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(N.B: Le découpage auquel j'ai procédé est tout à fait paersonnel et est dû à des raisons rechniques: le site ne peur pas publier des textes de plus de 6000 caractères comme je m'en suis rendu-compte. BERGAHAMMOU)
1855
En l’an 1799, le capitaine Amasa Delano, de Duxbury, Massachusetts, commandant un navire marchand de fort tonnage équipé pour la chasse au phoque et le trafic général, mouillait avec une cargaison de prix dans le port de Santa Maria, petite île désertique et inhabitée, vers l’extrémité méridionale de la longue côte du Chili. Il avait touché là pour faire le plein d’eau.
Le second jour, peu après l’aube, comme il reposait sur sa couchette, son second vint l’informer qu’une voile étrangère entrait dans la baie. À cette époque, les navires n’étaient pas aussi nombreux qu’à présent dans ces eaux. Il se leva, s’habilla et monta sur le pont.
C’était un matin particulier à cette côte. Tout était calme et muet ; tout était gris. La mer, bien qu’ondulée de longs arpents de houle, paraissait figée, et sa surface était lisse comme du plomb fondu refroidi et durci dans le moule du fondeur. Le ciel semblait un manteau gris. Des essaims gris d’oiseaux inquiets, folâtrant avec les essaims gris de vapeurs inquiètes auxquelles ils se mêlaient, effleuraient les eaux d’un vol bas et capricieux, comme les hirondelles rasent les prairies avant l’orage. Ombres présentes, présageant des ombres plus profondes à venir.
À la surprise du capitaine Delano, l’étranger, observé à la lorgnette, n’arborait aucunes couleurs, bien que ce fût la coutume, parmi les paisibles marins de toutes nations, de pavoiser en entrant dans un port, quelque désert que fussent ses rivages et quand bien même un seul navire y mouillât. À considérer la solitude de ce lieu sans lois et la sorte d’histoires que l’on associait alors à ces mers, la surprise du capitaine Delano eût peut-être augmenté jusqu’au malaise si l’homme n’avait été d’un naturel singulièrement bon et confiant, peu enclin à prendre l’alarme – sauf après des incitations extraordinaires et répétées – lorsque ladite alarme impliquait une accusation de malignité contre son prochain. Quant à savoir, étant donné ce dont l’humanité est capable, si un tel trait révèle, outre un cœur bienveillant, une perception intellectuelle particulièrement rapide et pénétrante, nous abandonnerons cela au jugement des sages.
Mais quels que soient les soupçons qui auraient pu naître de prime abord à la vue de l’étranger, sans doute se seraient-ils dissipés dans l’esprit de n’importe quel marin, lorsque ce dernier aurait observé que le navire, en entrant dans le port, tirait trop près de la terre pour sa propre sécurité, vu la présence d’un récif immergé tout proche de sa proue. Ce fait semblait prouver qu’il était étranger en vérité, non seulement au phoquier, mais encore à l’île, et par conséquent ne pouvait être un flibustier familier de cet océan. Le capitaine Delano continua à l’observer avec un vif intérêt, encore que cet examen fût rendu assez malaisé par les vapeurs qui enveloppaient en partie sa coque et à travers lesquelles ruisselait de façon quelque peu équivoque la lumière lointaine du falot matinal de la cabine ; fort semblable en cela au soleil – surgissant en demi-lune au bord de l’horizon et entrant apparemment dans le port en compagnie de l’étrange navire – soleil qui, voilé par les mêmes nuages bas et rampants, luisait comme l’œil sinistre d’une intrigante de Lima épiant la Plaza à travers l’ouverture indienne de sa noire saya-y-manta.
Que le regard fût ou non trompé par les vapeurs, plus on observait l’étranger, plus ses manœuvres semblaient singulières. Il parut bientôt difficile de décider s’il avait vraiment l’intention d’entrer dans le port, quel était son but ou l’objet de ses tentatives. Le vent, qui s’était levé un peu pendant la nuit, soufflait à présent de la façon la plus légère et la plus capricieuse, et par là augmentait encore l’incertitude apparente des mouvements du navire.
