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Voyage dans les Alpes entrepris le 20 juin 1826 - Rodolphe Töpffer (1826 - 1827)

 

LES VOYAGES EN ZIGZAG


 


 


 


 

  • PREMIÈRE JOURNÉE
  • SECONDE JOURNÉE  
  • TROISIÈME JOURNÉE  
  • QUATRIÈME JOURNÉE  
  • CINQUIÈME JOURNÉE  
  • SIXIÈME ET DERNIÈRE JOURNÉE


 


 


 

Voyage pittoresque dans les Alpes pour les progrès des Beaux-Arts, des Sciences et de l’industrie entrepris du 20 au 25 juin 1826 - Sallanches, Chamonix, Martigny, Vevey, Genève


 


 

Noms des Voyageurs, but particulier de chacun d’eux, et autres circonstances :

  • Madame Töpffer : voyage pour le soulagement des blessés, et l’agrément de ceux qui se portent bien. Elle porte un voile vert, et une petite pharmacie dans son sac.
  • Messieurs :
  • Sayous : pour les montagnes primitives, la musique primitive et les beaux arts en général. Habit vert primitif, où il y avait primitivement tous les boutons.
  • Turrettini : protecteur éclairé des sciences naturelles, grand chercheur d’insectes. Volonté forte, jarret faible, cor de chasse au côté. Veste primitivement moins blanche.
  • Robin : pour l’humanité souffrante ; porte un flacon d’eau de Cologne pour soulager les malheureux ; troubadour amateur : taille effilée, genre soigné.
  • Robert : étudie les mœurs des habitants, pourchasse les insectes et les cailloux, et donne dans la minéralogie fine. Lunettes d’un bleu céleste, taille sanglée.
  • Favre : pour le sel gemme, mêlé avec les beaux arts. Amateur zélé du Freyschütz, porte une casquette couleur de roche calcaire.
  • Picot : successeur de M. Louis Zeerleder, voyage pour examiner la partie des antiquités, tours ruinées, pans de muraille etc. Fournit des épithètes à la troupe. Seul voyage en habit long ; casquette couleur de ruine, absence complète de guêtres, de nisette et de bâton.
  • James : pour la contemplation de la nature, fait un peu de minéralogie fine ; chapeau remarquable par sa grandeur.
  • Vernet : pour se charger de pierres, pour l’avancement de la peinture, et se faire une idée juste des glaciers. Croisé, embrelicoqué, bariolé, de milliers de chevillières, ficelles, et autres objets ligatoires. Soutenant sur ses flancs, bouteilles, sac, etc. etc. Chapeau à bride.
  • Charles Des Arts : pour les inspirations poético-taciturnes et taciturnico-poétiques ; chapeau de berger. Col de chemise gigantesque, fait des pas de deux mètres.
  • Arthur : pour recevoir de M. Töpffer des petits coups de poing excitateurs, fait aussi de la minéralogie fine ou en gros. Pantalons longiformes.
  • Galline : pour la gaîté en général, et le chant en particulier. Casquette basaltique pour la couleur, cirée pour la matière, tissue pour le fonds, énorme pour la taille du porteur.
  • Zanella : pour sa santé, pour comparer le dôme du Goûter au dôme de Milan.
  • Jules Des Arts : pour garder un silence instructif. Teint frais, habit champêtre.
  • M. Töpffer : pour payer les comptes, et diriger les travaux.


 

PREMIÈRE JOURNÉE

Les voyageurs dont la plupart n’ont pas fermé l’œil de toute la nuit, dans la louable crainte de ne pas être levés à 4 heures, se rendent au domicile de M. Töpffer où le plus grand nombre est déjà sur pied. Le bruit, la joie, président au départ et empêchent de sentir un froid assez vif. L’on entasse douze sacs, et huit personnes dans une grande voiture. Le cocher fait claquer son fouet, les grelots des chevaux résonnent, l’on est en marche.

À la descente des degrés de St. Antoine, un bruit sonore et argentin d’un timbre assez flatteur semble partir de la poche de M. Töpffer à chaque saut qu’il fait. Ce bruit provient des secousses que reçoit la bourse commune, et fait bien augurer du contenu. L’on fait mille vœux pour qu’elle conserve ce timbre, en se souvenant que sur la fin et déjà vers le milieu du dernier voyage, elle ne rendait plus qu’un son plaintif et cuivreux qui avait fini par s’éteindre dans un silence absolu.

À la porte de la ville nous rencontrons M. Turrettini et M. Robert. Ce dernier monte dans la voiture. Au moment de leur apparition un chant mélodieux est entonné par un âne à deux pas de nous et comme en leur honneur et gloire. Nous acceptons tous ce chant admirable comme un présage heureux, et comme une gracieuse offrande de la part d’un âne bienveillant, s’intéressant aux progrès des lumières (voyez vignette ci-dessous).

Les voyageurs ont bientôt franchi les limites du territoire de Genève, et s’empressant d’observer un pays qui leur est moins connu ils prennent note du premier monument littéraire qui s’offre à leurs yeux. Ce monument unique dans son genre est l’enseigne d’un horloger : La voici telle qu’on la lit :

Une bise très forte semble prendre à tâche de nous ôter nos chapeaux de paille et de les reconduire à Genève. M. Töpffer en particulier emploie beaucoup de temps et de peine à courir après le sien qui paraît décidé à revenir sur St. Antoine. (Voy. Vign.)

Après une halte à la douane d’Annemasse l’on atteint les rives escarpées de la Venoge et bientôt après Nangy où les piétons montent en voiture à la place de leurs camarades. Plusieurs ruines se montrent sur la droite : Monsieur Picot les étudie à fond depuis la voiture. Bien différent en cela de son prédécesseur M. Louis Zeerleder, lequel se faisait un devoir de les examiner de très près. Ces ruines paraissent fort ruinées.

