À Madame H.
Naples, 2 avril 1877.
Votre lettre me ravit, c'est tellement vrai tout ce que vous dites, que je l'ai pensé cent fois moi-même, seulement vous exagérez ma valeur vraiment.
Je valais peut-être quelque chose; mais tous ces voyages m'ont abrutie. J'ai toujours mal à la gorge, et le climat de Naples me fera peut-être du bien.
Ne prenez pas trop au sérieux ce que j'écris ce soir, je suis mélancolique, et je vois tout sous un crêpe, cela arrive à tout le monde.
Je pense avec bonheur que, dans un mois, nous serons installées à Paris, d'où je ne veux plus sortir.
Les oreilles coupées ont leurs charmes pour ceux qui les coupent. Mettez-vous en colère, et écrivez-moi tout ce que vous voudrez, cela m'entretiendra dans un état d'esprit à peu près sain. Je suis moi-même lasse de moisir; vos paroles me révoltent contre moi, contre tous. J'allais m'endormir sous vos injures que j'apprécie et comprends. Pensez-vous que je n'ai pas mille fois remué cent cinquante projets, mais à quoi bon!
Hier, j'étais gaie en écoutant le Stabat de Pergolèse, qu'on a rechanté pour la princesse Marguerite, et dont les accents divins me remplissent le cœur et les oreilles, ce soir je suis énervée.
Maman et Dina sont à San Carlo. Je suis restée à la maison, ce qui a causé une petite escarmouche domestique dans laquelle j'ai joué un rôle tout à fait passif. Depuis quelque temps, je suis si raisonnable et tranquille que c'est effrayant. Je m'ennuie, qu'est-ce que vous voulez qu'on y fasse!
Je ne puis pourtant pas m'amuser à me monter la tête pour un imbécile et même pour un homme d'esprit. Ce genre de divertissement ne me sourit que comme un accessoire.
Je crois que j'écris des bêtises; ne prenez de ma lettre que ce qu'il faut.
Les sérénades continuent. Voudriez-vous que cet espagnol amusement me fût interdit! Bon Dieu, que vous êtes sévère!
C'est un tas de choses qui me retiennent à Naples; je vous raconterai tout cela. C'est vide, mais cela fait passer les journées!
Au revoir. Injuriez-moi plus souvent, cela me fait un bien immense.
Tout à fait à vous.
À sa tante.
Florence, 1877.
Chère tante,
Faites-moi la grâce de faire en sorte que nous puissions encore rester à Florence, la plus belle ville du monde. Apportez vous-même l'argent, je vous en prie, soyez gentille.
Est-ce qu'on n'a encore rien envoyé de Paris? Écrivez ou envoyez des dépêches, les dépêches valent mieux. Je ne puis pas rester sans robes, surtout ici, et mes toilettes sont usées, je ne suis pas moi-même. Envoyez une dépêche à Worth, à Laferrière, à Reboux, à Ferry, à Vertus. Dites-leur simplement de m'envoyer ce que j'ai commandé et c'est tout. Il y aura peut-être un bal ici et vous ne vous imaginerez jamais combien je voudrais paraître belle. Ne vous inquiétez pas de ma figure, elle sera admirable; je suis fraîche, demandez plutôt à maman. Je me couche de bonne heure depuis une semaine et je continuerai ainsi. Mais il est atroce de manquer de robes, surtout à Florence, où on est si élégant.
Il n'y a aucune comparaison avec Naples. Et puis, quand je ne suis pas mise à mon idée, je suis de mauvaise humeur et quand je suis de mauvaise humeur, je suis laide.
Je vous embrasse, vous et papa. Au revoir.
P. S.—Ne laissez pas errer votre fantaisie: X... n'est pas à Florence et il ne s'agit pas de lui.
Au marquis de C***.
26 juin 1877.
Nous avions en effet, marquis, la terrible nouvelle; mais annoncée par vous, elle nous a causé une impression encore plus vive et plus douloureuse. Nous sommes profondément touchés de ce que vous ayez songé à nous dans un pareil moment.
Je ne veux pas vous ennuyer par des condoléances de convention, mais je veux que vous soyez persuadé d'avoir trouvé dans nos cœurs un écho ami. Je voudrais aussi pouvoir dire à madame votre mère, si belle et si sympathique, que dans son immense affliction, Dieu lui a accordé une grâce suprême dans l'excellent fils que nous connaissons et qui mérite si bien une telle mère.
Je voudrais vous prodiguer toutes ces paroles amies qui me viennent du cœur à la bouche, mais les consolations ne consolent pas. Nous espérons, cher marquis, vous revoir l'année prochaine, sinon gai comme autrefois, du moins tout à fait remis.
