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BIBLIOBUS Littérature française

Voyage pittoresque fait en automne (1825) - Rodolphe Töpffer



LE

PREMIER DES VOYAGES EN ZIGZAG


 


 

Table des matières

  • Première journée  
  • Seconde journée  
  • Troisième journée  
  • Quatrième journée  
  • Cinquième journée  
  • Sixième journée  
  • Septième journée  
  • Huitième journée  
  • Neuvième journée  
  • Dixième journée  
  • Onzième journée  
  • Douzième journée  
  • Treizième journée  
  • Quatorzième et dernière journée  


 

Voyage pittoresque fait en 1825, du 24 septembre au 6 oc-tobre 1825 - Montreux, Château-d’Œx, Boltigen, Gwatt, Lauterbrunnen, Grindelwald, Meiringen, Guttannen, Hospice du Grimsel, Val-lée de Couches, Tourtemagne, Bex, St-Gingolph et Genève.

Voyage pittoresque fait en 1825 Par MM. R Töpffer, Louis Zeerleder Louis Cazenove, A. Sayous, L. Favre, G. Picot, R. Za-nella et Turrettin Necker

• M. Picot voyage par suite d’une passion malheureuse et violente.

• M. Louis Zeerleder pour voir qques nouvelles Naïades, pour apostropher les beaux sites, pour les ruines et le doux.

• M. Louis Cazenove pour les progrès de l’art, en particulier la musique et le dessin.

• M. Sayous pour le jaspe appelé japse et pour les progrès de la Littérature.

• M Turrettin pour chicaner Zanella, et pour se renforcer les jarrets.

• M. Favre pour ramener la gravité dans la troupe et accor-der à Zanella une protection incertaine.

• M. Zanella pour comparer la Suisse à Milan et se guérir d’une passion dont on n’ose parler.

• M. Töpffer pour payer les comptes.

• Tel est le BUT du voyage.

Première journée

Le bateau à vapeur est déjà plein de monde lorsque les voyageurs s’y présentent. On ne s’empresse pas de leur faire place. M. Picot s’assied très près du piston. Les autres se placent où ils peuvent et surveillent leurs bouteilles. On part. Différentes beautés de tout âge, de tout sexe, et de tout pays se trouvent disposées en groupes sur le bateau. Parmi ces objets il en est plusieurs, et parmi ces plusieurs il en est un qui fait battre le cœur de l’un des voyageurs et y fait des ravages profonds. C’est M. Picot qui a ce cœur. M. Zanella crie très fort. M. Favre s’étend sur un banc. On ne croit pas que son cœur batte. M. Ls Zeerleder après avoir mangé un gâteau implore les divinités des eaux. M. Cazenove lit, perché sur une galerie latérale. M. Turrettini boit de l’anisette et met ses guêtres. Une musique douce et harmonieuse achève de ravager un cœur déjà bien malade. La faim se joint à ses tourments ; un émissaire envoyé dans la salle à manger rapporte que la société des voyageurs ne sera admise à faire un petit repas économique sans couteaux ni serviettes qu’après que soixante personnes environ auront dîné en deux fois. Tous les estomacs sont aux abois ; tous les cœurs ont faim.

Le temps est superbe, l’air pur et serein ; mille douces pensées viendraient assiéger celui dont il a été question s’il avait dîné. Plusieurs des susdits baillent d’autres ne baillent pas. Coppet, Nyon, Rôle, Morges fuient derrière nous comme un éclair, mais lent. Nous admirons la végétation (de la vigne) et une forêt de paragrêles dérobe le paysage à nos yeux. On arrive à Vevay ; un objet s’éloigne de nous. L’un de nous pousse un soupir qui agite l’eau jusqu’au-delà de Meillerie, et repousse le bateau à vapeur loin de la rive hospitalière. Plusieurs personnes pensent se noyer, d’autres se mettent un broustou de flanelle, (infixum stridit sub pectore vulnus. Virg. Aen. IV.)

À Vevay, point de place à l’auberge. Un jeune homme né sur les bords de la Tamise nous conduit à Montreux. La lune darde ses rayons à pic et glisse la mélancolie dans nos âmes. Le Capitaine du Winkelried ayant trop dîné fait une course pour se secouer ; nous profitons de sa compagnie. L’on arrive à l’auberge. Louis va chercher le calme et la paix loin des grandes villes, et le clair de lune loin de l’éclat du soleil. (V. pl. ci-contre.) Ses pensées sont toutes dans le lac où il cherche en vain une Naïade ; il ne voit que la Bête Courte. Souper : soupe à l’eau, graisse, du doux. On va se coucher. Picot est agité et regarde sa montre dans une obscurité profonde. Sommeil mitoyen. Guet à répétition.

Seconde journée

À sept heures du matin les voyageurs se mettent en route ; accompagnés d’un guide, pour gravir la pente escarpée du Jaman. À mesure qu’on s’élève Louis a plus à faire avec les Naïades, que Zanella désigne sous le nom de Noyades. La littérature ne paraît pas avancée dans le pays. Le japse y est si fréquent qu’on le dédaigne. Mortellement atteint d’une flèche empennée Picot, le cœur serré, se traîne péniblement : affaissé sous le poids de son corps, de son sac et de sa passion malheureuse. La Caravane fait halte auprès d’une source bienfaisante où Louis se restitue. Il cherche en vain des ruines et du doux. Favre se montre d’une gravité voisine de la tristesse. L’on ne peut pénétrer son chagrin. L’on traverse des boues profondes et des ravins verdoyants. À midi l’on atteint le sommet du col, qui est dominé par une majestueuse aiguille qui n’est pas de jaspe. À droite et à gauche pâturages, rochers qui dérobent la vue. En face le beau lac de Genève, sur lequel Picot cherche en vain à découvrir le bateau qui emporte l’objet précieux pour lequel il a tant soupiré et soufflé en montant, surtout dans les endroits très rapides. Il ne peut découvrir que la trace que le volage bateau a laissée empreinte sur les ondes fraîches, limpides et bienfaisantes du Léman. Mille pensées délicieuses agitent la Caravane, elle voudrait leur donner essor, mais la faim l’emporte et un morceau de pain, ô malheur ! fait taire toute idée poétique.

On voit dans la planche ci-contre l’aspect que la Caravane présentait le 25 septembre.

Après être restés demi-heure sur le col de Jaman elle recommence à descendre. La fatigue augmente. Des moments de faiblesse s’emparent de l’infortuné et intéressant Turrettin qui se laisse tomber fréquemment et roule en bas plutôt qu’il ne marche. Après une demi-heure de descente, ô spectacle af-freux et bien propre à tirer M. Picot des pensées qui l’absorbent ! un chalet embrasé se présente aux yeux des voyageurs. Louis accourt et veut sauver une poutre déjà embrasée, il allait affronter les périls lorsqu’on lui conseille de laisser brûler ce qui brûle. Picot regrette sincèrement un corps de pompiers. Turrettin se chauffe, chose horrible à dire ! au feu de cet incendie. Favre suit cet exemple odieux, tandis que Louis offre de douces consolations à ceux qu’il croit les victimes de ce malheur.

À une heure l’on arrive à Montbovon ou Mon beau nom suivant Louis. Un déjeuner frugal est servi. Cazenove s’étant imprudemment hasardé à entrer dans un cabinet écarté, la porte se referme sur lui et il court le risque de terminer ses jours dans une obscurité profonde. Le désespoir lui donne des forces, la porte fatale s’ouvre et le rend à la lumière. Un essaim de guêpes attiré par notre déjeuner se jette sur nous : Picot, Zanella, M. Töpffer déploient une rare valeur, Louis va chercher des sites, il tombe sur le plus beau possible : c’est un pont suspendu entre deux précipices. Il en fait un croquis où le pont est non horizontal ce qui donne lieu à de graves réflexions sur l’horizontalité des ponts.

