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2-Kyra Kyralina


Dans le taillis où la charrette des trois forains s’était arrêtée pour le déjeuner de midi, Stavro se faisait tirer l’oreille par ses deux compagnons qui, depuis une heure, lui demandaient l’histoire de son enfance et celle de sa sœur, qu’il avait évoquée au commencement de son récit dans le grenier. Non pas qu’il n’aurait pas eu l’envie de raconter – car son état d’âme était tout disposé maintenant à cette lointaine évocation – mais il en est toujours ainsi quand on veut toucher aux écluses rouillées qui barrent le passage aux eaux du passé : il est bon de se faire un peu prier.

Étendus sur la mousse souple du boqueteau, ils en étaient aux cigarettes, pendant que le cheval broutait l’herbe et reniflait en faisant de petits pas autour d’eux. Stavro se leva, alla ramasser des branches sèches et alluma un feu ; et quand la braise fut prête, il chercha dans la voiture le matériel à faire le café, fit bouillir l’eau, et jeta dans l’ibrik[16] en cuivre le sucre et le café nécessaires. Après quoi, avec un talent de cafédgi[17], il versa le liquide écumant et aromatique dans les trois tasses sans soucoupes, appelées félidganes[18], servit, s’assit les jambes repliées à la mode turque et commença :

Je ne me souviens plus de la date, ni de l’âge exact que j’avais, à ce moment-là. Mais je sais que l’événement qui suivit de près le drame fut la guerre de Crimée.

Petit enfant, je me rappelle la dureté d’un père qui battait la mère, tous les jours, sans que je comprisse pourquoi. Ma mère manquait souvent à la maison, revenait et était battue, avant le départ et après l’arrivée. Je ne savais pas si on la maltraitait au départ pour la faire partir ou pour la retenir, ni, à l’arrivée, si c’était à cause de son absence ou pour qu’elle ne revînt plus.

Je me rappelle encore qu’en ce temps embrouillé, à côté du père, se tenait le frère premier-né et aussi dur que lui, tandis qu’auprès de ma mère se lamentait ma sœur Kyra, de quatre ans plus âgée que moi, et vers laquelle je me sentais attiré.

Peu à peu le brouillard se disperse, je grandis et commence à comprendre. Et je compris des choses curieuses… Je pouvais avoir entre huit et neuf ans ; ma sœur entre douze et treize, et si belle que je me tenais toute la journée près d’elle, pour la regarder de la tête aux pieds. Elle se parait, depuis le matin jusqu’au soir, et ma mère faisait de même, car elle était aussi belle que sa fille. D’une boîte en ébène, toutes deux devant leur glace, elles se maquillaient les yeux avec du kinorosse trempé dans l’huile, les sourcils avec un bout de bois de basilic à la pointe carbonisée, tandis que les lèvres et les pommettes, elles les coloraient avec du rouge de kîrmîz ainsi que les ongles. Et quand cette longue opération était terminée, elles s’embrassaient, se disaient des mots tendres, et se mettaient à faire ma toilette. Puis, tous les trois, nous prenant les mains, nous dansions à la mode turque ou grecque, et nous nous embrassions. Ainsi, nous formions une famille à part…

Maintenant, le père et son fils aîné ne venaient plus tous les soirs à la maison. Ils étaient tous les deux charrons, les plus adroits et les plus recherchés de la région ; et leur atelier se trouvait, du côté opposé de la ville, dans le quartier Karakioï, tandis que nous habitions dans la Tchétatzoué. Entre nous et eux s’étendait toute la ville. La maison de Karakioï appartenait à mon père. Il avait là deux ouvriers apprentis, qu’il nourrissait et logeait, ainsi qu’une vieille domestique qui s’occupait de leur ménage. Ils étaient sept. Nous n’allions jamais là-bas, et je connaissais à peine l’atelier du père, qui me faisait peur. Dans la Tchétatzoué, on était chez ma mère, nous ne fichions rien de tout le jour, on s’amusait… L’hiver, on buvait du thé, l’été des sirops, et toute l’année on mangeait des cadaïfs, des saraïliés[19] on buvait du café, on fumait des narguilés, on se maquillait et on dansait… C’était une belle vie…

