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BIBLIOBUS Littérature française

Voyage autour du Mont-Blanc (2ème partie) - Rodolphe Töpffer

 

NOUVEAUX VOYAGES EN ZIGZAG

1843

 

 

Table des matières

  • SEPTIÈME JOURNÉE
  • HUITIÈME JOURNÉE  
  • NEUVIÈME JOURNÉE  
  • DIXIÈME JOURNÉE
  • ONZIÈME JOURNÉE  
  • DOUZIÈME JOURNÉE  

 


 

SEPTIÈME JOURNÉE
 

Au jour, pluie atroce, vent orageux, on dirait que le soleil aussi a fini sa campagne et que les frimas ont commencé la leur. M. Töpffer ne sait que penser, que résoudre, même en projet car il s’agit de passer aujourd’hui le col Ferret, que lui-même n’a jamais franchi… On déjeune pour y revenir. Les tasses sont inégales, les pots hétérogènes et le garçon très sourd, parce que la campagne est finie.

Cependant Jean Payod, en brave homme qu’il est, en vrai guide de Chamonix, qui aime mieux passer pour faillible que d’exposer à quelque péril les membres ou les jours de qui que ce soit, s’en vient auprès de M. Töpffer, et il lui déclare qu’ayant passé une seule fois le col Ferret, il estime n’être pas à même de nous y guider avec une entière connaissance ; qu’en conséquence il s’adjoindra à ses frais, si on l’exige, un guide de Cormayeur ; c’est dix francs. M. Töpffer approuve, il se charge de payer les dix francs, et, serrant la main à Jean Payod, il lui témoigne la confiance et la bonne amitié que lui inspirent ces façons de faire. Et, en effet, l’inexpérience, mais craintive et consciencieuse, est sûre en ces choses, tout autant si ce n’est plus que l’habileté, présomptueuse quelquefois ou bien étourdie. Jean Payod, remué par le compliment, s’en va donc à la recherche d’un guide adjoint, et il nous amène un digne forgeron qui connaît le col aussi bien que son enclume : on engage ce forgeron, et sa mule aussi ferrée de neuf. Cet homme a deux frères aînés, forts et trapus comme lui, et qui ont passé le Géant lundi avec un Anglais. Partis à minuit de Cormayeur, ils se trouvaient au Montanvert le lendemain à quatre heures du soir, et avant-hier mercredi ils étaient de retour à Cormayeur.

Et l’épaule ? nous demandera-t-on. L’épaule ? On lui adjoint pour faire la campagne un coq froid qui a fini la sienne, de menus quartiers de veau et dix beaux pains blancs du Piémont, après quoi on charge le tout sur la croupe de la mule, et l’on part. En effet, vers dix heures, le vent a changé, les nuées sont remontées sur les hauteurs, et des apparences de clarté donnent à croire que le soleil n’a pas fui sans retour. Au surplus, il a été tenu un conseil de guides, et M. Töpffer s’est assuré que nous trouverons à quatre lieues de Cormayeur, au pied du Ferret, les chalets de Bar, pour y manger notre épaule et pour y coucher sur le plancher des vaches, dans le cas où il serait devenu imprudent de tenter aujourd’hui le passage de la montagne.

L’Allée blanche, qui longe dans une étendue d’environ huit à neuf lieues la base du Mont-Blanc du côté de l’Italie, forme d’ailleurs deux versants opposés, dont le point de réunion est à Entrèves. Là les innombrables torrents qui descendent des glaciers échelonnés, d’une part entre Entrèves et le col de la Seigne, d’autre part entre Entrèves et le col Ferret, après s’être associés tumultueusement, tous ensemble se précipitent dans l’étroite et profonde gorge au fond de laquelle est assise, au milieu de fraîches prairies et de riants bosquets, la jolie bourgade de Cormayeur, et ils s’en vont y former la Doire. La Doire, c’est cette rivière qui baigne les murs d’Aoste, c’est cette onde qui serpente mollement au pied des tourelles d’Ivrée, qui dort au sein de la campagne de Turin… Comment la reconnaître à ces flots en fureur, à ces bouillons glacés, à ces gerbes folles qui fouettent les blocs de la rive ? ou plutôt est-il possible, quand on assiste ainsi au retentissant et formidable enfantement du fleuve, de ne pas le suivre par la pensée jusqu’à ces prairies lointaines où il s’attarde paisiblement comme séduit, comme fasciné par les charmes d’un éclatant rivage et par les sérénités d’un ciel toujours radieux ? Mais à la fin le Pô est là, qui reçoit son onde, aussi sûrement que la terre reçoit nos os.

Tout ceci pour faire comprendre que, de Cormayeur, il faut, après avoir passé la Doire, en remonter la rive gauche jusqu’à Entrèves, si l’on veut se retrouver dans l’Allée blanche et pouvoir poursuivre sa route vers le Ferret. Du reste, ce joli nom d’Entrèves, c’est celui qu’on donne à quelques huttes éparses sur des îlots verdoyants formés par l’entrecroisement des eaux tout près de leur point de jonction ; le sentier n’y passe pas même, car les gens seuls de l’endroit savent le moyen de sortir de cet inextricable réseau de torrents, au centre duquel sont posées leurs habitations. El pourtant, chose charmante, là, au pied des rocs, et cernés en quelque sorte par les glaces qui, de gauche, de droite, lancent jusque tout près d’eux leurs vastes contreforts, ces montagnards ont des clôtures de haie vive, des bouquets d’arbres, et à deux pas, autour de Cormayeur, le frêne, le noyer, toutes les grâces de la plus élégante et de la plus riche végétation. C’est que nous sommes ici sur le revers italien ; c’est que ce beau soleil qui fait, deux lieues plus bas, mûrir la figue, la pêche et la vigne sur le penchant des coteaux et dans les chaudes anfractuosités des rocs, leur lance au travers de l’étroite gorge quelques-uns de ces bienfaisants rayons. Ah ! que ne sommes-nous malingre juste de quoi être envoyé aux eaux de Cormayeur car nous ne nous figurons pas un séjour plus intéressant, plus varié d’impressions, de sites, de climats, tous à portée, tous sous la main. Un peintre aussi trouverait là, plus qu’en aucune autre localité des Alpes, de quoi s’en donner à cœur joie, et d’arbres, et de torrents, et de prairies, et de glaces, et de détails agrestes, et de masses magnifiques. Il y en vient à la vérité, mais ce sont des colorieurs, des faiseurs de vues, des paysagistes marchands : quand ils ont mis bien patiemment le grand Jorasse sur leur petit carré de papier, ils le badigeonnent en indigo, ils l’encadrent en camboge, et ils s’en retournent rendre compte au bourgeois, qui trouve cela bien digne de la lithographie, et seulement trop bon pour le consommateur.

Mais voici que, pour être partie avant le forgeron, l’avant-garde croit s’apercevoir qu’elle fait fausse route. Halte ! crie-t-on ; et Simon Marc ouvre son itinéraire. L’itinéraire ne dit rien qui puisse nous tirer de là ; mais il avertit qu’au-delà du col Ferret, à l’endroit où l’on commence à redescendre, il y a un sentier en corniche qui est parfaitement mauvais et horriblement dangereux. Et allez ! Les itinéraires, qui sont faits pour l’agrément des voyageurs, ne pourraient-ils pas s’abstenir de tenir de semblables propos ? Taureaux hier, corniche aujourd’hui… En attendant, voici, tout là-bas, de l’autre côté de l’eau, une douzaine de fourmis qui vont leur petit train : c’est le forgeron, la mule, toute l’arrière-garde, et l’épaule. Vite nous rebroussons jusqu’au pont, pour de là poursuivre et atteindre.

Il y a avant les chalets de Bar deux endroits marqués sur la carte : le Pré sec, qui se trouve être un marécage où nous sommes bien obligés de tremper nos chaussures, et les chalets de Sagioan, trois ou quatre huttes et pas une âme ni dedans, ni dehors, ni ailleurs. Certes, quand depuis hier l’on n’a fait que regarder la carte, et que l’on s’y est rassuré en voyant dans ces noms propres des signes d’habitation et des indices de race humaine, il faut un moment pour se faire à tant de solitude, à un si morne silence. Au surplus, dès avant le Pré sec, l’on a en vue le grand et le petit Ferret : c’est le grand que nous nous proposons de passer. Il est pour l’heure gai comme un manteau noir, riant comme un crêpe pendu au séchoir d’un teinturier. Aussi M. Töpffer prétend-il que nous bivouaquerons aux chalets ; mais Jean Payod et le forgeron, malgré la noirceur du ciel, malgré des escadrons de nuées qui courent à l'envi le long des montagnes comme pour occuper d’avance toutes les positions, affirment que le temps est bon, parce que le vent a changé, que dans tous les cas aucune tourmente n’est à craindre.

D’ailleurs cette partie de l’Allée blanche, moins intéressante que celle que nous avons parcourue hier, est moins sauvage aussi. C’est une sorte de pâturage montant, dont le sol parsemé de blocs n’est ni creusé par la formidable carène des glaciers, ni accidenté par ces agglomérations de morraines qui de loin présentent l’aspect de vagues se surmontant les unes les autres sous l’effort du vent. En effet, tandis que dans l’autre partie de l’Allée blanche les glaciers trouvent, pour arriver jusqu’au fond de la vallée, le lit continu de couloirs inclinés, ici, où la paroi des rochers est abrupte et sans fissures, ils s’arrêtent dans les hauteurs et s’y terminent en saillie qui surplombe, jusqu’à ce que le vent, la chaleur, la pluie, quelque pression d’en haut la fasse se détacher par quartiers, qui éclatent, qui se brisent, qui se réduisent en poudre avant d’atteindre à la plaine. Un seul glacier, tout à côté des chalets de Bar, s’y avance dans sa gloire, s’y déploie en éventail, et y vomit de sa gueule d’azur des flots bouillonnants. Que cette gueule ne paraisse à personne une image cherchée ; rien, en effet, ne rappelle plus naturellement quelque fabuleux dragon, une bête froide, tortueuse, rampante, un mégalosaurus tout autrement colossal que celui de Cuvier, que ces glaciers si richement écaillés, qui, cramponnés au rocher, déploient lentement, mollement leurs croupes hérissées et leurs replis onduleux le long d’un couloir oblique, jusqu’à ce qu’atteignant enfin aux pelouses du pâturage, ils y soufflent de leur gueule immonde la stérilité, la dévastation et la mort.

Monstre magnifique, je te voudrais un chantre !…, non pas un Delille, à la vérité, mais encore moins un Hugo : ce poète à tout ce qu’il décrit ôte l’âme, pour n’en représenter que la forme pas même fidèle, que le coloris pas même vrai, mais éblouissant toujours, rien qu’éblouissant ; c’est un illustre colorieur, ce n’est pas un peintre… Je te voudrais un chantre vraiment épris, vraiment naïf, et qui, rempli du sentiment de ta majesté, craintif de ta mortelle atteinte, observateur de tes instincts, de tes mœurs, de tes ravages, et initié aussi aux traditions dont tu es l’objet dans la vallée, sût répandre dans ses églogues d’une sauvage nouveauté ce frisson qu’on éprouve à ton abord, ce charme qu’on goûte à te contempler, ces contrastes d’une si charmante vivacité entre ta brutale domination et les êtres faibles dont tu souffres ou tu protèges l’approche ; entre tes flancs colossaux qui, pour se faire place, remuent des montagnes, et cette petite fleur qui vit heureuse à ton ombre ; entre l’horrible craquement de tes immenses vertèbres, et ces chevreaux qui, jusque sous l’arche béante de ta rugissante gueule, s’en vont nonchalamment brouter l’arbuste ou se désaltérer au flot. L’églogue est mourante, l’idylle s’est évanouie au milieu des fadeurs de la pastorale ; que n’essayent-elles de se refaire au souffle vivifiant des montagnes ? que ne vont-elles chercher, là où on les rencontre encore, les charmes ailleurs effacés de la simplicité, de la solitude, de la contemplation, le commerce ailleurs gêné ou redevenu impossible de la nature ?

Vers deux heures nous arrivons à ces chalets de Bar. Ils sont habités par quelques vachers gras, velus, sauvages, qui, uniquement occupés des procédés de leur industrie fromagère, semblent ignorer les villes, le monde, l’univers et jusqu’aux touristes. En dedans comme en dehors de leurs huttes, tout est profondément embraminé, leur personne aussi. Nous demandons du pain, ils nous coupent à grands coups de hache des quartiers de granit ou de quartz qui défient toutes nos morsures ; du vin, c’est une sorte de vinaigre tourné qui n’a point de nom. La hutte elle-même, basse et misérable, ne renferme ni lit, ni foin, ni table, ni siège, mais un âtre seulement, quelques ustensiles, et, suspendues au-dessus des têtes, des centaines de cloches et de clochettes à l’usage des bestiaux qui viennent passer la belle saison dans les herbages d’alentour. Pittoresque, comme on voit, mais pas confortable. Aussi, quand même le col est très funèbre encore, sur le conseil du forgeron et de Jean Payod, qui persistent tous les deux à assurer que le temps est bon, nous prenons congé des chalets de Bar, et nous nous engageons dans les rampes du grand Ferret. Le petit est à notre gauche, moins élevé, plus direct, mais plus roide aussi, quand le grand l’est déjà bien assez, au dire de M. Töpffer qui, cette fois, sans pourtant quitter le sentier, attrape le vertige encore. Sur quoi il faut remarquer deux choses.

La première, c’est que si d’autres ont bonne tête. M. Töpffer l’a médiocre aujourd’hui, de mauvaise qu’elle était lors de ses premières excursions. La seconde, c’est que, dans les passages difficiles, l’inquiétude pour ceux qu’il guide et dont il répond se mêle inévitablement à celle qu’il peut éprouver pour lui-même. Et pourtant, chose singulière, dans une ou deux occasions où le danger pour quelqu’un de ces derniers était imminent, visible, impossible à éviter autrement qu’en lui prêtant une aide ferme et courageuse, il a su aller jusque-là sans trop de peine ; et bien moins en vertu du sentiment de devoir ou d’humanité qui exige impérieusement que cette aide soit immédiatement donnée, que parce que, en certaines rencontres, rien ne rassure mieux un particulier qui a peur que d’en voir tout près de lui un autre qui a plus peur encore. Il semble qu’à cet aspect l’aveuglement du danger fasse tout aussitôt place à la clairvoyance du courage, parce qu’en effet l’on juge beaucoup mieux des ressources qui restent, en vue d’un autre qu’en vue de soi-même : Si je le sauve, se dit-on, et, avec un peu d’adresse, de fermeté, de précaution, c’est bien facile, évident que je me sauverai le mieux du monde par la même occasion.

Du reste, le sentier du Ferret ne présente aucune difficulté réelle, aucun pas vraiment dangereux, et la preuve, c’est que les mulets y passent. Toutefois il est bon de faire observer qu’en ces choses tout est relatif ; et s’il est vrai qu’une poutre d’un pied de largeur, posée à fleur de terre ou posée à trois cents pieds du sol, forme toujours un même chemin d’une bien suffisante largeur, il est vrai aussi que la même personne qui, dans le premier cas, la parcourra avec une entière sécurité, pourra fort bien, dans le second cas, ne la parcourir qu’avec une crainte extrême, ou encore ne la parcourir pas du tout. Eh bien, il arrive souvent que, selon la configuration particulière de la montagne qu’on gravit, le sentier qui, dans tel endroit, est semblable à la poutre à fleur de terre, se trouve être un peu plus loin semblable à la poutre à trois cents pieds, à trois mille pieds du sol. Par exemple, lorsque la rampe gazonnée et d’ailleurs rapide de la montagne est composée de mamelons que le sentier contourne en les coupant obliquement, à chaque fois que, arrivé sur l’arête du mamelon, on va perdre de vue la partie de sentier sur laquelle on marche, sans apercevoir encore celle que l’on vu atteindre, il y a un point où le sentier paraît, comme la poutre, posé en l’air. Vide devant, vide derrière, vide ou à droite ou à gauche, et, au milieu de tous ces vides, la vue se fascine, l’imagination tournoie, le vertige arrive. Que s’il est seulement périodique et passager, comme dans le cas dont nous parlons, on le dompte aisément. Que si, au contraire, à cause de la nature de plus en plus difficile du sentier, il dure, il croît, et dompte à son tour,… alors le cœur bat de prodigieux roulements, la tête court la pretantaine, les jambes flageolent, et, devenu incapable d’avancer, de reculer, de s’asseoir ou de rester debout, le plus crâne grenadier du monde s’est changé en un paquet qui crie : Venez m’ôter !… venez très vite m’ôter !

Tels sont les effets du vertige. Sans être grenadier, une ou deux fois nous les avons éprouvés dans toute leur énergie. Ah ! les vilains moments ! Ah ! l’atroce récréation ! Et puis pendant que, ni assis, ni debout, ni couché, mais en l’air comme un moucheron, l’on attend là que l’abîme vous épargne ou qu’il vous dévore, toutes sortes de pensées extrêmement cruelles, lecteur,… sur sa moucheronne, sur ses mouchillons laissés au logis ; sur hier qui n’est plus et sur demain qui risque de ne pas revenir ; dans tous les cas sur l’incomparable absurdité qu’il y a à venir, sous prétexte de partie de plaisir, se fourrer dans un casse-cou semblable, dans un émoi pareil. Après quoi, ou bien l’aide vous arrive, ou bien, jouant le tout pour le tout, l’on se tire de là comme on peut.

Il y a des personnes, et nous sommes de ce nombre, qui, après trente, après cinquante excursions dans les Alpes, se trouvent être très peu aguerries sous ce rapport ; il y en a d’autres qui, d’emblée, et dès leur première excursion, n’éprouvent aucune espèce de vertige, quelque abruptes que soient les rampes, quelque étroits et difficiles que soient les pas à franchir, pourvu qu’il s’y trouve des aspérités où se retenir, des replats où poser le pied. Cette différence provient, selon nous, en partie des différences naturelles de tempérament ; en partie, et plus encore, des habitudes et des exercices auxquels on a été formé dès sa première enfance ; et, en observant que nos jeunes compagnons se trouvent presque toujours plus à l’abri du vertige que nous le sommes nous-même, il nous est arrivé de penser qu’élevés pour la plupart à la campagne, où les jeunes garçons rencontrent tant d’occasions d’aguerrir leur tête et leur œil, ou bien formés de bonne heure au moyen des exercices de gymnastique non seulement à déjouer par l’adresse le péril là où il est, mais surtout à ne s’en point créer d’imaginaires là où il n’y en a réellement pas, ils devaient à l’un ou à l’autre de ces avantages, dont nous avons été dépourvu, d’aborder le plus gaiement du monde et sans aucune préoccupation de danger des passages où, nous-même, nous ne nous engagions pas sans crainte. Parents, laissez donc vos fils grimper sur les arbres, à défaut, envoyez-les fréquenter les exercices gymnastiques. Ainsi, et ainsi seulement, outre tant d’autres avantages, ils auront gagné celui d’éviter en mille rencontres le roulement, la pretantaine et la flageole, trois misères aussi ridicules que détestables.

