- Accueil
4
En entrant, le capitaine Delano jeta un coup d’œil sur le hamac et dit : « Vous dormez ici, Don Benito ? »
« Oui, Señor, depuis que le temps est au calme. »
« Cette pièce a l’air d’une sorte de dortoir, de salon, de voilerie, d’armurerie, de chapelle et de cabinet de travail tout ensemble, Don Benito, » ajouta le capitaine Delano en regardant autour de lui.
« Oui, Señor ; les événements ne m’ont guère permis de mettre beaucoup d’ordre dans mes arrangements. »
Ici le serviteur, une serviette sur le bras, indiqua d’un geste qu’il attendait le bon plaisir de son maître Don Benito signifiant qu’il était prêt, Babo le fit asseoir dans le fauteuil de malacca, attira en face un canapé pour la commodité de l’hôte, puis commença les opérations en rejetant en arrière le col de son maître et en dénouant sa cravate.
Il y a quelque chose chez le nègre qui le qualifie particulièrement pour le rôle de domestique personnel. La plupart des nègres sont des valets et des coiffeurs nés ; ils jouent du peigne et de la brosse aussi naturellement que des castagnettes et les manient apparemment avec une satisfaction presque égale. Ils apportent aussi à l’exercice de ces fonctions un tact plein de douceur et une extraordinaire vivacité ondoyante et silencieuse non dénuée de grâce, singulièrement agréable à observer et plus agréable encore à subir. Enfin, par-dessus tout, ils ont le grand don de la bonne humeur. En l’occurrence, il ne s’agissait point de rires ou de grimaces qui eussent été déplacés, mais d’un certain enjouement aisé où concouraient harmonieusement chaque regard et chaque geste, comme si Dieu eût accordé le nègre tout entier à quelque plaisant diapason.
Si l’on ajoute à cela cette docilité qui naît du contentement d’un esprit borné et sans aspirations, et cette faculté d’aveugle attachement qui est parfois le propre des individus dont la position d’inférieurs ne prête point à discussion, on comprendra aisément pourquoi ces hypocondriaques de Johnson et de Byron – le cas de cet autre hypocondriaque, Benito Cereno, n’étant peut-être pas très différent du leur – se prirent d’affection, à l’exclusion presque totale de la race blanche, pour leurs domestiques nègres Barber et Fletcher. Mais s’il y a quelque chose chez le nègre qui désarme les esprits cyniques ou morbidement amers, quelles complaisances n’éveillera-t-il pas, s’il apparaît sous son aspect le plus favorable à un homme bienveillant ? Or, lorsque les circonstances extérieures le laissaient à l’aise, le capitaine Delano ajoutait à la bienveillance la familiarité et l’humour. Chez lui, assis à sa porte, il avait souvent pris un vif plaisir à observer quelque homme de couleur, quelque homme libre, à sa besogne ou à son jeu. Si, au cours d’une traversée, il se trouvait avoir un matelot noir, il était invariablement sur un pied de bavardage et de semi-plaisanterie avec lui. En fait, comme la plupart des hommes doués d’un cœur gai et généreux, le capitaine Delano s’attachait aux nègres non par philanthropie, mais par nature, comme d’autres aux chiens de Terre-Neuve.
Jusqu’alors cette tendance s’était vu réprimer par les circonstances dans lesquelles il avait trouvé le San Dominick. Mais dans le cuddy, soulagé de son précédent malaise et, pour diverses raisons, d’humeur plus sociable qu’il ne l’avait encore été ce jour-là, à la vue de ce serviteur nègre si débonnaire avec son maître et qui, la serviette sur le bras, exerçait une fonction aussi familière que celle de barbier, tout son ancien faible pour les noirs lui revint.
Entre autres choses, il s’amusa de cet amour africain pour les couleurs vives et les belles apparences, dont le nègre offrit un exemple singulier en prenant dans l’étui à pavillons une pièce d’étamine de toutes les nuances, qu’il plissa abondamment sous le menton de son maître en guise de tablier.
Les Espagnols ont une façon de se raser qui diffère légèrement de celle des autres nations. Ils font usage d’une cuvette, spécialement dénommée cuvette de barbier : évidée d’un côté, elle reçoit exactement le menton qui demeure appuyé contre elle pendant le savonnage ; lequel s’effectue non à l’aide d’un blaireau, mais par le moyen du savon trempé dans l’eau de la cuvette et frotté contre le visage.
