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BIBLIOBUS Littérature française

Voyage autour du Mont-Blanc (1ère partie) - Rodolphe Töpffer (1799-1846)

 

NOUVEAUX VOYAGES EN ZIGZAG (1843)


 


 

Table des matières

  • PREMIÈRE JOURNÉE  
  • DEUXIÈME JOURNÉE  
  • TROISIÈME JOURNÉE  
  • QUATRIÈME JOURNÉE  
  • CINQUIÈME JOURNÉE
  • SIXIÈME JOURNÉE


 

PREMIÈRE JOURNÉE

Où irons-nous cette année ? Après Venise, après le Berni-na, et lorsqu’on ne peut aspirer ni aux Pyramides, ni au Cau-case, le mieux, ce semble, c’est de borner là sa course et de suspendre pour toujours à la muraille son havresac et sa gourde.

Non, le mieux, c’est de réagir contre cette tyrannie des souvenirs, c’est de brusquer de passagers dédains. Ou bien, dans la vie elle-même, quand vingt, quand trente ans ont sonné, et lors-qu’ont fui sans retour les plus belles joies et les plaisirs les plus fleuris, il faudrait donc aussi borner là sa course, et, octogénaire précoce, attendre, assis au soleil, l’heure du dernier départ ?

À moi, ma gourde ! à moi, mon havresac ! et partons tou-jours ! Les souvenirs nous accompagneront pour charmer notre route ; le plaisir, ami de la marche, compagnon du mouvement, camarade assuré des haltes gagnées, des banquets conquis, le plaisir, qui fuit les blasés pour courir après les allègres, nous rattrapera, soyez-en sûrs, et nous aurons appris que c’est folie de s’abstenir de grives parce qu’on a tâté du faisan.

À moi, soldats ! et revolons aux Alpes ! Capoue nous avait amollis… Capoue nous avait communiqué ses langueurs… elle avait fait paraître à nos yeux Sagonte et Numance, ces glorieux théâtres de nos exploits d’autrefois, comme de vilaines bicoques, et Carthage elle-même comme un noir tombeau… Revolons aux Alpes ! Voici des rocs nus, qu’on les escalade ! d’âpres climats, des nuages tristes, d’éternelles glaces, qu’on les affronte ! Ainsi se retrempe le courage, ainsi revient la vertu ! Les énervés ne règnent ni sur Rome, ni seulement sur eux-mêmes !

C’est dans cet esprit tout à fait antique qu’a été conçu notre itinéraire de cette année ; aussi forme-t-il une courbe tortueuse, montante, pas sablonneuse, mais assez malaisée. Pour commencer, le tour du Mont-Blanc et huit cols franchis dans l’espace de sept journées : les deux Forclaz, le col de Balme, ceux du Bonhomme, des Fours de la Seigne, de Ferret, de Fenêtre. Voilà, certes, de quoi déroidir les jarrets, maîtriser les souvenirs, assainir les âmes ! Perdu dans ces montagnes, il faut bien s’en tirer, et tout aussitôt l’effort électrise, l’air vivifie, l’estomac brame ; puis le soir, sous la basse toiture d’un chalet enfumé, à deux pas du foin qui sera tout à l’heure votre couche, on ne songe ni à Venise, ni à Saint-Marc, ni au café Florian, mais bien plutôt à ce ravissant gigot qu’on déballe, à cette clavette, à ce fromage qu’apportent des pâtres, à la grande joie que c’est d’être au monde pour y faire un pareil festin, pour y goûter, assis de bizingue, soi huitième, sur le couvercle d’un bahut, un si délicieux repos, un si entier contentement.

Et pour finir… des plaines ? Non ; des montagnes encore, des vallées encore, et inexplorées, et primitives : celles d’Hérens, par exemple, où l’on soupe chez le président Favre, où l’on couche chez le conseiller Agaspe ; celle de Zermatt, où on loge chez le curé, où l’on voit des montagnards jouer des tragédies au pied de leurs rochers ; celle du Rhône enfin ; puis le Mayenwand, puis le Grimsel et, au delà, ces douces prairies où Interlaken enserre, sous le transparent feuillage de ses vieux noyers, des parfumeurs, des coiffeurs, des carrossiers, des libraires, un casino et vingt ruches alignées, proprettes, vernies, d’où, au coucher du soleil, l’on voit sortir et se porter dans l’avenue vingt essaims bourdonnants de graves gentlemen, de dandys brillants, de grasses ladies et de blondes miss. Dès ici plus de montagnes, mais les lacs, la grande route, les villes et toutes les commodités de la vie civilisée, qui, au sortir des rocs nus et des chalets enfumés, se trouvent avoir acquis un prix bien supérieur à celui pour lequel on nous les livre. Aussi la bourse commune elle-même, semblable à ces poitrinaires qui, ragaillardis par les tiédeurs de Nice ou de Madère, accélèrent en se remettant à jouir leur consomption prochaine, la bourse commune se dépense avec grâce, se dégraisse avec complaisance, s’amaigrit en souriant jusqu’à ce que, déjà flasque et diaphane, elle expire entre Morges et Rolle d’une saignée que lui fait le restaurateur du Léman. Il est vrai que ce frater-là n’y va pas de main morte. Tel est notre itinéraire de cette année. Hormis les vallées d’Hérens et de Zermatt, hormis encore les cols de Ferret et de Fenêtre, il n’offre point de contrées ni de bouts de contrée que M. Töpffer n’ait déjà parcourus et décrits ; mais qu’importe sinon pour l’agrément de nouveauté que pourrait présenter cette relation, du moins pour l’agrément du voyage lui-même ? Encore une fois, quiconque, en se mettant en route, ne compte pas, pour se divertir, sur ses compagnons et sur lui-même, plutôt que sur les choses extérieures ; sur ce qu’il emporte de force, de santé et de bonne humeur, trois choses dont, rien qu’en les remuant, on fait du plaisir plutôt que sur le nouveau ou le merveilleux des spectacles, fait presque infailliblement un faux calcul. À nous prendre nous-mêmes par exemple, que serions-nous devenus si nous avions d’avance hypothéqué notre divertissement sur l’aspect d’ailleurs si magnifique du Mont-Blanc, puisqu’il était écrit que nous en ferions le tour entier sans le voir ?

