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BIBLIOBUS Littérature

2-Kyra Kyralina (suite et fin)

Le lendemain matin, je fus tout de même content, lorsque les premiers rayons de soleil pénétrèrent dans la chambre, qui me parut plus belle. Mais l’idée de revoir mon père m’affola. Je réveillai Kyra, qui dormait, et je lui proposai de nous sauver. Elle pensait comme moi. Les yeux rouges, la face gonflée, elle restait au bord du lit dans un état de prostration. Je crus qu’elle avait des remords et je le lui demandai :

– Non, me répondit-elle ; je suis désespérée que le père ait échappé… S’il était « parti » en même temps que son fils, nous serions en ce moment chez nous… Cette laideur me dégoûte…

Et elle jeta un coup d’œil dédaigneux sur la chambre. Nous sortîmes. Devant la porte, par la fraîcheur matinale, l’hôtelier fumait son narguilé. Il se leva et nous fit une révérence :

– Puis-je vous demander pourquoi vous sortez si tôt ? dit-il, très respectueux, en turc.

– Abou-Hassan, nous avons peur de la police et de notre père, répondit Kyra, dans la même langue.

– Je réponds de vos personnes, mademoiselle, tant que vous serez tranquilles dans ma maison.

Et, jetant un coup d’œil derrière lui, il ajouta très bas :

– Vous êtes ici pour cela.

Je n’ai jamais su ce qu’il en était de cet homme, ni le commerce qu’il avait avec la famille de ma mère ; mais je sais que, vraiment, personne ne vint nous déranger chez lui ; et le père ne se montra plus. Cependant comme nous n’en croyions rien, nous nous éloignâmes quand même ; et alors, commença cette belle et triste vie, qui dura un mois, et qui était toute remplie de soleil et de vagabondage.

Ce fut quelque chose de nouveau pour nous, une volupté inconnue, une autre vie, deux oisillons qui s’échappaient de la cage et essayaient leurs ailes, en se jetant avides dans la lumière !…

L’auberge avait une sortie par-derrière, très sale, mais très pratique pour nous, car elle nous permettait d’aller et de venir sans être vus : c’était une petite porte qui ouvrait devant un escalier primitif pratiqué dans le talus, du côté du port, et cet escalier se trouvait juste au-dessous de nos fenêtres. Lorsque nous fûmes habitués au malheur, nous disions, en riant, que c’était encore mieux qu’à la maison, car la pente sous les fenêtres de maman n’avait pas d’escalier.

Nous nous sauvions le matin de bonne heure, après avoir déjeuné, et nous rentrions à midi. On nous servait les repas dans nos chambres. Les après-midi également, nous les passions dehors. Comme la moisson était finie, Kyra prenait grand plaisir à aller ramasser des épis de froment, faire des gerbes et les offrir aux pauvres glaneuses qui se courbaturaient sur les champs. Ou bien, nous allions courir sur les terres en friche, où broutaient des milliers de brebis, dont la masse mouvante se déplaçait sans cesse, laissant derrière elles le sol couvert de leurs crottes, ainsi que de flocons de laine accrochés dans les chardons. De vieilles femmes allaient de chardon en chardon, et ramassaient les flocons. Nous les imitâmes et leur offrîmes notre joyeux butin.

Une fois, nous poussâmes nos gambades, jusqu’aux deux tabié où notre mère nous avait quittés, et découvrîmes seulement alors que, le soir du départ avec les oncles, nous avions oublié le paquet qui contenait notre nourriture. Des chiens errants l’avaient déchiré et mangé ; il ne restait que des débris de chiffons.

Nous versâmes des larmes. Le souvenir de notre désastre nous apparut sous un jour d’autant plus triste que nous étions en train de l’oublier, et ces moments d’enfantine douleur alternaient sans transition avec les heures de débordante joie qui gonflaient nos poitrines. Élevés « dans le duvet », selon l’expression de l’oncle Cosma, fleurs de serre, nous ne connaissions que les plaisirs de la chambre de maman : les danses, les chants, la coquetterie et la mangeaille. Cela, c’était beau. Mais nous découvrions maintenant qu’il y avait un « dehors », et que ce dehors, riche en lumière, embaumé de parfums sauvages, était bien plus beau : nous n’avions pas su jusque-là ce que c’était que de courir derrière un papillon, de caresser une sauterelle verte, d’attraper de gros bourdons cornus, d’entendre les oiseaux chanter sur leur vaste empire, le grillon invisible à la tombée de la nuit croiser son cri-cri avec le lointain chalumeau du berger, l’abeille sortir à reculons d’une fleur, les pattes saupoudrées de pollen. Et surtout, nous n’avions aucune idée de la volupté que le cœur éprouve, quand le corps se baigne dans les caresses du vent qui souffle sur un champ en été.

