Créer un site internet
BIBLIOBUS Littérature

1878

 

 

 

 

À Monsieur de M...

Paris, avenue de l'Alma, n° 67.

 

Je m'empresse, cher Monsieur, de dissiper vos légitimes inquiétudes; les gâteaux sont arrivés, ils sont superbes et nous vous en remercions; ils sont si beaux, qu'on est tenté de les faire encadrer.

Il nous est arrivé un bien grand malheur, notre cher docteur Wolitski, que vous avez vu chez nous, est mort vendredi dernier, à deux heures de la nuit. C'était le meilleur ami de toute notre famille, le filleul de grand-papa, il nous a tous vus grandir; vous pensez bien quelle perte irréparable. Les amis comme lui sont si rares; pour ne pas dire qu'on n'en trouve plus. Grand-papa malade, lui-même, comme vous savez, a pleuré toute la journée et continue jusqu'à présent à être très triste. Mais je ne veux pas vous entretenir de choses si sombres.

Vous me demandez si je n'hésite pas entre l'amour de l'art et l'amour de la belle nature; je n'hésite pas: je les aime également, mais la belle nature ne donne des jouissances à peu près complètes que lorsque l'on sait que l'on est soi-même quelque chose, lorsqu'on possède la force de l'art qui est une grande et très grande force.

Il y a ici une personne qui désire savoir tout le mal que l'on dit d'un certain M. L. Ne le connaissez-vous pas?

Vous savez que la princesse S. s'est embarquée pour l'Amérique, où elle veut, dit-on, se marier. Voilà qui serait une fin extraordinaire.

Êtes-vous assez heureux d'aller à Rome! Je vous envie et je l'avoue, quoique l'envie soit une bassesse.

Racontez-moi ce que vous avez vu aux funérailles du roi et tout le reste. Soyez bien aimable et donnez-moi toutes les nouvelles et vieilleries imaginables... Je lirai cela à table, puisque c'est là seulement que je suis libre.

On vous fait dire mille choses aimables. Est-ce qu'il y aura un carnaval?

 

 

Au même.

On vient de me voler mon chien blanc, Pincio, celui que vous avez vu chez nous. C'est horrible. Je crois qu'on l'a emmené de Paris; j'écris de tous côtés dans le cas où ces misérables viendraient à être attrapés par les âmes charitables auxquelles je m'adresse. Savez-vous une action plus indigne que voler un chien? C'est lâche tout bonnement. Comment! on prend une créature qui est attachée à ses maîtres, qui a parfois une intelligence bien supérieure à celle de certains bipèdes, mais qui n'est pas en état de se défendre, voilà le sublime de la petitesse et de la méchanceté.

Vous êtes bien heureux, vous n'avez pas de chien et on ne vous en a pas volé. Enfin!

Que faire, j'ai fait afficher 200 francs de récompense et cela n'a servi à rien. N'est-ce pas une indignité de toute la race humaine?

Consolez-moi en me parlant de l'Italie.

 

 

À Mademoiselle B***

Comme tu es bonne et gentille, ma chère Jeanne, de penser à moi juste au moment où l'on oublie tout!

Maman et nous tous sommes enchantés de ton bonheur, car je présume que tu es heureuse.

Comment, tu as été à Nice! Je n'en ai rien su, on ne m'en a rien dit. Mais dis-moi, comment as-tu trouvé notre maison, puisque tu ne savais pas l'adresse.

Moi, j'ai passé cet hiver à Rome, j'ai étudié la peinture.

Quand je te reverrai, je ferai ton portrait. Donne-moi des nouvelles de tous les tiens et envoie-moi sans faute le portrait de ton fiancé. Je veux absolument voir l'homme heureux qui aura pour femme Jeanne, qui est un trésor d'esprit et de cœur. Montre-lui ces lignes et dis-lui qu'elles sont écrites par quelqu'un qui ne flatte personne et n'invente rien.

Cet hiver, à Rome, j'ai été demandée en mariage par un Anglais et deux comtes italiens. Mais j'ai toujours refusé: ils m'aimaient, mais je ne les aimais pas. Voilà l'affaire. D'ailleurs je ne veux pas me marier sitôt, j'ai à peine dix-sept ans. Quel âge as-tu donc?

Tu me demandes mon adresse, écris-moi toujours à Nice, promenade des Anglais, 55 bis, Mlle Marie Bashkirtseff, dans sa villa. Ma tante m'a donné cette villa. De Nice, on m'enverra les lettres si je suis ailleurs. C'est le plus sûr.