Soupçonnant enfin que celui-ci pouvait être en détresse, le capitaine Delano fit mettre à l’eau sa chaloupe et, malgré l’opposition prudente de son second, se prépara à monter à bord du navire pour le piloter tout au moins dans le port. La nuit précédente, un groupe de matelots s’en étaient allés à bonne distance pêcher aux abords de quelques rocs détachés hors de vue du phoquier : ils étaient revenus, non sans un fructueux butin, une heure ou deux avant l’aube. Présumant que l’étranger avait été longtemps retenu en eau profonde, le bon capitaine mit plusieurs paniers de poisson dans le canot en guise de présent, et partit. Comme il estimait en péril le navire qui continuait à naviguer trop près du récif sous-marin, il pressa ses hommes, afin d’avertir en toute hâte les passagers de leur situation. Mais, avant que le canot n’eût approché, le vent avait tourné et, quelque léger qu’il fût, repoussé le vaisseau loin du récif en déchirant partiellement les vapeurs qui l’environnaient.
Observé de plus près, le navire, lorsqu’on put le voir distinctement juché au faîte de la houle couleur de plomb, avec les lambeaux de brume qui l’enveloppaient çà et là de leurs haillons, apparut comme un monastère blanchi à la chaux, après une tempête, sur quelque sombre escarpement des Pyrénées. Ce n’était point toutefois une ressemblance purement imaginaire qui incitait le capitaine Delano à croire qu’il avait devant lui rien moins qu’un chargement de moines : il semblait vraiment dans l’éloignement brumeux que de noirs capuchons regardassent en foule par-dessus les pavois, et par instants l’on distinguait confusément à travers les sabords ouverts d’autres silhouettes sombres et mouvantes pareilles à des Frères Noirs arpentant leurs cloîtres.
De plus près encore, cet aspect changea, et le véritable caractère du vaisseau apparut nettement : un navire marchand espagnol de première classe, transportant d’un port colonial à l’autre de précieuses marchandises et notamment des esclaves noirs ; un très grand et, pour son temps, très beau vaisseau, comme l’on en rencontrait alors parfois sur cet océan, que ce fussent des navires sur lesquels avaient été jadis transportés les trésors d’Acapulco ou des frégates retraitées de la flotte du roi d’Espagne qui, comme des palais italiens déchus, gardaient encore, malgré le déclin de leurs maîtres, des marques de leur état premier.
Comme la chaloupe s’approchait de plus en plus, on put voir que l’aspect de terre de pipe présenté par l’étranger était dû à la malpropreté et à la négligence. Ses espars, ses cordages et une grande partie de ses pavois, depuis longtemps déshabitués de la racle, du goudron et de la brosse, avaient revêtu une apparence laineuse. Il semblait que sa quille eût été construite, sa membrure ajustée et lui-même lancé dans la Vallée des Ossements Desséchés d’Ézéchiel.
Malgré les fonctions que le navire exerçait présentement, sa forme générale et son gréement paraissaient n’avoir subi aucune altération essentielle depuis le belliqueux dessin à la Froissart qu’il avait originellement reçu. On ne lui voyait cependant aucuns canons.
Les hunes étaient vastes et gréées de ce qui avait été jadis une voilure octogonale, toute entière à présent en lamentable condition. Ces hunes étaient suspendues dans les airs comme trois volières ruinées, et dans l’une d’elles on voyait, perché sur une enfléchure, un blanc dormant : étrange oiseau qui doit son nom à son caractère somnambule et léthargique et qu’en mer on attrape fréquemment à la main. Délabré et vermoulu, le gaillard d’avant semblait quelque ancienne tourelle depuis longtemps prise d’assaut, puis abandonnée à la ruine. Vers l’arrière, deux galeries aux balustrades recouvertes çà et là de ces mousses marines sèches et pareilles à l’amadou, partaient de la cabine de parade inoccupée dont les ouvertures, condamnées malgré la douceur du temps, étaient hermétiquement closes et calfatées ; ces balcons déserts surplombaient la mer comme ils eussent fait le Grand Canal de Venise. Mais le principal vestige de grandeur passée était l’ample ovale de la pièce de poupe en forme d’écusson où s’entrelaçaient les armes gravées de la Castille et du Léon, entourées de médaillons représentant des groupes mythologiques et symboliques, en haut et au centre desquels un noir satyre masqué foulait du pied le cou prostré d’une forme tordue, elle-même masquée.
