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2-Kyra Kyralina (suite)

 

Cet événement se passait vers le mois de juin, peu avant la moisson.

Du côté de la cour, les fenêtres étaient bouchées par de lourdes draperies, tandis que celles qui ouvraient sur le Danube n’avaient que des brise-bise. Et nous étions tous fatigués quand, ce matin-là, l’aube jeta sa blancheur dorée sur les vitres. On bâillait… L’atmosphère était empestée par la fumée des narguilés, malgré les aromates brûlés.

Ma mère alla à une fenêtre, ouvrit et aspira profondément l’air frais… À côté d’elle, moi et Kyra, nous regardions l’aurore éclairant déjà les marécages et la forêt de saules. Puis se tournant vers ses convives :

– Eh bien, mes amis, la fête est finie !… On va se coucher, dit ma mère.

À ce moment, le bruit d’un corps tombant lourdement dans la cour nous fit tressaillir, et, peu après, on entendit le grincement du verrou et des gonds du portail. Ma mère cria :

– Sauvez-vous !… Ils ont escaladé le mur !…

Et pendant que le père et son fils frappaient à la porte, les invités se jetaient par les deux fenêtres, oubliant toutes précautions, comme si dehors les attendaient des matelas de laine. Les musiciens furent les premiers à déguerpir, et les suivants les bousculaient par les fesses, en dépit du conseil de ne pas sauter trop loin. En quelques secondes, la maison était vide, les moussafirs, les uns sur les autres, roulaient sur la côte sablonneuse ; mais quant à cacher les traces de la fête, il ne fallait même pas y penser.

Et alors, bravement, maman alla ouvrir. Elle fut immédiatement empoignée par les cheveux et jetée à terre ; le frère fit de même avec Kyra ; et moi, affolé de voir ma sœur si cruellement frappée à coups de pied, je pris un narguilé et assenai un coup sur la tête de mon aîné. Il lâcha Kyra, porta la main à sa tête qui saignait et se rua sur moi. Il avait près de vingt ans et était très fort. Je fus battu jusqu’à ce qu’il se jugeât satisfait, et que le sang me coulât par le nez et par la bouche.

Pendant ce temps, ma mère était littéralement assommée. Les vêtements en lambeaux, le corps presque nu, évanouie, le père la frappait encore. Le frère alla se laver la tête ensanglantée, et Kyra courut vers un miroir d’où elle revint, un stylet à la main ; mais nous restâmes terrifiés devant l’horreur qui s’offrait à nos yeux : le père avait pris une sandale au talon de bois – perdue dans sa fuite par quelque moussafir – et, avec le talon, il cognait sur le visage de la pauvre mère qui bougeait à peine ses bras. Sa figure, baignée dans le sang, était une plaie.

Kyra s’avança pour frapper dans le dos le barbare, chancela et s’évanouit. Le père la souleva, la jeta dans un grand placard, qu’on appelle iatak, et poussa le verrou. Il me laissa, moi, sous la garde du frère qui pansait sa tête avec un gros mouchoir ; puis, il prit maman sur son dos et sortit dans la cour, d’où quelques minutes après, j’entendais la trappe lourde de la cave retomber bruyamment sur la malheureuse et l’enfermer comme dans une tombe. En rentrant, il fonça sur moi avec les poings serrés, et en ouvrant des yeux qui me firent croire que ma dernière heure avait sonné. Mais il ne me toucha pas et dit :

– C’est comme ça, hé ?… Tu casses la tête de ton aîné, et ta patchaoura de sœur voulait m’assassiner !… Eh bien, maintenant, c’est fini avec vous tous !

Ils éteignirent les bougies et m’emmenèrent. En passant par la cour, je jetai un coup d’œil sur la trappe : un gros cadenas, liant deux pitons, rendait toute évasion impossible ; et je sanglotais à l’idée que ma pauvre mère, blessée, meurtrie, vivante encore, restait enterrée dans cette horrible tombe, pendant que Kyra, dans le placard, suffoquait de désespoir.