Une fanfare brillamment exécutée par M. Turrettini annonce notre entrée à Bonneville. Les bourgeois nous considèrent avec cet étonnement mêlé de joie et d’intérêt qui fait plaisir. Nous débarquons chez monsieur, ou plutôt chez Sir Francis Renand, le même qui était ci-devant François Renand et en attendant que le déjeuner soit préparé les voyageurs se dispersent dans la ville. C’est dans ce moment que M. Töpffer considérant une petite boutique aperçoit des rubans rouges tissus avec de l’argent, et conçoit aussitôt la sublime idée d’instituer un ordre de chevalerie. Chacun achète une portion égale de ce précieux ruban. Madame Töpffer se charge d’en faire 15 cocardes flottantes pour nos 15 chapeaux, et dès ce moment nous sommes tous chevaliers. Vient ensuite le déjeuner : compote à la moutarde. Salle à manger parfumée d’une manière équivoque. Appétit généreux de la part des convives.

Au sortir de Bonneville, au delà du pont nous voyons la nouvelle colonne érigée en mémoire du passage de Sa Majesté Sarde en 1824. Ce monument est assez beau, et nous nous persuadons facilement qu’un monument tout semblable sera élevé à l’occasion et en mémoire de notre passage. À demi-heure de la ville, halte sous des arbres sans feuilles, au bord d’un clair ruisseau sans eau, sur une terre émaillée de cailloux. Là on met au jour les livres de dessin et les amateurs distingués qui composent la troupe, tracent sur le papier l’image fidèle du pays que nous quittons et de la ville où nous avons déjeuné. Leurs dessins offrent une harmonie admirable dans les lignes, on croit voir respirer les maisons, et végéter les habitants. Un doux soleil grille le dos des dessinateurs, et pénétrant mollement dans tous leurs pores, les dispose à affronter les glaces vers lesquelles nous ne tardons pas à nous mettre en marche.

Route assez uniforme jusqu’aux environs de Cluse. La caravane se réunit pour entrer honorablement dans cette grande ville, au son d’une fanfare. L’on peut voir ci-dessus l’aspect que présentait notre troupe à son entrée sur le pont de Cluse.

Monsieur Picot qui n’a cessé de se montrer très généreux en offrant des bonbons à la troupe, se dispose dit-il à la régaler de bière à Madian, lieu que l’on chercherait vainement sur les cartes. L’on découvre plus tard que sous ce nom juif, l’orateur désignait le village de Maglan, célèbre par la beauté de ses environs que nous parcourons d’un pied rapide ou à peu près.

Vis à vis la cascade de l’Arpenaz qui est pauvre en eau dans ce moment, un jeune citoyen du lieu nous offre obligeamment de nous faire entendre un écho magnifique, moyennant 15 sols par coup de canon. Nous cédons à ses instances obligeantes, le coup part, mais le vent emporte la moitié du son du côté des hautes Alpes, au profit des chamois. Le son ainsi détourné ne s’en paye pas moins sur la place, au propriétaire de ce son.

Enfin les voyageurs passent en bon ordre le pont de St. Martin , mais ils trouvent le Mont-Blanc absent, ou du moins caché par d’immenses nuages. Ils descendent à l’hôtel de Bellevue qui ce jour-là manque tout à fait à son nom. Pendant qu’on prépare le souper chacun vaque aux affaires de son petit ménage, puis on se réunit dans la chambre de M. Töpffer pour délibérer au sujet du présent journal. Plusieurs orateurs de la troupe s’y font entendre tandis que d’autres se délassent majestueusement des fatigues de la journée.

Souper excessivement hilare. M. Picot nous cite une multitude de bons mots, énigmes etc., c’est un feu roulant de plaisanteries plus gaies encore que plaisantes : viande un peu rare, service archilent ; macaronis fumés, fumeux, et fumiformes. Nuit tranquille, légèrement affectée d’insectologie pour quelques-uns. Grande restauration de forces pour tous.

SECONDE JOURNÉE

Vers les 6 heures, quelques mouvements se font apercevoir dans les chambres qu’occupent les voyageurs. Monsieur Turrettini est le premier levé ; à 7 heures tout le monde est sur pied et chacun s’occupe à établir dans son estomac une base solide sur laquelle il puisse superposer sans crainte les copieux repas qui l’attendent. Après cette opération l’on charge les havresacs et l’on part au son de la fanfare d’usage. M. Sayous, organise une symphonie vocale à laquelle chacun prend une part plus ou moins concordante, et en variant agréablement la mesure d’un air sublime, il excite ou tempère la marche de ses compagnons. Tel est le charme puissant de la musique entre les mains d’un amateur aussi primitif. Toutefois ce charme ne va point jusqu’à nous faire illusion sur le poids de nos sacs qui nous tirent les épaules du côté de Sallanches, d’une manière déchirante. M. J. Des Arts a des moments d’angoisse et d’un découragement mêlé du désir de voir son sac partout ailleurs que sur ses épaules, d’autres notamment Arthur montrent à cet égard un courage vraiment romain et digne des anciens temps. Le Mont-Blanc, caché la veille, est maintenant dans toute sa gloire et nous contemplons avec admiration ses neiges éblouissantes d’où sortent des aiguilles majestueuses.

L’on dépasse bientôt les bains de St. Gervais et, par un chemin délicieux l’on arrive au joli hôtel qui est à l’entrée du village. Les maîtres de cette charmante habitation nous reçoivent avec beaucoup de cordialité et nous trouvons leur bière excellente. Après nous être munis d’un guide et d’un mulet nous commençons la montée du Prarion. Madame Töpffer ouvre la marche, élégamment assise sur le mulet ; viennent ensuite les naturalistes, géographes, chercheurs de pierres, fureteurs d’insectes ; puis enfin ceux qu’absorbe tout à fait le sentiment du poids de leur sac, qui, la tête inclinée vers la terre, gravissent péniblement les ravins, en faisant de graves réflexions sur la nature humaine lorsqu’elle est chargée d’un havresac.