Cependant, de mamelon en mamelon, nous touchons au sommet. Vingt fois la mule semble près de rouler dans le précipice et d’y emporter notre épaule… ; aussi le forgeron ne parle-t-il qu’avec effroi de deux dames anglaises qui, il y a quelques jours, refusèrent de mettre pied à terre pour descendre cette rampe. « Braves femmes, dit-il, et le bon Dieu les bénisse ! mais si elles sont en vie à cette heure, c’est pas leur faute. On dit que les mules sont entêtées…, et les dames donc ! » Telle est l’opinion de ce forgeron sur les dames. Pendant qu’il parle, voici venir une épaisse nuée qui nous enveloppe si soudainement et si bien, qu’en moins de trois secondes nous n’entrevoyons plus même le sol qui nous porte. M. Töpffer crie halte à l’avant-garde, qui doit être déjà bien voisine de ce vilain sentier en corniche : puis il vocifère des signaux à Canta, qui, demeuré étourdiment dans des cornichons de ravins, y cherche des cornichons de cristaux… Canta rejoint ; alors on serre la colonne, et, guide en tête, guide en queue, l’on se remet en marche. Tout à l’heure, plus de nuée, un beau soleil, et pas plus de corniche que sur la grande route de Babylone !… Il y a des itinéraires qui mériteraient d’être pendus.

L’Allée blanche est maintenant derrière nous ; mais, en face, quel spectacle neuf, extraordinaire ! Un profond et immense entonnoir, celui de Dante, vraiment, moins les spirales et les monstres réprouvés. Ce ne sont de toutes parts que pentes gazonnées, immenses, nues, uniformes, sans un arbre et sans un rocher : quelque chose de solitaire comme le ciel et de tranquille comme la nuit. Tout au loin seulement, du côté du col de Fenêtre, les pentes sont tachetées de milliers de points jaunes ou blancs, et il arrive aux oreilles comme un lointain murmure de clochettes : ce sont des troupeaux par centaines. Le sentier, après avoir coupé obliquement celle de ces pentes qui est à notre gauche, trouve un couloir, s’y déploie en zigzag, et vient aboutir au fond de l’entonnoir. C’est le val Ferret. De l’Allée blanche on y entre par le col Ferret. De l’hospice du grand Saint-Bernard on y pénètre par le col de Fenêtre. Enfin, à partir des chalets Ferret, où est le point de jonction des deux sentiers, et en continuant de descendre, l’on en sort à Orsières. Au-dessus des chalets, ce sont de magnifiques pâturages ; au-dessous commencent ces forêts où les Pères du grand Saint-Bernard, communiers de l’endroit, se pourvoient de bois. Chaque jour, durant les deux ou trois mois d’été pendant lesquels le col de Fenêtre est praticable, trente à cinquante chevaux vont y chercher leur charge, puis, remontant à la file ils s’en viennent déposer au couvent ces provisions de la charité. Le dimanche, dans les beaux jours, et en automne quand leur tâche est finie, on rencontre ces chevaux qui paissent libres sur les pentes du mont Saint-Bernard ; et en songeant quel a été durant la semaine ou durant l’été leur rude et généreux office, on ne peut se défendre de les considérer avec un reconnaissant plaisir. Bons animaux ! se dit-on, et l’on s’avance pour caresser leur tête fière, leur poitrail chatoyant ; mais, eux, timides, et ne souffrant que l’approche de leurs pâtres, ils bondissent et fuient.

Au bas du couloir, et après avoir traversé la rivière sur un pont de bois, nous nous trouvons mêlés aux vaches qui regagnent les chalets. Tandis que les plus jeunes d’entre elles s’arrêtent à chaque instant pour folâtrer, les vieilles s’attardent, quelques-unes boitent ; toutes, tour à tour, suspendent leur marche pour nous considérer curieusement, et le manant qui les accompagne nous assure qu’il en a dix-neuf, vingt et quinze sous sa garde. Est-ce ce manant, sont-ce ces vaches, qui nous font trouver si agréable ce bout de chemin ? Toujours est-il que c’est ici un de ces quarts d’heure dont, on ne sait pourquoi, le charme se grave dans le souvenir pour y survivre à celui de bien des plaisirs dont il serait plus facile de se rendre compte. Mais c’est l’heure du soir, le ciel est pur, et nous touchons au gîte.

Un grand gendarme est sur le seuil ; gendarme valaisan, c’est-à-dire bon homme, hospitalier, et qui se fait d’emblée notre ami dévoué. « Belle jeunesse, dit-il, et puis propre !… Entrez, Messieurs, Mesdames ; et faites-vous servir. » Nous entrons. Bétique, où êtes-vous ? Age d’or, vous voilà ! Rien qu’une bonne vieille, un grand âtre, des marmites et une échelle. Par cette échelle, on nous fait monter jusque dans un fenil qui mène à une chambrette sans espace, sans chaises et sans ressources.

Mais que ne peuvent la nécessité, l’industrie, du pain, du vin et une épaule ! À peine entrés déjà tout s’organise. Voici des bancs, voici un tabouret, une hotte, un sac, un coffre : quinze sont assis. Deux se hissent sur le poêle, quatre sur le lit : tous sont placés ; on déballe alors, on distribue, on croque ; la vieille apporte des pommes de terre et du beurre ! le gendarme apporte des omelettes !… À ce spectacle, une incomparable joie s’ajoute à un appétit incomparable ; et de tous les gîtes où nous sommes entrés, celui-ci est proclamé le pire et le meilleur, le plus dénué et le plus riche, celui, sans contredit, où nous avons improvisé le plus délectable banquet. Pour couronner l’œuvre, âtre et marmite sont mis en réquisition, et Morin, qui vient de quitter la chambrette, y reparaît précédé d’un négus bouillant, parfumé, fastueux et très certainement inénarrable.

Le banquet fini, on organise la couchée : vingt dans le fenil, M. et Mme Töpffer dans la chambre, en compagnie d’un moutard du cru ; le gendarme et la vieille en bas, autour de l’âtre, qui envoie jusque dans le fenil, jusque dans la chambrette, tantôt de rouges lueurs, tantôt des tourbillons de grise fumée.

HUITIÈME JOURNÉE

Le chalet où nous nous efforçons de dormir est situé au milieu d’une cité d’étables et de bercails, en sorte qui durant tout le cours de la nuit, selon qu’une vache bouge ou qu’une brebis remue, une, deux clochettes se font entendre constamment, de ci, de là, fort loin, tout près. Mais, vers l’aube, le carillon devient général, et au concert des clochettes se mêle celui des bêlements, des mugissements, de tout timbre, de tout calibre. Qu’il est neuf pour des citadins d’être réveillés par ces clameurs des bestiaux impatients de paître, et, pour le montagnard exilé dans nos villes, combien l’absence de cette musique du matin doit lui sembler ingrate, cruelle !

Du reste nous apprenons que c’est aujourd’hui la fête des brebis, c’est-à-dire que, dans peu d’heures, de toutes les sommités voisines vont arriver d’immenses troupeaux qui envahiront le pâturage ; puis, dans un espace laissé libre, chaque brebis, venant se placer à la file d’une autre brebis, recevra une poignée de sel. Après ce régal, l’armée rompra les rangs, et chaque troupeau, son pâtre en tête, regagnera les hauteurs.

Cette distribution a lieu une fois par quinzaine régulièrement, et, chose aussi curieuse qu’intéressante, les brebis connaissent si bien ce jour de leur fête, que, dès l’aurore de ce jour-là, non seulement elles sautent, elles bondissent, et donnent mille marques de joie et de gaieté, mais, hâtives et diligentes, au lieu de se faire presser par le berger ou par les chiens, elles les précèdent aux chalets, accourant à l’envi, s’agglomérant, se poussant dans leur ardeur, au point que plusieurs sont jetées hors du sentier, et que les agnelets, séparés de leurs mères, suivent éperdus ou s’arrêtent incertains et plaintifs. Certes, en fait de fête, aucune ne nous paraîtrait plus attrayante à voir que celle-là. Mais nous avons à passer aujourd’hui le col de Fenêtre, plus élevé encore que celui des Fours, et la prudence nous commande de mettre à profit, pour franchir cette sommité, les heures de sérénité que nous présage une aube sans nuages.

Le gendarme et la vieille ont préparé durant les veilles de la nuit une soupe primitive, composée de lait, de quartiers de pommes de terre, et, comme pour les brebis d’une poignée de sel. Ce brouet blanc forme notre déjeuner, que nous prenons debout autour de l’âtre, pendant que la vieille aidée du gendarme et le gendarme secouru par la vieille s’efforcent de dresser le compte de notre dépense. À la fin, toute leur arithmétique mise en commun n’y pouvant suffire, la vieille vient à M. Töpffer et lui dit : « Faites vous-même, mon bon Monsieur, je me fie à vous. » M. Töpffer alors place des écus à la suite des uns des autres jusqu’à ce que le gendarme et la vieille, plus scrupuleux encore qu’avides, aient dit : « Assez, va bien. » Par cette méthode intuitive le compte est bientôt réglé à la satisfaction des parties. Il ne reste plus qu’à prendre congé de nos hôtes, congé du forgeron, qui retourne à Cormayeur, congé de ce fenil, de cet âtre, de cette chaumière enfumée où nous venons de passer de si charmantes heures. Déjà l’aurore a succédé à l’aube, et tandis que le vallon est encore enveloppé dans les fraîcheurs d’une ombre limpide, les aiguilles de la grande chaîne reflètent les rougeurs du lever.

Voici la configuration du col de Fenêtre. À partir des chalets Ferret, l’on coupe obliquement des rampes de gazon, en suivant un sentier que le passage habituel des chevaux de l’hospice entretient dans de bonnes conditions de pente et de largeur ; puis viennent les zigzags par lesquels on atteint rapidement aux anfractuosités du col. Ici la scène change soudainement. Plus de pâturages, mais des plateaux sauvages et désolés, des roches déchirées, bientôt des glaces d’avalanche tassées dans les couloirs et salies de blocs et de débris. Du sommet, le regard plonge tout à coup sur le revers italien du mont Saint-Bernard. A gauche, et à une heure environ au-dessous de soi, la gorge du Couvent ; à droite, tout au fond, les premières pelouses de Saint-Rémy ; partout, à l’horizon, un amphithéâtre d’imposantes sommités. Non seulement ce passage est riche en beautés alpestres, mais il offre plus qu’aucun autre ce double avantage d’être extrêmement élevé et parfaitement facile.

Pendant que nous gravissons les zigzags, on signale sur la lisière des dernières hauteurs, et se détachant sur le ciel, sept ou huit personnes qui se sont arrêtées pour nous considérer. Nous les saluons de nos hurras. Au lieu d’y répondre, ces personnes se contentent de se remettre en marche, et nous les croisons une demi-heure après. Ce sont sept touristes barbus, et de là leur silence auguste, car, en tout lieu et même sur les dernières hauteurs, le touriste barbu n’est qu’un époussoir qui pose, et pas du tout un mortel qui sympathise.

L’affaire pour lui, même sur les dernières hauteurs, ce n’est point de contempler la contrée, mais que la contrée le contemple ; point d’admirer la belle nature, mais que la belle nature ait eu l’avantage de le posséder quelques instants ; et quand une troupe d’imberbes, avant même d’avoir pu apprécier la beauté de sa moustache et le touffu de son collier, lui lance des hurras d’expansive cordialité, il prend cela pour les inconvenances d’une familiarité qui se méprend, pour les cris discordants d’une multitude qui ne voit pas encore que c’est à un olympien qu’elle s’adresse. Ces sept olympiens donc nous coudoient sans seulement paraître nous apercevoir. Plus loin nous croisons un touriste nono : c’est ce même don Quichotte que nous vîmes à Argentière. Quoique nono, il nous sourit, et, accompagné de deux Dulcinées, il poursuit sa route dans cette sierra, plus sauvage sans contredit que l’autre. Enfin vient un gros papa français et sa fille. Ce bon monsieur, occupé qu’il est à jurer contre les cailloux qui inquiètent ses gras de jambes, s’interrompt tout exprès pour nous faire un amical salut. Charmés de sa bonne grâce, nous lui apprenons en retour que tout à l’heure, sorti de cette Arabie Pétrée, il n’aura plus qu’à suivre les faciles contours d’un sentier parfaitement frayé.

Dans les contrées sauvages on rencontre des spectacles dont le contraste fait vivement ressortir la riante grâce ou la paisible aménité. Ainsi, au détour d’une roche, et au moment même où l’on vient d’être frappé par l’aspect saisissant de ce col stérile et pierreux, le regard tombe sur une suite de petits lacs chaudement encaissés entre des escarpements sans rudesse ; l’une d’eux baigne une plage basse, dont le sable ridé reluit au soleil. Que cette onde tranquille, que cette paix réjouie paraissent ici comme une fortunée et hospitalière rencontre !… Et puis tout à coup cette scène change ; revoici le morne, et à la joie de l’âme a succédé le frisson du cœur : c’est une nue qui passe. Autre contraste encore non moins subit, non moins vif. Sur ces sommités, en effet, bien autrement que dans nos plaines, la physionomie des sites varie avec chaque vicissitude du vent, de la nue, du firmament, et en même temps que les changeantes apparences du ciel s’y reflètent comme dans un miroir fidèle, le voyageur, à cause de son isolement sans doute, à cause aussi de la sévérité inaccoutumée des spectacles, s’y trouve puissamment impressionné par toutes les nuances de ces variations. Nous donnons le croquis de l’un de ces lacs. Du reste, sur le point d’y arriver, et lorsque près de s’engager dans les anfractuosités du col on jette un regard en arrière de soi, l’on jouit alors, au-delà et par-dessus le col du Ferret, d’une vue splendide. C’est le Mont-Blanc, le Géant, le Jorasse, toute une armée d’éclatants satellites qui, des hauteurs de l’espace, semblent à la fois dominer la terre et braver les cieux…

Cet aspect est particulier, peu commun. Rien n’est plus différent, en effet, quant à l’impression qu’on en reçoit, que cette vue de la haute chaîne observée du col de Balme, par exemple, ou de toute autre sommité d’où le regard peut en suivre le majestueux profil, des glaces jusqu’aux forêts, du faîte jusqu’aux champs parsemés d’habitations, et cette même vue observée par-dessus des entassements de cimes prochaines qui en masquent les flancs boisés et la base verdoyante. C’est alors le monde merveilleux isolé du monde ordinaire, et l’on dirait, flottante dans les plages de l’air, une cité de dômes étincelants, de minarets empourprés, ou encore un de ces déserts tels que l’imagination seule peut se les créer, où au sein de l’éternelle stérilité, et comme sous la malédiction du Très-Haut, de somptueuses ruines ici se dressent en pans colossaux, en frustes colonnades, là reposent en obélisques couchés et en chapiteaux gisants. Et pour le regard lui-même, seul voyageur qui visite ces inabordables merveilles, il lui faut, pour y atteindre, parcourir ces cimes prochaines, raser ces vagues de pierre qui ne portent que des débris de foudre ; il lui faut escalader des arêtes hérissées de dents et de pics, des parois d’une roide nudité, en sorte que la riche désolation des approches annonce, présage, rehausse la sublime splendeur des augustes décombres.

Mais c’est assez nous arrêter sur ce col. Au plus haut point du passage, Jean Payod décharge la mule et nous fait reprendre nos sacs. En vérité, c’est tout plaisir, tant on se sent fort et agile dans ces contrées éthérées, tant aussi l’on aime à soulager le bon animal ; car cette mule, depuis cinq jours, elle fait notre besogne ; depuis cinq jours elle marche incessamment chargée le long de sentiers difficiles, et, ce qui est bien plus cruel, au travers d’herbages gras où elle voit paître ses compagnes sans qu’il lui soit permis « d’en tondre la largeur de sa langue… » Ah ! il manque quelque chose aux mules, aux juments, aux bœufs, aux ânes, à tous ces serviteurs de montagne ou de métairie, c’est de pouvoir comprendre ces vraies amitiés qu’ils font naître, ces chaudes reconnaissances qu’ils inspirent !

Du col de Fenêtre jusqu’à la gorge du Saint-Bernard, nous ne faisons qu’une course ; tout à l’heure voici le lac, et sur la rive opposée les bâtiments, du monde, les chiens, le seuil. À peine entrés, nous nous trouvons perdus au milieu d’une foule silencieuse qui encombre les vastes corridors de l’hospice, et les sons de l’orgue viennent frapper notre oreille. C’est la fête du couvent. Arrivé d’hier, l’évêque de Sion officie en personne, et environ sept cents fidèles accourus d’Aoste, du Valais, de Fribourg, prient debout, écoutent agenouillés, ou, assis par rangées sur les escaliers, refluent jusque dans l’étage supérieur. Oh ! le pittoresque spectacle ! Des vieillards, des petits garçons, des jeunes filles, des mères et leur nourrisson, toutes les poses de la dévotion naïve, du recueillement craintif, de l’humilité respectueuse ; toutes les attitudes de la fatigue qui s’endort, de l’attention qui se lasse, et aussi de cette oisiveté de l’âme pour laquelle le culte catholique ne se montre jamais sévère, à la condition que les doigts roulent les grains d’un chapelet, et que la langue murmure des prières.

Nous ne sommes pas catholiques, assurément, mais nous sommes plus ou moins de toutes les religions sincères, et c’est au milieu de catholiques que nous avons éprouvé souvent, aussi bien ou mieux qu’au milieu de nos propres coreligionnaires, ce sentiment de chrétienne sympathie que fait naître le spectacle d’une humilité véritable. C’est que le catholicisme a ceci de bien, qu’en vertu même de son principe d’infaillibilité pontificale et traditionnelle, il ploie et subjugue pleinement les âmes, en sorte qu’il donne à ses adeptes sincères ce trait d’ingénue soumission qui manque trop souvent aux adeptes, sincères aussi, mais émancipés, mais raisonneurs, mais militants du protestantisme. Ceci soit dit non pas en faveur d’un principe dont autant que qui que ce soit nous repoussons le joug, mais bien au profit d’un autre principe que, nous autres protestants, nous sommes trop enclins à méconnaître ; c’est qu’une chrétienne religion n’existe réellement pas en dehors de l’assujettissement intime et volontaire de l’âme, et que c’est n’être ni assujetti ni humble que de soumettre de larges et lumineuses vérités de l’Évangile à la continuelle appréciation de notre savoir et de notre raison ; que de vouloir incessamment en formuler les mystères chacun, homme ou secte, à notre manière ; que de nous diviser orgueilleusement à ce sujet, au lieu de nous agenouiller avec simplicité d’esprit et de cœur devant le livre qui est l’autorité et la règle de notre foi commune. Et, en effet, être chrétien, être vrai disciple de Jésus-Christ, c’est bien moins, à l’en croire lui-même, admettre ou ne pas admettre telle doctrine théologique, entendre dans tel ou tel sens un dogme ou un passage, que ce n’est assujettir son âme tout entière, ignorante ou docte, intelligente ou simple, à la parole d’en haut, pas toujours comprise, mais toujours révérée ; pas toujours formulée en savante doctrine, mais toujours prise pour conseillère et pour guide dans le secret du cœur et dans la pratique de la vie. Voilà pourquoi, en tous lieux, en tout temps, et comme par l’effet d’un invincible penchant, nous avons toujours été plus porté à reconnaître notre coreligionnaire véritable dans l’humble, même alors que sa croyance se trouvait être en quelque point erronée ou superstitieuse à nos yeux, plutôt que dans le raisonneur, dans le juge et arbitre, dans le tout petit docteur suprême qui a soumis chaque point de doctrine ou de dogme à l’approbation de son savoir, même alors que sa croyance se trouvait être d’ailleurs conforme à la nôtre.