Oui, c’était une belle vie, sauf les jours où le père ou son fils ou bien les deux faisaient irruption au milieu de la fête et assommaient la mère, assenaient des coups de poing à Kyra, et me cassaient leur bâton sur la tête, car maintenant je faisais moi aussi partie de la danse. Comme nous parlions couramment le turc, ils appelaient les deux femmes des patchaouras[20] et moi, kitchouk pézévéngh[21]. Les deux malheureuses se jetaient aux pieds de leurs tyrans, leur enlaçaient les jambes et les priaient de ménager leurs visages :

– Pas sur le visage ! criaient-elles ; au nom du Seigneur et de la Sainte Vierge, ne frappez pas la figure !… Ne touchez pas aux yeux !… Pardon !…

Ah ! la figure, les yeux, la beauté de ces deux femmes !… Il n’en existait pas une qui eût pu leur tenir tête !… Elles avaient des cheveux d’or, et longs jusqu’aux jambes ; le teint blanc ; les sourcils, les cils et les prunelles noirs comme l’ébène. Car, sur l’arbre roumain, du côté de ma mère, trois races différentes s’étaient greffées : turque, russe et grecque, selon les occupants qui avaient dominé le pays dans le passé.

À l’âge de seize ans, ma mère mettait au monde son premier-né ; mais à l’heure où j’ouvris les yeux, personne n’aurait cru qu’elle était mère de trois enfants… Et cette femme qui était faite pour être caressée et embrassée, était battue jusqu’au sang. Cependant, si mon père ne lui prodiguait pas les caresses, ses amants la dédommageaient brillamment ; et je n’ai jamais su si, à l’origine, ce fut ma mère qui commença à tromper son mari et se fit battre, ou si ce fut mon père qui débuta par maltraiter sa femme et se fit tromper. En tout cas, la noce n’a jamais cessé chez nous, car les cris de plaisir alternaient avec les cris de douleur ; et à peine la raclée finissait que les rires éclataient sur les visages baignés de larmes.

Moi, je montais la garde, en mangeant des gâteaux, pendant que les courtisans – avec des manières, d’ailleurs, décentes – restaient assis à la turque sur le tapis, chantaient et faisaient danser les femmes, en leur jouant des airs orientaux sur une guitare accompagnée de castagnettes et d’un tambour de basque. Ma mère et Kyra, vêtues de soie et dévorées par le plaisir, exécutaient la danse du mouchoir, tournaient, pirouettaient, s’étourdissaient. Puis, la face enflammée par la chaleur, elles se jetaient sur de gros coussins, cachaient jambes et pieds dans leurs longues robes, et s’éventaient. On buvait des liqueurs fines et on brûlait des aromates. Les hommes étaient jeunes et beaux. Toujours des bruns, des noirs ; ils avaient une mise élégante, les moustaches pointues, la barbe très soignée ; et les cheveux, lisses ou frisés, exhalaient une forte odeur d’huile d’amande parfumée au musc. C’étaient des Turcs, des Grecs, et aussi, rarement, des Roumains, car la nationalité ne jouait aucun rôle, à condition que les amoureux fussent jeunes et beaux, délicats, discrets et pas trop pressés.

Ma situation était très ingrate… À personne je n’ai parlé jusqu’à ce moment-ci de ce que fut mon supplice d’alors.

Mon devoir était de veiller, assis sur le rebord de la fenêtre, et d’éviter toute surprise. Cela me plaisait bien, car je haïssais à mort les hommes de Karakioï qui nous battaient. Mais dans ma poitrine se livrait une lutte terrible entre mon devoir et ma jalousie.

J’étais jaloux, férocement jaloux.

La maison était située au fond d’une vaste cour entourée de murailles. Il y avait des fenêtres qui donnaient sur cette cour, et d’autres fenêtres, derrière, qui étaient suspendues au bord du plateau dominant le port. On ne pouvait pénétrer dans la maison que par la seule entrée de face ; mais pour se sauver, ma foi, on était moins difficile, et si le talus du plateau eût pu parler, que d’êtres n’avait-il pas vus dégringoler sur sa pente !…

Cramponné à la fenêtre, j’avais l’œil fixé sur la lanterne qui éclairait, toute la nuit, au-dessus de la porte, et l’oreille prête à entendre le bruit des gonds rouillés.

Mais je voulais avoir un œil également sur la fête de l’intérieur. Ma mère et Kyra étaient belles à vous rendre fou, dans leur corsage serré « à faire passer leur taille dans une bague », les seins bombés comme deux melons ; la riche chevelure défaite, répandue sur le dos et sur les épaules nues ; le front encerclé d’un ruban rouge écarlate, et les longs cils papillotant diaboliquement, comme pour attiser le jet de flammes de leurs yeux embrasés par le désir.