Oui, se rendre indépendant, en fait de plaisir surtout, des choses extérieures et des vicissitudes du sort, c’est où plus souvent l’on devrait, l’on pourrait tendre ! Notre bonheur, il est dans les mains de la Providence, qui nous réjouit ou qui nous éprouve, qui nous conserve à ceux qui nous aiment, ou qui nous arrache ceux que nous chérissons ; mais le plaisir, elle l’a mis à notre disposition bien plus encore que nous ne le croyons nous-mêmes. Jouir, c’est vivre ; vivre, c’est mettre en exercice nos forces, nos facultés et nos affections : or ceci, à la condition de le vouloir, c’est chose possible à tous les degrés, dans toutes les situations ordinaires de vie et de fortune. Par malheur, c’est cette condition elle-même que communément on se dispense de remplir ; et l’homme est tellement enclin à voir la jouissance suprême dans cette oisive mollesse, dans cette factice indépendance que procure l’argent, que c’est, tout au contraire, en tâchant d’épargner à ses forces toute fatigue, à ses facultés tout effort, à ses affections tout exercice, qu’il croit s’approcher du plaisir. Hélas ! non ; c’est ainsi qu’on s’en éloigne, c’est ainsi que l’on meurt quelquefois avant de l’avoir connu, c’est ainsi et par là justement que le pauvre est plus riche que l’opulent, car, en vertu de sa position même, forcé de travailler, il est forcé de jouir.

Et nous-mêmes, pour avoir pu nous élever ainsi jusqu’à cette notion un peu paradoxale au premier coup d’œil qu’un voyage, pour être décidément une partie de plaisir, doit ressembler plutôt encore à un laborieux exercice qu’à une facile et récréative promenade, l’histoire de n’avoir pas le sou nous fut, dans le temps, singulièrement avantageuse, et il est bien probable que, sans la nécessité, cet excellent maître, nous n’eussions jamais su découvrir par nous-mêmes les voluptés de la fatigue, les délices du gîte, le courage qui croît avec l’effort, l’expansif contentement qui suit la conquête, la jouissance doublée, triplée de tout ce qu’elle a coûté, et devenue assez vive enfin pour que ni contrariété, ni averse, ni privation, ni sotte rencontre ne puisse en altérer la charmante vivacité. Il est bien probable que nous n’eussions jamais su découvrir par nous-mêmes que la vraie et savoureuse mollesse, ce n’est pas celle qui se prélasse sur des coussins ou qui se balance sur des ressorts, mais bien celle qui se goûte sous les arbres du chemin, sur la pierre nue des montagnes, au logis surtout, quel qu’il soit, lorsque, après l’avoir salué de tout loin, on approche, on arrive, on franchit le seuil, on dépose havresac, gourde et bâton pour ne songer plus, durant douze ou quinze heures, qu’à donner vacance à ses membres et fête à sa lassitude… ; que l’indépendance réelle et désirable, ce n’est pas celle qui ne peut faire un pas sans un attirail de voitures, de serviteurs et de valises, mais bien celle qui, équipée à la légère, se porte librement à droite, à gauche, là-bas, là-haut, partout où l’on peut marcher ou gravir ; non pas celle qui s’assujettit aux tyrannies de la mode, aux exigences de luxe et de confort, mais bien celle qui, affranchie de tous ces servages, se trouve une hôtellerie excellente partout où elle peut abriter sa fatigue, régaler son appétit, donner cours à sa joyeuse humeur, et, foin ou lit, goûter jusqu’à l’aurore les douceurs d’un sommeil assuré.

C’est en 1823 que nous fîmes, comme sous-maître dans un pensionnat, notre première excursion pédestre. Nous n’avions alors aucune habitude des longues marches, et pas davantage la liberté de raccourcir à notre gré des étapes fixées d’avance par un chef absent, mais suprême. Jamais nous n’avons tant souffert. Dès le premier soir, travaillé de fatigue, tourmenté d’ampoules, incapable de manger, et incapable de dormir ; il ne nous restait déjà plus que la force de réfléchir sur les équivoques délices de notre situation lorsque, vers une heure de la nuit, il fallut repartir pour atteindre, avant le lever du soleil, le sommet de la dent de Vaulion. Nous y atteignîmes en effet, transi, fiévreux, absolument démoralisé, et pour n’y voir ni le soleil, ni aucun des huit ou dix lacs que l’on découvre, dit-on, de cet endroit. À la place, et de toutes parts, des nuées grondantes et des averses en train, dont une fut pour nous. Endoloris par cette eau froide, nos membres refusaient d’aller ; et ce fut aidé, soutenu, porté presque par nos propres élèves, que nous pûmes, ce second soir, nous traîner jusqu’à Aubonne pour n’y trouver que les insomnies de la veille.

Le lendemain, ciel pur, temps radieux, et plus qu’une journée de cet infernal plaisir. Engagé d’abord dans les sentiers brûlés de la côte, pour trouver ensuite les poussières de la grande route, nous hâtions le pas néanmoins, afin d’en avoir fini plus tôt. Mais voici que, devenu bientôt boiteux de fatigue et risible d’écloppement, nous n’osâmes plus affronter dans cet état le pavé de la ville, ni entrer de jour dans Genève. Que faire alors ?… À défaut d’ombrage plus voisin, nous descendîmes sous l’arche d’un petit pont que traverse la route, à quelque distance de Coppet, et là, étendu dans le lit desséché d’un ruisseau, nous y attendîmes paisiblement l’heure du crépuscule.

