Créer un site internet
BIBLIOBUS Littérature française

Voyage autour du Mont-Blanc (4ème partie) - Rodolphe Töpffer (1799-1846)

 

NOUVEAUX VOYAGES EN ZIGZAG (1843)


 


 

Table des matières

  • DIX-HUITIÈME JOURNÉE
  • DIX-NEUVIÈME JOURNÉE 
  • VINGTIÈME JOURNÉE
  • VINGT ET UNIÈME JOURNÉE 
  • XXIIe, XXIIIe ET XXIVe JOURNÉES 

 


 

DIX-HUITIÈME JOURNÉE

Outre ses deux filles, notre hôte a un fils dont il nous parla hier. « Étudiant, comme vous autres, y disait-il, et qui va avoir fini son rudiment l’an qui vient. » Et ce matin, comme il s’agit de faire porter le sac de Shall : « Laissez, dit-il, mon fils s’en va au glacier du Rhône pour y chercher de la viande ; moyennant une bagatelle, il vous portera ce sac. » En effet, nous voyons apparaître un grand montagnard hâlé, bruni, bien membré, qui fourre le petit sac dans sa large hotte, et part avec nous. Chemin faisant, nous apprenons de lui que c’est chez les jésuites de Brigg qu’il fait, ses classes, mais que, durant les vacances, il s’en vient à Obergesteln revoir la famille prendre l’air des montagnes et aider aux ouvrages de la saison. « Étudiant comme vous autres », disait le papa… Alors, c’est nous qui ne sommes pas étudiants comme lui !

Il y a bien quelque chose de risible, nous en convenons, à voir un particulier de cette taille qui en est encore à apprendre son rudiment : cela fait l’effet d’un grand garçon qui serait encore en nourrice. Mais il y a quelque chose de risible aussi à voir dans nos villes des adultes, des enfants, en être déjà à étudier toutes les sciences à la fois, après avoir été préalablement bourrés de rudiment, de syntaxe, de philologie et d’antiquité ; cela fait l’effet d’un moutard qui, trop tôt sevré, s’empâte de bouillie, ou encore, faute d’y pouvoir mordre, suçote un gros quartier de jambon. Entre ces deux extrêmes, il y aurait sans doute un milieu à tenir, mais, à notre avis, des deux le pire, s’il s’agit de former un homme, et non pas de faire courir bride abattue sur une profession, c’est sans contredit le second.

Autrefois, l’instruction classique, faite avec lenteur, occupait à elle seule les années de l’adolescence et de la jeunesse, en telle sorte que si, d’une part, cette instruction mieux établie et mieux digérée portait ses fruits en développement de l’intelligence et en ornement de l’esprit, d’autre part, elle n’empiétait point sur ces longs loisirs, sur ces journées, sur ces mois de récréation, de mouvement, de liberté, qui sont indispensables au développement simultané et naturel des forces physiques, de la droite raison et du caractère. Aussi, autrefois, et quelque vicieuses que pussent être d’ailleurs les institutions, il y avait des hommes, des caractères, ou encore des esprits vraiment élégants, ornés ou puissants ; tout le monde en convient. – Aujourd’hui l’instruction classique, faite précipitamment durant les années de la première adolescence, et basée de plus en plus sur des méthodes abréviatives comme s’il s’agissait non pas de faire croître des fruits, mais d’en distribuer hâtivement de tout cueillis, non seulement n’offre plus pour le développement de l’intelligence comme pour l’ornement de l’esprit que de bien médiocres résultats ; mais de plus, combinée avec une kyrielle d’autres études qui occupent et remplissent les années entières de l’adolescence et de la jeunesse, elle ne laisse au développement naturel des forces du corps, de l’âme on de l’esprit, ni temps, ni espace, ni aliment. Aussi, et quelque admirables que puissent être les instituions modernes, une chose est devenue rare, presque introuvable aujourd’hui : ce sont des hommes, des caractères, ou encore des esprits vraiment élégants, ornés ou puissants ; et, si tout le monde n’est pas placé pour en convenir, tout le monde du moins le remarque et s’en afflige.

Aussi, bien loin de plaindre, en ce qui nous concerne, les pays où il est encore possible aux parents de ne pas condamner leurs enfants aux travaux forcés d’une instruction bien souvent stérile comme méthode, et superficielle comme instruction, nous serions tentés de leur porter envie, et nous n’hésitons pas à leur souhaiter qu’ils puissent demeurer longtemps encore reculés ou retardataires en fait d’études et de latinité, puisque, à voir où nous mènent en ceci la civilisation et le progrès, il y a de quoi regretter bien plutôt qu’il n’y a lieu d’être satisfait.