Au revoir donc et que Dieu vous garde.
À Monsieur ***.
Au fait pourquoi ces deux grands amis sont-ils en froid? Je pensais que la corde qui les lie sur mon tableau était solide8.
Ma cure d'Enghien, où l'on me mène tous les jours de huit heures du matin à une heure après-midi, me fatigue énormément. Et puis, je déteste Paris! c'est un bazar, un café, un tripot où l'on ne peut respirer que lorsqu'on est installé depuis un mois dans un hôtel entre cour et jardin. La fenêtre fermée on étouffe, ouvrez-la et vous êtes assourdi par le vacarme des voitures.
Ma malheureuse mandoline ne rend que des sons plaintifs; d'ailleurs tous les instruments à cordes rappellent un tas de choses touchantes.
Alors ce bon M... ne dit pas de mal de moi?... voyez-vous l'excellent jeune homme!
Eh bien, je lui rendrai justice à l'avenir.
À propos de votre place dans l'autre monde, grâce à votre caractère régulier vous iriez au ciel, mais le commerce des damnés vous relègue:
... intra color che san sospesi.
Ah! monsieur, vous vous intéressez à Euterpe, cela ne m'étonne pas de la part d'un homme distingué.
Puisque vous m'en suppliez je veux bien vous donner les navrants détails de la visite de M... et les suites qu'elles ont eu pour Elle. Votre ami a donc été aussi Œil-de-bœuf, aussi Talon-Rouge que vous savez, toujours suivi de son laquais comme Milord et son domestique. C'est très prudent. Je l'ai montré à la jeune personne, qui poussa un grand cri et s'évanouit en s'enfuyant à toutes jambes, de sorte que pas un des vélocipèdes que j'ai envoyés à sa poursuite n'a pu la rattraper, et j'ignore ce qu'elle a pu devenir.
Au lieu de s'attendrir de ce désastre, votre ami a continué d'aller à Monaco, quelquefois avec nos dames, mais invariablement avec son ami F... et suivi d'un page. Après quoi Milord-et-son-domestique a déjeuné chez nous, mais étant sur notre départ, nous n'avions à opposer à son formidable équipage qu'une maison en désordre, ce dont je ne me consolerai jamais.
Que je n'oublie pas de vous combler de bénédictions, selon ma promesse, en vous restituant l'image, un tant soit peu détériorée par les outrages du temps.
Quant à la question, pour laquelle vous me promettez une si touchante discrétion, je vous dirai seulement: est-ce que, par hasard, vous me prenez pour la jeune harpiste?
Nous restons encore dix jours à Paris en attendant les gens de Nice, après quoi je ne sais ce qu'on va faire jusqu'en septembre, et en septembre on ira peut-être à Biarritz; on dit que ce sera très élégant.
Est-ce que vous domptez toujours des chevaux? Croyez-moi, ils valent mieux que les hommes, au moins lorsqu'un cheval vous donne une ruade vous êtes sûr que ce n'est pas le coup de pied de l'âne.
Au revoir. Ah! j'allais oublier de vous dire que je trouve vos lettres charmantes et vous prie de ne pas faire le paresseux,—sous aucun prétexte.
Note 8: Allusion au croquis de Marie Bashkirtseff représentant les deux amis attachés par le cou aux deux extrémités d'une même corde, au milieu de laquelle est pendu un cœur.
À Monsieur de M***.
Schlangenbad.—Badehaus, 1877.
Cette photographie est si jolie que je ne puis résister au désir de vous montrer envers quelle charmante personne vous manquez d'amabilité. Et moi qui aux Enfers vous avais assigné une place parmi les Sospesi, où se trouvent Virgile et tous ceux qui ne peuvent aller en Paradis malgré leurs vertus, mais qu'on ne peut pas non plus envoyer aux enfers et qui sont en suspens entre les deux! Vous méritez d'être auprès de Lucifer lui-même, au fond.
Est-ce que vous seriez fâché pour la trinité? Non, n'est-ce pas9.
P.S.—Si vous connaissez des malades de nerfs, envoyez-les ici, maman éprouve un grand soulagement des eaux de Schlangenbad.
Note 9: Allusion au dessin placé en tête de la lettre précédente.
Au même.
Paris, Grand Hôtel, 1877.
Monsieur,
J'avais envie de ne plus vous écrire, ô Monsieur de M., mais il me faut toujours raconter n'importe quoi à quelqu'un. Les femmes sont souvent ennuyeuses, les bonnes amies nous assassinent avec des parodies de Sévigné. Ou bien elles sont méchantes et alors on doit faire bien attention à ses écrits sous peine d'être mangée, Dieu sait par quelles dents plombées, écornées, fausses; rien que d'y songer.... fi.