Dans le cas présent, on eut recours, faute de mieux, à l’eau de mer, la lèvre supérieure et le bas de la gorge étant seuls savonnés, afin de respecter la barbe cultivée.
Ces préliminaires étant quelque peu nouveaux pour le capitaine Delano, il les observa curieusement, en sorte qu’aucune conversation ne prit place, Don Benito ne paraissant pas disposé pour le présent à la renouer.
Déposant sa cuvette, le nègre chercha parmi les rasoirs comme pour choisir le plus affilé, et l’ayant trouvé, aviva encore son tranchant en le passant d’un geste expert sur la peau ferme, douce et huileuse de sa paume ouverte ; il fit alors le geste de commencer, mais s’arrêta un instant à mi-chemin, tenant d’une main le rasoir levé, et de l’autre jouant professionnellement parmi le savon qui moussait sur le cou maigre de l’Espagnol. La vue de l’acier si brillant et si proche ne laissa pas Don Benito insensible : il frissonna nerveusement, sa lividité habituelle accrue par le savon dont la blancheur était également avivée par le corps noir de suie qui contrastait avec elle. Toute la scène avait quelque chose de singulier, au moins pour le capitaine Delano qui, à considérer la posture des deux hommes, ne put chasser l’idée saugrenue qu’il voyait dans le noir un bourreau et dans le blanc un homme au billot. Mais c’était là un de ces fantasmes capricieux qui apparaissent et s’évanouissent en un clin d’œil, et dont l’esprit le mieux réglé ne saurait sans doute se garder.
Cependant l’Espagnol avait, dans son agitation, desserré quelque peu l’étamine qui l’enveloppait, et un large pan se déroula comme un rideau par-dessus le bras du fauteuil pour tomber sur le sol, révélant dans une profusion de bandes armoriales et de champs colorés – noir, bleu et jaune – un château sur champ rouge sang en diagonale avec un lion rampant sur champ blanc.
« Le château et le lion, » s’écria le capitaine Delano ; « mais, Don Benito, c’est le pavillon espagnol dont vous vous servez là ! Il est heureux que ce soit moi, et non le roi, qui voie ceci, » ajouta-t-il avec un sourire, « mais (et il se tourna vers le noir) c’est tout un, je suppose, pourvu que les couleurs soient gaies, » remarque plaisante qui ne manqua pas de divertir le nègre.
« Allons, maître, » dit-il en réajustant le pavillon et en renversant doucement la tête de Don Benito sur l’appui du fauteuil, « allons, maître. » Et l’acier brilla près de la gorge.
De nouveau Don Benito frissonna faiblement.
« Il ne faut pas trembler comme ça, maître. Voyez, Don Amasa, maître tremble toujours quand je le rase. Et pourtant, maître sait que je ne l’ai jamais coupé, bien que cela pourrait m’arriver un de ces jours, si maître tremble ainsi. Allons, maître, » reprit-il. « Et maintenant, Don Amasa, si vous voulez bien recommencer à parler de la tempête et de tout ça, maître pourra écouter, et de temps en temps maître pourra répondre. »
« Ah ! oui, ces tempêtes, » dit le capitaine Delano ; « mais plus je pense à votre traversée, Don Benito, plus je m’étonne, non pas des tempêtes, quelque terribles qu’elles aient dû être, mais de l’intervalle désastreux qui les suivit. Car, selon votre récit, il vous a fallu plus de deux mois pour aller du Cap Horn à Santa-Maria, une distance que j’ai moi-même couverte en quelques jours avec un bon vent. Il est vrai que vous avez connu des accalmies, de longues accalmies ; mais c’est chose pour le moins inusitée que de se voir ainsi immobiliser pendant deux mois. Ma foi, Don Benito, si tout autre que vous m’avait fait semblable récit, j’eusse été à demi tenté de ne pas le croire. »
Ici le visage de l’Espagnol prit une expression involontaire, toute semblable à celle qu’il avait eue sur le pont un instant auparavant et, soit tressaillement de sa part, soit coup de roulis soudain de la coque dans le calme, soit maladresse momentanée du serviteur, à ce moment précis le sang parut sous le rasoir et des gouttes tachèrent la mousse crémeuse qui couvrait la gorge ; immédiatement le barbier noir ramena l’acier à lui, et gardant son attitude professionnelle, face à Don Benito et dos tourné au capitaine Delano, il tint en l’air le rasoir ruisselant en disant d’un ton mi-plaisant, mi-chagrin : « Vois, maître, tu as tellement tremblé : c’est le premier sang de Babo. »
Nulle épée dégainée devant James Ier d’Angleterre, nul assassinat perpétré en présence de ce timide roi n’eussent imprimé sur son visage plus de terreur que n’en montrait à présent celui de Don Benito.