Tel a été notre début dans la carrière des excursions pédestres ; rude, comme on le voit, et peu propre, ce semble, à nous inspirer l’envie de nous y engager plus avant. Toutefois, même au milieu de cette souffrance, nous avions ressenti quelques-unes de ces impressions dont le charme vif et nouveau tempère, pour s’y substituer bientôt, le souvenir des plus rudes fatigues : le premier jour, un déjeuner aussi brillant par l’appétit qu’ordinaire par sa rustique simplicité ; près d’Aubonne, l’émotion d’une reconnaissante amitié envers de compatissants camarades ; partout où l’on s’était arrêté, et jusque sous le tiède et poudreux ombrage de ce pont, l’aubaine d’un repos ardemment désiré, quelque chose de cette volupté instantanée qu’on éprouve au départ soudain d’un mal abominable, d’une rage de dents par exemple. Aussi semblable au chasseur qui s’est aguerri et rendu plus habile par les labeurs et aussi par les écoles d’une première expédition, lorsque la même nécessité nous contraignit, l’année suivante, de reprendre, pour une tournée bien plus longue, la direction d’une nouvelle caravane, exempt alors de ces douloureuses lassitudes que l’on n’éprouve guère qu’une première fois, et appris déjà à discerner la trace du plaisir, de la jouissance, de la gaieté, de tous ces lièvres agiles qu’on ne poursuit qu’avec sueurs et qu’on n’attrape qu’en courant, nous sûmes guider sur nos piqueurs au travers des prairies, des bois, des landes stériles, des rochers nus, pour ne plus marcher désormais, pour ne plus reposer, pour ne plus franchir le seuil d’un hôtel, d’une taverne ou d’un chalet, que l’esprit joyeux, l’estomac vide et l’escarcelle pleine…

C’est de cette façon, et sans plus d’apprentissage, que nous sommes arrivé à nous éprendre pour les excursions pédestres, disons mieux, pour les fatigues et pour les privations, pour les dénuements et pour les contrariétés, pour les quotidiennes vicissitudes de soleil et de pluie, d’orage et de sérénité, d’heur et de malheur dont les excursions pédestres sont l’occasion, d’une passion que nous traiterions tout le premier de fol engouement, si, depuis tantôt vingt ans que nous les pratiquons, ces excursions n’avaient pas été les unes comme les autres, et pour chacun de nos nombreux compagnons tout autant que pour nous-même, une source de jouissances savourées au moment avec vivacité, avec ivresse, plus tard appelées dans l’entretien avec un charme que le temps, au lieu de l’effacer, fortifie… ; si surtout, à mesure que l’âge nous approche du jour où il faudra dire adieu à ces plaisirs devenus trop rudes, désormais nous n’éprouvions pas à la fois et le croissant désir d’en reculer le terme, et celui d’en léguer à d’autres la tradition. De là ces lignes qu’on vient de lire après d’autres qu’on a déjà lues, dictées par le même sentiment et remplies de la même instance.

Mais il y a plus ; bien souvent dans nos voyages, lorsque nous nous trouvions aux prises avec les fatigues et les intempéries de la vie nomade, et forcés par une impérieuse nécessité de faire succéder la marche à la marche et l’effort à l’effort, il nous est arrivé de songer que, pour l’affligé lui-même qui aurait l’énergie de se lancer volontairement dans les difficultés d’une excursion alpestre, de se mener perdre, pour ainsi dire, dans ces profondes et solitaires vallées d’où l’on ne sort qu’à la pointe de son courage et à la sueur de ses membres, ce serait là un moyen infaillible de faire diversion à sa peine et de rendre à son âme affaissée sinon la jouissance, du moins le ressort et quelque vigueur. À la vérité, beaucoup tentent quelque chose de semblable, et il est ordinaire que l’on cherche dans les voyages une distraction ou un allégement à l’affliction et à la mélancolie. Mais ce n’est pas tout que d’avoir déplacé sa douleur, que de lui avoir offert en spectacle la vue, presque toujours importune, quelquefois insupportable, d’objets nouveaux ou riants, encore faut-il l’avoir forcée, sinon à déloger, du moins à n’être plus la maîtresse altière du logis ; encore faut-il lui avoir suscité des contrariétés efficaces et l’obligation de se taire par moments ; or ceci ne s’obtient guère qu’au prix des préoccupations personnelles, des privations à supporter, des obstacles à franchir, au prix de tout ce qui tient forcément le corps en haleine, l’âme en activité, et par conséquent la douleur en échec. Ou bien, comme dit le poète, et comme c’est trop souvent le cas :

Le chagrin monte en croupe et galope avec nous.
 

Ainsi donc, vous aussi, affligés, si toutefois la vigueur et la santé vous ont été laissées, équipez-vous, même avec dégoût, partez, même avec répugnance, portez-vous rapidement dans ces contrées d’où le retour est impossible à tout autre qu’au piéton alerte et courageux, et, contraints alors d’agir, de faire effort, de souffrir même, vous trouverez au sein des plus sauvages montagnes, et plus près de Dieu, là que dans les villes, que dans les temples eux-mêmes, une distraction certaine, un sûr et doux tempérament aux amertumes de votre âme.

Telle est en résumé notre théorie sur les excursions, non pas tant considérées comme pédestres, que comme rudes et aventureuses. Nous avions à cœur de la présenter une dernière fois dans son ensemble pour l’instruction des races futures. Toutefois, elle ne serait pas complètement présentée, et nous risquerions d’abuser en quelque degré les races futures si nous ne faisions pas remarquer en terminant que trois conditions spéciales, et qu’il n’appartient pas à chacun de réaliser telles qu’elles ont pu contribuer à rendre pour nous personnellement plus que pour d’autres ces excursions divertissantes ou animées. Nous allons, avant de nous mettre en route, énumérer ces trois conditions.