Nous connûmes tout cela, et la saveur des gâteaux fut oubliée ; oubliées, la volupté de la danse, la fumée des narguilés et l’odeur des aromates. Oubliés, notre mère défigurée et le désir de vengeance. Le teint de Kyra brunit en peu de jours ; et jamais femme plus belle ne courut sur un champ, les yeux humides d’amour, la chevelure flottant comme une oriflamme, les jupes indiscrètes relevées, les seins voluptueusement offerts au dieu Soleil !

 

Pendant ce temps, une légende se créait dans le faubourg : on affirmait, avec certitude, que c’étaient les amoureux de la mère qui avaient tué le frère et coupé l’oreille gauche du père !… Et on allait jusqu’à citer les noms des deux moussafirs qui, par une étrange coïncidence, s’embarquèrent pour Stamboul, la nuit même du drame. Nous comprîmes que le père gardait le secret du meurtre et n’avait point porté plainte.

Tranquillisés par son indifférence à notre égard, nous reprîmes nos balades, de plus belle ; mais bientôt Kyra devint moins assidue. C’est que, voyez-vous, nos bons moussafirs se mirent à louvoyer autour de la nouvelle demeure et à faire des sérénades sous nos fenêtres, du côté du port, où les passants étaient rares. Péniblement accrochés aux marches de l’escalier qui s’éboulait sans cesse, ils devinrent de soir en soir plus nombreux ; et c’était d’un comique tordant, de voir ces hommes ridiculement étagés sur la pente du talus, braillant, mêlant le jeu de leurs instruments dans une affreuse cacophonie, s’invectivant comme des larrons en foire, et parfois dégringolant sur la pente comme des sacs remplis.

Kyra et moi prenions plaisir à regarder de nos fenêtres ces fous, qui, tous, demandaient des rendez-vous : Abou-Hassan leur versa des seaux d’eau froide sur la tête ; mais l’amour est plus fort que l’eau, et ils continuèrent à nous divertir. Pour les faire enrager, Kyra reprit ses toilettes et ses coquetteries ; et de cette façon, je fus seul à trotter, le matin. Je le fis de bon cœur, mais je n’allai plus si loin. Le Danube m’attira avec une force irrésistible. J’avais onze ans passés, et je ne connaissais pas le plaisir de glisser sur le fleuve dans une de ces barques dont les rameurs chantent, langoureux, en descendant le courant.

En ce temps, le port n’avait point de quai, et on pouvait avancer de dix et vingt pas, jusqu’à ce que l’eau vous arrivât à la poitrine. Pour entrer dans une barque, il fallait traverser de petites passerelles en bois ; les voiliers, ancrés au loin, frottaient leurs coques contre des pontons qui contenaient un bout du grand pont fait de billots et de planches. Une fourmilière de chargeurs turcs, arméniens et roumains, le sac au dos, allait et venait en courant sur ces ponts qui pliaient sous le poids.

Je commençai par contempler de loin tout ce monde ; puis, j’allai me mêler aux gamins des quatre ou cinq nations qui habitaient la ville, et je pris goût à leurs jeux. J’aimais surtout les voir se baigner, tout nus comme de petits diables bruns. Je voulus même me baigner avec eux, mais je fus effrayé en voyant comme ils se battaient dans l’eau, se plongeaient mutuellement la tête jusqu’à s’asphyxier ; et un jour, ils ramenèrent sur la rive un petit lipovan, blond comme moi, qui s’était presque noyé et qui ne soufflait plus.