La route du Prarion est peu rapide dans le bas de la montagne ; la vue s’étend sur des vallées sauvages où la végétation est maigre et les arbres rares. Sur le revers d’une montagne s’élève un joli clocher tout brillant de son revêtement de fer blanc, c’est le village de St. Nicolas, le plus élevé de cette partie des Alpes. De loin en loin l’on rencontre un montagnard silencieux chassant son mulet devant lui. Au-dessous de la route ; dans un ravin très profond, mugit un torrent qui sort du glacier de Bionnassay que l’on ne tarde pas à découvrir.

Après une heure et demie de montée, l’on fait une halte auprès d’un misérable hameau, un quart d’heure se passe sans que l’on voie arriver M. Zanella, et des rapports dignes de foi assurent qu’il est resté en arrière et qu’il manifestait une très grande fatigue. M. et Mme Töpffer redescendent promptement le sentier. Silence et solitude absolue. Ils appellent à plusieurs reprises leur petit compagnon, l’écho seul leur répond ; alors prenant le parti d’expédier le guide et le mulet à la recherche de l’infortuné voyageur ils remontent rapidement au lieu de la halte d’où les autres voyageurs étaient partis pour s’assurer que Zanella n’eût pas pris les devants. C’est là qu’une jeune bergère leur dit que, descendant des pâturages, elle a rencontré douze voyageurs et qu’elle les a bien comptés. Avec les trois restés au lieu de la halte (M. Picot y était resté en observation) le nombre total est ainsi complet. M. et Mme Töpffer se rassurent un peu ; au même moment paraît sur le rocher voisin M. Sayous qui, rapide comme les vents, à peu de chose près, vient en estafette, leur annoncer que l’infortuné Zanella est retrouvé, qu’il a tout simplement pris les devants sans entrer dans le village où nous nous étions arrêtés. Aussitôt la crainte est dissipée la joie reparaît plus vive encore dans la troupe. L’on apprend avec étonnement que M. Ch. Des Arts possesseur du secret de l’évasion de M. Zanella, totalement absorbé dans ses inspirations silencieuses, a négligé de dire un petit mot qui aurait épargné à la troupe toutes ces alarmes. Tel est le violent effet de l’inspiration poétique sur les âmes vraiment silencieuses.

À chaque pas que font les voyageurs leur estomac se creuse davantage, et demande des vivres par des signes non équivoques de la plus affreuse famine. Enfin l’on atteint le plateau supérieur du Prarion, couvert d’une pelouse magnifique, parsemée de milliers de fleurs alpines. La gentiane surtout enrichit le tapis sur lequel nous cheminons, de ses éclatantes couleurs. Après quelques centaines de pas la caravane atteint le pavillon.

C’est là qu’un malheur inouï l’attendait. Ce joli pavillon, il y a un an si bien pourvu de toutes choses se trouve actuellement entre les mains des ouvriers qui le blanchissent, le tapissent, et l’occupent tout entier. Nulle apparence de vivres. L’on cherche partout la maîtresse que l’on découvre enfin dans un chalet voisin. La pauvre femme effrayée de l’arrivée inattendue de ces quinze affamés s’y était cachée précipitamment. Sa figure ne présage rien de bon, et dès la première question l’on apprend, ô rongement profond d’estomac !! qu’elle n’a point de pain, point de grilloire pour le café, point de provisions. À cette nouvelle, un cri de désespoir parti du fond de l’estomac désolé de chacun des voyageurs perce les airs (ce qui fait 15 cris juste.) et l’expression la plus déchirante se peint sur tous ces visages qu’embellissait naguère l’espérance d’un repas vivement désiré, et assurément bien gagné. La plupart se roule sur la terre avec désespoir, d’autres se consolent en se livrant aux arts et aux sciences, tandis que Mme Töpffer ne perdant point courage s’établit dans le chalet, fait un inventaire des ressources qu’il peut offrir en vivres, se fait donner une chaudière et y grille du café. M. Töpffer de son côté découvre un moulin à café et durant trois quarts d’heure environ, il moud du café avec un succès toujours croissant. Dans l’intervalle, craignant que la faim ne fasse périr ses malheureux compagnons Mme Töpffer leur envoie un pain noir du pays, qui ressemble tout autant à une roche granitique qu’à du pain fait pour nourrir des humains. Cette ressemblance est si frappante que plusieurs des savants de la troupe en conservent un échantillon pour enrichir leur collection de minéraux.

Enfin un modeste déjeuner apprêté au prix de mille peines et de mille dangers est servi dans le pavillon d’où l’on chasse les maçons. L’on ménage avec anxiété le peu de pain apporté par notre guide et l’on fait taire jusqu’à un certain point les cris des estomacs. On peut voir ci-dessous l’aspect que présente le pavillon du Prarion.

Après le déjeuner, les convives se dispersent. Le plus grand nombre s’arrange pour dessiner le pavillon et la chaîne des montagnes qui le dominent, tandis que Robert, les deux Des Arts, Picot et Galline entreprennent une expédition lointaine en se dirigeant vers la cime du Mont-Blanc. Pleins d’une noble ardeur pour les progrès des sciences ils grimpent sur les rochers les plus ardus, et font faire d’immenses pas à leurs jambes et à la géographie. Ils recueillent des insectes admirables, des plantes et des pierres du plus haut intérêt. M. Töpffer les suit des yeux, et se croit obligé de modérer une ardeur qui expose leur santé et leur vie, en les rappelant au pavillon.

