BIBLIOBUS Littérature française

Voyage autour du Mont-Blanc (3ème partie) - Rodolphe Töpffer (1799-1846)

 

 

NOUVEAUX VOYAGES EN ZIGZAG

(1843)


 


 

Table des matières

  • TREIZIÈME JOURNÉE
  • QUATORZIÈME JOURNÉE
  • QUINZIÈME JOURNÉE 
  • SEIZIÈME JOURNÉE 
  • DIX-SEPTIÈME JOURNÉE

 


 

TREIZIÈME JOURNÉE

Aujourd’hui nous devons gagner Viège d’abord, et de là nous acheminer jusqu’à Saint-Nicolas, dans la vallée de Zermatt. De nos deux guides, ni l’un, ni l’autre n’a encore visité cette vallée ; néanmoins ils sont pleins de la bonne volonté de nous y mener perdre, Rayat le bleu surtout. Le pauvre homme, en effet, n’a encore vu dans tout ceci qu’une grande fête dont il se trouve faire partie, et la seule idée que nous allons le planter là pour nous amuser sans lui le contriste profondément. À la fin il est convenu qu’on le gardera, lui et Mouton ; et que, puisque notre intention est de nous faire voiturer jusqu’à Viège, il va bien vite se procurer un char, afin d’utiliser, en l’y attelant, cette bête vertueuse. Pour Rayat, le vert, qui déteste les grandes fêtes, il sanctionne volontiers ces dispositions, et le voilà tout à l’heure, qui, monté sur Joude l’Iscariot, s’achemine vers la capitale, son parapluie sous le bras et son feutre sur le nez. À toute créature le ciel a départi ses bons moments… c’en doit être un fameux pour ce mélancolique que d’avoir à se prélasser trois heures durant, au gros soleil, entre un mur de vignoble et une rive de fleuve, avec toute liberté de se cogner à l’un ou d’en finir dans l’autre.

Cependant nos chars sont prêts : l’un à longues échelles sur lesquelles on a disposé en travers des planches garnies de paille ; l’autre, simple char à bancs avec Mouton pour tirer et Rayat pour conduire. En vérité, pour qui peut supporter sans trop de peine l’inconvénient des cahots, ce sont ici les rois des chars, où le grand air qu’on refoule rafraîchit et ravive ; d’où le regard libre en tout sens ne manque ni un voyageur qui passe, ni un nénuphar qui flotte sur l’eau du fossé, ni le spectacle changeant des habitations, des prés, des coteaux ; d’où l’on plane, enfin d’où l’on règne, au lieu d’être étroitement emprisonné dans l’obscurité étouffée d’une boîte roulante… Que si la plaine est uniforme et rase, et la route plate et monotone, il reste encore la vue des bêtes qui trottent patiemment, l’oreille au fouet, la queue aux mouches ; il reste l’entretien du cocher qui n’est plus ici un postillon de relais, un conducteur cosmopolite, ou un voiturier intéressé, mais un simple manant de l’endroit, fertile en propos, amusant de rusticité, et qui vous renseigne sur ce que vous aimez à connaître non moins par ses réponses nettes et sensées, que par le tour qu’il leur donne et la façon dont il les débite. Ces agréments sont si réels, à notre gré du moins, qu’ils ont fini par nous dégoûter des autres sortes de voitures, et que l’aspect seulement d’une berline, d’un coupé, mais surtout d’une diligence, nous étouffe à la fois de chaleur et d’ennui. Bon Dieu ! que sera-ce donc des wagons ! et aurons-nous bien ce privilège de mourir avant d’avoir été empilé dans quelqu’un de ces coffres à vapeur entre une nourrice assoupie et un courtaud bavard !

Il nous faut ce matin repasser le pont que nous avons franchi hier pour revenir coucher à Sierre. Au-delà de ce pont la contrée change d’aspect ; l’on se dirait transporté soudainement sur quelque rameau des Apennins, là où croissent sur un sol ocreux ces élégants pins d’Italie dont le branchage orange supporte avec tant d’élégante souplesse une cime à la fois sévère et vivement découpée. Plus de culture, plus d’habitations, mais une de ces solitudes où l’imagination place d’elle-même un chevrier nonchalamment étendu à l’endroit où le soleil l’a surpris vers le milieu du jour ; une halte de bohémiens accroupis à l’ombre autour de leur marmite fumante, ou bien encore d’équivoques figures qui stationnent attentives sur la lisière d’un bois. Lorsqu’au sortir des végétations touffues, des côtes cultivées, des ruisseaux qui murmurent entre leurs verts rivages, l’on traverse ce désert où le gracieux se marie au stérile et le riant au sauvage, l’on éprouve l’impression d’un charmant contraste, et l’on se persuade toujours davantage que notre contrée, que nos environs unissent à la richesse des sites la variété aussi ; que le Valais en particulier fournirait à lui tout seul de quoi défrayer en objets d’étude et en thèmes de composition toute une école de paysage. Au surplus nos artistes, depuis quelques années, connaissent le chemin de cette solitude, et il en est qui en ont rapporté des études peintes sur place dont le neuf et frappant caractère ne peut manquer de s’empreindre prochainement dans leurs ouvrages.

Au-dessous de ces apparences de la campagne, qui, sous le nom de paysage enchantent notre regard et ravissent nos sens, il y a toujours une cause naturelle ou humaine qui les a produites ou qui en a été l’occasion. Or cette cause, tantôt saisissable à première vue, tantôt obscure, complexe ou mystérieuse, est toujours aussi intéressante à reconnaître qu’elle est attachante à rechercher : en telle sorte que nous ne saurions dire, pour notre part, quelle est la limite non pas de regard, mais d’esprit, de pensée, mais d’interne et contemplative méditation au-delà de laquelle cesse d’exister ou de pouvoir s’étendre indéfiniment encore le charme d’un paysage ; soit qu’il s’offre à nous dans la nature, soit surtout lorsqu’un peintre habile s’est chargé d’en faire sur la toile une expressive interprétation. Je vois ici des mamelons de terre ocreuse que recouvre comme d’un vêtement lacéré un gazon maître et interrompu par places ; je vois des arbres d’une seule sorte, qui, le long des rampes les moins stériles, ont fait monter leurs rejetons jusque par-dessus ces mamelons dont ils couronnent la crête de leurs troncs innombrables ; et, certes, il y a dans tout ceci assez d’harmonie dans les couleurs, assez de grâce dans les formes, assez d’éclat et de majesté dans ces cimes noires et pressées qui se balancent sur un ciel tantôt riant, tantôt sourcilleux, pour que, rien que par le sens déjà, j’admire, je goûte, je jouisse. Mais, en outre, ce sol sablonneux et pailleté, ces déchirures, cette stérilité, ont une cause naturelle que j’entrevois dans le travail visible du fleuve ou du torrent ; cette solitude, cet incessant assaut des arbres sauvages, cette magnifique mêlée de rameaux qui s’enchevêtrent ou se fuient, ou se menacent librement, toutes ces circonstances se rapportent à l’absence de l’homme, qui a fui ces landes ingrates pour aller arroser de ses sueurs des champs qui rendent et des sillons qui récompensent. Et si les couleurs, les formes, les apparences, en un mot, de cette campagne sont bien comme les signes, comme la langue elle-même, qui, en me disant toutes ces choses, éveille en moi le sentiment, remue la pensée, secoue la réminiscence, ne suis-je pas passé désormais de la jouissance des sens à celle de l’esprit, et qui pourra dire alors jusqu’où, d’impression en impression, cette jouissance de l’esprit pourra être portée ? Qui pourra dire jusqu’où il appartient au peintre, s’il sait parler cette langue, en choisir, en assortir, embellir les accents, d’enchanter et de ravir mon âme ? Ainsi plus on y réfléchit, plus on s’observe soi-même et plus on demeure convaincu que la peinture est, non pas une représentation, mais un langage ; qu’un paysage est, non pas une traduction, mais un poème ; qu’un paysagiste est, non pas un copiste, mais un interprète, non pas un habile diseur qui décrit de point en point et qui raconte tout au long, mais un véritable poète qui sent, qui concentre, qui résume et qui chante.

Et à ce point de vue, pour le dire en passant, on s’explique à l’instant, et pleinement pourquoi l’on voit si souvent le paysagiste, qui est donc au fond un chercheur de choses à exprimer bien plus qu’il n’est un chercheur de choses à copier, dépasser tantôt une roche magnifique, tantôt un majestueux bouquet de chênes sains, touffus, splendides, pour aller se planter devant un bout de sentier que bordent quelques arbustes étriqués ; devant une trace d’ornières qui vont se perdre dans les fanges d’un marécage ; devant une flaque d’eau noire où s’inclinent les gaulis d’un saule tronqué, percé, vermoulu… C’est que ces vermoulures, ces fanges, ces roseaux, ce sentier, qui, envisagés comme objets à regarder, sont ou laids, ou dépourvus de beauté, envisagés au contraire comme signes de pensées, comme emblèmes des choses de la nature ou de l’homme, comme expression d’un sens plus étendu et plus élevé qu’eux-mêmes, ont réellement ou peuvent avoir en effet tout l’avantage sur des chênes qui ne seraient que beaux, que touffus, que splendides. Que si d’ailleurs cette expression des lieux est purement humaine, comme il arrive dans ces cantons envahis par une culture d’industrie ou de luxe, dans ces localités sillonnées de constructions, de murailles et d’usines, il n’y a plus de paysage dans le sens artistique du mot, parce que dans ce champ à la fois exclusif, circonscrit et familier, le sentiment et la pensée ne trouvent ni d’espace, ni de jeu, ni d’exercice. Que si au contraire cette expression des lieux est purement naturelle, comme il arrive sur les sommités glacées des Alpes, dans les mers polaires, dans les contrées inhabitées et inhabitables, pareillement il n’y a plus de paysage, parce que les apparences de cette nature sont des faits et non plus des signes ; en telle sorte que, si le regard, si la curiosité elle-même s’y appliquent, ni la pensée, ni le sentiment ne reçoivent l’éveil d’objets qui n’ont de relations qu’avec eux-mêmes. De là vient que le vrai paysage, le paysage artistique, se rencontre là seulement où s’entremêlent, où se confondent, où se heurtent ces deux sortes d’expression, l’humaine et la naturelle, et aussi bien dans les plaines brumeuses de la Flandre que sur les montueux rivages du lac Albano. De là vient que les ruines, le délabrement, la vétusté, tout ce qui signale à la fois le cours du temps, la patiente opiniâtreté de la nature, l’incessant combat de l’homme, en ajoutant à la richesse d’expression, ajoute à la saveur du paysage et en accroît la poésie. De là vient que, même alors que le thème d’un paysage est heureux, plus l’exécution en est strictement imitative, plus il y a l’exactitude réelle et de vérité servile, moins aussi il a d’expression poétique : car, si, d’une part, comme imitation, cette copie est infiniment au-dessous du modèle dont elle n’a ni l’ampleur, ni la vie, ni l’expressive et changeante physionomie, d’autre part, comme poème, elle est nécessairement froide, muette, morte ; et si tout s’y rencontre à la vérité de ce qui frappe les yeux, rien ne s’y découvre, ne s’y devine, ne s’y pénètre de ce qui attache l’âme ; chaque touche, au lieu d’y être un éveil de pensée, de sentiment, ou d’impression, n’y est plus qu’un rappel pur et simple de l’objet. De là vient enfin que les Flamands sont les premiers paysagistes du monde, précisément en ceci que leur faire, qui est bien loin d’être tout vérité, est en revanche tout expression, plus fin, plus accentué, plus figuré, plus poétique qu’aucun autre, et si éloigné d’être servilement imitatif de la nature, que c’est par lui au contraire que nous apprenons à voir, à sentir, à goûter, dans une nature d’ailleurs souvent ingrate, ce même charme que respirent les églogues de Théocrite et de Virgile. Cette opinion-ci heurte un peu l’opinion reçue ; mais que l’on veuille bien considérer qu’elle s’accorde avec le sentiment universel, qui parle plus haut et plus clair encore, que l’opinion reçue. Où sont les maîtres plus aimés, plus prisés sous le rapport d’une exécution expressive, sentie, profondément simple, naïve et pittoresque, que ne les ont Potter et Karl du Jardin ? Où sont les fins amateurs, les connaisseurs poètes, les possesseurs affectionnés qui, obligés de vendre, ne se défont pas de tout le reste de leur collection avant de se séparer de leur Karl ou de leur Potter ? Il y a des hommes qui ont ou qui se piquent d’avoir le sens des beaux-arts et qui peuvent néanmoins sentir ou apprécier diversement Corrège, les Carrache, Raphaël lui-même ; mais, parmi ces hommes, que l’on nous en montre un seul qui, à l’égard de Potter, à l’égard de Karl du Jardin, osât, qu’il sente ou qu’il ne sente pas ces maîtres, ne pas s’en montrer entiché, épris, ou tout au moins admirateur ! Et, pour le dire en passant, quand on veut s’assurer si un particulier introduit dans une galerie de tableaux a quelque intelligence de ce qu’il y vient voir, ce n’est pas un chef-d’œuvre de l’école italienne qu’il faut lui montrer : l’épreuve dans ce cas pourrait n’être pas décisive… c’est un bout de peinture flamande, crasseuse souvent, grise presque toujours, mais fine, spirituelle, délicatement expressive et toute de sentiment ; si, à cette vue, le voilà qui pose son chapeau, qui prend le tableautin, qui l’approche du jour, qui s’en enchante…

Dignus intrare ;

et il ne reste plus qu’à lui faire de son mieux les honneurs d’une collection qu’il est digne de voir et capable d’apprécier.

Ceci n’empêche pas qu’à deux lieues de Sierre voici venir sur un chariot un gros bonhomme qui, à notre vue, arrête, recule, tourne court, et finalement repart au grand galop dans la direction de Tourtemagne. Au beau milieu du tourbillon poudreux que soulève l’attelage, et droit sous les naseaux de la jument, un grand maître-chien noir vire, revire, bondit, aboie tout à la fois ; puis, se lançant avec la vitesse d’un trait dans l’onde vaseuse du fossé, il en ressort bien vite pour retourner à son tourbillon, et le revoilà blanc comme un pénitent. Nous apprenons de notre cocher que ce particulier et son chien n’est autre que l’aubergiste de Tourtemagne. Frappé tout à coup de l’idée que peut-être nous allons déjeuner chez lui, il vient de remettre à une autre fois son grand voyage d’Amérique, pour aller tout courant nous quêter du beurre et nous griller du café.

Plus loin c’est une bergère qui tricote en suivant sa vache le long des touffes d’herbe dont la route est bordée. Le soleil qui frappe sur son visage basané, et ses cils fauves ombragent un regard à la fois sauvage et timide. Potter, où êtes-vous ? car c’est ici ce que vous aimez ; et en effet, dans une pareille figure, ainsi peignée, ainsi accoutrée, ainsi indolente et occupée, pauvre et insouciante, respire dans tout son charme la poésie des champs. Mais cette poésie, il faut un maître pour l’extraire de là belle, vivante et vraie tout à la fois ; sans quoi vous aurez ou bien une Estelle à lisérés, qui ne rappelle que romances et fadeurs, ou bien une vilaine créature, qui ne remue que d’ignobles souvenirs.

Plus loin c’est un bon curé qui, la robe ouverte, le tricorne sur l’œil et le fusil en bandoulière, s’en va à la chasse en compagnie de deux paroissiens et de trois chiens courants. À leur air de fête et de gaillardise, ces camarades font envie ; sans compter qu’ils vont dans les bois se pourvoir tout ensemble d’un appétit d’enfer et d’une chère de chanoines. Nous saluons. Bientôt ils tirent sur la droite, et l’on n’aperçoit plus que leurs têtes qui dépassent les hautes herbes d’une prairie marécageuse.