Ce n’est donc qu’après avoir en quelque sorte assisté à l’office que nous gagnons le réfectoire où nous attend un de ces dîners comme on n’en fait qu’au couvent du grand Saint-Bernard, c’est-à-dire, savoureux dans leur simplicité, et sans rapport aucun avec les somptuosités souvent frelatées des tables d’hôte. Ce sont des potages succulents et bourgeois tout ensemble, de grosses viandes cuites dans leur jus, des pommes de terre exquises de qualités et d’apprêt, un plat de fruits cuits, et, pour dessert, des noisettes et du fromage. Qu’on se figure donc une troupe d’affamés venant à s’abattre sur des mets de cette sorte ! Sans compter que linge, verres, ustensiles, tout est net, propre, engageant, comme serait dans un jour de fête la table d’un riche fermier, sans compter le bon Père qui est là pour veiller sur votre bien-être, tout en vous entretenant de choses intéressantes avec cette simplicité hospitalière et amicale qui vaut à elle seule toutes les civilités du monde. Il y a vingt-cinq ans que nous fréquentons l’hospice du grand Saint-Bernard : eh bien, ces choses de bon accueil prodiguées sans acception de personnes n’y ont pas plus varié que n’a varié le roc sur lequel cet hospice est assis. Aussi, et l’on oublie quelquefois de le remarquer, malgré le changement fréquent du personnel, et quand même la règle de leur ordre n’est ni rigide ni ascétique, il n’y a pas de religieux au monde qui jouissent d’une plus universelle et d’une plus légitime considération. Braves et dignes gens, vrais et excellents chrétiens, mes coreligionnaires très certainement, en dépit de quiconque pourrait y trouver à redire !

Un jeune homme dîne avec nous. C’est un commis-voyageur. Voudra-t-on nous en croire, quand nous aurons ajouté que ce jeune homme est modeste, sensé, point bavard, ne sentant ni le brûlot, ni le vaudeville, ni la romance, ni le calembour, et qu’il porte aux objets du couvent, nouveaux pour lui, un intérêt intelligent et sérieux ? Bien sûr que non. Il en est pourtant ainsi. Bien plus, à Simond Michel, qui, à propos de grec, regrette le temps et la peine qu’il a employés à ne pas savoir trop bien cette langue, ce jeune homme, ce commis en toilerie, répond que, pour lui, il se loue de l’avoir étudié, et que tous les jours il a l’occasion d’observer qu’indépendamment des autres avantages très réels qui sont le bénéfice naturel de toute espèce d’instruction, les choses de sa profession lui sont facilitées par l’indirect développement d’intelligence qu’il doit aux exercices dont sa condition antérieure d’étudiant lui a assuré le privilège… M. Töpffer appuie, et Simond ne conteste plus ; mais il continue de penser en lui-même qu’avec cela le grec n’est pas au nombre des exercices intellectuels qu’il chérit avec tendresse. Durant cet entretien, nous voyons par les croisées les gens de la messe qui, au sortir de l’église, vont se cherchant, dans les anfractuosités des rochers, des recoins abrités contre le vent et exposés au soleil. Là, les uns jasent, les autres sommeillent, quelques-uns caressent les chiens, d’autres regardent faire. Peintres, où êtes-vous ?

Jean Payod nous a parlé des Chenalettes. C’est une cime, en face à peu près du seuil du couvent, d’où l’on jouit, sur la grande chaîne, d’une vue analogue à celle que nous avons admirée ce matin, mais beaucoup plus étendue. Aussitôt après dîner nous nous acheminons pour faire cette expédition. Ah ! mais c’est rude ! et au lieu de sentier, une série de petits couloirs roides comme des murailles, par lesquels on s’élève de replat en replat. Gare la pretantaine ! À la fin, voici un premier plateau, avec des blocs pour s’y asseoir et de la neige rouge pour s’en faire des granités.

De ce plateau l’on voit la cime : les gens du couvent y ont élevé une pyramide. Mais on voit aussi l’escarpement par lequel il faut y parvenir, et, à ce spectacle, M. Töpffer renonce d’emblée à toute espèce de Chenalettes quelconque, tant pour lui que pour tout son monde. À la fin pourtant, persuadé par Jean Payod, et supplié par cinq de ses compagnons les plus agiles et les plus aguerris, il se laisse aller à autoriser l’expédition, mais seulement pour ceux-ci, et en se réservant, pour plus de sûreté, d’en faire lui-même partie. On part. Ce sont d’abord des éboulis de grandes roches feuilletées qui basculent sous les pas, ou qui, une fois votre personne dessus, se mettent à descendre le plus vite qu’elles peuvent. Ce sont ensuite des rampes nues qui plongent droit dans la neige rouge, puis un premier grand coquin de couloir atroce… Dès ici la flageole, et au diable les Chenalettes ! Alors M. Töpffer ne se réserve plus du tout de faire partie de l’expédition ; mais voyant ses cinq compagnons parfaitement en train et Jean Payod sans inquiétude, il les laisse poursuivre, pour s’occuper sans délai de regagner le plateau, en évitant toutefois d’y arriver trop vite par la voie des roches feuilletées. Sur le plateau tout va bien. L’on dresse la lunette, et pendant que chacun à son tour suit avec anxiété les progrès de l’expédition, arrive seul et boiteux, un Anglais. À peine cet Anglais a-t-il eu le temps de comprendre ce dont il s’agit, que, pan ! le voilà qui s’achemine boiteux et seul pour la Chenalette. M. Töpffer, qui en vient, n’en revient pas !

Après qu’on les a perdus de vue durant une demi-heure, nos gens reparaissent : six petites quilles qui défilent sur le rebord d’un précipice. Pendant qu’ils s’entr’aident pour descendre avec précaution ce qu’ils ont gravi avec ardeur, l’Anglais seul et boiteux reparaît aussi. Tout tranquillement il zigzague, il glisse, il saute, il rampe, tant et tant qu’il arrive en bas sans mal ni douleur par sa route à lui, et au même instant que les autres, qui sont bien étonnés de le revoir en vie. En effet, arrivé sur la Chenalette, ce singulier homme y a fait devant eux des imprudences à remplir d’effroi Jean Payod lui-même. Voici : de cette cime étroite qui se dresse au-dessus d’un précipice épouvantable, il s’est hasardé à passer d’une enjambée sur une arête toute voisine et un peu inférieure ; puis de là, posant un pied sur des rocailles en saillie, se cramponnant des mains à des fissures à portée, il s’est agréablement penché sur l’abîme… Alors Jean Payod et ses compagnons se sont fâchés tout rouge, puis, n’y pouvant rien, ils ont pris le parti d’abandonner à sa destinée cet équilibriste déterminé. Tous ensemble nous redescendons au couvent.

Par un beau temps, le plateau où est situé le couvent paraît plus riant encore que sauvage, surtout à l’heure du soir, quand le soleil couchant dore de ses paisibles feux ces mêmes roches qui, dans les jours nuageux, attristent le regard par la froide crudité de leur teinte verdâtre. Pendant le temps qu’a duré notre expédition, la plupart des pèlerins ont repris le chemin de leurs vallées, en sorte que, au mouvement d’il y a quelques heures a succédé ce calme qui se marie si bien aux douces impressions d’une belle soirée : aussi mettons-nous à profit les instants pour aller visiter, à l’autre extrémité du lac, la place où s’élevait naguère un temple de Jupiter. Le sol en cet endroit seulement est tout parsemé de briques, et les Pères, au moyen de quelques fouilles qu’ils y ont pratiquées, en ont extrait cette quantité assez considérable d’ex-voto, de statuettes, de médailles qui, réunis au couvent, y forment un intéressant petit musée. Et comme nous sommes à nous entretenir de ce temple disparu, de ces débris, de ces briques, voici Albaret qui déterre une broche en bronze, voici Hauffman qui ramasse une monnaie romaine… À l’œuvre alors, et chacun de fouiller. Nous y brisons nos piques, mais nous ne trouvons plus rien.

Au retour de cette promenade, nous sommes bien étonnés de rencontrer dans ces parages le touriste baigneur. Oui ! deux Anglais qui viennent d’arriver de Saint-Rémy, tout trempés de sueur, en voyant le lac, s’y sont vite plongés comme deux canards polaires qu’ils sont. Dans ce moment, hâves de froid et grinçants de frisson, mais satisfaits, ils achèvent de se rhabiller, pour ensuite gagner l’hospice, où à peine entrés l’un d’eux tombe à la renverse, roide comme une barre et froid comme un glaçon. Vite les Pères l’entourent, on le relève, on le porte dans un lit, on le réchauffe et il s’en tire, mais à grand’peine, mais parce qu’il a trouvé à temps les soins les plus empressés et les mieux entendus. Que ce canard-là eût fait son plongeon dans un lac solitaire, à deux ou trois lieues de tout chalet, à six ou huit lieues de toute maison à lit, à thé, à ustensiles, et, surpris loin de tout secours par cette mortelle atteinte, il serait parti pour l’autre monde. En vérité, l’on y va pour moins que cela. Les Pères nous ont conté que, de loin en loin et en plein été, ils trouvent mort auprès de quelque source voisine un vieillard misérable, quelque mendiant crétin. Ces malheureux, déjà épuisés par la maladie ou affaiblis par la mauvaise nourriture, montent péniblement, atteignent à cette fontaine d’eau glacée, y boivent sans retenue, s’asseyent auprès et ne se relèvent plus.

Cet incident, en retardant l’heure du souper, ne nous rend que plus féroces à l’endroit du potage et des grosses viandes. On tord, on croque, on accélère, et d’autant plus que voici des arrivants qui, non moins affamés que nous, attendent pour pouvoir se mettre à table que nous en soyons sortis. Tout à l’heure on leur cède la place, et le gros de l’armée s’en va dormir ; mais M. et Mme Töpffer, moins sujets à ces appesantissements de paupière qui exigent une prompte et immédiate retraite, demeurent dans la salle. N’est-il pas bien vrai que chaque âge a ses plaisirs, et que ceux de l’âge mûr valent parfois ceux de l’âge tendre ? Dormir est délicieux sans doute ; mais, la journée finie, veiller en s’entretenant, prolonger la soirée au coin du feu, et ceci à l’hospice du grand Saint-Bernard, à l’heure où de moments en moments arrivent des caravanes de touristes, n’est-ce pas préférable encore ? Point de sommeil ne vaut une veille agréable, récréative et remplie.

D’ailleurs voici en quantité de nouvelles espèces. Ici au coin de la table, le pekœ célibataire, frais, blondin, rebondi et cinquante ans. Plus continental que l’autre, il procède avec moins de solennité aux apprêts de l’infusion, sans pour cela y apporter moins de minutieuse habileté. Le pekœ célibataire voyage uniquement pour faire digestion, pour fumer en paix, pour se trouver encore plus célibataire qu’à Londres, où sa sœur lui est une chaîne et sa parenté un joug. Mais après qu’il n'a pas parlé de tout le jour, et pourvu que cela ne l’engage ni à dire quatre mots de plus, ni à recommencer plus tard, ni à écouter personne, il ne demande pas mieux, le soir, que d’adresser différentes communications au premier qui se présente, étudiant ou ambassadeur, pédagogue ou commis toilier. Après quoi il prend son chapeau, et on ne le revoit pas.

Plus loin, c’est une société de touristes muets. Ils respirent, ils boivent, ils mangent, mais comme on fait aux funérailles d’un cousin au huitième degré : sans être affligés, sans être gais, sans être solennels non plus. Le seul d’entre eux qui prenne la parole est évidemment un Allemand, car sa conversation roule exclusivement sur les siquesaques (les zigzags) du Stelvio, comparés aux siquesaques du Simplon et aux siquesaques du Saint-Gothard. Au surplus, on rencontre souvent de ces gens qui, sans être Allemands, d’une belle dame n’ont remarqué que sa dentelle, d’une magnifique cathédrale que ses gouttières.

Plus loin le touriste pie. Le touriste pie porte une redingote en basin blanc parsemé de taches qui se trouvent être noires à l’endroit du dos, où, en marche, le cuir du havresac opère ses frottements ; vertes ou simplement embraminées à l’endroit du dos qui sert, en halte, à s’asseoir pour admirer la belle nature. Le touriste pie est fier de ce pelage : c’est l’annonce de ses sueurs, l’enseigne de sa crânerie, l’emblème de son ton légèrement estaminet et aux trois quarts pipe d’écume. Avec cela, serviable, rieur, tout à tous, et qui, s’il paraît un peu commun, ne se montre du moins ni fier, ni hautain, ni nono, ni olympien, quand même il a une barbe de Jupiter et une crinière de Neptune.

Plus loin, mais attendons… ; en ce moment arrivent quelques voyageurs qui demandent secours pour un Anglais demeuré en chemin. Cet Anglais, homme fort pourtant et jeune, a déclaré ne pouvoir faire un pas de plus, en sorte que, couché sur le bord de la chaussée, il attend ou qu’on l’y laisse, ou qu’on l’y relève comme on voudra. Vite on lui envoie du monde, une mule, et bientôt il entre dans la salle, s’assied à table, et y dévore des quartiers de tout ce qui se présente. Quelquefois, en effet, même à la hauteur relativement médiocre du Saint-Bernard, et surtout si l’on y arrive à jeun, la rareté de l’air suffit pour opérer ces lassitudes qui, pour être factices, ne vous en couchent pas moins sur le carreau. Aussi, règle générale, quand on passe les cols très élevés, et tout particulièrement ceux où l’on peut redouter d’être surpris par l’orage ou par le froid, il est toujours bon, et dans certaines occasions indispensable, pour pouvoir conjurer le danger, d’avoir l’estomac lesté ou du pain dans le bissac. Une goutte d’eau-de-vie pure, quand on a eu peur ou quand l’épuisement se fait sentir, fait merveille aussi.

Plus loin c’est une collection de touristes Sand. Ce touriste-là est aussi incompréhensible qu’incompris : c’est un homme-caprice, une sorte de type manqué qui ne se rapporte à rien qu’aux types également manqués, mais du moins brillants, qu’on rencontre dans les romans de cette Corinne qui porte un nom d’homme et qui fume des cigarettes. Le touriste Sand se croit des impressions, et il n’en a pas ; des sensibilités mystérieuses, et c’est tout simplement son habit qui est de couleur cannelle. Bêtement assis ou bêtement debout, il pose on ne sait ni pour qui ni pour quoi ; et avec cela blafard, étonné, blasé, plat, musqué, Lélia, fumeur et Tremnor tout ensemble ; tantôt un sourire niais illumine sa face de dernier chapitre d’un roman, tantôt une tristesse sans cause voile comme d’un crêpe intime les vapeurs de son regard ! Ah ! le drôle d’animal ! le ridicule et digne produit d’une littérature au rebours de l’art, du bons sens et de la morale ! et quel agrément de penser à cette occasion que cette littérature-là, après avoir chatoyé au soleil de la romantique vie de juillet, passe rapidement comme les couleurs fausses, après avoir pauvrement déteint sur quelques esprits de travers ! Ce qui n’empêche pas le touriste Sand de porter les cheveux longs, soyeux, bombés aux approches du galbe ; puis, pour singer de plus près sa Corinne en frac, il unit à la moustache et au collier fourré, à tous les indices d’une virilité macassarde, les coquetteries d’une main blanche, d’un pied mignon et d’une taille carrément féminine.

Mais toute cette tablée disparaît à son tour, et voici venir un jeune officier anglais accompagné de sa mère et de ses deux sœurs… Lorsqu’on vient de songer à Sand et à ses types homme-femme créés tout exprès pour calomnier le mariage et la famille, pour ériger en vertu le dérèglement des passions, et pour traduire en honteuse servitude la sainte force des affections les plus naturelles et les plus pures, combien cette apparition fait un contraste aimable à ces cyniques et dégoûtants paradoxes ! Combien, dans cette dame qui entre, paraissent nobles, dignes, au-dessus de l’atteinte, et au-dessus des sophismes, les liens d’épouse et de mère ; combien, dans les jeunes miss qui sont à ses côtés, semble gracieux et attachant le pudique servage de la jeunesse timide et de la beauté craintive !… Ah ! femmes incomprises que l’on ne comprend que trop, femmes rebelles à tout ce qui fait le charme aussi bien que l’honneur de votre sexe, femmes sans retenue et sans règle, qui trouveriez votre compte à détourner de l’épouse soumise et de la jeune fille pure l’estime, la louange et l’universel respect, fumez vos cigarettes, endossez votre frac, chaussez vos bottes, allez vous mêler aux hommes sans autre protection que votre crânerie, sans autre morale que celle de vous donner à celui qui vous aura plu ; mais contentez-vous de ces avantages, et que votre plume n’attaque pas en public ce que votre cœur lui-même, moins perverti que votre esprit, ne peut s’empêcher d’absoudre, d’aimer, de révérer en secret !

Le jeune officier, brillant de bonheur, de santé et d’appétit, se met à table, où il prodigue à sa mère des soins respectueux, à ses jeunes sœurs des attentions à la fois familières et courtoises. Mais l’une d’elles, de plus en plus pâlissante, après s’être contrainte de parler, de sourire, pour dérober aux regards le malaise qu’elle éprouve, est déjà près de défaillir ;… à la fin sa tête s’incline, ses beaux yeux se ferment, et elle demeure froide et immobile. Aidées de madame T***, ses deux compagnes l’emportent dans une chambre voisine, où bientôt elle a repris ses sens ; et c’est ainsi que nous nous trouvons pour quelques instants associés à l’émotion, au trouble, puis à l’expansive joie de ces personnes, dont la vue déjà avait provoqué notre considération et notre sympathie. Après quelques causeries, on se sépare amicalement, et chacun gagne sa cellule.

NEUVIÈME JOURNÉE

Au couvent, sortir du lit n’est pas récréatif. Murailles, planchers, tables, ustensiles, tout est froid comme une roche à l’ombre. De plus, au lieu des sérénités radieuses d’hier, la pluie fouette les vitres des croisées, et le vent balaye le col. Quel dommage ! Mais il ne sert de rien de s’apitoyer. Le plus pressé, c’est de déjeuner bien vite, car deux, trois, quatre caravanes attendent que nous ayons libéré la table pour pouvoir déjeuner à leur tour.