Alors, je les quittai et me mis à contempler les barcagdis[35] allongés dans leurs barques, somnolant au soleil, fumant ou chantonnant ; et une fois, je demandai à l’un d’eux, en turc, de me promener un peu sur l’eau. Il me répondit que, pour se promener sur une barque, il faut payer quelques paras ; et je ne savais pas ce que c’était d’avoir de l’argent sur soi et de payer. Il me trouva bête et m’expliqua qu’il gagnait sa vie, en transportant des gens sur l’eau. En parlant, il regardait parfois derrière moi, clignait de l’œil, et puis, toisant mes habits propres, il s’exclama :

– Ah ! ces enfants de riches !… Ils ne savent seulement pas qu’il faut de l’argent pour vivre !

Alors je me tournai et vis un vieux Turc, beau et richement vêtu, qui restait un peu à distance, appuyé sur sa canne noueuse de cornouiller, et qui écoutait notre conversation. Il m’appela d’un signe du doigt et me dit :

– Tu es turc ?… Tu parles très bien la langue.

– Non, dis-je, je suis roumain.

Il me questionna longtemps, familièrement et honnêtement ; mais je ne répondis pas à toutes ses questions. Cependant, il m’était sympathique… Ah ! pourquoi n’ai-je pas senti le malheur ?…

J’avais devant moi l’être odieux qui brisa ma vie et celle de Kyra : Nazim Effendi, propriétaire de voilier et fournisseur de chair de harems, comme tant d’autres à cette époque !…

Le monstre fut avec moi tout ce qu’il y a de plus délicat : sérieux, calme, sobre. En prenant congé et se dirigeant vers son canot, tapissé et rembourré, il me dit d’un ton indifférent :

– Si, par hasard, tu avais l’envie de te promener sur l’eau, seul ou avec ta sœur, je vous offre gracieusement mon canot.

Et il appela son rameur, un Arabe, lui donna l’ordre et partit sur le fleuve. Je fus aussitôt enthousiasmé de cette offre, et je regrettai de n’en avoir pas profité tout de suite. Je craignais de ne plus le rencontrer.

À toutes jambes, je courus vers l’auberge et montai l’escalier du talus, en envoyant des baisers à Kyra qui restait à la fenêtre.

– Tu n’es pas gentil ! me dit-elle. Tu vas à tes amusements et tu me laisses seule ici, à m’ennuyer !…

– Tu t’amuseras demain comme une princesse dans un canot de bey ! m’écriai-je en l’embrassant.

Et je lui racontai, à perdre haleine, la merveille que je venais de découvrir. Ah ! pourquoi ne fut-elle pas plus mûre, plus expérimentée que moi !… Elle goba mes paroles et perdit si bien la tête que, d’impatience de se promener sur le Danube dans un luxueux canot à voile, elle eut une insomnie.

Le lendemain matin, elle passa toute la matinée à sa toilette et à la mienne. Vers midi, nous allâmes au bord de l’eau. L’Arabe avec la petite chaloupe était là, mais le Turc n’y était pas. Audacieusement, Kyra lui dit :

– As-tu toujours l’ordre de nous promener ?

– Oui, répondit l’homme en se levant.

Elle courut sur la passerelle et sauta dans le canot, comme une biche. Alors, en la suivant, j’entendis un batelier dire derrière moi ces paroles que je me rappelai dans mes malheurs :

– Quel beau gibier !

Je rapportai ces mots à Kyra et demandai leur signification :

– Ce sont des imbéciles, fit-elle.

Un faible zéphyr soufflait, et nous goûtâmes pour la première fois les délices de cette glissade sans heurt ; le canot avait la voile à peine gonflée. La rive s’éloignait quand, brusquement, nous commençâmes à sautiller sur les petites vagues du large. Kyra eut peur et cria :

– Ne va pas au milieu du fleuve !… Longe le port !

L’Arabe mania le gouvernail : nous revînmes vers la rive. Notre maison apparut sur le bord du plateau, dans sa tristesse désertique ; à côté, l’auberge avec les fenêtres ouvertes de nos chambres. Le canot les dépassa lentement, ainsi que la fourmilière du port, les innombrables voiliers, chalands et pontons ; et nous nous trouvions à l’autre bout, quand la chaloupe se dirigea vers une passerelle solitaire et accosta. À l’issue, le Turc nous attendait, debout. Il s’avança, salua Kyra d’une longue révérence et l’aida à sauter à terre. Elle en fut très flattée. L’homme avait de la grâce dans ses mouvements et des manières élégantes, que nous n’avions pas vues chez nos moussafirs hurluberlus.