Car, voyez donc, c’est à qui, parmi tous ces zélés enseigneurs, entassera le plus d’ingrats labeurs et de tristes servitudes sur les courtes années de la joie et de la liberté ; c’est à qui, parmi toutes ces doctes écoles, s’emparera le plus complètement non pas des cœurs, non pas des âmes de nos enfants pour les former et pour les embellir, mais de leur mémoire, de leur tête, de leur mécanique intellectuelle, pour la faire jouer du matin au soir sur tous les airs et dans toutes les ritournelles : puis, dépossédés par tous ces larrons de la présence chérie et du distrayant commerce de nos fils, c’est à peine s’il nous reste le moment de féconder leurs affections, de déterminer leurs penchants, d’assurer leurs principes ! Ah ! le sot, l’absurde, le barbare système ! auquel échappent néanmoins et les pauvres et les riches, mais dont nous autres, citadins simplement aisés, de qui les enfants ne sont destinés ni à pratiquer un métier ni à vivre d’une rente, sous peine de ne leur assurer pas une carrière et un avenir, nous sommes bien forcés d’user tout en le détestant. Heureux donc l’aubergiste d’Obergesteln ! son fils n’en est qu’au rudiment, mais sans que pour cela son avenir de prêtre ou de légiste ait à en souffrir le moins du monde. En attendant, il est grand, fort, bien membré ; il appartient aux siens par le cœur, par les habitudes, par l’esprit filial et domestique ; et s’il n’est pas très savant, en bon sens du moins et en expérience il en remontrerait à nos doctes imberbes, et à lui tout seul se tirerait d’affaire là où vingt d’entre eux, livrés à eux-mêmes, ne sauraient pas seulement se sauver les uns par les autres.

Au-delà d’Obergesteln, la vallée se resserre, et c’est par un sauvage défilé, dont l’étroite entrée est obstruée de rocs et assombrie de sapins, que l’on pénètre dans le bassin supérieur et dernier où resplendit, encaissé entre les pentes de la Furca et celles du Mayenwand, le magnifique glacier du Rhône. Quel sanctuaire auguste, et comme rempli de religieuse horreur, que cette pierreuse vallée où, de dessous une voûte transparente, du fond d’une grotte glacée, retentissante, profonde s’échappe, déjà roi et fier, l’un des grands fleuves de la terre ; et les sources du Nil, celles du Niger, dont la seule recherche a provoqué tant d’efforts et fait tant de victimes, ont-elles bien autant d’imposante majesté, d’éclatante magnificence ? Non, sans doute ; mais elles ont ce qui est plus puissant que tout cela pour éveiller l’imagination des hommes et pour passionner leur curiosité… le mystère, dont chaque jour la science déchire quelque voile, jusqu’à ce que, tout enfin ayant été reconnu, touché, auné sur notre pauvre terre, faute d’éveil, l’imagination dormira éternellement, et, faute de curiosité, chacun croupira sur un ingrat monceau de données exactes et de notions toutes faites. Qu’y faire ? C’est ici une des lois auxquelles est inévitablement assujetti l’esprit humain, que d’être attiré vers le mystère précisément par le désir de le percer, que de ne l’adorer que pour le détruire !

Au lieu d’un temple, on trouve au glacier du Rhône d’abord trois étables à pourceaux, puis une petite auberge adossée à un rocher ; nous nous empressons d’y entrer. Tout est plein, jusque par-delà le seuil, de gens qui déjeunent, ou qui ont déjeuné, ou qui déjeuneront. Parmi ces derniers, une jeune et jolie miss, toute préoccupée de botanique, n’éprouve guère l’impatience que son tour arrive, car, assise au centre de touffes aromatiques, elle questionne, elle arrange, elle classe, que bien, que mal, et, à chaque fleur des montagnes que son guide lui apporte, ou dont son père lui fait hommage, elle donne essor aux joies du plus naïf et du plus gracieux contentement. Pendant ce temps, notre latiniste d’Obergesteln a trouvé à qui parler : une pleine tablée bons pères jésuites qui sablent à qui mieux mieux un négus de première qualité. Les bons pères reconnaissent leur élève, et, après l’avoir régalé, tous ensemble redescendent bientôt, eux, un bréviaire sous le bras, lui, chargé de chair fraîche. C’est au glacier du Rhône que sont les abattoirs de la contrée, et libre à chacun de voir, dans les victimes qui s’y immolent, des sacrifices en l’honneur du dieu qui mugit à cent pas de là dans la grotte azurée.

Cependant notre tour vient de déjeuner, et, sans attendre quelques démoralisés qui en sont encore à gravir les pentes du défilé, nous nous mettons à table. Bientôt ils arrivent. Quelles figures, bon Dieu ! Simond Marc est mat de sueur, hâve de faim, diaphane de rongement ; la vue même de la table et des mets ne saurait lui arracher ni un cri de joie ni seulement un sourire. Il faut qu’auparavant il ait comblé ces creux formidables, fait taire ces aboiements féroces. Et il est sûr qu’à quinze, qu’à dix-sept ans la chose la plus sérieuse d’un voyage, ce ne sont pas dix-sept, quinze lieues de marche, ce sont trois heures de grimpée matinale faite à jeun sous les ardeurs d’un beau ciel. À quarante ans, ceci n’est plus qu’un jeu, ou plutôt un agrément, car ces trois heures, qui portent la faim d’un adolescent jusqu’à être une souffrance, sont tout juste ce qu’il faut à un homme d’âge pour que le rassasiement de la veille, et ce dégoût de nourriture qu’il éprouve au lever, se soient changés en un brillant appétit. Au sortir de la table nous faisons une excursion au placier. Pour le moment, la voûte, ordinairement si belle, quelquefois immense, de dessous laquelle s’élance le fleuve, n’est pas formée, et c’est de la base même du placier que sortent les flots bouillonnants.