Vers neuf heures, le temps s’éclaircit. Nous en profitons pour prendre congé des Pères et pour nous mettre en route. Mais une fois engagés dans cette antique chaussée qui serpente dans la gorge supérieure du mont Saint-Bernard, la pluie recommence de plus belle, et, au lieu des diaphanes clartés de tout à l’heure, ce ne sont autour de nous que grises nuées ou tristes noirceurs. Cependant, derrière nous, un bruit de pas se fait entendre. C’est un vieux de roche, trapu, cambré, veste et calotte de futaine, l’œil franc, la figure ouverte, et qui, marchant à la bonne, fait retentir sous ses souliers ferrés les dalles de la chaussée. Désireux que nous sommes d’entreprendre ici une spéculation, nous l’attendons pour lui adresser quelques questions sur la route : « Je ne la sais pas mieux que vous, nous répondit-il, mais, en montagne, il n’y en a pas deux, c’est où le chemin passe. » Au sens et au tour de cette réplique, M. Töpffer s’approche, et pour continuer l’entretien : « Ces montagnes, reprend-il, sont bien pauvres, cependant ne pensez-vous pas que les gens sont heureux ici autant qu’ailleurs ?

– Pourquoi non ? En ce qui est du contentement de vivre, le bon Dieu n’a pas deux mesures, une pour la plaine, une pour les hauteurs, » Puis s’arrêtant : « Tel que vous me voyez, je suis Tobie Morel, d’en dessus de Romont. En l’an de misère, l’an seize, j’allai trente lieues plus bas que Paris pour y recueillir la succession de mon aîné, d’où je revins en donnant le tour par les campagnes et par les villes. En ai-je vu là du nouveau, et puis du nouveau !… Eh bien ! rien ne vaut le natal pour y vivre et encore mieux pour y finir !… Et tenez, ajoute-t-il, quand, d’aisé que j’étais, cette succession m’eut fait riche, je pouvais m’aller élargir à Fribourg, à Paris, quoi !… Mais on n’emporte pas son natal, m’ai-je dit, et j’y suis resté.

– Et avez-vous des enfants ?

– Une fille, sans plus. À raison de mon bien, beaucoup la poursuivent, et elle en est à ne savoir trop auquel elle se veut donner. Moi je lui dis : Choisis bien, mon enfant. Moyennant qu’il soit brave, je ne suis pas pour te contrarier. – Et qu’entendez-vous par brave ?

– J’entends celui qui fait fructifier la famille dans l’endroit pour la transmettre bonifiée à ceux d’après. Depuis un quart de siècle et plus haut encore, tous les Morel font bonne fin.

– Et vous venez du couvent ?

– Bien sûr. J’avais toujours eu l’envie d’y venir prier, si bien que, chaque année, j’en rendais témoignage au Père qui fait la quête. L’autre nuit donc, ayant le rein pris, comme vous savez que la marche remet, j’ai dit en moi-même : Tobie, il te faut profiter d’y aller. Alors m’étant levé sur six heures, j’ai dit à la femme, sachant qu’elle serait mal contente : Pas de raisons, c’est résolu, je vas au couvent : avant cinq jours je serai de retour. Sur quoi je suis parti, et me voilà. Là-haut ils m’ont fourni d’images, et je leur ai dit : À la quête prochaine, si vous allez descendre chez Jean Morel et pas chez moi, j’en aurai rancune. Le quêteur m’a promis, et bien sûr que je lui verserai de mon meilleur ! »

Tel est le discours de Tobie Morel, non pas inventé, non pas changé, mais recueilli textuellement et sur le chemin même, pour servir de preuve à ce petit adage que nous hasardâmes dans notre relation de l’an passé : Tous les paysans ont du style, adage qui revient au fond à cet autre plus généralement accepté : J’apprends tout mon français à la place Maubert. Et, en effet, si bien dire, c’est s’exprimer avec une propriété sentie, avec une justesse pittoresque et animée ; si, avoir du style, c’est, à tous les degrés, se peindre, soi, dans ses façons de parler, peut-on dire mieux que Tobie Morel, et allier à autant de clarté plus de naturel ? Et au lieu qu’on se lasse souvent de l’entretien d’un beau parleur qui revêt des idées même heureuses de formes conventionnellement irréprochables, peut-on s’ennuyer dans la compagnie d’un paysan qui présente les siennes, même communes, sous des formes frustes et inapprises, mais expressives et trouvées, en telle sorte que sa parole n’est plus guère que du sens, mais franc, natif, et comme transparent d’ingénuité ? Certainement non, et mille fois nous en avons fait l’épreuve.

Mais ce qu’il convient de remarquer, c’est que le mot de Malherbe s’applique désormais avec plus de justesse peut-être aux hameaux, aux cantons retirés, et en particulier à quelques localités de la Suisse romande, qu’à la place Maubert. Car, certes, ce français dont parlait Malherbe, ce ne sont ni les jurons, ni les termes poissards qu’emploie le bas peuple, mais bien et uniquement ses façons vives, éloquentes, pittoresques de dire des choses simples ou communes ; ses saillies d’expression, ses hardiesses de langage osées sans prétention et hasardées sans contrainte ; ses trouvailles de mots et de tours frappés au coin du naturel ou de la passion, et non pas aplatis sous le laminoir du bel usage, ou froidement triés dans le vocabulaire banal. Or, maintenant, grâce, d’une part, à l’altération des mœurs et du bon sens populaires, soumis depuis tantôt cinquante ans à mille expérimentations diverses et à l’invasion presque universelle des demi-lumières et de la fausse instruction ; grâce, d’autre part, à l’infinie multiplication des journaux et des publications de toute sorte, à l’active influence des romans et des théâtres mis de plus en plus à la portée des classes inférieures, à la dissémination, par l’effet de ces causes et de beaucoup d’autres, d’un français bâtard, terne et tout formulé, où donc trouver aujourd’hui, dans quelque ville de France que ce soit, cette place Maubert où le peuple, n’usant qu’à sa guise et selon son instinct de l’idiome purement traditionnel, charme et instruit à la fois un Malherbe par le sens, par le naturel, par la gauloise simplesse de son propos ? Bien plutôt, ce semble, c’est dans les cantons retirés, dans les vallées écartées en dessus de Romont, à Liddes, à Saint-Branchier, au bourg Saint-Pierre, et en accostant le paysan qui descend la chaussée, ou en s’asseyant le soir au foyer des chaumières, que l’on a le charme encore d’entendre le français de souche, le français vieilli, mais nerveux, souple, libre, et parlé avec une antique et franche netteté par des hommes aussi simples de mœurs que sains de cœur et sensés d’esprit.

Plus ou moins rincés, nous arrivons à Liddes, où l’on nous sert une buvette. L’hôtesse nous reconnaît bien. « Cher monsieur, dit-elle à M. Töpffer, depuis l’autre fois vous n’êtes pas devenu beau ! Hélas ! c’est ainsi que moi : la vieillesse n’est pas loin, et tous nous marchons contre… » Encore, une fois, dans quelle ville de France vous dirait-on avec autant de justesse des crudités si crues, et une hôtesse encore ? Mais dites seulement, bonne vieille, dites comme le regard vous dicte et comme la droiture vous conseille. Conservez quelque part cette ingénuité respectable, qui, toute bienveillante, toute hospitalière qu’elle soit, ignore néanmoins l’art de se taire pour flatter, et n’a garde d’imaginer qu’on puisse déplaire à un homme sensé en lui disant ce qu’il doit savoir. Pendant que nous sommes à table, arrivent dans Liddes et le pekœ célibataire, et les deux touristes baigneurs d’hier au soir. Rincés et contents comme des poissons dans l’eau, ceux-ci poursuivent leur route. L’autre, le pekœ blondin, descend de char et fait retraite sous un auvent d’où il considère bien tristement la pluie qui tombe, qui ruisselle, qui délaye, qui a transformé en étable du roi Augias la grande rue de Liddes. C’est qu’il ne veut ni affronter ce déluge dans un char mal couvert, ni compromettre le petit traintrain de sa digestion en prenant quelque chose à l’hôtel, ni parler à qui que ce soit avant la fin du jour. Pour nous, une fois repus, sauve qui peut ! Nous galopons sur Orsières.

Orsières, c’est le bourg où aboutit le val Ferret. Hier matin, si nous avions continué de descendre, nous y serions arrivés en trois heures de temps. Ce bourg est considérable, florissant, en voie de progrès, ainsi que toute cette vallée. Hélas ! oui, artiste, cette chaussée qui retentissait tout à l’heure sous les bons souliers ferrés de Tobie Morel, ces sentiers sauvages qui serpentent de la Cantine au bourg Saint-Pierre, ces petits chemins en corniche qui descendent du bourg Saint-Pierre à Orsières, tout cela va faire place à une grande et belle route cantonale d’égale pente partout, d’égale largeur partout ! Au lieu de ces tranquilles hameaux où, encore à l’heure qu’il est, le voyageur cherche laquelle de ces étables est l’hôtellerie, des auberges vont se construire, des relais s’établir de distance en distance, des postillons jurer, des grelots retentir, des fouets claquer, et la poésie s’enfuir éperdue. Ce couvent, ces Pères, ces chiens, ces avalanches, ces frimas, ces périls vont perdre leur auréole de grandeur, de solitude, de mystère, jusqu’à ce que d’industrieux travaux et de mercenaires offices ayant désarmé la nature ou remplacé le dévouement, cette pure flamme de la charité, allumée là-haut il y a dix siècles par le pâtre de Menthon, comme sur un sublime et inaccessible autel, ait cessé pour toujours de réchauffer ces vallées et de resplendir au loin sur la terre !

À Saint-Branchier, nous retrouvons Tobie Morel qui, assis dans une salle basse, y fait tranquillement la dînée. « Le rein va mieux, le rein va bien, nous dit-il, et voici le soleil qui séchera le reste. À votre santé, messieurs, et bon voyage ! » Là-dessus Tobie Morel s’administre un coup de blanc, puis il se remet à sa pitance, mangeant modérément, sans hâte, par petits quartiers proprement équarris, le gras à l’angle et du sel au coin. Sobriété friande dont les paysans seuls savent le secret, saine gourmandise dont nous usons, nous, de loin en loin, par accident, par nécessité, mais qui, pour l’homme de sueurs, pour le vieillard des champs, pour le philosophe rustique, est chose à la fois d’escient, de tradition et d’habitude.

Il y a un marché dans les environs, car, au-delà de Saint-Branchier, nous croisons des bestiaux, des familles, des attelages qui remontent, et aussi des mules chargées celle-ci de l’aïeul et des marmots, celle-là de quelque garçon qui porte en croupe sa fiancée. La jeune fille, pour se maintenir sur l’arrière du bât, enserre de l’un de ses bras la personne de son futur époux ; et celui-ci, maître qu’il est de la bête, tantôt la laisse se prélasser le long du précipice, plus souvent l’approche des gaules épineuses, afin que, rétive et mutine, elle se cabre ou refuse d’avancer. On le gronde alors, mais on l’enserre plus étroitement, et lui, tout en promettant d’être plus sage, continue de raser les gaules et d’approcher des épines.

Tout à l’heure nous débouchons sur la vallée du Rhône, et voilà que nous retrouvons sur notre gauche ce sentier de la Forclaz que nous gravîmes il y a huit jours. C’est donc ici que nous nouons les deux bouts, et que notre tour du Mont-Blanc se trouve terminé. Auprès des solitudes d’où nous sortons, cette contrée est bien peuplée, bien riante, et Martigny-le-Bourg nous semble s’élever là comme un petit Bagdad tout animé de foule, tout élégant de minarets et de civilisation. Au moment où nous le traversons à la course pour tâcher de devancer la tempête qui accourt du fond des gorges de la Drance, des gens émus s’y agenouillent de toutes parts le long des rues, et la cloche y bat un glas funèbre. On nous dit qu’une jeune fille va expirer à qui l’on administre le saint sacrement. Le soir, aux feux de l’éclair et sous la tiède haleine d’un vent orageux qui ploie les arbres et qui soulève la poussière des chemins, cette scène, hâtivement entrevue, frappe par un harmonieux mélange de sombre tumulte et de lugubre agitation. À peine avons-nous atteint Martigny et les abords de l’hôtel, que le tonnerre gronde, que le vent cesse, et que la pluie tombe par torrents.

À Martigny, nous sommes accueillis par des amis et des parents, qui, de Bex, où ils sont en séjour, sont venus nous visiter au passage et souper avec nous. Ils amènent Shall, que nous avions laissé pour se refaire le jarret, et qui, de moins en moins fabuleux, en est à discerner déjà passablement la substance de la qualité, tout comme à ne plus confondre les choses du quatrième ciel avec les particularités sublunaires. Albin, arrivé d’Aix il y a une heure, rejoint pareillement, et, chose tout autrement inattendue, voici les cinq francs de Léonidas qui se mettent à rejoindre aussi ! Ramassés par une bonne femme dans le sentier de la Forclaz, auprès de la source même où Léonidas s’est arrêté pour boire, cette bonne femme est redescendue à Martigny tout exprès pour les y déposer à l’hôtel, laissant aux gens de la maison le soin d’en rechercher le possesseur, ou d’attendre qu’il les réclame. Ingénue probité, honnêteté naïve, qui cause à la fois une douce surprise et une réjouissante estime ! Il y a, dit le proverbe, des braves gens partout, mais nous sommes placés, nous, pour ajouter qu’il y en a surtout en Valais. En effet, par trois fois déjà, dans nos précédentes excursions, il nous est arrivé, entassés que nous étions sur de mauvais chars à bancs, d’y semer des havresacs sur le grand chemin, et par trois fois tous les havresacs ont rejoint dans la journée, spontanément et sans seulement avoir été ouverts, tandis que, sur d’autres grands chemins, le même accident n’a jamais été suivi par nous de la même aubaine. Le voyageur dépouillé vivait alors d’aumône, en sorte que, tantôt à l’étroit dans une veste étriquée tantôt perdu dans l’ampleur d’un pantalon bouffant, il cheminait, exemple de misère, sujet de rire. À peine Léonidas a recouvré ses cinq francs qu’il se fait servir un thé, auquel il convie Ernest, et voilà ces deux virgules qui, établies dans une salle basse, s’administrent l’infusion, se donnent la tartine, et tranchent du pekœ à qui mieux mieux.

Cependant la nuit tombe, et tandis que Jean Payod et la mule arrivent transis de froid, noyés de pluie, la salle à manger s’illumine, les sommeliers vont et viennent, la machine enfin commence son vacarme précurseur de sauces vertes et de cailles rôties. Nous accourons. Beau spectacle pour nos quarante-deux yeux ! Moments de riche activité pour nos vingt et une mâchoires, de puissants transports pour nos innombrables appétits ! Car, hélas ! bien différents de Tobie Morel, et bien moins sages, nous n’équarrissons point par petits quartiers avec le gras à l’angle et du sel au coin, mais nous engouffrons gloutonnement tout ce qui se présente, sans autre philosophie que celle de combler les crevasses et de bourrer les cavités. Un des sommeliers boite pendant que les autres courent, et le sautillement ralenti de ce canard affligé n’en fait que mieux ressortir la hâte précipitée de toutes les volatiles en émoi.

Sur la fin du repas, Martin Marc témoigne d’une grande maladie dont il se sent atteint subitement, et, grave pour la première fois depuis notre départ de Genève, il s’en vient demander à M. Töpffer la permission d’aller au plus vite s’aliter très sérieusement. Un rire rentré évidemment. Par bonheur, dès le petit jour, la poussée se fait et l’éruption a lieu : ce sont d’abord de petites gaietés chatouilleuses, suivies de démangeaisons désopilatoires, puis tout à l’heure un fou rire à briser pots et cuvettes. Martin Marc se sent déjà beaucoup mieux lorsqu’à la vue de Simon Marcaussi, qui s’en vient lui apporter le spectacle présumé de sa spirale ascensionnelle, il se rétablit tout à fait au moyen d’un branle de rire qui dure encore.

Ce soir nous avons soupé avec une société d’employés français. Le touriste employé tient un peu du commis voyageur. Impérieux et brusque avec les garçons, seigneur et monarque pour son argent, et tenant à honneur de se montrer entendu et difficile, il se fait changer son vin, il flaire la moutarde et n’en veut pas, il critique le rôti et l’avale tout entier. Du reste, et selon la sorte d’administration à laquelle il est attaché dans son pays, le touriste employé voit les contrées étrangères au point de vue des ponts et chaussées, en sorte que, plus spécial, plus positif que le commis voyageur, il n’a de celui-ci ni sa politesse de débotté, ni ses romances de dessert, ni sa galanterie de seuil d’auberge, ni son libéralisme de diligence. C’est donc un animal pas beaucoup plus charmant, mais bien moins insupportable. Il porte des lunettes.

Au moment d’aller nous aliter aussi, Jean Payod entre dans la salle, qui s’en vient régler son compte, et nous faire ses adieux. M. Töpffer lui compose un beau certificat parafé ; et nous serrons cordialement la main à Jean Payod, qui se retire tout attendri. Huit jours de vie commune et surtout son modeste dévouement nous ont attachés à cet homme, en sorte que ce n’est pas sans éprouver nous-mêmes une vraie tristesse que nous voyons notre caravane s’appauvrir de sa présence tranquille, de ses soins assidus et de sa vigilance affectueuse.

DIXIÈME JOURNÉE

Nous revoici dans la plaine, mais pour peu de temps. Il s’agit seulement de gagner Sion, pour, de là, nous aventurer dans des gorges encore inexplorées des touristes et au sujet desquelles nous ne possédons pas même d’exacts renseignements. Tant mieux ! Rien ne vaut l’imprévu, et aller à la découverte du plus petit des nouveaux mondes, c’est, à notre goût, un plaisir plus piquant encore que de promener une banale admiration devant les vieilles merveilles du monde connu, décrit et étiqueté.

La vallée du Rhône, qui court de l’ouest à l’est à peu près, est profondément encaissée entre les Alpes bernoises, qui la ferment au nord, et la chaîne des hautes Alpes, qui la sépare au midi des plaines du Piémont et de celles de la Lombardie. Mais tandis que les Alpes bernoises, parallèles au cours du Rhône, et toutes prochaines, le bordent en quelque sorte de leurs gigantesques parois ; la chaîne des hautes Alpes, au contraire, à partir du col de Balme, s’arrondit en un cintre immense dont les pics du mont Rose et du Cervin marquent le point de plus grand écartement ; puis, fléchissant de nouveau vers le nord, elle s’en vient lancer des contreforts jusque sous les murs de Brigg, à quelque distance des graviers du fleuve. De longues vallées perpendiculaires à la haute chaîne, et qui sont séparées entre elles par d’imposantes montagnes dont les cimes s’alignent en arêtes parallèles, occupent l’intérieur de ce cintre. Mais, fermées qu’elles sont du côté de l’Italie, et presque sans communication entre elles, nul ne s’y engage, excepté les gens du pays, en sorte que, pour le touriste, elles présentent à cette heure encore tout l’attrait de la nouveauté, et aussi, à considérer les peuplades qui y vivent paisibles et ignorées, ce charme plus rare et plus attachant des vieilles mœurs, des usages traditionnels, d’une loyauté antique et d’une simplicité primitive.