Plus loin… c’est Tourtemagne, et le déjeuner qui est tout prêt ; nous aussi. Pendant que le chien a cessé son vacarme pour s’étendre en travers du seuil ; pendant que les reflets du soleil du dehors réjouissent la salle et dorent la nappe, nous procédons paresseusement aux douceurs de ce repas. Ce n’est pas ici sans doute cette faim canine des Mayens, attisée par trois heures de marche montante derrière un roussin chargé de cruchons et de viandes froides ; mais c’est un plaisir d’autre sorte, moins vif mais plus savouré, et qui s’embellit de l’idée qu’on va n’avoir plus qu’à se prélasser sur un chariot, au lieu de monter à son faîte par le souvenir des fatigues que l’on vient d’endurer. Variété charmante, et n’est-on pas heureux, lecteur, quand, sans plus de frais, et rien qu’en vertu de quelque diversité d’allure, d’une façon, l’on déjeune admirablement et, de l’autre façon, admirablement encore !

À peine nous sommes-nous remis en route, que c’est, dans les deux chars, un sommeil général ; les têtes se choquent, les épaules se heurtent ; aucuns s’affaissent qui servent aux autres d’oreiller débonnaire ou de paillasse bien commode ; et si, à cette heure, nos chevaux prenaient, fantaisie d’aller paître dans la prairie voisine, qui que ce soit n’y ferait obstacle… Mais bien heureusement, où le cocher dort, les chevaux continuent d’obéir au timon, pour ne s’arrêter que devant l’écurie, et c’est ce qui fait que l’on ne rencontre pas plus souvent sur les grands chemins des parties de plaisir noyées dans l’eau du fossé, ou des Absalons pendus aux arbres de la forêt. À notre réveil, il se trouve que le ciel, ce matin si radieux, a tourné au sinistre ; et la pluie commence à tomber au moment où nous arrivons à Viège.

Viège, en allemand Wisp, est un petit amas de maisons lézardées, qui masque l’étroite entrée de cette vallée de Zermatt que nous nous proposions de visiter. On y trouve une boutique où les cochers se pourvoient en passant de mauvais tabac, et l’auberge du Cheval blanc, où les touristes ne s’arrêtent jamais. Nous nous y arrêtons cependant, car, las un peu de nous engager dans des gorges sauvages pour y affronter l’intempérie qui rince, et la brise qui voile, nous ne savons trop quel parti prendre. Toutefois, comme, dans une tournée surtout, l’incertitude est mère de l’ennui et de la démoralisation, M. Töpffer ne tarde pas à convoquer ses compagnons en Landsgemeinde, et là il est arrêté à la majorité des suffrages qu’il ne faut ni s’aventurer à cette heure dans la gorge sauvage, ni poursuivre du côté de Brigg, mais qu’il faut demeurer cet après-midi à Viège, y coucher même, afin d’être prêts à partir pour Zermatt, si le temps, après s’être amélioré dans la soirée, venait à présager pour le lendemain une radieuse aurore. Ce parti une fois pris, l’on colonise. Coloniser, c’est voir les hôtes, apprécier les ressources, assurer le repas, la couchée ; c’est surtout, au sortir de l’incertitude, se moraliser par la résolution et l’activité, et après avoir fatigué ses membres, donner au repos des instants que l’entretien, les jeux, l’agréable loisir de dessiner, d’écrire ou de lire, font trouver trop courts. Coloniser, quand on est nombreux , amis, jeunes, gais, éreintés, c’est de toutes les petites fêtes qui peuvent s’improviser partout, mais bien mieux encore dans une petite hôtellerie de village ou de montagne, l’une des plus aimables que nous sachions. Reveredo, Lostallo, Domazo, Dissentis, et tant d’autres trous où nous confina la pluie, quels moments bien remplis, quelles jolies heures nous avons coulées sous l’hospitalier abri de vos humbles auberges, lorsque, réunis dans quelque salle enfumée, nous trouvions dans notre mutuel commerce, dans la mise en commun de nos ressources, dans ce que suggérait à chacun de nous un industrieux bon vouloir, de quoi conjurer les privations et les contrariétés ! Jeux, loteries, croquis à achever, lettres à écrire, insectes à classer, tout venait à la file, et nos hôtes eux-mêmes finissaient par ne rien comprendre à des voyageurs que l’orage, ne contriste pas, et que la pluie, en continuant de tomber à verse, semble ragaillardir de mieux en mieux. À Lostallo, il y avait une épinette, mais celui qui la touchait est mort depuis, et le son de cet instrument résonne encore à notre oreille, comme la lointaine et mélancolique voix de cet enfant si aimable, si heureux alors, qu’aujourd’hui la tombe recouvre.

Que la musique affecte diversement selon le lieu, l’heure, l’entourage, la disposition ! En certains moments, toute magnifique qu’elle puisse être, elle importune, ou encore elle n’est qu’un agréable bruit ; dans d’autres moments, tout humble qu’elle soit, elle délasse, elle récrée, elle ravit le cœur et les sens, et semble être à la fois le plus tendre et le plus éloquent des parlers. Mais en voyage, à l’arrivée, au moment où, rendu de fatigue, vous venez de vous poser sur la chaise, sur le banc, sur le premier bout de table qui s’est présenté, alors le thème le plus simple, joué sur le plus usé des clavecins, cause, à la seule condition que l’instrument soit d’accord, la plus vive impression de douce surprise et d’intérieure jouissance. Chose singulière, la débilité même des sons, surtout ce timbre fêlé mais vibrant de l’épinette, en voilant la mélodie, l’assortit à votre besoin de calme ; en sorte que cela justement qui provoquerait les dédains d’un dilettante de casino vous arrive comme l’insinuant accent d’une bonne sirène qui caresse votre lassitude.

Nous ne sommes pas une dilettante de casino, nous ne sommes pas même un dilettante, et la preuve, c’est que notre passion, notre avidité de musique, bien plus gloutonne que délicate ou raffinée, se satisfait mieux encore au moyen des airs les plus communs joués cent et cent fois avec une simplicité sentie, qu’elle ne se rassasie en allant écouter dans les casinos et dans les salles de concert les incomparables de l’époque. Ici l’apprêt nous glace ; l’exécution trop compliquée ou trop remplie de difficultés admirablement vaincues nous distrait du thème primitif ; la composition elle-même d’une facture savante et d’une sublimité trop haute n’est communément pas à notre portée ; sans compter ces dandys, graves par ton, écouteurs par vanité, dont la présence dans le temple de l’art nous incommode comme ferait une profanation, sans compter non plus ces douairières qui étalent leur dilettantisme en miaulant des bravos et en marquant la mesure de la plume ébranlée de leur béret… Non ! en fait d’art, en fait de poésie, et pour que je goûte ces choses que je trouve, moi, si belles, si émouvantes, si faites véritablement pour qu’un homme sérieux en recherche l’approche, et l’action, et l’empire, il me faut préalablement que toutes ces vanités aient été balayées, que ces tons, ces airs, ces falbalas, cette séquelle de prétentions dans celui qui joue et dans ceux qui écoutent aient disparu bien loin ; il me faut que, du trépied, si fruste soit-il, et de bois, si l’on veut, s’échappe simple mais expressive, imparfaite mais naïve, la voix mélodieuse, et que, dans ces gens qui m’entourent, je sente, non pas des automates gourmés et des femmelettes en montre, mais des fidèles, des semblables en qui circule ce même plaisir, ce même ravissement qui me possède. Aussi, la musique des théâtres nous plaît-elle tout autrement que celle des concerts ; aussi… l’oserons-nous dire, la musique des rues elle-même, oui, la musique des rues, pour peu qu’elle soit passable, nous attire, nous charme, et bien souvent nous enchaîne à la suivre de carrefour en carrefour. Là, en effet, une, deux voix, quelquefois agréables, souvent ingénues, rarement gâtées d’affectation prétentieuse ; une guitare fêlée, dont l’accompagnement doucement monotone soutient sans distraire ; un choix de beaux airs empruntés aux compositions des grands maîtres, et ramenés en quelque sorte à leur plus grande simplicité d’expression, enfin, et surtout, autour de moi, ceux-là seulement que cette mélodie attache, captive, émeut, et dont la jouissance qui se remarque dans leur visage, dans leur regard, dans leur attitude, accroît et complète la mienne. Ah ! certainement, s’il était possible que les grands artistes, au lieu de pratiquer leurs rares talents devant une tourbe d’élégants blasés, les promenassent de ville en ville et de rue on rue pour faire jouir la multitude, ce serait là, des musiques, la plus belle, la plus puissante ; et, au lieu qu’ils vont étriquant leur art pour se conformer au goût d’un public qui veut des tours de force et des miracles, bien plus qu’il n’est capable de goûter des chants délicatement expressifs ou vigoureusement éloquents, ils en élargiraient la base et en retrouveraient les filons perdus, rien qu’en voulant complaire à des masses neuves, simples et impressionnables. C’est le dilettantisme qui tue la musique.

À Sesto Calende, on passe le Tessin sur une vieille barque où se tenait, il y a peu d’années encore, un chanteur aveugle. Au bruit cadencé de l’aviron, et pendant que le lourd navire rampe lentement des escarpements brûlés de la rive lombarde aux touffes verdoyantes de la rive piémontaise, cet homme frappait d’un grossier archet sur un violon à trois cordes, et entonnant d’une voix rauque de rustiques ballades, il avertissait ainsi le passager d’avoir à lui payer son obole. C’étaient des sons, d’abord durs et choquants pour des oreilles faites à de plus doux concerts ; mais c’était une musique bientôt, musique mâle, sévère, profondément mélancolique, et dont le charme, se mariant à celui du site, du ciel, du fleuve, après avoir pénétré jusque dans le cœur, finissait par le remplir tout entier. À des personnes qui avaient fait cette traversée, j’ai demandé depuis si elles avaient entendu l’aveugle, et, sur le nombre, deux, sans plus, réjouies déjà par cette question, qui leur indiquait qu’elles n’avaient pas été seules à le remarquer, m’ont confié que peu de fois dans leur vie elles s’étaient senties aussi atteintes, aussi remuées que par le chant de ce mendiant. Ce que je cite pour montrer que cette ânerie qu’il y a pour des gens comme il faut à goûter une musique pareille ne laisse pas que d’être une distinction, puisque encore n’est-elle pas commune.

Quoi qu’il en soit, à Viège, il n’y a point d’épinette, et l’hôte est absent ; mais n’importe, un monsieur se présente, qui le remplace avec avantage peut-être : c’est un pensionnaire de l’hôtel, gros petit bonhomme, instruit, d’excellent ton, et qui sait, tout en se faisant notre serviteur, se maintenir notre égal. Mis au fait de nos projets, il nous donne des renseignements utiles, et s’en va nous chercher des cartes admirablement détaillées des vallées environnantes et de la chaîne du mont Rose.

Lui-même, ingénieur apparemment, a travaillé et travaille encore à la confection de ces cartes, ce qui n’empêche pas qu’il s’aide aussi à la confection de notre repas. Pendant qu’il est à son œuvre, nous vaquons à la nôtre. Quelques sédentaires occupent la salle, et, comme tout à l’heure la pluie a cessé de tomber, des amateurs s’en vont faire sur la grande place une partie de quilles, tandis que d’autres, s’attelant au chariot de Rayat, se sont constitués chevaux de poste au profit de leurs camarades, et galopent à l’envi du côté de Brigg et retour. Pour Shall, avant de participer à ces courses olympiques, il s’est acheminé vers la boutique pour s’y acheter du caramel, « Je voulé, dit-il à l’homme, diu calomel. » Heureusement l’une des substances est aussi inconnue que l’autre dans l’endroit, en sorte que Shall se borne à empletter pour le compte de M. Töpffer, et d’ordre précis, quatre crayons détestables, tels, en un mot, qu’on peut se flatter d’en trouver à Viège.

Voici pourquoi. À la façon de certains qui sont sujets à s’en prendre à leurs outils de ce qu’ils font de la mauvaise besogne, M. Töpffer se trouve pour l’heure radicalement brouillé avec ses brookmans, ses dickinsons, ses newmans et toute la plombagine anglaise. Il leur reproche de s’émousser au grand air, de foisonner au soleil, et de faire des pâtés là où il voudrait de légers frottis. Ce qu’il y a de sûr, c’est que, pour croquer rapidement et avec quelque finesse d’après nature, surtout des montagnes, c’est-à-dire des objets éloignés où il s’agit d’indiquer et de teinter beaucoup de détails, sans que ces détails paraissent rapprochés, ces pâtes anglaises, molles déjà de leur nature, et que la chaleur, le vent, l’humidité, qui agissent dans le même sens sur le grain du papier, amollissent encore ne valent pas ces pâtes beaucoup plus communes, mais sèches, sobres, rudes, qui tiennent la pointe et qui donnent des hachures à la fois déliées et grisâtres. Au moyen de ces pâtes-là, sur un trait d’ailleurs vivement accusé de rocs, de sapins, de pâturages, on passe hardiment des teintes qui sont réellement d’autant meilleures et plus fuyantes que la mine est fine de dureté et terne de pâleur. C’est bien pourquoi M. Töpffer a dit à l’Anglais Shall : « À bas Brookman ! et procurez-moi des dickinsons de Viège. »

Croquer, ce n’est pas étudier ; c’est reproduire de sentiment, autant que possible, le sens, la pensée, l’expression d’une physionomie, d’un groupe, d’une attitude, s’il s’agit de figures, d’une gorge, d’un bouquet d’arbres, d’un sol bossué, broussailleux, rocailleux, humide ou brûlé, stérile ou parsemé de touffes et d’arbustes, s’il s’agit de paysage. Et alors, plus en ceci l’outil seconde la prestesse d’exécution, moins il demande d’être ménagé ou surveillé, mieux s’accomplit l’objet du croquis. Hésiter, reprendre, mettre trois traits pour un ; embrouiller, emmêler, faire des pâtés, puis s’y retrouver que bien que mal, tout ceci, dans le croquis, est non seulement passable, permis, mais agréable et expressif ; ce qui ne l’est pas, selon nous, c’est d’effacer pour refaire, c’est d’assurer ses lignes par quelque procédé de règle ou d’équerre, c’est d’arriver là, où il ne fallait que tendre à l’expression claire et vive, à la représentation nette et froide ; car, de cette façon, l’on n’aboutit qu’à manquer le charme du croquis, sans avoir atteint au charme du dessin.

Aussi, quand vous voyez au coin d’une prairie ou en face d’un clocher un gentleman bien pourvu de gomme élastique, qui défait, qui refait consciencieusement, qui au bout de cinq, de quinze minutes, n’est encore parvenu qu’à aligner des parallèles et à tracer bien fidèlement l’angle d’un toit, dites : celui-ci sera quelque jour un grand peintre, je ne m’y oppose pas ; mais il est à cette heure un pitoyable croqueur. Pendant qu’il aligne, pendant qu’il fait et défait, l’impression, s’il l’a eue, s’est dissipée ; la vue d’ensemble a disparu ; le sentiment, l’amour, s’est changé en scrupule géométrique ; nous aurons des objets, et nous n’aurons ni paysage ni croquis. Amant transi, au lieu de brusquer une vive caresse il s’est fait civil et composé; les faveurs de cette nature ne sont pas pour lui.

Que si, au contraire, vous voyez sur la lisière d’une forêt ou en face d’un escarpement ombragé de grands hêtres un amateur qui, hâtif et comme avide d’attraper au vol, trace, retrace, accuse, affermit, embrouille, débrouille, et s’efforce de fixer sur son carré de papier une image, un rappel, une ombre de la scène qui charme son regard, en telle sorte qu’au bout de cinq, de quinze minutes, et tout malcontent ou désespéré qu’il soit, un ensemble, une intention, une pensée se saisisse dans ce qu’il vient de crayonner, dites : celui-ci pourra ne devenir pas un grand peintre, mais il est à cette heure déjà un intelligent croqueur ; sa muraille penche et son arbre est trop court ; mais son roc ombrage, son sol fuit, ses rameaux recouvrent, son ciel éclate ou sourcille : nous n’avons pas des objets, mais un paysage ; pas des feuilles, mais du feuillage ; pas une inexacte copie, mais un croquis fidèle. Amant épris, au lieu de s’attarder en trop discrètes approches, il a laissé sa flamme se trahir, son amour parler, et on l’a payé de quelque retour.