L'an passé, quand nous nous trouvions dans ces mêmes lieux, combien nos impressions étaient différentes ! Nous étions alors au début du voyage, nous nous dirigions sur Venise ; aussi, malgré l’âpreté d’un ciel pluvieux, il semblait que déjà les sérénités de l’Italie projetassent leurs reliefs dorés sur nos impressions du moment, aussi bien que sur nos espérances de plaisir et sur nos rêves de palais et de lagunes. Aujourd’hui le ciel est radieux, les cimes resplendissent ; une fraîcheur qui arrive du glacier tempère les ardeurs du plus riant soleil ; mais nous approchons du terme du voyage, mais c’est vers le couchant du plaisir et des vacances que nous allons tourner nos regards et non pas, et s’il ne s’ensuit pas de la tristesse, du moins les impressions diminuent d’agrément, et de vivacité, en raison de ce que les espérances sont à court terme, et les rêves hélas ! tout de livres et de pupitres ! Ainsi, comme que l’on s’y prenne, un voyage est toujours une image de la vie; ou la vie avec ses beaux jours, son déclin et son terme, n’est que l’image d’une tournée en Suisse ou ailleurs ; et c’est apparemment en vertu même de ce que ce rapprochement est d’une justesse toujours la même et toujours frappante, que, tout lieu commun qu’il est, il se laisse redire et se fait accepter. Mais quelle rampe à monter que ce Mayenwand, que l’an passé nous descendîmes si gaillardement !

Même lesté, on s’y démoralise, témoin Shall, qui tout là-bas gravit haletant, pour bientôt s’arrêter indigné. On l’attend au sommet. De cet endroit, la montagne même qui nous porte dérobe la vue du glacier du Rhône ; mais l’on voit à l’opposite, au-dessous de soi, le sommet du Grimsel, où se reflètent, dans les eaux noires du lac de la Mort, les belles aiguilles de la chaîne bernoise. Shall arrive, et tout à l’heure nous côtoyons le lac, pour n’avoir plus qu’à descendre les pentes de granit qui forment de ce côté le pourtour du bassin où est situé l’hospice. M. Agassiz a fait une théorie sur ces granits, tout au moins sur les formes arrondies qu’ils affectent, et qu’il attribue au puissant frottement de glaciers aujourd’hui disparus. Ce que nous pouvons affirmer à l’appui de cette théorie, c’est que le pied glisse le mieux du monde sur ces dômes polis, et qu’à moins d’y faire grande attention, l'on ne tarde guère à continuer de sa personne le frottement des glaciers disparus. En pratique, c’est fort désagréable.

Dès le seuil de l’hospice, voici le papa Zippach qui nous accueille, qui nous serre dans ses bras, le tout en haut allemand. Ce brave homme est le même que l’an passé, le même qu’il y a dix ans, et ses mollets arrondis aussi n’ont rien perdu de leur colossale ampleur. Il nous apprend que M. Agassi justement et tous ses compagnons ont quitté ces jours-ci le glacier de l’Aar, où nous avions compté les aller visiter, et cette nouvelle met à néant l’un de nos plus jolis projets. Avant de quitter leur hôtel, quelques-uns de ces messieurs ont été planter un drapeau sur la pointe du Finsteraarhorn, mais, même avec le secours de notre lunette, nous ne parvenons pas à l’apercevoir, tandis qu’à l’œil nu, cette fois, nous voyons un chamois privé qui s’en va tout vulgairement paître avec un troupeau de chèvres. La vue de cet animal ainsi détourné de ses instincts et comme fait à l’esclavage provoque un sentiment de compassion et de mécompte tout à la fois. Mais patience, comme tous ceux de ses pareils qu’on a ainsi ravis à leurs solitudes et séparés de leurs frères, ou bien il refusera de vivre dans la prison qu’on lui aura donnée, ou bien quelque beau matin, il prendra la venelle et disparaîtra parmi les rochers.

L’hospice est déjà plein, et néanmoins, du nord comme du midi, continuent d’affluer des voyageurs, les uns isolés, les autres en caravanes. Au moyen de notre lunette nous pouvons les signaler d’avance, et d’avance aussi rire de l’encombrement qui va s’ensuivre. Arrivent deux jeunes mariés d’Alsace : le mari est hagard, décolleté, flamboyant de sang à la tête ; la jeune dame est pâle, blonde, sérieuse, et, bien quelle ait fait la route à pied, légère, alerte, prête à recommencer. Arrive un bourgeois parfaitement éclopé, mais de bonne humeur quand même, pour dessert de journée, il a à patauger dans les boues équivoques où se vautrent les pourceaux de l’hospice, et c’est tout s’il peut éviter de s’y asseoir à côté d’eux. – Arrivent un Anglais et sa sœur, de l’espèce à la fois beautiful et nono, c’est-à-dire qui admirent puissamment, mais chacun à part, la belle nature, et sans se permettre aucun échange de remarques ni d’impressions. – Arrivent enfin deux incompris ; du moins ne comprenons-nous quoique ce soit, pour le moment, à l’amicale relation qui paraît exister entre un petit bonhomme d’une quarantaine d’années, vif, hâbleur, coloré, frisé, pincé, en même temps seigneur et aliboron, nain et matador, et une grande perche sentimentale qui marche avec dignité, qui contemple avec recueillement, qui fume avec mélancolie. On dirait le passereau et le héron s’accommodant l’un de l’autre pour voyager de compagnie et vivre inséparables.