Picot se fait une petite pacotille en papier plumes et encre. Il se livre à un négoce fénérateur, (vous m’entendez bien) et plusieurs de ses camarades sont victimes de son amour sordide pour le gain et de sa funeste passion pour les richesses.

Plus loin, la Caravane s’engage entre d’immenses rochers au travers desquels la Sarine se fraye un passage en mugissant. L’on rencontre un vieillard robuste et vigoureux, qui rappelle les anciens patriarches, si ce n’est qu’il fait un petit négoce de tabac. On nous montre un champ de bataille où les Bernois ont autrefois battu les comtes de Gruyère, ce qui exalte les sentiments patriotiques de Louis. Picot n’étant point du tout exalté poursuit sa marche agréable et rapide. Des oiseaux noirs volant sur la gauche semblent présager à quelques-uns de nous le sort terrible qui leur est réservé pour la nuit qui va suivre.

On arrive à Château d’Œx au son d’un flageolet dont la musique douce et harmonieuse rappelle celle du bateau et par une liaison nécessaire l’objet que portait le bateau. On soupe : bœuf peu cuit, pommes de terre aux oignons, vin salé, pruneaux intacts, du doux. On remarque que Picot par principe ou par impossibilité de faire autrement ne mange que les têtes des pèlerines qu’il mutile indignement. On se couche.

Vers minuit des symptômes alarmants se manifestent dans le lit de Cazenove. Des légions d’insectes l’attaquent de toutes parts. Il se lève et va assoupir sa douleur sur un vil banc. Demi-heure après les mêmes symptômes se manifestent dans l’autre lit de la même chambre, où, dans un sommeil doux et restituteur des forces du corps et de l’âme, M. Picot à côté de M. Töpffer se livrait à de doux songes. M. Töpffer abandonne cette couche désolée, et secouant la couverture, s’en enveloppe et s’étend sur le plancher.

Mais du fond des paillasses des troupes fraîches d’insectes se succèdent sans interruption, et dès lors des idées d’émigration roulent dans la tête du susdit. Il prend son parti, et, armé de son seul courage, il va chercher le repos dans des terres étrangères. Il entre dans un nouveau lit pendant que MM. Picot et Cazenove, associant leur destinée, délibèrent s’ils n’iront point visiter le presbytère. M. Töpffer leur offre une touchante hospitalité que des barbares qui dormaient leur avaient refusée. Tous trois bien munis d’insectes entrent dans le même lit ; M. Picot se place au milieu et se loue de sa situation.

L’on observe que dans cette même nuit il a pris et guéri radicalement deux rhumes successifs. Mais leurs malheurs n’étaient point arrivés à leur terme. De nouveaux ravages se manifestent et le désespoir force enfin M. Cazenove à reprendre son ancien lit où il accorde une généreuse hospitalité à M. Picot qui n’a cessé de se louer de sa situation prospère. On verra ci-contre l’idée qu’on peut se former de cette émigration.

Troisième journée

Le 26, les voyageurs renouvellent leur provision d’anisette. Les malheurs de la nuit précédente ont agi d’une manière funeste sur ceux qui en ont été les déplorables victimes. De sombres pensées qu’augmentent le murmure du torrent, les cris rauques du corbeau et le froid très vif, roulent dans leur esprit.

D’un autre côté vêtu de deux chemises, dont une à Favre, l’infortuné Turrettin un peu remis de son roulage du jour précédent s’avançait hardiment et presque avec témérité sur la grande route. M. Favre gardait un silence effrayant. M. Zanella à peine éveillé jouissait de la froidure piquante au travers du léger tissu d’un fin pantalon de Nankin. M. Louis Zeerleder de Berne, toujours avide de s’illustrer lève témérairement sa pique contre un paisible chien de garde. À cet aspect, ce chien de bonne race montre une dent brillante et acérée ; Louis ne fuit pas, mais recule ; son bras tombe sa pique s’abat, et il ajoute à la gloire du courage celle de la clémence qui lui allait beaucoup mieux dans ce moment. (Voyez ci-contre.)

Le soleil se montre et sa douce chaleur agissant sur les esprits, ils reprennent peu à peu leur amabilité primitive. Au-delà de Rougemont M. Louis Zeerleder de Berne aperçoit quelques vieilles assises de pierres surmontées de jeunes sapins. À cette vue son cœur s’émeut, sa marche se précipite, en un instant il a gravi la hauteur, et de là il décrit avec enthousiasme la beauté de ce séjour. Picot, du fond de la vallée ne partage point cet enthousiasme ; il était alors occupé à entrer dans le Canton de Berne dont de faux amis MM. Turrettin et Favre lui disputaient l’entrée.

Les voyageurs font leur entrée à Gessenay . La population ne se presse pas sur leur passage. Ils trouvent dans l’auberge une Anglaise qui y sert et qui échange quelques phrases avec M. Cazenove. M. Louis ruiné de fatigue en chassant aux ruines, arrive après les autres. On déjeune : café clair, table et chaises rouges, miel clair excellent, bon marché. L’on se remet en route par un chemin montant, sablonneux, malaisé. Sueur excessive ; réflexions pénibles et décourageantes sur les chemins montants. Mais voici que, tout à coup, on découvre un drapeau blanc flottant dans les airs. Par une violation insigne du droit des gens et méconnaissant l’inviolabilité d’un territoire neutre, MM. Turrettini-Necker et Favre l’avaient élevé. À cet aspect le bernois Zeerleder enflammé d’une juste indignation lance sa pique contre cet indigne trophée ; M. Cazenove le seconde, et la victoire est proclamée. Bel exemple de ce que peut le patriotisme lorsqu’on a bien déjeuné !

Fatigué d’un exploit si pénible, M. Louis s’enfonce dans des bosquets touffus, le long des bords du torrent. Il y rencontre, dit-on, la Naïade du lieu. Ô vous, lui dit-il, qui régnez sur les ondes limpides qui arrosent ces bords, souffrez que je répare ma lassitude dans ces eaux. La Naïade sourit et s’enfuit. M. Louis interprète son sourire comme une permission et, déposant sa chaussure, il puise dans les flots argentins la fraîcheur et la force. C’est là qu’il est rencontré par ses camarades. Ils le dépassent. On le perd de vue jusqu’à Zweisimmen où il arrive frais et brillant. Picot y était déjà arrivé porté en triomphe sur un char du pays, voiturant du fromage.

À Zweisimmen l’on ne peut se procurer un char. Grand contretemps. Pour adoucir leur chagrin, les voyageurs font une provision de biscômes. S’étant remis en route, ils achètent des pommes. L’amour de M. Picot pour les richesses reparaît ici avec des symptômes alarmants. Qui aurait cru alors que, changeant tout à fait, on le verrait un jour à Thoune se mettre en dépense et débuter largement par demi-batz de caramels ! !

L’on ne trouve de char nulle part, la nuit s’avance, les ombres s’étendent, notre situation devient obscure. La route s’encaisse entre d’immenses rochers au pied desquels le Sim-men furieux mugit contre les rocs épars dans son lit. La Caravane s’assemble et délibère si elle doit pousser la route jusqu’à Weissemburg ou s’arrêter à Boltigen à une lieue de là. Ce dernier parti l’emporte et l’on se remet en route. Il n’arrive rien de remarquable jusqu’à Boltigen. On soupe : motton cru, cartof-feln-reusti , faux doux, bon marché. Lits inégaux. Les uns sont couchés dans des lits d’une simplicité antique et primitive ; les autres goûtent le sommeil dans la belle maison du lieu sur la plume fine et douce.