Il était malaisé de savoir si le navire avait une figure de proue ou seulement un simple éperon, à cause des toiles qui enveloppaient cette région, soit pour la protéger pendant le temps qu’on employait à la refourbir, soit pour cacher décemment sa ruine. Grossièrement peinte ou tracée à la craie, comme par boutade, de la main d’un matelot, on voyait sur la face antérieure d’une sorte de piédestal qui saillait au-dessous de la toile, la phrase : Seguid vuestro jefe (Suivez votre chef) ; et non loin, sur les pavois de poulaine ternis, apparaissait en majestueuses capitales jadis dorées le nom du navire : San Dominick, dont chaque lettre était corrodée par les traînées de rouille qui avaient ruisselé des chevilles de cuivre, et sur lequel, telles des herbes funéraires, de sombres festons d’algues visqueuses se balançaient çà et là chaque fois que la coque roulait d’un roulement de corbillard.
Lorsque la chaloupe eut été enfin arrimée par le travers du passavant, sa quille, séparée encore de la coque par quelques pouces, crissa aigrement comme sur un récif de corail sous-marin : c’était une énorme saillie de balanes agglomérées qui adhéraient sous l’eau aux flancs du navire ainsi qu’une verrue, témoignage des brises capricieuses et des longs calmes qui avaient retenu l’étranger quelque part dans ces mers.
Montant à bord, le visiteur se trouva aussitôt entouré d’une foule vociférante de blancs et de noirs, parmi lesquels les derniers excédaient le nombre des premiers dans une proportion inattendue, bien que ce navire étranger fût consacré à la traite. Cependant, dans un seul langage et d’une seule voix, tous se mirent à débiter un commun récit de souffrances, les négresses, qui ne laissaient pas d’être fort nombreuses, surpassant les autres par leur douloureuse véhémence. Le scorbut, accompagné d’une fièvre, les avait cruellement décimés, emportant particulièrement les Espagnols. Au large du Cap Horn, ils avaient échappé de justesse au naufrage ; puis, pendant de longs jours, ils étaient demeurés immobiles, sans vent. Il ne leur restait que très peu de provisions ; presque plus d’eau ; leurs lèvres, en ce moment même, étaient desséchées.
Tandis que le capitaine Delano servait ainsi de point de mire à toutes ces langues volubiles, il inspectait du regard avec une égale vivacité les visages et les objets qui l’entouraient.
Chaque fois que l’on aborde en mer un navire vaste et populeux, et surtout un navire étranger, pourvu par exemple d’un équipage de Lascars ou de Manillais, l’impression ressentie est, à certain égard, différente de celle qu’on éprouve en entrant dans une maison étrangère, aux habitants étrangers, sur une terre étrangère. La maison comme le navire, l’un de ses murs et de ses volets, l’autre de ses hauts pavois semblables à des remparts, jusqu’au dernier moment dérobent au regard leur organisation intérieure ; mais le cas du navire offre en outre cette particularité : le spectacle vivant qu’il recèle, à l’instant soudain qu’il est révélé, produit en quelque sorte, par contraste avec l’océan vide qui l’environne, l’effet d’un enchantement. Le navire paraît irréel ; ces costumes, ces gestes et ces visages étrangers semblent n’être qu’un mirage fantomatique surgi des profondeurs qui reprendront bientôt ce qu’elles ont livré.
Peut-être fut-ce une influence semblable à celle que l’on a tenté de décrire, qui, dans l’esprit du capitaine Delano, exagéra ce qu’un sobre examen eût pu trouver d’inusité à ce spectacle ; particulièrement les silhouettes remarquables de quatre nègres grisonnants, aux chefs pareils à de noires cimes de saules parsemées de cuscute, et qui offraient un contraste vénérable avec le tumulte qu’ils dominaient, couchés comme des sphinx, l’un sur le bossoir de tribord, l’autre sur celui de bâbord, et les deux derniers face à face sur les pavois au-dessus des porte-haubans. Ils tenaient chacun à la main de vieux bouts de filin non commis qu’ils déchiquetaient avec une sorte de satisfaction stoïque pour faire de l’étoupe, celle-ci s’amoncelant à leur côté en petits tas. Ils accompagnaient leur tâche d’un chant continu, bas et monotone ; bourdonnant et ululant comme des cornemuseurs grisonnants jouant une marche funèbre.