Dehors, il faisait jour… Des charbonniers turcs, le bât sur le dos et la canne pointue sous le bras, allaient vers le port, au travail. Et moi, où allais-je ?…

Nous arrivâmes à la maison du père, et je fus aussitôt mis à tourner la meule, où les apprentis aiguisaient des haches, des ciseaux et des gouges ébréchés. Autour de moi, pêle-mêle, gisaient des troncs de chênes, de tilleuls et de peupliers, ainsi que des pièces de char détachées : roues, moyeux, rais, timons, jantes ; le tout englouti dans des tas de copeaux.

On ne me donna rien à manger jusqu’à midi. Non habitué au travail, je tombai de faiblesse. Le frère me fouetta, et la vieille servante m’apporta, pour toute nourriture, du pain, des olives et de l’eau.

Mais le plus triste fut quand je m’aperçus que j’étais sous la surveillance de tout le monde, et qu’il n’y avait pas moyen de me sauver. L’après-midi, je tournai encore, et quand je n’en pouvais plus, le frère passait et me donnait des coups de pied dans les jambes. Lui et son père, ceints du tablier en cuir, ainsi que tous les ouvriers, travaillaient, allaient et venaient, graves, moroses, les sourcils froncés, au milieu d’une tristesse où l’on n’entendait que le bruit des outils et les explications ou les ordres brefs.

Le soir, on m’enferma dans une chambre dont la fenêtre avait des barreaux. Là, sur un paillasson jeté par terre, et sans lumière, je passai toute la nuit à pleurer et pensant aux chères créatures qui étaient encore plus malheureuses que moi.

Le lendemain, la journée fut semblable à la première. Je me demandais avec angoisse si la barbarie du père irait jusqu’à condamner à l’abandon les deux femmes enfermées, battues et malades. Le soir venu, je me décidai à pleurer moins et à tâcher de me sauver à tout prix.

Je m’étais aperçu que, dans la cour, il y avait des échelles de toutes dimensions, et, dans mon réduit, des tas de rais grossièrement façonnés : c’était, en fait, la liberté. La servante m’apporta le dîner, pain et fromage, et me dit méchamment :

– C’est moins bien ici qu’à la maison, hé ?… C’est que, vois-tu, la vie n’est pas faite rien que de plaisirs : il y a de la peine aussi, hé ! hé !…

Et elle m’enferma. Je m’endormis aussitôt. Quand je me réveillai, c’était nuit encore. Je restai éveillé et je pleurai, en me rappelant le visage ensanglanté de ma mère. Puis, des coqs commencèrent à chanter, et je vis la pointe de l’aube. La maison était plongée dans le sommeil. Rapidement, j’ouvris la fenêtre et, avec un rais, j’écartai légèrement les deux barreaux qui n’étaient pas bien épais.

Dans la cour, une hache était plantée dans un tronc. Je l’arrachai, je pris une petite échelle sous le bras et je montai sur une autre pour escalader le mur ; une fois dehors, je courus à toutes jambes par le chemin du port.

Il faisait à peine jour quand j’arrivai au bas du talus, au-dessus duquel notre maison dormait le sommeil du désespoir. Et, pour une fois, je me mis à grimper cette pente que je n’avais jamais parcourue qu’en dégringolant.

Arrivé en haut, j’appuyai l’échelle, le cœur battant, et je frappai le carreau, qui vola en éclats. Alors, après un instant de puissante émotion, j’entendis la douce voix de Kyra, criant de son placard :

– C’est toi, Dragomir ?

En m’entendant appeler par la chère sœurette, prisonnière dans son iatak, je frémis et criai :

– C’est moi !… Je viens pour vous délivrer !…

Et, par la brèche, je me jetai à l’intérieur et tirai le verrou. Kyra, toute pâle, le visage gonflé de pleurs, m’enlaça le cou et demanda vivement :

– Et maman ?… Où est-elle, maman ?…

– Elle est enfermée dans la cave, il faut la tirer de là, et nous sauver !…

La porte de la maison était fermée à clef. J’ouvris une fenêtre et sautai dans la cour. À coups de hache, je brisai les pitons et descendis l’escalier, suivi de Kyra. Une odeur de moisissure, de choucroute et de légumes pourris nous prit au nez, car depuis deux ou trois ans personne n’allait plus à la cave. Des tortues se mouvaient lentement, et leurs œufs, un peu plus gros que des œufs d’oiseaux, s’alignaient le long des murs. C’est au milieu de cette misère que ma mère vivait depuis quarante-huit heures.