Quatrième journée

Ce jour-là le temps est sombre, l’horizon menaçant. M. Picot remarque qu’un vent chaud soufflant avec force ne présage rien de bon. On se met en route. L’on ne peut trouver de char. Les ruines du château des anciens Seigneurs de Weissemburg s’offrent aux regards de M. Louis qui va les observer de près. Il remarque que la vallée est obscurcie par des nuages d’un gris redoutable et orageux. M. Turrettin sort pour la première fois de son sac, un collet de toile cirée dont la couleur noire indique du sinistre. M. Picot ayant fait porter son sac par un Helvétien lui offre généreusement deux rappes qu’il prend pour deux batzen et s’écrie lorsqu’on lui demande trois batzen : Autant que ça ! Paroles bien remarquables et qui contrastent vivement avec les sentiments contraires dont il fut animé depuis Thoune.

L’on atteint Weissemburg. Déjeuner : cafetière gigantesque ; café bon, pains blancs briochés, eau fraîche, le tout commandé en allemand et par cela même meilleur selon M. Louis.

Dans cet endroit l’on trouve enfin un char. Deux chevaux fougueux y sont attelés, un homme robuste et vigoureux les conduit. Au moment où les voyageurs montent en char, M. Turrettin resté à pied, monte sur un rocher vêtu du noir manteau dont nous avons parlé, et là d’une voix rauque il prononce ces paroles mémorables : Vous vous êtes embarqués sous de funestes auspices ! Et l’écho de la vallée répète : funestes auspices !

Le char s’arrête pour recevoir M. Turrettin. Au moment où il monte, son manteau sinistre se déchire avec bruit. Plus loin M. Töpffer remarque conjointement avec M. Picot que des oiseaux noirs volent sur la gauche avec des cris glapissants. Au même instant, les chevaux s’emportent, le cocher poussé par les furies fait retentir les éclats de son fouet, une cheville se détache, la roue vole, l’essieu se casse, et la Caravane roule dans la fange. (V. ci-contre.)

M. Töpffer aperçoit du sang sur sa casquette. Effrayé, il interroge chaque voyageur et la terreur se change en joie lors-qu’on découvre que le nez seulement de M. Zanella a reçu une égratignure. On congédie le cocher ; et on laisse le char fatal, aux grands regrets de MM. Louis et Cazenove.

Alors commence la pluie. Les voyageurs se préparent à la recevoir. M. Picot jusqu’alors en habit de drap, apparaît aux yeux étonnés vêtu d’une légère carmagnole, bicolore, de près, bleu de ciel, de loin. L’orage nous force à chercher différents abris que nous obtenons de l’hospitalité des habitants. Peu à peu le ciel se découvre et la vallée devient plus riante. Enfin nous débouchons dans la plaine de Thoune où nous trouvons un soleil brillant et un temps magnifique. À une heure de cette ville, une jeune fille offre des poires à vendre. Chacun en prend cinq excepté M. Picot qui se tient à l’écart ; mais, lorsqu’il apprend que ces poires seront payées par une bourse étrangère à la sienne, sa main s’avance en droite ligne et vient faire sa provision. Et il s’écrie avec un sentiment de plaisir : Ah ! mot simple et naturel. C’est dans cette portion de la route que l’on observe avec douleur que M. Zeerleder cherche à s’assurer un empire absolu sur M. Picot resté en arrière avec lui. C’est ce qui fait donner à celui-là le surnom de Roi de Berne.

La Caravane s’arrête à Coite à ¾ de lieue de Thoune. M. Picot y quitte sa carmagnole et chacun y fait plus ou moins de toilette, puis l’on se rend à Thoune. On y apprend que M. Zeerleder le père y est venu pour voir son fils au passage de celui-ci. Il n’est pas chez lui dans ce moment et les voyageurs se dispersent pour faire différentes emplettes.

C’est là que M. Picot qui jusqu’alors s’était fait remarquer par un attachement sans bornes pour les batzen en nature, montre tout à coup une prodigalité alarmante. On le voit, dans la même station acheter :

Le soir la Caravane est accueillie de la manière la plus gracieuse par M. Zeerleder le père qui l’invite à prendre le thé à son hôtel. M. Louis reste à Thoune et ses compagnons retournent à Coite ou à quatre suivant l’expression géographique de M. Picot. Souper : langue, pigeon, doux en abondance, le tout excellent et très bon marché malgré tous les symptômes du contraire.

Cinquième journée

L’on part de Coite de bonne heure. À Thoune les voyageurs vont rendre visite à Mademoiselle Hopf dite Houf, chez qui ils se munissent de différentes provisions. Puis ils se dirigent vers les bords du lac. Un bateau s’y présente, des rameurs sont tout prêts ; l’on part. La journée est magnifique. À mesure que l’on avance on découvre des paysages nouveaux que cachent les différents promontoires. Les montagnes se réfléchissent dans les ondes, et peu à peu les cimes de la Jungfrau deviennent plus distinctes et plus imposantes. Après une navigation de trois heures moins un quart, nous arrivons à Neuhaus, lieu d’immenses et indicibles tentations. En effet nous le trouvons rempli de chars tout attelés. Un mot et 10 batzen et ils nous conduisent à Interlaken. Cependant nous poursuivons à pied par force d’âme et de corps. La route est délicieuse, unie et ombragée d’arbres fruitiers.

À Interlaken, déjeuner sur la galerie ; rien de remarquable. Passablement cher. Après ce repas on se disperse de différents côtés. Les uns jouent aux quilles ; MM. Töpffer et Picot écrivent des lettres et les portent à la poste. MM. Louis, Turrettini et Sayous se rendent sur une éminence qui domine le lac de Brienz. Ils y trouvent un petit lac, une ruine, de frais ombrages, un séjour enchanteur. Ce spectacle les émeut et M. Louis forme le vœu si la vie et la Fortune le lui permettent de construire un chalet dans ces beaux lieux et d’y venir passer tous les ans quelques jours paisibles, loin des affaires et des soins du monde. MM. Sayous et Turrettini sont les témoins de ce vœu sublime. On verra ci-après quel était ce site.

D’Interlaken, l’on se dirige sur Lauterbrunn , par une vallée d’abord large et riante qui, peu à peu, se resserre et prend un aspect sauvage. M. Louis se déclare notre guide, mais l’on remarque qu’il tire toujours sur la gauche quand il faut aller sur la droite, ce qui altère sa réputation comme guide. Peu à peu le soleil se retire, les ombres s’étendent et jusqu’au sommet des monts tout entre dans une teinte bleuâtre. Nous suivons une route tortueuse le long de la Lutschinen. Demi-heure avant Lauterbrunn un Helvétien d’une haute stature et fortement découplé se présente à nous. Son nom est Launer. Il nous offre ses services comme guide. Nous les acceptons, et cet homme a la plus grande part au succès de notre voyage, vu qu’il peut porter nos huit sacs.

Enfin l’on aperçoit au travers des ombres, le Staubbach dont la chute nous paraît au-dessous de sa renommée. Un moment après nous sommes à l’auberge. Chambres bonnes, souper médiocre, accueil peu gracieux excepté au départ… le tout chèrement payé. L’on remarque que la présence du Staubbach agit sur l’esprit de M. Louis et lui tourne un peu la tête.

Sixième journée

M. Louis est levé de bon matin ; on l’entend crier dans l’auberge : le Staubbach ! le Staubbach ! Il déploie une grande activité, donne ses ordres, prend ses mesures en allemand, et part. Deux des voyageurs l’accompagnent, il ne dit rien aux autres, qui suivent sans but la route qu’il a prise. Après avoir fait un chemin inutile, ils sont charmés d’apprendre que M. Louis a parfaitement joui de la vue du Staubbach ; après quoi ils reviennent sur leurs pas pour monter le Wägern-Alp .