Mais c’est l’heure de nous rendre à table, où le pensionnaire va nous servir. Ce monsieur, une serviette sous le bras, va, vient, change d’assiettes, dispose les plats, dessert l’entremets, apporte le rôti, tout en nous entretenant des choses du pays avec une politesse sans familiarité. Vraiment il y a des gens qui savent tout faire sans déroger, comme il y en a qui ne parviennent pas à s’élever, si haut qu’ils grimpent.

QUATORZIÈME JOURNÉE

Que nous avons bien fait d’attendre à Viège, en allemand Wisp ! Aujourd’hui, pas un nuage ne flotte dans toute l’étendue du firmament, et au fond de cette gorge, hier obscure et fermée, des cimes, ici encore enveloppées d’ombre, plus haut frangées des scintillantes clartés du lever. Comme à Sion, nous laissons nos sacs à l’auberge, et nous partons de bonne heure, allégés de tout ce qui ne nous est pas strictement nécessaire pour une expédition de trois jours.

Derrière Viège, le pays est immédiatement solitaire, boisé, pittoresque tout autrement qu’il ne l’est dans la vallée du Rhône à l’endroit où on vient de la quitter, et sûrement bien des artistes qui ne font que traverser Viège ne se doutent pas que ce hameau leur masque des ombrages tout prochains, des eaux, des rochers, des sites qu’ils s’en vont peut-être chercher bien loin, alors qu’ils les trouveraient là tout près d’eux. À la vérité, nous cheminons dans cette gorge avant que le soleil y ait pénétré, et il est possible que cette ombre du matin, au sein de laquelle se tempère l’éclat et s’effacent les crudités, ait contribué à séduire notre jugement ; sans compter que là où l’on jouit, là où l’on est heureux, dispos, en train de fête, les objets paraissent facilement admirables et la belle nature plus belle encore.

Mais à une heure de Viège, et du milieu d’un pont que l’on passe là, nous découvrons tout à coup un de ces spectacles qui certainement raviraient d’admiration jusqu’à un hypocondre lui-même, si ce n’était que, pour les malheureux qui sont travaillés d’une noire tristesse, plus le spectacle est riant, portant à la sérénité ou à la joie, plus il leur paraît amer et insupportable. C’est, au point d’embranchement des deux vallées du Saas et de Zermatt, et comme au plus profond d’un sombre entonnoir, un mamelon verdissant d’herbages, ceint de noyers, couronné d’une blanche église, sur lequel le soleil levant lance au travers d’une étroite fissure ses premiers feux. Autour, tout est nuit et horreur ; mais dans cet humble Élysée tout éclate, tout scintille, tout est vif, pur et souriant à la fois. Vite M. Töpffer se met à l’œuvre ; mais c’est sottise, car il n’appartient pas aux plombagines réunies du monde entier, et de Viège aussi, de reproduire cette poésie toute d’effet, de couleur, de paix matinale, et qui ne se laisse aucunement saisir par des traits et des hachures. À vous, poètes, de croquer, de peindre ces choses ; de les peindre, entendons-nous bien, c’est-à-dire d’en retracer le charme dans quelques vers frais, naturels, riches d’images simples et de couleurs vraies, et non pas de les décrire. Décrire, pour le poète, c’est ramper ; peindre, c’est, d’un essor facile, s’envoler dans les airs, pour de là voir d’un regard et exprimer d’un accent.

Jocelyn est l’œuvre d’un grand poète, mais qui, ou las ou pressé d’arriver, au lieu de s’élever vers la nue, rase le sol, et y touche parfois du bout de son aile. La description y abonde, belle sans doute, semée de traits charmants et d’éclatantes raretés, mais trop détaillée déjà, trop plastique, comme disent les doctes, pour qu’elle puisse attacher beaucoup, pour qu’elle n’ait pas ce défaut de charmer les sens toujours, là où il ne fallait que donner l’éveil à l’âme. Et toutefois, ici encore on reconnaît le cygne, et sa blancheur, et sa grâce… Mais quand c’est M. Victor Hugo qui décrit, ce n’est plus alors que l’antiquaire, que l’architecte, que le joaillier, que le brodeur, que le cicérone de l’Orient, de l’Océan, de Mirabeau, des cathédrales. Avec ce cicérone, c’est à pied que l’on chemine ; l’on côtoie, l’on tourne les monuments; l’on touche, l’on manie les objets ; et là où l’œil nu ne suffit pas, il vous prête sa loupe. Delille, aussi abusivement descriptif, est vraiment plus peintre.

Ce clocher qui scintille, c’est celui de Stalden, un tout petit hameau, à deux heures de Viège. On y gravit le long d’un chemin tortueux bordé de blocs alignés et qu’enserrent sous leurs longs rameaux des noyers pommelés. Vive le pittoresque ! Mais c’est de déjeuner qu’il s’agit. Nous frappons à la première maisonnette ; un vicaire en sort, pâle, fluet, haut de six pieds, et qui nous accueille du plus bienveillant sourire. « Técheuner, dit-il, ya, ya ! » et il nous fait monter dans une chambre haute, chambre de bois, proprette, vernissée, avec madones alentour, bénitier à l’angle, et où pénètre, au travers d’un vitrage engageant de netteté, ce beau, ce doux soleil matinal, dont il y a une heure, parvenus aux abords du pont, nous admirions le réjouissant éclat. Cependant David coupe le sucre, et, tandis qu’arrivent des étables voisines les seaux remplis de lait écumant, une bonne fille s’essouffle à faire griller du pain, à faire bouillir du café, à monter, à descendre, jusqu’à ce qu’enfin tout est prêt, et la nappe, et le beurre, et le fromage, et les convives. Après que la première faim a été assouvie, et pour autant que le permet la différence des idiomes, l’entretien s’engage avec le vicaire, et, quelque incroyable que nous paraisse le fait, nous croyons comprendre qu’il nous invite à assister à une tragédie (Schauspiel) qui doit se jouer dans l’endroit.

Cette nouvelle nous transporte presque trop vite pour qu’elle ait le temps de nous surprendre. « C’est demain qu’on joue le Schauspiel, ajoute le vicaire, mais après demain, à dix heures du matin, on le rejoue. – Il faut y être ! il faut y être ! s’écrie tout d’une voix l’assemblée. – Il faut y être ! répète M. Töpffer, et voici comment nous allons faire ; ce soir, nous poussons jusqu’à Zermatt. Demain matin nous montons le Raefeln ; puis, redescendus à mi-journée, nous quittons Zermatt pour venir coucher aussi près que possible de Stalden, où nous saurons bien arriver après-demain avant dix heures. Appuyé ! appuyé ! et en route ! » Dans ce moment rentre le vicaire, qui est allé dans la chambre voisine chercher une liasse d’imprimés. « La commune, messieurs, nous dit-il en haut allemand, sera heureuse de vous posséder, et certainement des places d’honneur vous seront réservées. » Tout en parlant ainsi, il distribue à chacun de nous un imprimé qui se trouve être un programme de la tragédie, et nous voilà agréant, acceptant, lisant, parlant tout à la fois pour être de retour plus vite. Le tumulte est à son comble et la joie aussi.

Sortis de la cure de Stalden, qui est de ce côté-ci la première maison du village, nous apercevons sur notre droite et par-dessus le toit des maisons une sorte de charpente au-dessus de laquelle flotte un drapeau : c’est le théâtre ! D’un saut nous y sommes. Le curé est là qui, entouré de paysans, de scies, de cognées, ici fait abattre, là fait équarrir, tandis que, de sa personne, il orne le fond de la scène de jeunes sapins, et la devanture de rideaux amarante. Le tout est d’un aspect beaucoup plus attrayant qu’étrange, quand déjà le lieu-même où se font ces préparatifs, la magnificence de la journée, le neuf, l’imprévu de ce spectacle nous disposent à le contempler avec une sorte d’enchantement. Que l’on se figure, en effet, au bas d’une prairie inclinée d’où le regard plane sur le fond de la vallée, ou bien va s’arrêter contre les belles montagnes de l’autre revers, un vaste tréteau, élevé sur des troncs d’arbres équarris, ceint de feuillage, orné de draperies et surmonté de flottantes bannières ; en avant, des bancs frustes disposés en amphithéâtre sur un terrain montant ; derrière, et comme pour servir de loges, une chaîne de rochers moussus, ici percés de niches, là saillants en gradins, et dont le sommet couronné de grands arbres se perd dans la nuit des rameaux… C’est là que devant tout un peuple de montagnards va se jouer le Schauspiel. Mais n’anticipons pas sur les choses d’après-demain, et, en annaliste scrupuleux, plaçons à son heure chaque aventure, à sa minute chaque événement.

Au-delà de Stalden, la vallée se resserre en abrupt défilé, et le sentier qui coupe obliquement les rampes de la rive gauche du torrent, tantôt longe le précipice, tantôt se fraye un étroit et pittoresque passage entre les arêtes rocheuses qui descendent des sommités. Alors ardu et taillé en degrés inégaux, ou bien il est bordé de fraîches excavations tapissées d’herbages et de fleurs dont les tendres couleurs brillent d’un charmant éclat au sein de caverneuses noirceurs, ou bien de frêles bouleaux, dont le feuillage frémit au moindre souffle, inclinent au-dessus de lui leurs indolents rameaux et y entretiennent un transparent ombrage. Pour le paysage de détail, à la fois délicat et sauvage, c’est de quoi s’arrêter à chaque instant ; c’est encore, pour qui aurait la vue saine, et non pas une paire d’yeux maladifs que la lumière offusque et que le travail tue, de quoi former les plus doux projets de retour dans ces lieux, de commerce avec ces herbages, avec ces bouleaux, de longues et silencieuses journées consacrées tout entières à la récréative étude ; de tant de naturelles beautés éparses parmi ces rochers ou prodiguées le long de ce sentier perdu.

Les bouleaux sont nombreux dans cette première partie de la vallée de Zermatt. Pour le paysagiste, c’est quelque chose déjà, car cet arbre est rare dans nos contrées autant qu’il est svelte, fin, rempli de grâce mélancolique. Mais en outre, et c’est ce qui peut excuser ce ton d’élégie que nous venons de prendre à propos d’un pauvre sentier, il est de fait qu’un chemin montant, oblique, ardu, forme une sorte de site rapproché tout particulièrement riche en profils variés d’accidents, divers de caractère, et surtout merveilleusement saisissable aux procédés du croqueur. Escarpements, degrés, dalles irrégulières, cailloux épars, touffes buissonneuses, contours ici roides, là onduleux, tout s’y rencontre de ce qui tente, de ce qui séduit, de ce qui pousse invinciblement l’amateur pas bien habile, mais du moins épris, à ouvrir son livret et à tailler son crayon. Pendant qu’il est à l’œuvre, un manant passe dont il anime sa scène ; puis, au moyen de quelques linéaments qui expriment les rampes éloignées, la fuite des forêts, une cime vaporeuse, le voilà qui tient son affaire. Cependant les moments ont coulé tout rapides d’attraits et d’amusement, et l’extrême simplicité d’un plaisir si vif, cette simplicité même qui, aux yeux de plusieurs, peut le faire sembler puéril, bien loin d’en diminuer pour lui le charme, le rehausse au contraire à ses yeux. Car combien y a-t-il de plaisirs qui se passent de paraître, qui se goûtent sans apprêt, qui se cueillent à tout bout de chemin, et n’est-il pas en tout temps de l’homme sensé d’accueillir, de priser la jouissance en raison même de ce qu’elle est à la fois innocente et pleine ?

À une heure de Stalden nous croisons une longue file de pèlerins. Comme la chaussée est étroite, ces gens s’arrêtent pour nous laisser passer, puis quelques questions s’échangent, et M. Töpffer finit par offrir à chacun, à chacune aussi, une prise de tabac. Jusqu’aux fillettes, pour ne pas bouder l’aubaine, acceptent leur ration et éternuent à l’envi, tandis que les vieillards, accoutumés à une poudre d’autre sorte, savourent l’arôme, font durer la prise, et d’un nez économe en aspirent les derniers grains soigneusement rassemblés sur la paume de leur poignet. Partis des hauteurs avant l’aube, ils se rendent à Stalden pour y assister au Schauspiel, et la chose, toute simple pourtant, nous paraît néanmoins d’une nouveauté charmante. Pour ceux d’entre nous qui ont lu Don Quichotte, il s’y rencontre je ne sais quoi de Gamache, et ils se flattent d’avoir attrapé dans la réalité elle-même quelqu’une de ces situations de fortuite aventure, de fête imprévue, qui font naître tant de poétiques désirs, tant de regrets de ce que le monde n’en offre plus de semblable, lorsqu’on lit le poème de Cervantès. Une heure après avoir quitté ces gens, nous arrivons à Saint-Nicolas. C’est un petit hameau qui jouit d’un clocher grêle surmonté d’une lourde coupole : on dirait, dans le jardin des Hespérides, un fétu de pommier nain qui roidit sa tige, crainte que sa pomme d’or ne l’écrase. À Saint-Nicolas, Mouton se régale d’un picotin, nous d’un verre de blauk, et après que nous y avons commandé pour le lendemain une soupe et des grabats, nous continuons notre route.

Au-delà de Saint-Nicolas, la vallée, toujours solitaire, s’élargit et se couvre de beaux pâturages où, ci et là, une vache attachée à un pieu tond du pré la longueur de sa corde. De chaque côté se dressent des parois de rochers couronnées de bois, et, par-delà, au travers de chaque interstice que laissent entre elles les dernières sommités, l’ont voit briller sur l’azur du firmament une chaîne continue de glaces éclatantes. À Randah, ces glaces descendent jusque dans le voisinage des pelouses, et du sein de la gorge où elles s’étalent majestueusement, arrive aux oreilles cette voix sonore des eaux, toujours continue, mais tantôt rapprochée et grossissante, tantôt lointaine ou affaiblie, selon que le vent, dans ses caprices, l’emporte vers les hauteurs ou la chasse sur le vallon. Du reste, pas une âme dans les villages ; tout est aux forêts ou au Schauspiel.

Après Randah, l’on entre dans les bois pour y marcher de taillis en clairière, jusqu’à ce que l’on gravisse un dernier escarpement qui barre l’entrée du plateau où sont assises les cabanes de Zermatt. Comme nous montons en conversant avec un bon vieux « tout chargé de ramée », une dame, parée de ses habits de fête, ne fait qu’apparaître au sommet du chemin, pour rebrousser aussitôt. C’est l’hôtesse de Zermatt qui renonce, en nous voyant venir, à se rendre aux fêtes du Schauspiel, et qui court en toute hâte disposer sa maison, emprunter des gîtes et assembler des vivres. Lorsque nous avons atteint la place qu’elle vient de quitter, un magnifique spectacle se déroule à nos regards.

Chamonix est beau, et nous ne prétendons point contester à la vallée qui porte ce nom sa supériorité d’auguste magnificence et de colossale sublimité. Mais si ceci est moins somptueux, ceci est autre en même temps, et rien, à Chamonix même, pour ceux du moins qui se bornent à visiter le prieuré, ne frappe autant que cette effroyable pyramide du Cervin, qui ici s’élance, reine et isolée, de dessus les dômes argentés de la grande chaîne, pour aller défier la tempête jusqu’au plus haut des airs. Que si, détournant son regard de ce géant qui prend à lui toute l’impression première, on le porte ensuite sur le reste de la contrée, on y découvre une harmonie d’éclat, une symétrie balancée de formes, des atours de verdure et de fraîcheur qui bien rarement se rencontre ailleurs au même degré. De la pelouse du vallon, les yeux remontent le long de chauves contreforts jusqu’aux dômes glacés qui forment en face le col aplani de Sainte-Théodule ; et tandis qu’à droite le Cervin penche de toute sa hauteur sur l’abîme, à gauche le Breithorn et le mont Rose, hérissés de pics et tachetés d’arêtes, étalent aux rayons du couchant, là, leurs cônes arrondis, plus loin, leurs rampes cintrées ou leurs prismes angulaires. Et comme pour ajouter à cette scène l’attrait d’une gracieuse magnificence, le glacier de Zermatt, plus flexible qu’un collier, après s’être précipité des hauteurs par une roide vallée, s’arrête, fléchit, se recourbe avec une molle souplesse, et s’en vient porter jusqu’aux premiers herbages le flot nacré de ses onduleux replis. Ce spectacle, plus simple que celui de Chamonix, mais d’un caractère plus fort peut-être, se grave d’emblée et pour toujours dans le souvenir.