La première, c’est l’âge et le nombre des voyageurs qui nous accompagnent. Cet âge, celui de l’insouciante gaieté, de l’élastique vigueur, des rires folâtres, des sentiments ingénus et fleuris, comporte évidemment et assure les dispositions les plus favorables au plaisir ; celles aussi au milieu desquelles l’homme fait doit se complaire, si peu qu’il ait conservé l’amour de ce qui est vraiment aimable, et l’instituteur se trouve heureux si peu qu’il goûte, lui aussi, le charme des vacances, ou que, observateur intéressé des penchants et des caractères, il trouve son divertissement à les voir se produire et s’émanciper au grand air de la joie et de la liberté. À ce dernier égard, nous professons que vingt jours de cette vie commune plus intime que la vie pédagogique, et tout aussi éducative, quoique bien autrement rieuse, sont plus instructifs pour lui que vingt mois de classe. Nous professons que c’est là mieux qu’ailleurs qu’il dépend de lui, s’il veut bien profiter amicalement des événements, des impressions, des spectacles et des vicissitudes, de fonder de saines notions dans les esprits, de fortifier dans les cœurs les sentiments aimables et bons, tout comme d’y combattre, d’y ruiner à l’improviste, et sur le rasoir de l’occasion, tel penchant disgracieux ou mauvais. Cela est une source de sollicitude quelquefois, d’amusement souvent, d’intérêt toujours ; mais, comme on le voit bien, cela résulte d’une position toute spéciale. Quant au nombre, il entraîne avec lui l’animation, la variété d’entretien et de commerce, mais surtout et avant tout l’esprit de communauté, de colonie, c’est-à-dire d’aide mutuelle, de concours industrieux, d’organisation conçue d’avance ou improvisée au moment, en vue des petits, des faibles, des écloppés, et pas des grands seulement : car le plaisir du voyage dépend beaucoup de la sécurité du chef, fondée sur le bon état d’un chacun. De là activité, complaisance, dévouement, vigilance même de l’un à l’autre ; de là des accidents évités, et des malaises prévenus ; de là enfin des mœurs et usages, des habitudes et instincts, le besoin en particulier de se chercher, de se suivre, de vivre en troupe, en telle sorte que, comme les hirondelles, nous traversons les airs sans nous séparer, sans nous disjoindre, sans nous mêler ni aux grues ni aux oies, tendant tous du même vol, du même côté, et ne laissant aux éperviers que nos plumes.

La seconde condition, plus rare à rencontrer et plus malaisée à improviser, c’est d’emmener avec soi dans les montagnes, c’est de trouver à côté de soi sur les routes poudreuses, et jusqu’au bout perdu des sentiers les plus escarpés, une dame infatigable, courageuse, aussi incapable de fléchir devant une contrariété que de ne pas être mère, sœur et bon ange de chacun de ses compagnons ; c’est d’avoir pour compagne de voyage la compagne de sa vie ; pour bras droit, aussi intelligent que dévoué, un autre soi-même ; c’est d’être deux pour voir, pour sentir, pour jouir, pour aimer et gouverner sa troupe, pour tantôt se confondre à elle, tantôt s’entretenir d’elle, et aussi pour se communiquer ces pensées et ces sentiments que remue le spectacle d’objets grands et nouveaux, pour contempler ensemble cet horizon de choses qui, masqué pour l’enfance, s’ouvre devant la maturité et s’agrandit avec le cours des ans.

La troisième condition enfin, c’est d’être pourvu de quelqu’un de ces goûts plus ou moins sérieux, mais récréatifs, auxquels les voyages à pied offrent une réjouissante occasion de s’exercer librement et sans le contrôle d’une direction docte et méthodique. De ces goûts, le plus désirable, sans contredit, c’est celui de l’observation ; car, pour ceux qui en sont doués, il n’est point de sol ingrat, point de coin stérile, point de solitude ennuyeuse. Mais, outre que ce goût-là se cultive partout, sinon d’une manière aussi piquante, du moins aussi librement qu’en voyage, il ne saurait se trouver bien développé déjà chez des philosophes de quinze ans, aussi la vue de contrées nouvelles est-elle, en ce qui les concerne, moins encore une occasion de l’exercer qu’un excellent moyen de le faire naître. Mais un autre de ces goûts qui est mieux à leur portée, c’est celui de l’histoire naturelle, en quelque degré qu’il soit formé, et à quelque genre d’êtres ou d’objets qu’il se rapporte, insectes, plantes, minéraux, papillons. Pour ceux d’entre eux qui le cultivent, la marche n’est plus besogne, labeur, uniforme préoccupation, mais elle est devenue l’amusante facilité de se porter à droite, à gauche, là où l’insecte bruit, là où le parfum trahit la fleur, là où des débris de rochers font pressentir quelque trouvaille : on va de ravin en plaine, de clairière en taillis, d’amusement en trésor, et des journées d’une excessive longueur paraîtraient à cet apprenti naturaliste une trop courte promenade, si heureusement il ne lui restait encore à compter et à classer ses richesses, à leur trouver une place sûre sous le cuir de son havresac, ou bien, mieux encore, dans quelque boîte achetée en chemin, puis consolidée, puis agrandie, puis divisée en compartiments, objet constant d’améliorations, de contentement et d’étroite surveillance. Que si plusieurs dans la troupe sont possédés de cette ardeur scientifique, alors elle se communique aux autres ; chacun fouille les herbes, retourne les pierres se fait aide, chercheur, trouveur heureux ou habile ; le grand chemin se dépeuple, et c’est non plus une caravane de voyageurs qui marchent, mais une troupe de gais colons faisant une battue et avançant épar-pillés. Certes, le chef de cette troupe, alors même qu’il ne participe pas à ces jeux, ne saurait manquer de se plaire au divertissement animé dont ils sont l’occasion ; et si, après tout, son objet à lui, c’est de voir son monde se maintenir à peu de frais en état de perpétuelle fête, on peut croire que, de ces joyeux affairés, s’il n’est pas le plus actif, il n’est pas le moins amusé. D’ailleurs lui aussi se fait collection, non pas de plantes ni d’insectes, mais de vues, de sites, de bouts de terrain ou de forêt, de tout que lui offrent à étudier ou à reproduire le mont, la vallée, le hameau, ou, à défaut encore, ces plantes qui penchent sur l’onde jaillissante d’une source, ces arbustes qui couronnent la crête ou qui hérissent le flanc d’un ravin pierreux. Dessiner, croquer, et, ici encore, ajoutons bien vite, à quelque degré que ce soit, médiocrement ou habilement, à droit ou à travers, voilà en voyage le prince des passe-temps. En marchant déjà, l’on regarde, et, observée par ses côtés pittoresques, la nature présente à chaque pas mille beautés simples, mille grâces familières, tout à fait indépendantes des magnificences beaucoup plus rares à rencontrer de site, d’éclat ou de grandeur. Dans les haltes, l’on esquisse, l’on croque, l’on met à profit les instants pour se faire une durable image de l’endroit avec son hêtre, son ruisseau, son clocher, avec les bœufs qui boivent ou avec l’âne qui chardonne. Au logis et dans la salle où l’on attend le beau temps, comme sur les tables où l’on attend la soupe, l’on achève, l’on retouche, l’on perfectionne ou l’on gâte, le tout avec le même amusement, et l’on voit avec orgueil s’emplir son livret, moins de recommandables chefs-d’œuvre, que de charmants ressouvenirs, et d’impressions vivement rappelées ! Sans aucun doute, un goût pareil, qui trouve partout l’occasion de s’exercer, qui, d’accord avec les exigences de la lassitude, demande halte avec elle, et vit des loisirs qu’elle lui fait, ne saurait être avantageusement remplacé par quoi que ce soit, et il ne nous appartient pas de méconnaître que, dans nos excursions, nous lui avons dû, non pas les plus vifs, mais les plus constants de nos plaisirs. Au fond, le goût du pittoresque, le penchant au paysage, s’ils sont servis par quelque facilité à copier et à rendre, par quelque instinctive aptitude à exprimer sinon habilement, du moins avec une gaucherie fidèle, avec une naïveté sentie, sont pour le touriste une intarissable source d’entier divertissement. Sans qu’il y paraisse, ce drôle-là a ses raisons pour trouver légères les fatigues, et vaines les contrariétés ; pour s’accommoder de Jacques aussi bien que de Jean ; pour être tout à tous, content comme ci et content comme ça : c’est que ses artistiques préoccupations lui sont une compagnie, un commerce, une quiétude de tous les instants, en telle sorte qu’il a l’air d’être un modèle d’entrain et de belle humeur, quand il est surtout un bienheureux qui porte avec lui son paradis.