Quand nous la découvrîmes, elle se tenait debout, la tête enveloppée dans les lambeaux de ses vêtements qui n’existaient plus, car ils n’étaient que loques. Nous l’aidâmes à monter l’escalier gluant ; et dehors, au spectacle de ce qui restait de notre brillante mère, nous tombâmes à ses pieds, comme devant une martyre. Un œil était caché sous le bandage, mais on pouvait juger de son état d’après le reste du visage tuméfié, le nez crevé, les lèvres fendues, le cou et la poitrine pleins de sang caillé… Les mains, également, étaient ensanglantées, et un doigt écrasé.

Elle nous releva, et dit d’une voix sourde :

– Sauvons-nous, avant tout !… Et prenez avec vous un peu de nourriture.

Nous rentrâmes dans la chambre, où elles se lavèrent et s’habillèrent sobrement, à la hâte ; ma mère emporta la cassette avec ses bijoux et nous descendîmes lentement la pente du talus, après avoir jeté l’échelle à l’intérieur et refermé la fenêtre par laquelle tant de moussafirs s’étaient sauvés. Il était écrit qu’en dernier lieu la maîtresse de la maison elle-même devait passer par là !

 

Une heure plus tard, nous nous trouvions sur la route de Cazassou, complètement perdus dans les champs de blé. Devant les deux monticules qu’on appelait dans le temps tabié[28], ma mère fit une halte… Là, assis sur l’herbe entre les deux tabié qui nous cachaient du côté de la route, notre mère nous parla à peu près ainsi :

– Mes enfants… Je m’attendais à beaucoup de mal de la part de votre père, mais je ne m’attendais pas à être défigurée sans être tuée sur le coup, car, sachez que mon œil gauche est presque sorti de l’orbite. Pour moi, cela, c’est pire que la mort… Je suis faite par le Seigneur pour les plaisirs de la chair, aussi bien qu’il a fait la taupe pour vivre loin de la lumière ; et, pareille à cette bête qui a tout ce qu’il faut pour vivre dans la terre, ainsi, moi j’avais tout ce qu’il me fallait pour jouir de la vie de plaisirs. J’avais fait le vœu de me tuer, si la force des hommes avait voulu me plier à une autre vie que celle que je sentais dans mon corps. Aujourd’hui, je pense à ce vœu. Je vous quitte… Je vais me soigner loin de chez nous. Si j’arrive à sauver mon œil et à effacer toute trace de laideur, je vivrai et vous me reverrez… Si mon œil est perdu, vous ne me reverrez plus… Et voilà ce que j’ai à vous dire : toi, Kyra, si – comme je le pense – tu ne te sens pas portée pour vivre dans la vertu, dans cette vertu qui vient de Dieu et s’exerce dans la joie – ne sois pas vertueuse, contrainte et sèche, ne te moque pas du Seigneur, et sois plutôt ce qu’il t’a faite : sois une jouisseuse, sois débauchée même, mais une débauchée qui ne manque pas de cœur ! C’est mieux comme ça. Et toi, Dragomir, si tu ne peux pas être un homme vertueux, sois comme ta sœur et ta mère, sois un voleur même, mais un voleur qui ait du cœur, car l’homme sans cœur, mes enfants, c’est un mort qui empêche les vivants de vivre, c’est votre père…

 