Les voyageurs se disposent à descendre, accompagnés d’un enfant qui les guide. Le revers de la montagne est couvert de beaux rhododendrons en fleurs, que les jeunes savants s’empressent de cueillir et d’offrir à Mme Töpffer avec leur politesse accoutumée. De plus chacun en orne son chapeau et sa boutonnière et descend avec cet équipage de fête. La descente est très rapide, la vue magnifique, et l’on se trouve peu appesanti par le déjeuner frugal du matin.

Il était réservé à M. Jules Des Arts de se couvrir de gloire dans cette mémorable descente. Une multitude innombrable de mulets (on en comptait plus de six) occupait un espace gazonné, le plus beau le plus désiré des voyageurs pour y faire une halte. Aussitôt Jules plein de la plus bouillante bravoure, armé d’un seul bâton, s’élance au plus fort de la mêlée des mulets, et ajoutant des cris affreux à des gestes menaçants, dissout, disperse, dissipe, dissémine et disloque ces intéressants animaux, balaie la place, et jouit du plaisir de nous voir reposer sur le terrain qu’il a conquis au péril de ses jours. Voyez la page suivante.

Plus bas M. Zanella se signale par un autre genre d’exploit. S’étant égaré dans sa route, il est aperçu par un taureau furieux (d’autres disent par une vache pacifique) qui fond sur lui avec une impétuosité effrayante.

Son front large est armé de cornes menaçantes

Son corps n’est point couvert d’écailles jaunissantes

Indomptable taureau, animal écumeux

Sur sa croupe s’étend un fumier bourbeux :

Zanella, sans s’armer d’un courage inutile

Enfile la venelle et se cherche un asyle.

Ainsi fut sauvé cet intéressant voyageur, grâces à sa présence d’esprit, et à ce courage bien entendu qui lui conseilla de fuir. Il se mit ainsi à l’abri de tout reproche de témérité.

L’on arrive au bas de la montagne. À mesure que l’on approche de la vallée, le rhododendron, puis les plantes alpines nous quittent par degrés et enfin partout les champs cultivés nous entourent. Le Mont-Blanc qui a été couvert de nuages pendant la journée se découvre vers le soir. Nous faisons une halte pour admirer le plus beau spectacle qui puisse frapper les yeux de l’homme. Les neiges brillantes d’une magnifique couleur de pourpre, passent peu à peu à une teinte bleuâtre. Le soleil descend et bientôt tout entre dans la nuit. Nous poursuivons notre route pénétrés d’admiration pour les merveilles que nous venons de contempler. Une fanfare annonce notre entrée à Chamonix, et nous nous installons dans l’excellent hôtel des frères Charlet, vrais modèles que devraient se proposer d’imiter tous les aubergistes. Les savants de la troupe vont dans les cabinets d’histoire naturelle échanger leur argent contre des pierres, commerce très avantageux si ce n’est qu’il ne tend pas à alléger le havresac.

Souper exquis : à table, un français convive aimable et poli, fait la conversation avec nous : lits superfins, repos moelleux, délassement complet, sentiment de bienêtre inexprimable, propreté parfaite, silence gradué dans les chambres, sommeil réparateur régnant partout.

TROISIÈME JOURNÉE

Un soleil magnifique pénétrant dans toutes les chambres au travers des vitres commence à ouvrir légèrement les yeux des voyageurs vers sept heures du matin. Ils les referment promptement crainte de perdre trop tôt ce doux repos dans lequel ils sont plongés. Ils retiennent encore quelques instants les aimables songes qui voltigent autour de leurs paupières, puis vaincus par les espérances d’une belle journée, ils se réveillent pour une réalité qui vaut les songes les plus enchanteurs. Leur toilette est un peu longue ; ils se plaisent à faire un usage senti et approfondi de toutes les commodités confortables que leur offre l’hôtel Charlet, puis, frais et dispos, ils descendent à la salle à manger, guidés par le seul instinct, et y trouvent une longue rangée de couverts, espoir de leurs estomacs. Le café mêlé à la crème des Alpes, le miel célèbre du lieu, le beurre étendu sur des croûtes d’un pain croquant, tout cela leur paraît fort délectable. Ils ont même le plaisir de voir que tous les spectateurs de leurs jouissances s’y associent, et les considèrent avec intérêt et contentement. Ce n’est pas là un des moindres agréments du voyage.

Par les soins de M. Charlet, un guide excellent nous attend pour nous conduire à la Croix de Flégères, but de notre expédition de ce jour. Ce guide ne pouvant se charger de toutes les provisions nécessaires pour ce long voyage, chaque voyageur passe à une ficelle, un demi pain pour son usage futur, et le porte en écharpe de manière à ce qu’il symétrise avec la bouteille qui pend sur l’autre flanc. Le tout produit un effet superbe. Après quoi l’on se met en route, en perçant la foule accumulée sur notre passage.

Nous suivons le cours de l’Arve pendant une petite heure environ. Réunis autour de notre guide Joseph Marie Coutet, nous le questionnons, sachant qu’il a fait plusieurs fois l’ascension du Mont-Blanc. Il nous rend compte avec clarté, intelligence et simplicité, de toutes les peines et de toutes les impressions que l’on éprouve sur ces sommités élevées. Durant cet entretien l’on atteint le pied de la montagne. La première partie de la route est fort pénible. L’on suit un sentier tortueux à peine tracé sur un immense espace dévasté par les avalanches, puis on atteint un joli bois de mélèzes où nous décidons que l’on fera une halte auprès d’une source d’eau vive. M. Favre fait la découverte d’un grand nid gazonné, au centre des mélèzes, asile de fraîcheur et de repos, où va se nicher toute la couvée. L’on se remet en route, et M. Jules qui a eu l’heureuse idée de laisser son mouchoir dans le nid, a l’extrême plaisir d’y retourner pour le prendre, et de faire participer à cette jouissance MM. Vernet et Töpffer. Enfin le mouchoir se retrouve et après quelques efforts l’on atteint le but du voyage, que l’on reconnaît à la croix plantée à côté d’un modeste hospice, d’où l’on jouit de la vue la plus magnifique et la plus étendue. Un pâtre a préparé un bon feu, et nous offre l’eau le lait et le couvert.