Pauvre homme, pensa le capitaine Delano, il est si nerveux qu’il ne peut même endurer le spectacle d’une coupure de rasoir ; cet homme défait, malade, comment ai-je pu imaginer qu’il voulait verser tout mon sang, alors qu’il ne peut supporter de voir couler une petite goutte du sien propre ? En vérité, Amasa Delano, tu n’es pas dans ton assiette aujourd’hui. Tu feras mieux de n’en point parler quand tu seras rentré chez toi, chimérique Amasa. A-t-il donc la mine d’un assassin ? Plutôt celle d’un homme qui va lui-même être dépêché. Allons, l’expérience de ce jour me sera une bonne leçon.
Tandis que ces idées couraient dans la tête de l’honnête marin, le serviteur avait saisi la serviette qui reposait sur son bras et disait à Don Benito : « Veux-tu répondre à Don Amasa, maître, pendant que je débarrasse le rasoir de ces vilaines taches et que je le repasse à nouveau. »
Comme il prononçait ces paroles, l’expression de son visage à demi détourné, visible à la fois pour l’Espagnol et pour l’Américain, semblait suggérer qu’en incitant son maître à continuer la conversation, il souhaitait détourner opportunément son attention du fâcheux incident qui venait de survenir. Heureux, semblait-il, de profiter du répit qui lui était offert, Don Benito reprit son récit ; il informa le capitaine Delano que non seulement les calmes avaient été d’une durée exceptionnelle, mais que le navire était tombé sur des courants contraires, et relata d’autres circonstances, dont certaines n’étaient que la répétition de déclarations antérieures, pour expliquer comment il avait pu se faire que la traversée du Cap Horn à Santa Maria eût été d’une longueur si excessive, tout en entremêlant de temps en temps ses paroles de louanges moins modérées que devant pour la bonne conduite générale des nègres.
Ces détails ne furent point donnés consécutivement, le serviteur jouant de temps à autre du rasoir ; et ainsi, dans les intervalles de la toilette, récit et panégyrique se poursuivirent d’une façon particulièrement hachée.
Aux yeux du capitaine Delano dont l’imagination recommençait à battre la campagne, il y avait quelque chose de si creux dans les manières de l’Espagnol et dans le silence du serviteur qui apparaissait comme leur commentaire mystérieux, qu’il lui vint tout à coup à l’esprit que maître et domestique, pour quelque dessein inconnu, étaient en train de jouer en parole et en acte – oui, jusqu’au tremblement qui agitait les membres de Don Benito – une farce à son intention. Le soupçon de complicité ne manquait point, d’ailleurs, d’un support apparent : les conférences à voix basse déjà mentionnées. Mais alors, quel pouvait bien être l’objet de cette farce de barbier qu’on lui présentait ? Enfin, regardant cette idée comme un rêve absurde que l’aspect théâtral de Don Benito dans son drapeau d’Arlequin lui avait peut-être insensiblement suggéré, le capitaine Delano se hâta de la chasser.
La barbe faite, le serviteur s’arma d’une petite bouteille d’eau de senteur, versant quelques gouttes sur la tête de son maître et frottant si diligemment que la violence de l’exercice contracta les muscles de son visage d’une façon singulière.