Cela dit, nous pouvons nous mettre en route. La troupe se compose cette année de vingt-deux voyageurs, la plupart déjà décrits, M. Töpffer d’abord, qui a un an de plus et une jambe de moins, non pas disparue pourtant, mais perdue, alanguie, morte tout à l’heure, si par hasard la marche va ne lui convenir pas mieux que le repos ; madame Töpffer ensuite, aussi alerte que de coutume ; les deux Simond, pâles d’appétit précoce et de vigueur rentrée, mais secs et imperméés ; les deux Murray, anciens des anciens, qui font leur voyage d’adieu à la Suisse, à la pension et aux jeunes années ; Poletti, ancien pareillement, venu des bords du Nil, et qui plus tard remportera dans sa molle et torride patrie une helvétique vigueur, des habitudes alpestres, et, rien qu’en souvenir de sources froides, d’ombrages épais, de glaces éternelles, de quoi en être au frais toute sa vie ; Édouard, ancien encore, jadis marcheur comme une balle de coton, aujourd’hui touriste intrépide, jarret trempé, gravisseur infatigable ; Gustave, né reposé quand même, parce qu’il a pour jambure deux fortes échasses en bois vert, avec trois fibres pour mollet et un nœud pour genou ; Sorbières, piéton de race, et qui chante tout le long du bois ; d’Estraing, pourvu aussi de deux quilles modèles, enjambeur de haies escaladeur de cerisiers, escroqueur de prunes, et pour qui rien, non, rien au monde, n’équivaut à une nuit en plein foin, sous la toiture percée d’un chalet ; Albin, fort porteur, marcheur austère, lent à se hâter, mais exact au rendez-vous ; Léonidas, cette virgule russe, qui, l’an passé déjà, triompha des Alpes et du Tyrol, arpenta Venise et franchit le Simplon, sans autre mal ni douleur que d’avoir dormi tous ses repas et sommeillé toutes ses haltes ; enfin David, notre majordome, actif et expérimenté, de qui la besogne va être, dans bien des endroits, de nous faire coucher là où il n’y a pas de lits, et manger là où il ne manque que de vivres.

Parmi les voyageurs débutants, on compte Ernest et Al-fred, deux cousins d’inégale taille. Ernest, auprès duquel Léonidas lui-même fait l’effet de Calypso, qui dépassait de la tête toutes ses nymphes, sera cette année le sommeilleur en chef. Ernest, en effet… ferme l’œil et s’endort… dès qu’il s’assied, dès qu’il s’arrête, dès que seulement il regarde fixement son ombre ou bien un caillou qui reluit au soleil. Pourtant, au moyen de tuteurs officieux qui le secouent à l’approche de la soupe et à l’arrivée des viandes, on parvient à le faire manger somnambuliquement, mais sans qu’il ait aucune conscience de la chose, pas plus qu’il n’a celle de se rendre à sa chambre, d’y ôter ses habits, d’éteindre la chandelle, et de se trouver en diagonale de la tête aux pieds dans un lit quelconque. Du reste, hâlé, noiraud, vigoureux, d’humeur toujours allègre, jamais écloppé et invariablement suspendu à une longue pique qu’il s’est achetée à Martigny. Alfred, agile, élancé, gaillard d’avant-garde, et qui, pour passer les ruisseaux, se sert des ponts le moins possible.

Canta, touriste rieur, vif, curieux, brise-piques, étourdi comme un bachelier et dialecticien comme un philosophe d’Athènes, vit, cause, épluche des noix, spécule, se perd, se retrouve tout à la fois. Burgess, Anglais quadrillé à l’écossaise, est le plus haut fendu de toute la caravane ; grand porteur, jarret distingué ; grave d’habitude, il chante pourtant, et tyrolise aux échos. Shall, Anglais pareillement, commence par avoir le jarret à réparation, l’esprit absent de la terre, et l’œil aux nuages. Mais insensiblement le jarret se trouve remis à neuf, l’esprit redescendu aux choses sublunaires, et l’œil finit par apercevoir distinctement des contrées quelconques, où il y a des montagnes n’importe et des auberges indubitables. Alphonse, voyageur agrégé, fait peu de bruit et bonne besogne. Martin Paul, agrégé aussi, tantôt porte un paletot-sac, tantôt un caoutchouc insoluble à l’eau du ciel, tantôt une blouse subsidiaire, achetée à Martigny, et coupée pour un autre ; mais, sous tous les costumes, il est gai compagnon, artiste à la course et tuteur du suivant. Le suivant, c’est Martin Marc, malade d’un fou rire inextinguible, multiplié par celui de Simond, Marc aussi, et non moins malade. Quand ces deux particuliers se regardent, fût-ce en pleine averse, fût-ce au travers d’un mélèze, adieu fatigue, tristesse, respect humain, d’invincibles désopilements les obligent à éclater de rire, crainte d’éclater d’allégresse rentrée. Si la chose se passe à table, vite on éloigne verres et flacons ; si c’est en montagne, vite on fait barrière du côté de la pente ; si c’est en plaine, au lit, dans le foin, on laisse aller, on regarde, on est atteint, le branle est donné, et voilà vingt-deux voyageurs, un père de famille en tête, qui en sont à rire aux larmes, sans qu’aucun puisse bien dire ni comment, ni de quoi, ni à quelle cause, si ce n’est peut-être que Cramer Marc prétend que le nez de Simond Marc jouit d’un mouvement présumé en spirale ascensionnelle. Mais que l’on veuille bien remarquer à notre décharge qu’il en va ainsi communément. Les gros, les vrais rires, les rires à y rester, sont ordinairement les rires fous, c’est-à-dire sans objet, ou dont l’objet, par son admirable bêtise, est d’autant plus propre à épanouir la rate, qui, après tout, n’est pas le siège de l’esprit. On rit à la fois et de la chose, et de soi, et de l’autre, et de tout et de rien, et si c’est niais, sans doute, c’est royalement amusant.