Réponds vite et dis-moi où et quand tu te maries? Le nom de ton futur mari et sa photographie.

Je suis de retour à Nice depuis deux semaines, la ville est triste, je me réfugie dans mes livres; tu ne sais peut-être pas que je suis sérieuse et studieuse, tout en étant gaie et folle quand il s'agit de rire.

Quand et où te verrai-je?

Tu es si gentille de ne m'avoir pas oubliée. Sois tranquille, si quelque chose m'arrive de particulier, je t'en avertirai de suite.

Au revoir, mille amitiés à ta famille de la part de nous tous. Je t'embrasse de tout mon cœur et te souhaite tout le bonheur possible et impossible.

 

 

À la même.

Paris, avenue de l'Alma.

 

Chère Jeanne,

Ce n'est qu'aujourd'hui que je puis vous répondre, car aujourd'hui nous avons rencontré vos parents, qui nous ont donné votre adresse. J'ai bien souvent pensé à vous, je voulais tellement vous écrire, après avoir reçu la nouvelle de votre mariage. Je ne puis le faire qu'un an après! J'espère que vous n'avez pas cru que je vous oubliais ou vous négligeais.

On m'apprend de bien grandes nouvelles à propos de vous.

Écrivez-moi bientôt; maintenant je ne perdrai plus votre adresse et pourrai vous répondre.

Nous sommes presque installés à Paris, je m'occupe de peinture et ne vais presque pas dans le monde, qui d'ailleurs m'ennuierait profondément. Nous vous embrassons et vous souhaitons de continuer à être aussi heureuse que vous l'avez été jusqu'à présent.

Au revoir, chérie, je vous envoie mon portrait dans le cas où vous auriez oublié la figure de Marie Bashkirtseff.

 

 

À sa mère.

Soden, 1er août 1878.

 

Chère maman,

Donnez-moi d'abord des nouvelles de la santé du grand-père10; et puis voilà: à force d'être ennuyeux, Soden devient drôle. Je te veux tout raconter. Un des ménages chics de Pétersbourg entre dans notre société ainsi que le vieux prince Ouroussoff dont la sœur, mariée à M. Maltzoff, est l'amie intime de notre Impératrice, tu le sais bien. Les dames russes de notre société pensent que l'indifférence des deux petits princes allemands, dont je t'ai déjà parlé, me froisse.—Cette enfant gâtée,—dit Mme A.,—qui est habituée à voir exécuter ses moindres caprices, est froissée de la froideur, apparente d'ailleurs, de ces Messieurs.

C'est moi qui n'y songe pas, va, chère maman; je ris seulement en songeant à quel point à Soden et ailleurs les gens vous prêtent des sentiments, des impressions, des pensées, que vous n'avez pas du tout. Pendant deux jours en effet, je m'en suis un peu occupée de ces petits princes, après, plus du tout... Mais puisque les autres en parlent, je veux bien t'avouer que je ne les ai jamais bien regardés. Pourtant je peux te dire que le plus jeune (dix-huit ans), Hans, est grand, mince, blond, grand nez assez fin, petits yeux, bouche malicieuse, pas de moustaches, tête baissée, l'air d'un jeune loup.

L'autre Auguste (vingt-quatre à vingt-cinq ans), plus petit, brun, des yeux très beaux, une petite moustache noire pendante,—et dans toute sa personne il y a quelque chose de pendant—une peau veloutée comme je ne crois pas en avoir vu chez un homme, une belle bouche, un nez régulier, ni rond, ni pointu, ni aquilin, ni classique, un nez dont la peau est aussi veloutée, ce qui est excessivement rare, un teint très pâle, qui serait admirable, s'il ne provenait de la maladie. Tous les deux ont de belles mains aristocratiques et soignées.

Qu'est-ce donc lorsque je regarde bien!...

Écris-moi tous les jours, parle-moi de grand-papa.

La tante vous embrasse tous, moi aussi.

Note 10: Son grand-père était atteint de paralysie.

 

 

À la même.

Soden, samedi, 3 août 1878.

 

Je t'ai parlé de M. Muhle, aubergiste? Eh bien, M. Muhle prétend que c'est arrangé pour nous... Vous savez que ce soir il y a bal au Kurhaus et ce pauvre Muhle, qui est toujours ivre, se promet une fête colossale. Bien entendu, nous y allons tous.