Avant de se livrer à l’admiration les voyageurs s’empressent de faire déballer les vivres que le guide a portés dans son sac. Les vivres paraissent et sont aussitôt anéantis, chacun employant de son mieux et son temps et ses dents et toutes les ressources masticatrices de ses mâchoires. Il serait impossible de nommer ceux qui se distinguèrent dans ce mémorables repas, il faudrait les nommer tous. Lorsque le sac du guide a été réduit à son volume le plus minime, et que les voyageurs ne portent plus de pain extérieurement, chacun songe à faire l’emploi le plus convenable de son temps. Mme et M. Töpffer restent à l’hospice, en conversation avec le guide et le pâtre, et observant depuis ce centre les travaux de la troupe. M. Arthur dessine à quelques pas. M. Favre reste à sa place. M. Robert fait une excursion minéralogique. Mais une expédition d’un genre minéralogique, géographique et militaire des plus mémorables occupe le reste de la troupe. Je vais transcrire ici le journal rédigé sur les lieux par M. Sayous afin que chacun puisse mieux apprécier la hauteur des vues qui dirigèrent cette entreprise gigantesque :

(Voyez le mont de l’expédition dans la vignette ronde.)

Journal particulier de l’expédition minéralogico-géographico-militaire, entreprise et exécutée le 22 juin 1826 par les huit braves : A. Sayous, W. Turrettini, G. Picot, M. Vernet. J. Hulton, O. Galline, B. Zanella et Jules Des Arts.

À deux heures de l’après-midi, le 2e léger, sous les ordres des Maréchaux Sayous et Turrettini, part de la Flégère pour le mont de l’expédition. La division s’avance en bon ordre dans un défilé ; à 2 h. 25 m. elle fait une halte au pied d’un rocher élevé. Là le cornette Galline est expédié pour aller chercher le cor oublié à la Flégère. À son retour la division gravit de nouveau la montagne aux cris de Vivent les braves ! À 2 h. 33 minutes la troupe atteint le sommet d’un mamelon, d’où l’on découvre une grande vallée qui s’étend du Nord-Est au Sud-Ouest. À la moitié de la descente l’avant-garde rencontre un glacier que tous nomment par acclamation glacier de la Picotière. Plus loin un nouveau glacier reçoit le nom de glacier de la Sayouline. À trois heures on traverse le lac des Huit Braves. De là la division faisant un mouvement sur la gauche franchit une nouvelle montagne par le col de la Turrettinière. Ici deux des voyageurs commencent à perdre courage, mais la voix de l’honneur se fait entendre à leurs âmes, et la division descend au complet dans une vallée, trouve un village abandonné, franchit le ruisseau de Bonne Espérance et se formant sur deux colonnes gravit la dernière hauteur sur deux points différents.

Après mille fatigues et des dangers inouïs, le Maréchal Sayous atteint le sommet désiré ; le Maréchal Turrettini y arrive un instant après.

Aussitôt des drapeaux sont élevés pour annoncer l’heureux succès de l’expédition au quartier général établi à la Flégère, et l’on s’occupe à élever un monument en pierre qui consacre, pour l’utilité des races futures, le souvenir de l’expédition. Le Maréchal Sayous emporté par son zèle rencontre un rocher qui le fait trébucher : il tombe, le pantalon se déchire la troupe est consternée, à l’exception de M. Picot qui ose rire des malheurs de son chef. Dès lors, invalide, le Maréchal Sayous rédige le rapport de l’expédition. Le monument reçoit le nom de pyramide des Huit Braves.

À 4 h. la troupe redescend, au milieu des rocs escarpés, laissant M. Picot qui s’abandonne au découragement. À 4 h. 35 m. la division arrive en bon ordre au quartier général où elle est bien reçue. Les chefs de la division remettent à M. Töpffer leur rapport signé :

A. Sayous

W. Turrettini.

Après cette mémorable expédition la caravane prend congé du pâtre et par la plus belle soirée descend la montagne. Des petits garçons et des petites filles l’attendent au passage pour lui offrir du lait, des fleurs et des fraises.

Au bout de deux heures elle atteint Chamonix. M. Picot qui s’est égaré dans la descente, assure avoir fait usage d’une vitesse extraordinaire pour nous rejoindre et éviter une perte certaine.

Quelques-uns des voyageurs prennent un bain dans l’établissement des eaux minérales de MM. Charlet tandis que d’autres parcourent encore une fois les cabinets du lieu. Mme et M. Töpffer pendant ce temps accompagnent M. Vernet qui va rendre visite à Pierre Balma. Ils trouvent ce vénérable vieillard au milieu de sa famille qui semble attentive à le distraire et à entourer de soins ses vieux jours. Cet homme, le guide fidèle de M. de Saussure, le patriarche de la vallée, qui a tant parcouru les montagnes, est réduit à se traîner péniblement à l’aide de béquilles.