Le gaillard d’arrière supportait une dunette vaste et haute à l’avant de laquelle, élevés comme les étoupiers à quelque huit pieds au-dessus de la foule et espacés à intervalles réguliers, s’alignaient, jambes croisées, six autres noirs ; chacun tenant une hachette rouillée qu’il était occupé à fourbir comme un marmiton à l’aide d’un morceau de brique et d’un chiffon ; cependant qu’entre eux gisaient de petits amas de hachettes dont les tranchants rouillés, tournés vers le haut, attendaient semblable traitement. Tandis qu’occasionnellement les quatre étoupiers s’adressaient brièvement à quelque membre ou à quelques membres de la foule d’en dessous, les six polisseurs de hachettes ne parlaient à quiconque et n’échangeaient aucun murmure, mais vaquaient silencieusement à leur tâche, sauf à certains intervalles où, selon cette complaisance particulière du nègre à unir l’industrie et le passe-temps, ils entre-choquaient deux à deux leurs hachettes comme des cymbales, avec un vacarme barbare. Tous les six, contrairement à la généralité, avaient l’apparence brute d’Africains non frelatés.
Mais ce premier regard compréhensif qui enveloppa les dix formes ainsi que d’autres groupes moins remarquables, ne resta qu’un instant sur elles ; impatient du brouhaha de voix, le visiteur se détourna afin de chercher l’homme qui pouvait bien commander le navire.
Cependant, soit qu’il ne répugnât point à laisser la nature s’exprimer elle-même par la voix de son équipage souffrant, soit qu’il désespérât de la refréner pour l’instant, le capitaine espagnol, un homme distingué, réservé et assez jeune comme il apparaissait aux yeux d’un étranger, vêtu avec une richesse singulière, mais portant visiblement les traces de soucis, d’inquiétudes et d’insomnies récentes, se tenait passivement à l’écart, appuyé au grand mât, jetant tantôt un coup d’œil morne et sans vie sur ses hommes en proie à l’excitation, tantôt un regard malheureux vers son visiteur. Auprès de lui se tenait un noir de faible stature, qui levait de temps à autre vers l’Espagnol, comme un chien de berger, un visage rude où se mêlaient également le chagrin et l’affection.
Se frayant un passage à travers la foule, l’Américain s’avança vers l’Espagnol, l’assura de sa sympathie et s’offrit à lui porter secours dans la mesure de ses moyens. À quoi l’Espagnol ne répondit pour le présent que par de graves et cérémonieux remerciements, l’humeur saturnine de la maladie assombrissant son formalisme national.
Mais sans perdre de temps en simples compliments, le capitaine Delano retourna au passavant et fit hisser les paniers de poisson ; puis, comme le vent soufflait encore légèrement, en sorte qu’il ne fallait point compter que le navire pût être amené au mouillage avant que quelques heures au moins ne se fussent écoulées, il ordonna à ses hommes de retourner au phoquier et d’en ramener autant d’eau que la chaloupe en pouvait porter, ainsi que le pain frais dont le cuisinier disposerait, tout ce qui restait de citrouilles à bord, une caisse de sucre et une douzaine de ses propres bouteilles de cidre.
Quelques minutes après le départ du canot, le vent tomba complètement, à l’ennui de tous, et la marée changeante se mit à entraîner irrésistiblement le navire vers le large. Présumant toutefois que cette situation ne durerait pas longtemps, le capitaine Delano s’efforça de ranimer l’espoir des étrangers, non sans éprouver une vive satisfaction à pouvoir converser assez librement dans leur langue natale – grâce à ses fréquents voyages le long de la côte espagnole – avec des gens en semblable condition.
