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BIBLIOBUS Littérature française

Voyage à la Grande-Chartreuse (1953) - Rodolphe Töpffer (1799-1846)

 


NOUVEAUX VOYAGES EN ZIGZAG
 (1853)  

Préface de SAINTE-BEUVE

 




 


 

Table des matières

  • NOTICE SUR TÖPFFER CONSIDÉRÉ COMME PAYSAGISTE  par SAINTE-BEUVE.
  • PREMIÈRE JOURNÉE 
  • DEUXIÈME JOURNÉE 
  • TROISIÈME JOURNÉE 
  • QUATRIÈME JOURNÉE  
  • CINQUIÈME JOURNÉE  
  • SIXIÈME JOURNÉE  
  • SEPTIÈME JOURNÉE  
  • HUITIÈME JOURNÉE  

NOTICE SUR TÖPFFER CONSIDÉRÉ COMME PAYSAGISTE par SAINTE-BEUVE.

C’est l’heure des vacances, c’est le moment de faire son tour de Suisse, sa visite aux Alpes ; pour ceux qui sont libres comme pour ceux qui sont retenus, il n’est pas de moyen plus agréable ou d’éclairer sa route si l’on part, ou de se figurer le voyage si l’on reste, que de prendre les livres de Töpffer. Cet écrivain si regrettable, enlevé en 1846 à l’âge de quarante-sept ans, au moment où la renommée venait de le couronner et où une sympathie universelle le récompensait de son long effort, avait laissé d’autres récits d’excursions encore que ceux que M. Dubouchet a publiés magnifiquement en 1844. Ce sont ces nouveaux voyages qu’on publie aujourd’hui, et pour lesquels les mêmes artistes ou d’autres également distingués ont prêté le concours de leur crayon ou de leur burin. Le présent volume, digne du précédent, contient trois excursions pédestres, l’une ancienne, de 1833, à la Grande-Chartreuse, l’autre à Gênes et à la Corniche ; mais surtout on y voit la dernière grande excursion que Töpffer a conduite au cœur de la Suisse, la plus importante, celle du moins où, comme en prévision de sa fin prochaine, il a rassemblé le plus de souvenirs, de résultats d’observations ou d’expériences, son voyage de 1842 autour du Mont-Blanc et au Grimsel. Maintenant qu’on a sous les yeux l’ensemble des vues, des écrits et des croquis de Töpffer, c’est le cas de bien expliquer la nature de son talent comme peintre des Alpes, et de bien fixer le genre de son invention, le caractère à la fois naïf et réfléchi de son originalité. Je tâcherai de le faire ici, non pas en zigzag, mais avec suite et méthode, de manière à montrer à tous en quoi consistent l’innovation et l’espèce de découverte réelle du charmant artiste genevois.

Töpffer était né peintre, paysagiste, et son père l’était ; mais forcé par les circonstances et surtout par le mauvais état de sa vue de se détourner de l’expression directe que réclamait son talent et où le conviait l’exemple paternel, il n’y revint que moyennant détour, à travers la littérature et plume en main ; cette plume lui servit à deux fins : à écrire des pages vives, et à tracer, dans les intervalles, des dessins pleins d’expression et de physionomie.

Le paysage, considéré comme genre à part et comme objet distinct de l’art, n’est pas chose très ancienne. M. de Humboldt, dans un des volumes du Cosmos, a traité du sentiment de la nature physique et du genre descriptif, en les suivant aux diverses époques et dans les différentes races ; il a aussi traité de la peinture du paysage dans ses rapports avec l’étude de la nature. Il établit que, dans l’antiquité classique proprement dite, « les dispositions d’esprit particulières aux Grecs et aux Romains ne permettaient pas que la peinture de paysage fût pour l’art un objet distinct, non plus que la poésie descriptive : toutes deux ne furent traitées que comme des accessoires ». Le sentiment du charme particulier qui s’attache à la reproduction des scènes de la nature par le pinceau est une jouissance toute moderne. À la renaissance de la peinture au quinzième siècle, les paysages, comme fond, étaient traités avec beaucoup de soin dans quelques tableaux historiques ; mais ils ne devinrent des sujets même de tableaux qu’au dix-septième siècle : ce fut la conquête des Lorrain, des Poussin, des Ruysdael, des Karl du Jardin et de ces admirables Flamands que Töpffer saluait les premiers paysagistes du monde. Ils découvrirent ce que les anciens n’avaient qu’à peine soupçonné par le pinceau ; ils réalisèrent aux yeux ce charme que les grands poètes, Homère, Théocrite ou Virgile, avaient su mettre aux choses simples. Töpffer est un disciple des Flamands. Et ne venez pas lui dire que ces merveilleux peintres des choses naturelles ne font que copier minutieusement la nature. Pour Töpffer, il y a une vie cachée dans tout paysage, un sens, quelque chose qui parle à l’homme : c’est ce sentiment qu’il s’agit d’extraire, de faire saillir, de rendre par une expression naïve et fidèle qui n’est pas une pure copie.

Le paysage, selon Töpffer, n’est pas une traduction, mais un poème. Un paysagiste est « non pas un copiste mais un interprète ; non pas un habile diseur qui décrit de point en point et qui raconte tout au long, mais un véritable poète qui sent, qui concentre, qui résume et qui chante ». Et ce n’est qu’ainsi qu’on s’explique aussitôt et pleinement, dit-il, pourquoi « l’on voit si souvent le paysagiste, qui est donc au fond un chercheur de choses à exprimer bien plus qu’il n’est un chercheur de choses à copier, dépasser tantôt une roche magnifique, tantôt un majestueux bouquet de chênes sains, touffus, splendides, pour aller se planter devant un bout de sentier que bordent quelques arbustes étriqués ; devant une trace d’ornières, qui vont se perdre dans les fanges d’un marécage ; devant une flaque d’eau noire où s’inclinent les gaulis d’un saule tronqué, percé, vermoulu… C’est que ces vermoulures, ces fanges, ces roseaux, ce sentier, qui, envisagés comme objets à regarder, sont ou laids ou dépourvus de beauté, envisagés au contraire comme signes de pensées, comme emblème des choses de la nature ou de l’homme, comme expression d’un sens plus étendu et plus élevé qu’eux-mêmes, ont réellement ou peuvent avoir en effet tout l’avantage sur des chênes qui ne seraient que beaux, que touffus, que splendides. » En revenant aux peintres flamands, il s’attache à montrer que leur faire n’est pas, comme on l’a dit, toute réalité, mais bien plutôt tout expression, que ce faire est « plus fin, plus accentué, plus figuré, plus poétique qu’aucun autre, et si éloigné d’être servilement imitatif de la nature que c’est par lui au contraire que nous apprenons à voir, à sentir, à goûter dans une nature d’ailleurs souvent ingrate ce même charme que respirent les églogues de Théocrite et de Virgile ». Il en donne, chemin faisant, un exemple. Au moment où ces réflexions lui viennent (car c’est en voyage qu’elles lui viennent, sur la route de Viège dans le Valais, alors qu’il se dirige vers la vallée de Zermatt), il rencontre une bergère :

… Plus loin c’est une bergère qui tricote en suivant sa vache le long des touffes d’herbe dont la route est bordée. Le soleil frappe sur son visage basané, et ses cils fauves ombragent un regard à la fois sauvage et timide. Potter, où êtes-vous ? car c’est ici ce que vous aimez ; et, en effet, dans une pareille figure ainsi peignée, ainsi accoutrée, ainsi indolente et occupée, pauvre et insouciante, respire dans tout son charme la poésie des champs. Mais cette poésie, il faut un maître pour l’extraire de là, belle, vivante et vraie tout à la fois ; sans quoi vous aurez ou bien une Estelle à lisérés, qui ne rappelle que romances et fadeurs, ou bien une vilaine créature, qui ne remue que d’ignobles souvenirs.

Au XVIIe siècle donc, il y eut la grande et originale école de paysagistes qui rendirent tour à tour la beauté italienne dans ses splendeurs et son élégante majesté, et la nature rustique du Nord dans ses tranquilles verdures, ses rangées d’arbres le long d’un canal, ses chaumines à l’entrée d’un bois, en un mot dans la variété de ses grâces paisibles, agrestes et touchantes. Mais, en Suisse, il y avait des paysages et point de peintres. Il fallut attendre jusqu’au siècle suivant, et ce fut un littérateur, Jean-Jacques Rousseau, qui donna le signal. Töpffer a très bien marqué que le paysage de la Suisse ou des Alpes se divise naturellement en trois zones distinctes et dont la conquête ne pouvait se faire en un jour. Il y a la zone la plus basse, très variée pourtant, très accidentée ; elle comprend les jardins du bas, les collines, les abords cultivés des gorges et le tapis des premières pentes ; elle finit où finissent les noyers. C’est le paysage savoyard ou celui du canton de Vaud, celui que Jean-Jacques exploitait pédestrement dans sa jeunesse et qu’il a rendu avec tant de fraîcheur. Une seule fois, lui ou du moins son Saint-Preux, il s’est aventuré dans la zone supérieure, dans les montagnes du Valais ; on peut voir dans la première partie de la Nouvelle Héloïse la vingt-troisième lettre à Julie : « Tantôt d’immenses rochers pendaient en ruines au-dessus de ma tête ; tantôt de hautes et bruyantes cascades m’inondaient de leur épais brouillard ; tantôt un torrent éternel ouvrait à mes côtés un abîme ; » etc. Cette peinture est bien, mais elle n’est qu’une première vue un peu générale, un peu confuse, et sans particularité bien distincte. Jean-Jacques ne connaît bien sa Suisse qu’à mi-côte, par ses lacs, ses maisonnettes riantes et ses vergers : avec lui on en revient toujours aux Charmettes. Il n’a jamais dépeint avec détail ni pénétré même ce qu’on appelle la seconde région ou région moyenne.

Cette seconde région, qui est propre à la Suisse, est plus sobre, plus austère, plus difficile ; elle est souvent dénudée ; la végétation variée de la région inférieure y expire ; mais les sapins, les mélèzes, à son milieu, envahissent les pentes, revêtent les ravins, bordent les torrents ; la chaumière n’y est plus riante et richement assise comme dans le bas, elle y est conquise sur la sécheresse des terrains et la roideur des pentes : ce n’est plus le charme agreste, c’est le règne sauvage qui a sa beauté. Cette seconde région, qui, ai-je dit, est la moyenne, mène à l’autre, à la supérieure et sublime, qui est la région des pics, des glaciers, des resplendissants déserts, et où la rigueur du climat « ne fasse vivre que des rhododendrons, quelques plantes tortes, des gazons robustes », au bord et dans les interstices des neiges éternelles.

Ces hautes régions furent en quelque sorte la découverte et la conquête de l’illustre physicien Saussure. Passionné de bonne heure pour les montagnes vers lesquelles l’attirait un attrait puissant, il commença en 1760 ses courses vers les glaciers de Chamounix alors peu fréquentés, et depuis, chaque année, il renouvela ses voyages des Alpes, jusqu’à ce qu’en août 1877, il parvînt à s’élever à la cime du Mont-Blanc, qui avait été, pour la première fois, gravie par deux habitants de Chamounix l’année précédente. Dans les descriptions et comptes rendus tout scientifiques qu’il a donnés de ses voyages, Saussure a été peintre par endroits : en présence du spectacle extraordinaire et inouï qu’il avait sous les yeux, « il tâche d’atteindre à la grandeur par la simplicité, au calme et à la majesté par le déroulement harmonieux et paisible de sa période sans pompe descriptive et sans ornement d’apparat ».

Ainsi Saussure découvrait l’Alpe et en annonçait sobrement la poésie vers le même temps où Bernardin de Saint-Pierre versait les trésors tout nouveaux de la nature tropicale et des mornes de l’île de France, et un peu avant que Chateaubriand eût trouvé la savane américaine.

Mais l’Alpe a été rude à conquérir tout entière ; les montagnes ne se laissent pas brusquer en un jour ; les René et les Childe-Harold les traversent, les déprécient ou les admirent, et croient les connaître : elles ne se livrent qu’à ceux qui sont forts, patients et humbles tout ensemble. Il faut ici du pâtre jusque dans le peintre. Il a fallu monter lentement, pied à pied, s’y reprendre à bien des fois avant de ravir les richesses dans leurs replis .

Quant à la peinture proprement dite et par le pinceau, ce ne fut que sur la fin du XVIIIe siècle que De la Rive et, après lui, Töpffer le père, commencèrent à rendre le paysage suisse, savoyard, de la zone inférieure dans sa grâce et sa poésie familière ; « les masures de Savoie avec leur toiture délabrée et leur portail caduc ; les places de village où jouent les canards autour des flaques ; les fontaines de hameau où une fille hâlée mène les vaches boire ; les bouts de pré où paît solitaire, sous la garde d’un enfant en guenilles, un taureau redoutable » ; puis, les marchés, les foires, les hôtelleries, les attelages poudreux avec le chien noir qui court devant, les rencontres de curés, de noces de marchands forains, les manants de l’endroit avinés et rieurs, « amusants de rusticité ». Les choses en étaient là lorsque Töpffer commença ses voyages pédestres en 1823. Vers le même temps, un peintre de Neuchâtel, Meuron, osait, le premier, tenter de rendre sur la toile « la saisissante âpreté d’une sommité alpine au moment où, baignée de rosée et se dégageant à peine des crues fraîcheurs de la nuit, elle reçoit les premiers rayons de l’aurore ». Mais les Calame, les Diday et autres qui marchent sur leurs traces n’étaient point encore venus. Les classiques d’alors s’attachaient à prouver, par toutes sortes de raisons techniques et de considérations d’atelier, que ces régions supérieures des Alpes étaient essentiellement impropres à être reproduites sur la toile et à devenir matière de tableaux. Impossible, c’était le mot consacré.

Ici, va se bien comprendre l’originalité de Töpffer et son coin de découverte pittoresque. Il se met à voyager à pied avec ses élèves comme sous-maître d’abord dans un pensionnat, en attendant qu’il ait sa maison à lui et sa joyeuse bande. Il a quelque apprentissage à faire, il le fait vite, et saisit dès les premiers jours la poésie de ce genre de voyages, poésie de fatigue, de courage, de curiosité et d’allégresse. Il aspire presque aussitôt à la communiquer et à la bien traduire, en la racontant gaiement à l’usage d’abord de ses seuls jeunes compagnons, et en croquant pour eux et pour lui, d’une plume rapide, les principaux accidents de la marche, la physionomie des lieux et des gens. Cependant peu à peu il s’enhardira, et lui qui, au fond de son cœur, peut se dire : Je suis peintre aussi ! ne pouvant l’être par les couleurs, il ouvrira la voie aux autres, il indiquera les chemins ; il dira comme un guide les sentiers escarpés qui mènent au point de vue réputé désespéré et inaccessible ; il esquissera ce que d’autres peindront, et, à chaque pas de plus que fera la peinture sincère à la conquête de ces rudes Alpes, il applaudira au triomphe.