Ah ! le pauvre cœur humain qui se livre à la joie de vivre !… Comme nous sommes aveugles !… Par quelle étourderie n’avions-nous pas remarqué la prompte et suspecte présence du Turc à notre arrivée, ainsi que son absence adroite, à notre départ ?

Il fut bien plus adroit encore. Devant son calme, sa réserve et sa barbe blanche, Kyra poussa la folie jusqu’à lui demander de visiter son voilier. C’était ce qu’il voulait ; mais l’homme était sûr de sa proie, et il répondit en un turc d’une pureté exquise :

– Pas tout de suite, charmante mademoiselle ! Mon voilier est accosté, de l’autre côté du fleuve, sur le bras du Macin, où il est en train de charger ; et comme vous n’êtes pas habituée aux remous, vous pourriez avoir mal. Mais je satisferai votre curiosité prochainement… En attendant, je suis heureux de tenir ma chaloupe à votre disposition, et je serai honoré de vous voir en faire usage.

Disant cela, il nous salua d’un gros salamalec qui fit onduler ses vêtements de soie, porta ses mains au front, aux lèvres et à la poitrine, et monta dans le canot.

*

Ce nouveau plaisir nous fit oublier mère, père, oncles, moussafirs et Dieu lui-même. Nous nous livrâmes corps et âme à la griffe de notre gentilhomme. Trois jours de suite, nous continuâmes à nous balader sur le Danube, nous hasardant de plus en plus loin ; puis, un jour, le canot s’éloigna si bien qu’insensiblement nous nous trouvâmes sur les eaux de l’autre rive. Et enfin notre curiosité fut satisfaite ; nous fûmes sur le voilier. Il était grand et neuf. L’odeur de goudron nous monta au nez ; et de toutes les explications que l’Arabe nous donna sur le rôle des voiles, des mâts et de la forêt de cordages, nous ne comprîmes rien.

Nazim Effendi nous reçut en cafetan et en babouches, dans sa somptueuse cabine-salon, placée à côté du mât de misaine. Jamais nos yeux n’avaient vu pareille richesse en tapis d’Orient, en cuivres, coussins brodés au fil d’or, moucharabieh en miniature, et immense panoplie d’armes : arquebuses, cimeterres, pistolets, yatagans, tout en filigrane avec des incrustations d’or, d’argent et d’ivoire. Des parfums à l’arôme inconnu nous chatouillèrent agréablement les narines. Sur les parois couvertes de tapis, s’étalaient, à la place d’honneur, le portrait du sultan Abd-ul-Dedjid et l’emblème de la Turquie, des cadres avec des versets du Coran en belle écriture arabe, et des portraits d’odalisques à la beauté éblouissante qui attirèrent les regards de Kyra ; elle s’exclama :

– Comme elles sont belles !

– Vous êtes aussi belle, mademoiselle ! complimenta le Turc. On nous servit de délicieuses baclavas[36] ; du café dans de superbes félidjanes ornées, et de magnifiques narguilés au toumbak parfumé.

Notre hôte fut très courtois, gai, plein de bonté. Discrètement, il questionna Kyra sur nos parents ; et elle, sans lui dire tout, lui en dit trop. Elle s’empressa surtout de lui apprendre qu’elle aimait la danse, et Nazim Effendi, content de sa journée, se leva et nous congédia en disant :

– Eh bien, vous danserez ici, quand il vous plaira !

Et nous fûmes reconduits à la rive roumaine.

 

J’étais content et fier de ma découverte ; je ne me doutais de rien… Kyra était encore plus contente et se doutait encore moins. Nous abandonnâmes toutes nos habitudes d’avant, toutes nos prédilections. Notre vie fut entièrement absorbée par le voilier funeste. Nous allions chaque jour en chaloupe, et nous n’habitions plus nos chambres que pour dormir et prendre les repas. Bien mieux ! Kyra trouvait maintenant que ses toilettes n’étaient pas assez riches, que les chambres étaient insupportables ; elle avait hâte que l’oncle Cosma en finît avec le père, pour qu’elle pût rentrer dans sa maison et dans sa fortune, devenir une dame élégante, et recevoir, non pas des moussafirs, mais des Nazim Effendi ! La pauvrette !

