajouter à la vitesse et que son regard tendu en avant encourageait les hommes à faire tout ce qu’ils pouvaient.

Mais alors, l’officier de la chaloupe qui avait réussi à repousser l’assaut des matelots espagnols et qui, le visage tourné vers l’arrière, poussait sur l’aviron du brigadier, appela tout à coup l’attention du capitaine Delano sur le manège du noir ; tandis qu’un rameur portugais lui criait d’écouter ce que disait l’Espagnol.

Jetant un coup d’œil à ses pieds, le capitaine Delano vit la main libre du serviteur armée d’une seconde dague – que sa petitesse lui avait permis de dissimuler dans sa ceinture de laine – dont il menaçait le cœur de son maître en se redressant au fond du bateau par une reptation serpentine, avec une expression livide et vengeresse qui trahissait le dessein central de son âme ; cependant que l’Espagnol, à demi suffoqué, cherchait vainement à l’éviter, en prononçant des mots étouffés intelligibles au seul Portugais.

À ce moment un éclair révélateur traversa l’esprit longtemps obscurci du capitaine Delano, illuminant d’une clarté toute nouvelle le mystérieux comportement de Benito Cereno, ainsi que chacun des incidents énigmatiques de la journée et tout le voyage passé du San Dominick. Il rabattit la main de Babo, mais son cœur le frappa plus durement encore. Avec une pitié infinie, il délivra Don Benito de sa propre étreinte. Ce n’était point le capitaine Delano, mais Don Benito que le noir, en sautant dans la chaloupe, avait voulu poignarder.

Les deux mains du noir furent saisies, tandis que le capitaine Delano, regardant le San Dominick avec des yeux désormais dessillés, voyait les nègres, non plus en proie au désordre, au tumulte, à l’inquiétude frénétique qu’avait paru leur inspirer Don Benito, mais le masque arraché, brandissant des hachettes et des coutelas dans leur féroce révolte de pirates. Pareils à de noirs derviches en délire, les six Achanti dansaient sur la poupe. Empêchés par leurs ennemis de sauter dans l’eau, les mousses espagnols gagnaient à la hâte les plus hautes vergues ; quant aux quelques matelots moins alertes et qui n’étaient point déjà à la mer, on les apercevait sur le pont aux prises avec les noirs dans une mêlée désespérée.

Cependant le capitaine Delano, hélant son propre vaisseau, ordonna d’ouvrir les sabords et de sortir les canons. Mais à ce moment le câble du San Dominick ayant été coupé, le coup de fouet de la corde entraîna le linceul de toile qui enveloppait l’étrave, révélant soudain, comme la coque blanchie tournait vers le large, la mort pour figure de proue, sous forme d’un squelette humain ; crayeux commentaire aux mots inscrits à la craie en dessous : « Suivez votre chef. »

À cette vue, Don Benito, se couvrant le visage, gémit : « C’est lui, Aranda ! Mon ami assassiné et privé de sépulture ! »

En atteignant le phoquier, le capitaine Delano cria qu’on lui lançât des cordes, lia le nègre qui n’offrit point de résistance, et le fit hisser sur le pont. Il se préparait à aider Don Benito, maintenant presque inanimé, à gravir la paroi du navire, mais celui-ci, exsangue comme il était, refusa de bouger ou de se laisser mouvoir avant que le nègre n’eût été descendu dans la cale loin du regard. Assuré que la chose était faite, il ne recula plus devant la montée.

La chaloupe fut immédiatement renvoyée, afin de recueillir les trois matelots à la mer. Cependant les canons étaient prêts, mais le San Dominick ayant quelque peu dérivé vers la poupe du phoquier, seule la dernière pièce de l’arrière put être pointée. On tira six fois, dans l’espoir d’estropier le navire fugitif en abattant ses vergues, mais avec le seul effet d’atteindre quelques cordages sans conséquence. Bientôt le navire fut hors de portée des canons : il gouvernait droit vers le large, les noirs pressés en foule autour du beaupré tantôt poussant des clameurs insultantes à l’adresse des blancs, tantôt saluant de leurs bras levés l’étendue de l’océan assombri – corbeaux croassants échappés à la main de l’oiseleur.

Le premier mouvement fut de filer les câbles et de donner la chasse. Mais, après réflexion, il parut plus prometteur de poursuivre avec la chaloupe et la yole.