Pour achever de tracer la configuration générale de ces deux chaînes si voisines et si différentes, celle des Alpes bernoises et celle du mont Rose, nous ajouterons ici quelques traits encore. Aussi bien est-ce un plaisir d’intelligence et un vif amusement d’écrivain, que de reconnaître et d’esquisser ces grandes physionomies de contrées, que d’entrevoir, dans ces colossaux accidents d’un coin de la nature terrestre, la raison des assemblages d’hommes, la cause ici préservatrice des mœurs et de la paix, la génératrice de la richesse et de la pauvreté, du contentement ou du malaise, du calme salutaire des âmes simples ou de l’inquiète ambition des esprits façonnés aux désirs avides. Plus que tout autre pays, la Suisse prête à cette intéressante et philosophique étude, et il appartiendrait à un sage d’y consacrer sa vie ; mais les sages sont rares plus que les touristes, et de même qu’aujourd’hui, voir un pays, c’est le parcourir hâtivement un itinéraire à la main ; étudier des peuplades, c’est compiler hâtivement ce que d’autres en ont écrit. Ainsi va se perdant la vraie science, à la fois pratique par la méthode, élevée par le but ; ainsi vont s’échangeant contre des formules stériles les fécondes leçons de l’observation ; ainsi l’histoire elle-même s’appauvrit à mesure qu’elle se perfectionne, pour n’être plus bientôt qu’une escrime de doctrines et de systèmes sans action bienfaisante comme sans base certaine.

Ce qui fait que les deux côtés de la vallée du Rhône présentent, quoique si voisines l’une de l’autre, des caractères bien différents, c’est que, des deux chaînes qui l’enserrent, l’une, aisément franchissable, permet au colon indigène de se transporter dans l’espace de quelques heures sur le revers bernois, au milieu des grasses prairies, jusqu’aux éclatants rivages de Thune et d’Interlaken, là où l’attirent à la fois et l’abondance des marchés et l’hospitalier accueil d’un peuple confédéré. Les Diablerets, le Rawyl, la Gemmi, le Grimsel, quatre passages sévères, il est vrai, mais sans danger durant les beaux mois de l’année, lui ouvrent leurs sauvages défilés, et il s’y engage tantôt avec sa mule chargée de vin, tantôt avec ses bestiaux mugissants, souvent aussi seul et portant sa lourde charge le long des rampes abruptes et des arêtes décharnées. De là, chez les Valaisans de la rive droite, plus d’industrie, plus d’activité, des bourgades plus riches, des boutiques mieux pourvues, des hôtelleries, des cabarets, des opulents et des pauvres. Et comme deux de ces passages, la Gemmi et le Grimsel, sont devenus le grand chemin des touristes, cet habituel aspect des caravanes fortunées, la vue de l’or qu’elles sèment sur leur passage ont éveillé le désir, allumé la cupidité et changé dans bien des cœurs le contentement pacifique en un sentiment d’ingrat malaise et d’inquiète envie.

De l’autre côté il n’en va pas ainsi. Au nord le Rhône, qui limite au midi les grandes Alpes, qui enferment à l’est et à l’ouest deux passages, le grand Saint-Bernard et le Simplon, par où s’écoule sans toucher aux vallées intérieures le torrent des voyageurs et des touristes ; ainsi qu’on voit dans le fleuve lui-même l’onde bourbeuse se partager et fuir sans troubler la paix fleurie des îlots solitaires. À la vérité les hommes d’Évolena, dans la vallée d’Hérens, se rendent, par le glacier d’Arola, dans le pays d’Aoste, et les hommes de Zermatt, par le glacier de Saint-Théodule, dans les vallées du Piémont ; mais ces rudes et périlleuses traversées, bien loin de concourir à l’altération des mœurs, concourent au contraire à conserver à ces mœurs leur trait de fruste vigueur et d’antique énergie. Combien, en effet, ne faut-il pas supposer chez ces montagnards de Zermatt ou d’Évolena de foi dans leurs vieilles coutumes et d’ignorance des choses modernes, de confiance traditionnelle dans les usages de leurs pères et de saine insouciance des usages du dehors, pour que, tout voisins qu’ils sont de deux passages sûrs et faciles qui mènent sur le revers italien, ils continuent d’y pénétrer au travers d’un désert de glaces, en bravant à la fois l’abîme béant et la tempête formidable !

Aussi, grâce à cet isolement, les vallées de la rive gauche, celles d’Hérens, de Zermatt, de Saas, présentent-elles un aspect de paisible existence, de pauvreté sans douleurs, de labeurs uniformément répartis et fidèlement récompensés ; c’est encore là le pays de cette égalité primitive qui, basée sur de communes sueurs et sur de modiques ressources, se conserve d’âge en âge sous la tutelle d’un ciel rigoureux et d’un sol avare qui assurent le vivre et pas le surplus, la provision d’hiver et pas la charge des greniers. L’on n’y rencontre ni bruyante et active industrie, ni opulentes bourgades, ni boutiques, ni riches, ni indigents ; et si, dans ce pays sans voyageurs, l’on ne s’attend pas, à la vérité, à trouver des hôtelleries, ce n’est pas néanmoins sans éprouver une douce surprise que l’on apprend, que l’on s’assure qu’il n’y existe point de cabarets. Le vin y pénètre pourtant, mais chez quelques-uns seulement, pour y être bu avec épargne, pour y circuler de foyer en foyer, et non pas pour y être la marchandise d’un vendeur intéressé à entretenir l’ivrognerie du père de famille et à en amorcer le penchant chez les jeunes garçons d’alentour.

Deux choses cependant menacent de changer la physionomie de ces vallées et d’y faire pénétrer, en même temps que certains avantages d’industrie ou de richesses dont elles sont encore privées à cette heure, l’éveil des désirs, le trouble et l’affaiblissement de croyances, et l’ingrat et funeste progrès qui transforme si vite de paisibles montagnards en raisonneurs inquiets, des villageois attachés à leurs étables en hommes curieux des villes et envieux de s’y aller enrichir et corrompre tout ensemble ; des sobres en buveurs, des pauvres en mendiants. La première c’est la révolution du Valais, dont le contrecoup s’est fait sentir jusqu’au fond de ces gorges et jusqu’au sommet de ces rochers, pour y susciter des différends, pour y briser le joug auparavant inaperçu des coutumes séculaires, et pour y détruire sans retour le sentiment d’une traditionnelle vénération envers l’autorité patriarcale des familles patriciennes et celui d’une pieuse soumission envers le curé du hameau. La seconde, c’est que déjà la curiosité et l’intérêt se portent du côté de ces peuplades plus vierges que d’autres de progrès et de civilisation ; c’est que déjà la renommée publie qu’au fond de ces vallées on retrouve, aussi radieuses qu’à Chamonix et plus nouvelles, les merveilles et les splendeurs de la grande chaîne ; c’est que déjà des artistes, des savants, des voyageurs, qui ont poussé leurs explorations jusqu’à Zermatt, et quelques-uns par-delà les glaces de Saint-Théodule jusque dans le val d’Auzasca, sont revenus émerveillés du spectacle des lieux, charmés et comme heureux de la simplicité des habitants, tout remplis, en un mot, de cette réjouissance expansive qui propage le désir et qui détermine les projets. Nous-mêmes, ce sont les récentes informations de quelques-uns de ces voyageurs, ce sont antérieurement les pressantes et itératives suggestions de Mme Muston, aubergiste de la Couronne à Sion, qui nous ont déterminés à nous écarter cette année de vallées plus célèbres et plus fréquentées qui nous offraient à la fois et des merveilles à voir et des gîtes où nous abriter, pour nous engager à l’aventure dans des contrées sans auberges et dans des hauteurs sans chemins. Mais n’anticipons pas sur les journées, et avant d’arriver à Évolena, commençons par sortir de Martigny.

Ce matin le temps est magnifique. L’orage d’hier au soir a purifié le ciel, et tandis que les ruisseaux troublés et grossis courent tumultueusement verser dans le Rhône l’onde écoulée des hauteurs, l’on voit de toutes parts des prairies abreuvées, des pentes rafraîchies, des cimes nettoyées de vapeurs que le soleil échauffe et réjouit de ses caresses matinales. Que ce moment est beau dans nos montagnes, que ce contraste de la veille courroucée et du lendemain souriant y est rempli d’un charme aimable et vif ! Hier, le vent et l’orage, la pluie et la foudre ! Hier, les cimes se cachent, les gorges hurlent, les forêts frémissent ébranlées, et c’est sur d’horribles fureurs que la nuit jette ses voiles les plus ténébreux… Aujourd’hui l’aube timide, l’aurore rosée, et là-haut, dans les profondeurs du firmament, une cime auguste qui tout à coup s’empourpre et resplendit. C’est le soleil ! L’astre monte, et insensiblement, aux rougeurs sévères de son imposant lever, succèdent d’argentines clartés, qui rasent les monts, qui inondent les vallées, qui plongent dans les abîmes, qui s’en vont porter en tous lieux la paix et la joie.

Pendant que l’on prépare deux grands chariots qui doivent nous transporter à Sion, nous ne perdons pas notre temps. Les uns assistent au départ des caravanes, les autres se hâtent d’écrire à leurs familles, aucuns redéjeunent et reredéjeunent encore, tandis que les petits pekœ d’hier au soir descendus dans la rue y agacent les poules, s’y achètent de la ficelle, ou s’y livrent en plein forum à des discussions brimborionnes sur des sujets conformes. C’est que Léonidas, aussi frétillant d’esprit qu’il est bougillon de corps, prend plaisir aux crânes défis aux thèses improvisées, à ces assauts d’argumentation hâtive, pressante, hasardée, qui se terminent tantôt par une claque victorieuse, tantôt par un éclat de rire. Il est de notoriété qu’à Genève, où il a rencontré dans François Töpffer un adversaire digne de lui, on a vu ces deux docteurs agiter, prendre et reprendre à maintes reprises la grande question de savoir lequel vaut le mieux d’un tambour neuf ou d’un âne de vingt francs… Le bel âge que celui d’un écolier fretin ! Et qu’il faut être frais éclos, nouvellement tombé du nid, pour n’en être encore, au milieu des graves préoccupations du siècle ou de la vie, qu’à gazouiller à l’envi sur ce thème incomparablement inimaginable !

Les chariots sont prêts, l’on s’y ajuste, et fouette cocher ! Bientôt Martigny fuit derrière nous, et nous voilà lancés dans l’interminable ruban. Par malheur M. Töpffer établit dans le char auquel il préside d’abord une école de chant, ensuite un système de chatouillement réciproque qui produit d’affreux vacarmes et d’immenses perturbations. Les dames, sans doute, sont respectées, mais tout le reste s’attaque aux genoux, aux côtés, aux coudes, sous le menton, et la société ne forme bientôt plus qu’un amalgame épique de chatouilleurs qui s’enchevêtrent dans un salmigondis de chatouillés qui se contre-chatouillent. Les calmes, les réfléchis, ceux qui se plaisent à somnoler tranquillement au soleil, sont bien malheureux dans ce char-là, puisque, attaqués comme les autres, au beau milieu de leur affliction, ils sont contraints d’éclater de rire. Mais chut ! Voici un touriste perché.

Le touriste perché est une espèce très rare. Solitaire et muet il part de grand matin un livre sous le bras, marche quelque espace, puis, sautant sur un roc ou sur une branche, il y perche des heures, grugeant des paragraphes et avalant des chapitres. Celui-ci, faute de roc, faute d’arbres dans cet endroit, perche sur la clôture qui borde le grand chemin, et de façon à s’y mortifier les chairs bien cruellement si la chose doit durer. Nous le regardons, il ne nous regarde pas, et fouette cocher, voici Riddes, où l’on nous change de chevaux, de postillons et de chariots.

Au delà de Riddes, plus de ruban, mais un chemin sinueux, montueux, ombragé, et, au travers des trouées du feuillage, l’on aperçoit, qui se dessinent sur la brume azurée des monts plus lointains, les cimes crénelées des rochers de Sion. Cet aspect est enchanteur : aussi nous tournons à la contemplation, à l’éloge, au ravissement, pour autant du moins que le permettent les cahots du char, qui a pour ressorts des échelles, pour bancs des planches, et pour coursiers trois cavales à tous crins lancées de tous leurs jarrets. Ardon, Saint-Martin, passent comme un éclair, et à peine venons-nous de quitter Riddes que déjà nous faisons notre entrée à Sion. Les fenêtres s’ouvrent, les gens accourent, et du seuil de son auberge Mme Muston nous souhaite la bienvenue. Après quoi ses premiers mots sont pour nous dire que déjà sont partis pour Évolena les draps dans lesquels nous coucherons demain, les couteaux, les fourchettes, les assiettes, et, généralement parlant, tout ce qui n’est pas usité dans l’endroit.

Ainsi tranquillisé sur les assiettes et sur les fourchettes, M. Töpffer sans perdre de temps, s’occupe d’étudier les voies et chemins qui conduisent à Évolena et qui en reviennent. Son projet, c’est de visiter la vallée d’Hérens, pour de là passer dans celle d’Anniviers, où des Huns, dit-on, vinrent se fixer dès le cinquième siècle, voire même dans celle de Zermatt, si quelque passage existe au moyen duquel des touristes de notre sorte puissent passer de l’une dans l’autre. À la vérité, les itinéraires en indiquent un ou deux, Mme Muston en pressent des quantités et les gens de Sion n’ont garde d’en nier aucun ; mais tout ceci est vague, et M. Töpffer, en général prudent, trace son plan d’opération de manière à n’être point obligé de tenter une périlleuse traversée, si, arrivé sur les lieux, des informations plus précises venaient à lui démontrer ou que ces passages existent fort peu ou qu’ils ne sont pratiqués que par les chamois. Séance tenante, il est arrêté que l’expédition, au lieu de pénétrer dans la vallée d’Hérens par le chemin qui longe les rives escarpées de la Borgne, montera d’abord aux Mayens, pour de là redescendre sur les pyramides de Vex. Des pyramides, par Useigne et Pragan, elle s’élèvera jusqu’au plateau d’Évolena, que cerne au midi le glacier du Ferpècle ; puis, arrivée dans cet endroit, l’on y déterminera, d’après l’état du temps et d’après le résultat des informations, la route du lendemain. « Pour tout cela, nous dit Mme Muston, vous n’aurez qu’à vous laisser faire ; ces gens vous diront le vrai sans plus, heureux de vous mettre au fait, heureux de vous être en aide. Je vais, moi, vous retenir deux mules et deux guides, et mon homme de confiance vous portera aux Mayens un déjeuner que je veux vous y offrir. Soyez-en sûrs, tout ira bien. » Le moyen que tout n’aille pas bien, quand on est accueilli de la sorte, quand, à l’heure qu’il est, déjà de braves montagnards, avertis et secondés par cette digne dame, nous préparent et la chère et le gîte de demain dans les cabanes d’Évolena, à cent lieues du monde et à deux pas du Ferpècle !

Les choses ainsi réglées, nous voulons mettre à profit notre soirée en visitant les curiosités de Sion. Cette ville, en même temps qu’elle s’embellit de constructions nouvelles, perd insensiblement sa physionomie jadis si caractéristique de petite Jérusalem catholique, où sur le flanc d’une montagne aride, et tout voisins d’une pierreuse vallée, s’élèvent de saints parvis, incessamment encombrés de fidèles. Déjà s’y heurtent et s’y combattent le rajeunissement et la vétusté, le moderne et le suranné, la hâte précipitée du progrès et la tenace inertie des coutumes séculaires. Déjà des cafés, des estaminets, des neuves maisons y coudoient les masures enfumées du pâtre citadin, ou y éclipsent par l’éclat de leur fastueux blanchiment la modeste façade des vieux hôtels percés de galeries, striés d’arabesques, marqués d’écussons. Par l’entremise amicale de Mme Muston, nous sommes introduits dans deux de ces vieux hôtels : rien n’est plus curieux, rien plus expressif de la révolution qui s’opère. La construction de celui que nous visitons d’abord remonte à l’année 1505 ; on le reconnaît dès l’escalier, dont l’architecture allie les élégances de l’ogive et le délicat entrecroisement des arceaux effilés à la gothique ornementation d’anges bizarres et de diableteaux contournés qui font saillie dans les angles ou qui nichent dans les recoins. Cet escalier aboutit à la grande salle, qui est peinte, boisée, dorée dans le goût du temps, et où d’antiques bahuts, de hauts buffets richement sculptés recèlent derrière leurs ais délabrés, ici des hardes, là des pampres de maïs ou des débris de victuailles. Enfin, au delà, et dans une chambrette écartée, nous trouvons un vieillard qui dispose quelques provisions qu’un homme attend pour les monter aux Mayens. Ce vieillard, vêtu comme un fermier, mais de qui le langage noblement affable et les manières empreintes de dignité trahissent la condition, c’est le seigneur de cette demeure, et le rejeton de l’une des plus illustres familles du Valais. La révolution, le bruit, le siècle assiègent son manoir, mais ils n’y ont pas pénétré ; et pendant que, tout près, dans la rue voisine, le radicalisme tient ses états sur le seuil des cafés, et y proclame la prochaine et glorieuse transformation du vieux Valais en un Valais brillamment renouvelé, lui, fidèle au passé, en garde les coutumes, en révère la mémoire, et, à mesure que s’échappe l’espoir, il se cramponne aux souvenirs.

L’autre hôtel où nous sommes introduits appartient à une jeune veuve qui nous semble avoir mieux pris son parti des changements survenus dans la constitution de son pays. Mais quel curieux désordre, quel assemblage pittoresque de vieilleries somptueuses et de nouveautés frelatées ! Au moment où nous entrons, l’on écure l’appartement, et la jeune veuve, en se voyant surprise au milieu de ces domestiques embarras par toute une horde d’étrangers, d’abord rougit, puis nous accueille avec aisance, et, informée de l’objet de notre visite, elle se rajuste et s’empresse tout ensemble, nous faisant passer d’étage en étage et de chambre en chambre. Dans l’une de ces chambres, un savetier à barbe blanche, assis sur le bahut que nous y venons voir, répare des chaussures. Dans l’autre, où sont d’admirables buffets tout chargés de sculptures précieusement travaillées gît sur un misérable grabat un vacher expirant. Dans la dernière enfin, et en regard de châles, de robes, d’attifements modernes qui sont épars sur des chaises, Mme d’A… sort d’une armoire et fait passer sous nos yeux des ajustements d’autrefois, non pas des parures, mais des costumes tout riches de soie, de velours et de broderies ; des joyaux massifs, des pots, des coupes d’or, magnifiquement ciselés ; d’antiques ustensiles de fête, de baptême, qui, devenus sans usage désormais, sortiront prochainement et sans retour de ces retraites pour aller sur la devanture d’un marchand de bric-à-brac tenter la fantaisie de quelque amateur moyen âge par ton et antiquaire par vanité.

Ceci vu, nous nous dirigeons, sous la conduite d’un barbier de place, vers le château de Valère. Ce sont ces pittoresques masures qui couronnent la montagne de Sion. Pour y parvenir, l’on passe devant l’église des jésuites et devant quelque autre chose encore des jésuites aussi, où se trouve un musée que nous visitons en passant. Ce musée, peu riche d’ailleurs, en est demeuré pour la botanique à Linné, pour la physique à Haüy, pour la zoologie à Buffon ; et les bustes de ces trois grands hommes y président à quelques quadrupèdes bourrés de paille, à des grenouilles en bouteille et à des brimborions étiquetés, qui, effectivement, donnent de l’air à des minéraux. En outre, l’on y voit aux angles, dans de grandes armoires vitrées, des fables de la Fontaine, qui n’ont ni toute la poésie du texte original ni tout l’esprit de la traduction de Grandville. C’est, par exemple, maître corbeau empaillé qui tient en son bec un fromage de bois blanc, pendant que maître renard, empaillé aussi, ne lui tient point de langage du tout. Notre barbier de place exprime par un rire pâteux et par un grognement indistinct que ce spectacle le ravit d’aise jusques au fin fond de ses dernières moelles intellectuelles. Pour les simples et pour les crétins aussi, plus l’imitation est plate et directe, plus elle leur cause de plaisir ; et il ne faut pas se dissimuler que la vue de quatre chandelles en sautoir sur l’enseigne d’un épicier leur procure plus d’artistique jouissance que ne pourrait faire la Vierge de Foligno ou la Communion de saint Jérôme.