La montée est d’abord très rapide, le froid est vif. L’on rencontre un Helvétien descendant chargé de lait. Chacun en boit et paye le lait à un prix élevé. L’Helvétien ne paraît pas content sur quoi M. Louis propose de lui donner des coups de bâton. Une petite fille présente un bouquet en chantant, à ce dernier, qui l’accepte et le paye, le tout poétiquement.

Après une heure de marche on fait une halte auprès d’une source. M. Louis s’entretient avec la Naïade du lieu. La faim se faisant sentir avec toutes ses horreurs, l’on attaque l’un des pains de la provision destinée à être consommée au sommet. L’estomac de M. Turrettin est surtout criard et impatient. Tous en général brament après les vivres.

L’on recommence à monter ; après une heure de marche, Launer pousse le cri usité parmi les pâtres des Alpes : aussitôt une musique céleste se fait entendre, paraissant sortir du centre des rochers. C’est l’écho le plus harmonieux que l’on puisse entendre.

Enfin après trois heures et demie l’on atteint peu à peu le sommet du Wägern-Alp, d’où la vue s’étend sur tous les glaciers de la Jungfrau et de l’Eiger. Mais avant d’admirer cette scène imposante on déballe promptement le déjeuner, des pâtres nous dressent une table en plein air et nous fournissent de beurre et de pain. L’on fait de fréquentes visites au petit baril de vin et lorsqu’on est bien et foncièrement repu, l’on commence à admirer. Les avalanches se succèdent assez fréquemment. On les distingue d’abord au bruit, ensuite au nuage de glace pulvérisée qui s’élève sur leur passage. C’est pendant qu’ils sont occupés à considérer cette scène, que les voyageurs prennent chacun un coup de soleil sur le nez. Ceux de MM. Favre, Picot et Louis en particulier, sont d’une couleur magnifique, que l’on ne peut comparer qu’à celle des aiguilles de l’Eiger dorées par un beau soleil couchant. On remarque que le dessous du nez étant abrité conserve une pâleur intéressante.

Après trois heures d’un séjour délicieux sur le Wägern-Alp la Caravane se remet en marche. Le chemin est montant pendant une demi-heure encore ; au sommet l’on découvre le Wetterhorn, le Faulhorn et la belle vallée de Grindelwald avec les hauteurs de la Scheidegg. C’est une pelouse d’un vert magnifique, parsemée d’innombrables chalets, et dominée par des glaciers et des pics nus et décharnés.

En redescendant le Wägern-Alp l’on attaque la bourse commune (déjà obligée, vu le malheur des temps de suspendre ses payements) par différents moyens. Un homme a fait une lieue avec nous pour nous faire acheter des fruits d’une espèce de pin. Plus loin un autre annonce qu’il veut nous montrer une bête. Il ouvre un vieux tonneau, où sous la paille qu’il retire l’on aperçoit un blaireau. La bourse commune est obligée de payer, et encore ses largesses ne satisfont pas les montreurs de bêtes. L’on continue la descente, toujours avec l’appréhension de quelque blaireau à voir. La bourse commune s’agite et tressaille de crainte dans la poche effrayée de M. Töpffer inquiet.

Vers le soir l’on arrive à Grindelwald, où l’on se réunit dans la chambre de M. Töpffer. Pendant que l’on est occupé à écrire le présent journal, 3 voix harmonieuses font entendre une musique que sa mélodie, une belle soirée et le site rendent délicieuse (voyez ci-dessus). Souper : chambre à manger froide, souper équivoque, poulet dur, du doux, assez cher. La bête courte reparaît. Voyez la vignette ci-dessous.

Septième journée

M. Louis s’échappe le premier de l’auberge et se rend chez M. le Pasteur Muller où il se réchauffe par le moyen d’un bon déjeuner dont il nous fait une description qui ne nous réchauffe que l’imagination. Nous visitons près de la cure le tombeau de M. Mouron, mort dans une crevasse de glacier. Plus loin nous faisons une excursion au glacier du Mättenberg, où M. Picot fait preuve d’une rare témérité et d’un courage effréné que rien n’arrête. Un homme de l’endroit montre un grand livre à M. Töpffer qui de loin voit de quoi il s’agit. Ce grand livre suppose 1° que la prairie où l’on passe pour arriver au glacier, appartient à cet homme 2° qu’on la gâte en passant, et qu’on la gâte d’autant plus qu’il est un père de famille, pauvre ; Ergo : qu’il faut payer. Syllogisme admirable mais triste, bien triste moment pour la bourse commune dont le crédit est déjà altéré par la suspension de ses payements. M. Louis en particulier à qui elle doit 10 batzen fait entendre des murmures affligeants.

La Caravane poursuit sa route. À quelque distance du sommet de la Scheidegg, M. Picot se fait aider par deux piques, portées en façon de brancard par ses camarades, à la manière dont M. De Saussure monta sur le Mont Blanc. Dès ce moment il reçoit le glorieux surnom de De Saussure le jeune, ou De Saussure cadet. M. Zanella adopte une méthode analogue. Enfin M. Turrettini-Necker se fait porter quelque temps sur le dos d’un guide.

L’on atteint le sommet de la Scheidegg, où MM. Louis et Favre, arrivés les premiers avaient bu une forte dose d’excellente crème, et s’en félicitaient infiniment. Les autres voyageurs se partagent les modiques restes de ces Messieurs dont ils ne partagent pas le contentement parfait et la naïve joie vu l’exigüité excessive de leur portion. Sur le revers de la Scheidegg l’on rencontre une société de Messieurs et de Dames un peu essoufflés ; et une heure et demie après l’on arrive à Rosenlaui lieu très pittoresque avec glacier, bains, et cascade. (Voyez le glacier ci-contre.) C’est en ce lieu que M. Picot se montre digne des Naïades, que M. Louis dresse un pont sur l’abîme des eaux et qu’il y passe sans frémir quoique l’abîme ait au moins un pied de profondeur ; que Turrettin suit ce sublime exemple et que Favre et Zanella se distinguent chacun dans leur genre.

Déjeuner incohérent, attendu avec impatience, dévoré avec avidité, payé avec conscience. La Caravane se remet en marche, en suivant une route charmante. L’infatigable M. Louis se signale encore par d’autres exploits. Un taureau se présente, il l’attaque ; le taureau fuit, il le poursuit. Plus loin un chien de garde se trouve sur sa route : il le balaie devant lui. Son courage étonne les paisibles habitants de ces vallées. M. Turrettini imite, mais à un long intervalle, un exemple si noble. Il livre un combat furieux à un jeune bouc égaré. L’amour de la gloire plane sur ces belles âmes.

Plus loin, Picot nourrit sa passion en buvant de la Nisette. On le voit descendre péniblement les ravins, traînant le trait fatal fixé dans son cœur. Tout lui rappelle les jours fortunés qu’il goûta jadis. Ces vertes pelouses, ces demeures rustiques, ces ombrages touffus excitent en lui de tendres émotions, et lui inspirent le désir d’y venir goûter un bonheur qui serait sans mélange s’il pouvait le faire partager. En attendant cet avenir heureux, il fixe au loin la vallée, où il cherche à distinguer l’auberge de Meiringen.

L’on arrive à la première cascade du Reichenbach. Son aspect est frappant. M. Cazenove se signale à son tour en s’exposant de très près à la rosée de la cascade. M. Picot l’admire du haut du rocher où il est parfaitement au sec, et son admiration se prolonge durant plusieurs jours encore, entretenue par de petits cadeaux de noisettes.