Parmi cette troupe, il se rencontre des observateurs, pas beaucoup ; des naturalistes, point ; mais, par un hasard assez peu commun, des dessinateurs en quantité et de toute force, nous voulons dire de tous les degrés de force, à partir de ceux qui en sont à traduire les sites en mamelons arrondis, qui supportent trois maisons carrées, et un arbre touffu comme un peloton de fil, jusqu’à ceux qui bégayant déjà la langue du pittoresque, en sont à fendre ci et là l’âpreté d’un roc, la grâce d’une broussaille ou la perspective d’une clôture. L’air alpestre apparemment, et aussi la célébrité des sites, surtout leur accessible simplicité lorsqu’ils sont réduits à n’être que des pentes opposées qui se rencontrent au fond d’une vallée nue, ont contribué à développer ce mouvement artistique, que M. Töpffer encourage d’ailleurs du conseil et de l’exemple. Il est convaincu en effet que c’est à forger que l’on devient forgeron : que tout croquis passable ne saurait être que le cadet de mille aînés difformes ; que c’est inévitablement par une longue suite d’amusants essais que l’on parvient à se faire sa petite manière de s’y prendre pas trop mal, et qu’après tout, en rien il ne faut imiter ceux qui ne veulent pas entrer dans l’eau avant de savoir nager. Les arts fleurissent donc, et à chaque halte, huit ou dix crayons s’occupent d’enserrer sur la page d’un petit livret les sublimités des grandes Alpes. On dirait un fumiste qui met les nuages en bouteille.

Autre phénomène particulier à cette excursion-ci : nous partons un dimanche et à la mi-journée, par un ciel tout endimanché d’azur et tout frais de brise légère. D’ailleurs entière sécurité, car nous nous trouvons être à bord du Léman, ce navire sage et posé, qui ne trempa jamais dans aucune rivalité d’heure ou de vitesse ; qui d’ailleurs, replet et asthmatique, songe bien plutôt à faire tranquillement sa petite promenade quotidienne qu’à aller se mettre à courir après quelque écervelé que ce soit. Nous y trouvons grande compagnie. Un professeur, un municipal, trois grosses Allemandes, un Français rousset, des Anglaises, une société de vieilles demoiselles et quelques spécimens de ces messieurs essentiellement barbus dont, à les voir du moins, on ne devine ni s’ils sont des conspirateurs réchappés ni s’ils sont des sapeurs en habit bourgeois, des artistes célèbres, des carbonari occultes, des poètes incompris, des rabbins en voyage, des garçons fraters, de simples courtauds velus, ni quoi, ni quoi. Ce qu’il y a de sûr, c’est que notre siècle efféminé se pare avec une singulière affectation des insignes de la virilité, et que si jamais on ne rencontra tant d’âmes énervées, d’un autre côté jamais on ne vit en compensation tant de moustaches scythes et tartares, tant de barbes de charpentier, tant de visages enfouis dans des fourrures du dernier septentrional.

Parmi tout ce monde, nous remarquons une bande de jeunes touristes à havresac qui paraissent être, comme nous, au début de leur voyage. C’est un détachement de l’institut d’Oullins, près de Lyon. Dans une de leurs excursions précédentes, ces jeunes gens et leurs directeurs, MM. Chaîne et Dauphin, ont fait connaissance à l’hospice du grand Saint-Bernard avec quelques-unes de nos épopées annuelles, et cette circonstance facilite l’amical échange de propos, de récits et de renseignements qui ne tarde pas à s’établir entre les chefs des deux caravanes. Il résulte de l’entretien que cette caravane-là, hormis qu’elle se lance dans les excursions plus considérables que les nôtres, vit, se comporte, se tient en gaieté par des procédés de tout point identiques à ceux que nous pratiquons nous-mêmes : grandes marches, deux repas sans plus, hôtellerie quelconque, repos gagné, appétit conquis, plaisir acheté, et rien pour rien. En vérité, rien ne serait plus aisé ni plus agréable sans doute que de fondre en une seule deux troupes qui se trouvent avoir une si parfaite conformité de goût et d’habitudes ; par malheur, tandis que nous tendons aux montagnes, ces messieurs se dirigent sur Rome ; et par un plus grand malheur encore, tandis que nous ne demanderions pas mieux que de les y suivre, la bourse commune refuse nettement de nous y accompagner.

Insensiblement le professeur nous quitte, le Français rousset s’en va, les barbus diminuent de nombre, les vieilles demoiselles se passent l’une à l’autre une longue lunette qui, braquée tantôt sur Meillerie, tantôt sur Châtelard, barre le passage et empêche de promener ; mais, en compensation, un monsieur, aussi sourd qu’il est peu muet, se fait notre ami intime et a l’obligeance de nous instruire à fond de tout ce qu’il juge devoir nous intéresser : à savoir, les constructions qui se sont faites l’an dernier, tant à Pully qu’à Cully, le coût exact des réparations de route, et toute la statistique herbagère des Ormonds dessus et dessous. Impossible, vu l’avantage que ce monsieur a sur nous, que nous lui rendions la pareille, en sorte qu’il passe son temps fort agréablement.