Je ne vois donc que vous, qui êtes mon frère et ami. Aussi, j'accepte avec gratitude le serment que vous me faites.
Savez-vous que moi aussi je devais aller en Angleterre voir mon amie Lady P..., mais la pauvre femme vient de mourir et notre voyage ne se fera, sans doute, pas.
Nous revenons de Wiesbaden, où l'on a passé quelques jours après le gentil Schlangenbad et où il y avait une société russe très agréable. Beaucoup des vieux amis et de nouvelles connaissances. Comtesse Loris Mélikoff est là en attendant son mari qui joue au soldat en Asie.
Mon grand-père a retrouvé son antique ami le prince Repnine et ne voulait plus partir; bref, c'était charmant, charmant, mais hélas, monsieur, trop de femmes!
Nous sommes ici, en attendant une décision quelconque. Ma gorge est à peu près guérie, mais on m'ordonne les climats chauds. Je ne sais ce que nous ferons et je me déteste. C'est un sentiment extrêmement désagréable, on est comme la femme trop maigre au bain de mer: elle a beau courir, ses jambes la suivent.
J'ai à vous proposer une excursion bien autrement agréable que ce misérable Sorrento. Et je vous prie de croire que c'est sérieux. Il s'agirait d'aller de Nice à Rome à pied, s'arrêtant dans toutes les villes intéressantes. On peut y arriver en vingt-huit jours, presque sans fatigue. Mes supérieurs iront en voiture, moi à pied, nous serons toute une société. J'attends des lettres d'Angleterre. Que dites-vous de cela? Êtes-vous amateur de ces sortes de choses? Dans tous les cas nous nous verrons en Italie et je compte bien sur votre coup d'épaule qui sera rudement donné à en juger par les tours de force de Naples; aussi rien qu'à l'idée de vous empoigner et de vous mettre aux pieds de maman, je pousse des cris.
Enfin, je ferai mon possible, l'amitié oblige.
Bien des choses de nous tous.
À Mademoiselle Colignon.
Dimanche, 14 octobre 1877.
Ah! chère amie, comment peut-on ne ne pas adorer Verdi. Je ne connais rien de plus remarquable que son Aïda. Chaque accord et chaque phrase parle. Je crois vraiment que l'on comprendrait et la signification de la pièce et dans quel pays cela se passe, et tout enfin, sans voir la scène et sans entendre les paroles. C'est dans ce sens-là que je place Aïda plus haut que toutes les musiques du monde. Et aussi quel charme, quelle force, quel sentiment exquis!
Vous savez, je n'en parle pas au point de vue savant, je ne saurais pas et ce serait dommage. On est plus... on jouit plus, ne sachant pas comment c'est fait.
Ne devant rien faire de sérieux en musique, je n'en sais que ce qu'il faut pour une personne de goût qui ne veut pas composer.
C'est ce soir, en jouant des airs d'Aïda sur ma mandoline, que je me suis mise à en raffoler. J'avais oublié la musique...
La musique dispose à la vie, à la gaieté, aux larmes, à l'amour, enfin, à tout ce qui agite, contente et tourmente, tandis que le dessin est un travail qui vous enlève de la terre et vous rend indifférent à tout, excepté à votre art.
On m'a promenée au Bois; il faisait très beau et l'air était si doux que je me croyais en Italie. Il faudra aviser pour le dimanche.
Cela m'ennuie de perdre un jour chaque semaine, car je ne sais pas me reposer; quand je me repose, je m'ennuie.
Sans doute l'étude de la musique demande la même application, le même calme, mais pour peu qu'on en fasse pour soi ou pour les autres, on doit subir toutes ses influences.
On se passionne pour le dessin, la peinture, mais jamais ils ne vous feront...
Je deviens folle, car je ne sais pas rendre ma pensée!!
D'ailleurs, je dis des choses fort connues. Je veux seulement qu'on sache ce que j'en pense, moi.
La musique d'Aïda est comme la Gretchen de Max. Cela parle, cela vous raconte toute l'histoire, jusqu'aux moindres nuances. Ainsi, je vous assure qu'on s'aperçoit si la scène se passe dans un appartement ou à l'air, le jour ou le soir—rien qu'en entendant la musique.
Pendant que je dis ces choses abstraites, «La France haletante» attend le résultat des élections. Car c'est aujourd'hui. Le maréchal doit avoir mal dîné le soir. Je regrette tant de n'avoir personne pour me tenir au courant de toutes ces machinations.