Ses courts et brusques dessins, ses récits sont une suite de jolis tableaux flamands, relevés tout aussitôt d’une saveur alpestre, de quelque chose de fruste (pour employer un de ses mots favoris) et d’un caractère sauvage : en même temps, il n’oublie jamais le côté humain, familier, vivant, qui doit animer le paysage et qui lui ôte tout air de descriptif. Là même où il s’élève jusqu’à cette troisième et haute région où tout semble écraser l’homme, et où la vie sous toutes ses formes se retire, Töpffer trouve encore un sens correspondant au cœur en ces effrayantes sublimités. Après avoir décrit en une page d’une large et précise magnificence la physionomie générale du Cervin, par opposition à l’effet de Chamounix, il en vient à s’interroger sur les sources de son émotion :

D’où vient donc, se demande-t-il en présence de cette effroyable pyramide du Cervin, d’où vient l’intérêt, le charme puissant avec lequel ceci se contemple ? Ce n’est là pourtant ni le pittoresque, ni la demeure possible de l’homme, ni même une merveille de gigantesque pour l’œil qui a vu les astres ou pour l’esprit qui conçoit l’univers ! La nouveauté sans doute, pour des citadins surtout ; l’aspect si rapproché de la mort, de la solitude, de l’éternel silence ; notre existence si frêle, si passagère, mais vivante et douée de pensée, de volonté et d’affection, mise en quelque sorte en contact avec la brute existence et la muette grandeur de ces êtres sans vie, voilà, ce semble, les vagues pensées qui attachent et qui secouent l’âme à la vue de cette scène et d’autres pareilles. Plus bas, en effet, la reproduction, le changement, le renouvellement nous entourent ; le sol actif et fécond se recouvre éternellement de parure ou de fruits, et Dieu semble approcher de nous sa main pour que nous y puisions le vivre de l’été et les provisions de l’hiver ; mais ici, où cette main semble s’être retirée, c’est au plus profond du cœur que l’on ressent de neuves impressions d’abandon et de terreur, que l’on entrevoit comme à nu l’incomparable faiblesse de l’homme, sa prochaine et éternelle destruction, si, pour un instant seulement, la divine bonté cessait de l’entourer de soins tendres et de secours infinis. Poésie sourde mais puissante, et qui, par cela même qu’elle dirige la pensée vers les grands mystères de la création, captive l’âme et l’élève. Aussi, tandis que l’habituel spectacle des bienfaits de la Divinité tend à nous distraire d’elle, le spectacle passager des stérilités immenses, des mornes déserts, des régions sans vie, sans secours, sans bienfaits, nous ramène à elle par un vif sentiment de gratitude, en telle sorte que plus d’un homme qui oubliait Dieu dans la plaine s’est ressouvenu de lui aux montagnes.

Töpffer se rappelle en ces moments et rassemble dans son impression grandiose le sentiment de l’antique Sinaï, les ressouvenirs des prophètes, tout ce qu’il y a de plus présent et de plus parlant à l’homme dans la tradition, et c’est ainsi qu’il anime encore ces apparitions gigantesques de l’éblouissante et froide nature, tandis que ceux qui, comme Sénancourt, autre grand paysagiste aussi, n’y voient que le couronnement et le témoignage subsistant des forces aveugles, n’en retirent jusque dans leur admiration rien que de morne, de consternant et de désolé.

Le charme des voyages de Töpffer, c’est qu’il ne reste jamais longtemps sur ces hauteurs, et l’on jouit avec lui de tous les accidents du chemin. Un des endroits de son récit qui m’a laissé le plus frais souvenir, c’est son excursion aux Mayens, près de Sion. Les Mayens, on appelle ainsi sur la montagne les lieux où vont dès le mois de mai les nobles valaisans, les patriciens du pays aujourd’hui dépossédés de leur influence. Ces dignes gens ont là-haut des solitudes et de douces cabanes, ce qu’on appelle le Mayen de la famille ; ils se hâtent d’y monter dès qu’avril a fondu les neiges, et ils ne redescendent plus à Sion qu’à l’approche de l’hiver. Töpffer nous montre, chez ces familles fidèles au culte du passé, la vie paisible, régulière, patriarcale, l’oubli du siècle qui serait amer à trop regarder, et qui n’émancipe les uns qu’en froissant les autres. « Les Mayens, sont à notre avis, dit-il, un Élysée dont la douceur enchante plutôt qu’une merveille à visiter » ; et c’est pour cela qu’il donne envie d’y monter et d’y vivre au moins une saison. Les hôtes qu’il y visite, en échange de ses croquis lui font voir les leurs : « Ce sont, remarque-t-il, des aquarelles faites d’après les sites uniformément aimables de ce paisible séjour. Le vert y domine, cru, brillant, étalé ; mais les fraîcheurs de l’endroit s’y reconnaissent aussi, et aussi ces menus détails, ces neuves finesses qui échappent souvent au rapide regard de l’artiste exercé pour se laisser retracer par l’amateur inhabile, réduit qu’il en est à se faire scrupuleux par gaucherie et copiste par inexpérience. »

Personne ne fait mieux comprendre que Töpffer comment, sans avoir rien des procédés convenus et artificiels, on parvient à épeler, à bégayer, puis à parler, chacun selon sa mesure et avec son accent, la langue du pittoresque. Il faut s’y mettre avant tout, et, pour peu qu’on ait de sentiment naturel en face des objets, se suivre, y obéir, travailler à y donner jour. À force de croquis manqués, on arrivera à en produire un passable, puis un parlant, et, à la fin, l’on se sera fait sa petite manière à soi de ne s’y prendre pas trop mal, et cela en ne poursuivant que la nature et sans imiter personne. Il a, à ce sujet, de ravissantes pages sur ce thème : Qu’est-ce que croquer ? par opposition à dessiner. Il en a d’autres comparables à celles-là sur cet autre motif : Qu’est-ce que flâner ? qui est, selon lui, tout l’opposé de ne rien faire.

Pour le style, de même. La langue de Töpffer est à lui, et il le sait. Il n’y a pas visé d’abord, et elle lui est venue comme cela. La Suisse, dans ses creux de vallées et ses plis de terrain, a gardé trace et souche de bien des langues. Il y a là des dialectes d’emprunt et des patois indigènes. Le français, qui est très indigène en quelques parties, est resté âpre et n’a jamais eu sa greffe, définitive. Genève pourtant y a donné son poli et son pli. Mais traversée en bien des sens et formée d’une population mi-partie française, italienne et germanique, Genève aurait fort à faire pour garder une langue pure. Töpffer n’a jamais cherché qu’à l’avoir naturelle : « Je ne suis qu’un Scythe, s’écrie-t-il comme Anacharsis, et l’harmonie des vers d’Homère me ravit et m’enchante ! Je ne suis, moi, qu’un Genevois, et l’harmonie, la noblesse, la propriété ornée, la riche simplicité des grands maîtres de la langue, pour autant que je sais l’apprécier, me transporte de respect, d’admiration et de plaisir. De bonne heure j’ai voulu écrire, et j’ai écrit, mais sans me faire illusion sur ma médiocrité et mon impuissance, uniquement pour ce charme de composer, d’exprimer, de chercher aux sentiments, aux pensers, aux rêves de choses ou de personnes, « de façon de les dire à mon gré, de leur trouver une figure selon mon cœur. » Tout en admirant nos grands écrivains, il ne les imite donc pas le moins du monde : placé hors du cercle régulier, et pour ainsi dire national, de leur influence, il ne trouve pas qu’il y ait révolte à ne pas les suivre, même dans les formes générales qu’ils ont établies et qui font loi en France ; il n’est pas né leur sujet. Il écrit d’emblée à sa guise, comme il croque le paysage. Sans y mettre tant d’artificiel il procède comme Courier, où plutôt c’est un Montaigne né près du Léman, et qui cherche à racheter sa rudesse et certains sons rauques par du mordant et du vif. Aussi, à défaut du coulant d’un Voltaire, de l’harmonie d’un Bernardin ou d’un Fénelon, et s’il n’a presque jamais ce qui chante, il a ce qui accentue et ce qui saisit. Toute sa théorie du style est agréablement exposée et mise en action dans la rencontre qu’il fait du bonhomme Tobie Morel à la descente du grand Saint-Bernard. Tobie Morel, tout en frappant de son bâton et de ses souliers ferrés les dalles de la chaussée, rencontre Töpffer et sa troupe d’écoliers, et en homme communicatif, au premier mot échangé, il se met à raconter son histoire : il le fait en des termes pleins de force et de naïveté ; d’où Töpffer en revient à son axiome favori : Tous les paysans ont du style. Malherbe avait dit : « J’apprends tout mon français à la place Maubert. » Lui, Töpffer, il veut qu’à deux siècles de distance cette parole bien comprise signifie : « Je rapprends et je retrempe mon français chez les gens simples, restés fidèles aux vieilles mœurs, comme il en est encore dans la Suisse romande, en Valais, en Savoie, en dessus de Romont, à Liddes, à Saint-Branchier, au bourg Saint-Pierre. C’est là qu’en accostant, dit-il, le paysan qui descend de la chaussée, ou en s’asseyant le soir au foyer des chaumières, on a le charme encore d’entendre le français de souche, le français vieilli, mais nerveux, souple, libre et parlé avec une antique et franche netteté par des hommes aussi simples de mœurs que sains de cœur et sensés d’esprit ;… – en telle sorte que la parole n’est plus guère que du sens, mais franc, natif, et comme transparent d’ingénuité. » À d’autres endroits de ses écrits, et tout en reconnaissant avec vérité les défauts habituels au caractère du paysan, il est revenu encore sur la part de solide bon sens qu’il trouve en plus grande mesure chez eux que dans les autres classes : « Ceci se marque bien dans leur langage, ajoute-t-il, qui est clair, discret, et d’une constante propriété. Aussi trouvé-je toujours du plaisir à m’entretenir avec eux des choses qui sont à leur portée. »

De cette observation attentive du langage campagnard et paysanesque, combinée avec beaucoup de lecture, de littérature tant ancienne que moderne, tant française que grecque , est résulté chez Töpffer ce style composite et individuel que nous goûtons sans nous en dissimuler les imperfections et les aspérités, mais qui plaît par cela même qu’il est naturel en lui et plein de saveur. C’est ainsi qu’on écrit dans les littératures qui n’ont point de capitale, de quartier général classique ni d’Académie ; c’est ainsi qu’un Allemand, qu’un Américain ou même un Anglais use à son gré de sa langue. En France, au contraire, où il y a une Académie française et où surtout la nation est de sa nature assez académique, où le Suard, au moment où on le croit fini, recommence ; où il n’est pas d’homme comme il faut, dans son cercle, qui ne parle aussitôt de goût ; où il n’est pas de grisette qui, rendant son volume de roman au cabinet de lecture, ne dise pour premier mot : C’est bien écrit, on doit trouver qu’un tel style est une très grande nouveauté, et le succès qu’il a obtenu un événement : il a fallu bien des circonstances pour y préparer. Nous supplions seulement qu’on ne l’imite pas, et qu’on n’aille pas faire un genre littéraire, une école, de ce qui, chez le libre amateur genevois, a été précisément l’absence d’école et une inspiration forte et combinée.

Töpffer, qui se sépare de nous gens du centre, qui est en indépendance et en réaction contre la littérature française de la capitale, et qui la juge, nous semble parfois bien sévère et même injuste. Ce n’est pas le moment de discuter quelques-uns des noms qu’il met en cause : il apprécie les talents célèbres et en vogue, moins encore en eux-mêmes, ce semble, que d’après leurs disciples et leurs influences ; il a de ces condamnations décisives, anticipées, qu’entre contemporains et artistes qui courent plus ou moins la même carrière il faut laisser au temps seul le soin de tirer entièrement. S’il vivait, il n’aurait sans doute qu’à se relire, nous n’aurions pas même à le lui faire comprendre. Et n’est-ce pas lui qui a dit quelque part : « Les auteurs vivants jugent mal les auteurs vivants » ?