En cet endroit une atteinte est encore portée à la bourse commune devenue si légère qu’elle bouge au moindre vent. De cascade en cascade on arrive dans la plaine. M. Picot y fait la perte de divers objets qu’il a achetés. Ses camarades s’arrêtent avec lui pour les chercher, excepté Sayous Favre et Zanella qui vont en avant et s’arrêtent auprès d’un pont pour attendre leurs compagnons. Deux hommes les abordent et leur font quelques questions, entr’autres, si leur guide est vigoureux, ce qui les fait envisager par ces Messieurs comme des brigands de première qualité. On arrive à Meiringen. Souper sans cartoffeln-reusti, pruneaux douteux, du doux. L’on dort.

Huitième journée

On part à 7 heures, jour ou non. Le froid est piquant. Après demi-heure de marche, l’on a sous les yeux une vallée d’où s’échappent des vapeurs épaisses ce qui donne à la contrée l’aspect d’un lac. Toute cette partie de la route est pittoresque, à mesure qu’on s’élève  l’on arrive à des lieux sauvages et un vallon désolé. Arrivés à Guttannen, les voyageurs se décident à y passer le reste de la journée. Après avoir fait un déjeuner frugal, ils vont s’établir dans une prairie au pied d’un rocher qui les met à l’ombre. Là tandis que M. Töpffer rédige le journal de la troupe, M. Louis se signale par de nouveaux exploits. Il monte sur le rocher, déracine des masses énormes de mousse, et en accable MM. Favre et Zanella restés au bas, en déployant une rare intrépidité. Cela déplaît au propriétaire du champ, qui arrive furieux et bouillant de la plus excessive irascibilité. Il allait se porter aux derniers excès de la colère, lorsque M. Töpffer en suspend un instant les déplorables effets, en portant doucement la main à son gousset. Il en retire trois batzen et les présente au propriétaire furieux. Alors la tempête s’apaise, un doux sourire paraît sur les lèvres de ce propriétaire, et tout rentre dans le calme.

De nouvelles figures apparaissent. Le Préfet de Meiringen nous court après depuis le matin de ce jour et nous atteint à Guttannen. Il en veut à M. Töpffer à qui il parle pour l’un de ses fils qu’il désire placer chez lui. Ce Préfet est d’ailleurs un homme très aimable, dont la société nous est très agréable.

M. Cazenove se signale. Dans une lutte terrible avec notre guide, il le terrasse une fois et demie, l’adresse suppléant à la force.

Le soir mouvement dans l’auberge. Deux chasseurs arrivent avec trois chamois qu’ils ont tués. La gloire est la plus grande récompense de leurs peines qui sont incroyables. Souper : soupe au poivre, viande crue, cartoffeln-reusti, du doux ; hôtes braves et bienveillants, prix très modérés. Nuit puceuse pour quelques-uns, agréable pour la plupart. Lit trop court pour M. Louis Zeerleder de Berne.

Neuvième journée

Déjeuner extra : même composition que celui d’hier. À 7 hs et demie départ pour la Handeck . Arrivés là, nous sommes accueillis cordialement par les pâtres du lieu qui nous servent une collation de crème, fromage etc. (Nidle un peu aigre). On renouvelle la provision de piques, et M. Picot trouve moyen de spéculer sur les cannes. Par la voie d’échange, il s’en procure deux et dès ce moment De Saussure le jeune paraît avec un double appui. Les voyageurs vont ensuite visiter la chute de l’Aar. Un roc s’avance au-dessus de la cascade et de là l’œil plonge dans l’abîme. L’un des fils du Préfet de Meiringen (ces Messieurs nous ont accompagnés jusque-là) en lançant une branche d’arbre dans la chute y fait voler sa casquette. L’infortunée, poussée de roc en roc, va bientôt finir ses jours dans des bouillons affreux. Elle était digne d’un meilleur sort.

La Caravane se remet en route. On ne voit plus de végétation, mais seulement des rocs décharnés, des neiges, un torrent furieux… Au bout de deux heures de marche une maison grise se présente, isolée au centre de ces montagnes. C’est l’hospice, où M. Cazenove est arrivé le premier, suivi de près par De Saussure le jeune. Collation d’extra. Vin excellent, pain dur, fromage de chèvre. L’on sort de l’hospice. Sur le lac qui est au-dessous se présente une frêle nacelle. MM. Louis, Cazenove et Töpffer s’y élancent. En un instant elle s’éloigne, le rivage fuit et les flots y pénètrent.

Mais, plus intrépides que Christophe Colomb, les trois navigateurs portent sur les ondes un regard calme, et bravent leur fureur. Ils ont résolu de faire le tour de cette mer profonde. Tantôt un rocher à fleur d’eau menace de fracasser leur esquif, tantôt un bleu sombre annonce la profondeur de l’eau. Ils n’ont autour d’eux que des plages inhospitalières ou d’affreux rochers contre lesquels, mille fois ils sont menacés de se briser. Ils ne font pas même leur testament ; leur persévérance vient à bout de tout, et ils arrivent enfin au port où leurs amis inquiets les attendent. (V. cette navigation et la vue de l’hospice ci-dessus.)

Pendant le même temps De Saussure le jeune tentait la même entreprise par terre. Mais son courage lui manque dès les premières difficultés et il revient honteusement sur ses pas. MM. Zanella et Favre plus persévérants achèvent l’ouvrage commencé par De Saussure et font ainsi faire un pas immense à la géographie. M. Sayous veillait avec inquiétude sur tous ces travaux et M. Turrettini-Necker de Genève fut trouvé au retour, étendu face contre terre, savourant les douceurs du sommeil.

Depuis longtemps Louis méditait en silence un projet hardi et patriotique. Il veut aller visiter la Naïade solitaire, qui, de son urne féconde, verse les ondes limpides, qui vont baigner les murs de sa ville natale. Accompagné du fidèle Launer il s’enfonce dans les solitudes et après avoir traversé des vallées arides et sablonneuses, il arrive au pied du glacier de l’Aar. Il s’assied, et dans le recueillement, il considère la base du glacier d’où s’échappent les flots. La Naïade ne se fait point voir ; l’on n’entend que les sourds gémissements qu’elle pousse sous le glacier. (V. ci-contre.)

Cependant les autres voyageurs, inquiets de sa longue absence, s’arment de leurs longues piques et vont à sa rencontre. Ils franchissent les rocs et les marais, et leur voix qui appelle leur ami, fait plusieurs fois, en vain résonner les échos de la vallée. Enfin M. Sayous aperçoit deux points qui semblent se mouvoir dans le lointain. Aussitôt un signal est dressé, des cris de joie se font entendre ; l’on y répond, un quart d’heure après l’on est réuni et l’on mange des pignons que le brave Launer rapporte du voisinage du glacier.

L’on retourne à l’hospice, où l’on rencontre le garçon de l’auberge d’Interlaken, voyageant en gentleman. Souper : nichts cartoffeln-reusti, côtelettes sèches, point de doux. Lits assez bons, oreillers bas, couvertures courtes.

Dixième journée

Cette journée commence par un débat entre M. Töpffer et les gérants de l’hospice, qui, sur ce que celui-ci est genevois, ne veulent recevoir aucun payement. Ce n’est qu’avec beaucoup de peine qu’il parvient à s’acquitter de ce qu’il doit pour lui et pour ses compagnons.