« Maintenant, vous resterez dans cet endroit où nous sommes, jusqu’au moment où le soleil descendra à trois lances de l’horizon. S’il pleut, ou s’il y a la foudre, n’allez pas vous abriter sous les arbres, mais cachez-vous dans le trou que vous voyez creusé dans ce monticule. Peu après les vêpres, deux hommes à cheval viendront ici vous chercher et vous prendre sous leur protection ; ce sont mes frères, deux hommes de cœur et de parole. Je ne puis pas vous amener chez eux, où je vais en ce moment, car vous êtes encore des enfants ; vous pourriez les trahir malgré vous. Et au cas où ils n’arriveraient pas avant l’heure de kindié, rentrez dans la cité et demandez, en mon nom, hospitalité à la locanda où je suis abonnée ; mais ne quittez plus votre chambre avant que mes frères viennent vous chercher ! J’ai encore une chose à vous recommander : notre corps est sujet à des maladies affreuses. Par la grâce de Dieu, ni moi, ni vous, n’avons connu cette souffrance, mais elle existe, et sans nombre sont ceux qui en sont atteints. Pensez à eux dans vos moments heureux, et versez, tous les ans, une partie de votre argent à la maison où ces malades sont soignés ! Je vous laisse beaucoup d’argent chez mes frères… »

En disant cela, elle tira de sa cassette deux bagues, qu’elle noua dans un mouchoir en soie et cacha dans le sein de Kyra, nous embrassa longuement, longuement, et partit, entièrement enveloppée dans son manteau à capuchon.

Lorsqu’elle fut à une trentaine de pas, elle se tourna vers nous et colla ses mains à ses lèvres ; puis levant le bras en haut, nous montra de l’index la voûte céleste, nous tourna le dos et disparut.

– Qu’est-ce que cela voulait dire ? demandai-je à Kyra.

– Cela voulait dire, mon cher frère, que nous nous reverrons dans le ciel, me répondit-elle.

Je n’ai plus revu ma mère…

 

Restés seuls, nous oubliâmes que nous étions affamés et nous pleurâmes, enlacés jusqu’à ce que l’épuisement et la chaleur du soleil nous plongeassent dans un sommeil bienfaisant. Au réveil, nous eûmes l’impression que nous n’appartenions plus à ce monde, qu’une chose épouvantable venait de se passer ; et nous ne savions plus si nous étions la proie d’un cauchemar, ou si notre vie jusqu’à ce moment avait été un rêve. Devant nous, un champ de colza nous envoyait son parfum sous le souffle léger d’un zéphir étouffant ; et des papillons, des libellules, des guêpes nous agaçaient sans cesse avec leur joie non partagée.

L’heure des vêpres arriva… Le soleil, descendant vers l’horizon, perdait son éclat… Nous nous inquiétâmes, et nos regards commencèrent à scruter le chemin solitaire du côté où la mère avait disparu ; nous montâmes sur une tabié et nous vîmes un nuage de poussière se dessiner au loin sur la route de Cazassou. Au bout de quelques minutes, deux cavaliers surgirent, galopant et laissant derrière eux une traînée poussiéreuse. J’eus peur et descendis, craignant d’être foulé sous les sabots des chevaux, dont la crépitation rythmique parvenait à mes oreilles. Mais Kyra ne me suivit pas. Debout sur la crête, sa jupe légère flottant, elle faisait signe du mouchoir et cria de plaisir, à l’arrivée impétueuse de deux hommes. Ceux-ci prirent leurs chevaux par la bride, entrant dans le champ, leur enlevèrent le mors et les laissèrent paître entre les deux tabié qui les cachaient, du côté de la route.

Kyra descendit rapidement la pente, se débarrassa du voile qui lui serrait la tête et – sa belle chevelure d’or répandue sur ses épaules – elle se jeta aux pieds de nos oncles inconnus, qui se tenaient devant nous, hauts et larges comme deux chênes touffus. C’étaient deux colosses de même taille, paraissant avoir entre quarante et cinquante ans, l’un plus jeune que l’autre ; ils portaient des turbans sur leurs têtes tondues au ras du cuir ; barbes et moustaches tombantes leur cachaient la bouche ; leurs grands yeux avaient un regard pénétrant, insupportable, mais clair et franc. Leurs mains poilues semblaient des pattes d’ours ; ils étaient noirs comme des diables dans leurs ghébas[29], qui les enveloppaient depuis le cou jusqu’au-dessous des genoux.