Souvent, dans leur course à plaire aux femmes, dans leur bavardage insensé, les invités se rendaient ridicules. C’est ainsi qu’un soir, un d’eux, voulant complimenter ma mère, dit que « les vieilles poules font la bonne soupe ». La pauvre femme, vexée, lui lança l’éventail à la tête, et pleura. Un autre invité se leva en colère, donna une tifla au maladroit et lui cracha au visage. Ils se prirent par le collet, chambardèrent la maison, renversèrent les narguilés. Cela nous fit rire aux larmes. Pour faire la paix, ma mère leur donna l’accolade.

Mais ces accolades, ces baisers, lui étaient un moyen bon à récompenser des choses bien diverses. Pour une belle voix, un mot amusant, un beau jeu, elle donnait ses baisers ; et elle en faisait autant lorsqu’il fallait égayer un boudeur, effacer l’impression d’une parole blessante, calmer un furieux trop jaloux, payer la perplexité d’un sot.

Kyra, de son côté, excellait à sa façon. Très développée physiquement dès sa quatorzième année, elle passait pour avoir deux ans de plus. Étourdie et narquoise, avec son petit nez un peu rabattu, son menton saillant, les deux fossettes où le dieu de l’Amour avait planté deux grains de beauté presque symétriques, Kyra mécontentait ses amoureux et moi avec ses espiègleries, ses railleries, ses plaisanteries. Les premiers voulaient obtenir davantage ; et moi, je jugeais qu’elle leur donnait trop.

On appelait des moussafirs[22] les courtisans qui venaient chez nous. Et ces moussafirs lui baisaient les mains et les sandales, à tout propos. Elle allait les tirer par le nez ou par la barbe ; leur versait du sirop sur les charbons qui brûlaient par-dessus le toumbaki[23] des narguilés ; leur offrait à boire dans son verre et cassait le verre pour les vexer, mais revenait une minute pour appuyer le bout de sa chevelure sur la bouche de l’homme qu’elle venait de blesser…

Tout cela me mettait en rage, car j’aimais Kyra bien plus que ma mère… Je l’adorais et ne supportais aucune caresse qui vînt d’un autre que moi.

Je me rappelle qu’un soir, pour mettre le comble à ma jalousie, le nœud de sa sandale s’étant défait pendant la danse, elle alla poser son pied sur les genoux d’un moussafir et lui demanda de le rattacher. Vous comprenez quelle aubaine pour le veinard ! Il s’exécuta en allongeant autant que possible son plaisir, pendant que j’ouvrais des yeux de loup ; puis, le vilain se mit à lui tâtonner la cheville et même le mollet. Et elle… eh bien, elle ne disait rien, se laissait faire !… Alors, furieux, perdant la tête, je criai :

– Le père !… Sauvez-vous !…

En un clin d’œil, les deux moussafirs enjambèrent les fenêtres et disparurent dans le noir, roulant sur la pente du ravin. Un d’eux, un Grec, dans sa hâte, avait oublié son fez et sa guitare, que ma mère prit et lança par la fenêtre, pendant que Kyra cachait rapidement les deux narguilés qui étaient de trop.

Cette scène fut si amusante que moi, la colère passée, je fus saisi d’un accès de fou rire, tombai de l’embrasure, roulai sur le tapis, et devint violet par manque de respiration. Ma mère crut que j’étais vraiment fou de peur à cause de l’arrivée du père ; les pauvres femmes percèrent l’air de leurs cris épouvantés, oublièrent le père, le diable et se jetèrent sur moi, désespérées.

– Il n’y a pas de père !… pus-je enfin répondre ; mais j’étais fâché parce que Kyra s’est laissé tâter la jambe !… Et je me suis vengé !… Voilà !…

La joie les fit maintenant crier bien plus haut. Elles me tapotèrent durement les fesses, m’embrassèrent, et on se mit à sauter dans la chambre, contents d’en être quittes, elles avec la frousse, moi avec une petite correction doublée de caresses.