L’on part à huit heures. Après avoir fait une demi-lieue, les voyageurs arrivent au passage difficile du Mayenwand , qu’ils franchissent heureusement, puis ils descendent vers le Glacier du Rhône. C’est là qu’ils sont témoins d’une scène attendrissante. L’infortuné Picot à la vue de ce fleuve, dont les eaux vont dans quelques heures baigner les bords où vit l’objet de sa passion, ne peut s’empêcher d’en grossir le volume par ses larmes. D’une main tremblante il ôte le bouchon attendri de sa bouteille émue et en faisant une libation il prononce (dit-on) ces mots : « Onde pure à qui je porte envie, va, va, vers ces lieux si chers à mon cœur, vers ces lieux qu’elle embellit de sa présence. Que ne puis-je égaler ta vitesse ! Ah du moins raconte-lui les tourments que j’endure, dis-lui bien que tous les glaciers du monde ne sauraient éteindre le feu qui brûle dans mes veines, Et puis voilà ! » (Expression favorite de M. Picot). Il dit, et s’éloigne triste et pensif.

Les voyageurs arrivent bientôt auprès d’une petite chapelle d’où ils découvrent toute la belle vallée d’Oberwald terminée par le Mont Rosa. Le fond en est couvert de troupeaux qui paissent sur les rives du Rhône au bruit d’un millier de clochettes. On atteint Obergesteln où un déjeuner commandé en allemand rend la force et la vigueur aux voyageurs affamés. Un ouragan violent renverse M. Picot, fait chanceler M. Louis et pousse M. Töpffer dans un torrent furieux où il se mouille jusqu’à la cheville du pied. Heureusement il touche le fond et parvient ainsi à échapper à une mort certaine.

Ce vent violent ramène les voyageurs à l’auberge où une fête d’un genre nouveau les attend. M. Turrettini a découvert un violon, instrument sublime dont il sait tirer des accords divins ou presque divins. Aussitôt il propose de marier la danse avec la musique, et un bal se donne dans une salle de l’auberge que ces messieurs ont conquise par droit d’occupation. Diverses danses du meilleur goût y sont exécutées et un ton charmant préside à cette fête où l’on distingue en fait de dames, Messieurs Favre, Sayous, Cazenove, Zanella. M. Picot y fait preuve de galanterie. M. Louis y danse avec une légèreté d’un genre particulier qui ne laisse pas d’ébranler la maison. C’est encore là que M. Picot instamment prié de chanter un cotillon se rend à la demande générale, et entonne un air d’autant plus sublime qu’il est moins connu, et où l’on remarque particulièrement le son tu, tu, tu, tu, etc. tantôt légèrement sifflé, tantôt grave et sonore, et tantôt bourdonnant avec une mollesse d’accent délicieuse.

La marche succède à cette fête. Le vent continuant à souffler avec violence MM. Turrettin, Sayous et Cazenove se forment en triangle pour couper le vent, à l’imitation des oies. MM. Louis Favre et Picot font la même chose. Mais comment supposer que des âmes aussi belliqueuses et avides de gloire puissent rester tranquilles en présence les unes des autres, quand la pique est levée et les guerriers rangés en bataille ! La première troupe brûlant de se mesurer avec la seconde, presse le pas, sonne la charge, et ici commence une bataille la plus mémorable peut-être dont les environs d’Obergesteln aient été les témoins. Les troupeaux épars dans la prairie lèvent la tête et tournent un regard inquiet sur le champ de bataille. La vache ne broute plus, le coursier hennit à l’approche des combats. Le laboureur occupé à déterrer le cartoffeln non reusti sur les hauteurs voisines, quitte la bêche et porte ses yeux sur la plaine ; le Rhône lui-même semble avoir suspendu son cours impétueux.

Qui pourrait rendre la bouillante bravoure avec laquelle l’intrépide Cazenove fond sur l’ennemi ! La terreur marche devant lui, et sa pique acérée voltige avec rapidité. Il attaque le courageux Favre, qui, après une noble résistance de cinq secondes au moins, s’enfuit vers les bois. Son ardent ennemi le poursuit, la pique dans les reins. Il l’atteint et le désarme. Le brave et généreux Louis jusqu’alors sans peur et sans reproche, se signale par des exploits dignes de sa haute renommée. Sa tête domine toutes les autres et son bras abat tout sans distinction. Le noble Sayous lui résiste avec courage. L’infortuné Turrettini se bat avec tant d’acharnement, que, tué trois fois dans le même combat ; trois fois il se relève et montre une force toujours nouvelle. Enfin le redoutable Picot, armé d’une épée admirable, achetée à Bonneville au printemps précédent, sous le nom de canne, pourfend les airs de mille manières et ajoute ses généreux efforts à ceux de ses braves compagnons.

La fortune aveugle ne seconde néanmoins pas d’aussi glorieux travaux et la victoire longtemps disputée, semble demeurer à MM. Turrettini-Necker Cazenove et Sayous. Mais elle ne sert qu’à leur inspirer de l’estime pour d’aussi vaillants adversaires. Ils leur tendent la main, et les deux troupes désormais réunies, marchent ensemble. Heureuses si jamais aucun nuage n’eût troublé une union aussi belle !!

À la suite de cette brillante affaire M. Picot est nommé enseigne et c’est alors que sa vaillance est mise dans tout son jour. Un ennemi d’autant plus à craindre qu’il emploie la ruse, et se place en embuscade, est destiné à faire ressortir sa valeur. Cet ennemi est M. Töpffer. Le drapeau est son point de mire. Saisissant le moment qu’il juge convenable, il saisit l’enseigne avec force et cherche à terrasser celui qui la porte. Mais M. Picot prompt comme l’éclair, d’une main serre avec force le drapeau qui lui est confié, de l’autre tire sa formidable épée. M. Töpffer pâlit à cet aspect et prend la fuite vers les montagnes. Plus loin, il veut attaquer le drapeau planté en terre auprès d’un bivouac, il a déjà terrassé Zanella préposé à sa garde, lorsque le vigilant Picot se réveille, saisit son glaive, accourt, et sauve encore une fois l’honneur de son corps.

Mais qu’y a-t-il de durable ici-bas ? Rien. C’est ce qui parut ici dans tout son jour. Le grand Louis est accusé, une commission militaire se forme, il est mandé à sa barre. Le président, M. Cazenove, lit l’acte d’accusation. Louis est prévenu : 1) d’avoir manqué à la discipline militaire en couchant hors du camp. 2) d’avoir tenu des propos séditieux, notamment d’avoir cherché à suborner le fidèle et intègre Picot et de lui avoir énoncé des projets de révolte. Les dépositions de ce dernier sont alarmantes. En vain l’éloquent Turrettin, avocat de l’accusé, dans un discours plein de profondeur, de sentiment et de force défend son client et cherche à blanchir sa conduite ; les juges vont aux voix, un sombre silence, des physionomies sinistres annoncent d’avance une sévérité nécessaire. Louis est jugé coupable, et condamné à perdre son grade de Lieutenant. Il reçoit sa sentence avec calme et la vue de ce héros qu’on flétrit, arracherait des larmes au public, s’il était là.

Cependant des bruits divers circulent sur les dépositions de M. Picot ; et en même temps que M. Louis semble se croire innocent M. Picot paraît peu sûr de sa cause. Enfin le condamné accuse ce dernier en calomnie et faux témoignage. Aussitôt une nouvelle Cour s’assemble dans un silence solennel. M. Louis a pour avocat M. Turrettini, son précédent défenseur. M. Picot fait marché avec M. Sayous avocat distingué, à qui il offre un batz que celui-ci refuse généreusement. Alors on voit aux prises tous ces hommes également célèbres et l’éloquence déploie toutes ses richesses. Une touchante apostrophe de M. Louis, à M. Picot, le bâton levé, émeut tous les cœurs. Après une mûre délibération la cause est remise faute de preuves suffisantes, et par manque de témoins. Le précédent jugement est confirmé.