Une semaine de suite, nous fréquentâmes la cabine du Turc, dansâmes et nous amusâmes. Nous devînmes familiers et sans gêne. Kyra jurait que « ça, c’était un vrai père ! ». Il sortait de ses coffres de splendides toilettes d’odalisques et les étalait devant nos yeux ravis ; un jour, il en habilla même ma sœur. Elle était une vraie odalisque, comme celles des portraits ! Pour que je ne fusse pas jaloux, il s’occupa de moi aussi et m’habilla en Turc avec fez, chalvar[37], et pistolet à la ceinture brodée. Ainsi parés, nous n’étions pas loin de demander qu’on levât l’ancre et qu’on mît à la voile.

C’est ce qu’il fit ; mais pour nous berner mieux, il nous déshabilla, renferma les vêtements dans ses coffres et, ce soir-là encore, nous renvoya, l’eau à la bouche.

Le lendemain matin – notre dernier jour sur le sol roumain – Kyra pleura de rage : le père vivait encore et l’oncle Cosma ne le mettait pas en joue ! Mais s’il tardait à faire cette œuvre salutaire, il y eut tout de même quelqu’un qui fut visé.

De très bonne heure, nous entendîmes sous nos fenêtres une voix rauque crier : « Écrevisses fraîches !… Écrevisses ! »

Enfin ! C’est peut-être la bonne nouvelle !

Le pêcheur d’écrevisses venait à temps. Nous descendîmes en courant. Courbé sous le poids des années et sans doute aussi sous celui de ses péchés, le vieil Ibrahim tournoyait sous nos fenêtres, avec des regards voleurs. Nous le suivîmes vers Katagatz ; et là, loin du port, il nous souffla dans le nez :

– Malheur à vous !… Cosma a été arquebusé par les hommes de votre père, embusqués. Son frère est blessé, mais il a réussi à se sauver sur son cheval !

Ah ! les larmes qui coulèrent ! Notre protecteur était tué ! L’ursita avait tenu parole ! Qu’allions-nous devenir maintenant ? Le père, ne craignant plus rien, sûrement viendrait nous enlever.

Notre terreur fut mortelle. Plutôt que de revenir à l’auberge, mieux valait le Danube ! Mais sur la rive, la chaloupe nous attendait ; et sur le voilier, nous nous jetâmes dans les bras de Nazim Effendi, comme si nous étions ses enfants.

Kyra, son beau visage baigné de larmes, raconta à ce père toute la vérité, toute, ainsi que le désastre final, et s’exclama, désespérée :

– Nous nous jetons à l’eau, plutôt que rentrer chez nous !

– Mais il n’y a pas de quoi désespérer, mes enfants, dit le ravisseur ; vous êtes d’origine turque, par votre aïeul. Eh bien, je vous emmène à Stamboul, où, certainement, votre mère doit se trouver pour soigner son œil blessé. Nous la retrouverons et vous serez heureux !

Et il nous embrassa.

– Quand partez-vous ? s’écria Kyra.

– Dans quelques heures, aussitôt que le soleil descendra.

Heureux au comble du malheur, nous tombâmes à ses pieds, nous lui enlaçâmes les genoux. Il était notre sauveur ! Et le soir, dans le bruit infernal qui venait du pont, blottis dans la cabine où nous fumions des tchibouks[38] farcis d’opium, la tête hallucinée, dans un brouillard d’inconscience et de bonheur, la cabine commença à nous bercer d’une façon qui nous fit croire que nous allions vers le ciel.

Nous n’allions pas vers le ciel, ni à Stamboul pour retrouver notre mère. Nous étions bel et bien ravis, ravis avec notre assentiment.

Un autre jour, je vous raconterai l’odyssée de mes pérégrinations à la recherche de ma sœur, qui fut enfermée dans un harem, dès l’arrivée à Constantinople. Moi, je fus plié aux plaisirs du respectable bienfaiteur, et perverti à jamais. Et Kyra à jamais fut perdue, bien que, m’étant évadé après deux ans de détention, je l’ai cherchée douze années en vendant du salep.

Quatorze années plus tard, de retour en Roumanie, j’appris que, peu après notre fuite, l’oncle échappé à la mort s’était vengé, en mettant, une nuit, le feu aux deux maisons : celle de la mère et celle du père, afin de ne pas le rater. En effet, il ne l’a point raté, cette fois, car le père brûla.

 

 

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