À Zermatt, il n’en va pas comme Évolena, et si les hommes du village, groupés ci et là le long de leurs clôtures ou sous le porche des cabanes, nous regardent silencieusement défiler, une troupe de garçons et de marmots prend la volée à notre approche et s’enfuit au plus haut des escaliers, des galeries, des fenils, pour de là nous contempler curieusement. Pourtant ces fuyards s’apprivoisent ensuite, et, groupés devant l’auberge, ils en encombrent le seuil pendant que nous en occupons la salle. La maison est bonne, les chambres, les meubles sont propres, et un livre, qui est mis aussitôt à notre disposition pour que nous y inscrivions nos noms, contient ceux des voyageurs qui nous ont précédés. M. Calame, à la date de 1840, ouvre la liste. Viennent ensuite des touristes beautiful, quelques artistes encore, des instituteurs avec leur monde, et les signatures plus connues de M. Agassiz et de ses compagnons. Outre son nom, l’un des instituteurs a inscrit en termes hautement corrects la sage nomenclature de ses impressions, et il loue le guide Tamatta, dans lequel il a trouvé, dit-il, une profonde connaissance des petits sentiers. Ce guide Tamatta nous est présenté. Il a l’air profond, en effet, mais il n’entend nous guider demain dimanche qu’après la messe, et, bien que nous insistions pour voir jusqu’où cet homme porte l’obstination d’un refus dont le motif est si louable, nous ne parvenons pas à le rendre incertain un seul instant. « La messe d’abord, dit-il dans son guttural idiome, guider après. » Comme on voit, outre qu’il est profond dans la connaissance des petits sentiers, le guide Tamatta est ferme dans la pratique de ses premiers devoirs.

La chère est abondante à Zermatt. Ce sont des pâtes d’abord, et puis des pâtes ensuite, après quoi viennent des pâtes encore, en sorte que si l’on y mange mal, on s’y empâte à merveille. D’ailleurs, c’est de dormir qu’il s’agit. Trois paires coucheront, à l’hôtel même ; les autres, conduites aux flambeaux par des guides qui ont une connaissance profonde des chemins embraminés du village, sont réparties dans différents gîtes, et tout à l’heure chacun sommeille, et les vents, et l’armée, et le Cervin.

QUINZIÈME JOURNÉE

Lorsque de Zermatt l’on regarde du côté des grandes Alpes, à droite l’on a le Raefeln, qui touche aux bases du mont Rose, et de la cime duquel on y arrive de plain-pied ; à gauche, l’on a le Heibalmen, qui est moins élevé, mais dont la sommité forme comme un belvédère dressé au pied du Cervin, tout exprès pour que des fourmis de touristicules aillent de là mesurer du regard l’écrasante hauteur du colosse. C’est le Raefeln qui est ordinairement visité des touristes, et nous avions bien compté en faire l’ascension ; mais, obligés à la fois de partir tard et d’être redescendus de bonne heure, il nous convient d’opter pour le Heibalmen. Ainsi donc, l’expédition, composée de grands seulement et de Mme T…, part vers 7 heures, laissant tout le fretin aux soins de David, le majordome. Tandis que Tamatta marche en tête chargé du sac aux vivres. Rayat guide en queue, portant le panier aux vins.

Ah mais !… voici tout à l’heure d’atroces Chenalettes ! Tamatta est profond, sans aucun doute, dans la connaissance des petits sentiers ; mais ici, il n’y a de sentiers ni gros ni petits, et à la place une pente roide, formée de gazons que l’on peut paître sur sa gauche sans prendre la peine de se baisser. Aussi M. Töpffer vacille, vertige, s’envoie promener si c’était facile, et sans les rires qu’il fait pour s’empêcher de pleurer, il passerait des moments de furieuse angoisse. Parvenu enfin sur un tout petit replat, il s’emporte contre Tamatta et lui crie des apostrophes ; mais l’autre va son train comme si de rien n’était, et l’on ne voit plus de sa personne que le dessous de sa semelle et le raccourci de ses chausses. Pour Rayat, il boîte le mieux du monde le long de ces rampes, tant il est vrai qu’en de pareils chemins c’est la tête qui fait le pied, ou encore qu’à ce jeu-là, comme à l’autre, ce qui met à bas les quilles, c’est la boule.

De cette hauteur déjà, la vue du côté du mont Rose est splendide. Mais le moyen de contempler, de jouir, quand, mal équilibré sur son vilain petit replat, on se sent tout juste l’aisance d’une statue fixée à son piédestal ! Tout ce qu’on peut faire alors, c’est de regarder en haut, mais uniquement par la peur de regarder en bas ; or cette sorte de contemplation est de toutes la plus manquée qui se puisse. Aussi nous n’avons rien vu, nous ne pouvons rien décrire, et sans quelques honnêtes gens nos élèves qui nous ont aidé à sortir de là, nous y serions encore. Au diable les Chenalettes, et vive, deux fois vive, ce beau ruban de trois lieues de long qui va de Martigny à Riddes !

Mais tout à l’heure cette rampe se recourbe en sommité arrondie, et soudainement se montre, voisine, proche à la toucher du bout de sa canne, la cime tronquée du Cervin. Ce spectacle est d’autant plus neuf que l’immense pyramide, coupée obliquement par la ligne noire de la montagne que nous achevons d’escalader, est encore isolée dans l’espace, et y forme dans le vide des cieux la plus fantastique apparition. À mesure que l’on avance, l’apparition grandit, domine, menace, écrase, jusqu’au moment où, parvenu au haut du Heibalmen, tout à coup l’on mesure d’un regard la large vallée de glace qui vous en sépare encore. En même temps l’on retrouve à gauche la continuité de la chaîne, mais, sur la droite, rien que le ciel ne se fait voir entre l’arête du Cervin et quelques pentes rocheuses qui se dressent à l’opposite, pâlissantes et comme diaphanes des reflets que leur jette l’éclatante pyramide.

D’où vient donc l’intérêt, le charme puissant avec lequel ceci se contemple ? Ce n’est là pourtant ni le pittoresque, ni la demeure possible de l’homme, ni même une merveille de gigantesque pour l’œil qui a vu les astres ou pour l’esprit qui conçoit l’univers. La nouveauté sans doute pour des citadins surtout, l’aspect si rapproché de la mort, de la solitude, de l’éternel silence ; notre existence si frêle, si passagère mais vivante et douée de pensée, de volonté et d’affection, mise en quelque sorte en contact avec la brute existence et la muette grandeur de ces êtres sans vie, voilà, ce semble, les vagues pensées qui attachent et qui secouent l’âme à la vue de cette scène et d’autres pareilles. Plus bas, en effet, la reproduction, le changement, le renouvellement nous entourent ; le sol actif et fécond se recouvre éternellement de parure ou de fruits, et Dieu semble approcher de nous sa main pour que nous y puisions le vivre de l’été et les provisions de l’hiver ; mais ici où cette main semble s’être retirée, c’est au plus profond du cœur que l’on ressent de neuves impressions d’abandon et de terreur, que l’on entrevoit comme à nu l’incomparable faiblesse de l’homme, sa prochaine et éternelle destruction, si, pour un instant seulement, la divine bonté cessait de l’entourer de soins tendres et de secours infinis. Poésie sourde mais puissante et qui, par cela même qu’elle dirige la pensée vers les grands mystères de la création, captive l’âme et l’élève. Aussi, tandis que l’habituel spectacle des bienfaits de la Divinité tend à nous distraire d’elle, le spectacle passager des stérilités immenses, des mornes déserts, des régions sans vie, sans secours, sans bienfaits, nous ramène à elle par un vif sentiment de gratitude, en telle sorte que plus d’un homme qui oubliait Dieu dans la plaine s’est ressouvenu de lui aux montagnes.

Mais à cette poésie de pensées que suscitent ces spectacles vient s’ajouter bientôt l’attrait de la magnificence, et, par une autre voie encore, par celle des sens charmés, émerveillés, l’esprit s’humilie avec je ne sais quel enivrement devant les éclatantes beautés que le Très-Haut a prodiguées jusqu’au sein de ces inaccessibles domaines de la glace et de la foudre. À ne considérer que cette seule pyramide du Cervin, quelle hardiesse inconnue dans l’effort remassé de ce torse immense, et que les saphirs, que les diamants des hommes sont pauvres de facettes, de couleurs et d’éclat en comparaison des puretés, des scintillements, des diaphanes fraîcheurs, des métalliques reflets dont ce pic est tout entier paré dans sa hauteur et dans son pourtour ! Noyée dans la lumière, sa cime sans ombre reluit doucement au plus lointain des profondeurs éthérées ; ses épaules tourmentées, ses flancs sillonnés, se dessinent en muscles nerveux ; puis semblable à une blanche robe, qui simple de plis et somptueuse de broderies, tombe noblement de la ceinture pour flotter avec grâce sur les carreaux des parvis, à mi-hauteur du géant la glace voile, recouvre, tombe en ondes majestueuses, qui refoulent leurs derniers replis sur les carreaux d’une morne allée de rochers chauves et brisés. Sous l’impression de ces magnifiques choses, des accents s’élèvent de l’âme que le langage ne sait pas dire, et certaines expressions des prophètes dont la superbe ampleur et l’étrange sublimité nous surprennent plus encore qu’elles ne nous émeuvent lorsque nous lisons les Écritures dans le recueillement de la retraite, se présentent alors à l’esprit et errent seules sur les lèvres.

Assis sur l’herbe sauvage de cette sommité, aux charmes si vrais de la contemplation, nous mêlons les agréments pas du tout mensongers de la bonne chère, et c’est sans perdre un coup de dent que nous éprouvons ces poétiques ravissements. Par malheur, l’eau manque partout à la ronde, et le plaisir que nous goûtons à engloutir des quartiers de jambon s’en trouve diminué d’autant, c’est pourquoi, dans la prévision qu’il faudra tout à l’heure redescendre jusqu’aux sources que nous avons dépassées en montant, nous nous hâtons de dresser au plus tôt la lunette, pour faire chacun à notre tour et sans bouger de place un facile pèlerinage sur les glaces qui sont en vue. Cette lunette est forte, précise, limpide, en sorte que, braquée sur les crevasses béantes, elle en met à notre portée et comme devant nos pas les caverneuses profondeurs.

C’est là un spectacle bien curieux ; et, faute d’avoir fait cette épreuve du rapprochement, l’on quitterait ces hauteurs sans se douter seulement de l’infinité d’objets, de formes, d’accidents que présentent ces mêmes surfaces glacées qui, de loin et à l’œil nu, paraissent unies comme la neige des prés. Ici, ce sont des rampes striées où se croisent en élégants réseaux des rainures sans nombre ; là ce sont de hauts gradins qui s’échelonnent en cintre ou qui se surmontent en promontoires ; plus loin, ce sont, au bas des corridors, des quartiers éboulés qui laissent entre eux des places, des rues, un labyrinthe de passages trompeurs et de fausses issues ; ailleurs, le soleil, après avoir aminci la glace en transparentes lames, la perce de jours, la courbe en glaives, ou la borde de dentelures. Au bout de quelques instants, l’on se sent transporté dans un monde sans vie à la vérité, mais qui a son mouvement, ses renouvellements, ses travaux du jour et de la nuit, de l’été et de l’hiver, et sa tâche éternellement imposée d’attirer, d’entasser, d’approvisionner les frimas, de fondre, de filtrer et de porter jusque dans leurs canaux les eaux qui vont abreuver le monde. Après que nous avons contemplé ces intéressants phénomènes, nous dirigeons la lunette sur tous les points où il y a chance que nous puissions apercevoir des chamois ; mais c’est en vain, et après cette inutile épreuve tentée dans un endroit si favorable, il faut nous estimer heureux d’avoir, l’autre jour, surpris un de ces animaux à peu de distance de nous sur les rampes du Bonhomme. Tout ce plateau que nous occupons est émaillé de gentianes.

Vers onze heures et demie nous quittons notre observatoire pour redescendre à Zermatt, s’il y a lieu pourtant ; car M. Töpffer a déclaré qu’à aucun prix il ne veut repasser pas le même chemin. Tamatta lui en trouve donc un autre, mais qui est pire de beaucoup : la pente est roide tout autant ; seulement, au lieu de gazons, ce sont tantôt des cailloux qui roulent sous les pieds, tantôt des roches polies sur lesquelles la plante ne trouve ni arrêt ni assiette et à trois pas le vide, l’abîme, la géhenne d’un casse-cou tout prêt et tout prochain. En vérité, c’est à s’y jeter la tête la première pour en finir, pour n’avoir plus la fatigue de lutter, l’angoisse de craindre, la catastrophe de s’y croire déjà ! Sur ces entrefaites, voilà Rayat qui chancelle en se contournant pour tâcher de tomber bien ; voilà M. Töpffer qui, voyant Rayat chanceler, chancelle aussi, se contourne aussi, à la façon des joueurs qui se penchent, qui se tortillent, qui se jettent par terre, comme pour redresser la direction de la boule qu’ils viennent de lancer. Rayat brise les bouteilles, écrase le panier, se remet sur sa quille et éclate de rire ; mais M. Töpffer n’en est pas encore là ; équilibré sur des cailloux, cramponné à des fissures, piqué par des ronces et gonflé d’apostrophes rentrées, on lui envoie Tamatta, qu’il renvoie à d’autres, qui en font part à leurs voisins, qui l’adressent de nouveau à M. Töpffer, et cet homme va, vient, se promène, sans comprendre quoi que ce soit, ni à ce qu’il fait, ni à ce qu’on lui veut. Ce serait comique au degré suprême si seulement l’anxiété n’était pas à son comble. À la fin, l’on se tire d’affaire, et tout vient à point. Voici les gazons, voici les pâturages, voici Zermatt, et Shall qui manque à l’appel ! Depuis une heure on le cherche dans le torrent, durant qu’il est allé sommeiller sous un arbre.

Cependant Tamatta, à bout de sa besogne, réclame un certificat que M. Töpffer lui octroie avec toute l’effusion d’un particulier qui, retiré de l’eau au moment où il allait s’y noyer voit des libérateurs dans tous les passants, et soussigné, à qui la lui demande, l’assurance de sa parfaite satisfaction. Le fait est que ce brave homme connaît à merveille ses montagnes, mais qu’il réduit son office à grimper par devant vous par la plus courte rampe, vous laissant le soin de l’y suivre de loin, d’en bas, à votre idée, et sous votre responsabilité. Quelle différence avec Fayod, si rempli de sollicitude et de prévenance ! Mais Tamatta se formera, et d’autres encore si, cette vallée continuant d’être fréquentée des touristes, ces bonnes gens viennent à s’apercevoir un beau jour que, pendant qu’ils auront atteint sans encombre au plus haut de leur Heibalmen, toute la société aura dégringolé au plus bas de leur vallon. Car c’est ainsi que se perfectionnent les choses humaines, et partout où vous voyez une barrière au bord de l’eau, c’est l’indice de gens qui se sont noyés dans cet endroit, autant que c’est le salut des ivrognes qui ne s’y noieront plus.

Avant de repartir, nous nous empâtons d’œufs cuits dur : c’est pour varier, puis l’hôtesse apporte sa note, et, tout en payant, M. Töpffer fait la remarque que lorsque, à Genève, l’idée viendrait à quelqu’un de faire une débauche de pâtes, il s’en tirerait à bien meilleur compte. Après quoi il donne le signal du départ, et tout à l’heure nous revoici dans l’escarpement, dans les clairières, dans les pacages d’hier au soir. L’aspect d’une vallée, quand on la redescend, est non seulement autre, mais aussi moins beau et moins varié que quand on la monte. Au lieu de ce continuel changement d’aspects qui provient, en montant, de ce qu’on a dépassé un contre-fort, de ce qu’on a tourné un rideau de forêts, de ce qu’à chaque instant un objet nouveau s’est démasqué ou est apparu , en redescendant, l’on voit dès le départ, en raison même de l’élévation de la contrée, l’aspect général, l’ensemble de configuration que l’on verra pendant tout le jour, et les premiers plans seulement continuent d’offrir de la variété ; du reste, nul rapport avec tout ce qu’on a vu la veille ; et si l’uniformité est plus grande, en même temps le spectacle est tout dissemblable. Aussi, pour qui n’aspire qu’à avoir vu une vallée en la traversant, il vaut mieux la remonter, aller de Meiringen au Grimsel, par exemple, plutôt que du Grimsel à Meiringen, par exemple aussi.