Tout ce monde soupe à tour, se loge dans les coins, recoins et soupentes, ou dort dans la salle à manger. Aussi, fort tard encore, il y a vacarme en haut, en bas, à droite, à gauche, et, au beau milieu, notre sentimental, qui inspiré par le clair de lune, prend sa guitare, croise ses jambes et pince des motifs.

DIX-NEUVIÈME JOURNÉE

Le temps est incertain ce matin, et si, à la vérité, nous regrettons moins de n’avoir pas à visiter le glacier de l’Aar, d’autre part nous commençons à trembler pour le sort d’un autre projet qui est dans notre programme, celui d’ascender le Faulhorn, et de couronner dignement par cette expédition une tournée exclusivement alpestre. Tout en tremblant pourtant, nous déjeunons dans une aile de bâtiment en construction, tout à côté d’un bonhomme qui graisse des chaussures et d’un autre qui nettoie des chandeliers. Au départ, le papa Zippach se trouve là qui voudrait nous serrer tous dans ses bras, mais nous sommes trop nombreux, et en outre, gros et rebondi qu’il est, le papa Zippach ne peut guère embrasser du pourtour de ses bras plus que l’orbite de sa panse.

Même remarque ici qu’à propos de la vallée de Zermatt : pour les aspects, descendre ne vaut pas monter ; et, néanmoins, même alors que l’on descend, combien dans cette contrée tout est richement pittoresque surtout à mesure, qu’on approche du plateau boisé de la Haendeck ! À côté des masses imposantes et des ensembles majestueux, ce sont toutes les richesses du paysage de détail expressives, nuancées, renouvelées sans cesse par les accidents infinis de la contrée, et par le rapide changement du climat qui là ne laisse vivre que des rhododendrons, quelques plantes fortes, des gazons robustes qui, une heure plus loin, permet aux grands arbres d’envahir les rampes, de border le torrent, de cacher l’abîme derrière un rideau de branchages, jusqu’à ce que, plus bas encore, se déploie de toutes parts le luxe magnifique d’une végétation variée, libre et vigoureuse. Car cette, vallée de la Haendeck a ceci de particulièrement heureux, qu’arrosée et fertile partout où s’y rencontre du terreau, nulle part, à Guttanen excepté, elle n’offre d’espaces cultivables, ou seulement des terrains assez peu accidentés pour que des forêts continues puissent s’y établir sans partage et recouvrir la contrée d’un uniforme manteau d’arbres de même sorte.

À la Haendeck nous faisons une halte pour nous rafraîchir et pour visiter la cascade. Il y a là un Zippach encore qui tient l’hôtel, sculpte, vend et gagne de toutes mains. Pendant que nous sommes occupés à faire auprès de lui nos petites emplette, entrent divers touristes ; un Sand manqué, mi pekœ jeûneur, deux Français aussi qui demandent des côtelettes, de la moutarde et presque une julienne ou un vol-au-vent, tant c’est le propre des Français, des Français de Paris surtout, de transporter avec eux les habitudes de boulevard et le style de restaurant. Paraissent ensuite le héron et le passereau qui viennent s’abattre sur le seuil, pour s’envoler tout à l’heure vers la cascade, où nous les suivons. Par malheur la pluie commence à tomber dans cet instant, et il n’est rien comme la pluie pour vous dégoûter des cascades. Dans l’espoir que nous pouvons encore devancer un effroyable escadron de nuées qui accourt des gorges de Grimsel, vite nous allons reprendre nos sacs au chalet et nous fuyons à tire d’aile vers Guttanen.

Mais quand on a pris un parti il faut y être conséquent. Ceux d’entre nous qui, sans s’embarrasser de quelques averses partielles, continuent de fuir, arrivent en effet à Meiringen avant le déluge et secs de leurs personnes. Pour les autres, en voulant parer aux averses partielles, ils donneront aux escadrons de nuées le temps de les atteindre et de les noyer. Tel est, en effet, le sort que se ménage l’arrière-garde en s’arrêtant ici sous la saillie des rochers, là sous l’auvent d’un chalet, plus loin sous le porche d’une école sans écoliers. « Hélas ! nous dit la bonne femme qui est sur le seuil, c’est mon mari qui est le régent, mais voici un an qu’il est pris de la fièvre jaune (la jaunisse). – Et l’école alors ? – Que voulez-vous ? l’école, elle a congé pour c’t’année. » Voilà qui est primitif ! Néanmoins on frémit en songeant que c’est tout au plus si ces petits pâtres d’alentour font des vœux bien sincères pour le déjaunissement si désirable de leur vertueux instituteur.