Il se saisit alors du peigne, des ciseaux et de la brosse, qu’il promena tout autour de la tête, lissant une boucle, coupant un poil de favori séditieux, donnant un mouvement gracieux à la mèche du front et posant ici et là quelques touches impromptues qui dénotaient la main d’un maître ; Don Benito cependant supportait tout cela avec la résignation dont chacun fait preuve dans les mains d’un barbier, ou, tout au moins, beaucoup moins impatiemment qu’il n’avait enduré le rasoir ; il était à présent si pâle et si rigide que le nègre avait l’air d’un sculpteur nubien achevant le buste d’un blanc.
Tout étant enfin terminé, le nègre enleva l’étendard d’Espagne, le roula et le serra dans l’étui à pavillons ; puis il souffla sa chaude haleine sur les cheveux qui avaient pu se loger dans le cou de son maître ; réajusta col et cravate ; et chassa un bout de charpie du revers de velours ; après quoi, il recula de quelques pas et, s’arrêtant avec une expression de complaisance discrète, le serviteur considéra quelque temps son maître comme une créature formée, du moins quant à la toilette, par ses mains expertes.
Le capitaine Delano le complimenta plaisamment sur son œuvre tout en congratulant Don Benito.
Mais ni les eaux parfumées, ni le shampooing, ni les témoignages de fidélité ou d’amabilité qu’il recevait, ne déridèrent l’Espagnol qui retomba dans sa tristesse taciturne et resta sur son siège. À cette vue, le capitaine Delano, jugeant sa présence indésirable, se retira sous prétexte de constater si, comme il l’avait prédit, on pouvait voir quelques symptômes de brise.
Il marcha vers le grand mât et demeura un instant immobile, réfléchissant à la scène dont il venait d’être témoin non sans nourrir quelques soupçons indéfinis, quand il entendit du bruit auprès du cuddy. Il se retourna et vit le nègre, portant sa main à sa joue. Le capitaine Delano s’avança vers lui et s’aperçut que la joue saignait. Il était sur le point de lui en demander la cause, quand le soliloque plaintif du nègre l’instruisit :
« Ah ! Quand donc maître sera-t-il guéri de sa maladie ? C’est la maladie qui le rend méchant et le fait traiter Babo ainsi ; couper Babo avec le rasoir parce que Babo, seulement par accident, a fait à maître une seule petite égratignure, et ça pour la première fois depuis tant de jours ! Ah ! Ah ! Ah ! » Et il portait sa main à son visage.
Est-ce possible ? pensa le capitaine Delano. Était-ce donc pour passer son dépit espagnol en privé contre son pauvre ami, que Don Benito m’a incité par son air taciturne à me retirer ? Ah ! Cet esclavage fait naître de vilaines passions chez l’homme. Pauvre garçon !
Il était sur le point de dire quelques mots de sympathie au nègre, quand celui-ci regagna le cuddy avec une timide répugnance.
Bientôt maître et serviteur apparurent à nouveau, le premier appuyé sur le second comme si rien ne s’était passé.
Ce n’est qu’une querelle d’amoureux, après tout, pensa le capitaine Delano.
Il accosta Don Benito, et tous deux cheminèrent de conserve. Ils avaient à peine fait quelques pas que le steward – un grand mulâtre à l’air de rajah, accoutré à la manière orientale d’un turban en pagode formé de trois ou quatre mouchoirs de Madras enroulés autour de sa tête – s’approchant avec un salaam, annonça que le déjeuner était servi dans la cabine.
Les deux capitaines se mirent en marche, précédés par le mulâtre qui se retournait tout en avançant avec des sourires et des saluts continuels pour les introduire finalement dans la cabine, ce déploiement d’élégance soulignant l’insignifiance du petit Babo à tête nue qui, conscient semblait-il de son infériorité, observait du coin de l’œil le gracieux steward. Mais le capitaine Delano imputa en partie cette attention jalouse au sentiment particulier que l’Africain pur sang éprouve à l’égard des sang-mêlés. Quant au steward, ses manières, si elles n’annonçaient point beaucoup de dignité ou de respect de soi-même, montraient du moins son extrême désir de plaire ; ce qui est doublement méritoire par son caractère chrétien et chesterfieldien tout ensemble.
Le capitaine Delano remarqua avec intérêt que, si le teint du noir était hybride, ses traits étaient européens ; classiquement européens.