******************************

De cette façon, deux ou trois années s’écoulèrent encore, les seules de mon enfance dont le souvenir me reste précis. J’avais dans les onze ans ; Kyra, dans les quinze ; et d’elle, j’étais inséparable. Une volupté, que je jugeai plus tard, me tenait attaché à elle. Je la suivais partout, comme un chien, je l’épiais lorsqu’elle faisait sa toilette, j’embrassais les vêtements imprégnés de son odeur ; et la pauvre fille se défendait faiblement, tendrement, me croyait innocent, point dangereux. À vrai dire, je n’avais aucune intention précise, je ne savais pas ce que je voulais, je mourais de plaisir, et je m’étourdissais près d’elle.

Il faut dire aussi que, dans la maison de ma mère, on était dans l’enfer de l’amour. Tout était amour : les deux femmes, comme leurs amoureux, comme les toilettes, les liqueurs, les parfums, les chants et les danses. Même la fuite grotesque et dramatique des amoureux me semblait voluptueuse et passionnée. Il n’y avait que l’arrivée du père et notre passage à tabac qui étaient déplaisants et sans amour. Mais on les acceptait comme une rançon, la rançon du plaisir. Ma mère disait :

– Tout bonheur a son revers ; la vie même, nous la payons avec la mort… C’est pour cela qu’il faut la vivre. Vivez-la, mes enfants, selon vos goûts, et de façon à ne rien regretter, le jour du Jugement dernier.

Avec une telle « philosophie » pour guide, on se figure notre empressement à suivre, moi et Kyra, l’exemple de la mère. Ayant sa fortune personnelle mise entre les mains de ses frères, contrebandiers d’articles orientaux, elle se payait tout plaisir que son caprice exigeait, se faisait adorer, changeait d’amants, plus ou moins satisfaits, aussi souvent que de robes, se laissait rouer de coups par le père, en défendant de son mieux son visage, et passait promptement à une nouvelle distraction.

Elle avait même une certaine vertu : lorsqu’elle se savait trop fautive et craignait que la rage de son mari ne se déversât sur nous aussi, elle tenait la porte verrouillée jusqu’à ce que nous eussions sauté par les fenêtres ; puis ouvrait bravement et encaissait toute la somme, à elle seule.

De retour, quelques heures après, nous la trouvions allongée sur le sofa, la figure couverte de mie de pain blanc trempée dans du vin rouge, pour pomper les enflures et les bleus. Elle se levait en riant comme une folle ; et, la glace à la main, nous disait, en nous montrant sa face meurtrie :

– N’est-ce pas que ce n’est pas grand-chose ?… Dans deux jours il n’en restera plus trace… Et alors, nous inviterons des moussafirs !… Tant pis pour les coups !…

Nous nous inquiétions de son corps ; il devait être affreux à voir… Elle s’exclamait :

– Oh ! le corps !… Le corps ne se voit pas ! Et les meurtrissures guéries, les fêtes recommençaient de plus belle.

On ne faisait dans la maison aucune sorte de cuisine, car ma mère avait le cœur soulevé par l’odeur de l’oignon rôti. Elle était abonnée à une locanda[24] voisine, qui nous envoyait tout le nécessaire : soupes, mets, gâteaux, crèmes, dans des vases en cuivre étamé fournis par ma mère. Une blanchisseuse venait le lundi matin prendre le linge de la semaine et laisser celui qu’elle apportait propre. Avec le vieux Turc marchand de pommades et de drogues, c’était là tout le monde que je vis entrer dans la maison – à part les moussafirs naturellement, qui n’étaient pas toujours certains de sortir par où ils entraient ; à part, également, mon père et mon frère aîné qui étaient des « moussafirs non invités » et nous faisaient des visites bien désagréables. Comme, depuis environ deux ans, le père ne couchait plus chez maman, et ne venait que trois ou quatre fois par mois pour nous battre, la maison était tranquille.

Exemptes de souci domestique, les deux femmes passaient leur temps au repos, au bain, à la toilette, à la mangeaille, aux sirops, aux narguilés, et aux réceptions des « courtisans ». Elles n’oubliaient pas les prières non plus, mais n’allaient jamais à l’église ; et le temps sacrifié au bon Dieu était bien court. Ma mère s’en excusait en disant :

– Le Seigneur voit bien que je ne le contredis pas : je reste comme il m’a faite… J’écoute, soumise, les cris et les ordres de mon cœur…

Kyra objectait :

– Mais, maman, ne crois-tu pas que le diable s’y mêle aussi, parfois ?