La chaleur a enflé les torrents, en sorte qu’il s’agit aujourd’hui de passer avec circonspection des ponts sur lesquels hier nous gambadions étourdiment. Ces ponts sont faits communément d’un tronc ébranché que les bouillons agacent, qui, au milieu, plie, vibre comme un fil d’archal. M. Töpffer les redoute fort pour son monde, plus que les rampes, plus que les Chenalettes, parce qu’ici le danger, tout aussi réel, n’excite aucune, défiance : l’histoire de se mouiller les chevilles, voilà tout. Et cependant, deux pieds, trois pieds de cette eau fougueuse, et il est aussi impossible de n’être pas emporté, jeté sur des rocs, saisi par des tournants, qu’il est impossible de se diriger ou de se maintenir en se mettant à la nage. Que l’on trempe seulement le bout de sa pique, ou, mieux encore, que l’on lance dans cette sorte de ruisseaux-là une souche, un tronçon d’arbre plus pesant qu’un homme, et l’on sera à même alors d’apprécier la violence avec laquelle ils poussent, ils entraînent, ils brisent… En un clin d’œil le tronçon est loin, bien loin, ballotté, refoulé, lancé, disparu, et l’on frémit en songeant à ce qu’il pourrait advenir à un enfant qui, dans son inexpérience ou son étourderie, aurait cru pouvoir dédaigner de compter avec cette onde en apparence folle et pétulante, en réalité brutale et impitoyable. En pareille occasion, dès que la tête tourne, ou dès que le pont fait mine de vouloir vibrer trop pittoresquement sous les pas, il n’y a pas à hésiter : avancer est dangereux, rebrousser est impossible… On se met donc à cheval, et, en quatre temps, six mouvements, l’on touche à la rive. Une fois nous avons dû notre salut à l’emploi de ce procédé, fort simple à la vérité, mais dont l’idée ne nous vint pourtant qu’au moment où nous étions en chemin déjà de tomber dans la Dioza. C’est ce torrent qui, à deux pas de Servoz, se jette dans l’Arve, droit au-dessus de l’endroit où cette rivière forme une bruyante cataracte.

Après Randah nous recueillons les premières nouvelles de la tragédie de la bouche d’un mendiant barbu qui remonte lui et sa besace. Il y avait, nous apprend-il, foule de peuple, le Schauspiel a duré cinq heures, et l’on s’apprête à recommencer demain. Ceci nous met en veine de causer tragédie, comédie, littérature : les lieues semblent des quarts d’heure. Cependant voici un curé qui remonte aussi, en lisant son bréviaire : mais tout à coup, en voyant notre grand nombre, et dans l’intention sans doute de nous faire les honneurs du chemin, le voilà qui saute par-dessus la clôture et se trouve dans le pré ; après quoi, lorsqu’il nous a salués au passage, il saute de nouveau et se retrouve dans le chemin. Il n’est pas rare de rencontrer des curés qui sont très polis, mais il l’est beaucoup plus de voir ainsi des soutanes faire la voltige, et la chose nous semble tout à fait amusante.

Au crépuscule nous entrons à l’auberge de Saint-Nicolas, où, d’emblée et faute d’assiettes, l’on nous propose de manger à la gamelle. Plutôt que d’en passer par là, nous mettons en réquisition pots, vases, écuelles, cocos, tout ce qui se présente, et que bien, que mal, nous trouvons moyen de fort mal souper. Après quoi la couchée commence, laborieuse, inouïe, fantastique, mêlée de fenêtres sans vitres, de cierges qui s’éloignent, de plafonds qui viennent en bas, de paillasses qui portent en haut, et de moutards inclus ou superposés qui ont une coqueluche d’enfer.

SEIZIÈME JOURNÉE

Au point du jour, deux des nôtres out pris les devants, afin d’aller faire préparer notre déjeuner à Stalden, chez le vicaire, et vers cinq heures déjà nous voilà cheminant sur leurs traces. C’est qu’il s’agit à la fois de ne pas prendre une minute sur le repas pour assister au Schauspiel, et de n’en pas prendre une sur le Schauspiel pour la donner au repas. Tout réussit à souhait. Nos camarades ont trouvé le vicaire occupé déjà à couper du sucre, et la fille à faire rôtir des tranches de pain par boisseaux. Quel plaisir de nous retrouver dans cette cure hospitalière où notre retour est considéré comme une fête, et l’appétit, le contentement que nous faisons paraître, comme un honneur auquel on se montre cordialement sensible !

Cependant le village est rempli de monde, et, le long de la rue montante, des étalages de forains attirent garçons et fillettes. Ici c’est une pipe que l’on marchande, là ce sont des rubans, des points, des attifements que l’on s’essaye ou que l’on choisit. Le cor des Alpes retentit soudainement : c’est le signal donné aux acteurs du Schauspiel pour qu’ils aient à se tenir prêts.

Vers dix heures, deux diableteaux noirs, cornus, agiles, descendent d’une hauteur, parcourent avec légèreté la rue, et d’une baguette qu’ils tiennent ils touchent, menacent, désignent… Tout aussitôt enfants de fuir, gens de dégager la voie, forains d’enlever précipitamment leurs étalages ; puis, du même côté d’où sont descendus les diableteaux, une musique se fait entendre : les clarinettes, les hautbois, les cornemuses qui crient, les bassons qui nasillent, le chapeau chinois qui carillonne et la grosse caisse qui règle et qui domine à la fois le charmant tumulte de ces éclatantes fanfares : c’est le cortège des acteurs. Les diableteaux retournés à leurs postes ouvrent la marche, conduits par Lucifer. Viennent ensuite le père, l’aïeul, les seigneurs, Rose et Künrich, les deux principaux personnages du Schauspiel, puis le curé qui marche en tête des quatre anciens de la commune, tous en costume de magistrat, et dont l’un, lecteur du prologue et souffleur de la pièce, porte sous son liras un in-folio relié en maroquin rouge : enfin les hommes d’armes, les prisonniers, le chœur des bûcherons et toute la file des figurants. Pendant que cette procession approche lentement, les diableteaux quittent sans cesse leur rang pour avancer, pour rebrousser, pour faire le vide en avant, en arrière, sur les ailes, partout où ils dirigent le bout de leurs baguettes et la diabolique horreur de leurs postures et de leurs grimaces. Mais à chaque fois que, passant devant le curé, ils redoublent de convulsions frénétiques et font mine de vouloir le saisir pour l’emporter dans les flammes, celui-ci se signe, d’un air majestueux, il lève sa canne, et les diableteaux confondus fuient à leur tour en se voilant la face. La foule, à cet aspect, marque sa joie, et un filial sentiment de gratitude en faveur de leur sainte mère Église fait tressaillir ces cœurs respectueux et simples.

Pour nous, moins simples pourtant, et qui avions pensé trouver autant à rire qu’à observer dans le spectacle auquel nous assistons, la naïveté de cette foule, la gravité de ces acteurs, tous pénétrés déjà et uniquement du caractère de leur rôle, l’ensemble à la fois étrange, rustique et solennel de cette intéressante scène nous impose, et nous passons sans transition sous l’empire d’une décente sympathie envers les sentiments dont nous sommes témoins et envers les témoignages qui se trahissent autour de nous. D’ailleurs, quelque humbles, quelque informes que soient ces essais de représentation scénique tentés dans un pauvre village des Alpes, ou plutôt, précisément par cela même qu’une foule d’éléments ailleurs trop complexes, trop altérés ou trop divisés, se trouvent ici réunis en quelque sorte dans un seul et charmant tableau, le but de tout ceci nous préoccupe d’autant plus que les moyens employés, plus simples, plus primitifs, plus épurés de tout raffinement étranger à l’objet, nous en distraient moins. Car enfin, voici, en petit, tout un peuple ; voici une représentation qui va agir, dans un sens on dans un autre, mais inévitablement, sur ces âmes assemblées ; voilà l’art, interprète vrai ou faux, sincère ou menteur, de la religion et de la morale : voici l’oreille, les sens, les cœurs de ces montagnards soumis pour la première fois à une curieuse et importante épreuve ; et la pratique, et l’expérience, appelées à prononcer sous nos yeux, ce semble, dans ce débat qui a divisé les philosophes et les moralistes, les législateurs et les Pères de l’Église, les mondains et les penseurs, à partir de Platon jusqu’à Rousseau, le dernier et immortel champion qui soit descendu, qui ait, sinon triomphé, du moins vaincu dans cette arène.

Comme on le voit, nous sommes en cette grande question l’obscur adepte de notre illustre concitoyen ; mais surtout, enfant comme lui d’une république qui n’a vécu et qui ne vivra que par sa foi et par ses mœurs, nous avons trop bien vu s’accomplir de notre temps, sous la délétère influence d’un théâtre étranger aujourd’hui entièrement acclimaté dans nos murs, tous les funestes résultats qu’avaient prédits ce fier et vigilant républicain, pour que, appliquée à notre pays, cette question ne soit pas à nos yeux pleinement, péremptoirement résolue. Oui, malheur aux petits peuples qui, n’ayant pas, ne pouvant pas avoir une scène nationale, empruntent à de puissants voisins leurs histrions et leur théâtre et importent au milieu d’eux, avec les mœurs de troupe et de coulisse, l’habituel spectacle d’affections, de préjugés, de sympathies, de préventions qui ne leur appartiennent pas en propre, et qui devaient leur demeurer à jamais étrangers ! Malheur aux républicains qui n’ayant pas, ne pouvant pas avoir une tragédie saine, nationale et religieuse comme le fut la tragédie grecque, appellent dans leur cité, pour y être versés et offerts à leurs familles, les poisons de ce poème, tantôt impur, tantôt dévergondé, presque toujours moqueur de l’honnête et flatteur du vice, qu’on appelle comédie, drame, vaudeville ! De leur républicanisme, ils n’ont plus que le nom ; de leur dignité de peuple, plus que le souvenir ; de leurs mœurs, plus rien ; et, au lieu d’avoir été les libres adeptes du citoyen auquel ils élèvent des statues, ils n’auront été que les complaisants de Voltaire et les dupes d’Alembert.

À coup sûr, nul plus que nous n’apprécie, n’honore les chefs-d’œuvre de la scène, et si c’est d’art, si c’est de littérature qu’il s’agit ici, rien, non, rien dans les ouvrages des hommes ne nous cause un plaisir plus vif, une admiration plus sentie et plus reconnaissante que les immortelles compositions d’un Molière ou d’un Shakespeare : ce sont là les palmes du génie et les couronnes de l’esprit humain ! Mais que s’agit-il d’art, de grands hommes, ou même de cette élite des chefs-d’œuvre dramatiques dont l’on peut dire, nous en convenons, que, malgré de blâmables maximes ou d’équivoques exemples qui s’y rencontrent, ils seraient propres encore à assainir les esprits et à former la raison publique ? Il s’agit d’action religieuse et morale exercée sur les sociétés ; de tréteaux permanents, où tout poète, même le plus dénué de respect pour ses semblables ou pour lui-même, sous prétexte de présenter aux hommes une image de la vie, jouit en fait du privilège de diriger leur raison, d’agir sur leur cœur, de décider de leurs affections et de leurs antipathies, de leurs opinions et de leurs règles de conduite ; il s’agit d’une école où le peuple s’en va chaque jour recevoir ou bien le bienfait d’une instruction conçue en vue de sa moralité et de son bonheur, ou bien la pâture funeste de spectacles qui, imaginés uniquement en vue de l’attirer par l’amusement, font usage à cet effet bien plutôt et bien plus souvent de ce qui est propre à l’énerver et à le corrompre, que de ce qui est propre à l’élever dans sa dignité et à le perfectionner dans sa condition… Quoi donc ! dans nos sociétés, n’est-ce pas la mère qui ouvre et qui prépare, le prêtre qui sanctionne et qui affermit, l’école qui étend et qui explique ? puis, après tant de soins pour édifier, le théâtre qui sape, qui ébranle, qui démolit ? Et s’il est une institution qui ait presque inévitablement pour office de détourner l’art et la poésie de leur mission, à ce point d’en faire en tout temps et partout les dissolvants de la morale et de la piété publiques, cette institution-là n’est-elle pas à condamner par tous ceux qui au respect de l’art et de la poésie unissent l’amour sincère de l’humanité ?

Et toutefois, si nous avions à traiter cette question, au lieu que nous n’avons voulu que donner occasionnellement essor à une conviction personnelle, nous ferions ici, entre la tragédie et la comédie, une distinction profondément tranchée, et nous professerions que, autant l’une est inévitablement pernicieuse, autant l’autre nous semble essentiellement salutaire, ou tout au moins impuissante à corrompre. La tragédie, par cela seul qu’elle est sérieuse dans son principe, dans ses moyens, dans ses effets, par cela seul qu’elle ne vise qu’à ébranler l’âme et à toucher le cœur, sans qu’il lui soit d’aucun avantage de corrompre l’esprit et de fasciner la raison, est digne en tous lieux d’occuper la scène et d’y présenter aux hommes assemblés les spectacles et les exemples de grands forfaits, de sublimes vertus, d’illustres infortunes. À cette école-là, l’âme s’épure et s’élève : car ce qui la contriste est vrai, ce qui la réjouit est pur, et le poète voulût-il lui donner le change sur le juste et l’injuste, sur le bien et le mal ; voulût-il se passer des dieux et de leur justice, et saper par leur base les croyances intimes dont le germe a été implanté en elle, il n’aurait abouti qu’à lui déplaire sans l’entraîner, qu’à l’étonner sans la séduire. L’art du poète tragique, en effet, ne s’accommode ni des sophismes de l’esprit, ni des négations du matérialisme, ni des douteuses lueurs de la philosophie sceptique, tout comme il rejette, non pas sans doute l’amère ironie de la rage ou du désespoir, mais les mesquins caquetages de la malice frivole et de la raillerie moqueuse. Ce n’est pas en gambadant agréablement en dehors du cercle de la croyance et de la morale universelle qu’Eschyle, que Sophocle, que Shakespeare, que Corneille, que Goethe lui-même ont à la fois contristé, bouleversé, charmé et épuré le cœur des hommes ; c’est en s’y renfermant avec tout le consciencieux, scrupule du génie, c’est en s’asservissant à n’être que les échos des saintes notions données à tous par le Créateur, et non pas en se hasardant à les fausser ou à les corrompre. Euripide, à la vérité, en agit ainsi, mais Euripide, en même temps, au lieu d’être le pair de ces grands hommes qu’il égalait par ses talents, n’est que le plus brillant de ces tragiques dégénérés dont l’école a refleuri de nos jours.

L’art du poète comique, au contraire, s’accommode de tout ce que l’esprit accepte, de tout ce que la malice goûte, de tout ce que la frivolité préfère, bien plus, il s’enrichit de tout ce que les mauvaises mœurs tolèrent, autorisent ou commandent, et l’élégant adage, Castigat ridendo mores, n’est au fond qu’un élégant mensonge, si l’on prétend dire par là que la comédie qui va bien, nous en convenons, jusqu’à porter les hommes à cacher ou à déguiser leurs vices par la crainte du ridicule, aille jusqu’à les préserver ou à les corriger du moins d’entre eux. Les mœurs ! même mauvaises, même détestables, bien loin qu’elle les châtie, la comédie les accueille et les caresse ; bien loin qu’elle leur rompe en visière, tantôt elle se jette sur leurs traces, tantôt elle leur fraye le chemin, plus ordinairement elle les excuse, elle les pallie, elle leur donne le vernis du bon ton, le sceau de la mode, le baptême de la popularité, et si je sais cent pièces charmantes où l’adultère est rendu excusable ou séduisant, je n’en saurais dire une, parmi les passables, où la fidélité conjugale soit prise au sérieux ; j’en connais peu où elle ne soit pas directement moquée. Pourquoi non ? Ce n’est plus ici d’ébranler l’âme, de troubler le cœur qu’il s’agit ; ce n’est plus d’y faire vibrer avec puissance le saint amour du juste, du grand, du beau ; la haine salutaire de l’injuste, du mal, de l’ignominieux, c’est uniquement d’exciter le rire, c’est d’extraire le comique non seulement du vice s’il y a lieu, des faiblesses, des inconséquences, des travers, mais tout aussi bien, et plus avantageusement encore, de l’honnêteté malhabile, de l’ingénuité dupée, de la vertu elle-même mise aux prises ou en contraste avec la perversité aimable ou avec la rouerie spirituelle. Et tandis qu’ici le poète, en vertu même du but qu’il se propose et du succès auquel il tend, au lieu de trouver dans le respect strict de la morale un utile secours, n’y trouve réellement qu’une sotte entrave, rien d’ailleurs ne trace des limites à la pernicieuse légèreté de ses maximes, que le goût d’un public qu’il a formé lui-même ; comme rien n’oppose d’obstacle à la licence de ses tableaux que la honteuse intervention de la police, cet ignoble et pourtant nécessaire gardien de la morale publique, dans les pays où la morale publique n’est plus que le droit abandonné à l’autorité de veiller à la poursuite des crimes et à la répression des scandales.