« Don Benito, » murmura-t-il, « je suis heureux de voir ce chambellan à la verge d’or ; il réfute une vilaine remarque qui me fut faite une fois par un planteur de la Barbade : selon lui, quand un mulâtre a un visage d’Européen régulier » il faut s’en méfier ; c’est un démon. Mais voyez, votre steward a des traits plus réguliers que ceux du roi George d’Angleterre, et pourtant le voilà qui hoche la tête, qui salue, qui sourit ; un roi en vérité – le roi des bons cœurs et des garçons polis. Et quelle agréable voix il a, n’est-il pas vrai ? »
« Assurément, Señor. »
« Mais, dites-moi, ne s’est-il pas toujours conduit depuis que vous le connaissez comme un brave et digne garçon ? » demanda le capitaine Delano en s’arrêtant, tandis que le steward disparaissait dans la cabine avec une génuflexion finale ; « pour la raison que je viens de mentionner, je serais curieux de le savoir. »
« Francesco est un brave homme, » répondit assez nonchalamment Don Benito, en juge flegmatique qui ne veut ni critiquer ni louer outre mesure.
« Ah ! Je le pensais bien. Car il serait étrange en vérité et peu flatteur pour nous autres peaux-blanches, qu’un peu de notre sang mêlé à celui des Africains, au lieu d’améliorer la qualité de ce dernier, eût le triste effet de verser du vitriol dans le bouillon noir ; améliorant sa nuance, peut-être, mais non pas sa salubrité. »
« Sans doute, sans doute, Señor, mais » et il jeta un coup d’œil sur Babo, « pour ne point parler des nègres, j’ai entendu appliquer la remarque de votre planteur aux mélanges de sang espagnol et indien dans nos province ». D’ailleurs je ne sais rien de la question, » ajouta-t-il négligemment.
Là-dessus, ils entrèrent dans la cabine.
Le déjeuner était naturellement frugal : un peu du poisson frais et des citrouilles du capitaine Delano, du biscuit et du bœuf salé, la bouteille de cidre que l’on avait réservée, et la dernière bouteille de vin des Canaries du San Dominick.
Quand ils entrèrent, Francesco, avec l’aide de deux ou trois noirs, s’affairait autour de la table pour y porter les dernières touches. À la vue de leur maître, ils se retirèrent, Francesco avec un salut souriant ; sans condescendre à le remarquer, l’Espagnol déclara à son compagnon avec une délicatesse blasée qu’il n’aimait point à s’entourer de serviteurs superflus.
Sans autres convives, hôte et invité s’assirent aux deux bouts de la table comme un ménage sans enfants, Don Benito indiquant de la main sa place au capitaine Delano et, faible comme il était, insistant pour que ce gentleman s’assît avant lui.
Le nègre plaça une carpette sous les pieds de Don Benito et un coussin dans son dos, puis se posta non derrière la chaise de son maître, mais derrière celle du capitaine Delano. Celui-ci en éprouva d’abord quelque surprise, mais il apparut bientôt qu’en prenant cette position, le noir restait encore fidèle à son maître, car en lui faisant face il était mieux à même de prévenir ses moindres désirs.
« Vous avez là un serviteur d’une intelligence peu commune, Don Benito, » chuchota le capitaine Delano à travers la table.
« Vous dites vrai, Señor. »
Pendant le repas, l’invité revint encore sur certaines parties du récit de Don Benito, requérant ici et là quelques détails. Il demanda comment il avait pu se faire que le scorbut et la fièvre eussent produit une telle hécatombe parmi les blancs, alors qu’ils avaient épargné la moitié des noirs. Comme si cette question évoquait aux yeux de l’Espagnol toute la scène de l’épidémie et lui rappelait douloureusement qu’il se trouvait seul dans une cabine où naguère il était entouré d’un si grand nombre d’amis et d’officiers, sa main trembla, son visage devint livide, des mots entrecoupés lui échappèrent ; mais aussitôt, aux souvenirs raisonnables du passé se substitua une terreur insensée du présent. Ses yeux pleins d’effroi regardèrent fixement dans le vide ; car ils n’avaient rien devant eux, sinon la main du serviteur qui poussait vers son maître le vin des Canaries. Quelques gorgées le restaurèrent enfin partiellement. Il allégua vaguement les différences de constitution qui permettaient à certaines races d’offrir à la maladie plus de résistance que les autres. C’était là une idée nouvelle pour son compagnon.