Pendant que ces choses mémorables se passent, le soleil se couche et peu à peu la nuit étend ses voiles sur la campagne. L’on rencontre les pâtres ramenant leurs troupeaux à l’étable, les laboureurs fatigués regagnant leurs demeures. De loin en loin une lumière isolée annonce que les familles sont réunies dans la chaumière. Au dehors, règne le silence et la nuit. Les voyageurs font seuls retentir les bois du bruit de leurs pas. Deux lieues environ les séparent encore de l’auberge où ils doivent passer la nuit. Ils s’enfoncent dans des forêts d’une obscurité profonde et marchent en tâtonnant. Le Rhône mugit sur leur gauche, un précipice affreux, seul, les en sépare. Les plus hardis marchent devant. M. Zanella moins fait aux marches nocturnes, éprouve des frissons d’épouvante. D’une voix sourde, il se plaint de ne pouvoir distinguer M. Töpffer qui marche deux pas devant lui, et par un sentiment, affectueux sans doute, il voudrait ne le plus quitter. Après des fatigues inouïes l’on atteint enfin l’auberge.

Pendant qu’on prépare un souper frugal, M. Töpffer règle compte avec le brave Launer, et les voyageurs sur la proposition de M. Cazenove, s’empressent de faire une petite collecte en faveur de ce digne homme. On l’invite à souper avec nous et nous remarquons avec peine les signes de la fatigue sur sa robuste figure. Pendant le souper M. Picot prend mal et son nez pâlit dessus et dessous. On s’empresse de le soulager et l’on remarque avec plaisir qu’il continue à manger. Prié de s’en abstenir, il observe qu’il mange lentement ce qui paraît une raison sans réplique. Il ne tarde pas à se rétablir.

Après le souper Launer nous fait ses adieux. Chacun lui touche la main et le voit à regret s’éloigner de nous. Ainsi nous nous séparâmes de cet homme simple et bon, se dévouant toujours sans réflexion, honnête sans songer à s’en faire gloire, et dont la gaîté et la complaisance avaient jeté tant de charme sur notre course. Si jamais l’un de nous retourne dans ces vallées, son cœur aussi bien que son intérêt le conduira chez Launer.

Onzième journée

À 7 heures du matin chacun fait son sac et l’ajuste sur ses épaules. C’est alors que les regrets d’avoir quitté Launer se font sentir avec une nouvelle force. On se console un peu en pensant que si nous marchons plus pesants, il s’en va plus léger.

Nous suivons tout pensifs la route de Brig. Nos pieds se ressentent des fatigues de la journée précédente. Le temps est couvert. À chaque instant nous arrêtons les paysans pour leur faire la question d’usage, ce sont les seuls mots d’allemand que chacun de nous ait appris : Wie viele Stunde nach etc.

MM. Turrettini et Cazenove toujours ingénieux imaginent une manière de soulager leurs épaules en portant leurs sacs sur une espère de brancard, manière qui par des analogies à eux connues, reçoit le nom de méthode à la De Saussure. Cet exemple est imité par MM. Favre et Zanella, toujours désireux d’encourager les lumières.

Une multitude d’églises, clochers, couvents, chapelles, nous apparaît sur la base d’une montagne. C’est Brig, lieu fixé pour le déjeuner et en conséquence bien cher à nos cœurs qui en général ont toujours vécu en bonne intelligence avec nos estomacs. Introduits dans une vaste salle voûtée nous soupirons ardemment après le déjeuner, que MM. Picot et Sayous ont commandé. Ce dernier, par un oubli honteux de la succession des temps, prenant le déjeuner pour le souper avait demandé de la viande. Déjeuner bon, peu abondant, vivres demandés avec instance, attendus avec impatience, dévorés aussitôt qu’arrivés. Au départ l’hôte de composition doucereuse, laisse M. Töpffer estimer lui-même le prix du déjeuner. Celui-ci ayant calculé la moyenne par le moyen des intégrales et différentielles, paye 25 sous par tête.

En cet endroit les voyageurs prennent un char qui porte tous leurs sacs, et quatre d’entre eux. À quelques heures de Brig, ils remarquent un monument, que l’on trouvera ci-contre, curieux et inestimable, pour apprécier l’état de la littérature et des arts dans le pays. C’est l’enseigne d’une maison de poste. En route M. Picot fait entendre des chants délicieux et parle aux échos qui ne lui répondent pas. Vers la nuit l’on arrive à Turtmann , village situé sur la route et le char s’arrête devant un hôtel où les voyageurs transis prennent possession d’un logement. Plus tard ceux qui sont à pied les rejoignent. M. Louis seulement, arrive en char, étant spécialement attaché à cette manière d’aller. Souper mitoyen, viande rare, nuit légèrement affectée d’insectes. Hôtesse remarquablement écorcheuse.

Douzième journée

M. Töpffer ayant conclu avec le voiturier du jour précédent un pacte, par lequel, nous devons être voiturés de Turtmann à Bex (16 lieues), la journée commence de bonne heure. À 4 heures du matin le mouvement commence dans l’auberge. L’on frappe à chaque porte en apportant une lumière. Le cocher attend nos sacs ; les grelots des chevaux se font entendre devant la maison. Tous ces préparatifs tendent à réveiller les voyageurs, qui ouvrent d’abord un œil, puis deux, puis enfin se disposent silencieusement à quitter leur couche. M. Picot met un bas du côté du travers, d’autres plus endormis qu’éveillés se perdent dans l’ajustement de leurs guêtres. Quelques-uns réclament avec angoisse leurs souliers échangés contre d’autres. Un froid vif ajoute au malaise général. Enfin l’on se loge dans une calèche très peu confortable, encore moins gentleman. Mais le plaisir d’être traînés après avoir tant marché, le soleil qui commence à se montrer ramènent peu à peu des dispositions plus heureuses, et l’air de Malborough s’en va t’en guerre, chanté en chœur, achève par une harmonie admirable de chasser les nuages du matin.

Bientôt on découvre dans le lointain les hauteurs qui dominent Sion. Elles sont couronnées par des ruines que M. Louis se propose de visiter. L’on entre dans la ville capitale du Valais où il n’y a de passablement capital que les églises. L’on y prend un déjeuner restituteur où l’on remarque un pot à lait d’une structure gigantesque qui paraît fait pour une race d’hommes géants et géamment buveurs de lait. On en verra ci-après la forme et les proportions dans la vignette.

MM. Louis, Sayous, Cazenove et Picot vont visiter les ruines du lieu. M. Töpffer reste à l’auberge où, tandis qu’il dessine les deux vignettes de ce livre représentant l’hospice du Grimsel et le lac de Brienz, une légion de dames anglaises, s’approche de lui et lui demande la permission de jeter un coup d’œil sur son ouvrage. Il s’empresse de les satisfaire.

Les chevaux sont attelés. L’on n’attend plus que le retour des visiteurs de ruines. Ils arrivent. M. Picot dont le goût pour le chant croît de jour en jour fait entendre dans la route le bourdonnement dont il a déjà été question et s’essaye à chanter diverses romances soit en français, soit en italien.

Les horreurs de la faim se faisant sentir, l’on achète à Martigny une telle quantité de pains blancs que l’on court le risque d’affamer les habitants de cette ville intéressante. Aussi est-ce avec serrement de cœur que nous dévorons ces pains. L’on part de nouveau, la cascade de Pissevache nous paraît à tous au-dessous de sa renommée ; et bien moins pittoresque que les chutes du Reichenbach. La nuit nous surprend peu de temps après l’avoir dépassée. Nos chevaux harassés, et réduits à l’état de déplorables machines ne trottent plus que par intervalle et comme par ressouvenir. C’est ce qui nous inspire de la pitié et nous décide à laisser la voiture à St. Maurice, où nous chargeons nos sacs sur nos épaules pour nous acheminer vers Bex. Favre se déclare notre guide.