Au surplus, la pièce que nous avons vu représenter à Stalden n’est ni une comédie ni une tragédie, c’est un mystère moderne à la vérité, puisqu’il a été composé d’après un conte du chanoine Schmidt par le curé même de l’endroit, mais présentant d’ailleurs, du premier jusqu’au dernier, et dans le fond aussi bien que dans la forme, tous les caractères des anciennes pièces qui ont porté ce nom. Ainsi, pour ce qui est des analogies d’appareil et d’extérieur : tréteaux et échafaudages de même sorte, spectacle donné en plein jour et en plein air, durée pareillement longue de la représentation, personnages infernaux, prologue et épilogue; pour ce qui est du fond, les croyances catholiques mises en scène, puis, sous cet appareil accommodé aux esprits, une donnée morale simple et pratique; enfin, pour ce qui est de la forme, le défaut d’art, l’imitation cherchée de la réalité imparfaitement mais naïvement comprise ; le dialogue, les tirades barrant la route à une action qui demeure à peu près immobile, et l’intérêt poursuivi bien plutôt dans l’exactitude matérielle des incidents et dans l’expression fortement, longuement accusée, de sentiments et de passions d’une grande simplicité, que dans les coups imprévus, dans les surprises, dans les artifices ingénieux d’une intrigue nouée avec quelque art et déliée avec quelque bonheur. Pourtant, hâtons-nous de le dire, si à tous ces égards l’analogie est frappante entre la pièce jouée à Stalden en septembre 1842 et les mystères du moyen âge, à l’égard de la donnée morale, elle est comparativement épurée, et, autant que nous avons pu la suivre et la comprendre au moyen des yeux bien plus qu’au moyen d’une intelligence malheureusement très bornée de la langue allemande, il nous a paru qu’exempte de controverse hostile, elle se bornait à l’objet convenable de renforcer chez les montagnards, en vue desquels elle a été composée, la moralité par la croyance et la croyance par la moralité.

Chose, singulière ! on parle des mystères comme d’une chose qui a vécu, et, tout à côté de nous, dans nos montagnes, on les pratique ; bien plus, on les a pratiqués sans interruption à partir de l’époque où, en France, ils étaient encore le seul théâtre en usage. M. de Sainte-Beuve, dans son excellent écrit sur les écrivains du XVIe siècle, consacre d’intéressantes pages à ces représentations des mystères, sans paraître se douter qu’au-delà de la frontière du pays qu’il habite ces représentations subsistent à cette heure encore ; et nous-mêmes, bien plus impardonnablement sans doute, il a fallu que nous tombassions fortuitement sur l’une de ces représentations pour nous douter qu’elles fussent encore de ce monde. Ce que c’est pourtant que de procéder des livres et toujours des livres, comme on y est si fort porté dans notre docte siècle, plutôt que de procéder parfois des choses, des faits, de la vie ! Ce que c’est aussi, alors même qu’on procède des livres, que d’aller en oublier quelques-uns, et des instructifs, et des principaux, sur l’objet ! L’autre jour M. le pasteur Bridel, le vénérable et savant autour du Conservateur suisse, instruit par hasard de l’intention où nous étions de décrire la représentation de Stalden, nous fit passer, avec un petit volume devenu fort rare , et qui contient une pièce jouée à Züg en 1672, une note toute remplie d’indications précieuses. Empêché que nous sommes de faire actuellement les recherches intéressantes, mais trop laborieuses pour des yeux fatigués, dont cette note nous ouvre l’accès, nous pensons bien faire que de la transcrire ici au profit de ceux qui seraient tentés de s’occuper de ce sujet, et aussi parce qu’elle donnera déjà à ceux qui l’auront parcourue une succincte idée, du théâtre suisse tel qu’il a existé et tel qu’il subsiste encore dans quelques vallées catholiques des Alpes.

« Le vieux théâtre suisse, qui se composait des passions, des martyres, des mystères, est maintenant, tombé dans les villes, mais existe encore dans quelques contrées catholiques de nos Alpes. Il n’y a pas soixante-dix ans qu’une histoire de la Passion a été jouée dans la Gruyère. Les manuscrits de ces pièces sont conservés dans les archives, mais il n’est pas aisé d’en obtenir communication. Celles qui ont été imprimées sont assez rares hors des bibliothèques cantonales…

« Une mémoire usée, ajoute M. Bridel, une main qui peut à peine tracer quelques mots lisibles, ne permettent pas de plus amples détails à un vieillard de quatre-vingt-six ans… »

« Montreux, IX mai 1843 »

Puisse-t-il, ce digne vieillard, nous être conservé longtemps encore, et, doyen qu’il est des pasteurs de notre belle vallée, doyen des modernes historiens de la Suisse, doyen des écrivains nationaux, patriotes, laborieux, pleins de droiture, de sens et de lumières, recueillir longtemps encore l’hommage de considération affectueuse et de respect profond que lui attirent le renom de ses travaux et le parfum de sa bonne vie !

À la suite de cette note, et pendant que nous en sommes à transcrire des documents, voici la traduction littérale du programme qui nous fut distribué avant-hier. L’on y lira avec intérêt, outre le sujet de la pièce, le nom des hommes du hameau de Stalden qui en ont rempli tous les rôles, y compris ceux de femmes. De ces hommes, illettrés et novices comme sont des montagnards, plusieurs ne savent pas même lire, mais à force de patientes répétitions, qui, à partir du mois de mars, ont occupé les veillées du printemps et les loisirs des grands jours, ils sont parvenus, sous la direction du curé et du vicaire, à savoir, à dire, à déclamer leur rôle avec une sorte d’emphase, plutôt encore énergique et solennelle que recherchée ou désagréable. Voici ce programme, qui est écrit dans un allemand un peu vieilli.


Rosa de Tannenbourg,

représentation en 4 actes,

jouée sur un théâtre rustique

dans la commune de Stalden

le 4 et le 5 septembre 1842

le matin à 9 heures

Rosa était fille d’un chevalier souabe du nom Edelbert de Tannenbourg. Depuis la mort prématurée de sa mère Mathilde, elle vivait sage et paisible, dans la terre de Tannenbourg, auprès de son père, lequel avait été blessé dans une guerre sanglante. Kühnrich, un fier et terrible chevalier de la même contrée, l’avait connu dans sa jeunesse à la cour du duc ; plus tard, il s’était rencontré à la guerre avec Edelbert, et il pensait avoir été offensé par lui en quelque occasion de peu d’importance. Ayant appris par les perfides complices de ses vengeances que le chevalier Edelbert vivait seul dans son château de Tannenbourg, il y pénétra tout armé, enchaîna l’infortuné Edelbert et ses deux plus fidèles serviteurs, et il les emmena dans son château de Fichtenbourg pour les y laisser languir jusqu’il la mort. Rosa, arrachée à sa demeure paternelle, s’enfuit, abandonnée à la protection de Dieu. Après avoir parcouru, seule et orpheline, sa sombre vallée de Tannen, elle trouva enfin un vieux charbonnier, nommé Burkhard, qui lui offrit avec charité un misérable asile. C’est là que Rosa passa quelque temps, songeant en elle-même au moyen d’adoucir la douloureuse captivité de son père.

Enfin il s’offrit une occasion pour Rosa d’entrer au service du geôlier de Fichtenbourg. La noble fille, cachée sous les vêtements qu’elle avait portés chez le charbonnier, supporta les mauvais traitements et l’humeur grossière de la femme du geôlier, et elle parvint enfin jusque dans la prison de son père, dont les souffrances furent allégées en quelque degré par les tendres soins de Rosa. Celle-ci, obéissante aux conseils du vieillard, fit du bien même à leur cruel ennemi, et elle sauva au péril de sa vie le jeune Eberhard, fils de Kühnrich, qui s’était laissé choir dans un puits.

Sur ces entrefaites, le terrible chevalier s’étant engagé avec plusieurs de ses compagnons d’armes dans une guerre contre un prince voisin, les amis d’Edelbert voulurent profiter de cette circonstance pour le délivrer. Mais leur entreprise ne réussit, point. Kühnrich, de retour de la guerre, et encore plus irrité qu’auparavant contre Edelbert, à cause de la tentative de ses amis, résolut de se débarrasser de lui, et le jour de son exécution fut fixé.

Cependant ce fier chevalier, dans un mouvement de son orgueil qu’il ne savait jamais maîtriser, avait promis à la fille supposée du charbonnier de la récompenser magnifiquement et de lui accorder telle grâce qu’elle désirerait obtenir. Rosa alors déclara sa naissance, et demanda que son père, prisonnier et condamné à mort, fût rendu à sa tendresse filiale, ce qui lui fut enfin accordé, ainsi que la délivrance des deux fidèles serviteurs.

Puisse cette représentation atteindre son but et inspirer à la fois aux parents le soin de leurs enfants, aux enfants le respect et l’obéissance envers leurs parents, et répandre chez tous des sentiments de support, de concorde et de fraternelle charité !

Cependant la procession que nous avons laissée descendant le village a cheminé jusque vers le théâtre, où les acteurs viennent de disparaître derrière des tentures disposées en coulisses, et la musique s’est rangée au bas de l’avant-scène, où elle continue de faire entendre ses fanfares. Une foule de montagnards endimanchés, d’enfants, de femmes parées de leurs beaux habits, des pauvres, des passants, une société de messieurs et de dames venus de Brigg est assise sur les bancs, éparse sur les tertres, échelonnée sur les rebords, dans les niches, et jusque sur l’extrême sommité du rocher. Et tandis qu’immobiles des deux côtés du tréteau, des hommes revêtus d’antiques armures représentent la vieille Suisse et figurent des satellites de bon ordre et de décente gravité, Lucifer et ses diableteaux font des sorties : le premier, fier, dominateur, écumant d’ironie méchante et d’orgueil rebelle ; les seconds, agiles, pervers, insatiables de mal, diaboliques de joie infernale et de contorsions insensées. À leur approche, et pas du tout, comme on pourrait croire, par une sorte d’entente, mais bien à cause d’une crainte irraisonnée, hommes et femmes s’enfuient, reculent, se soustraient à l’attouchement de ces démons ; et lorsque ceux-ci se sont fait donner à boire aux petits vendages établis ci et là sous les arbres, le verre qu’ils lancent ensuite sur le gazon après l’avoir vidé n’est relevé que pour être mis à part. Mais ce qu’il convient de dire aussi, c’est que, en ce qui concerne ces trois personnages, rien de ce qu’on voit sur les théâtres des capitales ne donne une idée de l’effrayante vérité d’attitudes et de mouvements, de l’étrange énergie d’expression mimique avec laquelle ils remplissent toutes les conditions de leur rôle et l’on reconnaît bien ici que la foi toute fruste est encore autrement habile que l’art le plus raffiné pour vivifier l’imitation et pour l’empreindre d’un puissant caractère.

Comme nous venons d’arriver nous-mêmes dans la prairie, une députation d’anciens s’approche et nous convie à passer aux places d’honneur. C’est le premier banc. Nous nous y rendons tous, et Rayat aussi, qui se rengorge, et de ce qu’il joue l’étranger de marque, et de ce qu’il se trouve être le drogman chargé de nous interpréter les littératures de la chose. Là où finit notre file, commence celle de la société de Brigg. Ce sont des messieurs barbus, à sous-pieds, en paletots, et conformes de tout point à ces messieurs qu’on voit gravés, coloriés, et collés contre la paroi des boutiques de tailleurs ; tandis que les dames, jeunes et vieilles, portent le costume valaisan dans toute sa rigueur de formes et de coupe, mais aussi dans toute sa richesse fashionable d’étoffes, de couleurs et de broderies. Au parasol de Mme T… les leurs font suite, roses, verts, violets, et autour, et derrière, tout reluit, tout éclate sous les feux d’un soleil splendide. La toile se lève enfin, et Peter Joseph Lomatter, en costume de magistrat, déclame avec une lenteur composée un long prologue en vers.

Nous ne suivrons pas la représentation dans ses détails, mais quelques traits, les uns de mœurs, les autres qui tiennent au spectacle et à la mise en scène, nous restent à noter. Parmi les premiers, oublierons-nous de raconter que dès après le prologue, et ensuite entre les actes, les anciens arrivent, porteurs de plateaux chargés les uns de verres de vin, les autres de pain bis et de mouton cru ; puis, se divisant la besogne, ils passent entre les bancs et défilent devant chacun en l’invitant à se servir sur le pouce une ration à son gré ? Pour nous, nous avons trouvé à cette rustique offrande quelque chose de singulièrement aimable et de bien généreusement hospitalier; et c’est moins sans doute de la délicieuse saveur des mets que du charme qui est toujours attaché aux procédés de cette sorte que nous nous sommes régalés en mangeant notre quartier de mouton cru. Mais, derrière nous, il en allait différemment, et ces familles, parties de bonne heure, venues de loin, mangeaient avec un légitime appétit ce que nous ne faisions que goûter avec reconnaissance. Plus tard, les mêmes anciens circulent pareillement en présentant une seule fois, et sans prière ni instance, une assiette d’étain, sur laquelle chacun dépose ou ne dépose pas un ou quelques batz, destinés à défrayer la commune d’une partie de ses frais. Puis la toile se lève de nouveau : c’est Lucifer et ses démons qui, dans une sorte d’intermède, hurlent avec fureur les tourments qu’ils endurent et les méchancetés dont Kühnrich va se faire le barbare instrument envers l’infortuné Edelbert, père de la pieuse et douce Rosa.

Parmi les seconds, nous relèverons quelques-uns de ceux qui tiennent aux acteurs, aux costumes, à quelques scènes particulièrement caractéristiques ou frappantes. Tous ces hommes, montagnards hâlés et vigoureux, conservent sous le déguisement de leur rôle une physionomie étonnamment forte, et l’on dirait que l’éclat du costume ne fait que rehausser la rudesse de leurs traits dans la proportion justement qui convient à la perspective de la scène. Leur élocution est raboteuse, lente, monotone ; leur geste monotone aussi, composé, bizarrement expressif, mais empreint au plus haut degré de dignité solennelle et imposante. Ceci ne nous étonne point ; car non seulement ces acteurs-là sont remplis de candeur et bien plus propres évidemment à ressentir des émotions réelles qu’aptes à en feindre l’expression dramatique ; mais c’est partout le propre de la scène à ses premiers commencements que d’être digne, idéale, et comme emphatique d’émotion comprimée et d’enthousiasme contenu. L’art, en se développant, réduit à un jeu exquis ce qui était primitivement sérieux avec gaucherie ; et si l’expression habile des passions véhémentes et des sentiments compliqués est le triomphe des scènes perfectionnées, l’expression fruste des passions tempérées et des sentiments simples n’y conserve plus ce pouvoir salutaire de captiver les esprits sans les blaser, et de toucher le cœur sans y porter le trouble.