Cependant le capitaine Delano, voulant entretenir son hôte de questions pécuniaires touchant les affaires qu’il avait entreprises pour lui, notamment (puisqu’il devait des comptes stricts à ses armateurs) en ce qui concernait la voilure de rechange et d’autres articles de cette sorte, et préférant naturellement régler de telles affaires en privé, vint à désirer que le serviteur se retirât, car il ne doutait pas que Don Benito pût se passer pour un instant de ses soins. Il patienta néanmoins quelque temps, persuadé que Don Benito, à mesure que la conversation progresserait, sentirait de lui-même l’opportunité de cette mesure.
Mais il attendit en pure perte. Enfin, rencontrant le regard de son hôte, le capitaine Delano fit un léger signe du pouce dans la direction du noir en murmurant : « Don Benito, pardonnez-moi, mais je me vois empêché de traiter librement le sujet dont je veux vous entretenir. »
Là-dessus, l’Espagnol changea de contenance ; sans doute, pensa l’Américain, parce qu’il ressentait l’allusion comme une sorte de réflexion critique sur son serviteur. Après un moment de pause, il assura son visiteur qu’il n’y avait aucun inconvénient à ce que le noir demeurât avec eux : depuis qu’il avait perdu ses officiers, il avait fait de Babo (dont la fonction originelle, comme il apparut à présent, était celle de capitaine des esclaves) non seulement son serviteur et son compagnon continuel, mais encore son confident en toutes choses.
Il n’y avait plus rien à dire après cela ; bien qu’en vérité le capitaine Delano éprouvât une légère pointe d’irritation à se voir ainsi débouté d’un souhait si minime par un homme auquel il se proposait de rendre de si importants services. Allons, il faut mettre cela sur le compte de la dépression, pensa-t-il ; et remplissant son verre, il se mit à parler affaires.
Le prix des voiles et d’autres objets fut fixé. Mais au cours de cet entretien, l’Américain observa que si son offre d’assistance avait été reçue avec un empressement fébrile, à présent qu’elle se réduisait à une transaction commerciale, elle n’éveillait plus qu’une indifférence apathique. Don Benito, en fait, semblait se résoudre à entendre ces détails par respect pour la bienséance, et non en homme conscient du bénéfice considérable qu’ils représentaient pour lui-même et pour son voyage.
Bientôt ses manières devinrent plus réservées encore. Tout effort pour l’entraîner dans une conversation sociable demeura vain. Rongé par son humeur splénétique, il restait là à tortiller sa barbe, tandis que la main du serviteur, muette comme celle qui écrivit sur la muraille, poussait doucement, mais sans succès, le vin des Canaries.
Le déjeuner terminé, ils s’assirent sur le hourdi matelassé, le serviteur plaçant un oreiller derrière son maître. Le calme prolongé avait altéré l’atmosphère. Don Benito soupira lourdement, comme pour retrouver sa respiration.
« Pourquoi ne pas regagner le cuddy ? » dit le capitaine Delano. « Il y a plus d’air là-bas. » Mais l’hôte demeura immobile et silencieux.
Cependant son serviteur s’agenouilla devant lui avec un large éventail de plumes. Et Francesco, entrant sur la pointe des pieds, tendit une petite coupe d’eau aromatique au nègre qui en frotta par intervalles le front de son maître, lissant les cheveux sur les tempes comme une nourrice fait ceux d’un enfant. Il ne disait mot, mais fixait son regard sur les yeux de son maître, comme pour apporter quelque soulagement à l’esprit en détresse de Don Benito par le spectacle silencieux de la fidélité.
Présentement, la cloche du navire sonna deux heures ; à travers les fenêtres de la cabine, on vit la mer se rider légèrement ; et cela dans la direction souhaitée.
« Enfin, » s’écria le capitaine Delano. « Que vous disais-je, Don Benito ? Regardez ! »
Il avait sauté sur ses pieds en parlant avec une vive animation, dans le dessein de sortir son compagnon de sa torpeur. Mais, bien que le rideau cramoisi de la fenêtre de poupe battît à ce moment contre sa joue pâle, Don Benito parut accueillir la brise moins volontiers encore que le calme.