– Non, répondait-elle ; je ne crois pas au diable ; Dieu est plus fort que lui… Et si nous sommes comme nous sommes, c’est parce que Dieu le veut…

Et certes, maman était contente de ce que son Dieu voulait qu’elle fît, car il ne voulait pas de choses pénibles.

Il voulait, premièrement, que la mère et la fille gardassent le lit, le matin, tant que bon leur semblait – endroit commode où croquer les biscottes au beurre et au miel et boire le café. Il leur ordonnait ensuite de se baigner et de s’enduire le corps avec de l’élixir au benjoin ; de se passer le visage aux fumigations de lait mijotant à petit feu ; de se rendre la chevelure luisante en la frottant avec de l’huile d’amande parfumée au musc, et les ongles brillants en passant dessus le pinceau trempé dans le baume à l’aniline d’acajou. Puis, c’était tout un travail d’adresse avec la toilette des cils, sourcils, lèvres et pommettes. Et quand tout cela était bien fini, il fallait déjeuner, fumer, et faire la sieste ; se lever, vers l’heure où le soleil entre dans la kindié, brûler des aromates, boire des sirops et, enfin, entamer le gros morceau de la journée : les chants, les danses, la fête qui durait jusqu’à minuit.

Ma mère était beaucoup plus riche que mon père, et malgré ses dépenses folles, sa fortune, placée dans les entreprises peu claires de ses frères, lui rapportait des revenus si grands qu’il lui en restait de quoi capitaliser tous les mois (et toujours chez ses frères) de l’argent destiné à Kyra et à moi.

Je ne connais pas très bien l’histoire de ma mère. Je me souviens toutefois de l’avoir entendue nous raconter que ses parents étaient de riches hôteliers. Son père, un Turc bon et pieux, avait été envoyé de Stamboul, avec firman de la Sublime Porte, pour ouvrir une hôtellerie à Ibraïla, vers la fin du XVIIe siècle ; mission lui était donnée de recevoir et d’héberger tous les gros personnages que le Sultan envoyait dans son pachalik. Il avait trois femmes, deux Grecques et une Roumaine ; la dernière, mère de ma mère ; les deux autres, mères de trois garçons dont un était devenu fou et s’était pendu. Mais ma mère aussi bien que ses deux autres frères de l’autre lit ne s’accordaient dans la maison paternelle que pour la chambarder. À ce qu’il paraît, on ne faisait rien de plus intéressant, dans cette maison, que d’entasser de l’argent, et de prier deux Dieux dans trois langues différentes.

Les deux garçons se lancèrent dans la contrebande, et ma mère, encore très jeune, était prête à les suivre, quand le brave Turc se décida promptement à la marier à un homme sévère et sans cœur, mon père, qui s’amouracha d’elle, « probablement, disait ma mère, dans un moment où le Seigneur se curait le nez ». Mon grand-père donna à mon père beaucoup d’or, et légua à ma mère une grosse partie de sa fortune, avec le droit de l’administrer, à sa guise, mais sous condition de rester mariée. Ainsi rivée à l’homme qu’elle détestait, elle sut se plier à la volonté du Turc, par crainte de se voir dépossédée, fit la chatte, gagna sa confiance au bout de plusieurs années de pénible fidélité, et à sa mort, réussit à lui arracher la fortune qui lui était destinée, et qu’elle plaça entre les mains de ses deux frères qui l’adoraient.

Alors commença la vie de fêtes, de plaisirs et de folles amours que j’avais sous les yeux, et que mon père ne pouvait plus empêcher malgré toute sa brutalité. Ma mère lui aurait volontiers fait cadeau de sa dot s’il eût voulu lui rendre la liberté, mais il tenait à se venger de son déshonneur. Le jour de leur séparation, en emportant tout ce qui lui appartenait, il avait dit à maman, en nous montrant, moi et Kyra :

– Ces deux serpents, je te les laisse ; ils ne sont pas mes enfants, ils sont comme leur mère !…

– Voudriez-vous qu’ils fussent comme leur père ? avait-elle répondu. Vous êtes un homme sec, un mort qui empêche les vivants de vivre… Je suis même très étonnée que votre sécheresse ait pu faire bourgeonner cette autre pousse sèche, qui est bien votre fils, mais pas le mien.