Ils restèrent un instant ainsi plantés, à nous regarder ; moi, debout, croyant me trouver devant deux apparitions de contes ; Kyra, jetée à leurs pieds. Puis, ils enlevèrent leurs manteaux, et je vis qu’ils étaient habillés à la mode turque : vestons sans manches, pantalons larges, vaste ceinture de laine rouge ; mais surtout je fus terrifié de voir qu’ils étaient armés jusqu’aux dents, comme de vrais antartes[30] : arquebuse à canon court, accrochée aux épaules ; pistolets et coutelas enfouis à la ceinture.

C’est à ce moment que la terrible passion de Kyra éclate comme un coup de foudre. Par une seule prière à ces deux hommes puissants, elle anéantit une famille, tombant elle-même victime de sa passion vengeresse.

Le plus âgé des deux hommes souleva Kyra et la regarda dans les yeux, les mains sur ses épaules. Une grimace esquissée dans la forêt de poils qui lui couvrait le visage me fit deviner qu’au-dessous il devait y avoir un sourire. Un sourire plus précis fut dessiné par ses yeux. Il dit en roumain, d’une voix métallique et basse :

– Fillette !… Dis-moi dans laquelle de ces trois langues tu t’exprimes le mieux : en turc, en grec, ou en roumain ?…

– En roumain, croix de vaillant[31] ! répondit-elle courageusement, le fixant avec une incroyable audace.

– Et tu t’appelles ?

– Kyra.

– Eh bien, Kyralina, je t’embrasse en oncle, mais heureux le mortel qui mordra tes cerises en amant !

Il l’embrassa et la passa à son frère. Puis :

– Et toi, brave Dragomir : en as-tu une mine effarée !… dit-il en m’embrassant.

Et il ajouta, en couchant son arquebuse sur le manteau.

– Est-ce par hasard nos barbes qui t’effraient ?

Disant cela, il se jeta sur l’herbe et me prit près de lui. Je n’osai pas répondre. Il insista :

– Dis, Dragomir, connais-tu peut-être la peur ?

– Oui, répondis-je timidement.

– Qui te fait peur ?…

– Vos armes, vous en avez trop…

Il partit d’un rire homérique :

– Ha !… ha !… ha !… Mon brave Dragomir !… On n’a jamais trop d’armes, lorsqu’on est brouillé avec Dieu et la justice de ses créatures !… Mais tu ne comprends pas cela, à ton âge…

À ce moment, Kyra se jeta à genoux, réunit ses mains comme dans une prière et cria :

– Je comprends cela, moi !

– Et que comprends-tu, Kyra Kyralina, jeune tige de rosier ?

– Je comprends que les hommes sont mauvais et que tu les châties !…

– Bravo, Kyralina !… cria-t-il, claquant des mains.

– Est-ce que ton jeune cœur nourrirait quelque vengeance ?…

– Une sainte et juste vengeance !…

Et, prononçant ces mots, elle souleva la lourde arquebuse qui gisait sur le manteau, l’embrassa et cria :

– Tu déchargeras ça, pas plus tard que ce soir, dans la poitrine de mon père !… Et ton frère fera même justice à mon aîné !… Faites cela, je vous en conjure, au nom de notre mère qui nous a quittés !… Vengez deux orphelins, et je me ferai votre esclave !… Vous m’emporterez avec vous !…

L’oncle enleva l’arme de ses mains, s’assombrit et parla :

– Kyra… Dieu a eu tort de te faire femme !… En parlant de vengeance, je pensais à quelque bastonnade que tu voudrais faire appliquer à des amoureux qui t’auraient embrassée malgré toi… Mais tu parles de choses que nous avons déjà en tête : tu verses de l’huile sur le feu…

Et après une courte pause :

– Dis-moi, fillette de l’enfer, n’auras-tu pas une peur mortelle en voyant, ce soir, la tête de ton père voler en éclats ?…

Les yeux écarquillés, et rouge comme le feu, elle répondit :

– Je tremperai mes mains dans son sang et je m’en laverai le visage !

L’oncle fronça les sourcils et plongea son regard dans le brasier du soleil couchant, comme s’il prêtait l’oreille au chalumeau lointain d’un berger qui se lamentait. Puis, il se mit à parler en grec avec son frère, en hachant les mots, pour les rendre encore plus incompréhensibles.