Les sentiments élevés, ceux que naturellement la pensée de sa mort réveille, nous reviennent à son sujet. Il a raconté dans le présent volume sa visite en deux asiles consacrés par la religion, à la Grande-Chartreuse en 1833, à l’hospice du Saint-Bernard en 1842. Il nous semble qu’il manque quelque chose à sa visite de la Grande-Chartreuse ; il est novice encore, son monastère est trop effacé ; il nous peint la haute vallée plutôt que le but même ; il n’a pas l’hymne du chartreux, l’allégresse du cloître, le crayon de Lesueur et de saint Bruno. La sympathie, sans lui faire défaut, y est mêlée de quelques tons qui crient. Mais à l’hospice du Saint-Bernard, c’est différent : l’hospitalité cordiale l’a gagné, et aussi l’aspect de l’humble foule agenouillée le jour de la fête du couvent l’a pris au cœur. Le peintre en lui et le chrétien se sont rencontrés : « Ô le pittoresque spectacle ! s’écrie-t-il à la vue de l’évêque de Sion officiant en personne et de sept cents fidèles environ accourus d’Aoste, du Valais, de Fribourg, priant debout, agenouillés ou assis par rangées sur les degrés et refluant jusque dans l’étage supérieur. Des vieillards, des petits garçons, des jeunes filles, des mères et leurs nourrissons ; toutes les poses de la dévotion naïve, du recueillement craintif, de l’humilité respectueuse ; toutes les attitudes de la fatigue qui s’endort, de l’attention qui se lasse, et aussi de cette oisiveté de l’âme pour laquelle le culte catholique ne se montre jamais sévère, à la condition que les doigts roulent les grains d’un chapelet et que la langue murmure des prières. » Et ne croyez pas que ce dernier mot soit une épigramme ; car tout aussitôt, dans une page très belle et pleine d’onction, tout en réservant son principe de foi, il va rendre hommage à ce trait d’ingénue et d’absolue soumission qui est obtenue plus facilement par la religion catholique et qui procède du dogme établi de l’autorité même ; il y reconnaît un vrai signe de l’esprit religieux sincère : « Et en effet, dit-il, être chrétien, être vrai disciple de Jésus-Christ, c’est bien moins, à l’en croire lui-même, admettre ou de ne pas admettre telle doctrine théologique, entendre dans tel ou tel sens un dogme ou un passage, que ce n’est assujettir son âme tout entière, ignorante ou docte, intelligente et simple, à la parole d’en haut, pas toujours comprise, mais toujours révérée. » Sous cette impression d’une douce piété communicative, il appellera donc plus d’une fois les dignes religieux du grand Saint-Bernard ses frères, ses coreligionnaires très certainement, en dépit de quiconque pourrait y trouver à redire. Tout humble qui prie lui paraît son coreligionnaire plus sûrement que tout raisonneur et tout petit docteur qui discute. Il a beau être de Genève, il se retrouve encore du diocèse et de la paroisse de saint François de Sales par un côté. Près de mourir, Töpffer reviendra sur cette idée d’assujettissement, d’acquiescement intime et volontaire qui était le trait essentiel de sa foi : « Qui dispute, doute ; qui acquiesce, croit… Je crois et je me confie, deux choses qui peuvent être des sentiments vagues, sans cesser d’être des sentiments forts et indestructibles. »

Dès le temps où il visitait la Grande-Chartreuse, Töpffer, voyant ce renoncement absolu qui imprime le respect et une sorte de terreur, s’était posé dans toute sa précision le problème qui est fait pour troubler une âme préoccupée des destinées futures : le chartreux, le trappiste, en effet, le disciple de saint Bruno ou de Rancé vit chaque jour en vue de sa tombe, tandis que d’autres, la plupart, ne vivent jamais qu’en vue de la vie et comme s’ils ne devaient jamais mourir : « Destinée étrange que celle de l’homme ! se demandait le voyageur jeune encore et plein de jours ; la vie lui est donnée, et il est un insensé s’il s’y attache, puisqu’elle va lui être retirée. La mort lui est imposée irrévocablement, et il est un insensé encore s’il y sacrifie la vie, puisqu’elle est un bienfait de Dieu !... Que faire donc ? et comment concilier cette contradiction fatale, comment caresser tout ensemble et la vie et la mort ? Hélas ! c’est là l’équilibre où il n’est donné à aucun homme d’atteindre ! » Et dans le doute, entre les deux, « entre ceux-là qui disposent toutes choses comme s’ils devaient toujours rester dans ce monde, et ceux qui, comme les chartreux, disposent toutes choses comme s’ils l’avaient déjà quitté », c’est encore la folie du chartreux qui lui paraît la moindre. Douze ans après, au lit de mort lui-même, et durant sa dernière maladie, Töpffer revenait sur cette méditation, sur cette énigme de la destinée, dont il avait désormais une pleine conscience, et il la dénouait, selon sa mesure, en homme de famille, en époux et en père, pieux, résigné et saignant : « Renoncer au monde, si l’on prend le précepte à la lettre, disait-il, c’est fausser sa destinée en dépravant sa nature. Renoncer au monde, si l’on prend le précepte dans son esprit, c’est faire en toutes choses une part à la vie et une part à la mort, et cela jusqu’au dernier soupir. » – Dans la première partie de son explication, Töpffer n’a pas assez senti, je le crains, tout le mystère de la vie cachée, de la vie des antiques ermites et des Pères du désert ; mais il est impossible de mieux faire la part de l’homme de la société et du père de famille mourant.

Je n’ai pas craint de laisser arriver ces pensées graves et funèbres jusque dans la lecture de ses derniers voyages, si remplis de soleil, de joie, d’accidents de toute sorte, si animés, d’une sociabilité charmante, et tout parsemés de figures ou de perspectives. Après s’en être pénétré et en s’engageant sur les pas de l’excellent initiateur dans ces expéditions de fatigue et de plaisir, plus d’un visiteur des hautes cimes, au tournant d’un roc, au reflet d’un glacier, à l’humble vue d’une clôture, se surprendra à dire comme pour un compagnon absent et pour un ami qui nous a devancés : « Töpffer, où êtes-vous ? » - SAINTE-BEUVE.

PREMIÈRE JOURNÉE

Dans tout voyage de pension, la journée du départ est précédée de plusieurs journées d’attente et de préparatifs, qui sont désastreuses pour l’étude et pour la bonne latinité. C’est que, pendant que la personne des voyageurs garde encore le logis, descend en classe et accomplit à l’ordinaire toutes les fonctions d’école, l’esprit, depuis bien des jours, est parti pour les montagnes, où il gravit, respire, s’essore pour les cités lointaines, où il visite les musées, les théâtres, les monuments publics, où il entre à l’auberge et se garde par-dessus tout d’entrer en classe. Ainsi, pendant que l’autre est absent, c’est réellement la bête qui grammatise, qui traduit, qui accorde le substantif avec l’adjectif, et de là une foule de solécismes colossaux, de monstrueux barbarismes.

Arrive enfin le jour du départ. Dès avant l’aube, il y a mouvement dans la maison, et sans que personne se soit mêlé de réveiller, il se trouve que tout le monde est debout, blousé, ficelé, ajusté, prêt à partir, aussitôt que l’aurore sera venue éclairer les campagnes de ses premières lueurs. Dès qu’elle paraît, on éteint les lumières, on ferme la porte, et l’on se met en route. Tout à l’heure le soleil embrase les cieux, perce les taillis, illumine les prairies, et il y a là un moment où l’âme, dorée aussi des plus purs rayons de la joie et du plaisir, se trouve être à l’unisson de cette allégresse qui éclate dans la nature. Mais avant d’aller plus loin, donnons le signalement des voyageurs.

Hippolyte d’Herviers, surnommé Scevola à cause de certaines ténacités farouches, marche cambré et la pointe des pieds en dedans. Naturaliste au premier chef, il fatigue les papillons à la course, il collectionne les chenilles, récolte le tithymale, et court sus à tous les capricornes, à tous les grillons, à tout ce qui vole, rampe ou bruit. Par malheur, il classe mal et est sujet à confondre les règnes. Du reste, s’il lui arrive de traverser la grande route, il ne la suit jamais, et on le voit de loin couché contre la rampe des ravins, à moitié enfoui sous les broussailles ou courant dans les hautes herbes.

Henri d’Herviers, frère du précédent, n’est pas le moins du monde naturaliste, et les prouesses de son frère lui apparaissent comme une étrangeté plutôt encore permise que raisonnable, dont il fait d’ailleurs un même cas. Silencieux, philosophe, observateur, il marche à son pas, ne parle qu’à ses heures, et entend qu’on respecte son sommeil. Du reste, il vit bien avec tout le monde et détestablement avec son sac, qu’il considère comme un vil paresseux, incapable d’avancer sans qu’on le porte.

Louis Blondeau a le galbe imberbe, l’œil clair et l’esprit incertain. D’ailleurs sa blouse est ventrue, et des endroits, c’est le nom surtout qui lui importe. Quand il a pu l’attraper, il le prend en note et vit content.

Nicolas Christoforo, appelé le petit, à cause de sa taille et à cause de sa prononciation, a l’allure mystérieuse, le regard arcane, le langage couvert et circonspect. Blousé pour la forme, mais secrètement habillé par-dessous.

François Bartelli, dit grand bel homme, à cause de sa charpente colossale, de son œil noir et de sa chevelure touffue, parle comme quatre, rit comme douze et ne se tait que lorsqu’il s’est hissé clandestinement sur un pommier ou blotti parmi les ceps. Cependant le garde champêtre vient à passer, et Bartelli retient jusqu’à son souffle.

Rodolphe Bolesco, tournure Titan, épaule Farnèse, mollets piliers. Peu versé lui-même dans la langue française, il ne laisse pas de tenir note de tous les cuirs qui se font dans la troupe, et d’y trouver un continuel sujet de gaieté, à peu près comme ceux qui, tout en tombant eux-mêmes sur le derrière, rient de voir un bourgeois s’étendre par terre. Possède un rasoir pour son usage, et rase gratuitement berbes et imberbes.

Alexandre Bolesco, frère du précédent, a l’esprit mathématique, sentimental, dialecticien, surpris, troublé, enthousiasmé tout à la fois. Sans cesser de marcher, il discute des problèmes, panégyrise les grands hommes, harangue la belle nature, et intente des questions hors de portée aux pauvres habitants des campagnes. Attaqué, harcelé par tous et par chacun, il oppose des principes, se barricade derrière des formules ou vous cloue au mur avec un argument pointu. Sa casquette est plane, son sac rhomboïdal, et sur tous les objets pour mieux voir il braque un lorgnon terne.

Matthias Haller, dit Goulmar, parce qu’il est d’Alsace, est soigneux, rangé, les poches pleines de ressources et particularités. Mais comme tous les rangés, comme toutes les poches pleines, il est sujet à des mécomptes et exposé à des larcins.

Gustave Humann emporte une coqueluche et voyage en voiture. Par la portière, il questionne en toussant, et par la portière aussi, il tousse en répondant.

Robert Dudley, Anglais de Florence, a le pas sauterelle et la tournure héron. Naturaliste aussi, il est comme ficelé, emballé, cacheté au centre de caisses à insectes et de fioles d’esprit-de-vin, qui de tous côtés recouvrent sa personne. D’ailleurs, souple, leste, adroit, là où Hippolyte, d’un bond, saute sur sa proie, mais l’écrase, lui attend la sienne, la guette et l’attrape par l’aile ou la saisit par la queue.

Lucien Morelli, bruyant déterminé, chante ferme, marche dru, boit sec, et, comme Bartelli, chasse aux raisins, pêche les pommes, bat les noyers.

Charles Dumarais est dessinateur, jongleur, amateur et pas du tout marcheur. Mais la fortune vient à son secours, et dans chaque diligence qui vient à passer il rencontre des amis de sa famille qui le hissent à eux et le déposent au prochain relais.

Eugène Marsan est grave, formé, complet. Il compose à lui tout seul l’avant-garde, vu que, par principe, il ne fait jamais de haltes.

Henri Marsan est complet, formé, grave aussi, mais avec des caprices d’hilarité. Doué de fort petites jambes, il aune néanmoins de très grands pas, et forme à lui tout seul une seconde avant-garde.

Hermann Meister est gigantesque, hasardeux, excentrique. Il enjambe les fleuves, s’enfonce dans les abîmes, fouille les taillis, et reparaît perché sur le dernier rameau d’un chêne-roi. Constamment haletant, harassé, constamment il reprend sa course, s’enflamme aux obstacles, se surpasse aux rampes verticales. Par malheur, il picore aux ceps, chasse aux noix, et, tout en rêvant prouesses désordonnées et efforts impossibles, il broie son compagnon de lit. Seul de la troupe, il jouit d’une blouse bleue à jabot et manchettes du plus bel effet.

Ernest Bodler débute dans la carrière. Le soleil l’abat, mais la pluie le réconforte, et en tout lieu les haltes sont son affaire bien mieux que les rampes verticales ou non. Du reste, il bouge sans fin et jase à fil.

Pierre Ducros a le jarret déboîté, en sorte qu’il se couche auprès des sources et s’assied sur les bornes. En voyant que les chartreux passent leur vie assis ou agenouillés, il est sur le point d’entrer dans l’ordre.

Henri Brunken, moitié Allemand, moitié Anglais, aux trois quarts Scandinave, a l’œil clair et les cheveux fauves. Il représente dans la caravane l’homme du Nord, calme, persévérant et muet.

Henri Derville, bonhomme, marcheur, philosophe, ne faisant qu’un avec son sac, va son train, et puis voilà.

Théoring d’Altemberg fait des pas de deux mètres, et néanmoins il marche à côté du petit, pour lui attraper ses secrets et sonder son mystère.

Alexandre Mérian, accentué, vif, méridional, sa démoralise aisément et se remoralise tout aussi aisément rien qu’en se frottant l’une contre l’autre les paumes de la main.

Enfin M. Töpffer et Jacques Clotus, son domestique.

Quatre corbeilles attendent cette caravane aux portes de la ville. Les corbeilles sont des sortes de caisses en treillis, légères, découvertes, fort grandes, qui servent à voiturer les noces, les parties de plaisir, et généralement parlant tous les endimanchés de la ville, lorsqu’ils s’en vont à trois lieues, à quatre lieues des remparts se chercher, sous l’ombrage des hêtres ou des châtaigniers, une joyeuse retraite et une fraiche salle à manger. Là on dételle, on déballe, on prend possession, et la journée s’écoule en menus entretiens, en rustiques banquets, en tranquilles loisirs. À ces corbeilles sont attelés des chevaux conformes, de ces bonnes bêtas citadines, poussives un peu, mais loyales, rassies, accoutumées dès longtemps au bruit des rires, au gai vacarme des refrains, à ces tempêtes d’allégresse que provoquent au retour de la fête l’entrain des convives, l’impression d’un beau soir, la rencontre inopinée d’amis, de parents qu’emportent aussi vers la ville deux mères juments, conduites par un cocher aviné. La poussière vole, les hourrahs se croisent, les chants se confondent, et la nuit tombe sur ce charmant tumulte. Mais déjà ce sont là les mœurs de nos pères bien plus que les nôtres, et à mesure qu’elles s’en vont, les corbeilles, hélas ! s’en vont aussi ; avant peu d’années on n’en verra plus.

Au surplus, dès la première heure, un ton différent prévaut dans chacune de celles qui nous portent. Ici le sommeil, là la coqueluche, dans la troisième on chante ; dans la dernière, c’est l’esprit qui domine sous la forme de jeux de mots, d’énigmes et de calembours ; et comme cette voiture envoie aux autres des courriers pour leur faire part de son superflu de saillies et de gentillesses, il en résulte des transports d’esprit, matière qui n’est pas toujours bien légère.

À Saint-Julien, on nous adresse tous au bourreau : ce qui, dans la bouche d’un carabinier piémontais, ne signifie heureusement rien de sinistre ; il s’agit tout simplement de bureau où l’on vise les passeports. Nous y passons trois quarts d’heure, après quoi, l’on nous recommande d’avoir soin de nous mettre en règle auprès de tous les bourreaux ultérieurs, car le moment est critique, et à cause de quelques fusées politiques qui ont récemment éclaté ci et là, les carabiniers veillent et la police fait bonne garde. À la bonne heure. Mais qui donc imagina le premier cet abominable ingrédient de passeport, et notre Suisse, où, à la rigueur, on peut traverser vingt-deux cantons souverains sans exhiber une seule fois, n’est-elle pas, à ce titre déjà, l’un des plus beaux pays du monde ? Exhiber, ce mot seul est laid, trivial, crasseux d’une grossière et dégoûtante propriété.