Nous gravissons ensuite la vallée pierreuse, nous serpentons entre des masures inhabitées : les herbes folles, les plantes emmêlées recouvrent ici le sol et masquent les décombres. Au sommet, une église, un vieil arbre, une terrasse dernière, d’où le regard plane sur le fleuve et ses îles et ses beaux rivages ; d’où il fuit, d’où il vole de croupe en croupe, d’arceaux en arceaux jusqu’à la lointaine échancrure de la Forclaz. Comme hier et à la même heure, l’orage s’y forme, il accourt ; le vent brise un rameau, la pluie fouette les murailles, et, retirés sous l’auvent caduc d’un portail délabré, nous assistons de là à ce spectacle toujours si attachant des campagnes qui pâlissent, du ciel qui se courrouce, de la nature enfin qui, tout à l’heure calme et resplendissante, frémit de trouble et s’inonde de pleurs.

ONZIÈME JOURNÉE

Ce matin, point d’aube timide, point d’aurore rosée, et à la place une pluie à verse qui bat contre les vitres et qui murmure dans les gouttières. À l’ouïe de ce déplaisant concert, M. Töpffer en est déjà à renoncer à tout projet d’expédition tant à pied qu’à cheval, au Ferpècle ou ailleurs, lorsque arrivent avec leurs mule » les deux guides engagés la veille. « Fera beau, » disent ces imperturbables.

D’autre part, l’homme de confiance arrive aussi, et il se met à charger sur un roussin de confiance force volailles et pâtés, force cruchons et bouteilles. L’assurance de ces gens, la vue de ces cruchons entraînent M. Töpffer, qui prend aussitôt son parti et fait réveiller son monde. Après tout, pense-t-il, quand le vin est tiré, il faut le boire ; et ce serait mal reconnaître les pâtés de Mme Muston que d’en faire fi pour un peu de pluie. En route donc, cruchons, en marche, pâtés, et soyez le glorieux panache qui va nous guider au chemin de l’honneur !

Les réveillés se lèvent, s’habillent, descendent, et, après avoir déposé leurs havresacs entre les mains de Mme Muston, qui nous les fera parvenir à Viège, ils se présentent à l’appel, la pique en main, un saucisson en bandoulière : c’est une toile cirée dans laquelle chacun a enroulé ce qu’il lui faut de hardes pour une expédition de trois ou quatre jours. Ainsi allégés, nous prenons congé, le roussin part, les mules s’acheminent, la foule s’ouvre, et la pluie cesse de tomber ; mais en même temps le vent s’est tu et plus rien ne souffle. Aussi à peine avons-nous commencé à gravir que voici venir des suées soudaines, gigantesques ; des suées à fil et sans correctif de sécherie ni d’évaporation.

Le sentier qui conduit aux Mayens serpente le long de rampes, ici cultivées, là boisées médiocrement, en sorte que la vue y étant ouverte de tous côtés, l’on y change de spectacle à chaque tournant de zigzag. Par malheur ce spectacle est à cette heure plus morne encore que magnifique. En effet, les nuées, qui se sont abaissées jusqu’aux croupes inférieures des montagnes, forment comme un dais continu de grise toile tendu d’un bout à l’autre de la longue vallée du Rhône, et, blotti là-bas contre son rocher nu, Sion semble être la déserte capitale de quelque terre abandonnée aux solitaires déprédations du fleuve. Tout à l’heure nous perçons ce dais de nos têtes, et, enveloppés nous-mêmes dans l’épaisse brume, le ciel et la terre échappent pareillement à nos regards.

Le primitif néanmoins a déjà commencé. Tout en montant nous discernons des hameaux embraminés jusque par-delà le seuil des cabanes, des jeunes hommes timides, des vieillards patriarches, des femmes, des enfants qui, au lieu de tendre la main sur notre passage, nous considèrent d’un regard hospitalier. Mais le plus primitif de la chose, c’est encore notre homme de confiance, un Valaisan du tout vieux type, carré de taille, paisible d’humeur, solide de sens et habillé de laine.

« Et que faut-il bien penser de votre révolution ? lui demande M. Töpffer.

– C’est à savoir. Il y a du mieux et il y a du pire. Pour nous autres, le plus clair, c’est que nous achetons le sel à meilleur marché.

– Et que disent vos gazettes ?

– L’un dit blanc, l’autre dit noir, juste de quoi s’y embrouiller… Voyez-vous, les gazettes, c’est bon qu’à donner la malice aux simples, et plus d’un dans ces montagnes s’y est adonné qui est devenu querelleur, sans s’être fait plus savant… Ohe ! ga ! ga !… Ohe ! sancre de saume ! Ohe ! ga ! ga !… Attends !… »

C’est le roussin qui promène les pâtés dans un plan de chardons. Un coup de sabot dans la panse l’a bientôt remis dans la voie.

Insensiblement la côte, escarpée d’abord, s’est adoucie, et tout à l’heure, arrivés sur une prairie doucement inclinée, nous distinguons, comme au travers d’une argentine gaze, un tranquille Élisée où le sentier se divise en nombreux filets qui conduisent les uns au travers de frais herbages, les autres le long de majestueux bouquets de cèdres et de mélèzes jusqu’au seuil de maisonnettes éparses. Ce sont les Mayens. Nous devions y déjeuner sur l’herbette ; mais l’air est froid ; l’herbette est mouillée, et, pendant que nous faisons halte sous le péristyle d’une petite chapelle, l’homme de confiance s’en est allé à la recherche de quelque abri hospitalier. Après dix minutes d’attente nous le voyons qui accourt. « Arrivez ! crie-t-il de tout loin. Au premier Mayen, c’était clos, et personne. Au second, j’ai trouvé les dames de la Vallaz qui mettent la grande chambre à votre disposition… Ohe ! ga ! ga !… Sancre de saume, où donc est-elle ?… » C’est le roussin qui pendant ces retards s’est pris à paître, et, de touffe en touffe, de régal en régal, il s’est perdu, notre déjeuner compris, dans les profondeurs du brouillard ! Grande est la consternation. L’homme de confiance jure, appelle, gambade ; les guides font une battue ; nous courons en tous sens… Rien ; cruchons, pâtés, volailles, tout est à paître dans quelque invisible asile.

Pais à ton aise, baudet ; roussin, profite des instants ; pauvre créature, devine l’intention des dieux : ce sont eux qui t’ont envoyé cette nuée tutélaire. Pour moi, je n’ai point hâte qu’on te retrouve, et volontiers je retarde mon déjeuner pour assurer le tien. Assez dure est ta destinée, assez rares sont tes fêtes ; et n’était que tu ne boudes jamais ces plaisirs que l’occasion met à ta portée, où sont ceux-là qu’on te ménage ? N’était que tu songes à toi dans ces courts moments où l’on t’oublie, sur qui pourrais-tu compter qui te revalût cette aubaine ? Va, joue du râtelier, de ces touffes tonds-moi le plus gras, régale-toi de ces succulents herbages, puisque aussi bien, innocent ou coupable, affamé ou repu, les taloches ne sauraient te manquer… tout à coup voici deux silhouettes à l’horizon. C’est le roussin justement qui, point honteux du tout, mais léger, trotillant, pétaradant, lance des crottes à son bourgeois furieux. On l’entoure, on l’arrête, on intervient, et, pour cette fois, il se tire sauf de cette charmante équipée.

Nous arrivons au Mayen. Une bonne vieille est là qui nous introduit dans la grande salle où les vivres nous suivent de près. Muse, redis-moi qui se distingua le plus dans cette guerre aux pâtés, dans ce carnage des volatiles ? ou plutôt, muse, redis à tous qu’il n’est de banquets qu’aux montagnes, de noces, et festins qu’aux montagnes, de voracités énergiques, splendides, qu’aux montagnes ! Redis à tous que le tout grand couvert des monarques n’est que faim et que misère à côté d’un quartier de n’importe quoi, apporté de loin, suivi de près, et qu’on dévore enfin sur l’angle d’une table sans nappe, après trois heures d’abstinence volontaire, de rude montée et de roussin perdu !

Après le repas, nous cherchons à voir nos hôtes pour les remercier. Ils se trouvent être des patriciens de Sion, deux jeunes dames et leur frère chez qui comme chez tous les patriciens véritables, la distinction des manières n’exclut ni la bonhomie de l’accueil ni la simplicité familière de l’entretien. Ils nous questionnent avec discrétion, ils nous écoutent avec bienveillance, et, tout à l’heure déjà, cette fortuite rencontre s’est changée en réciproque sympathie. Pendant que les dames regardent nos croquis, leur frère va nous chercher les siens. Ce sont des aquarelles faites d’après les sites uniformément aimables de ce paisible séjour. Le vert y domine, cru, brillant, étalé, mais les fraîcheurs de l’endroit s’y reconnaissent aussi, et aussi ces menus détails, ces neuves finesses qui échappent souvent au rapide regard de l’artiste exercé pour se laisser retracer par l’amateur inhabile, réduit qu’il en est à se faire scrupuleux par gaucherie et copiste par inexpérience. Après quelques moments passés ainsi sur le seuil de ce Mayen, nous exprimons à nos hôtes toute notre gratitude pour leur accueil hospitalier, et nous nous apprêtons à continuer notre voyage.

Ce nom de Mayens, appliqué tantôt à l’endroit, tantôt aux habitations, a peut-être été remarqué du lecteur, et, au surplus, ces belles solitudes, ces douces cabanes, cette hospitalité exercée à notre égard dans un lieu si écarté et sous des formes si simples par des personnes qui appartiennent à la première noblesse du pays, ont dû éveiller chez lui l’envie d’en savoir davantage sur toutes ces choses. Qu’à cela ne tienne, nous allons le satisfaire. Aussi bien est-ce pour nous un plaisir que de consigner ici des ressouvenirs que l’éloignement embellit et colore, quand déjà c’est du sein de l’agitation des villes, et du milieu des brumes de l’hiver, que le cœur aspire avec le plus de force à rebrousser vers les impressions de calme agreste, de vie cachée, de beaux jours obscurément écoulés sur la lisière des forêts, dans la compagnie toujours aimable des ruisseaux, des rochers et des prairies.

Il y a bien des années déjà que, passant à Sion au commencement ou à la fin de nos tournées d’automne, il nous est arrivé d’y entendre parler de familles établies aux Mayens, ou qui étaient sur le point d’y monter. Mais qu’est-ce donc que vos Mayens ? disions-nous aux gens ; et ils nous montraient au loin, au haut sur la montagne qui est au midi de la ville, et à la droite de la vallée d’Hérens, je ne sais quelle croupe à peine plus fleurie que les autres ; en sorte que notre curiosité s’en trouvait plutôt déjouée que satisfaite. Que si pourtant l’idée nous était venue de remonter à l’étymologie du mot, nous en aurions compris le sens ; mais on ne s’avise pas de tout, et c’est hier seulement que cette étymologie nous a été occasionnellement signalée par le maître de ce manoir où nous avons été introduits. Les Mayens, nous disait ce bon vieillard tout en apprêtant des provisions qui allaient l’y précéder, tirent leur nom du mois de mai. Déjà en avril les neiges ont disparu de ces prairies ; mais c’est mai qui leur donne leur parure, et alors nos familles y montent pour ne plus redescendre à Sion qu’à l’approche des frimas. Ceci, messieurs, tient à des coutumes anciennes, et plusieurs y sont fidèles.

Telle est l’étymologie de ce mot, et le lieu qu’il sert à désigner répond dignement à ce qu’elle présente de poétique. C’est un plateau mollement ondulé qu’enserrent au midi les escarpements supérieurs de la montagne ; à l’est et à l’ouest, des bois et des ravins ; tandis qu’au nord, terminé en esplanade, il s’ouvre sur la vallée du Rhône, et au-delà, sur un splendide amphithéâtre dont les gradins inférieurs sont des vignobles, des pâturages, des forêts, des rochers, tandis que les glaces des Alpes bernoises, tantôt nacrées ou argentines, tantôt étincelantes ou empourprées, en couronnent le pourtour supérieur. Mille sentiers, les uns étroits et cernés par l’herbe luxuriante, les uns qui s’élargissent là où sous la nuit des grands cèdres le sol ne nourrit plus d’herbages, se coupent et s’entrecroisent dans ce pays sans chemins, et rien que les clochettes des troupeaux n’y trouble le silence des journées, comme rien que des groupes d’enfants qui jouent, rien que des couples de promeneurs qui s’entretiennent solitairement, ne s’y meut autour des bouquets d’arbres ou sur la douce verdure du pâturage. De loin en loin, une maison commode et rustique à la fois y est le Mayen d’une famille ; et c’est là que, rapprochés et unis, indépendants et voisins, ces heureux exilés coulent des mois d’existence retirée, de vie agreste et domestique tout ensemble, chaque jour abreuvés de calme, et chaque jour distraits par les affections. « Mais encore, demandions-nous à l’homme de confiance, que font-ils bien, car l’été est long et l’ennui est compagnon de l’oisiveté ? – Dites-vous les dames ? Les dames sont ménagères, et, tant à coudre qu’à vaquer, les heures vont vite. Pour les hommes, ils ont la chasse, et puis les quilles, et puis de s’entrevoir, si bien que le dimanche est d’abord là… Ohé ! ga ! ga !… et que là où nous l’attendons, nous autres, il s’en vient les surprendre. »

Désormais, quand nous passerons à Sion, du milieu de cette ville agrandie et renouvelée, nous saluerons d’un regard reconnaissant cette lointaine prairie des Mayens, et nous nous complairons à y voir un tutélaire asile pour ces familles que le siècle a découronnées de la noblesse que les siècles leur avaient acquise, et autour desquelles le temps, jadis débonnaire allié, aujourd’hui faucheur impitoyable, fait tomber privilèges, institutions, coutumes, et jonche le sol des décombres de tout ce qu’elles ont aimé. Hélas ! qui peut lutter contre lui ? Qui peut arrêter ce torrent d’une émancipation heureuse, dit-on, mais dans tous les cas fatale ? Personne ! et c’est à le régler, non à le vaincre, qu’aspirent aujourd’hui les plus forts. Mais c’est beaucoup encore, pour ceux dont il abat les manoirs, dont il déracine les vieux hêtres, que de pouvoir, retirés sur les hauteurs, détourner leurs yeux des plaines qu’il inonde, des ruines qu’il submerge et des débris qu’il emporte.

Des Mayens, nous nous dirigeons sur Vex, en descendant le long du revers opposé de la montagne, et tout à l’heure nous avons en vue la vallée d’Hérens. Ce sont, à droite et à gauche, des rampes immenses brisées par des replats cultivés, et au fond, au lieu de champs, au lieu d’une rivière formant des îlots, et qui s’espacent en sables et en graviers, un torrent qui bondit dans d’étroites profondeurs. Ce torrent, c’est la Borgne. Au-dessous de Vex, il trouve une fissure par laquelle il débouche dans la plaine, s’y déploie quelques instants et se perd dans le Rhône. Nos guides, qui n’ont jamais passé dans cet endroit, nous égarent le mieux du monde, et sans l’homme de confiance, qui se donne beaucoup de mal pour les maintenir dans la voie, ils nous mèneraient droit sur la fissure. Par malheur, cet homme de confiance nous quitte à Vex, le roussin aussi, et c’est un gros vide qui se fait dans notre troupe, car l’un et l’autre étaient drôles, secourables et d’excellent commerce.

Au-delà de Vex, qui est un gros village embraminé, le sentier est tortueux, sinueux, bordé de gracieux arbustes, et après une heure de marche l’on a en vue les pyramides d’Useigne. Ce sont, comme à la Forclaz, des cônes élancés dont chacun supporte son bloc de pierre ; mais ici l’on en compte une quinzaine qui sont liés à leur base et agglomérés sur une petite étendue de terrain. De loin, le spectacle est peu frappant ; mais lorsqu’on s’est approché de cette colonnade, on lui trouve de l’élégance et de la grandeur, sans compter quelque mystère qui plane sur la formation d’un pareil phénomène au beau milieu d’un champ, et à une grande distance de la rivière. Aussi les gens du pays sont fournis de traditions à ce sujet, et, selon eux, le diable est pour plus de moitié dans la chose.

Le brouillard s’est enfin dissipé, et un pâle soleil éclaire la campagne environnante au moment où nous quittons les pyramides d’Useigne. Mais du côté du Ferpècle tout est sévère, lugubre, et c’est sur les violâtres noirceurs d’un ciel orageux que se dessine le profil illuminé des forêts prochaines. Pour le regard, ce contraste est toujours beau ; pour l’âme, il y jette je ne sais quel doux tumulte, comme si elle demeurait partagée entre l’attente d’un courroux redoutable et celle d’une sévérité désirée. Si l’on marche surtout, si la distance à parcourir est grande, si l’on avance vers un gîte perdu au fond de quelque gorge sauvage, ces impressions sont plus vives encore, et il n’est pas un tremblement des feuilles, pas un frisson des herbes, pas une haleine venant à souffler des hauteurs qui n’arrive aux sens comme un présage de tempête, au cœur comme un flot de mélancolie. Vienne la pluie alors, elle vous surprend recueilli déjà, abrité en vous-même, et c’est à peine si ses atteintes vous distraient des rêveries où se berce votre pensée.

Vers Useigne, il s’agit de passer un ruisseau en s’aidant à cet effet de quelques rameaux jetés par-dessus les bouillons. Pour tous la chose réussit à merveille, excepté pour Martin Marc. Ce voyageur, à l’exemple de ceux qui l’ont précédé, met bien le pied sur les rameaux ; mais surpris dans ce moment-là par quelque ressouvenir de spirale ascensionnelle, le voilà qui est pris d’un fou rire à se rouler par terre, et crac, le fagot cède, le pied trempe dans les bouillons, la chair s’étend sur les épines : on dirait Guatimozin sur le gril. Guatimozin est retiré du fagot, mais non pas de la spirale, et jusque par-delà Useigne il en est à se tenir les côtés d’une gaieté qui ne veut ni rentrer ni sortir. Telle est l’espèce particulière de mélancolie où se berce Martin Marc, à l’heure justement où la pluie tache de ses premières gouttes les pierres du sentier.