Ce monsieur nous fait songer,

Car que faire en bateau, à moins que l’on ne songe ?

que sous le rapport de la généralisation des idées considérée dans ses extrêmes de plus et de moins, on peut distinguer deux sortes d’esprit : l’esprit humanitaire, qui embrasse le passé, le présent et l’avenir de l’universalité des choses, et l’esprit communier, celui de ces messieurs, par exemple, qui a pour limites dans le temps l’an qui finit et l’an qui vient, dans l’espace sa commune en long et en large. À force d’embrasser, le premier arrive communément au panthéisme, qui est, en tant que philosophie, l’océan sans rivages où planent, sans pouvoir s’y poser, ces aigles perclus de la pensée, et, en tant que religion, la foi en une divinité visible et tangible, historique et progressive, qui chemine de siècle en siècle à se connaître une fois, de faute en faute à se faire meilleur un jour, et dont on est soi-même un intéressant petit morceau. À force de rétrécir, le second arrive au municipalisme, qui est, en tant que philosophie, l’histoire de s’en passer, et, en tant que religion, le coût des cloches et l’entretien du clocher. Ni l’un ni l’autre ne correspondent, comme on voit, à l’esprit fin et à l’esprit géomètre de Pascal ; mais encore est-il, à notre avis, que le dernier s’éloigne moins de la vérité en rasant terre, que le premier ne s’en approche en volant par-delà la nue.

Dans l’après-midi, d’épaisses vapeurs se sont élevées du côté de Genève, au travers desquelles un rayon de soleil couchant se fraye un passage, et vient empourprer à l’arrière du bateau une partie de la surface du lac, partout ailleurs froide et violacée. Ce spectacle peu ordinaire attire les regards, et il suspendrait pour un moment toutes les conversations particulières, sans ce monsieur sourd qui a l’obligeance de nous continuer la sienne, en sorte qu’il passe son temps de plus en plus agréablement jusqu’à Villeneuve, où nous débarquons tout à l’heure.

De Villeneuve à Aigle, même route que l’an passé, mais par un beau clair de lune. Ce clair de lune n’empêche pas les débutants d’en avoir assez, et de marche, et de havresac surtout, au bout d’une heure. Deux ou trois même, Ernest en tête, ne tardent pas à refuser le service, et il devient à propos que des anciens leur ôtent leur charge pour la porter à leur place. Ces mêmes enfants pourtant, dans quatre ou cinq jours, partiront de Nant-Bourant pour passer trois cols et faire douze lieues dans une même journée, sans éprouver aucune sorte d’écloppement et à peine de la lassitude. Le tout est de les ménager en commençant, et de leur faire rencontrer la montagne avant qu’ils se soient harassés dans la plaine.

Nous retrouvons à Aigle notre hôte solennel et son garçon, qui n’est plus du tout chevelu. La table se dresse, mais le festin n’arrive pas, et nous en sommes réduits, pour leurrer nos voracités, à vider les carafes au son d’une pendule qui a un timbre du dernier mortuaire. Aussi Édouard pâlit comme un linceul, Ernest dort comme un enterré, Burgess soutient sa malheureuse existence en grugeant le dessert d’un Anglais qui vient de gagner son lit, et Martin Marc s’adonne envers Simond, Marc aussi, à des rires de l’autre monde. À la fin la soupe arrive solennellement, et nous nous régalons au milieu d’un grand vacarme. Ce sont des radicaux d’Aigle qui festonnent sur le pavé, en défiant les tyrans et chantant la patrie à plein gosier, signe de courage, de civisme, mais surtout de vin blanc.

Dès ici, Shall témoigne une grande fabulosité. Il ne trouve pas sa chambre, sans que pour cela il la cherche et il a perdu son sac sans que pour cela son sac soit bien loin. Une tutelle s’improvise et tout vient à point.

DEUXIÈME JOURNÉE

Partis de bonne heure ce matin, voici qu’en approchant de Bex l’on aperçoit que Shall manque à l’appel. Vite, d’Estraing et Sorbières se dévouent pour courir à sa recherche. Ils trouvent Shall fort bien portant qui, réveillé en même temps que les autres, en a pris occasion de dormir deux heures de plus. On le tire de là, et il rejoint au grand trot.

À Bex, comme nous nous mettons à table, le sommelier vient prévenir Simond Michel qu’il ait à se rendre au Châto où M. G***, son cousin, l’attend à déjeuner. C’est partie remise ; vite Michel y porte son appétit. Puis, comme nous sortons de table, le même sommelier vient prévenir Simond Marc qu’on l’attend pareillement au Châto aussi. C’est partie à recommencer ; vite Marc d’y courir. Mais il perd un beau calembour qui a lieu en son absence : Martin, vous êtes abbé (à Bex). C’est que Martin, dans son paletot-sac imperméable, donne prodigieusement de l’air à un jeune séminariste qui fait en négligé une partie de boules.

Un brave cocher est là qui conte ses malheurs à qui veut les entendre. L’Anglais, de qui Burgess grugea hier au soir le dessert, s’est engagé à lui payer cinq francs pour le conduire d’Aigle à Martigny ; mais voici que, se prévalant de la lettre du contrat, à tout bout de champ, ce particulier saute à bas du char, s’enfonce dans le fouillis, ou grimpe sur les rochers pour dessiner « tute les beautiful landscape » qui se présentent. Le cocher tire sa montre, supplie, se fâche, crie merci… Mais l’autre, sans détourner les yeux de sa landscape : « Je payé cinque francs à vos, quand vos avé pooté moi à Maatigny. » Au fond cet Anglais-là pourrait bien être un Américain.