Et la pauvre mère avait raison de dire que ce mort nous empêchait de vivre. Il le fit de plus en plus. Sachant que ma mère tenait à son visage autant qu’à la vie, il la frappait surtout dans ce centre de sa vie ; et, les derniers temps, la malheureuse devait se soigner des huit et dix jours, pour faire disparaître les bleus et les plaies. Pendant ce temps, il ne pouvait être question de s’amuser, ni de recevoir des moussafirs. Cela la jeta dans la mélancolie, elle ne nous caressa plus comme avant ; et, pour la première fois, je la vis pleurer de désespoir.

Mais ce désespoir lui faisait prendre sa revanche avec une rage décuplée, pour rendre le tyran furieux ; et si bien elle y réussit, que sa furie nous fut fatale.

Un soir, la maison était bondée de moussafirs. Il y en avait au moins sept. Ma mère avait fait accrocher quatre chandeliers aux murs, sans parler du grand lustre du plafond. J’ai compté les bougies : il y en avait vingt-quatre. La lumière était aveuglante. Le jour même, elle avait appelé un serrurier et fait mettre un gros verrou à la porte massive de la cour qui fermait seulement à clef. Ainsi assurée, elle se livra à la joie la plus débordante que j’eusse connue. Je crois encore aujourd’hui qu’elle avait pressenti la fin de sa vie heureuse et qu’elle voulait vivre intensément.

Des sept invités, trois étaient des musiciens grecs renommés dans les fêtes du temps. En ouvrant le bal maman offrit à chacun d’eux une petite bourse de cuir contenant dix ducats de douze francs enveloppés dans un mouchoir en soie brodée, et leur dit :

– Palicarias[25] !… Vous avez dans ces bourses cinq fois plus que votre droit, en jouant toute la nuit !… Je ne vous l’offre pas seulement par générosité. Dans cette maison, la joie se paie cher, et il se peut que vous soyez obligés ce soir de sortir par ces fenêtres : avez-vous les jambes souples ?…

Et elle ouvrit les fenêtres suspendues sur le ravin. Les palicarias se penchèrent, inspectèrent, soupesèrent le poids de l’or en faisant danser les bourses dans leurs mains, et acceptèrent avec un courtois : Evallah !…

Le jeu, le chant, la danse commencèrent.

Les trois instruments : clarinette, fifre et guitare étaient adroitement maniés. Kyra et maman, indolentes l’une à côté de l’autre sur le sofa, écoutaient, ravies, le chant plaintif, puis tumultueux des doïnas[26] roumaines, les languissantes manieb turques, et les pastorales grecques, accompagnées des claquements de mains des quatre moussafirs, ainsi que de leurs voix mâles.

Après chaque jeu et chant, maman servait des liqueurs, des cafés et des narguilés. Deux grosses tavas[27] avec cadaïf et saraïlié s’offraient, appétissantes, aux yeux des gourmets.

Comme je ne faisais plus de veille ce soir-là, je dansai avec ma sœur, avec ma mère, seul, et avec toutes les deux jusqu’à l’étourdissement. C’était la plus grande passion de ma courte enfance à la maison : celle qui me faisait obtenir de Kyra les caresses les plus folles. La danse arabe du ventre, que j’exécutai seul, fut si riche en mouvements, le soir de cette dernière fête, que les trois musiciens, qui étaient des connaisseurs, me complimentèrent et m’embrassèrent avec effusion. Kyra était au paroxysme. Maman s’exclama :

– Eh oui !… Celui-là est bien mon fils ; il n’y a pas de doute !…

Lors d’un repos, pendant que tous les hommes, assis sur le tapis, les jambes repliées à la turque, fumaient bruyamment leurs narguilés, Kyra demanda ce qu’était devenu un de ses adorateurs les plus assidus.

– Il s’est donné une entorse à la cheville, en dégringolant le talus, le soir de la dernière réunion !… répondit le convive.

Et dans l’hilarité générale, il expliqua comment le bonhomme rageait, à ce moment dans son lit, en compagnie de son masseur. Cela rendit soucieux le guitariste, qui était trapu et lourdaud. Il alla à la fenêtre et mesura la distance de l’œil. Un moussafir le calma en l’instruisant :

– C’est pas très haut !… Deux mètres tout au plus. Seulement, il ne faut pas sauter trop en avant, mais vous laisser glisser doucement et vous tenir ferme sur la pente. En bas de la côte, vous trouverez votre fez et votre guitare !…

On rit, et on recommença la danse.

 

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