Quant aux costumes, ils nous ont surpris autant, les uns, ceux des seigneurs et des chevaliers, par leur richesse et par leur vérité, que les autres par leur naïve bizarrerie ou par leur lugubre apparence. Ainsi, Rosa, l’héroïne, porte cette robe à taille courte qui était encore de mode dans les premières années de l’Empire, et que l’on retrouve dans d’anciennes gravures sur la personne même de l’impératrice Joséphine : de plus, un petit sac à ouvrage en satin vert est suspendu à son bras, et ce petit sac ne la quitte ni dans les cours, ni dans les forêts, ni dans l’adversité, ni dans la prospérité. D’autre part, les personnages qui appartiennent au civil sont vêtus comme des conseillers aux requêtes, ou encore comme des procureurs en fonction. Mais où se remarque un singulier caractère de tristesse vraiment tragique, c’est dans le costume du prisonnier Edelbert et de ses deux compagnons de captivité. Outre que leurs cachots, disposés sur les deux côtés de la scène, se composent de deux cages grillées dans le fond desquelles, et durant qu’à l’extérieur la pièce chemine, on croit entrevoir ces malheureux chargés de chaînes et affaissés sous le poids de la douleur et de la faim ; au moment de leur délivrance, et alors qu’ils paraissent enfin à la lumière du jour, l’on découvre des fantômes hideux d’abandon, de dénuement, d’incomparable misère. Cet effet, sinon dramatique, du moins très théâtral, est dû non pas seulement à la plaintive lenteur de leurs accents débiles et à la torpeur de leurs attitudes, mais surtout à l’étrangeté de leurs costumes bordés de mousses desséchées et de ces filasses d’un vert pâle qui pendent aux rameaux des sapins. Employés à cet usage, ces ingrédients expriment à la fois la décoloration, la moisissure, le haillon, tous les signes accumulés de l’obscurité et de la pourriture des cachots. Aussi ces figures sont belles, et, au moment où elles passent des cages sur la scène, un mouvement d’horreur et de pitié se marque dans l’assemblée.

Cette scène des prisonniers, celle où se démènent les diables, nous ont paru les plus frappantes, sinon les meilleures du drame ; mais il en est deux autres qui méritent d’être notées. L’une, c’est celle où la femme du geôlier chez lequel Rosa est entrée comme servante, gourmande, raille, malmène cette pauvre enfant. Ici, le bon curé qui a composé la pièce s’est donné la licence d’être familier, comique, et il fait dire à cette mégère une foule de propos à la fois altiers et communs, moqueurs et criards, qui portent à son comble l’hilarité de l’assemblée, et qui lui font presque perdre de vue les infortunes de l’héroïne. Mais cette note comique ne se prolonge pas, et nous avons reconnu à ceci, comme à bien d’autres choses, comme à la teneur du programme lui-même la trace d’une direction intelligente et d’un esprit qui est supérieur à l’œuvre qu’il produit, si on n’envisage cette œuvre qu’au point de vue de l’art. L’autre scène, c’est celle où Rosa, errante dans la forêt, y aperçoit des bûcherons. Dans ce moment-là ces bûcherons sont à l’œuvre : ils coupent, ils taillent, puis ils s’arrêtent comme pour se reposer, et tout à l’heure ils se mettent à chanter en chœur. Il y a dans cette scène une fraîcheur charmante, une naïveté qui depuis longtemps a disparu des théâtres, et rarement nous avons écouté avec un charme aussi vif une musique aussi réduite à n’être qu’une mélodie pure, simple, presque enfantine. Un compositeur, pensions-nous, qui se trouverait assister à ces chants sans art, y puiserait l’idée de quelque effet musical expressif, neuf, destiné à enchanter même des dilettanti d’opéra.

Que si nous résumons maintenant l’effet que doit produire sur les hommes auxquels elle est destinée une représentation comme celle qui a eu lieu à Stalden, nous n’hésitons pas à croire, qu’à la condition qu’une pareille représentation ne se répète qu’à de très longs intervalles, elle ne peut que produire l’effet moral le plus salutaire et le plus durable. Ceci frappe, touche, élève également les âmes de ces montagnards. Au sortir d’une fête pareille, ils s’en retournent sur leurs rochers approvisionnés d’impressions saines, fortes, pieuses, de tableaux et d’exemples dont longtemps la tradition va remplir avec avantage leurs entretiens et amuser utilement leurs veillées. Ils n’ont entrevu du beau que son côté sérieux, de l’art que ses applications respectables, de la scène que son éloquente moralité. Femmes, garçons, enfants, vieillards, tous ont à en recueillir de bonnes leçons, et, chose intéressante, leur respect pour la religion a pu s’accroître de ce qui au milieu d’autres conditions ne tendrait justement qu’à l’affaiblir ; à savoir, de ce que c’est leur prêtre lui-même qui a composé la pièce, dirigé la représentation, sanctionné la fête, et veillé d’un bout à l’autre de cette œuvre longue, compliquée et laborieuse, à ce qu’elle pût les rassembler, les attacher, les réjouir, sans qu’elle pût leur nuire.

Mais si tel a dû être, selon nous, le résultat salutaire de la représentation de Stalden, il ne nous a pas échappé d’ailleurs de reconnaître que, à côté de l’intention morale qui a présidé à la composition et à la représentation du drame, se trouvait l’intention politique, à notre gré légitimement conçue et très habilement accomplie. Indépendamment de ce que nous savions sur l’état actuel du Valais, où deux partis se disputent la direction des destinées ultérieures de ce pays, et où quelques aliborons se sont chargés, là comme ailleurs, de rendre le radicalisme suisse ridicule de présomption, drôle d’ânerie et odieux de brutalité, quelques mots échappés au vicaire, lorsque nous le pressions de nous expliquer les motifs et l’occasion de cette représentation, nous avaient déjà mis sur la voie d’imaginer qu’elle n’était pas uniquement conçue en vue de moraliser les montagnards de la vallée. « C’est, nous avait-il répondu, pour développer chez nos gens le goût de l’instruction, à présent que le pays est libre. » Quand l’Église parle ainsi, c’est évidemment lorsque les choses de l’Église sont menacées de fort près, et que sortant de la nonchalance où l’entretenait un régime de sécurité prospère pour ressaisir le gouvernail qu’on s’apprête à lui arracher, en face de ceux qui veulent lui ravir le privilège de l’instruction elle se met à instruire mieux qu’eux, et en face de ceux qui ne savent que criailler la liberté elle se met à émanciper avec d’habiles réserves et d’industrieuses précautions. Certes, l’Église a raison de s’y prendre ainsi, mais c’est alors un spectacle en vérité aussi plaisant qu’agréable que de voir un bon curé et son vicaire garder fort bien, à eux tout seuls, toutes leurs brebis jusqu’à la dernière contre les loups de la plaine, que de les voir, sans agression, sans tapage, sans vanterie, déjouer le mieux du monde et les manœuvres sourdes et les violences ouvertes de ces messieurs de la jeune Suisse ; puis, comme pour mieux narguer encore les gazettes de leur propagande, apprendre à lire à leurs paysans.

Vers trois heures de l’après-midi, et sans attendre la fin du Schauspiel, parce qu’il nous faut encore aller ce soir coucher à Brigg, nous prenons congé du vicaire, des anciens, de cette charmante prairie où nous venons de passer cinq heures si bien remplies par le plaisir, le spectacle et l’observation. Pendant que nous cheminons sur Viège, Kühnrich, revenu de la guerre, se livre à d’horribles fureurs et il jure la mort d’Edelbert ; mais au moment où nous y arrivons, c’est l’heure probablement où l’infortuné Edelbert doit sa délivrance inespérée aux longues douleurs, aux pieux efforts, au persévérant courage de sa chère enfant. Oui, Rosa de Tannenbourg, vous êtes aimée désormais dans ces montagnes ; votre nom y est devenu le symbole du filial amour ; et comme auprès de ces hommes simples et dans ces pays sans livres l’on ne voit pas l’émotion de la veille incessamment effacée par l’émotion du lendemain, c’est pour de longues années et pour plus d’une génération qu’aura lui sur le rocher de Stalden le doux éclat de votre vertu !

À Viège, nous ne retrouvons plus le pensionnaire, mais à la place M. Clément, le maître de l’auberge, qui nous délivre nos havresacs. Voici venue pour Rayat l’heure de se séparer de nous… Afin d’adoucir la visible peine de ce pauvre homme, M. Töpffer le comble d’admirables certificats soigneusement parafés, et d’une pile d’écus de cinq francs qu’il a gagnés, lui et Mouton, sans trop savoir pourquoi ni comment. Rayat attendri prend les certificats, empoche les écus, s’essuie les yeux et déclare, à la grande satisfaction de Joude, que si cet animal a lancé Mme T** contre un tertre pelé, c’était affaire de gaieté uniquement, et pour témoigner sa joie de marcher en plaine après deux journées de montagne. « J’y ai réfléchi tout du long, ajoute Rayat, et vous pouvez être certains. » On ne contredit pas, mais également on engage Rayat à changer à la prochaine foire cet Iscariote trop gai contre un mulet infiniment plus mélancolique. Il en fait la promesse, et l’on se quitte avec un regret réciproque, lui pour retourner à Sion, nous pour gagner Brigg, où nous arrivons à la nuit tombante.

DIX-SEPTIÈME JOURNÉE

Ce matin, il s’agissait de partir de bonne heure, mais beaucoup de souliers mis en réparation la veille ne sont pas encore arrivés. Plusieurs donc profitent de la circonstance pour se faire servir occasionnellement de simples grosses tasses de café au lait dans lesquelles ils trempent par hasard de simples énormes brioches. Ce n’est point là un déjeuner, car on ne déjeunera qu’à Lax ; mais ce sont de ces riens qui aident à attendre qu’une empeigne soit rapiécée ou qu’une semelle ait été corroborée au moyen d’un épais doublage marqueté de têtes de clous. En général, les savetiers de village s’acquittent de cette opération bien, diligemment et avec plaisir, parce que c’est pour eux une agréable aubaine ; en sorte que, de village en village et de savetier en savetier, l’on peut faire aller une paire de mauvais souliers jusqu’au bout du monde. L’économie sans doute conseille d’en user ainsi, mais bien plus encore l’expérience. Voici à ce sujet des aphorismes.

– Pour le voyageur à pied la chaussure est tout, le chapeau, la blouse, la gloire, la vertu ne viennent qu’après.


– Un rebord qui agace, une empeigne qui presse, une pointe qui serre, un talon qui frotte, un pli qui lime, c’est la mort de la joie et le commencement des grandes âcretés. Voici un site sans pareil, un festin splendide, un Schauspiel de toute magnificence… Ah bien, oui ! j’ai l’orteil en marmelade et le cou-de-pied qui se désosse !

 

– Plusieurs se commandent un cuir fort, une semelle double, une armure de clous. Ce sont des conscrits. Avant deux jours la lame pâtira de l’excellence du fourreau.
 

– Cuir souple, semelle moyenne, et des clous juste de quoi mordre sur les gazons glissants et sur les glaces en pente, c’est ce que l’expérience conseille.
 

– Si vous êtes habitué aux sabots, emportez vos sabots. Si vous n’êtes fait qu’aux escarpins, emportez vos escarpins. Changer nuit, innover cuit.
 

– Que votre cordonnier de la ville ait fait votre chaussure, car il connaît votre pied, il entend votre orteil et il sait vos oignons. Après quoi faites recoudre, faites retenir, faites doubler, faites doubler, retenir, recoudre tout à la fois, mais ne commandez ni n’achetez. Vieux souliers, bon souliers ; et de là la théorie de tout à l’heure, celle d’aller de savetier en savetier jusqu’au bout du monde, et par-delà.
 

– Au surplus, ce n’est encore ici que l’essentiel, mais en même temps le vulgaire de la chose ; et bien bornés seraient ceux qui croiraient y voir la philosophie tout entière des souliers. Derrière ces grossiers axiomes s’ouvre tout un monde de procédés ingénieux, de soins intelligents et de voluptés délicates. Que quelques mois au moins en fassent foi.
 

– Semelle large dont les bords soient affranchis en biseau ; vrai secret de préserver la plante, de protéger l’arête, de garantir le côté. Ce biseau écarte les cailloux traîtres, brave les rocailles à scie et les rocailles à tranchant, écrase les scélérates de pointes, de ronces, de racines à fleur de terre qui, embusquées sous l’herbe des taillis, attendent une empeigne à percer, un oignon à froisser, un cor à qui faire voir les étoiles en plein midi.
 

– Retourner ses bas, chose excellente ; car le soulier, si honnête qu’il soit, ne laisse pas que de vous macadamiser dans la plante chaque aspérité des mailles. C’est ce qu’on évite si on lui laisse le côté rêche pour se donner à soi le côté moelleux. Toutefois il y a un principe qui domine, qui remplace tout ceci ; et ce principe, c’est le bas de laine. Inutile alors de retourner, à droite comme à l’envers le bas de laine a toutes les vertus.
 

– À bas les bottes, vive les guêtres, et encore mieux les souliers qui s’en passent : ce sont des sortes de bottines sans attaches ni oreilles qui recouvrent le pied de partout. Pour le mettre, on passe l’index dans un tirant fixé au talon et l’on tire. La porte est étroite, mais l’appartement est spacieux, et point de fâcheux n’y vient importuner monseigneur.
 

– Souliers lustrés, petit mérite ; souliers graissés, bon usage. Ni pluie ni rosée ne s’y fixent pour les détremper.
 

– Souliers mouillés, souliers pesants ; mais souliers brûlés, savates racornies. Prendre patience donc plutôt que de faire sécher au feu.
 

– Quand la route est poudreuse, aviser une flaque, une ornière humide, une eau qui traverse en fuyant vers la haie, et y tremper sa semelle ; deux minutes après voici les fraîcheurs qui pénètrent, et c’est, comme au Bédouin dans ses sables, un souffle désiré du nord.
 

– Quand la route est dure, rocailleuse, raboteuse, savoir imposer silence à de sots dédains et marcher droit sur les points embraminés. La semelle s’y oint convenablement, et, outre le velouté de la sensation, on emporte de quoi parer aux aspérités jusqu’à l’oasis suivante…
 

En voilà bien assez, car ici déjà nous touchons aux arcanes, et les arcanes ne subsistent que par la discrétion. Mais combien c’est cruel, n’est-ce pas, que de se sentir ainsi des trésors accumulés d’expérience pour n’en savoir bientôt que faire ! que d’avoir employé vingt-cinq années à apprendre comment il faut marcher, pour n’être bon tout à l’heure qu’à aller en voiture ! Et ainsi de tout, cher monsieur. C’est quand il se fait vieux que l’homme commence à comprendre comment il aurait dû régler sa jeunesse ; c’est quand il n’a plus qu’à mourir qu’il sait enfin comment il fallait pratiquer la vie !

Quoi qu’il en soit, les brioches ont disparu, les souliers arrivent, un char est là qui a pris nos havresacs, et nous pouvons enfin partir. En face de Brigg, on passe le Rhône, puis, en tournant à droite, l’on traverse le joli village de Naters caché sous de grands arbres, et tout à l’heure on commence à s’élever de plateaux en plateaux dans la jolie vallée de Conches. Grandes routes, grelots, fracas, sont maintenant bien loin derrière, et l’on suit jusqu’au soir un de ces petits chemins assez bons pour que les chariots du pays puissent y serpenter lentement, assez mauvais pour que pas une calèche n’ose s’y aventurer. Aussi plus de poussière, et du calme sans solitude. Toutefois, la chaleur, ce matin, est étouffante ; en sorte que, faute d’ombrages qui soient à notre portée, nous hantons les chapelles. Ce genre de halte a bien son prix. L’on trouve là, en effet, une fraîcheur délicieuse, des bancs où s’asseoir, des saints à qui parler, et, sur la muraille, des Alisi Penay par centaines, tracés tant à la sanguine qu’au charbon, ou à la craie encore, si c’est sur le fond noirâtre d’une fresque effacée. Quelques Alisi de notre société s’inscrivent à la suite de tous ces Penay.