Plus loin nous croisons des caravanes qui s’efforcent d’atteindre avant l’ouverture du quatrième seau les chalets de la Haendeck, et parmi eux nous avons la surprise de découvrir la variété de touriste la plus rare, la plus extraordinaire, la plus inconcevable : c’est le Français nono ! oui, aussi nono, aussi muet que peut l’être le plus muet, le plus poisson de ces grands cétacés qu’envoie Albion dans nos montagnes. Du reste il y en a là une famille tout entière ; et si nous ne sommes pas sautés sur cette trouvaille pour en prendre possession et la faire empailler, c’est uniquement par un reste de respect pour les convenances sociales, qui n’autorisent guère ces sortes de captures. Nous nous bornons donc à regarder de tous nos yeux ce phénomène inouï d’une dizaine de Français, non pas barbus, touffus, hagards, olympiens (toutes ces espèces-là, même parisiennes, sont muettes), mais Français véritables, comme il faut, chez lesquels rien ne trahit ni prétention, ni hauteur, ni défaut de bienveillance ouverte et d’amabilité courtoise, et qui néanmoins, salués au coin d’un bois par une troupe joyeuse d’écoliers en tournée, passent outre sans saluer, sans accueillir, sans sourire !… L’hypothèse de M. Töpffer, c’est qu’ils ont les yeux derrière la tête, ou encore que ce sont des Français qui ont été changés en nourrice.

Au-delà de Guttanen nous sommes rattrapés par les mariés d’Alsace qui fuient une kyrielle allemande de fumeurs de l’Université que l’on aperçoit à l’arrière. Le monsieur, plus rouge du tout, est bien mieux qu’hier ; la descente lui va, et la pluie aussi. En revanche, sa jeune épouse, qui ne s’est tirée des étudiants à pipe que pour venir tomber parmi d’autres étudiants sans pipe, est bien moins pâle qu’hier, et à chaque anneau de notre longue chaîne qui se tire de côté pour qu’elle puisse plus vite devancer, les roses de l’émotion colorent son visage. Tout à l’heure les fumeurs nous atteignent à leur tour, et c’est alors un entortillement laborieux, des bouffées ad hominem et silence des deux parts, jusqu’à ce que les deux kyrielles enfin détortillées l’une de l’autre aient repris chacune son indépendance d’entretien et sa liberté d’allure. Voici devant nous le roc perché, derrière la tempête et la nuit, et sur nos têtes le quatrième seau qui s’ouvre.

En pareil cas on s’impermée si l’on peut, on s’arrête si l’on veut, ou encore, et c’est le meilleur parti à prendre, on renonce à toute espèce de lutte et, l’on se laisse rincer. En deux minutes tout, hors l’intérieur du havresac, est criblé, percé, jusqu’à votre mouchoir de poche, jusqu’au passeport et aux billets de banque, si vous n’avez pris soin de les imperméer avec soin dans les profondeurs d’un portefeuille de confiance. Mais aussi, une fois dans cet état, l’agrément, c’est que, n’ayant plus rien à perdre, vous défiez les cataractes du ciel, vous bravez les fouettées de la pluie, et, semblable à ces rocs qui, solidement établis dans le lit d’un torrent, laissent l’onde mugir et les bouillons faire leur vacarme, vous marchez libre et insoucieux au milieu des folles criailleries de la tempête et de l’assaut impuissant des éléments conjurés. Bien plus, n’ayant ni à regarder, ni à vous arrêter, le moment est bon pour songer, pour récapituler, pour projeter, et vous en profitez. Que deviendrait-on après tout dans la vie, s’il ne s’y rencontrait de ces moments où, n’ayant rien de mieux à faire, l’on arrange son avenir et l’on met à jour son arriéré ?

Au beau milieu de ce déluge, et à moins d’une heure de Meiringen, nous croisons une bande de Hasliens gais, endimanchés, chancelants la plupart. L’un de ces avinés nous agace de propos joyeux. M. Töpffer y répond, et voilà l’entretien commencé. « D’où venez-vous ? – D’enterrer notre cousin. » À cette réponse nous tombons des nues. C’est que nous autres citadins, accoutumés que nous sommes à ces cérémonies de deuil où s’épandent au milieu d’un grand appareil les douloureuses plaintes d’une sensibilité raffinée et d’un désespoir qui, sans cesser d’être sincère, est pourtant causé en grande partie par la rupture du toute sorte de liens factices, nous nous doutons peu de la tranquillité avec laquelle, dans des conditions plus simples, et dans les campagnes en particulier, l’on voit naître et mourir ses semblables. Après que la cérémonie funèbre y a été accomplie avec décence plus encore qu’avec tristesse, si l’usage veut qu’une collation soit servie, que des bouteilles circulent, hélas ! la gaieté est là bien vite, et ceux qui s’oublient à une noce s’oublient aux mêmes conditions à un enterrement. Voici qu’en se levant de table Pierre chancelle, Jacques festonne, et c’est en devisant gaillardement que l’on regagne le hameau pour y reprendre demain la bêche, ce qui paraît toujours au laboureur bien plus triste encore que de boire un coup. Passez donc, braves gens, et que je n’aille pas me scandaliser de cette philosophique tranquillité avec laquelle vous enterrez vos morts, puisqu’elle est un des allégements bien légitimes de votre condition plus dure que la nôtre. Seulement, à la prochaine, buvez moins, Jacques, et vous, Pierre, si vous ne pleurez pas votre parent, du moins évitez de l’outrager en vous enivrant sur sa tombe.