À l’Éluiset, autre bourreau, celui des douanes. Ici l’on nous fait promettre que nous ne colportons point de doctrines incendiaires, point d’idées de contrebande, point de propagande manuscrite ou imprimée. Nous promettons tout ce qu’on veut, et on nous laisse partir sans seulement ouvrir nos havresacs. En vérité, ce serait le moment de passer du sucre, du tabac, des dentelles, car ces gens pour l’heure n’ont l’œil qu’aux fusées et aux pétards.

Cependant la chaleur est accablante, le sommeil nous visite, et à chaque cahot des corbeilles, toutes les têtes s’entre-choquent. Alors on se réveille : « Comment tapâtes-vous de l’œil, Hermann ? – Fort bien. » Mais cette expression tapâtes exige un commentaire.

Taper de l’œil veut dire, comme on sait, s’endormir vite et bien. Mais les hommes, en général, et particulièrement les écoliers en voyage, quand ils rencontrent une expression heureuse, en font un usage immodéré, surtout si, comme dans celle-ci, ils rencontrent une seconde personne pluriel du passé défini qui est remplie de caractère, d’harmonie et de charme, Tapâtes-vous, s’emploie alors au propre, au figuré, à tous venants et de toutes les façons. Si Dudley tire la jambe : Dudley, tapâtes-vous de la jambe ? – Yes. Si la chose est chère et nécessite un grand maniement de francs ou d’écus ; Tapâtes-vous du pouce ? À quelqu’un qui sort de table : Tapâtes-vous de la dent ? Et nul ne s’y trompe. On dit aussi agréablement : Je tapâtes, tu tapâtes, il tapâtes, etc.

Ainsi de ce mot charmant, ainsi de beaucoup d’autres. Nous l’avons déjà dit, faites vivre ensemble, voyager ensemble, pendant quelques jours seulement, une société de gens, et vous verrez toujours se former des mots et des acceptions de mots exclusivement propres à cette société, et cela si certainement, si naturellement, qu’en vérité, au rebours de ce que pensent les doctes, il paraît bien plus difficile d’expliquer comment il pourrait se faire qu’un langage ne naquit pas là où des hommes vivent ensemble, qu’il ne l’est de se figurer comment il y naît. Du reste, ces mots de nouvelle formation sont tous entendus de Dudley, bien qu’il ne parle que l’anglais, et malheureusement il se trouve que le premier mot français qu’il ait été dans le cas de comprendre et d’apprendre, c’est tapâtes.

Frangy est un petit bourg grillé qui est environné de vignobles. Nous y faisons une buvette. Buvette, en langage de pension, signifie petit repas improvisé, et comme on n’improvise guère un repas qu’autant que la faim est là, il s’ensuit que les buvettes sont en réalité de nos festins les plus gros, ceux du moins où se consomment avec le plus d’avidité des vivres pesants, compacts, du pain frais, par exemple, et du fromage gras. Mais à Frangy, pays de vignobles, nous arrosons la chose d’un petit vin gazeux, qui, comme l’eau de Seltz, lance au nez des buveurs des bulles d’air, à la grande satisfaction de l’organe. Trois de nos corbeilles nous quittent ici ; une seule, celle des coqueluches, poursuit avec nous. Toutefois M. Töpffer la prie de vouloir bien prendre les devants, et il retarde le moment du départ jusqu’à ce qu’elle soit depuis un quart d’heure hors de vue. C’est que M. Töpffer a remarqué que lorsque sa troupe chemine loin, bien loin, de toute voiture, de toute possibilité de voiture, nul ne tire la jambe, tous cheminent bien et gaiement. Tout au contraire, lorsqu’il y a char parmi la bande, et par conséquent chance d’une place dans ce char, aussitôt prennent naissance les éclopés, un d’abord, puis deux, puis vingt-quatre, qui assurent être incapables de pousser plus loin. À tout prix, il faut éviter ces mollesses, car il y va de l’agrément même du voyage, et c’est ce qu’on fait en brûlant ses vaisseaux pour ne compter plus que sur soi et son bâton.

Il est une heure, le soleil tapâtes ferme. Néanmoins Hippolyte se met à poursuivre les papillons, et tout à l’heure, entraîné bien loin dans la campagne, on le perd de vue pour deux heures de temps. Il reparaît alors, enrichi de capricornes et glorieux de papillons ; mais dans sa course vagabonde il a perdu l’unique écu dont se composait son avoir et celui de son frère Henri. En revanche, au moment où Hippolyte, voulant boire à une source, demande à son frère leur coco commun, il se trouve que Henri, tout en philosophant, l’a oublié bien loin en arrière sur la marge fleurie d’un ruisseau. Il ne manque donc plus aux deux frères que de s’emménager dans un tonneau pour être l’un et l’autre comme Diogène, sans écu et sans écuelle.

Pendant que ces choses se passent, l’avant-garde a fait connaissance d’un honnête charbonnier qui s’en retourne au bois pour y prendre un chargement. Ce bonhomme invite les voyageurs à entrer dans son chariot, où il a déjà recueilli une femme ; mais à peine ils viennent de s’entasser sur l’arrière de la caisse qu’elle bascule et les verse dans l’ornière, pendant que le train de devant se sépare et poursuit, traîné par les trois rosses qui goûtent fort cette façon d’aller. L’honnête charbonnier, qui est sourd de nature, se retourne à la fin, et apercevant la solution de continuité qui s’est opérée dans son attelage, il se prend à rire, les poings sur les côtés, en homme qui ne rit pas tous les jours.

Nous arrivons à un endroit où la route est supportée par une suite de ponts construits sur des torrents la plupart à sec dans ce moment. Auprès de l’un d’eux un paysan nous aborde : « Eh ! dites voir ? – Eh bien ? – Voyez-vous pas les baragnes (les garde-fous du pont) ? – Eh bien ? – Ça sert à prendre les lièvres. – Oh, oui ! – Voici comme. Vers minuit ils viennent se pourmener le long, par suite de quoi ils voient leur ombre qui se pourmène là-bas dans le précipice, et la voulant joindre, ils chutent dans ces graviers ousqu’on va les ramasser à l’aube. Sûr comme vous me voyez ! » Or, nous le voyons distinctement.

À peine avons-nous perdu de vue l’homme aux baragnes, qu’une famille étrange se présente à nos regards. Ce sont des bohémiens, tout semblables à ceux qu’on voit dans les gravures de Callot, portant avec eux enfants, bagages, et disant la bonne aventure. Plusieurs des nôtres profitent de l’occasion, et se font promettre des succès de fortune, suivis d’années de bonheur, et précédés d’années de prospérité, le tout pour quelques sous. La bonne femme en donne à tout le monde, sans paraître en avoir gardé pour elle.

Un peu avant Seyssel, une rivière traverse la route, et non la route la rivière, ce qui nous paraît surprenant dans un pays d’ailleurs si bien fourni en ponts. Les chars passent cette rivière à gué, et les piétons la traversent dans un bateau qui racle le sol dès qu’on y est entré. Après qu’on a raclé le sol pendant dix minutes, on met le pied dans l’eau pour atteindre la rive opposée, et de cette façon tout vient à point.

À Seyssel nous allons descendre chez madame Cauponnet, parce que dès la frontière chacun nous a dit : allez chez madame Cauponnet, et vous serez bien. Madame Cauponnet se trouve être une petite veuve qui a une énorme fluxion, et son hôtel est impayable, figurément parlant. On y défile entre deux rangées de poêles à frire pour atteindre à un escalier en bois qui conduit à des sortes de chambres, dans l’une desquelles il est reçu que l’on prend ses repas entre une table de nuit et un pliant. À première vue, Bartelli entre en allégresse, car il sait par expérience que ce genre d’hôtels est le plus fertile de tous en aventures bouffonnes, et que si l’on n’y dort guère, l’on y rit d’autant. Aussi, pour être plus sûr de ne pas dormir du tout, il prend place dans une salle haute où cinq grabats attendent dix des voyageurs.

Lorsque tout est réglé avec madame Cauponnet, nous allons visiter Seyssel. Cette petite ville se compose de deux bourgs, dont l’un sur Savoie, l’autre sur terre de France. Le Rhône les sépare. Le premier est silencieux, peuplé de douaniers ; rien n’y bouge que madame Cauponnet, qui fait ses sauces ; le second est animé, industrieux ; on y entend la scie, le marteau, le fouet des muletiers ; de grands chantiers bordent la rive du fleuve. C’est, dans ces chantiers que nous allons promener nos loisirs, au milieu des travailleurs qui répondent complaisamment à toutes nos questions. Ces hommes construisent toute l’année de grands bateaux d’environ quatre-vingt pieds de longueur, qui, chargés de marchandises, descendent le fleuve jusqu’à Lyon, où ils demeurent tout le reste de leur vie, qui est environ six ou sept ans. Ces bateaux, très solides d’ailleurs, sont construits au moyen des procédés les plus simples et les moins coûteux, entièrement chevillés en bois et calfeutrés d’herbes et de mousses. Nous assistons aux diverses périodes de leur fabrication, et nous quittons ces lieux, émerveillés de tout ce que présente l’ingénieux cette seule industrie.

De retour à l’hôtel, M. Töpffer prend des informations sur la route que nous avons à suivre le lendemain et sur le lac du Bourget, qui passe pour peu sûr. C’est alors qu’un petit M. Jabot officieux, un homme ivre et un tailleur se chargent de l’informer de tout ; mais par malheur ces trois personnages ne sont d’accord sur rien. L’homme ivre trouve toutes les distances courtes, le lac bon, les bateaux excellents ; le tailleur voit partout des distances énormes et des tempêtes furieuses, quoique, au fond, dit-il, le lac soit bon. Quant au petit M. Jabot, homme supérieur et de la haute société de Seyssel, il gémit de se voir accolé à de simples prolétaires, et il espère, en les contredisant sur chaque point, de parvenir à capter pour lui seul l’entière confiance des nobles étrangers. « N’écoutez pas ces gens, nous dit-il, l’un est forgeron, l’autre est un tailleur… » Puis, se hâtant de changer d’objet : « Ces messieurs verront Hautecombe, c’est un site très favorisé. Le lac est majeurement bon, et d’ailleurs ce pays-ci apprécie les étrangers. – Le bateau, reprend l’homme ivre, est aussi sûr comme ce terrain-ci ! – Je vous dis, moi, que le lac est tempétueux, mais ce ne sont pas les étrangers qui risquent quelque chose. – Étrangers ou non, reprend encore l’autre en ôtant sa pipe de sa bouche, je dis que c’est comme sur ce terrain-ci. Alors Jabot, avec un air d’immense supériorité : – Oui, bonhomme, eh bien ! oui, vous avez raison. »

Muni de ces excellents documents, M. Töpffer prend congé, et il regagne l’hôtel Cauponnet. Après le souper on gagne les chambres, et ici se réalisent toutes les gaietés qu’a prévues Bartelli. Sans compter celle-ci tout à fait imprévue, que la plupart des lits, au moment où l’on s’y étend, se démantibulent par tous les membres. Aussi une heure sonne, qu’on en est encore aux éclats de rire.

DEUXIEME JOURNÉE

Aujourd’hui encore nous partons à l’aube, et nous nous acheminons le sac sur le dos vers les rives du lac du Bourget. L’air est d’une fraîcheur délicieuse, et la contrée charmante. Bientôt, parvenus sur les bords du Fier, qui sort limpide et bouillonnant d’une gorge étroite, nous voyons un vieillard détacher de la rive opposée un bateau vermoulu sur lequel nous passons la rivière en deux traversées.

Cette fois l’on nous a dit : Allez chez Godar, vous y serez bien. Aussi demandons-nous à tous les passants : Combien d’ici chez Godar ? Et tous nous répondent fort complaisamment. Mais nous cheminons par malheur dans un pays où la manière de compter les distances se trouve être pour nous un leurre perpétuel. Tantôt ces gens comptent par heures, mais leurs heures sont d’un tour et demi de cadran ; tantôt ils nombrent par lieues de pays, mais plus longues que larges, ajoutent-ils d’un accent farceur ; tantôt enfin ils supputent par paroisses, et alors s’il y a deux paroisses seulement entre vous et le déjeuner, il faut vous apprêter à subir tous les rongements de la faim canine.

Ainsi faisons-nous ce matin ; et puis, à peine sommes-nous arrivés chez Godar, qu’on nous apprend qu’il est à Seyssel !… Au même moment paraît sur le seuil Mme Godar, qui perd la tête en voyant une pareille tombée : « Mais, mes bons messieurs, vous êtes vingt de trop !… Songez qu’on n’est pas ici dans les villes ; je n’ai rien. Mangez-vous des saucisses ? – Nous mangeons de tout ! – Du beurre, du fromage ? – De tout, de tout ! – De l’omelette, de la soupe ? – De tout, de tout ! » Et le passage du désespoir à l’allégresse est si prompt, si électrique, que, tout fatigués que nous sommes, nous dansons sur la place même une ronde en l’honneur de Mme Godar. Puis, pendant que cette excellente femme fait en toute diligence les apprêts de notre repas, nous allons nous choisir notre salle à manger. C’est un verger bien vert, ombragé de grands noyers, et d’où la vue perce au travers des trouées du feuillage jusqu’aux ruines de Châtillon et aux plages azurées du Bourget. Tout à l’heure Mme Godar accourt, et le bouvier, et Jacques, et le voisin, chargés de pains, de mets fumants, de carafons et bouteilles. Vive madame Godar ! s’écrie-t-on, et sans perdre de temps l’on se met à l’œuvre. Cet endroit, célèbre désormais parmi nous, se nomme Chindrieux.

Quand tout est consommé, il ne reste plus qu’à payer ; c’est, en voyage, le dessert de tous les repas. On demande la note. « Mes bons messieurs, dit alors Mme Godar, je ne sais comment je m’y prends, mais je trouve quarante sous par tête. C’est beaucoup trop. – Un peu trop, en effet, reprend M. Töpffer ; mais je vais vous faire votre compte. Combien le vin ? combien le pain, les œufs, les saucisses, le miel, le beurre, le fromage, les cerises ?… J’additionne, c’est vingt-trois francs, juste un franc par tête. – Je savais bien, reprend Mme Godar, que je devais m’être trompée. Excusez-moi. D’ordinaire, c’est Godar qui chiffre, et voilà comment je n’y entends rien. » Tant d’honnête ingénuité nous touche, et c’est le cœur remué d’estime et de gratitude que nous faisons à cette bonne hôtesse des adieux pleins de cordialité.