Le capitaine Delano demanda alors à Don Benito de quelles armes à feu disposait le San Dominick ; il lui fut répondu qu’elles étaient toutes hors d’usage parce qu’au début de la mutinerie un passager de cabine, mort depuis, avait secrètement faussé la platine des quelques mousquets du bord. Don Benito cependant rassembla le reste de ses forces pour supplier l’Américain de ne point livrer la chasse, que ce fût avec le navire lui-même ou avec la chaloupe ; car les nègres s’étaient déjà révélés comme de tels desperados, qu’en cas d’assaut le massacre total des blancs serait inévitable. Mais, considérant que cet avertissement venait d’un esprit accablé par le malheur, l’Américain ne renonça point à son dessein.

Les chaloupes furent parées et armées. Vingt-cinq hommes y prirent place sur l’ordre du capitaine Delano. Il se disposait à y descendre lui-même, lorsque Don Benito saisit son bras.

« Quoi ! Avez-vous sauvé ma vie, Señor, pour aller à présent gaspiller la vôtre ? »

Les officiers, en considération de leurs intérêts, de ceux du voyage, et des obligations qu’ils avaient à l’égard des armateurs, élevèrent également de fortes objections contre le départ de leur commandant. Après avoir pesé un moment leurs remontrances, le capitaine Delano se sentit obligé de rester ; il mit à la tête de l’expédition son second, homme athlétique et résolu qui avait servi à bord d’un corsaire et, chuchotaient ses ennemis, à bord d’un navire de pirates. Pour encourager les matelots, on leur dit que le capitaine espagnol considérait son vaisseau comme perdu ; que vaisseau et chargement (celui-ci comprenant de l’or et de l’argent) valaient plus de dix mille doublons. Qu’ils le prissent, et ils auraient une bonne part du butin. Les matelots répondirent par des acclamations.

Il s’en fallait de peu que les fugitifs n’eussent gagné le large. Il faisait presque nuit ; mais la lune se levait. Après des efforts violents et prolongés, les chaloupes parvinrent à se rapprocher du navire et les assaillants, restant sur leurs avirons, s’arrêtèrent à une distance convenable pour décharger leurs mousquets. N’ayant point de balles à retourner, les nègres répondirent par des hurlements. Mais à la seconde volée, ils lancèrent leurs hachettes à la mode indienne. L’une d’elles trancha les doigts d’un matelot. Une autre atteignit l’avant de la baleinière, coupa le câble et se ficha dans le plat-bord comme une cognée de bûcheron. L’officier l’arracha, frémissante, à son logement, et la renvoya. Le gantelet relancé s’enfonça dans la galerie arrière brisée du navire où il demeura.

Devant la réception trop chaleureuse des nègres, les blancs gardèrent une distance plus respectueuse. Évoluant à présent juste hors de portée des hachettes, ils cherchèrent, en vue de la mêlée prochaine, à inciter les noirs à se séparer des armes qui pouvaient être les plus meurtrières dans un corps à corps, en les lançant sottement contre un but trop éloigné, dans la mer. S’avisant bientôt du stratagème, les nègres s’arrêtèrent, mais déjà un grand nombre d’entre eux durent remplacer leurs hachettes perdues par des anspects ; échange qui se montra finalement favorable aux assaillants, comme ils l’avaient escompté.

Cependant le navire poussé par un bon vent fendait toujours les eaux, tandis que les chaloupes, alternativement, se laissaient distancer, puis revenaient à force de rames pour décharger de nouvelles volées.

Le feu était surtout dirigé vers l’arrière où la plupart des nègres à présent se pressaient. Pourtant l’objectif n’était pas de tuer ou de blesser les nègres, mais bien de les capturer avec le navire. Il fallait donc recourir à l’abordage, ce qui ne pouvait se faire avec les chaloupes tant que le San Dominick maintiendrait son allure.

Le second eut alors une idée. Observant que les mousses espagnols étaient toujours dans les hunes, aussi haut qu’ils pouvaient atteindre, il leur cria de descendre jusqu’aux vergues et de couper les voiles. Ce qui fut fait. Vers le même temps, pour des raisons qui furent révélées par la suite, deux Espagnols en habit de marin qui s’exposaient ostensiblement furent tués, non par des volées de balles, mais par des coups délibérément visés ; et, comme il apparut plus tard, le noir Atufal et l’Espagnol à la barre furent également tués par l’une des décharges générales. Le navire, ayant perdu ses voiles et ses chefs, échappa entièrement au contrôle des nègres.