Des torrents de pluie nous accompagnent jusqu’à Meiringen où, à peine descendu à l’hôtel du Sauvage, chacun change de vêtements des pieds à la tête, un grand feu s’allume, une sècherie s’organise, et il ne reste plus, outre l’attente d’un bon souper, qu’à jouir d’un bien-être délicieux. Ah ! là où le gîte est bon, et, oui, là encore où le gîte est mauvais, à la condition seulement qu’il s’y trouve un grand foyer clair, vivent les averses de temps en temps, vivent les rincées bien complètes, sans espoir ! vivent le quatrième, le cinquième seau ! Après avoir été éparpillés par la tempête, on se retrouve autour du foyer, on jase, on se réchauffe, on se repose tout à la fois ; et certainement plus d’animation qu’à l’ordinaire, plus de commune et expansive joie circule parmi la troupe. Aussi quand, remontant la pente des années, nous cherchons dans un moment de tristesse à y cueillir un joli souvenir, il se trouve bien souvent que c’est à une horrible rincée que nous nous arrêtons.

Après souper, quelques-uns, selon leur habitude, demeurent dans la salle à manger. Entre d’abord un grand nono qui crie avec colère au sommelier : « Garçon, du beurre, du suker, des ufs, tute ! » Après quoi il se tait pour vingt-quatre heures. Entre ensuite cette famille anglaise que nous avons déjà rencontrée à l’hospice du grand Saint-Bernard. Dames et monsieur nous saluent avec affabilité, puis se mettent à table, le jeune officier se fait déboucher une bouteille de vin de la Côte, porte à ses lèvres la liqueur, et tout aussitôt :

– « Il y avè du sel dans cette vine.

– Du sel ! s’écrie le sommelier.

– Nï, il y avè du sel beaucoup.

– Impossible, monsieur.

– Je dise à vos qu’il y avè du sel, entendez-vos ! Et appootez iune auter, tu te suite ! tute !

Et un moment après : « Gaaçon ! quel temps il faisé démain ? »

Le sommelier comprend apparemment que cette fois il est placé de manière à prendre sa revanche : « Si le soleil donne, il fera beau. » répond-il ; et l’entretien en reste là.

VINGTIÈME JOURNÉE

Ce matin, grande musique dans une chambre voisine : des chants, des vaudevilles, des opéras tout entiers… C’est le petit bonhomme qui, du fond de son lit, dégoise tout son répertoire. L’hôte se hasarde à le faire prier de vouloir bien chanter plus doucement, ou même ne pas chanter du tout, à cause de ceux qui seraient bien aises de dormir.

Qu’ils donnent tant qu’ils voudront, répond-il, et fermez ma porte.

– Mais, monsieur !…

– Fermez ma porte, un peu vite. » Là-dessus, le petit, bonhomme entonne de nouveau, et de fioriture en fioriture, il poursuit le cours de ses triomphes. Ce petit bonhomme, du reste, nous venons de l’apprendre, se trouve être un vicomte.

Il pleut toujours. Parmi ce déluge, voici coulé notre projet du Faulhorn, et, en attendant, des temps meilleurs, nous allons déjeuner. Comme nous sommes à l’œuvre, entre un grand pekœ, accompagné de sa colossale épouse et de ses deux fortes jumelles. Celui-ci, pur-sang, porte sous un bras la boîte à thé, sous l’autre la théière, et après qu’ils se sont placés, l’infusion commence au milieu d’un silence du plus haut John Bull. C’est à cette minute précisément que le petit bonhomme se montre sur le seuil. Il s’en vient en négligé du matin faire son tour de salle, puis, tout en fredonnant entre l’ut et le mi, il crache par terre… Un pourpre sublime monte alors au visage des Anglais, et durant que le grand pekœ pur-sang, déjà apoplectique de fureur intime, fait mine de vouloir « boxer tute suite cette pétite malproper », bien vite sa colossale épouse a jeté une serviette sur l’immonde salive. Et c’est vrai que pour se permettre avec une sorte d’aimable aisance la dégoûtante incongruité de cracher par terre dans une salle à manger, il faut être ou commis-voyageur ou peut-être, comme notre héros, vicomte.