Après une paroisse environ de chemin au travers d’un canton élégamment boisé, nous atteignons aux rives du lac du Bourget, qui, pour l’heure, n’est, en effet, nullement tempétueux. L’onde, unie comme une glace, réfléchit vers l’horizon les sérénités du ciel, et plus près de nous, sur la droite, le promontoire qui supporte les hautes tours d’Hautecombe. Nous frétons deux gros bateaux, et nous cinglons vers une anse ombragée, qui est le port du couvent.

Hautecombe est à la fois un couvent et une résidence royale ; mais considéré sous ces deux rapports, il est peu remarquable. Le palais n’offre guère plus de magnificence qu’une maison de riche particulier, et le couvent ne contient que quelques bons Pères tout occupés des soins de leur cuisine, ce qui n’est ni bien rare ni bien curieux. Nous y sommes introduits par une sorte de portier-sacristain qui, je ne sais pourquoi, donne de l’air à Fontenelle, quand il vivait, ou à tel autre académicien propret et coiffé en ailes de pigeon. Ce petit homme s’exprime précieusement, et date toutes choses de la première, de la seconde visite de son roi à Hautecombe. D’abord froid et hautain, il nous surveille plus qu’il ne nous fait les honneurs, jusqu’à ce qu’ayant cru s’apercevoir que nous connaissons l’usage des bonnes mains, il passe par degrés à une politesse exquise et à un empressement flatteur. Prévenances, courtoisies, familiarités protectrices, rien n’y manque ; puis, quand la pièce est lâchée, le masque tombe, la comédie finit, et l’on retrouve le sacristain rogue et bouffi.

Mais comme site, et comme site à couvent, Hautecombe est au contraire un lieu remarquable, soit à cause de la coupe pittoresque du roc sur lequel les bâtiments sont assis, soit à cause de l’admirable aspect que présentent de là le lac, ses belles rives, un amphithéâtre de monts, ici sévères et sourcilleux, là onduleux et pleins de douceur. Au surplus, de tout temps les religieux eurent la main sûre pour le choix de leurs retraites. Que si l’on trouvait dans celle-ci des reclus livrés à la paix austère du cloître, au calme d’une vie pieuse et, contemplative, elle aurait pour le touriste tout le charme d’un poétique asile… mais des Pères qui goûtent du beurre et pèsent des volailles, mais une odeur de sauces qui vous poursuit jusque dans l’église, mais des fainéants bien nourris au milieu de populations laborieuses et pauvres, ce sont choses qui choquent l’esprit et qui ne satisfont guère le cœur.

À quelques pas du couvent se trouve une fontaine intermittente que nous allons visiter. Sous la nuit d’une voûte de châtaigniers on aperçoit un bassin naturel, qui tantôt est complètement à sec, et qui tantôt déverse par-dessus ses bords mousseux le superflu d’une onde fraîche et limpide, selon le caprice de la naïade qui préside à cet aimable jeu. Au moment où nous arrivons, le bassin vient d’être rempli, mais la source ne jaillit plus du rocher, et l’on n’entend que le léger murmure de l’eau qui glisse sur les cailloux. C’est aux savants de rechercher et de dire la cause de ce phénomène ; pour moi, je ne veux pas savoir, tant j’aime mieux, avec les ignorants qui visitent cette source, ou encore avec les poètes qui la contemplent, m’abreuver à ce mystère que de l’avoir sondé.

C’est encore une question de savoir si la science et la poésie sont deux sœurs qui peuvent, l’une rêveuse et en main la quenouille, l’autre inquiète et incessamment occupée de peser, de piler, de filtrer, vivre en bonne amitié sous un même toit ; ou bien si ce sont deux irréconciliables ennemies, dont l’une, si elle ne parvient pas à étouffer l’autre, du moins la chasse du logis. Tant que la science, comme dans l’antiquité, est religieuse, conjecturale, contemplative, c’est de la poésie encore ; et au lieu de deux sœurs qui ont aujourd’hui tant de peine à s’accorder, on en a neuf qui vivent paisibles et unies sous les ombrages de l’Hélicon, s’y racontant en beaux vers aussi bien les merveilles du firmament et les beautés enchanteresses de la terre, que les éloquences de la passion et les secrets de la destinée humaine. Mais aujourd’hui que la science, défiante des croyances, dédaigneuse de l’imagination, hostile à tout ce qui n’est pas vérifiable par la sensation érigée en instrument suprême, est devenue l’étude de la matière dépouillée autant que possible des dehors somptueux, des grâces sans nombre, des bienfaisants attributs dont l’orna le Créateur, chacun de ses progrès fait tomber une pierre de l’édifice croulant de la poésie, chacune de ses lumières, en détruisant de partout le mystère, n’est plus qu’un feu qui, en éclairant, dévore.

Quoi qu’il en soit, nous trouvons établie sous ces ombrages une société, un genre tout nouveau pour nous. Ce sont quatre curés, trois sœurs de Saint-Joseph, un abbé et un dragon. Les sœurs sont jolies et modestes aussi, quoiqu’il y ait beaucoup de coquetterie dans leur ajustement ; quant aux curés, ils tiennent en bride leurs habitudes dévotes, afin que, en retour, le dragon, viveur rouge et ventru, veuille bien surveiller son langage et modérer la profane énergie de ses expressions. Mais qui dira le soin, la sollicitude qui ont présidé aux apprêts du repas que vont faire ces saints personnages dans cet aimable séjour ! Paniers enflés de provisions exquises, pain blanc et frais, pâté ferme et doré, volailles, gelées, confitures, et le vin… le vin confié aux fraîches étreintes des flots de la source !… Toute jalousie à part, ce spectacle nous est pénible presque, tant nous serions bien les convives qu’il faut à ce monstrueux pâté, tant ce serait pour nous une miraculeuse aubaine, un délicieux brigandage, que de n’avoir qu’à faire main basse sur ce festin de moines.

Comme la source ne veut pas jaillir pour nous nous prenons congé de ce joli lieu pour retourner aux bateaux et cingler vers le rivage d’Aix. Mais voici qu’au moment de partir, un des voyageurs manque à l’appel : c’est Théoring. On s’inquiète, on court de tous côtés, on le cherche, on le trouve enfin… étendu dans un pré où il dort d’un sommeil de juste.

Le soleil darde ses plus chauds rayons sur nos têtes, que ne préserve aucune toile. Aussi plusieurs se sentent-ils fondre sur place, d’autres deviennent transparents d’évaporation, tous débarquent tout à l’heure, grillés, rôtis, démoralisés, sur une rive ombragée de saules. Vite une halte ; mais le terrain est humide, et des saules descend sur nous une pluie de touffes cotonneuse qui nous amène toutes les horreurs de la démangeaison. Alors nous reparlons pour Aix, haletants, débiles, nous tirant ou nous poussant les uns les autres, jusqu’à ce qu’enfin voici l’ombre, des tabourets, une table et de la bière !

Pendant que nous sommes ainsi à nous rafraîchir, sort de terre le petit M. Jabot, de Seyssel, qui lit la gazette à deux pas de notre table. Tout à l’heure il lève les yeux, salue, sourit entame d’élégants propos. « Ces messieurs ont dû éprouver des jouissances, car le pays est grotesque et bien orienté, et le lac point tempétueux. Je vous l’avais dit ; mais cet homme était un tailleur ! ! Quant à moi, j’ai passé par les montagnes, et me voici ! » M. Jabot nous récite alors son itinéraire, il révise le nôtre, et au moment où il a acquis le dernier degré de fini et de précieux, nous prenons congé, car les ânes sont à la porte, qui veulent partir.

À Aix, on trouve une grande quantité de ces animaux qui sont dressés à voiturer les cacochymes d’une place à l’autre. Pulmonaires, paralytiques, manchots, boiteux sont hissés dessus et conduits dans les environs par un petit bonhomme dont la grosse santé, bien qu’habillée de haillons et cachée sous la crasse, doit souvent leur faire envie. Dès que le bruit s’est répandu de ces ânes, voici Hermann qui a mal au pied, Pierre qui souffre du mollet, toute la caravane qui boîte. On loue donc tout ce qu’on en peul trouver, et c’est une cavalerie générale. Toutefois certains ne disposent que d’un roussin entre deux, ce qui est cause que les lettrés de la troupe leur appliquent ce vers connu d’une fable admirable :
Le plus ânes des trois, etc.

Au coucher du soleil, la vallée de Chambéry se découvre à nos regards, véritable jardin qu’enserrent de toutes parts des montagnes boisées jusqu’à leur sommet, et quelques instants après, nous allons descendre à l’auberge du Petit Paris, où nous sommes reconnus et parfaitement traités.

TROISIEME JOURNÉE

Aujourd’hui, on quitte les blouses pour se montrer en toilette dans les rues de la capitale. La ville est remplie de troupes, et un air de consternation est répandu sur les visages des habitants : c’est qu’une exécution militaire a eu lieu ce matin même, et que de nouvelles condamnations viennent d’être placardées au coin des rues. Un officier aborde le sieur Bartelli pour lui demander si nous ne sommes pas l’école des jésuites. Bartelli, qui ne comprend rien à la question, répond que oui, et l’affaire en demeure là.

On ne passe guère à Chambéry sans aller faire un pèlerinage aux Charmettes ; après déjeuner, nous en prenons le chemin. Ce chemin est un sentier solitaire qui court obliquement sur le penchant d’un coteau qu’ombragent d’antiques châtaigniers, et quelques fermes éparses, où l’on entend de loin mugir les vaches et les agneaux bêler, sont les seules habitations qu’on rencontre dans ce canton retiré. Après qu’on a suivi ce sentier pendant une demi-heure, on voit sur la droite une maisonnette délabrée… c’est la demeure de Rousseau, la retraite où s’écoulèrent les plus heureuses années de sa vie. Lui-même a décrit cette retraite avec toute l’exactitude de la reconnaissance, mais aussi avec toute la mélancolie du souvenir et des regrets.

C’est une chose intéressante que de visiter la demeure des grands hommes, et toutefois ces sortes de pèlerinages sont le plus souvent une occasion de déceptions et de mécomptes, tant il faut de choses pour satisfaire à l’attente de l’imagination et aux exigences de l’enthousiasme ! Mais pour celui qui s’est figuré les Charmettes comme un rustique manoir tirant tout son charme des simples et touchants attraits de la nature qui l’entoure et tout son lustre du souvenir de l’homme qui l’habita, il n’a point à décompter, et nulle part mieux que sous les ombrages il ne rencontrera l’ombre de Rousseau. Tout y est en accord avec cette simplicité champêtre, avec cette heureuse vie des champs que lui-même a tant aimée et qu’il a su faire aimer aux autres. Toutefois, si le château de Ferney, avec ses terrasses, ses vastes allées, ses bassins de marbre, ses riches tentures, ses portraits de reines et de princes, rappelle à merveille le vieillard philosophe, épicurien, courtisan et gentilhomme, la masure des Charmettes, si solitaire, si agreste, si retirée, rappelle le Rousseau, célèbre déjà et persécuté, qui rebroussait avec un si sincère amour vers l’obscurité tranquille de ses premiers ans, plutôt, quelle ne reporte aux temps mêmes où, jeune et inconnu, l’enfant de Genève y coulait en paix d’oisives journées.

La maison des Charmettes a changé de maître deux ou trois fois depuis Rousseau. Dans ce moment, elle n’était pas habitée, et, à moins de notables réparations, elle ne saurait guère l’être. Le petit appartement qu’on y vient visiter renferme quelques meubles du temps et deux ou trois tableaux qui n’ont de remarquable que d’avoir probablement fixé les regards de l’illustre écrivain. Au premier étage, on voit le prie-Dieu de madame de Warens et le salon de réunion, dont la tapisserie n’a pas été renouvelée. Enfin, devant la maison est un petit parterre, à l’extrémité duquel s’élève le pavillon où Rousseau allait travailler, et c’est dans la muraille de ce pavillon qu’on a incrusté un marbre blanc sur lequel sont gravés les vers si connus de Hérault de Séchelles.

Pendant notre visite aux Charmettes, le ciel s’est chargé de nuages, et la pluie accompagne notre retour à Chambéry. La première personne que nous rencontrons en rentrant à la ville, c’est encore notre officieux de Seyssel. « Ces messieurs, nous dit-il agréablement, ont vu les Charmettes, c’est un établissement bien remarquable. Tous les étrangers y vont à cause principalement de Rousseau. Quant à moi, j’ai quitté Aix à six heures, et me voici. »

Vers une heure, nous partons, et la pluie, qui avait cessé, recommence de plus belle. C’est alors à qui parviendra, par des prodiges d’invention, à se maintenir sec et incrotté au milieu de l’eau et de la boue. De tous les moyens, celui qui réussit le mieux, c’est d’entrer chez un boulanger et d’y croquer des miches autour d’une table. Au bout de trois, de quatre miches, on est séché comme si l’on sortait du four.

Cependant Henri, le philosophe, s’est acheté un moineau, dont il veut faire son ami de voyage. Ce moineau est charmant, vif, gai, familier, presque trop, car il en vient à se permettre… Le fait est que soudainement Henri secoue sa paume, et le moineau s’envole. De loin, on croit qu’il n’avait acheté cet oiseau que pour lui rendre généreusement la liberté ; de près, on s’assure que, sans l’accident, il le tiendrait captif encore : et c’est ainsi que les actions des hommes sont presque toujours plus belles de loin que de près.

La pluie continue de tomber à verse, et pourtant le boulanger nous fait remarquer que Baromètre est au tout grand beau ; c’est que Baromètre est en effet un tout grand farceur, et son art ressemble à celui de ces médecins qui prédisent le mieux juste au moment où l’âme s’envole, ou encore qui proclament du sinistre alors que l’agitation et le trouble sont les signes de la vie qui revient, de la santé qui accourt. Au surplus, pour ne pas finir nos jours chez ce boulanger, qui d’ailleurs n’a plus de miches, nous quittons sa boutique, décidés à affronter les cataractes, et en un clin d’œil nous voilà trempés jusqu’aux os et par delà. Il faut voir alors les formes que prennent les chapeaux de paille de la troupe ! Les uns s’affaissent débilement, les autres battent de l’aile ou s’allongent en pain de sucre, tous pleurant des larmes de gomme, qui collent la blouse à la chemise, et la chemise au corps. C’est pitoyable, en vérité. En revanche, les casquettes s’imbibent et les feutres tiennent bon. Pour voyager à pied, un chapeau de feutre blanc à larges ailes est le plus protecteur de tous les couvre-chef.