À peine installés, voilà que je vois un monsieur que j'ai rencontré une ou deux fois le matin, conduisant un étrange tilbury avec un petit groom. Ce monsieur donc arrive et se présente. C'est le baron de je ne sais quoi, fils de je ne sais quelle autorité du pays, grand seigneur, à ce qu'on me dit. Mais je refuse de danser et, comme il insiste, j'essaie de lui prouver que la danse nous dépouille de notre dignité, que cet exercice est une des grandes preuves de la décadence de la grande famille humaine, etc... Bref, je lui parle politique, puis de la guerre d'Orient, etc., etc. Muhle est vexé, car, en refusant de danser avec un jeune homme si blond et si rose, j'ai vexé ce jeune homme, qui est aussitôt parti de Soden.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tout le monde plaisante sur le prince de H..., de sorte que l'on peut encore rire. Ce pauvre prince change à vue d'œil, il est arrivé beau et maintenant il est laid, il est méchant. On reconnaît sa sonnette, et il faut l'entendre parler au garçon et à son pauvre frère. Je crois que l'on va bientôt l'enterrer. Quel horrible mal!!...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le baron...., celui du bal, est le plus grand fonctionnaire du pays, gouverneur ou autre chose, je ne sais au juste. Le prince Ouroussoff le connaît et le susdit baron n'a cessé de lui dire que la position qu'il occupe si jeune lui fait trop d'honneur, qu'il ne croit pas l'avoir méritée, que c'est à la bonté de l'Empereur qu'il la doit. Mais ceci n'est que la préface. Ce baron est amoureux d'une demoiselle, et, pour faire sa connaissance, il a organisé le bal d'hier; mais comme on lui a dit, dans le pays, que cette jeune fille était aimée d'un autre jeune homme, il alla trouver le jeune homme en question et, avec la franchise que comportait la circonstance, il le pria de lui dire la vérité, et si ce n'était qu'un racontar de Soden, s'il n'aimait pas la demoiselle, de lui donner l'autorisation de se présenter... mais si, au contraire, c'était vrai, de le lui avouer; dans ce cas, sa loyauté, son honnêteté lui défendraient de contrecarrer les chances de l'autre, qui avait le droit de priorité. Le monsieur l'assura qu'il n'était nullement amoureux—(pauvre jeune fille),—et lui permit de se présenter, autant qu'il le voudrait.

La demoiselle, c'est moi; le monsieur, c'est D...

Le baron est grand, blond, gros, plein de sang. Tu sais que ces hommes-là m'aiment généralement et généralement aussi je les déteste. Il est vrai aussi que je n'aime pas beaucoup plus les autres, quand je m'examine sérieusement. Le comte M... était blond, le comte B... blond, Pacha G... (quel nom!) blond, P... blond, comte M... blond et enfin le baron S... blond; A..., qui était un enfant, était aussi blond.

Je m'ennuie beaucoup sans vous tous et encore plus sans mon atelier.

Au revoir, embrasse grand-papa.

 

 

À la même.

Soden, 6 août 1878.

 

Chère maman,

Je vais te raconter mes enfantillages: ce matin je me suis promenée et je suis entrée dans l'église catholique; j'ai profité de la solitude absolue pour monter dans la chaire, dans le chœur, sur l'autel, et pour réciter les prières posées sur les tablettes de l'autel; je l'ai fait pour prier, parce que j'ai un tas de projets et que j'ai besoin de l'assistance du ciel... Mais l'idée que j'ai lu une messe me transporte. Songez, j'ai sonné comme font les prêtres durant l'office... Enfin je n'ai pas eu de mauvaise intention.

J'ai fait une longue conversation avec le prince Ouroussoff; tout à coup le prince me dit: Voici les Ganz.—Tu te rappelles que j'ai donné le nom de Ganz aux deux princes allemands. Tu comprends qu'on ne peut pas rester tranquille, quand cet homme sérieux, cet homme d'État s'interrompt au milieu d'une explication des causes intimes de la guerre, vous dit comme une chose toute naturelle que... Voilà les Ganz. Le mot ganz me fait penser à l'allemand (Gans)11.

J'ai fait une pochade de ces princes (comme à Nice) si ressemblante, que le garçon qui venait apporter un plateau s'arrêta net devant la toile, se mit à rire et à gesticuler d'un air si bête, que vraiment ma vanité d'artiste est flattée.

Puis est venue Mme A. Nous nous sommes tenues à la fenêtre qui est notre balcon. Ganz passait à chaque instant pour regarder, Mme A. faisait la coquette et riait d'un air mauvais genre. Comme c'est bête, que je ne puisse vous faire partager ma gaieté au sujet des Ganz.

Au revoir, je vous embrasse.

Note 11: Gans, oie.

 

 

 

Aucune note. Soyez le premier à attribuer une note !

Ajouter un commentaire

Anti-spam