Il se mit à tourner lourdement dans le vent avec ses mâts grinçants, sa proue venant lentement s’offrir aux regards des matelots, son squelette étincelant au clair de lune horizontal et jetant sur l’eau une ombre gigantesque striée de côtes. Le bras étendu du fantôme semblait faire signe aux blancs de le venger.

« Suivez votre chef ! » cria le second ; et, des deux côtés à la fois, les chaloupes abordèrent le navire. Harpons et coutelas croisèrent hachettes et anspects. Entassées sur le canot couché par le travers, les négresses entonnèrent un chant plaintif dont l’acier entrechoqué formait le refrain.

Pendant un temps, l’attaque demeura indécise ; les nègres se resserrant pour la repousser ; les matelots à demi refoulés, encore incapables de prendre pied sur le navire, combattant comme des troupiers en selle, une jambe jetée de côté par-dessus les pavois, l’autre au dehors, et jouant du coutelas comme d’un fouet de charretier. Mais en vain. Ils allaient avoir le dessous lorsque, se ralliant comme un seul homme en un groupe compact, avec un grand cri ils sautèrent à bord où, mêlés aux noirs, ils se séparèrent à nouveau malgré eux. Le temps de quelques respirations, il y eut un bruit vague, étouffé, intérieur, comme d’espadons se ruant ici et là, sous l’eau, parmi des bancs de noires anguilles. Bientôt, se regroupant, et rejoints par les matelots espagnols, les blancs revinrent à la surface, entraînant irrésistiblement les nègres vers l’arrière. Une barricade de barils et de sacs courait d’un bord à l’autre devant le grand mât : là, les nègres firent volte-face. Malgré leur mépris pour toute paix ou trêve, ils eussent été bien contents de souffler ; mais, les marins infatigables franchirent la barrière et reprirent aussitôt le corps à corps. Épuisés, les noirs combattaient maintenant en désespérés. Comme des loups, leurs langues rouges pendaient hors de leurs bouches sombres. Mais les pâles matelots avaient les dents serrées ; pas un mot ne fut prononcé ; et au bout de cinq minutes le navire fut pris.

Près de vingt nègres avaient été tués. Indépendamment de ceux que les balles avaient atteints, un grand nombre présentaient des blessures – dues pour la plupart aux harpons à long fer – assez semblables à celles que les faux des Highlanders infligèrent aux Anglais à Preston Pass. L’autre camp ne comptait point de morts, mais plusieurs blessés, quelques-uns grièvement, y compris le second. Les nègres survivants furent provisoirement ligotés, et le navire remorqué dans le port où il se balança de nouveau sur son ancre.

Il suffira de dire – en passant sous silence les incidents et les mesures qui suivirent – qu’après deux jours de radoub, les deux navires voguèrent de conserve vers Concepcion du Chili, d’où ils partirent pour Lima du Pérou ; et là, devant les tribunaux du vice-roi, toute l’affaire fut instruite dès le début.

Bien qu’au milieu de la traversée l’infortuné Espagnol, délivré de toute contrainte, eût semblé recouvrer la santé et le libre exercice de sa volonté, pourtant, conformément à ses prévisions, peu avant d’arriver à Lima, il retomba dans son état antérieur et devint bientôt si faible qu’il fallut le porter à terre à bras d’hommes. Apprenant son histoire et sa condition, l’une des nombreuses institutions religieuses de la Cité des Rois lui ouvrit un refuge hospitalier où médecins et prêtres lui prodiguèrent leurs soins, un membre de l’ordre s’offrant à jouer auprès de lui, la nuit comme le jour, le rôle de gardien particulier et de consolateur.

Les extraits suivants, traduits d’après l’un des documents officiels espagnols, jetteront, nous l’espérons, quelque lumière sur le récit précédent ; ils révéleront tout d’abord de quel port le San Dominick était parti et quelle avait été la véritable histoire de son voyage jusqu’au temps de son escale à l’île de Santa Maria.

Mais, avant de donner les extraits, il siérait peut-être de les faire précéder d’une remarque.