Il nous reçoit avec grâce et bonté, parlant peu de ses infirmités, beaucoup de notre voyage et de nos plaisirs, nous donne ses conseils pour ce qui nous reste à parcourir ; et nous le quittons, touchés de son aimable bienveillance, en même temps qu’attristés de l’état infirme dans lequel il est probablement appelé à finir ses jours. Sa fille nous accompagne hors de la chaumière, et nous exprime, les larmes aux yeux, combien elle est aise, quand une visite, ou le souvenir de quelqu’ami vient réjouir son vieux père.

Nous retournons à Chamonix goûter les mêmes douceurs que la veille. Des voyageurs sont arrivés et partagent notre souper. L’on fait des apprêts pour la journée du lendemain. Nous conservons notre guide. Bientôt on gagne le lit où toute agitation cède peu à peu au pouvoir du sommeil.

QUATRIÈME JOURNÉE

Nous prenons congé des frères Charlet vers sept heures du matin, et lestés par un très bon déjeuner nous prenons la route du col de Balme précédés de notre guide Coutet, et accompagnés d’un mulet. Le ciel est sans nuage et la vallée riche de toutes ses beautés. M. Picot se fait donner les hauteurs de toutes les aiguilles que nous rencontrons, mais il n’est pas heureux pour les reproduire au besoin. À une heure de Chamonix, halte auprès du glacier d’Argentière, à côté d’une source limpide où nous renouvelons la provision d’eau. Arrivés ensuite au glacier et village du Tour seconde halte pour boire de la crème qu’une bonne vieille nous apporte dans une chaudière. Enfin l’on commence à gravir le col.

La pente est d’abord très rapide, le sentier bien tracé parcourt une côte sans aucun arbre. Sur le côté opposé de la vallée des vaches paissent sur le bord des précipices. Le mulet nous précède chargé de nos sacs. C’est ainsi que l’on arrive sur le premier plateau d’où une pente plus douce mais souvent interrompue par de vastes plages de neige, nous conduit au sommet. Nous enjambons l’Arve près de sa source. Mais voici que tout à coup l’on découvre au sommet du col une quarantaine d’hommes en ligne faisant de grands mouvements dont nous ignorons tout à fait le but. Il est très probable que ce sont quarante brigands qui nous attendent pour nous dévaliser au passage, et voler l’infortunée bourse commune qui déjà ne donne plus qu’un son bien équivoque. Le courage allait peut-être nous porter à fuir à toutes jambes lorsque le guide nous explique que la commune en masse construit un pavillon sur le col, et que ce que nous voyons, n’est autre chose que les ouvriers qui font la chaîne en se passant des pierres.

Nous les voyons bientôt de près, et nous commençons auprès d’eux une halte que le froid nous oblige de remettre à des temps plus chauds.

Du sommet du col de Balme la vue s’étend d’un côté sur toute la chaîne des glaciers qui sont voisins du Mont-Blanc, sur la vallée de Chamonix et les Aiguilles Rouges ; de l’autre sur le Valais, et les cimes du St. Gothard. L’endroit est excessivement sauvage et nu, la neige le couvre en plusieurs parties. Nous apprenons avec plaisir que nous sommes les premiers qui l’ayons franchi cette année.

La descente du côté du Valais est très rapide. M. Picot, quoique prudemment armé de deux cannes, reste en arrière, et ne juge pas à propos de répondre quand on l’appelle, quoique, dit-il, il entende fort bien. Les deux Des Arts l’imitent volontiers. L’on franchit des neiges où le pied glisse quand on avance, et enfonce lorsqu’on s’arrête, ce qui paraît peu commode pour avancer. L’on entre dans le bois Magnier, partie la plus difficile du passage. Les traces de l’hiver y sont encore, des arbres déracinés barrent la route, et les voyageurs font des prodiges d’adresse de courage et de patience pour les franchir et atteignent la vallée du Trient, misérable séjour où deux ou trois familles habitent quelques huttes auprès d’un immense glacier, dominé de toutes parts par d’immenses montagnes. Tous les estomacs bramant à l’envi après des vivres, l’on est assez heureux pour découvrir un échantillon de pain bis qui est divisé en portions égales et distribué à la troupe. Après cet aperçu de repas, l’on gravit le col de la Forclaz. Au milieu de la pente un cri se fait entendre au haut d’un rocher qui nous domine, au même instant nous voyons une énorme pierre détachée d’en haut par les vaches, bondir sur nos têtes et passer comme un trait à quelques pouces de Jules Des Arts, qui, sans le secours de la Providence, eût infailliblement été au moins estropié.

Du haut du col de la Forclaz se déploie à nos yeux la belle plaine du Valais, où l’on peut suivre le cours du Rhône dans un très long espace. Après tant d’aspects nus et sauvages, l’aspect de cette vallée riche et riante cause un vif plaisir. Dans la partie la plus rapprochée mille teintes variées aident à distinguer les bois, les champs et les eaux, tandis qu’une vapeur bleuâtre adoucit toutes les couleurs du lointain, et rafraîchit l’œil fatigué de la vue des neiges. Martigny ne semble pas très éloigné. Hélas nous ignorions au prix de quelles fatigues nous atteindrions ce bourg, après trois grandes heures et demie de descente ! Les jarrets vont bien durant la première heure, mais vers la seconde le chemin toujours plus rapide, et soigneusement garni de cailloux dont chacun semble taillé à facettes anguleuses dans le but unique de briser les pieds des voyageurs, tout cela produit un effet funeste sur la troupe. Une secousse continuelle et forcée agit sur le moral et sur les jarrets, et tend à faire de voyageurs jadis si distingués, des automates sautillants, des espèces de machines à mécanique, mises en mouvement comme par le moyen d’une manivelle. Au bout d’une seconde heure ce ne sont plus que des ombres de machines, sautillant par ressouvenir, par un mouvement près de s’éteindre d’un moment à l’autre. Enfin dans la dernière heure ce ne sont plus que des ombres d’ombres de machines n’ayant plus que l’ombre d’un mouvement donné par l’ombre d’une manivelle. Heureux ceux qui vivent dans la plaine ! Heureux ceux qui ne marchent pas sur des cailloux anguleux ! Heureux mille fois heureux ceux qui se trouvent actuellement tout transportés dans ce bourg de Martigny qui fuit devant nous ! Telles sont les seules idées qui existent encore dans la région supérieure de l’intelligence des voyageurs ; encore faut-il que la pointe acérée d’un caillou leur pique le talon pour que ces pensées se manifestent par une exclamation, que leur arrache la douleur !