La Caravane s’avance alors en bon ordre vers le pont de St. Maurice. On le trouve fermé. Aussitôt M. Turrettini saisit son cor, et fait entendre une fanfare d’un genre guerrier et hardi qui va porter l’épouvante chez le concierge. Abattu sans doute par la peur, il ne peut ni parler ni bouger, car il se fait longtemps attendre. Enfin une lumière paraît s’agiter derrière les vitraux du donjon, et un petit homme armé d’une lanterne vient ouvrir la porte qui barre notre passage. On le paie généreusement et nous passons le pont avec les honneurs de la guerre. Exploit d’autant plus brillant qu’il ne coûta point de sang !

Après ces aventures admirables, l’on atteint bientôt Bex. L’auberge est presque pleine. Nous parvenons cependant à y obtenir une place. M. Favre qui depuis deux jours a montré une gaîté toujours croissante, s’achemine avec un courage étonnant au travers des ombres de la nuit vers Bévieux sa terre natale. Les animaux féroces respectent sa marche ainsi que les brigands et il arrive sain et sauf au sein de sa famille.

Le souper de Bex est remarquable par une queue de truite qui suffit à nous rassasier. Tout y est exquis. Après un bon repas des lits d’une propreté extrême attendent les voyageurs qui ne tardent pas à s’y livrer aux douceurs du sommeil. Quelques personnes prétendent que durant la nuit on entendit M. Louis s’écrier à plusieurs reprises d’une voix caverneuse : « Trois grandes lieues à faire demain ! seul ! avec mon sac ! jusqu’à Aigle ! » Mais ce fait n’est point avéré et plusieurs prétendent qu’au contraire il dormit toute la nuit d’un sommeil admirable.

Treizième journée

Pendant que la plupart des voyageurs dorment encore, M. Favre paraît de bon matin devant l’auberge. Sa physionomie est joyeuse et épanouie, il apporte sûrement de bonnes nouvelles ; effectivement il vient de la part de ses parents inviter ses camarades à déjeuner aux Bévieux.

Il s’agit de faire un peu de toilette. M. Töpffer avec une brosse microscopique appartenant à M. Sayous s’efforce de rajeunir un vieil habit noir que le voyage et une position gênée dans le sac ont encore vieilli de plusieurs années. M. Cazenove se trouve dans l’embarras, ses pantalons étant à la lessive il a recours à l’obligeance de M. Sayous et parvient à force de génie à ajuster à sa taille un pantalon de ce dernier. M. Picot met une cravate neuve d’un goût exquis. M. Louis sort une paire de pantalons blancs comme la neige, qu’il tenait en réserve pour un dernier effort de toilette, M. Turrettini apparaît dans une légère veste de toile et l’on part pour Bévieux. L’on rencontre bientôt Mme et M. Favre qui suivis de leur fidèle chien viennent au-devant de nous. Leur accueil est des plus affectueux. Ils nous conduisent à leur habitation dans un vallon charmant et nous y trouvons préparé un déjeuner excellent auquel nous nous empressons de faire honneur.

Après le déjeuner, les voyageurs partent pour aller visiter les Salines. Au bout de trois quarts d’heure de marche, durant lesquels notre collègue et guide M. Favre rencontre mainte ancienne connaissance que la joie de le revoir ragaillardit, nous arrivons à l’entrée obscure d’un souterrain où nous nous enfonçons une lampe à la main.

Nous descendons ensuite visiter les bâtiments des Salines. C’est là que nous trouvons une romaine où chacun s’empresse de savoir combien pèse son individu y compris l’excellent déjeuner qu’il vient de faire. La livre étant de 16 onces, voici le résultat obtenu :

De retour à l’habitation de M. Favre, nous y trouvons une corbeille remplie de magnifiques raisins et nous faisons là une petite vendange rafraîchissante et tonique, après laquelle nous prenons congé de nos aimables hôtes pour aller charger nos sacs à Bex et partir pour St-Gingolph (Saint Jingon, selon l’expression très géographique de De Saussure le jeune). Mais les prévenances de M. Favre nous poursuivent même au-delà de sa maison et nous trouvons à Bex un beau et grand char préparé par ses ordres et prêt à nous conduire jusqu’à Roche. Nous montons et l’on part. Des oiseaux noirs volent bien sur la gauche, mais leur augure n’à point d’effet à moins qu’il ne fût destiné à nous annoncer la cruelle séparation qui approchait, celle de M. Louis Zeerleder qui nous quitte à Aigle pour y joindre Madame sa mère.

Mais ce ne fut point sans se signaler par un dernier exploit, plus brillant peut-être encore que tous les autres, que M. Louis se sépara de ses camarades. Au moment où il quitte le char, une nuée innombrable de canards très féroces se jette sur son chemin en poussant des cris affreux et voraces, et semble vouloir lui disputer le passage. Louis que rien n’étonne, ne pâlit pas même, d’un bras assuré il lève sa longue pique, il en porte des coups formidables et balaie devant lui la multitude criarde. Nous le poursuivons de nos applaudissements, et il arrive couvert de gloire au sein de sa famille.  

Le char nous quitte à Roche, de là nous gagnons les bords du Rhône où se trouve un bateau qui nous passe à l’autre rive. Au bout de deux heures d’une marche nocturne nous arrivons à St-Gingolph. Souper à table d’hôte avec un militaire court et rassis, un courrier italien, un conducteur de diligence de Genève, et une femme de chambre anglaise. Truite, peu de doux, lits assez bons, peu cher. C’est à la suite de ce souper mémorable, que M. Picot raconte à M. Cazenove la célèbre et intéressante histoire du petit Poucet.

Quatorzième et dernière journée

Levés de grand matin nous prenons la route de Genève, à pied faute de véhicule. Avant de partir nous allons visiter une vieille femme à qui l’on donne dans le village, au moins un siècle de vie, et lui faisons quelques aumônes. Rien de plus misérable que le réduit où cette pauvre créature achève sa longue et pénible vie.

Rien de remarquable jusqu’à Évian. Nous descendons à l’hôtel de la poste où l’on nous donne un déjeuner qui est dévoré comme les autres. Café bon, beurre insecté, à l’instar de celui de Montbovon, très propre à exciter la sagacité du naturaliste.

M. Töpffer conclut ici un marché avec le maître de poste qui s’engage, pour un certain prix à nous voiturer jusque dans nos foyers. L’on nous met d’abord dans une espèce de cage, d’un genre inconnu, que le maître de poste appelle sans raison connue, voiture, voiture très bonne etc. La construction en est curieuse et nous en donnons ci-contre la figure pour l’avantage des amateurs.

À Thonon on nous change notre cage contre une autre qui a plus d’analogie avec une voiture, mais malgré tous nos efforts, rien dans tout notre équipage, ne rappelle seulement l’idée de gentleman si ce n’est peut-être, que nous sommes censés aller en poste.

À Douvaine, changement de chevaux. On nous en donne deux dont l’encolure nous paraît si remarquable que nous n’hésitons pas à en donner la figure ci-dessous.

À Cologny nous déposons sur la route, MM. Picot et Turrettini qui se hasardent à gagner seuls leurs demeures, malgré la nuit qui s’approche. Les autres voyageurs arrivent à Genève où ils trouvent Madame Töpffer bien portante, et surtout, bien joyeuse de les revoir.

Ainsi se termine cette grande expédition, où l’héroïsme combiné avec la science, joue un rôle si remarquable, et dont les résultats pour l’avancement de la civilisation et le bien être des voyageurs sont incalculables. - FIN

Date de dernière mise à jour : 17/05/2021