Autour de nous, les chevaux broutaient l’herbe et éternuaient, dociles comme deux moutons, tandis que la nuit descendait autour des deux tabié qui devenaient noires.

Nous étions silencieux… La fraîcheur de l’air fit frissonner Kyra ; l’oncle, tout en causant à voix basse, prit les deux manteaux et nous en enveloppa. Ainsi, nous restâmes jusqu’aux pleines ténèbres. Alors, les deux hommes se levèrent. L’aîné dit à ma sœur :

– Eh bien, Kyra Kyralina, vipère à l’haleine douce, fille de libertine : ainsi soit-il !… Ton désir a fait bouillonner mon sang… Nous essaierons ce soir… Pour cela, toi et ton frère, vous nous servirez d’hameçon.

Kyra plia le genou et lui baisa la main. Je fis comme elle, prenant la main de l’autre homme, qui me demanda :

– Toi aussi, Dragomir, tu réclames la vengeance ?

– Je hais mon père et mon frère, dis-je.

Le plus âgé sauta sur son cheval et souleva Kyra, l’asseyant devant lui, en travers, pendant que le cadet me prenait en croupe et m’attachait à lui avec une courroie. Ils sortirent du champ au pas, mais, une fois sur la route, le premier toucha de ses étriers le ventre du cheval qui partit au galop, suivi par le nôtre à vingt pas en arrière.

Nous courûmes ainsi, le temps de fumer une cigarette. Ensuite, arrivant aux abords de la cité, ils tournèrent à gauche, par une route qui tombait en ligne droite sur le Danube ; et un galop fantastique me fit croire, pendant quelques minutes, que le diable m’emportait. Sous l’admirable clair de lune qui argentait le chemin, la chevelure de Kyra, échappée de son manteau, flottait en l’air comme une quenouille défaite.

Peu après, nous commençâmes à descendre une pente ; quand l’écharpe du fleuve apparut étincelante, les deux chevaux ralentirent leur folle allure, et enfin, brusquement, stoppèrent à l’orée d’un petit bois de saules ; nous nous trouvions à l’endroit appelé Katagatz, à une heure à pied du port et de notre maison. Là, sans descendre de cheval, les deux hommes se rapprochèrent et échangèrent quelques mots que je ne compris point ; puis, l’aîné mit deux doigts dans sa bouche, lâcha un sifflement long et perçant et, après une petite pause, deux autres très courts.

Au bout d’un moment, un vieillard turc à longue barbe blanche surgit d’entre les saules, s’approcha, traînant des sabots, et fit une téméné[32], les bras croisés sur la poitrine.

Mes oncles répondirent en turc, par un :

– Bonsoir, Ibrahim.

Il prit les chevaux par la bride, et nous le suivîmes. Tout près, de l’autre côté des saules, face au Danube, se trouvait sa chaumière, écroulée par les inondations. Il était pêcheur d’écrevisses et petit cultivateur de pastèques. Le troisième emploi, vous le devinerez facilement. Il attacha les bêtes sous un abri de roseaux et entra dans son taudis, où le grand oncle alla le rejoindre pour très peu de temps ; puis, il sortit seul, prit Kyra dans ses bras, et partit à grands pas. Son frère fit de même avec moi. Et, nous portant ainsi comme des petits enfants, les deux hommes se dirigèrent vers le port, en longeant le fleuve. Leurs pieds s’enfonçaient dans le limon humide. Des branches sèches craquaient sous leurs pas.

Arrivés au bas du talus, nous rampâmes. La maison était plongée dans l’obscurité, et nous remarquâmes que le carreau à la vitre brisée était bouché avec des planches clouées. Nos oncles prêtèrent l’oreille ; puis ils enfoncèrent les planches à coups de crosse, et nous pénétrâmes dans la maison. L’aîné nous dit :

– Nous allons passer dans la cour et nous cacher dans la cave ; nous y resterons au besoin, jusqu’au matin. Fermez la fenêtre, allumez six ou huit bougies, mangez quelque chose, et couchez-vous habillés sur le sofa, entendez-vous ?… sur le sofa et sans éteindre la lumière ! S’ils arrivent et commencent à vous questionner, dites-leur ce que vous voulez : ils ne vous embêteront pas longtemps. Mais laissez écartés les rideaux des fenêtres de la cour ! C’est d’une grande importance… Et n’oubliez pas de vous tenir sur le sofa.