Enfin l’on atteint Martigny, un dernier effort aide à gravir l’escalier

de l’auberge, la chambre s’ouvre, les sacs sont jetés sur la table, chacun s’empare d’une chaise, mais encore faut-il s’asseoir ; et les jarrets et autres membres se sont ossifiés dans la position verticale durant la mémorable descente. Ce n’est qu’avec beaucoup de peine que chacun parvient à faire fléchir les articulations de son individu, et des craquements osseux et musculaires, indiquent que ce mouvement rompt des ossifications courroucées. Tous sont alors assis, assez sains du buste et de la tête, mais entièrement nuls des jambes, et totalement privés de toutes leurs facultés locomotrices. Semblables à ce roi des Milles et une Nuits au buste de chair et aux jambes de marbre, condamné à rester toujours assis, et qui sans doute avait descendu le col de la Forclaz.

À tant de maux se joint une affreuse famine. On est sur le point de dévorer les courroies des havresacs, heureusement des hôtes empressés nous consolent par l’assurance qu’un bon repas va être promptement servi. M. Töpffer qui, seul, sait qu’il faut encore le préparer et cuire tous les mets passe des moments affreux. Toutefois il affecte un courage apparent et donne des ordres pour que l’on amuse la faim des voyageurs, en mettant le couvert lentement. Ainsi il évite les plus grands malheurs. Au milieu de cet abattement, M. Picot déjà rafraîchi, propose que l’on aille visiter une ruine située à une lieue de Martigny ; cette proposition indigne des savants qui auraient dû lui donner des éloges, et elle n’a pas de suite.

La soupe paraît ; aussitôt vous eussiez vu tous les voyageurs retrouver toute leur vigueur première pour s’approcher de la table, qui peu à peu se couvre d’une multitude de mets. M. Favre a tellement faim qu’il ne peut manger, et nous assure qu’il est malade parce qu’il est trop bien portant. Étrange espèce de mal ! On ne discute point là-dessus, chaque bouche est tellement occupée à des fonctions alimentaires, qu’il n’y reste aucun passage pour les paroles.

Ce souper a un effet magique. Il nous rend toutes nos forces. C’est avec une vigueur étonnante que nous saisissons des lumières et que nous nous dirigeons vers nos chambres où nous attendent des lits qui pourvu qu’ils ne soient pas garnis de cailloux anguleux nous paraîtront à coup sûr délicieux et parfaits. Mais un spectacle tout nouveau nous attend dans nos chambres que nous trouvons éclairées d’une lueur rouge et mystérieuse venant de l’extérieur. Nous courons aux fenêtres et nous voyons toutes les montagnes voisines brillantes d’une superbe illumination. De grands feux alimentés par de gros arbres, jaillissent la lumière de toutes les hauteurs, tandis que dans la plaine toute la population de Martigny précédée de flambeaux étincelants se livre à la joie et aux plaisirs. Nous apprenons que tout cela se fait à l’occasion de la St. Jean dont ce jour est la veille. (Voyez la vignette ci-dessous Feu au pied de la Tour de Martigny.)

Sommeil exquis : quelques-uns rêvent des cailloux pointus.

CINQUIÈME JOURNÉE

Ce jour-là l’aurore se lève infiniment plus matin que nous. Des chants d’un caractère sacré nous réveillent, nous courons à la fenêtre et nous voyons une longue procession qui s’avance avec ordre et recueillement pour célébrer le jour de la St. Jean. Toutes les femmes et jeunes filles des environs voilées de blanc, le clergé et les autorités du lieu viennent à la file en chantant des cantiques. M. Töpffer aperçoit de l’autre côté de la rue un caillou pointu qui lui cause une émotion visible. Il croit en sentir un dans son soulier lorsqu’il veut le mettre et le repousse avec horreur. Les cailloux pointus sont la terreur du jour.

Après le lever l’instinct réunit tous les voyageurs dans la chambre à manger, tous sont joyeux, gaillards et dispos. La fatigue réduite en souvenir a toujours quelque chose qui plaît. Le déjeuner est des plus gais, l’appétit toujours fidèle n’a abandonné personne, et la pensée d’une route plate, sans cailloux pointus, porte le calme et la paix dans nos âmes d’ailleurs tout à fait remises à leur hauteur primitive. Un char attend Mme Töpffer et trois des jeunes savants, plus tous les sacs, mais les sacs deviennent tellement par l’habitude, partie intégrante du corps humain que MM. Robert, et Turrettini préfèrent infiniment garder les leurs. Robert fait un achat de fraises en gros, genre d’achat préférable à celui des minéraux en ceci que le poids de l’objet acheté tend rapidement à décroître. Nous partons escortés de notre panier de fraises auquel on rend de fréquentes visites.