Le document, choisi parmi beaucoup d’autres pour une traduction partielle, contient la déposition de Benito Cereno, la première reçue par le tribunal. Certaines de ses révélations furent, à ce stade du procès, considérées comme douteuses pour des raisons à la fois savantes et naturelles. Le tribunal inclina à croire que le déposant ne laissait pas d’avoir l’esprit troublé par les récents événements et qu’il imaginait dans son délire des choses qui n’avaient jamais pu se passer. Mais les dépositions subséquentes des matelots survivants, appuyant les révélations de leur capitaine dans plusieurs de leurs détails les plus étranges, conférèrent crédit du même coup à tout le reste. En sorte que le tribunal, dans sa décision finale, fonda ses sentences capitales sur des déclarations qu’il eût jugé de son devoir de rejeter si elles n’avaient reçu confirmation.

*

* *

Je soussigné, Don José de Abos et Padilla, notaire de Sa Majesté pour le Revenu Royal, et greffier de cette province, et notaire public de la Sainte Croisade de cet évêché, etc.

Certifie et déclare, conformément aux exigences de la loi, que dans la cause criminelle intentée le vingt-quatre du mois de septembre de l’année dix-sept-cent-quatre-vingt-dix-neuf contre les nègres Sénégalais du vaisseau le San Dominick, la déclaration suivante a été faite par devers moi.

Déclaration du premier témoin, Don Benito Cereno.

Les mêmes jour, mois et année ; Son Excellence le docteur Juan Martinez de Rozas, Conseiller de l’Audience Royale de ce Royaume et connaissant des lois de cette Intendance, a ordonné au capitaine du vaisseau le San Dominick, Don Benito Cereno, de comparaître devant lui ; ce qu’il fit dans sa litière, assisté du moine Infelez ; lequel Don Benito Cereno, en présence de Don José de Abos et Padilla, Notaire Public de la Sainte Croisade, prêta serment par le nom de Dieu, Notre Seigneur, et par un signe de croix ; sous la foi duquel il promit de dire la vérité sur tout ce qu’il savait et sur tout ce qu’on lui demanderait ; – et étant interrogé conformément à la teneur de l’acte initial du procès, il dit, que le vingtième du mois de mai dernier, il quitta avec son navire le port de Valparaiso à destination de Callao ; transportant à son bord des produits du pays et cent soixante noirs des deux sexes, qui appartenaient pour la plupart à Don Alexandro Aranda, gentilhomme, de la cité de Mendoza ; que l’équipage du navire se composait de trente-six hommes, en outre des personnes qui s’étaient embarquées en qualité de passagers ; que les nègres étaient notamment les suivants :

(Ici, dans l’original, suit une liste de quelque cinquante noms, descriptions et âges, établis d’après certains documents d’Aranda recouvrés, et aussi d’après les souvenirs du déposant ; nous en donnerons seulement quelques extraits.)

Un noir de dix-huit ou dix-neuf ans environ, nommé José : c’est là l’homme qui exerçait les fonctions de serviteur auprès de son maître, Don Alexandro, et qui, l’ayant servi depuis quatre ou cinq ans, parle bien l’espagnol ; … un mulâtre, nommé Francesco, stewart des officiers, doué d’une prestance et d’une voix agréables, ayant chanté dans les églises de Valparaiso, natif de la province de Buenos-Ayres, âgé d’environ trente-cinq ans… Un beau nègre, nommé Dago, qui avait été pendant de longues années fossoyeur chez les Espagnols, âgé de quarante-six ans… Quatre vieux nègres, natifs d’Afrique, âgés de soixante à soixante-dix ans, mais sains de corps, calfats de profession, et portant les noms suivants : – le premier s’appelait Mûri, et il fut tué (ainsi que son fils nommé Diamelo) ; le second, Nacta ; le troisième, Yola, tué de même ; le quatrième, Chofan ; et six nègres adultes, âgés de trente à quarante-cinq ans, tous non policés, et nés parmi les Achanti : Martinqui, Yan, Lecbe, Mapenda, Yambaio, Akim ; quatre d’entre eux furent tués ; … un puissant nègre, nommé Atufal, qui était censé avoir été chef en Afrique, et que ses propriétaires prisaient hautement… Et un petit nègre du Sénégal, depuis quelques années seulement parmi les Espagnols, âgé de trente ans environ, et du nom de Babo ; … qu’il ne se souvient pas du nom des autres, mais que, escomptant toujours trouver le reste des papiers de Don Alexandre, il pourra alors dresser la liste complète de tous les noirs, et la remettre à la cour ; … et trente-neuf femmes et enfants de tout âge.

 

 

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