Malgré la pluie, vers dix heures la plupart des touristes qui se trouvent à Meiringen s’ap¬prêtent à partir, et nous-mêmes, chargeant nos havresacs sur nos épaules, nous voici tout à l’heure sur la route de Brienz. Audaces fortuna juvat. À peine sommes-nous en route que le beau temps s’avance à notre rencontre et aussi un fou qui, hagard, indigné, furieux, passe outre, sans d’ailleurs jeter sur nous un regard. Plus loin, c’est un cheval mouillé, autour duquel discourent sans fin des manants attroupés. Le cas en vaut la peine. Ce cheval, en effet, vient de passer sur un pont qui s’est brisé sous lui, et il s’agit d’expliquer comment il a pu tomber dans la rivière sans se faire aucun mal. Enfin le vicomte encore, qui nous dépasse blotti dans le fond d’une calèche amarante, pendant que son héron, placé en face, fixe d’un œil mélancoliquement poissonneux les flots tout voisins de l’Aar. Ces messieurs s’arrêtent à Brienz pour y attendre, ainsi que nous, le bateau à vapeur, et, tout en échangeant avec eux quelques propos, nous venons à découvrir que la géographie du petit bonhomme est de nature à lui valoir chaque, jour les agréments de la surprise et le charme de l’inattendu. En gros, il tient pour certain qu’il fait sa tournée de Suisse. « Chien de pays, dit-il, les puces y abondent, et pas un cigare passable ! » Mais ceci posé, il place d’ailleurs Genève plus haut que Lausanne, le Saint-Bernard au milieu et Berne tout à côté ; puis, si quelqu’un y trouve à redire, net il l’envoie promener : c’est sa manière. Ah ! le drôle de particulier, ignorant avec aplomb, fat sans vanité, aisé et naturel jusqu’à l’impertinence, content quand même, et vicomte en sus !

L’Écho arrive enfin. C’est le bateau à vapeur du lac de Brienz : quatre bûches, deux hommes d’équipage et deux lieues en trois heures. Assis à la proue, où il fume avec gravité un énorme brûlot, le vicomte poursuit l’entretien. « Vous êtes un collège, déjà hier je l’ai deviné. Le collège, j’y ai passé huit ans : on n’y apprend rien, mais c’est bon pour occuper les enfants. Votre supérieur ? Oui, je le connais. Il a écrit des livres, n’est-ce pas ? Moi, les livres m’assomment… et les puces me mangent, » ajoute-t-il en se relevant brusquement pour visiter son coude. Pendant ce temps le héron erre, et du Giesbach nous arrive un petit moutard en sous-pieds, suivi d’une cargaison de ladys pâles, lasses, saturées de beautiful. Pour faire de la place sur le pont, le capitaine ordonne qu’on abaisse la trappe de l’escalier unique qui conduit au salon et ailleurs, et c’est justement à ce moment-là que se présente pour aller ailleurs qu’au salon un particulier blafard, ému, instant, urgent… Vite on l’empoigne, on lui fait franchir le bordage, et, sans contester le moins du monde, lui-même s’aide de son mieux à pénétrer par un sabord dans les appartements intérieurs. Personne n’ose éclater de rire, et les ladys ont passé du pâle à l’écarlate.

Débarqués d’assez bonne heure, nous allons descendre au grand hôtel d’Interlaken. C’est l’heure brillante de l’avenue. De toutes les pensions sortent pour s’y promener des groupes de dandys et de ladys en parure de salon, en coiffure de keepsake, et l’on dirait un raout splendide. À cette vue, le vicomte et son ami, qui apparemment s’étaient attendus à ne rencontrer dans cet endroit que quelques huttes de pêcheurs éparses sur une grève solitaire, à peine sortis de l’hôtel, y rentrent incontinent, pour reparaître tout à l’heure éclatants de toilette. Le vicomte est fleuri, bouffant, avec une énorme épingle sur le thorax. Le héron est poissonneux, flasque, avec une belle chaîne sur le sternum. Il faut que l’art de Grandville repose sur des analogies bien réelles, puisque, même sous ces dehors fashionables, cet Anglais-là paraît certainement moins à sa place au milieu de cette avenue remplie d’Anglais qu’il ne le paraîtrait, marchant à pas comptés, le long de cette grève solitaire qu’il avait rêvée. Après quelques tours d’avenue, tous les deux s’en reviennent souper, puis, se levant de table, ils allument leurs cigares, et c’est ce moment que M. Töpffer choisit pour les faire passer dans son livret.

VINGT ET UNIÈME JOURNÉE

Interlaken, le matin, ressemble à un palais dont les maîtres reposent encore. Plus de dandys, plus de miss, plus de parures, et seulement des laquais, des filles de chambre, ou encore des paysannes qui s’on vont porter le lait dans les pensions. Cependant les oiseaux chantent de toutes parts, les prairies éclatent de fraîcheur, et, de dessous la nuit des rameaux qui recouvrent l’avenue, l’on voit au loin les cimes de la Jungfrau qui scintillent derrière une gaze de vapeurs argentines. Ce spectacle est ravissant, et malgré les pensions, l’horlogerie, la bijouterie, malgré le dandysme, le casinisme, le dilettantisme et les perruquiers qui déparent ces lieux, c’est encore ici l’une des plus charmantes retraites de la terre, attrayante d’éclat, de grâce, de sourire, et qui fait trouver délicieux d’être au monde. Cependant, devant l’hôtel, un garçon d’étable bouchonne une bête rétive, et ce spectacle ne laisse pas de nous détourner de l’autre.