Au bout d’une heure de route assez uniforme nous nous trouvons en face de la cascade de Pissevache qui est assez abondante. Elle nous paraît belle pour le volume d’eau mais peu pittoresque par les accessoires. Nous la dépassons bientôt, et arrivés près de St. Maurice nous faisons une halte auprès d’un clair ruisseau dont l’onde salutaire remplit nos bouteilles depuis longtemps dépourvues d’anisette. C’est auprès de ce ruisseau que M. Picot se livre à des saignements de nez qui paraissent lui faire le plus grand plaisir. On le décide difficilement à quitter la douce position dans laquelle il s’est placé pour se livrer à cette récréation (voyez vignette.) Nous avons bientôt dépassé St. Maurice, et nous franchissons le pont au son d’une fanfare excessivement guerrière. Là nous montrons notre passeport, et continuons la route sur la rive droite du Rhône au milieu des bosquets et des rochers qui séparent Bex de St. Maurice.

Non loin du pont un Anglais voyageant dans un char s’arrête et nous dit gravement « Donnez à moi ». À l’aide d’une extrême sagacité nous comprenons qu’il veut obligeamment se charger du sac de Robert à qui il paraît s’adresser. Robert donne son sac, et l’Anglais part disant : « Moi donner à l’iünione. » Ce qui analysé et pesé nous parut vouloir dire qu’il remettrait le sac à l’hôtel de l’Union. Le cocher lui fait observer plus loin que deux des voyageurs sont encore chargés. L’Anglais s’arrête de nouveau et dit : « encore ». Familiarisés déjà avec ce langage laconique les deux porteurs lui remettent leur sac en le remerciant et, fouette cocher. Nous convenons tous qu’il est impossible d’être plus obligeant en moins de mots, et que c’est là de l’obligeance un peu originale, mais pure comme du cristal de roche. Cet Anglais est à coup sûr descendant d’un Spartiate (pour le laconisme s’entend).

La chaleur devient étouffante. Jules Des Arts absorbé totalement dans ses silencieuses méditations, marche lentement et se fond au soleil, ce qui nous fournit d’heureuses occasions de faire halte pour l’attendre. Charles fait taciturnico-poétiquement ses pas de trois mètres au moyen desquels il n’est pas cependant toujours à l’avant-garde. Arthur saute les fossés. Picot songe en rêvant et rêve en songeant. Zanella se peint les douceurs du repos et l’agrément d’un lieu frais pendant que le soleil lui brûle le nez. Galline s’égaie. Robert poursuit des insectes, etc. etc. et l’on atteint Bex vieux où nous ont précédé Mme Töpffer et trois confrères.

Là de nouveaux plaisirs nous attendent. Mme et M. Favre nous reçoivent avec une amabilité et un accueil charmants. Ils nous introduisent dans leur délicieuse habitation, et à la vue d’un somptueux repas préparé pour nous une joie silencieuse jaillit de tous les yeux. L’on se place, et nos hôtes nous font avec toute la grâce imaginable les honneurs de ce joli repas. Il faut bien toute leur obligeance pour qu’un petit sentiment d’indiscrétion de notre part ne trouble pas notre plaisir. Nous sommes entrés chez eux fort légers, nous en sortons fort pesants mais plus forts.

Mme et M. Favre nous accompagnent ainsi que Mme Töpffer et Louis, nommé de préférence Salomon par Picot. Bientôt il faut se séparer ; tous les voyageurs présents autour de Mme Töpffer lui offrent en souvenir une fleur qu’elle conserve soigneusement, et après avoir pris congé de nos hôtes, nous gagnons promptement Bex où deux chars nous reçoivent nous et nos sacs fidèles, et nous voiturent jusqu’à Vevey où nous arrivons à 10 heures du soir. Souper peu confortable ; lits inégaux et équivoques sommeil bon.

SIXIÈME ET DERNIÈRE JOURNÉE

Ce jour encore l’Aurore aux doigts de rose se lève plusieurs heures avant nous, et quand nous sommes sur pied, le soleil dore depuis longtemps les majestueuses cimes des montagnes du Valais et de la Savoie. Une légère brise ride la surface du lac et l’on entend déjà sonner la cloche du bateau à vapeur qui donne son premier avertissement.

L’on fait l’appel ; Robert et Galline manquent ; l’on se met à table et aussitôt on les voit arriver, guidés par l’instinct du déjeuner, et il ne nous manque plus que les deux voyageurs laissés à Bex, Mme Töpffer et Favre qui font un gros vide dans la troupe.

La caravane s’embarque au port de Vevey sur un bateau qui la conduit à bord du Guillaume Tell au son d’une fanfare. Ils quittent en soupirant cette terre hospitalière, voguent en soupirant, et montent en soupirant sur le bateau à vapeur. (V. ci-dessous). Sur le rivage se passe une scène attendrissante. Plusieurs ouvriers allemands embrassent avec tendresse leurs camarades dont ils vont se séparer, le batelier impatienté, les invite à monter vu que le Guillaume Tell va partir. Point de réponse les embrassements continuent. Le batelier alors allonge un vigoureux coup de rame sur les plus attendris qui se séparent à l’instant et entrent dans le bateau, trouvant fort naturel qu’un batelier s’exprime de la rame quand la langue ne suffit pas.

La voile ne s’enfle pas, mais la roue tourne, et nous voguons. L’on s’occupe sur le bateau à se reconnaître mutuellement. Les susdits ouvriers allemands quittent la pipe et font entendre des chants nationaux sur l’avant. Arthur Robin et Turrettini vont se percher sur les galeries latérales d’autres lisent, ou se promènent ou regardent passer l’eau. Les inspirations poétiques redoublent chez Charles. À Lutry, Cully, Ouchy il se fait des échanges de passagers, et de même sur le reste de la route.

Vers une heure repas excellent avec couteaux et fourchettes bonheur que nous n’avions pas eu sur le Winkelried. Enfin nous revoyons les rivages connus, les montagnes se présentent sous la forme qui nous est familière et bientôt nous descendons heureusement sur le port du Molard, terme de notre expédition. - FIN


 


 

Date de dernière mise à jour : 17/05/2021