Nos guides sont à l’arrière, où sans doute ils s’informent du chemin qu’il faut prendre ; en sorte que, sans les directions d’un jeune garçon dont nous avons fait la connaissance pendant notre halte aux pyramides, nous risquerions fort de manquer le pont sur lequel on passe la Borgne à Pragan, et d’aller nous égarer dans quelque solitude inhabitée, et, par le temps qu’il fait, inhabitable. Ce jeune garçon, âgé d’environ seize ans, est beau de figure comme il est intéressant par ses idées naïves, par son langage sensé, et par des manières en même temps affectueuses et discrètes. Pourtant il nous questionne ; mais aussi inexpérimenté dans ses demandes qu’il est intelligent de nos réponses, à chaque instant se trahit sur son visage l’éveil de la pensée et la pudeur de l’étonnement. Nous apprenons de lui que, neveu du curé d’Hérémence, il va, durant les beaux jours, séjourner à la cure, où son oncle lui enseigne le latin. « Et qu’en ferez-vous, de ce latin ? lui demandons-nous. – Qui peut savoir, monsieur ? répond-il. Le plus pressé, c’est d’apprendre ; si ensuite on ne s’élève pas jusqu’à être curé, on sera toujours à temps de se rabattre sur être régent dans ces montagnes. » Comme on le voit, ce jeune garçon est étudiant aussi ; et de là cette vive curiosité avec laquelle il considère d’autres jeunes garçons dans lesquels il voit de fortunés émules, tous bien sûrs d’être curés un jour.

Au delà du pont, nous sommes entrés dans le district d’Évolena. Ici la vallée se resserre, et le sentier serpente dans les bois. Que ces solitudes seraient belles, que ces ombrages auraient de prix, si, à cette heure, le soleil du soir dardait ses feux sur la cime des mélèzes ! Mais les cieux sont fermés, et les blafardes clartés de l’orage, qui ôtent à l’ombre son mystère et aux rameaux leurs noirceurs, ne rendent pas en revanche au feuillage ses tendres transparences et son joyeux éclat. Toutefois cette triste pâleur convient peut-être au site qui apparaît soudainement au sortir de ces taillis. C’est, au sommet de l’escarpement qu’il reste à gravir, une chapelle solitaire posée sur un roc nu. L’on dirait, comme à Notre-Dame-des-Gorges, quelque autel druidique caché dans une clairière écartée, tout cerné de morne silence et de sombre horreur. Demain nous reverrons cette chapelle doucement éclairée des lueurs de l’aurore, et, à tant de grâce riante, à tant de radieuse fraîcheur, il nous semblera que ce n’est plus l’autel d’un culte barbare, mais le sanctuaire aimable d’une foi céleste et réjouissante.

Cependant Shall, surpris par le froid et tout trempé des eaux du ciel, s’est insensiblement démoralisé au point de ne discerner plus du tout la substance des qualités ni le fourmi-lion du dromadaire. Aussi, ayant aperçu, sous un de ces petits greniers de montagne qui portent sur quatre pilotis un bout de sol poudreux, il s’y insère, il s’y étend sur le dos, et le voilà qui contemple de la façon la plus mystique la toile d’araignée de l’angle. Gustave et Simond Michel, qui viennent à passer, attrapent ce gnostique par les pieds et s’encouragent à le tirer de là ; mais n’y pouvant parvenir, ils se prennent à courir pour prendre les ordres de M. Töpffer, qui, assis sous le péristyle de la chapelle, y attend justement que ses traînards aient rejoint. « Gnostique ou somnambule, lunaire on stellaire, toile d’araignée ou non, ramenez ou apportez-le-moi », dit M. Töpffer aux envoyés. Ceux-ci repartent à l’instant, tout-puissants d’autorité et tout diligents de compassion.

Humble péristyle, qu’ils sont présents à ma mémoire ces instants que j’ai passés solitairement sous votre secourable abri ! La pluie cesse de tomber, le vent promène dans les airs des gouttelettes égarées, la nuit s’approche, et déjà si, au travers de la grille, je porte mes regards dans l’intérieur de la chapelle, l’image de la Vierge, presque effacée dans l’ombre de sa niche obscure, m’y apparaît comme le fantôme de ces silencieux déserts… Mais voici bien un autre fantôme ! C’est, là-bas, au pied de la rampe, Shall, vêtu de noir et pâle comme un suaire, qui monte traîné par les deux alguazils. Simond Michel l’a extrait de dessous son grenier ; Gustave l’a ensuite contraint à endosser son propre habit ; puis, chacun le tirant par le bras, ils l’amènent lentement, gravement, solennellement. À la vue de ce cortège funéraire. M. Töpffer éclate de rire ; autant en font les deux alguazils, et le pauvre Shall, qui s’attendait à plus d’égards, ravale d’un air choqué des mécomptes bien amers. Comme c’est le souffle qui lui manque, on l’assied sous le péristyle, et là, vraie madone en frac, il attend, immobile, le mulet que nous ne manquerons pas de lui envoyer tôt ou tard.

Après cette petite chapelle, la vallée s’ouvre, les bois s’écartent, et l’on entre dans le pâturage d’Évolena, qui n’est plus qu’à une demi-heure de distance. Mais les nuages voilent les hauteurs, et, au lieu que par un temps clair nous verrions dès ici les cimes de la grande chaîne, il faut nous contenter d’apercevoir dans le fond d’une gorge obscure les derniers prolongements du glacier, qui lance un bleuâtre promontoire jusque sur les prairies d’Andère. Andère, c’est le dernier vallon, le dernier hameau, le dernier clocher de la vallée d’Hérens. Pendant des siècles, cette paroisse fit partie de la commune d’Évolena, mais il y avait division entre les hommes du pâturage et les hommes du glacier, et d’anciens différends au sujet d’une limite, à propos d’un pacage, y étaient à la fois un aliment traditionnel de discorde et un texte préféré d’entretien, l’hiver au coin du foyer, l’été durant les loisirs du dimanche. Tel était l’état des choses quand, la révolution du Valais étant venu à éclater, les deux paroisses ne manquèrent pas de prendre parti l’une pour, l’autre contre. « Dans ce temps-là, nous disait le président Favre, fût-ce pour aller à la forêt, il fallait s’armer, crainte des rencontres. Mais, ajoute-t-il, le nouveau gouvernement, en faisant des deux paroisses deux communes, nous a affranchis les uns des autres, et aujourd’hui que nous voici déliés, on s’aime des mieux, et plus rien ne nous brouille, eux faisant comme ils l’entendent, et nous à notre idée. »

À la nuit tombante, nous atteignons aux cabanes d’Évolena. Femmes, vieillards, enfants, jeunes hommes groupés des deux côtés de la ruelle bourbeuse nous accueillent comme des sortes de Castillans venus d’au-delà de la grande eau tout exprès pour honorer la contrée de leur présence ; puis s’apercevant que, parmi ces huttes embraminées également, nous ne savons pas laquelle s’est ornée de fourchettes pour nous recevoir et d’assiettes pour nous nourrir, ils nous désignent à l’envi la demeure du cacique Favre. Nous y entrons. À demi séchés déjà, nos camarades de l’avant-garde y occupent le vestibule, et, rangés autour d’un grand feu, ils y présentent celui-ci un bras roide, celui-là un dos transi. Quel dommage de les déranger ! Et cependant, à la vue de nos blouses trempées, ils s’apprêtent déjà à nous faire place, lorsque nos hôtes, pour parer à tout, se décident soudainement à répartir entre les cabanes voisines l’œuvre de cuire notre souper. Vite alors on expatrie les marmites, on déménage le potage, la cuisine nous est livrée, et, assis sur des fagots devant l’âtre embrasé, nos blouses fument, la sécherie commence, la chaleur pénètre et la joie circule. Ah ! vivent les chaumières ! Où trouver ailleurs cette prompte aubaine d’une riche flamme, ce gai vacarme du bois qui éclate, des résines qui pétillent, cette naïveté des gens et des marmites, des voisins et des potages ? Non, toute bûche n’est pas un mélèze ; tout foyer n’est pas un âtre ; toute salle n’est pas une cuisine enfumée, toute hospitalité n’est pas prévoyante, désintéressée, primitive, et il y a du vrai certainement dans ce que l’on nous conte de l’âge d’or ! Du reste, bonne compagnie, et le guide Falonnier, qui nous entretient des différents passages par où l’on peut, d’Évolena, gagner d’autres vallées. Ce brave homme voudrait nous mener, partout, et surtout au pays d’Aoste par le glacier d’Arola, où, dit-il, toute une troupe d’écoliers passa il y a quelques années sans qu’il en ait péri plus d’un, et encore c’était par sa faute. « Mais c’est à Zermatt, lui disons-nous, que nous voulons aller. – À Zermatt ! justement par le glacier, en moins de neuf heures, je vous y rends. Avant-hier j’y ai guidé un monsieur de Genève. Par le beau temps, voyez-vous, c’est tout plaisir, notamment qu’à un endroit qui était joliment mauvais, on s’en est tiré des mieux. » Ceci ne tente pas du tout M. Töpffer, qui s’arrête au projet de passer à Anniviers, par le col des Torrents. D’Anniviers, qui est une vallée parallèle à celle d’Hérens, nous redescendons sur Sierre, et de là, remontant la rive gauche du Rhône jusqu’à Viège, où débouche la vallée de Zermatt, nous y entrerons par la porte, au lieu d’y pénétrer par la fenêtre. Dans ce projet, Falonnier nous accompagnera jusqu’à Vissoye, et, guidés par lui, nos guides nous guideront, ou tout au moins nous guiderons nos guides, qui guideront leurs mulets.

En ce moment, M. Töpffer est prié de vouloir bien se transporter dans une maison voisine. Là il trouve le président Favre, qui, entouré des anciens, délibère des choses de notre souper. Il s’agit de savoir s’il nous sera plus agréable d’avoir pour viande du petit salé ou bien du mouton cru, et le conseil vient de décider que c’est à M. le directeur de trancher la question. M. le directeur goûte donc au mouton cru, le prend pour du bouc cuit, et opte immédiatement pour le petit salé. Voilà un premier point réglé. On le promène ensuite de tonneau en baril, afin qu’il choisisse pareillement entre du rouge d’Ardon et du muscat de Sierre. Jaloux alors de reconnaître tant de courtoisie par quelque flatteuse politesse, M. Töpffer déguste avec recueillement, examine avec solennité, puis il déclare positivement qu’entre des vins aussi égaux d’excellence, il lui est impossible de faire un choix, en telle sorte que, si la permission lui en est donnée, il optera pour tous les deux à la fois. Cette réponse est accueillie par les anciens comme aussi remarquable en elle-même qu’honorable pour la commune, et le président Favre se fait, tant en son nom qu’au nom de ses collègues, l’organe respectueux de ces sentiments. Après quoi M. Töpffer est reconduit auprès de l’âtre.

Cependant ces préludes accomplis, les événements se précipitent. Déjà la table est dressée, déjà le potage arrive, et le conseil tout entier s’est transporté dans l’angle de la salle où nous allons souper, pour surveiller les opérations, aviser aux moyens et parer aux éventualités. Prévenus alors par le président en personne que l’heure est venue, d’un saut nous voilà placés devant le banquet, tout ravis du spectacle, tout régalés d’appétit. Quatre cierges sur des chandeliers grêles avec une paire de mouchettes de luxe ; puis, aux deux extrémités d’une nappe éclatante de blancheur, deux chaudières de potage au lait ; au milieu un grand jambon qui trône sur des choux, et, symétriquement épars ; des omelettes, des pommes de terre frites, du fromage, des noisettes, des assiettes et des fourchettes… En vérité, que pourrions-nous désirer de plus ? Aussi, comme aux chalets Ferret, nous faisons une chère admirable, qui se prolonge jusqu’à l’heure où le sommeil sollicite. « On va vous répartir, dit alors le président Favre, quatre ici, cinq chez le conseiller Agaspe, six chez le châtelain, quatre chez Falonnier, et monsieur et madame chez le curé. » Les cinq détachements se forment aussitôt, et, conduits chacun par un magistrat, ils gagnent leur destination.

Bientôt tout dort dans Évolena, excepté le conseil, qui, après avoir délibéré jusque par delà une heure sur les choses de notre déjeuner, expédie, séance tenante, le fils Falonnier vers les chalets d’en haut pour y quérir du beurre.

DOUZIÈME JOURNÉE

Si nous pouvions promettre à tous les touristes qu’ils trouveront autant de plaisir que nous y en avons trouvé nous-mêmes à remonter la vallée d’Hérens, sans aucun doute nous les presserions de ne pas s’éloigner de Sion avant d’avoir fait une expédition jusqu’aux cabanes d’Évolena. Mais, comme on l’a vu, notre plaisir a été de telle sorte que bien des touristes seraient ou incapables ou peu jaloux de le goûter. Et à ceux qui nous demanderont si, sous le rapport des spectacles, cette excursion vaut la peine d’être tentée, à cause de cette brume qui nous a enveloppés jusqu’à Vex, et à cause de cette pluie qui nous a accompagnés depuis Useigne, nous ne saurions trop que répondre. Les Mayens sont, à notre avis, un Élysée dont la douceur enchante, plutôt qu’une merveille à visiter, et la vue elle-même dont l’on jouit de cet endroit ne doit pas surpasser en beauté celle que l’on va chercher sur quelques hauteurs plus fréquentées encore. De Vex à Useigne, partout d’attachantes impressions, mais rien de remarquable que les pyramides ; au-delà d’Useigne, le paysage devient alpestre, et c’est d’Évolena que l’on a enfin le spectacle d’une étroite et verdoyante gorge où éclate la blancheur d’un glacier qui vient y mourir. Mais les cimes, les arêtes, les pics qui couronnent cette gorge, nous ne les avons pas vus, et nous n’en saurions parler. Si bien que la vallée d’Hérens nous paraît être à l’usage de deux sortes de touristes seulement : d’abord le touriste qu’attachent les contrées point encore fanées par l’haleine du siècle, que charment les traits de bonhomie chez les habitants, de fraîcheur et de simplicité dans le paysage, le touriste bonhomme lui-même, qui songe, tout en marchant, aux contrastes de la destinée humaine, à la valeur des biens et des maux, aux avantages des villes et aux bons côtés des bois, le touriste, en un mot, qui se plaît partout et là aussi ; et ensuite le touriste entreprenant, audacieux, épris des passages périlleux, et avide des scènes sublimes. Celui-là, en effet, en s’élevant sur les traces du guide Falonnier au-dessus de ces hauteurs que nous n’avons pas vues, et en s’aventurant avec lui sur les dômes glacés qui les recouvrent pour venir aboutir le soir du même jour au hameau de Zermatt, aura fait, nous en sommes certain, une des excursions les plus admirables que l’on puisse se proposer de faire au cœur même des grandes Alpes. Il se sera perdu dans ces resplendissants déserts où a disparu le monde et tout bruit du monde, où, face à face avec la brute nature et comme à la merci de ses forces aveugles, il n’est plus que Dieu en qui l’alarme s’adoucisse et le cœur se repose : il aura vu, tout voisins de lui, et semblables à de menaçantes tours, dont la hauteur donne le vertige au passant qui les mesure du regard, les pics étincelants, les cônes argentés, les obélisques dont l’ombre étroite traverse les vagues gelées du plateau pour aller se redresser contre les nues parois du massif opposé ; et au sortir de ces scènes brillantes mais désolées, la réapparition des forêts encore lointaines, des pâturages encore enveloppés pour lui dans la brumeuse obscurité des vallées, lui causeront ces ravissements de plaisir qui sont l’éloquence de la vie qui renaît, de la création où Adam n’est plus seul.

Pour nous, qui ne sommes pas audacieux pourtant, et à qui d’ailleurs il est interdit d’aspirer à ces sublimités d’un trop périlleux accès, voici qu’il nous faut renoncer même à passer le col des Torrents. En effet, la pluie, qui a recommencé avec la nuit, a détrempé la boue des montagnes, et à huit heures, quand il est déjà tard pour s’engager dans des rampes escarpées, le ciel est encore couvert de nuages, des traînées de paresseuses vapeurs demeurent comme emmêlées à la cime des forêts prochaines. Plutôt que d’hésiter et d’attendre, M. Töpffer renonce donc à passer en Anniviers, et il est décidé que l’expédition regagnera aujourd’hui la vallée du Rhône, en suivant la rive droite de la Borgne. En attendant, et pendant que le conseil s’occupe des choses du déjeuner, nous avons regagné nos âtres, où, comme hier, des voisins viennent se chauffer avec nous et nous entretenir des affaires de l’endroit. En fait d’intérêts communaux, et à considérer Évolena et ses pacages comme la patrie véritable de ces montagnards, nous autres, citoyens des villes, nous sommes, en comparaison d’eux, bien ignorants de nos propres affaires, bien étrangers à nos propres circonstances. Tous ont une connaissance parfaite de leurs ressources publiques, des idées sur la façon de les administrer, une habituelle disposition à y réfléchir et à en deviser, et, chose caractéristique, ils trouvent infiniment plus de plaisir à nous entretenir sur ce sujet qu’à s’enquérir de ce qui nous concerne ou des choses du dehors que nous pourrions leur apprendre. L’on ne peut s’empêcher de reconnaître là un signe intéressant de l’émancipation réelle de ces gens, de l’existence au milieu d’eux d’une vie politique saine et forte, et enfin, ceci est étrange à dire, d’une supériorité de sens extrêmement marquée en fait d’administration, en fait de droits et de restrictions, en fait de liberté pratique et d’égalité réelle, sur ce qu’on peut attendre en ce genre de nos populations, instruites pourtant, raisonneuses, et ce, dit-on, constamment éclairées par la presse.

Durant ces entretiens, que rendaient si agréables le bien-être, la douce chaleur du foyer, et aussi le langage propre, expressif et coloré de ces bons montagnards, certains détails nous ont plus particulièrement intéressés, comme donnant une idée de leurs sujets de division et de causerie, de leur situation et de leurs mœurs. Ainsi les forêts, qui se trouvent être la meilleure partie de leurs richesses, sont sans administration ; et chaque communier s’y pourvoit à volonté, et de droit immémorial, d’autant de bois qu’il lui en faut pour construire sa cabane, pour faire ses clôtures, pour brûler à son foyer ; bien plus, si la commune n’était pas entourée de communes pareillement pourvues en bois de chauffage et en bois de construction, il lui serait également loisible de couper pour vendre. C’est ceci qui divise les esprits : les uns déplorant cette stérile dilapidation de ressources qu’on pourrait utiliser au moyen d’une administration bien entendue, et en améliorant le chemin qui conduit à la plaine ; les autres, au contraire, se défiant d’un changement qui abolirait leur antique droit de se pourvoir à leur gré dans la forêt, et qui, en détruisant cette franchise assurée à chacun, risquerait de n’aboutir qu’à troubler, au profit de ceux qui sont les plus fortunés déjà, l’équilibre de pauvreté où tous pourtant rencontrent, à défaut d’autre chose, de quoi s’abriter et de quoi entretenir durant les rigueurs d’un long hiver la chaleur dans leurs habitations. Bien sûr, lecteur, à vos yeux, les libéraux, les avancés d’Évolena, ce sont les partisans d’une administration meilleure et d’une voie de communication qui ouvrirait un débouché sur la plaine ; les rétrogrades, les arriérés, ce sont les partisans de l’état actuel des choses… et cependant ces derniers ne sont-ils pas en réalité les apôtres de cette égalité des conditions qui est toujours, là où elle existe, un inestimable bien, puisque partout où elle a fait place à des inégalités extrêmes de richesse et de propriété, il en résulte pour la société tantôt l’intestine maladie de passions envieuses et rebelles, de misères désespérées et audacieuses, tantôt des ébranlements funestes et de désastreuses catastrophes.