L’heure venue, nous courons sur Neuhaus pour y trouver le bateau à vapeur qui doit nous porter à Thoune. Autant en fait à nos côtés un bon monsieur, lorsqu’il lui arrive un abominable malheur… C’est un des ais de sa malle qui s’est détaché, et déjà chemises, cravates, brosses et peignes jonchent le chemin, que le manant qui la porte court encore, court, toujours, sans se douter de rien. En toute hâte alors le bon monsieur relève, empoche, reperd, attrape, sème, retient, et il fait là une de ces promenades qui, après avoir été en réalité un fléau, deviennent dans le souvenir un cauchemar. Que bien, que mal, toutefois, ce bon monsieur arrive à temps ; puis au milieu de l’affluence des passagers, au son d’une musique champêtre, sous l’haleine d’un vent pluvieux, il rajuste son ais et remballe ses nippes. Déjà voici l’Aar, voici Thoune, Bellevue, et la pluie ; vite nous louons un omnibus qui nous emporte à Berne.

XXIIe, XXIIIe ET XXIVe JOURNÉES

De nos trois dernières journées nous n’en ferons qu’une pour arriver plus vite. D’ailleurs nous voici dans des pays connus que nous parcourons pour la vingtième fois. De Berne à Fribourg le pays est charmant, et l’on a devant soi, pour dessert d’une promenade facile, la jouissance d’entendre les fameuses orgues. Cette perspective suffit pour nous faire hâter le pas.

À Fribourg, comme dans quelques autres cantons, l’usage subsiste encore d’employer les malfaiteurs aux travaux publics, et l’on y rencontre dans les rues, sur les places, ces malheureux qui, sous la garde d’un carabinier, tantôt charrient des déblais, tantôt creusent des égouts. Cette vue est pénible, sinistre, et par cela même d’un salutaire effet. Mais, à ne considérer que ces malfaiteurs eux-mêmes, nous sommes portés à croire qu’en vertu même de ce qu’ils demeurent en contact avec le monde extérieur, et de ce qu’ils continuent à voir chaque jour tout près d’eux des hommes honnêtes, pour qui ils sont un objet d’effroi et plus souvent encore de compassion et d’aumône, ils sont plus préservés des atteintes d’une irrémédiable scélératesse et d’une haine vindicative contre la société, que ceux que nous nous efforçons de convertir et de régénérer eu les isolant à cet effet du reste entier de leurs semblables, et en leur imposant avec une inhumaine philanthropie l’insupportable supplice d’un perpétuel silence. Des bons eux-mêmes soumis à ce régime risqueraient de s’y dépraver, que peut-il bien opérer sur des malheureux dépravés déjà ? et est-ce donc parce que la religion seule a droit de pénétrer dans leur cellule pour leur parler d’office, qu’on s’imaginerait qu’elle va les subjuguer d’office aussi ? Les faits commencent à prouver qu’il en va autrement tout comme le bon sens indique qu’une fois devenue visiteuse privilégiée et officielle la religion perd en force persuasive ce qu’elle gagne en factice autorité, et que ce n’est pas mieux sur des séquestrés de cellule que sur des citoyens de bagne qu’elle saurait agir avec efficacité, loin de tout exemple vivant d’honnêteté, de bonne conduite ; loin de tout spectacle des hommes, des familles, des autorités ; loin de cette société enfin au nom de laquelle la loi frappe, et que représentent bien mesquinement un geôlier, un gendarme et un aumônier. Après tout, rien n’est plus imposant pour le criminel que de se revoir en face de cette société qu’il a outragée ; rien de plus amer que de reconnaître qu’elle le protégeait et qu’elle, le protégerait encore comme le dernier des passants s’il n’avait honteusement attenté à ses droits sacrés ; rien plus propre à retenir en lui quelques sentiments de justice et à y faire germer quelques sentiments bienfaisants, que de s’y voir un objet de pitié plus encore que de mépris, de tristesse plutôt que d’insulte, d’aumône plus que de dureté, si d’ailleurs la religion, demeurée sa fidèle amie, s’attache avec une compatissante charité à faire tourner ces libres impressions, ces regrets spontanés, ces sentiments naturels, à l’amélioration de son cœur et à la sanctification de son âme.

Le lendemain nous quittons Fribourg pour arriver fort tard à Lausanne, d’où le bateau nous transporte le jour suivant à Genève. C’est là, hormis l’appétit d’usage, toute notre histoire de ces deux dernières journées. Mais cette fois, en déposant son bâton de voyageur, celui qui écrit ces lignes se doute tristement qu’il ne sera pas appelé à le reprendre de sitôt, et c’est dans la prévision de cette éventualité qu’il s’est plu à rassembler dans cette relation diverses choses de souvenir ou d’expérience à l’adresse de ceux qui seraient tentés de s’engager sur ses traces dans la carrière des excursions alpestres. Pour voyager avec plaisir, il faut pouvoir tout au moins regarder autour de soi sans précautions gênantes, et affronter sans souffrance le joyeux éclat du soleil. Tel n’est pas son partage pour l’heure. Que si, par un bienfait de Dieu, cette infirmité de vue n’est que passagère, alors belles montagnes, fraîches vallées, bois ombreux, alors, rempli d’enchantement et de gratitude jusqu’aux confins de l’arrière-vieillesse, il ira vous redemander cet annuel tribut de vive et sûre jouissance que depuis tantôt vingt ans vous n’avez pas cessé une seule fois de lui payer ! - FIN

.