Ils disparurent par la fenêtre.

Ah ! les heures de cette nuit !… Mille ans je vivrais, et encore à ma mort je me rappellerais les terribles secondes…

Je haïssais mon impitoyable père, ainsi que la créature qui lui ressemblait ; je désirais ardemment que le diable les emportât !… Mais… vouloir la disparition de quelqu’un, c’est une affaire de haine, tandis qu’assister à son exécution, il faut avoir… il faut avoir quoi ?… Je n’en sais rien !… Je voulais dire qu’il faut avoir de la cruauté ; mais Kyra n’était pas cruelle, j’en suis sûr.

Alors ?… Comme c’est triste d’être homme et de comprendre la vie moins que les bêtes ! Pourquoi la pitié à côté de la haine ?… Et pourquoi aime-t-on ?… Et pourquoi tue-t-on ?… Pourquoi sommes-nous livrés à des sentiments qui font mal à d’autres et à nous-mêmes ?…

Restés seuls, mon premier mouvement, aussitôt les bougies allumées, fut de regarder dans les yeux de Kyra ; je la trouvai aussi fanatique dans son désir de meurtre. Elle s’en faisait une fête. Elle était dans l’extase. Elle s’habilla en décolleté et se maquilla, comme pour recevoir des moussafirs, et elle ne cessait pas une minute de chantonner. Sur sa pommette gauche, elle portait une tumeur violette, grosse comme une noix :

– Embrasse ça fort ! me dit-elle. Ce soir, le feu de l’arquebuse l’effacera !

– Kyra, dis-je en embrassant la blessure, n’aimerais-tu pas mieux appeler nos oncles et partir avec eux ?…

– Non ! cria-t-elle ; d’abord il faut punir le meurtrier de notre mère !… Ensuite, nous partirons.

– Mais ça doit être effroyable à voir !

– Ça doit être beau ! hurla-t-elle, ouvrant les bras et m’embrassant.

Les minutes s’écoulèrent, lentes, terrifiantes, comme dans un cauchemar. Je caressais l’espoir que le père et le frère ne viendraient ni ce soir, ni les suivants, et que les oncles, lassés, abandonneraient leur projet. Mais ce que les ursilele[33] ont décidé est plus fort que notre désir ; et qui sait si la volonté de Kyra n’était pas leur volonté ?…

Elle courait à la glace pour se regarder et aux fenêtres de la cour pour écouter, embrassait ses cheveux, dansait avec son voile, et se jetait sur les coussins en riant étrangement. Puis, tout à coup, elle devint pensive, se leva, alla dans une chambre voisine et revint avec un petit poignard :

– Vois-tu ça ? me dit-elle sourdement ; si tu trahis la présence de nos oncles, je le planterai dans mon cœur. Et tu resteras seul !… Je le jure sur ma mère !

Je m’épouvantai. Cette idée ne m’était pas venue. Je suppliai Kyra :

– Remets ça en place, Kyra ! À mon tour, je jure sur ma mère que je ne dirai rien…

Mais elle mit le poignard quand même dans son corsage.

À peine avait-elle eu le temps de le cacher que les gonds de la porte crièrent une lamentable plainte qui résonna dans mon cœur comme un hurlement d’agonisant. Kyra frémit, ses yeux lancèrent des flammes, et elle se jeta sur le sofa, à ma droite, en me soufflant à l’oreille :

– Il ne faut pas regarder vers les fenêtres de la cour, jamais ! jamais !…

La clef grinça dans la serrure ; et, glacé, cloué à côté de Kyra, je vis apparaître le père suivi de mon aîné, le front plissé, les poings serrés…

Il eut juste le temps de nous demander en montrant la fenêtre du talus ouverte :

– Qui a cassé ça ? Où est votre mère ?