Nous venons de parler de pauvres. « En avez-vous beaucoup ? demandions-nous au président Favre. – Un, sans plus, nous répondait-il. C’est une femme du dehors qui se précipita il y a nombre d’années dans un mauvais pas d’ici près. Ramassée par nous autres, et comme elle n’était à personne, on la laissa se refaire, puis on lui permit le séjour et de se prendre du bois pour une cabane où elle habite. Pour le vivre, on lui donne ; et l’hiver, elle se chauffe à nos poêles et assiste à nos veillées, tantôt chez Pierre, tantôt chez Jean, comme quoi seule ici, elle vit sans rien faire. Mais vieille et estropiée, la charge n’est pas pour durer. À part elle, tous les hommes de la commune possèdent du terrain, si bien que les premiers et les derniers vivent de même quant à ce qui est des nécessités, comme le bois, le pain, les pommes de terre, le mouton cru, qui est notre viande de provision et d’habitude. Ainsi, pour dire vrai, des pauvres, nous n’en avons point, mais nous avons des moindres. C’est ceux-là qui, n’ayant pas de quoi s’élever un mulet, ne pourraient faire leurs ouvrages si chacun à tour ou par charité ne leur prêtait sa bête. Par où ils dépendent.

– Et vos gens descendent-ils souvent à Sion ? – Les trois quarts n’y mettent jamais les pieds… »

Comme ceci nous surprend : « Qu’iraient-ils faire ? ajoute le président Favre. Vous autres, vous venez ici pour voir ; mais eux, faute de ce but, dont l’idée ne leur viendrait pas, ils restent où ils se trouvent. Tenez, voici ces deux filles qui se trouveront un mari et qui seront grand’mères avant que d’y avoir été ! » Ainsi apostrophées, les deux filles qui se sont tenues à l’écart sourient et rougissent tout à la fois ; puis, comme madame Töpffer les met sur l’article de la toilette, les voilà qui, déjà moins sauvages, s’en vont chercher, pour nous les montrer, leurs costumes du dimanche. Ces costumes, faits de grosse laine et brodés d’épais velours, plaisent, comme celles qui s’en parent, par leur rustique fraîcheur, et un point du pays, dont nous emplettons quelques aunes, y court avec grâce le long des rebords de la toque et des contours du corsage.

Après le déjeuner, qui est d’une friande et riche simplicité, M. Töpffer demande à régler son compte. L’on voit bien alors que le cas a été prévu par les anciens, qui se forment aussitôt en conseil secret. Pendant un bon quart d’heure rien ne transpire ; à la fin, le président Favre et le guide Falonnier sont députés comme porteurs du décret. C’est deux francs par tête, tout compris, âtres, mélèze, banquet, déjeuner, et cet homme aussi qui est parti vers une heure de la nuit pour aller nous quérir du beurre au plus haut des chalets d’en haut. M. Töpffer fait la somme, puis, haranguant le président, il le charge d’être l’organe de notre satisfaction envers toutes les cabanes et tous les conseillers qui ont concouru à l’œuvre de notre souper, à celle de notre couchée, à celle de notre excellente réception. La joie brille dans les yeux des députés, le conseil salue, et il ne s’agit plus que de partir sur le moment même. Comme hier, toute la population est là qui regarde passer les Castillans, et M. le châtelain, s’approchant de la reine Isabelle, l’oblige, avec un respectueux empressement, à accepter un cornet de sucre candi. « Pour le voyage, lui dit-il, c’est souverain. »

C’est ainsi que nous quittons Évolena. Sans la pluie, sans la fatigue et le froid, aurions-nous mieux joui de ce court séjour que nous y avons fait ? Non certainement. Ni ces familiers entretiens, ni autant de reconnaissante cordialité de notre part n’eussent donné un prix si réel à l’hospitalité de ces pâtres, et nous n’aurions pas emporté de ce lieu des souvenirs aussi bien faits pour durer et survivre. À la vérité, de nos voyageurs, la plupart, encore tout ardents de la hâte impatiente du jeune âge, sont bien plus disposés à se lancer dans l’inconnu tout radieux du lendemain qu’à rebrousser dans les plaisirs effacés de la veille ; mais il en est d’autres pour qui le passé commence à être plus radieux que l’avenir. À ceux-là les plaisirs même écoulés sont précieux et chers, car ils grossissent cette provision des ressouvenirs qui sont comme les dernières fleurs où se récréera leur âge avancé, si, résignés à vieillir, ils savent jouir, avec une paisible reconnaissance envers Dieu, des moments heureux dont il a orné leur vie, au lieu de s’abandonner sans gratitude et sans courage à l’amertume déjà si grande du déclin des jours.

Aujourd’hui le président Favre marche à notre tête. Cet homme est beau de vigueur, sain de loyauté, neuf d’allures et de manières. À la fois chef de sa commune, chasseur passionné, guide par occasion, il unit à la dignité de magistrat les naïvetés du montagnard et les instincts du tueur de chamois ; de plus, et tout aussi bien que nous, il sait le latin, en sorte que, avec un naturel que nous serions bien embarrassés d’y mettre, il parsème ses propos d’adages scolastiques et d’hémistiches horatiens. Tout ceci, en conduisant son mulet, en surveillant ceux que nous avons emmenés, et en donnant à l’un de nos guides, qui s’est montré jaloux d’apprendre à trouver son chemin, des renseignements nets, précis, pittoresques sur la topographie des rampes et des mamelons, sur la direction des sentiers et des cours d’eau.

Ce guide, c’est Rayat le bleu, une sorte de bon enfant qui déjoue, à force de gaie humeur et de contentement sans cause, tous les mauvais tours que lui a faits la destinée. Pauvre, laid, boiteux, il a de plus la contrariété d’être expansif sans idées et babillard sans paroles. Tout au moins la partie intelligible de son langage s’engouffre-t-elle dans des crevasses nasales à chaque mot qu’il a l’intention d’articuler, et ce n’est qu’au bout de deux jours d’assidu commerce que nous parvenons à comprendre qu’en criant incessamment à son mulet : « H… h… hilen, h… h… h… hilen », c’est, par absorption de l’f et par nasillement du gouffre : File ! file ! que le pauvre homme veut dire.

L’autre guide, frère de celui-là, c’est Rayat le vert, ragot cambré, ployé dans sa veste, enfoui dans son pantalon, et qui porte sous son bras un parapluie bien plus haut que lui, mais pas si triste. Cet homme fonctionne à regret ; il vit, il parle, il avance à son corps défendant, et, les yeux fixés sur les cailloux du chemin, il a l’air de s’en prendre à eux des mélancolies qui le travaillent. Doué d’un organe vocal, il n’en use que pour s’adresser à lui-même des grognements indistincts, et quand il serait à même de soulager ses tristesses en leur donnant essor, il clopine fermé comme une armoire, muet comme un poisson et rechigné comme un singe en cage. Du reste, le meilleur homme du monde, sauf qu’au lieu de guider, il marche bien loin derrière le dernier des traînards, et ne prête jamais son parapluie qu’à lui seul.

Ces deux frères si peu semblables gouvernent deux mulets bien divers : l’un, celui de Rayat le bleu, est traître, rusé, toujours prêt à lancer des ruades à la face des gens dès que son maître ne lui tient pas la queue. Aussi a-t-il pour sobriquet Joude, qui en patois du Valais signifie Judas. L’autre, celui de Rayat le vert, est débonnaire, pacifique, l’oreille branlante et la queue morte ; à le voir cheminer à côté de son maître, on dirait que, las de ses mélancolies et blasé sur ses rongements, il a pris le parti, n’y pouvant rien, de s’ennuyer dans sa compagnie tout en se plaisant à son silence. Il s’appelle Mouton… Tels sont au naturel les quatre individus qui composent notre équipage. Deux d’entre eux, les mulets, nous auront certainement été utiles, mais les deux autres, venus tout exprès pour nous montrer le chemin, l’ignoreront probablement encore après l’avoir appris.

À peine avons-nous quitté Évolena, que le temps s’éclaircit, le soleil se montre, et les pâturages encore mouillés de pluie et de rosée reluisent de mille feux. Après avoir dépassé la petite chapelle, nous laissons sur notre gauche le sentier d’hier pour nous perdre dans l’épaisseur d’une forêt au travers de laquelle le chemin va s’élevant pendant une heure ou deux encore. Au sortir de cette forêt, l’on traverse un pont nommé le pont des Batailles ; de l’autre côté commencent des champs. Ceci est peu pittoresque, mais curieux. Sur le penchant d’une rampe immense et roide, et du fond de la vallée jusque bien au-dessus de nos têtes, l’on ne voit plus que d’étroits replats qui communiquent de l’un à l’autre, ici, par quelques pierres disposées en échelons contre les terrassements, là, par d’étroits petits couloirs. Chacun de ces replats est un bout de champ dont la culture serait impossible sans le concours du mulet, qui seul peut y transporter sur son dos la charrue et la herse auxquelles ensuite on l’attelle. À l’heure où nous passons, les villages sont absolument déserts ; mais ces bandes de terre sont animées par le mouvement des familles qui y travaillent à l’envi, formant ainsi un spectacle de labeur rude à la vérité, mais sans aggravant alliage d’isolement, de souffrance ou de misère envieuse. Ces gens, en effet, sont égaux en pauvreté et en sueurs ; ils sont libres de joug, ils sont exempts d’impôts ; et, après avoir travaillé six jours sur leurs rampes, à la vue les uns les autres, au grand air, soumis aux mêmes conditions d’intempérie ou de sérénité, le septième, ils observent doucement le commandement du Décalogue, tantôt réunis dans leurs chaudes cabanes entre l’étable et le fenil ; tantôt, quand le soleil illumine la vallée, ou bien solitairement épars sur leurs hauteurs, ou bien assis en ligne et les pieds pendant sur le rebord de leurs champs en terrasses. Là ils devisent, et comme nous, et plus que nous, sur hier et sur demain, sur qui a tort et qui a raison, sur les choses de ce revers et sur celles de l’autre, sur le dedans qui est leur vallée, et sur le dehors qui est Sion la grande ville, et tout au loin le dixain remuant de Martigny. Que de propos ! En attendant le jour s’écoule, la soirée fuit, et l’approche de l’aube de lundi, qui ramène les ouvrages, fait trêve à ces entretiens avant que la satiété soit venue, avant que l’esprit de dispute ait eu le temps de naître. Et pourtant ces hommes ont leurs opinions aussi, mâles, instinctives, liées à leurs croyances, à leurs affections et à leurs coutumes ; ils tiennent pour le clergé, pour la noblesse, pour l’ancien gouvernement, et c’est très sérieusement que le président Favre nous signale parmi eux ce que lui, qui est du côté du mouvement, appelle des aristocrates. Des aristocrates ! Jamais, certes, nous n’en avions vu de cette figure ; tous, jeunes et vieux, femmes et enfants, vêtus de pauvre bure, chaussés de gros sabots, qui passent le jour à briser les mottes, à éparpiller le fumier, à remuer, à engraisser sans relâche la lande ingrate dont ils se contentent !

Rayat le bleu est poète, tout au moins il sait par cœur des adages rimés. Aussi, en reconnaissance des enseignements que lui a donnés le président, il s’est mis en tête de lui enseigner à son tour quelque chose de rare et de distingué. Par malheur, à chaque fois que Rayat le bleu s’efforce de proférer la chose, ses maudites crevasses nasales en engloutissent les trois quarts, et c’est tout à recommencer pour n’obtenir pas mieux. Il faut à la fin que Rayat le vert se dérange de ses rongements, plante là ses amertumes, tout exprès pour venir mettre un terme à cet avortement sans cesse renaissant du poème engouffré. Et voici. C’est le mulet qui est censé dire à son maître :
 

À la montée laisse-moi aller au pas ;

À la descente ne me presse pas ;

Dans la plaine ne m’épargne pas ;

À l’écurie ne m’oublie pas.
 

Rayat le bleu suit de l’oreille la voix de son frère ; des yeux il dévore toutes les physionomies à la fois ; de tout son être il surveille, il couve, il éclot, et quand vient la chute, il éclate en tumultueux ravissements, et le voilà qui compte dans son existence une belle journée de plus. En revanche Rayat le vert enregistre dans la sienne une fausse note encore, et puis, comme on lui apprend dans cet instant que la corde d’un bac sur lequel nous devions passer le Rhône est, dit-on, cassée, en sorte qu’il nous faudra aller chercher une lieue plus loin le pont qui mène à Sierre, décidément alors il rompt avec la création, il s’exclut du nombre des vivants, et, enseveli sous son feutre, enterré dans sa guenille, il marche tout semblable à un mâne mystifié, qui de rage s’en retourne à sa bière pour s’y aplatir à tout jamais.

À Nax, qui est un village situé sur un dernier mamelon d’où l’on retrouve la vue du Rhône, le président Favre nous cherche, à défaut d’un cabaret où nous puissions entrer, une maison où l’on veuille bien nous accorder l’hospitalité et nous débiter du vin. Les maisons ne manquent pas, mais elles sont désertes. À la fin, en voici une où l’on entend quelque bruit. C’est une pauvre octogénaire bien infirme qui s’est levée de sa couche pour nous ouvrir la porte d’une chambre où nous nous précipitons. Pour commencer, la vieille apporte deux chopines maîtresses, les Rayat montent ensuite avec les restes de notre déjeuner de confiance d’hier ; c’est encore un festin splendide fait avec des reliefs d’ortolans. Au sortir de table, le président Favre nous donne ses dernières indications sur la route que nous avons à suivre ; et, après avoir reçu nos adieux, il repart pour Évolena, pendant que nous nous acheminons sur Sierre. Dès ici, la descente devient rapide ; plus loin, le sentier se divise en couloirs nombreux, étroits, profonds, en sorte qu’il est devenu urgent de prendre des mesures pour éviter l’éparpillement de l’arrière-garde et la déroute des traînards. Voici celle que nous employons en pareil cas. On coupe une gaule, on la fend à l’une des extrémités, on oblige la fente à pincer un petit carré de papier blanc, puis l’appareil fiché en terre, à l’endroit convenable, y marque pour les survenants le couloir qu’il faut prendre. De cette façon, personne ne s’égare ; et nous voici tout à l’heure réunis, moutons et bergers, guides et mulets, sous les grands hêtres qui au bas de la montagne cachent le hameau de Reiche. Un ruisseau coule auprès, et aux rocs épars qui forment dans les prairies voisines, ici des tertres gazonnés, là des îlots cernés d’orties, l’on connaît que ce doucereux a ses jours de fureur où il fait des siennes.

Nous retrouvons ici la grande route qui court d’abord au pied des rochers ; et plus loin le long d’escarpements incessamment minés par le Rhône. Le paysage serait charmant, n’étaient des monticules qui, ci et là, sortent du lit du fleuve tout exprès pour lui donner l’air de baigner des demi-lunes et des contrescarpes. Ces monticules, en effet, sont réguliers, anguleux, stériles, bêtes comme des remparts ; sans les rendre plus pittoresques, une sentinelle à l’angle leur donnerait au moins un caractère. L’un d’eux est percé de trous carrés qui paraissent avoir été taillés de main d’homme, et, à ce sujet, Rayat le bleu ne tarit pas en épopées qui s’engouffrent à mesure dans ses trous à lui. Pour l’autre, le vert, il est tout là-bas encore, dans les couloirs de Reiche, qui se pendrait avec la corde du bac si seulement on lui en montrait un petit bout.

Dans quelques parties du Valais les riverains du Rhône travaillent à conquérir sur le fleuve des terrains cultivables, et c’est communément là où le niveau des flots est à peine de deux ou trois pieds au-dessous du niveau de la plaine environnante. Alors, de la rive, ils jettent des digues faites de pierres et de troncs d’arbre enchevêtrés qui s’avancent obliquement à la rencontre du courant. L’onde accourt, s’irrite contre cet insolent obstacle et s’en vient jusqu’au fond de cette baie artificielle battre la terre et jaillir sur les champs ; mais au bout de peu de jours elle ne bat, elle n’arrose déjà plus que le sable qu’elle y a elle-même apporté, et au bout d’une saison l’angle enfermé entre le rivage et la digue s’est insensiblement transformé en une plage sablonneuse que recouvre déjà par places un duvet d’herbes, ici naissantes et tendres, là rousses et desséchées. Quand on marche, des heures durant, le long de ces landes, rien n’empêche qu’on ne s’amuse à observer les différents degrés de formation dont elles présentent l’aspect, les accidents qui favorisent, qui ruinent ou qui menacent chacune d’elles, cette lutte, enfin, entre l’eau et la terre d’où doit sortir une prairie. Mais rien n’empêche non plus que ce spectacle ne soit pour la pensée comme une image sensible qui lui est offerte des choses de la vie, du monde, du cœur ; de ces violences folles qui s’usent par leur propre effort ; de ces patientes conquêtes du labeur modeste devant lesquelles recule et se détourne la cupidité hâtive du talent ; de ces luttes de l’âme, où ce n’est pas d’attendre qui donne la victoire, mais d’aller à la rencontre aussi, de barrer le courant, et, de faire un champ de vertus là où coulait auparavant une onde calme à la vérité mais stérile et bourbeuse. Les arbres, les champs, les bois sont remplis d’expressifs apologues, mais les rives de fleuve surtout, à cause du mouvement des flots, à cause des mille accidents qui s’y passent, et c’est pourquoi la flânerie y est plus savoureuse pour le voyageur que lorsqu’il marche sur la crête ou sur le penchant des coteaux, sous la nuit des frais ombrages, ou encore enfermé entre des haies et des clôtures.

Ici, où la rive est escarpée, l’on ne voit point de travaux semblables, et s’il y en avait à entreprendre, ils seraient de défense, non de conquête, car le Rhône y ronge incessamment le sol, et, en mainte place, les champs écornés, la route ébréchée, témoignent des larcins que leur a faits le fleuve. Dans un endroit en particulier, l’on nous montre un large vide qui s’est fait il y a peu de jours sous le poids d’un char de foin : chaussée, gens, attelage, tout fut emporté par le courant, et la route qui rasait l’escarpement n’en a été détournée que juste de quoi le raser encore. Pendant que nous y cheminons à la lueur d’un clair crépuscule, soudainement l’un de nos mulets donne un grand coup de reins, puis, débarrassé de sa charge, il s’enfuit. Lancée contre un tertre gazonné, Mme T… s’est déjà remise sur son séant, et elle a tout loisir alors de reconnaître à quel danger elle vient d’échapper. À gauche, le Rhône coule ; à droite, un rocher se dresse : ainsi ce n’est que dans l’oblique direction où elle a été portée qu’elle devait rencontrer l’aubaine de ce tertre unique et sauveur. Que la délivrance est douce ! Que c’est avec un vif et délicieux essor que, du fond du cœur, la gratitude vole et monte jusqu’à Dieu ! Mais combien aussi se touchent de près la fête et le deuil, la charmante possession de la vie et la soudaine atteinte qui peut vous en dépouiller !  

 

3° partie

Date de dernière mise à jour : 17/05/2021