Une fois seul avec eux, il ne tarda pas à observer certaines choses qui tendaient à confirmer ses impressions premières ; mais sa surprise se perdit dans la pitié qu’il éprouva pour les Espagnols aussi bien que pour les noirs, les uns et les autres évidemment affaiblis par le manque d’eau et de vivres. Des souffrances prolongées semblaient avoir mis en lumière les moins bonnes caractéristiques naturelles des nègres tout en entamant du même coup l’autorité des Espagnols sur eux ; mais, étant donné les circonstances, cet état de choses eût été à prévoir : dans les armées, les flottes, les villes ou les familles – dans la nature elle-même – rien ne relâche plus le bon ordre que la misère. Cependant le capitaine Delano ne laissait pas de penser que si Benito Cereno avait montré plus d’énergie, le dérèglement n’eût point atteint la présente passe. Mais la débilité du capitaine espagnol, qu’elle fût constitutionnelle ou provoquée par les épreuves qu’il avait subies, qu’elle fût corporelle ou mentale, était trop apparente pour passer inaperçue. En proie à un fixe découragement, comme si, longtemps moqué par l’espérance, il ne voulait plus s’y abandonner alors même qu’elle avait cessé d’être une moquerie, la perspective de mouiller à l’ancre l’après-midi ou le soir au plus tard, avec de l’eau en profusion pour ses hommes et un capitaine fraternel en guise de conseiller et d’ami, ne semblait point lui redonner du cœur dans une mesure perceptible. Son esprit paraissait accablé, sinon atteint plus sérieusement encore. Enfermé dans ces murailles de chêne, astreint à une morne routine de commandement dont l’immutabilité l’accablait, il se mouvait lentement comme un abbé hypocondriaque, parfois s’arrêtant soudain, tressaillant ou regardant fixement devant lui, mordant sa lèvre, mordant son ongle, rougissant, pâlissant, tourmentant sa barbe ou offrant encore d’autres symptômes d’un esprit absent et lunatique. Cet esprit disloqué était logé, comme on l’a laissé entendre, dans une charpente également disloquée. Il était assez grand, sans avoir jamais été robuste, semblait-il, et les souffrances nerveuses l’avaient réduit à présent à un état presque squelettique. Une tendance à quelque affection pulmonaire paraissait s’être récemment confirmée. Il avait la voix d’un homme aux poumons à demi rongés, une voix rauque et étouffée, un murmure voilé. Tandis qu’il allait ainsi d’un pas chancelant, on ne s’étonnait point de voir son serviteur particulier le suivre craintivement. Parfois le nègre donnait le bras à son maître, parfois il sortait pour lui son mouchoir de sa poche ; accomplissant ces services ou d’autres de même sorte avec ce zèle affectionné qui donne un caractère filial ou fraternel à des actes purement domestiques et qui a conféré au nègre la réputation de faire le plus agréable serviteur privé du monde ; un serviteur avec qui le maître n’a pas besoin d’entretenir des rapports de stricte supériorité, mais qu’il peut traiter avec une confiance familière ; moins un serviteur qu’un compagnon dévoué.
Remarquant l’indocilité bruyante des noirs en général, aussi bien que l’incapacité maussade dont les blancs semblaient faire preuve, ce ne fut pas sans une satisfaction compatissante que le capitaine Delano observa la constance et la bonne conduite de Babo.
Mais la bonne conduite de Babo, comme la mauvaise conduite des autres, ne semblait point arracher le demi-dément Don Benito à sa nuageuse langueur. Non point que l’impression produite par l’Espagnol sur l’esprit de son visiteur fût précisément telle. Le capitaine Delano ne remarqua pour le présent le trouble particulier de l’Espagnol que comme un trait saillant de l’affliction générale du navire. Il ne manqua point cependant d’être fort affecté par une attitude qu’il lui fallait bien considérer pour l’heure comme l’indifférence sans aménité de Don Benito à son égard. Les manières de l’Espagnol trahissaient en outre une sorte d’aigreur dédaigneuse et sombre qu’il ne semblait faire aucun effort pour cacher. Mais l’Américain, dans sa charité, mit cela au compte des effets harassants de la maladie, car il avait noté dans des circonstances antérieures que des souffrances physiques prolongées semblent effacer chez certaines natures tout instinct social d’amabilité ; comme si, réduites elles-mêmes au pain noir, elles trouvaient juste que quiconque les approchait fût indirectement contraint, par quelque manquement ou quelque affront, à partager leur lot.