À quelque distance, et pour abréger, M. Töpffer avise une spéculation admirable, dit-il. Chacun de s’y engager à sa suite. Par malheur, cette spéculation-là aboutit à un pâturage, qui aboutit à un marécage, qui aboutit à une rivière, qui aboutit quelque part… et personne auprès de qui se renseigner ! Bolesco se dévoue alors pour chercher un naturel qui puisse nous tirer de là, et, apercevant une habitation sur un coteau voisin, il y court. Dans la maison, personne ; et pourtant une voix, mais qui paraît sortir d’une localité où d’ordinaire, on ne va pas inquiéter les gens. Le bonhomme sans se déranger, explique comme quoi nous sommes sur le pré de Jean-Pierre, qui mène à celui de Jean-Paul, et que de pré en pré nous tendons à la rivière. C’est ce que nous savons parbleu bien ! Force nous est donc de recourir à l’adage : Aide-toi, le ciel t’aidera ; et remontant le marécage, nous finissons par retrouver la route, où l’arrière-garde, qui passe dans ce moment, ne nous épargne pas les félicitations.

Ce bout de pays est d’ailleurs verdoyant, bien boisé, et il aboutit à la grotte des Échelles, qui est un ouvrage à la fois beau et imposant. La montagne a été percée de part en part dans une longueur de deux cent dix-huit pas. Dans la plus grande partie du passage, il est nuit close à toute heure ; aussi, de jour, l’on s’y dirige en marchant vers le petit trou lumineux qu’on voit à l’opposite, et dont l’éclat fait paraître les ténèbres au sein desquelles on se meut plus épaisses encore ; de nuit, trois réverbères y entretiennent ce qu’il faut de lueur pour qu’on ne s’assomme pas contre les aspérités des parois. Après avoir franchi ce couloir, M. Töpffer se retourne pour en dessiner l’ouverture, et, quelques moments après, nous faisons notre entrée aux Échelles, petit bourg-frontière, mi-savoyard, mi-français, comme Seyssel, et qui jouit à ce titre d’autant de bourreaux qu’on en peut désirer ; aussi nous y exhibons deux fois pour une, après quoi nous allons étendre auprès du feu notre passeport, qui est, comme nous, trempé, rincé, en pleine lessive.

L’auberge est ici meilleure qu’à Seyssel, mais pittoresque aussi, agreste, si l’on veut : témoin la principale chambre à coucher, où nous trouvons en façon de meuble deux tas de blé, une hotte vide, quatre maîtres pains, un fragment de culotte bleue noué à la manche d’une chemise, plus trois chaises et quatre lits pour huit. Les rires recommencent, et Bartelli a l’agrément de se croire encore chez madame Cauponnet. 

QUATRIEME JOURNÉE

Il s’agit aujourd’hui de visiter la Grande-Chartreuse : notre tournée a été entreprise dans ce but ; aussi, levé dès l’aube, M. Töpffer interroge le temps d’abord, qui est sombre et chargé ; Baromètre ensuite, qui promet des sérénités radieuses. Alors, ne sachant trop que décider, il consulte ses compagnons, qui presque tous sont d’avis qu’il faut partir, bouger, affronter, plutôt que de se claquemurer dans ce bourg des Échelles, vrai nid de douaniers. Baromètre laisse dire, laisse faire ; mais, à peine sommes-nous en chemin, que le drôle se met au déluge, et nous adresse une pluie à noyer les grenouilles. Bien vite nous rebroussons à la course, et nous revoici au milieu des douaniers, dans l’auberge à la culotte bleue, réduits à temporiser de notre mieux.

Temporiser dans une ville, dans un endroit rustique, ou bien dans une jolie auberge de Suisse, c’est, nous pouvons l’affirmer, un sort très doux encore. Mais aux Échelles, temporiser, c’est, en vérité, avoir à se trouver des distractions au fond d’un puits. Il y a l’étable pourtant, où nous allons examiner des rosses qui mangent ; il y a le maréchal-forgeron, qui, dans ce moment, est occupé à battre un fer de roue. Pendant une demi-heure, posés comme des quilles devant la forge, nos vingt-trois regards vont de l’enclume au brasier, puis retournent du brasier à l’enclume, jusqu’à ce que le fer de roue étant battu, tout serait dit, fini, consommé, sans un violon qu’on vient de découvrir. Alors M. Bartelli démanche, un bal s’organise nous valsons de désespoir.

Et puis voici bien une autre fête !… un rayon ! le soleil ! Baromètre enfoncé à tout jamais ! Ah ! que cette lumière dorée, que ces sourires de l’astre ont de puissance pour renouveler, pour électriser, pour répandre soudainement dans le cœur comme dans la nature la joie et la sécurité ! En un clin d’œil nos sacs sont sur nos épaules, et d’un saut nous atteignons Saint-Laurent-du-Pont, petit hameau qui est situé au pied des montagnes de la Grande-Chartreuse, et tout à côté du défilé par lequel on pénètre dans le désert. Après nous y être rafraîchis, nous poursuivons notre route.

Les abords de la montagne sont frais, boisés, délicieux ; ils vaudraient la peine d’être visités pour eux-mêmes, si un peu plus loin le spectacle ne devenait ravissant de verdure, de solitude, de sauvage majesté. À Fourvoirie, première entrée du désert, la vallée se resserre tout à coup en gorge étroite, et par l’ouverture que laissent entre elles des parois de rochers couronnés de bois et festonnés de lianes et d’arbustes, l’œil entrevoit au delà comme un tranquille Élysée où croissent épars sur des pelouses naturelles les plus beaux arbres du monde. L’on approche, l’on s’engage dans le défilé, où la lumière est sourde, mystérieuse, comme si l’on se trouvait errer sous les arceaux d’une nef gothique, et au-dessous de soi l’on voit un torrent courroucé, le Guiermort, qui, après s’être follement brisé contre les antiques culées de deux ponts moussus, s’en va faire tourner plus loin les roues de quelques usines ensevelies sous des noyers séculaires.

Fourvoirie est la première entrée du désert, c’est-à-dire de cette enceinte fermée de hautes montagnes, où, vers 1084, saint Bruno pénétra avec ses Chartreux, et vint fonder la petite chapelle dont le croquis figure à la fin de cette journée. Aucun asile sous le ciel ne pouvait mieux convenir à un ordre religieux, dont la solitude et le silence constituent la règle ; et aujourd’hui même, après que tant de siècles ont tout changé, tout bouleversé autour de ces monts, l’enceinte choisie par saint Bruno est encore aussi solitaire, aussi déserte que lorsqu’il y vint cacher sa vie. Nulle habitation ne s’y voit que la Chartreuse et ses dépendances, nul bruit ne s’y fait jamais entendre que celui des orgues ou des cloches du monastère ; en sorte que la vallée tout entière présente l’aspect d’un vaste sanctuaire, où quelques religieux se pressent autour des autels.

Ceci tient avant tout à la configuration des lieux. De toutes parts, en effet, une zone de monts entoure comme d’une inaccessible muraille les pentes boisées et les hauts pâturages qu’on appelle ici le Désert. En deux uniques endroits, deux torrents se sont pratiqué une issue, dont l’homme a profité pour pénétrer dans la contrée ; en sorte que les Chartreux pouvaient s’y renfermer, et s’y renfermaient réellement, comme dans une maison, au moyen de deux portes dont on voit en passant les ruines.

Avant la Révolution, les Chartreux, outre leurs autres propriétés, possédaient l’enceinte tout entière ; seigneurs du lieu, ils voyaient d’immenses troupeaux s’engraisser dans leurs prairies. Le Guiermort, descendu de leurs montagnes, allait hors du désert faire crier la roue des diverses usines qu’ils exploitaient ; quant aux arbres, ils ne leur demandaient que de l’ombrage, les laissant d’ailleurs croître et grandir pour l’agrément des yeux. Puis, si quelque étranger s’était détourné de sa route pour monter jusqu’au couvent, ils l’y traitaient selon son rang ; sa mule se régalait au pâturage, ses gens étaient abreuvés, hébergés, et jamais ils ne permettaient qu’aucune rétribution fût acceptée en retour de cette noble et courtoise hospitalité. Temps de grandeur, temps d’opulence, dont les Chartreux actuels ne parlent pas sans que le regret leur serre le cœur. En effet, maîtres déchus du désert, ils n’y possèdent plus que les murailles de leur cloître et quelques bouts de prairie ; quant à leurs bois, l’État s’en est chargé, et, se faisant bûcheron, il abat les forêts, il met en planches les hêtres séculaires, il sacrifie au vandalisme de la coupe réglée le mystère des plus beaux ombrages, en même temps que plus bas des capitaux profanes exploitent à qui mieux mieux les usines saintes… Que si donc les Chartreux font maigre aujourd’hui, s’ils se mortifient, s’ils se macèrent, c’est vraiment nécessité autant que ferveur, misère autant que dédain des richesses, tristesse légitime autant que mépris des joies du monde. Ah ! mais si jamais le bûcheron leur tombait sous la main !… Et ce serait bien fait ! car enfin c’est une barbarie indigne que de taillader, que de mettre en tronçons, pour les envoyer vendre au marché, ces arbres magnifiques, seul luxe de cette solitude monastique, et qu’avaient épargnés l’ancien régime, la révolution et l’empire.

Après que nous avons monté pendant trois heures environ, le bois s’éclaircit, la vallée s’ouvre, et tout à l’heure se présente à nos regards la Chartreuse, édifice immense, percé de jours étroits, ceint d’une muraille nue, et silencieux comme une ville dépeuplée. Nous longeons le pourtour de cette muraille, et arrivés au portail nous ébranlons la cloche. Un Chartreux s’approche, ouvre sans mot dire, et nous précède, au travers d’une grande cour, jusqu’à la porte du monastère, où il nous remet aux mains du Père dom Etienne. Le Père dom Etienne, jeune encore, est un Chartreux qui a été délié de son vœu de silence, aux fins qu’il puisse recevoir les étrangers. Il nous conduit, au travers de longs corridors déserts, dans une grande salle obscure, et, après nous avoir fait rafraîchir, il nous distribue nos cellules.

Ceux qui aiment à se replacer dans les âges passés et à revivre quelques moments dans un autre siècle, en se transportant dans ce séjour goûteront l’illusion tout entière. La Chartreuse est un débris complet du moyen âge, un débris non restauré, non replâtré, où rien de moderne ne rompt l’harmonie d’un ensemble tout monastique, où tout se passe comme il y a quatre, comme il y a huit siècles. Certes, après la Révolution, après Bonaparte, après mil huit cent trente, et en France, dans le pays même de la mobilité, du changement, cette rencontre est inopinée, et c’est d’ailleurs un spectacle au moins curieux que celui de cette petite société d’hommes qui, fidèles aux traditions de l’ordre de saint Bruno, et renonçant à des chances de fortune ou à des avantages de position, viennent s’ensevelir dans cette retraite pour y achever entre les quatre murs d’une cellule la somme entière de leurs jours. Hélas ! les joies de ce monde sont si fragiles, si impures ; le bonheur même, là où il réside, est si passager, menacé de si près, si certainement suivi de déclin, de regret et d’amertume, qu’à considérer, même au point de vue temporel et terrestre, la part que ces hommes se sont choisie, il se peut encore qu’elle doive compter parmi les bonnes. Au lieu de mourir comme nous par degrés et avec tant de douleur et de déchirement à chaque signe, à chaque annonce, à chaque appel que veut bien nous adresser à l’avance la reine du sépulcre, ils meurent eux, tout d’une fois, le jour où, renonçant au monde et à ses fêtes, ils s’en viennent apporter ici un cœur guéri d’ambition et vide de désirs. Des pratiques austères, des habitudes uniformes, la promenade, les repas, le sommeil, remplissent dès lors leurs heures, et, après avoir végété paisibles pendant dix, vingt années, ils accueillent la mort comme on fait d’un larron qui n’a rien à vous voler.

Après que nous avons pris quelque repos, le Père dom Etienne nous fait voir l’intérieur du couvent. Nous visitons le réfectoire, la bibliothèque, pillée dans la Révolution, et dont nous retrouverons les richesses dans la bibliothèque de Grenoble ; enfin, curieux que nous sommes de connaître l’habitation d’un Chartreux, dom Etienne souscrit à notre désir en nous introduisant dans une cellule, vide à la vérité, mais absolument semblable aux quarante-deux cellules qui sont habitées dans ce moment. C’est un petit appartement de deux étages, propre et commode, qui ouvre d’un côté sur le corridor, de l’autre sur un petit jardin clos de murs dont le Chartreux a la disposition. Des fenêtres de la cellule, on ne peut voir que ce jardin et la cime des montagnes qui enserrent la vallée.

Au centre du bâtiment est le cimetière, vaste cour où, du milieu des herbes, s’élèvent quelques croix de bois. Du corridor, où débouchent toutes les cellules, on ne voit pas d’autre paysage que celui-là, en sorte que les Chartreux ne peuvent se rendre de leur cellule à l’église et de l’église à leur cellule qu’ils n’aient à contempler l’endroit où se creusera leur fosse. Mais cela doit peu les attrister, tant, déjà leur vie ressemble à une mort, leur prison à un sépulcre ; et de là vient sans doute que même pour nous, simples visiteurs, nulle part le spectacle d’un cimetière ne nous a paru aussi peu mélancolique que dans cette retraite, où aucun objet ne contraste avec la sombre idée du prochain anéantissement du corps, et où tout au contraire s’y associe et s’y assortit. C’est l’ensemble ici, et non pas le spectacle seulement de quelques tombes, qui produit sur l’âme une forte et grande impression de tristesse ; et quand, du milieu des légèretés et des plaisirs de la vie mondaine, on se trouve transporté soudainement au sein de ce séjour de nue pitié et de lugubre renoncement, on ne peut se défendre d’éprouver un trouble respectueux et une religieuse terreur.