Deux détonations, presque simultanées, foudroyèrent les carreaux, ébranlèrent la maison et remplirent la chambre d’une fumée épaisse qui sentait le chiffon brûlé et la poudre. Serré dans les bras de Kyra, je ne pus voir autre chose, dans cette seconde terrible, que le frère tombant à la renverse et le père qui se jetait par la fenêtre du port ; je fermai les yeux, étouffé ; mais je les rouvris aussitôt, pour voir mon aîné, par terre, la tête éclatée comme une pastèque brisée contre un mur, et les deux oncles déchargeant quatre feux de pistolet sur les traces de mon père, penchés sur la fenêtre par où il venait de se sauver.

Me lâchant, Kyra bondit au milieu de la chambre et cria :

– Vous l’avez raté !… Vous l’avez raté !… Il n’a eu que l’oreille gauche emportée !

Pour toute réponse, ils éteignirent toutes les bougies, et le cadet sortit par la cour, pendant que l’aîné nous poussait à l’entrée. Il nous fit asseoir sur un divan, et là, dans l’obscurité complète, il nous dit :

– Je vous embrasse, Kyralina, Dragomir, pour la dernière fois peut-être… Votre père est le troisième homme que je rate, et, si je dois en croire mon ursita[34], ma mort doit venir de la main du troisième ennemi que mon arquebuse a raté par pleine lune. Bien sûr, je tâcherai de défendre ma peau, mais on ne détourne pas son destin… Écoutez, maintenant !… Le patron de l’hôtellerie où votre mère est abonnée viendra dans un moment vous prendre. Chez lui, vous trouverez deux chambres et le nécessaire ; demain, il reviendra ici pour enlever vos effets personnels. Dans cette maison, vous ne mettrez plus les pieds, jamais !

– Vous ne nous emmenez pas ? demanda Kyra, d’une voix tremblante.

– Non, je n’ai pas ce droit… Notre vie est dure et vous êtes élevés dans le duvet…

– Mais alors, notre père nous tuera…

– Il ne vous tuera pas… D’ailleurs, d’ici peu de temps, nous le mettrons de nouveau en joue, et alors, il n’échappera plus : d’une façon ou de l’autre, il périra, car nous sommes deux, et il est seul. Vivez donc selon votre goût et faites comme si vous ne nous aviez jamais connus : vous ne nous reverrez plus qu’après la disparition du chien. Si, de temps en temps, vous voulez savoir si nous sommes en vie, approchez-vous de l’aubergiste et prononcez mon prénom : Cosma. Il vous dira ce qu’il saura. Mais davantage saura Ibrahim, le pêcheur d’écrevisses de Katagatz, et au cas où vous l’entendrez criant sous vos fenêtres : « Écrevisses fraîches !… Écrevisses !… » descendez et suivez-le hors de la cité : il aura quelque nouvelle à vous apporter de notre part. Enfin, si les autorités vous interrogent sur ce qui s’est passé cette nuit, dites tout ce que vous avez vu, mais ne dites pas ce que vous pensez, et ne pensez rien !

Il se tut… Des pas résonnaient dans la cour : l’aubergiste entra. L’oncle nous embrassa et disparut. Nous partîmes aussitôt après.

L’hôtellerie était située à cinquante pas de notre maison et occupait une position pareille. Mais quelle différence entre le confort de nos chambres et, bien qu’elles fussent les meilleures, la simplicité de celles qu’on nous désigna !… Nous en pleurâmes toutes nos larmes. Heureusement les chambres avaient l’avantage d’ouvrir sur le Danube et communiquaient entre elles.

Devant la flamme vacillante d’une seule bougie, devant ces meubles mesquins, ce tapis pauvre et usé, Kyra, jetée tout habillée sur son lit, vit l’inanité de sa vengeance, et pleura plus fort que moi.

Épeuré de me voir seul dans ma chambre, les yeux remplis d’horreur, j’emportai une couverture, et m’étendis sur le divan de ma sœur. Je m’endormis bientôt, brisé par les trois jours de torture, laissant les bougies allumées et Kyra en sanglots.

 

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