Mais bientôt le capitaine Delano se persuada que, malgré toute l’indulgence qu’il avait déployée dès l’abord en jugeant l’Espagnol, il ne s’était peut-être point, après tout, montré suffisamment charitable. Au fond, c’était la réserve de Don Benito qui lui déplaisait ; or il faisait preuve de cette même réserve à l’égard de quiconque, hormis son serviteur privé. Quant aux rapports réglementaires qui, selon l’usage marin, lui étaient faits à heures fixes par quelque subordonné (blanc, mulâtre ou noir), c’était à peine s’il avait la patience de les écouter sans trahir une aversion méprisante. Ses manières, en de telles occasions, ressemblaient par leur hauteur à celles dont fit sans doute usage son impérial compatriote Charles-Quint, avant d’abandonner le trône pour vivre en anachorète.
Ce dégoût splénétique de sa position se faisait jour dans presque toutes les fonctions qui en participaient. Aussi fier que morose, il ne condescendait à aucun mandat personnel. Toutes les fois que des ordres spéciaux étaient nécessaires, il en déléguait la délivrance à son serviteur privé qui, à son tour, les transférait à leur destination ultime par le truchement de courriers alertes, mousses espagnols ou petits esclaves qui, comme des pages ou des poissons-pilotes, évoluaient continuellement à portée de la voix autour de Don Benito. En sorte qu’à voir la façon nonchalante dont cet invalide errait de-ci de là, apathique et muet, aucun terrien n’eût pu imaginer qu’il était investi d’un pouvoir dictatorial au delà duquel, en mer, il n’est point de recours humain.
L’Espagnol semblait donc, dans sa réserve, être la victime involontaire d’un désordre mental. Mais, en réalité, sa réserve pouvait, dans une certaine mesure, procéder d’un dessein. S’il en était ainsi, on voyait chez Don Benito portée morbidement à son comble cette prudence consciencieuse mais glacée, plus ou moins adoptée par tous les commandants de grands navires et qui, excepté dans des circonstances exceptionnelles, oblitère toute manifestation d’autorité aussi bien que toute trace de sociabilité ; transformant l’homme en un bloc de bois, ou plutôt en un canon chargé qui, s’il n’est point fait appel à son tonnerre, n’a rien à dire.
À considérer l’homme dans cette lumière, on ne voyait plus qu’un signe naturel de l’habitude perverse provoquée par l’exercice prolongé d’une si dure contrainte sur lui-même dans le fait que, malgré la présente condition de son navire, l’Espagnol persistait à garder une attitude inoffensive sans doute – ou même appropriée – sur un vaisseau bien équipé, comme le San Dominick pouvait l’avoir été au début de son voyage, mais à présent rien moins que judicieuse. Peut-être l’Espagnol pensait-il qu’il en est des capitaines comme des dieux : la réserve, en toutes circonstances, devant être leur lot. Peut-être encore, et plus vraisemblablement, cette attitude de domination sommeillante n’était-elle qu’un effort pour déguiser une faiblesse consciente – l’effet non d’une prudence profonde, mais d’un creux stratagème. Quoi qu’il en fût, que les manières de Don Benito fussent ou non voulues, plus le capitaine Delano remarquait la réserve dont elles étaient empreintes, moins il ressentait de gêne lorsqu’il se voyait lui-même l’objet d’une de ses manifestations particulières.