Destinée étrange que celle de l’homme ! La vie lui est donnée, et il est un insensé s’il s’y attache, puisqu’elle va lui être retirée. La mort lui est imposée irrévocablement, et il est un insensé encore s’il y sacrifie la vie, puisqu’elle est un bienfait de Dieu !… Que faire donc ? et comment concilier cette contradiction fatale, comment caresser tout ensemble et la vie et la mort ? Hélas ! c’est là l’équilibre où il n’est donné à aucun homme d’atteindre ! Mais, certes, entre ceux-là qui disposent toutes choses comme s’ils devaient toujours rester dans le monde et ceux qui, comme les Chartreux, disposent toutes choses comme s’ils l’avaient déjà quitté, la palme de la folie n’appartient-elle pas réellement aux premiers ?

Après avoir visité le couvent, nous tournons vers le réfectoire, où la table est mise et le repas servi : repas maigre de tout point, car si, d’une part, saint Bruno a assujetti sa cuisine à un maigre éternel, d’autre part, les Chartreux d’aujourd’hui sont trop pauvres pour pouvoir éluder les austérités de la règle au moyen de la qualité et de la variété des mets et des assaisonnements. Notre morue, notre riz nous sont servis par un grand monsieur vêtu de noir, de qui les manières comme il faut et la conversation de bon goût forment un singulier et presque gênant contraste avec l’office subalterne qu’il remplit auprès de nous. Nous apprenons plus tard que ce monsieur, qui appartient à une excellente famille, a quitté une position avantageuse pour se faire Chartreux, et qu’à cet effet il accomplit l’un après l’autre tous les degrés du noviciat. En vérité, des choses si étranges et si respectables à quelques égards font songer qu’en toute carrière il y a des Don Quichotte, comme en tout temps et en tout Toboso il y a des Sancho Panza.

Après souper, par une fraîche et belle soirée, nous allons faire un pèlerinage à la chapelle de saint Bruno. Elle est située à trois quarts d’heure environ de la Grande-Chartreuse, dans une sorte de clairière environnée de bois épais. Tout en nous y rendant, nous venons à découvrir les réservoirs dans lesquels les Chartreux d’autrefois entretenaient pour leur ordinaire une provision de belles truites. Ce sont de petits lacs magnifiquement encaissés et discrètement placés dans l’endroit le plus retiré de la forêt. Aujourd’hui une eau limpide, mais de truites, point, et seulement une solitude admirable pour y venir rêver sur les vicissitudes de la fortune, qui ôte aux uns, qui donne aux autres, qui aux uns prodigue marée, brochets, victuailles, qui aux autres ne laisse que de l’eau claire. Quand nous arrivons à la chapelle, la nuit est tombée, et c’est la lune qui éclaire la scène de ses douteuses clartés. Mais quoi ! à ce qui fut beau, riche, puissant dans le passé, pour n’être plus dans le présent que misérable, impuissant et sans avenir ; à ce qui est mort pour ne plus revivre, cette lueur mélancolique convient mieux peut-être que l’éclat du soleil, et il semble que ce soit au moment de la journée où tout se tait, où tout s’efface dans la nature vivante, que les trépassés reparaissent avec le plus de noblesse, et pour y rencontrer le plus de sympathie devant l’imagination du voyageur !

CINQUIEME JOURNÉE

Le temps est magnifique. À six heures du matin nous allons à l’église pour y voir les Chartreux réunis et célébrant la messe ; après quoi, prenant congé du Père dom Étienne, nous partons pour Saint-Laurent-du-Pont. Des attelages de bœufs descendent avec nous, tirant après eux la dépouille des forêts. Parvenus bientôt à la porte du désert, nous disons adieu à ces belles solitudes, et nous voilà rentrés dans le monde d’aujourd’hui. Le passage est instantané ; à peine l’œil s’est détourné des gorges de Fourvoirie, qu’il rencontre le café-billard de Saint-Laurent-du-Pont, puis le tabac de la régie, puis les douaniers, et la Chartreuse n’est plus qu’un rêve de l’autre nuit.

Il s’agit de déjeuner, nous nous entassons à cet effet dans une salle basse autour de tables étroites, pour y prendre, sous le nom de café, une sorte de décoction absolument semblable à ce que serait une infusion de menus herbages, de foin si l’on veut. Tout d’ailleurs est en accord avec le café, en sorte que nous renchérissons encore sur le maigre déjà bien suffisant de saint Bruno.

Comme on sait, les salles d’auberges sont communément décorées d’estampes caractéristiques, soit des goûts bucoliques ou militaires du maître de la maison, soit de ceux des habitués qui y mangent ou y logent. Qui n’a pas vu ainsi sous les traits de la grande armée, avec leur légende au bas, Mentor et sa barbe faisant une affreuse mine à Calypso ; Chactas et ses plumets, pendant que le père Aubry, bossu par l’âge, met en terre Atala ployée dans un linceul ; Virginie bleu de ciel aux pieds de Croquemitaine le planteur ? Ici le vice puni, la constance victorieuse, le repentir récompensé, tout ce qui peut à la fois secouer la conscience des lurons et des viveurs, faire réfléchir les demoiselles, et à tous ces titres plaire aux moraliste ; c’est l’Histoire de Cécile, fille de Fitz-Henry, séduite par Arthur, dédiée aux cœurs sensibles, en quatre tableaux : la Séduction, la Fuite, le Repentir, la Réconciliation. Il vaut la peine, certes, de donner une description de ces tableaux, et nous allons nous y essayer.

Dans le premier tableau, c’est Arthur en habit neuf bleu à boutons d’or, qui tient des propos à Cécile en robe rose, sous un arbre vert, le coude appuyé sur un monument que l’artiste a jugé nécessaire à l’harmonie de la composition et à la convenance historique.

Dans le deuxième tableau, c’est Cécile en fuite, en robe rose, mal peignée en signe d’affliction, sous un arbre sans feuilles, car c’est l’arrière automne, il fait froid.

Le troisième tableau représente le repentir de Cécile, sous un arbre vert ; nous le donnons ci-contre, et en voici la légende mot pour mot : « Cécile prend le parti d’aller demander pardon à son malheureux père, que sa faute avait fait perdre la raison. Elle arrive avec son fils dans une ville, qu’elle aimait tant (son fils). Elle y voit une noce d’une amie qui lui rappelle sa faute. – Arthur se trouvant en ce même lieu, a le cœur percé aux tendres paroles de Cécile. »

Enfin le dernier tableau, où M. Fitz-Henry, le père, engraissé par le malheur, sous un arbre vert, en habit ponceau à bouton d’argent, pardonne du bras gauche à Cécile, peignée, et à Arthur en frac. Il est évident que l’action finit là, et l’artiste l’a parfaitement compris.

Sur ce, nous chargeons nos havresacs, et nous partons pour Grenoble. Jusqu’à Voreppe, qui est un poudreux repaire de mules à grelots et de charretiers en blouse, le pays est agréable : toutefois, au sortir des magnifiques ombrages du désert, il nous paraît nu et grillé. Après Voreppe, on côtoie l’Isère. À mesure qu’en approchant de Grenoble nous rencontrons plus de paysans, à mesure aussi nous devenons un objet de curiosité extrême et de conjectures sans nombre. Jésuites, disent les uns ; Saint-Simoniens, disent les autres ; ou encore : conscrits, comédiens, compagnons, et pas un qui imagine de voir en nous de simples écoliers en vacances. Au travers de ce feu de file d’hypothèses, nous faisons notre entrée dans la ville d’abord, puis dans l’auberge, où l’hôte est là en bonnet de coton, qui prépare des têtes de veaux, pétrit des quenelles, gouverne des fritures, et préside à une infinité de sauces, dont le fumet nous ravit au passage. C’est ici chez Gamache, pensons-nous, et, comme Sancho, nous éprouvons les plus enchanteresses sensations.

Quand on voyage à notre façon, c’est-à-dire selon une méthode qui accroît la vivacité de toutes les impressions, en même temps qu’elle met en contact direct avec la nature, avec les hommes, avec la vie, on est porté à se persuader que certains romanciers, par exemple Cervantès, n’auraient pu, avec leur génie tout seul, imaginer, décrire, peindre comme ils l’ont fait ; et que tout au moins les vicissitudes de leur destinée, sinon des tournées pédestres et laborieuses, en leur procurant des avantages analogues, les ont enrichis de cette prodigieuse quantité d’observations justes, de sentiments naturels, d’impressions vraies, dont ils ont semé le meilleur dans leurs ouvrages. Il y a plus, en les comparant par la pensée à ces célèbres de nos jours qui, au sortir de l’école ou, plus tard, du milieu de la vie des salons ou des cités, écrivent des romans tantôt pour le beau monde, tantôt pour les habitués des cabinets de lecture, et qui, quoi qu’ils fassent, n’atteignent jamais à la gloire d’une popularité un peu durable, on reconnaît bientôt que c’est justement parce que, sous une forme ou sous une autre, ils ont pratiqué abondamment la nature et les hommes, qu’un Cervantès, qu’un Molière, qu’un Lesage ont acquis sans efforts cette immense, cette glorieuse et immortelle popularité, que leur génie moins nourri de vérité familière, moins imbibé de la vie de partout et de tous les jours, aurait plutôt entrevue de loin que conquise d’emblée. Car, pour en revenir à Cervantès et à son Gamache, comment sait-il si bien, ce Cervantès, pour les décrire ainsi qu’il fait, le charmant fumet des sauces d’hôtellerie, ce trouble allègre que fait naître l’apparition des groupes circulant sous la feuillée, les grâces pittoresques d’une fête rustique, les joyeusetés des marmitons, tous ces détails, toutes ces impressions bien moins neuves encore que vraies ; bien plus familières qu’originales, mais qui, exprimées avec une vigueur franche et sentie, suffisent à charmer, à captiver éternellement la foule des lecteurs ? Ah ! c’est que Cervantès n’est pas seulement un rare et brillant génie, c’est aussi le manchot de Lépante, le voyageur, l’aventurier, le soldat, le riche, le misérable, l’homme qui a pratiqué et les palais, et l’hôpital, et les cités, et les montagnes, et les pâtres, et les hôtes, et les champs de bataille, et les fêtes de canton. Il a tout vu, tout éprouvé, tout senti par lui-même ; il a hanté des Sanchos, aimé des duchesses, frondé des pédants, connu des barbiers ; il a joui, désiré, regretté, souffert, et c’est de ce trésor de sentiments et de souvenirs personnels qu’avec toute la puissance d’une imagination créatrice, d’un bon sens parfait, d’un esprit plein de grâce et d’un cœur rempli de bonté, il a extrait tout vivants et ses nombreux personnages, et ses paysages si variés et si aimables…

Après quelque promenade dans Grenoble, qui est une ville agréablement située, noire d’avocats, bigarrée d’uniformes, nous revenons à l’hôtel, où la table est servie… quenelles, pâtés, fritures, sauces, symétrie merveilleuse, coup d’œil sublime, saint Bruno enfoncé, et de maigre, plus question !

Il ne reste plus tout à l’heure qu’à aller goûter les douceurs du sommeil. M. Töpffer vient d’entrer dans son lit, lorsqu’un brigadier se présente sur le seuil, qui le prie avec politesse de vouloir bien, sans se déranger, descendre avec lui au bureau. C’est seulement, dit-il, afin de justifier la teneur du passeport, de vérifier les vingt-trois noms et de les orthographier soigneusement pour le plaisir du préfet. On ne peut rien refuser à un préfet. M. Töpffer se rajuste donc, et, conduit par le brigadier, il descend, triste, défait, matagrabolisé.

SIXIEME JOURNÉE

Grenoble est célèbre surtout par les gants qu’on y fabrique. Ils sont bien coupés, bien cousus, bien chers : c’est le cas de s’approvisionner en passant, et M. Töpffer, qui s’est levé de grand matin à cet effet, n’y manque pas. Mais voici que, de retour à l’hôtel, il y trouve, son monde repu, le déjeuner parti, la nappe levée… Avant qu’il ait eu le temps de s’indigner, on lui explique que la table étant louée pour huit heures à une autre société, l’hôte a pris sur lui de hâter le réveil et de précipiter le déjeuner. À la bonne heure. M. Töpffer loue alors le bout de l’angle d’une petite table, où il déjeune solitaire et dépaysé.

Outre ses gants, ses avocats et sa garnison Grenoble jouit d’un musée que nous allons visiter. La salle des tableaux est riche en grands maîtres apocryphes et en croûtons authentiques. Quant à la bibliothèque, elle possède des ouvrages précieux, entre autres beaucoup de manuscrits ornés de vignettes qui ont appartenu à la bibliothèque des Chartreux. On nous laisse feuilleter librement ces parchemins : c’est fort agréable, fort rare aussi ; et comme la chose nous étonne, arrive le directeur du musée, homme d’âge, à perruque blonde, au langage propret, qui s’en étonne autant que nous. Eh bien ! oui, messieurs, il en va ainsi : nous montrons tout, tout, absolument tout, et je suis moi-même surpris, effrayé d’un libéralisme aussi prodigieux, aussi exceptionnel… Sur ce, le bonhomme, sans trop faire attention à nous, continue de se promener dans les salles en se disant à lui-même : Une complaisance surprenante, en vérité ! une générosité sans bornes comme sans exemple ! un médicisme, oui, un médicisme qui passe toute idée !…

Aujourd’hui, à dîner, il y a deux tables : celle que nous n’occupons pas est envahie tout à l’heure par une société composée d’Anglais parfaitement taciturnes et de Français éminemment babillards. Mais, parmi ces derniers, celui qui fait le plus de bruit est une sorte de ci-devant jeune homme, qui converse comme l’on converse quand on a ce qu’on appelle de la lecture et qu’on se propose en sus d’avoir des saillies. « Mais, que diable !… dit-il agréablement à une dame à propos de quelque contrariété survenue dans le voyage, mais que diable alliez-vous faire, madame, dans cette galère ? » Et il rit pour lui et pour tout le monde. Abrantès ! pensons-nous et disons-nous tout bas.

Abrantès, c’est comme tapâtes, un mot de récente formation. C’est l’abréviation de qui a lu les mémoires de la duchesse d’Abrantès, et ceci pour qui est à jour de mémoires, billevesées, fariboles à la mode, qui est farci de citations indigestes, de trivialités courantes, de bêtises usuelles ; esprit de café, de diligence, de tables d’hôte surtout, esprit vulgaire et pourtant vaniteux, esprit à fleur de tête, avec des lunettes de myope, du linge commun, des boutons d’or et un œillet à la boutonnière. Et, pour le dire en passant, jamais la France, l’Europe, le monde n’a été aussi Abrantès qu’il l’est aujourd’hui. C’est l’effet des mémoires, des feuilletons, des gazettes et revues de toute espèce, qui ont tellement épaissi l’esprit et aplati l’instruction, que chacun peut se procurer un morceau de l’un ou une feuille de l’autre à aussi vil prix qu’il peut se procurer du jus de réglisse ou des allumettes phosphoriques.