Pauvre garçon, pensa le capitaine Delano, une amère expérience lui a appris qu’un souffle ne fait pas plus le vent qu’une hirondelle ne fait le printemps. Mais pour une fois il se trompe. Je le lui prouverai en pilotant son navire dans le port.
Avec une allusion discrète à la condition débile de son hôte, il le pressa de rester tranquillement où il était, tandis que lui-même prendrait avec plaisir à sa charge le soin de tirer du vent le meilleur parti possible.
En regagnant le pont, le capitaine Delano tressaillit au spectacle inattendu d’Atufal, dont la silhouette monumentale était fixée sur le seuil comme l’un de ces portiers de marbre noir qui gardent le porche des tombes égyptiennes.
Mais cette fois, le tressaillement fut peut-être purement physique. À la personne d’Atufal qui offrait un singulier exemple de docilité jusque dans l’obstination maussade, vint s’opposer celles des polisseurs de hachettes dans l’exercice patient de leur industrie ; les deux spectacles montrant néanmoins que, malgré tout le relâchement dont l’autorité générale de Don Benito avait pu souffrir, chaque fois qu’il lui plaisait d’en faire usage, il n’était point d’homme, si sauvage ou si colossal fût-il, qui ne dût plus ou moins s’incliner devant lui.
Saisissant un porte-voix suspendu aux pavois, le capitaine Delano s’avança librement vers l’extrémité avant de la poupe, délivrant ses ordres dans son meilleur espagnol. Les rares matelots et les nombreux nègres, tous également ravis, se mirent docilement en devoir de conduire le navire au port.
Tandis qu’il donnait quelques directions sur la façon de hisser une bonnette, le capitaine Delano entendit tout à coup une voix répéter fidèlement ses ordres. Il se retourna et vit Babo qui jouait à présent, sous l’autorité du pilote, son rôle originel de capitaine des esclaves. Cette assistance se montra précieuse. Les voiles en lambeaux et les vergues gauchies reprirent bientôt leur assiette. Et point de bras ni de drisse qui ne fussent maniés aux chants joyeux des nègres pleins d’ardeur.
Braves gars, pensa le capitaine Delano, avec un peu d’entraînement ils feraient de bons marins. Voyez, les femmes même se mettent à tirer et à chanter, elles aussi. Il y a là sans doute quelques-unes de ces négresses Achanti qui font de si merveilleux soldats, à ce qu’on dit. Mais qui est à la barre ? Il me faut là un bras exercé.
Il alla voir.
Le San Dominick gouvernait avec une lourde barre flanquée de grandes poulies horizontales. Devant chacune d’elles se tenait un subordonné noir, et entre eux, au poste de commande, un matelot espagnol dont le visage montrait qu’il prenait dûment sa part de l’espérance et de la confiance générale en la venue de la brise.
Il s’avéra le même homme qui s’était conduit d’une façon si suspecte sur le guindeau.
« Ah ! C’est toi, mon brave, » s’écria le capitaine Delano. « Eh ! bien, plus de coups d’œil en coulisse à présent ; regarde droit et tiens le navire de même. Tu connais ton affaire, j’espère ? Et tu veux entrer au port, n’est-ce pas ? »
« Si, Señor, » répondit l’homme avec un petit rire intérieur, en manœuvrant la barre d’une main ferme. Sur quoi, à l’insu de l’Américain, les deux noirs observèrent le matelot du coin de l’œil.
Assuré que tout allait bien à la barre, le pilote se dirigea vers le gaillard d’avant pour voir comment les choses se passaient par là.
Le navire avait maintenant assez d’erre pour affronter le courant. Avec l’approche du soir, la brise allait certainement fraîchir.
Ayant fait tout ce qu’il fallait pour le présent, le capitaine Delano acheva de donner ses ordres aux matelots et se tourna vers l’arrière pour aller rendre compte de l’état des choses à Don Benito dans la cabine ; peut-être aussi cet empressement à le rejoindre ne laissait-il pas d’être accru par l’espoir de dérober quelques instants d’entretien privé avec l’Espagnol, tandis que son serviteur était occupé sur le pont.
Ajouter un commentaire