Au demeurant le capitaine n’était point seul à retenir ses pensées. Accoutumé à l’ordre tranquille qui régnait parmi l’équipage du phoquier, cette confortable famille, la confusion bruyante offerte par la tribu douloureuse du San Dominick appelait sans cesse son regard. Il observa plusieurs infractions graves non seulement à la discipline, mais à la décence. Ces infractions, le capitaine Delano les attribua surtout à l’absence de ces officiers subordonnés auxquels est confiée, en même temps que d’autres fonctions plus hautes, ce qu’on peut appeler la police départementale d’un navire populeux. À vrai dire, les vieux étoupiers semblaient jouer parfois le rôle de gendarmes aux dépens des noirs, leurs compatriotes ; mais, s’ils réussissaient occasionnellement à calmer les querelles légères qui s’élevaient de temps en temps entre deux hommes, ils ne pouvaient presque rien pour rétablir la tranquillité générale. La condition du San Dominick était celle d’un vaisseau transatlantique chargé d’émigrants ; dans la multitude de ce fret vivant, il se trouve sans doute quelques individus aussi peu turbulents que des caisses ou des ballots, mais les remontrances amicales qu’ils présentent à leurs plus rudes compagnons ne sont point aussi efficaces que la poigne sans tendresse du second. Il manquait au San Dominick ce que possède le vaisseau d’émigrants : des officiers supérieurs rigides. Or, on n’apercevait même pas sur ses ponts un quatrième lieutenant.
Le visiteur se sentit curieux de connaître par le menu les circonstances malheureuses qui avaient provoqué un tel absentéisme, avec toutes les conséquences qu’il comportait ; car, s’il s’était fait quelque idée du voyage d’après les plaintes qui l’avaient accueilli dès le premier instant, il ne saisissait encore clairement aucune de ses péripéties. La meilleure relation allait sans doute lui en être donnée par le capitaine. Pourtant le visiteur hésita d’abord à l’interroger, de crainte de s’attirer quelque hautaine rebuffade. Enfin, rassemblant son courage, il accosta Don Benito, renouvelant l’expression de son bienveillant intérêt et ajoutant que s’il connaissait l’histoire des infortunes du navire, il serait peut-être mieux à même de les soulager. Don Benito lui ferait-il la faveur de les relater entièrement ?
Don Benito tressaillit ; puis, comme un somnambule soudain interrompu dans son sommeil, il regarda son visiteur d’un air absent et finit par baisser les yeux vers le pont. Il maintint cette posture si longtemps que le capitaine Delano, presque aussi déconcerté, et involontairement presque aussi grossier, se détourna brusquement et s’en fut à la rencontre d’un des matelots espagnols pour obtenir l’information désirée. Mais il avait à peine fait cinq pas qu’avec une sorte d’empressement Don Benito l’invitait à revenir, déplorant sa distraction momentanée et se déclarant prêt à le satisfaire.
Pendant la plus grande partie du récit, les deux capitaines se tinrent à l’arrière du pont principal, lieu privilégié dont nul ne s’approcha, hormis le serviteur. « Voici à présent cent quatre-vingt-dix jours, commença l’Espagnol dans son murmure voilé, que ce navire bien pourvu en officiers et en hommes, et transportant plusieurs passagers de cabine – quelque cinquante Espagnols en tout – partit de Buenos-Ayres à destination de Lima avec un chargement varié, thé du Paraguay et autres marchandises de cette sorte, ainsi que (et il désigna du doigt l’avant) ce lot de nègres qui ne sont plus à présent que cent cinquante, comme vous le voyez, mais qui comptaient alors trois cents âmes. Au large du Cap Horn, nous essuyâmes de lourdes tempêtes. Une nuit, en un instant, trois de mes meilleurs officiers et quinze matelots disparurent avec la grande vergue, l’espar craquant sous eux dans les suspentes comme ils s’efforçaient d’abattre à coups de leviers la voile glacée. Pour alléger la coque, les plus lourds sacs de maté furent jetés à la mer ainsi que la plupart des réservoirs d’eau qui étaient alors amarrés sur le pont. Et cette dernière nécessité, jointe aux détentions prolongées que nous subîmes par la suite, devait s’avérer comme la source de nos plus grandes souffrances. Lorsque… »
Ici, il eut un soudain accès de toux, provoqué sans doute par sa détresse d’esprit. Son serviteur le soutint et tirant un cordial de sa poche, le porta à ses lèvres. Don Benito se ranima quelque peu. Mais redoutant de le laisser sans appui tant qu’il n’avait pas complètement repris ses forces, le noir entoura du bras la taille de son maître, tout en tenant les yeux fixés sur son visage comme pour épier le premier signe de complet rétablissement ou de rechute.
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