Sur ce, il faut aller dormir. Les brigadiers, ce soir, nous laissent tranquilles, mais non pas un excellent monsieur, qui, dans la chambre voisine, se mouche avec obstination et fureur. S’étant aperçu qu’il est écouté, il se mouche moins, mais il murmure d’autant plus, et deux ou trois fois il est sur le point de nous apostropher directement.

Enfin, n’y pouvant plus tenir : « Les rires, de quelque part qu’ils viennent, sont de la dernière indécence ! » s’écrie-t-il avec la plus comique indignation.

7° JOURNÉE

Aujourd’hui, il s’agit de quitter Gamache : c’est triste, et le réveil s’en ressent. Aussi plusieurs, se fondant sur ce que le temps est à la pluie, sont d’avis que l’endroit est bon pour y temporiser ; mais M. Töpffer n’entend pas de cette oreille, et, s’étant procuré deux voitures de secours, qui nous attendront aux portes de la ville, il paye les sauces et donne le signal du départ. La population accourt sur notre passage, et de nouveau les conjectures vont leur train. Mais, vers le milieu du faubourg, des chiens s’en mêlent qui sortent des boutiques, des allées, des ruelles, en faisant un vacarme d’aboiements qui en fait arriver d’autres encore par douzaines, par légions. C’est alors à qui préservera ses mollets, et plusieurs qui n’en ont pas trace, en se donnant pour les sauver des peines infinies, excitent l’hilarité des assistants. Tout vient à point, et nous montons en voiture.

L’une de ces voitures est une sorte de coffre traîné par trois rosses efflanquées et conduites par un ivrogne à la fois bonapartiste et saint-simonien ; l’autre est un soufflet percé, posé sur une échelle vermoulue ; elle est traînée par un vieillard chevalin et conduite par un quidam sans voix. Il en résulte que notre corbeille à coqueluche est devenue par comparaison un équipage de luxe, conduit par un amateur en livrée et qu’emportent sur la chaussée royale deux juments de prix. Ainsi voiturés, nous parcourons la vallée du Grésivaudan, célèbre à juste titre par ses aspects riants et ses beautés pittoresques. Baromètre nous favorise, et les cigales chantent tout l’été.

Près de fort Barraux, la route est bordée de conscrits en petite tenue, qui dandinent le long du fossé en battant la haie du bout de leur gaule, une façon comme une autre d’employer des loisirs de garnison. Plus loin, à Chapareilan, bourreau français, puis, aux Marches, bourreau sarde. Tout au moins ici on nous offre de nous peser, et c’est le chef des douaniers qui fait lui-même l’opération avec la plus joviale complaisance.

Des Marches, l’on peut gagner à pied Montmélian par un chemin de traverse qui abrège de beaucoup sur la grande route ; aussi y arrivons-nous de bonne heure. Comme M. Töpffer est à se promener en attendant le souper, arrive le commandant de la place, qui l’aborde poliment.

« Monsieur, dit-il, fait un voyage de plaisir ?

– Oui, monsieur.

– Avec ses élèves ?

– Oui, monsieur.

– Si monsieur a besoin de quoi que ce soit, il n’a qu’à s’adresser à l’autorité militaire. »

M. Töpffer serait presque tenté de demander à l’autorité militaire un remède contre la coqueluche. Le commandant poursuit : « Monsieur vient de Genève ? – Oui, monsieur. – Et y retourne ? – Oui, monsieur. – Veuillez vous charger de cette petite boîte pour M. G… ; et encore une fois, monsieur, veuillez disposer de l’autorité militaire. » D’où il est clair que M. Töpffer a disposé pendant toute une nuit de l’autorité militaire de Montmélian, et que, s’il n’a pas fait de grandes choses, c’est que, comme tant d’autres capitaines fameux, il a boudé sa destinée et manqué à sa fortune.

HUITIEME JOURNÉE

À Grenoble, toutes les estampes de l’auberge étaient troupières, grenadières, vieille garde ; ici, toutes ont tourné au sombre, au revenant, au vampire ; c’est à n’en pas dormir, d’autant plus que de tout petits vampires en nature y hantent les lits et y vivent sur le voyageur. Levés de bonne heure, nous courons sur Saint-Pierre-d’Albigny, lieu fixé pour le déjeuner.

Saint-Pierre-d’Albigny est un hameau paisible, à demi caché derrière le feuillage des frênes et des noyers. À peine l’hôtesse nous a vus, qu’elle reconnaît en nous d’anciennes pratiques, bien que nous n’ayons jamais encore passé par cet endroit ; et puis, comme c’est à ce titre qu’elle prétend nous régaler de son mieux, nous n’avons garde de la tirer de son erreur. C’est du reste une forte femme, à grande coiffe, à grande poitrine, à grand pourtour, mais la voix claire et gazouillante ne répond point malheureusement à l’ampleur de ses proportions. Sans perdre de temps, elle nous installe dans une immense chambre, vraie salle à manger de Savoie, où se heurtent les choses d’auberge et les choses de cultures, de récolte ou de basse-cour. À l’angle, des sacs d’avoine ; devant la cheminée, des graines éparses sur les planches ; plus loin, une lessive qui sèche ; partout des poules, puis une immense table sur laquelle arrivent à la file et en quantité œufs, café clair, laitage, gros pain, miel blanc : le tout pas tant propre, mais offert gracieusement et servi avec une diligence affectueuse et désintéressé.

La chaleur, aujourd’hui, rappelle les jours grillés d’Aix et de Hautecombe ; c’est à fondre sur place, et nos blouses sont aussi trempées par la sueur qu’elles pourraient l’être par la pluie. Aussi la démoralisation se met parmi nous, et, de proche en proche, gagne jusqu’à l’avant-garde, qui s’attarde, s’arrête, et finalement se décompose en traînards, qui bordent les fossés et jonchent les chemins. Ces moments eux-mêmes ont leur douceur : une goutte d’eau, un bout d’ombre, deviennent des agréments sans prix ; et puis, si, solitaire et harassé, l’on peut en pareil cas trouver les instants bien longs, en compagnie nombreuse, l’entretien les abrège et le rire les égaye. Pour l’heure, c’est Henri qui charme nos ennuis. Demeuré à l’arrière, il tâche de rejoindre, mais de quel air ! Brouillé avec son havresac, en colère contre son soulier, importuné de son ombre et laissant choir son bâton, qu’il plante là plutôt que d’avoir à se baisser pour le relever. À la fin, il rejoint et tombe sur le premier tertre qui se présente ; il s’y endort d’un grand somme, juste au moment où, la voiture étant venue à passer, un s’attelle, puis deux, puis tous, et Garo seul reste endormi sous son chêne.

Au coucher du soleil, nous arrivons à l’Hôpital, où nous allons loger chez le petit Gamache de l’endroit, M. Genis, et vers neuf heures, comme nous sommes à table, arrive Garo ! Grands éclats de rire. « Laissez faire, dit-il, à ce jeu-ci, je vous aurai bientôt rattrapés. » Et bien vite il se met à l’œuvre.

Ce matin, nous nous séparons en deux corps d’armée : les coqueluches, qui poursuivront par la plaine, et nous autres qui allons franchir le col de Tamiers. La jonction s’opérera à Faverge.

À peine sommes-nous en route, qu’une pauvre hirondelle vient tomber morte à nos pieds. Triste présage. On la relève, et durant qu’on l’examine il s’échappe de dessous ses ailes deux grosses mouches, qui probablement lui ont donné la mort. Ceci nous fait ressouvenir d’une aventure de lézard, moins tragique, mais plus curieuse, dont nous avons oublié de parler en son lieu.

C’était au sortir de Seyssel. À quelques pas de nous, un lézard se montra sur la route, mais un lézard étrange par l’extraordinaire grosseur de sa tête et par la façon dont il errait sans direction et comme au hasard. En nous approchant, nous eûmes bientôt reconnu que le pauvre animal s’était hasardé à percer une coque de noix, qu’en forçant l’ouverture il y avait passé la tête, et que la coque lui était demeurée comme un incommode bonnet… du reste, ce bonnet tenait si bien, que ce ne fut pas sans quelque peine et sans causer quelque souffrance au patient que nous parvînmes à l’en débarrasser. Un cas rare, je l’espère, dans les annales des lézards.

Hélas ! les chaleurs d’hier étaient fraîcheurs en comparaison des canicules qui nous attendent sur les rocs de Chevron ! Ce sont des pierres pelées, sans un brin d’herbe, sans un bout de grotte, et qui répercutent par toutes leurs facettes jusqu’aux moindres rayons d’un soleil furieux. De là le regard plonge sur la vallée verdoyante où courent les flots de l’Isère. Mais quoi ! ce spectacle, au lieu de nous réjouir, ne fait que renouveler pour nous le supplice de Tantale. Beaux ombrages, pourquoi nous êtes-vous ravis ? Fraîches eaux, pourquoi fuyez-vous ?

Pendant que, haletants et trempés de sueur, nous gravissons la brûlante chaussée, un naturel se présente. « D’où donc venez-vous ? lui disons-nous. – D’en dessus. – Où allez-vous ? – Je vas au tabac… Mais, dites, vous autres, passez-vous rien par Vezouille ? – Vezouille ? Tout de même. – Eh bien, dites voir en passant le bonsoir à mon petit, qui ramone par là depuis tantôt deux ans sans nouvelles. – Mais où est-il, votre Vezouille ? – Attendez voir, c’est dans ce pays où l’on dit comme ça : Monsieur le marquis, voulez-vous des caudes ? C’est là. Vous voulez assez trouver ! – On tâchera. – S’il vous plaît ; ça me ferait tant de contentement, car depuis deux ans qu’il ramone là sans nouvelles ! »

Vers le sommet du col, nous trouvons un peu d’air, et à quelque distance, sur l’autre revers, dans une solitude plutôt déserte qu’ombreuse, le couvent de Tamiers. C’est un grand bâtiment délabré que l’on s’occupe de restaurer, mais qui n’offre pas ces pittoresques accessoires, ces avantages de situation et de vue qu’on vient ordinairement chercher à coup sûr dans les retraites que se sont choisies les moines. Ce que nous y trouvons d’admirable pour le quart d’heure, c’est une grande salle voûtée, obscure, fraîche, où l’on nous sert quelques vivres et d’excellent vin.

Sur ce revers la descente est agréable, mais nous avons laissé nos forces sur les rocs de Chevron, et plusieurs font mine de vouloir planter là leur havresac, afin de pouvoir porter au moins leur personne jusqu’à Faverge, lorsque paraît à l’autre bout du chemin une sorte de crétin triomphateur, qui s’avance canne en main et poing sur le côté. « Combien te faut-il, lui dit M. Töpffer, pour porter cinq de nos sacs jusqu’à Faverge ? – Vingt sous, et je serai content. – Prends-les. » Aussitôt le pauvre diable ajuste la charge sur son dos et, comme si ce n’était rien du tout, il cabriole d’allégresse et nous précède en chantant à tue-tête.

« Où demeurez-vous, bonhomme ? lui demande M. Töpffer.

– Partout où je travaille.

– Où sont, vos parents ?

– Morts ; je ne les ai pas connus.

– Que gagnez-vous ?

– Quatre sous, cinq sous, quand l’ouvrage va.

– Et pourtant content ?

– Que voulez-vous, il faut prendre patience pour gagner le ciel ! »

Cet homme s’appelle Bouquet. Un moment après : « Je voudrais, reprend-il, pouvoir aller en France.

– Et pourquoi ?

– Pour y gagner de quoi m’habiller ; et puis, dans ce pays-ci, je souffre. Les enfants y sont mauvais. Quand je passe dans les villages, ils me raillent, ils me jettent des ordures, des pierres, j’en ai eu ce trou-ci au crâne… Et puis, quoi ! il faut prendre patience pour gagner le ciel. » Attristé par ces souvenirs, Bouquet se tait quelques instants, et puis l’idée qu’il fait aujourd’hui une journée de vingt sous l’a bientôt remis en état de fête ; et ce qui rend son affaire plus comique, c’est la longanimité avec laquelle, tout en chantant, tout en cabriolant, il rajuste et reboutonne un reste de culotte qui tend à chaque instant à se détacher de sa personne.

Cet homme est comme beaucoup d’autres demi-crétins que nous avons pu observer dans nos vallées de Suisse ou de Savoie. Le crétinisme, c’est-à-dire la lenteur, la lourdise, l’impuissance d’agir et d’exécuter, réside encore plus dans les organes que dans les facultés, dans une incapacité physique plus encore qu’intellectuelle. Bouquet, capable seulement de porter, à peine intelligible, tant son langage est informe et sa prononciation embarrassée, n’en est pas moins une créature sensée et raisonnable ; ses idées, extrêmement bornées, sont toutes justes, et un sens moral et religieux très développés leur imprime un caractère intéressant d’élévation. Qui donc ne serait touché de voir ce pauvre homme, si disgracié, si misérable, moqué des enfants, tourmenté des vauriens, et qui n’a ni famille, ni logis, tirer courage, tirer consolation, contentement, de cette seule et pieuse idée qu’il faut prendre patience pour gagner le ciel ! Combien de philosophes qui n’en sont pas là ! Combien de gens d’esprit qui voudraient y être !

Aussi, le soir de ce jour, il sera donné à Bouquet un franc pour le prix convenu, et puis, pour bonne main, cinq francs. À la vue de l’écu, Bouquet perd la voix de surprise, de bonheur. Mais après qu’il nous a quittés, sa joie éclate, et on l’entend dans les bois qui regagne en chantant les hauteurs de Tamiers.

Nous allons coucher chez Mme Mollart, qui a cinq mentons et trois brassées de pourtour.

Un dernier jour de voyage n’est jamais que l’histoire d’arriver au logis par le plus court chemin. Aujourd’hui donc nous louons des voitures, et, à la façon de tant d’autres touristes, nous avançons sans bouger, et nous traversons sans voir. Aussi, au bout d’une longue journée de prison roulante, nous serions aises d’arriver, n’était le latin, le grec, l’algèbre, la rhétorique et consorts, qui nous accueillent à bras ouverts pour nous introduire bien vite en classe. - FIN

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Date de dernière mise à jour : 17/05/2021