À Lax, l’hôtesse est toute ronde, le déjeuner tout court, l’endroit charmant pour qui sait se plaire à ce qui entre, regarder à ce qui sort, s’intéresser à ce qui survient. Ce qui survient ici, ce sont deux grands troupeaux de taureaux qui envahissent la rue, qui encombrent le seuil, qui assiègent la fontaine. Farouches et haletants, ces animaux mugissent, se heurtent, se poussent ou s’entraînent, et l’histoire de voir tout cela de pas trop près note certainement rien à l’agrément du spectacle. Ce qui entre, c’est un jeune jésuite, trop fier pour nous questionner, trop réservé pour nous répondre, en sorte qu’il se fait servir un œuf cuit à la coque, et l’entretien en reste là. Ce qui sort enfin, c’est une troupe de pâtres qui viennent de prendre leur repas dans une chambre voisine. Ces hommes, habitués aux bêtes, et qui d’ailleurs veulent continuer leur route, se font jour au travers des taureaux, et tout à l’heure on les voit au loin qui, après avoir allumé leurs pipes et rejeté leurs vestes sur l’épaule, descendent la côte de ce pas à la fois souple et rassis qui est propre aux montagnards. Comment ne se divertir pas au milieu de ces choses, toutes caractéristiques de la contrée ; et que l’on est donc malheureux si, faute d’un peu de cette curiosité instinctive qui se trouve partout des spectacles, un jésuite, des pâtres, une armée tout entière de taureaux peuvent bien surgir, passer, s’arrêter devant vous sans que vous y preniez plaisir!

Il y a deux manières de s’amuser partout, de profiter partout, de s’enrichir partout de notions ou curieuses, ou récréatives, ou utiles. La première, la paresseuse, la charmante, c’est de flâner ; soit qu’assis sur une chaise ou sur un soliveau, l’on regarde quiconque ou encore quoi que ce soit ; soit que, debout sur le seuil ou errant dans la cour, le long du fossé, du bois, du mur, l’on regarde quiconque aussi et quoi que ce soit encore. Nous l’avons dit ailleurs, c’est dans ces moments-là que se présentent réellement à l’esprit le plus d’idées, et cette nonchalance même du corps qui fait songer aux actifs que vous êtes là à perdre votre temps est au fond le meilleur signe qu’à cette heure, au contraire, c’est votre pensée qui se promène à son tour, qui, à son tour, prend ses ébats et court la campagne. Déplacée par le fait même du voyage d’auprès des objets auxquels elle est accoutumée, la voilà, qui, au spectacle des plus simples choses, compare, recherche, lie ; la voilà aussi qui poursuit, qui s’égare, qui rebrousse, qui, sans hâte d’arriver, marche néanmoins, vole, et dans l’espace d’une minute va, vient dix fois de la terre au ciel et du ciel à la terre. Sans doute, ce n’est pas ainsi que l’on travaille, que l’on médite ou que seulement l’on contemple ; mais c’est bien ainsi que l’on pense et qu’arrivent à l’esprit les trois quarts au moins des idées justes qui s’y trouvent. Et, en effet, si savoir c’est réellement connaître autant que possible, et par l’observation personnelle plus heureusement encore que par toute autre méthode, les vrais rapports des choses, par quelle voie arriverait-on avec autant de rapidité à connaître mieux un plus grand nombre de ces rapports que par cette observation rêveuse, à la vérité, mais librement attentive, incomplète, mais riche, étendue, déliée, qui, sous le nom de flânerie, charme ou remplit, même à notre insu, les plus paresseux, et en apparence les plus stagnants de nos loisirs ? Étudier, apprendre, c’est bien, c’est indispensable. Les sciences, les livres, c’est la gloire des savants et la couronne de l’esprit humain. Mais prenez-les tous ensemble, vos livres, et donnez-moi une statue de toutes les notions qui y sont écrites, sans en excepter une seule, et vous aurez bien vite reconnu qu’à ce nouvel animal il manque encore tout ce qui, sous le nom de sens commun, fait la possibilité de se comporter au milieu des êtres ou des choses sans y succomber à l’instant même sous l’ignorance des notions dont est riche l’illettré, le paysan, le simple lui-même ; or le flâneur, le vrai flâneur, est bien plus que le simple, bien plus que le paysan, bien plus que l’illettré et que le lettré aussi ; car, rien que pour avoir pratiqué excellemment le facile et paresseux loisir d’observer sans but et de penser sans hâte, il ne manque guère de devenir avec le temps philosophe aux deux tiers et poète pour le reste.

La seconde manière de s’amuser, de profiter partout, c’est moins d’aborder les gentlemen ou de questionner les ciceroni, qu’au contraire, de les planter là pour s’entretenir sans sotte familiarité comme sans sot orgueil avec les bonnes gens. Les bonnes gens, c’est ici un manant qui tire de l’eau d’un puits ; là, un garçon d’étable qui bouchonne une rosse ; plus loin, un faucheur, un bouvier, un savetier, une vieille qui file, un fermier qui attelle, ou encore un aubergiste, s’il n’est pas trop important, trop fashionable, trop bête, ou, ce qui revient au même, trop spirituel pour vous. De ces bonnes gens-là nous pouvons assurer qu’on en trouve partout, et c’est auprès d’eux, dans leur commerce, que l’on rencontre mieux qu’ailleurs, exclusivement, allions-nous dire, et ce sens droit qu’exerce le travail, l’activité, l’expérience, la pratique des choses, et cette raison ingénue, saine, ferme, ce naturel, si l’on veut, que n’ont encore altéré ni les belles manières, ni la fausse instruction, ni les sottes suggestions de la vanité. Ah ! alors, c’est plaisir que de converser, car c’est d’homme à homme, et non plus de masque à masque, qu’on s’entretient ; les idées, les opinions, les sentiments s’expriment dans leur vérité, sous leur forme native, avec leur accent propre, et insensiblement, toutes barrières ôtées, l’on se sent comme si, échappé de cette prison de comédiens que dans les villes on appelle le monde, l’on avait enfin rencontré son semblable réel, en chair et en os, en âme et en cœur. Cependant les propos se succèdent, qui vont du puits au seau, du seau au manant et du manant à sa famille, à l’endroit, aux gens, au curé, au notable qui vient à passer, et l’esprit se repaît, la curiosité se contente, l’heure vole. Ce n’est pourtant là encore que l’amusement, mais l’instruction vient à la suite, sur les faits et sur leurs causes, sur les gens et sur leur destinée, sur le curé et sur ses ouailles, sur soi enfin ; car est-il bien possible de s’enquérir de ses semblables sans faire retour sur soi-même ? Et n’est-ce pas après tout à notre personnalité que, par un mystérieux mais puissant instinct de l’âme, nous rattachons, nous ramenons en définitive tout ce que nous conquérons de notions et de lumières sur les choses, les hommes, la vie ? Au fond, ce n’est ici qu’une autre forme de la flânerie, pas plus attrayante, mais plus animée que la première, et qui a cet avantage de vous rendre équitable, doux, humain, disposé à la bienveillance et à la fraternité envers les petits, par la conviction que vous acquérez bientôt qu’il y a là beaucoup de patience, de courage, d’affection, de dévouement, d’abnégation de soi, dans une condition dont ceux qui ne la voient jamais que de loin sont portés à se faire, d’après ses dehors frustes et son écorce grossière, une idée fausse et bien souvent injuste.

Ceci soit dit cependant sans qu’on en puisse inférer que nous partageons des principes qui ne sont point les nôtres, et que, parce que nous professons estime et sympathie pour ce qu’on appelle le peuple, nous sommes de ceux qui désirent ou qui provoqueraient au besoin son avènement à la direction des affaires, ou encore au partage politiquement organisé des richesses que, pour sa grosse part, il concourt à créer, sans que pour cela elles demeurent proportionnellement entre ses mains. À nos yeux, non seulement l’inégalité des conditions humaines vient de Dieu, en sorte que toute lutte établie contre ce fait providentiel n’aboutit qu’à d’impuissants efforts suivis d’affreuses calamités, mais nous pensons fermement que tout vrai progrès pour les sociétés, que toute amélioration réelle en faveur du peuple, que surtout les principes mêmes de moralité, les liens de responsabilité, de devoir, d’humanité, de charité, qui, en attachant les hommes les uns aux autres, font la seule garantie efficace de protection pour le faible, d’aide pour le petit, de soulagement pour le pauvre, reposent sur la consécration et la reconnaissance du fait de l’inégalité des conditions, avec les droits et les devoirs que cette inégalité même engendre ; droits et devoirs qui seraient puissants et féconds dès longtemps pour faire pénétrer, sinon l’égalité de richesse et de lumières, du moins l’égalité de bonheur et de contentement dans tous les rangs de la société, si tout justement les belles doctrines de nos modernes émancipateurs n’avaient pour effet de briser les uns, d’affranchir les autres, et de substituer en toutes choses à ce qui lie et rapproche ce qui divise et irrite ; si ceux qui se disent les amis du peuple, au lieu de le pousser sans cesse au mécontentement de sa condition et au menteur espoir d’en sortir tout à l’heure, soit par une révolution, soit par la force des choses et la puissance du progrès, employaient le même effort, la même ardeur à lui rendre cette condition meilleure par l’aisance, plus sûre par la protection, plus digne par la moralité, l’égale de toutes par la religion.

Au-delà de Lax, nous laissons sur la gauche la gorge qui conduit au glacier d’Aletsch ; puis nous atteignons enfin des bois que M. Töpffer a annoncés et promis dès le matin. Par malheur, l’ombre y est douteuse, le sol y est sec, point de zéphyr n’y pénètre, en sorte que le soleil lui-même, mais au grand air, nous paraît, au sortir de ces bois, rafraîchissant. Haletants et trempés de sueur, au prochain village, nous nous laissons tomber sous le porche d’une chaumière, et, sur un signe qu’on lui fait, une bonne femme s’en vient verser à boire à chacun de nous à l’endroit où il est demeuré gisant et aplati. C’est délicieux. Pendant la cérémonie, un homme tape en cadence sur le tranchant émoussé de sa faux, et voici là-bas un cerisier, jusqu’alors tranquille qui vit, qui bouge, qui frétille, et finalement se met à pousser deux cornes !… « Qu’est-ce que cela signifie ? s’écrie en sursaut M. Töpffer. – Monsieur, répond d’Estraing, pendant que nous étions à vous attendre, un homme nous a permis de nous établir dans le cerisier, et à présent qu’il n’y reste plus rien, nous allons descendre. » Après une réponse si péremptoire, il ne reste à M. Töpffer qu’à se calmer et à se taire, durant que les deux sires quittent leur Éden et rejoignent frais, repus et tout mirobolés de l’aventure.

Cette vallée de Conches s’élève indéfiniment sans cesser d’être ouverte et cultivée, en sorte que, sans avoir encore quitté l’agreste pour le sauvage, on y éprouve néanmoins, à mesure qu’on avance, et aussi bien que dans les hautes montagnes, cette impression d’un air qui s’allège, qui s’épure, qui s’embaume de la senteur éthérée des bois, des rochers et des prairies. Comme nous l’avons constaté cent fois, la chaleur cesse d’être énervante, la fatigue s’envole, une souple vigueur reparaît dans les membres, et se mouvoir, marcher devient une jouissance qui se manifeste au dehors, non pas tant par un changement d’allure que par un mouvement d’entrain dans les esprits et de belle humeur dans les propos. Cet effet est si certain que non seulement nous, vieux routier, nous en portons en nous-mêmes l’encourageante prévision au début de matinées souvent cruelles de lassitude et de chaleur, mais que nous pourrions toujours dire d’avance, les localités nous étant connues, à quel endroit, à quelle heure commencera à circuler parmi notre troupe cet interne renouvellement de force et de gaieté. En même temps aussi que nous nous élevons, la végétation, celle des arbres, diminue pour cesser bientôt presque entièrement, et n’étaient les montagnes, l’on pourrait se croire perdu dans les herbes d’une steppe.

À Munster, l’avant-garde s’est arrêtée ; parce qu’il est tard, parce qu’il avait été question d’y coucher, parce que surtout c’est là qu’on trouve la meilleure auberge de toute cette vallée. Aussi quand M. Töpffer arrive sur la place du village, il y trouve l’hôte du lieu qui argumente, les séductions qui ont commencé, l’amour de la gloire, l’austérité, le courage et toutes les vertus antiques qui ont, fait défaut devant la molle envie de goûter aux douceurs promises de ce petit Chanaan. Sans s’asseoir, sans s’approcher trop, sans seulement paraître voir l’hôte, qui est pourtant son réel adversaire, M. Töpffer discute peu, mais il s’étonne beaucoup ; puis il poursuit sa route, l’armée le suit, et l’hôte est enfoncé. C’est toujours une grande faute, en effet en pareil occurrence, que de laisser incliner son monde vers le mou, le paresseux, vers les douceurs de bouche ou de lit. Outre que le moral en reçoit une atteinte, le plaisir lui-même y perd ; car, même sous ce dernier rapport, mieux vaut dix fois arriver dans deux heures à Obergesteln échinés, affamés, pour y dévorer un médiocre souper et y dormir délicieusement dans de mauvais lits, que de chercher ces mêmes avantages à Munster dans les assaisonnements d’une cuisine meilleure et dans l’agrément tout négatif d’une fatigue, qu’on s’épargne. Nous cheminons donc sur Obergesteln, et tout à l’heure la nuit est si obscure que nous tâtons le sentier de la plante, bien plutôt que nous ne le voyons des yeux ; et que comme le petit Poucet et ses frères, sans une lumière qui brille à l’horizon, noirceur pour noirceur, nous ne saurions en vérité vers laquelle fendre… Cette lumière, c’est justement l’auberge. Dès que nous en avons franchi le seuil, adieu fatigues, noirceurs, regrets, mécomptes ; tout y est radieux, même la douteuse lueur de deux minces chandelles ; tout y est sofa, banquet, couche molle, même les bancs, les choux, le petit salé, la clarette et aussi les lits quelconques où nous allons bientôt nous étendre. Encore une fois, il n’y a de Chanaan, il n’y a de terre promise qu’au bout du courage, qu’après la lutte et qu’au prix de la victoire.

Ce souper nous est servi par l’hôte en personne et par ses deux filles, dont l’une, dit-il, est mariée, mais l’autre ne trouve pas. Il en va donc à Obergesteln comme il en va à Berg-op-Zom, et à Genève aussi : des demoiselles de l’endroit, l’une trouve, l’autre ne trouve pas ; en sorte que l’une est pourvue, l’autre continue d’attendre ; l’une est mère, l’autre est tante ; l’une connaît les joies de l’hyménée, et parfois les trouve amères, l’autre connaît les amertumes de la viduité, et parfois les trouve préférables encore à la chance qu’elle n’a pas courue d’être mal mariée. À le bien prendre, il devrait y avoir dans ce sentiment-là de quoi consoler toute vieille fille de n’avoir pas vu sa noce.

Quant à l’hôte, ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’il est triglotte ; triglotte en ce sens qu’il sait mal trois langues, au lieu d’en savoir une passablement. C’est le cas de plusieurs dans cette contrée, où, en rapport continuel avec le bas Valais comme compatriotes, avec Berne par le Grimsel, avec le Tessin par la Furca et le Saint-Gotthard, ils parlent d’italien bâtard, d’allemand fautif et de français manqué, juste ce qu’il leur en faut pour traiter avec les forains, vendre leurs vaches ou écouler leurs fromages. Et s’il leur tombe sous la main des touristes comme nous autres dont l’un glotte germain, l’autre toscan ou picard, pour mieux s’y prendre alors, ils polyglottent à chacun un mélange de leurs trois idiomes, et c’est à n’y plus rien comprendre ni en gros ni en détail. Au fond, ce n’est là que la caricature de ce qu’est la Suisse sous le rapport de la langue : une agglomération de dialectes d’emprunt qui s’y altèrent indéfiniment sans pouvoir aller jusqu’à se détacher de leurs souches respectives pour former un idiome national. Puis, à côté de ces dialectes bâtards, ci et là des patois indigènes et le romansch cantonné dans les Grisons, où, resserré entre l’italien et l’allemand, il vit là de sa vie propre, comme fait en Valais, resserré entre les noyers et les mélèzes, ce pin d’Italie qui croît non loin de Sierre sur une chaîne isolée de moraines ocreuses.

 

4° partie

Date de dernière mise à jour : 17/05/2021