Et heureusement encore qu’il est de ceux qui dessinent à grands coups, et le beautiful plutôt encore que le pittoresque de détail. Le beautiful, ce sont des cimes pointues, des rocs angulaires, des noyers baobabs, le tout traité fougueusement en façon de grands clairs mêlés de sombres noirceurs. Avec cela, tout croquis d’après nature fait par l’Anglais le plus malhabile ou le plus excentrique trahit toujours en quelque degré le sentiment du paysage et une naturelle aptitude à en exprimer avec énergie les traits saillants ou même délicats. Leur méthode, très différente de la méthode plus timide des Français amateurs qui, en cherchant le contour, s’embrouillent dans les détails, c’est en général d’attaquer par les ombres et de cerner ainsi les formes principales jusqu’à ce qu’elles se trouvent saillir au moyen de l’effet, au lieu d’avoir été saisies au moyen du trait. De cette façon l’impression, sinon l’objet, se trouve être rendue avec un certain bonheur, et l’inhabileté du dessinateur est mieux dissimulée.

Bex et ses environs sont d’ailleurs une contrée faite tout exprès pour l’artiste. Partout de grands et beaux arbres groupés en bouquets, ou irrégulièrement alignés le long des sentiers montants ; ici et là des rochers caverneux, des eaux avec leur riche bordure d’arbustes : du côté du Valais, une gorge majestueusement sauvage ; du côté de Genève, des plages douces, le lac, un bas et vaporeux horizon. Ce qui manque à Bex, comme partout, dans notre contrée romande, ce sont des constructions sinon ornées ou belles de lignes, comme sont les plus humbles maisons d’Italie, sinon d’un style uniforme et caractéristique, comme sont les granges, les chalets et les châteaux dans les cantons allemands, du moins pittoresquement délabrées comme sont les masures de la Savoie et du Chablais. Entre la villa proprette et la ferme soigneusement couverte et recrépie à mesure, à peine trouve-t-on quelques bâtiments abandonnés aux envahissements de la mousse, aux embrassements du lierre, aux injures du temps, cet habile faiseur de lézardes, de crevasses, d’éboulis ; ce rhabilleur de ruines, qui les colore de vétusté, qui les orne ou les languette, ici d’une svelte fleur, là de menus herbages ; cet artiste admirable qui empreint toutes les charpentes, toutes les murailles qu’on lui livre, de poétiques outrages, d’expressives vermoulures, de ces mille signes qui parlent à l’âme un mélancolique et savoureux langage de destruction et de renouvellement, de vieillesse écoulée et de reverdissante jeunesse, de vie éteinte et de vie qui surgit et qui recouvre ! Au-dessus de Bex pourtant, la tour de Duing présente tous ces signes ; et un propriétaire intelligent, justement M. G***, le cousin des Simond, les y protège autant et plus contre le vandalisme de la truelle et du marteau que contre les atteintes du lierre, ou contre le lent assaut des châtaigniers, dont les fortes racines soulèvent les pans séculaires, tandis que le fruit tombé des hauts rameaux, en germant parmi les moellons, les écarte. Au bout d’une heure passée sous ces châtaigniers dans la compagnie de M. G***, qui a voulu nous y guider lui-même, nous descendons le revers opposé du mont, en nous dirigeant sur Lavey. Chemin faisant, Shall jette nonchalamment des pierres dans des directions quelconques, lorsqu’un faucheur se réveille tout exprès pour lui vociférer une apostrophe tonnante. Shall, occupé de nuages principalement, ne remarque, n’entend ni ne s’étonne, en sorte que toute la bordée porte bientôt sur M. Töpffer. « Si vous saviez votre métier, lui crie le faucheur, vous n’élèveriez pas des mosieux rien que pour les enseigner à jeter des cailloux dans les regains… Dites voir ! quand j’aurai éreinté ma faux à faucher les cailloux de votre petit mosieu, c’est-il vous qui me le referez bien tant ? » etc., etc. Il y a dans la vie des moments désagréables pour l’instituteur, en voilà un, sans compter les autres.

Il faut que les eaux de Lavey aient d’éclatantes vertus, puisque, malgré l’ingrate nudité de l’endroit, elles attirent annuellement une nombreuse société de malingres. L’on dirait un terrain qu’a ravagé l’incendie et sur lequel on vient de rebâtir hâtivement, en commençant par l’auberge. Point d’ombrages, peu d’espace, et pour vue la vallée de Saint-Maurice, là justement où elle a commencé d’être pauvre et grillée. Les environs, dit-on, valent mieux que l’endroit même, et nous qui venons de quitter Bex et Duing nous en sommes tout convaincus, mais cela revient à dire que Lavey est un charmant séjour, à la condition que l’on se tienne ailleurs. Quoiqu’il en soit, la petite rue que forment les bâtiments des bains s’ouvre par une salle de bal, et se termine par une chapelle méthodiste, deux édifices qui ailleurs s’excluent ; mais c’est le propre des établissements de bains que de réunir les diaphanes et les obèses, les sanguins et les lymphatiques, les timorés boiteux et les viveurs ingambes.

Outre des agréables qui stationnent et des vicomtes qui fument, nous rencontrons à Lavey une personne de connaissance. C’est ce monsieur alsacien qui joue du flageolet, et avec lequel nous passâmes, il y a douze mois, une si agréable journée au Grimsel. Après échange d’amical ressouvenir, nous le laissons à sa cure, et, poursuivant notre chemin à l’ombre de menaçantes nuées, nous voici tout à l’heure à Pisse-Vache. Il faut que ce soit fête aujourd’hui dans le pays, car nous croisons des charretées de gaies villageoises et des endimanchés par douzaines. Le Valaisan endimanché est drôle à voir : chapeau tantôt rond, tantôt à cornes, tantôt galonné, toujours de l’autre monde, chemise rigide, souliers conformes et un beau parapluie rouge. Ainsi vêtu, il chemine, grave et cambré, tout calme de simplicité, et tout aise de bonhomie.

Halte à Pisse-Vache, où ce n’est pas un hôtel qui se bâtissait l’an dernier, comme nous l’avions cru et imprimé, mais bien une scierie, symbole spirituellement choisi de ce progrès qui assiège tout, jusqu’aux cascades. Las et altérés que nous sommes, nous ne laissons pas que de demander chopine à cette scierie, et d’emblée un brave scieur nous répond qu’il va nous servir sur la marge du torrent, où, nonchalamment étendus et les cocos tout préparés, nous attendons avec impatience de pouvoir rougir de vin l’onde trop fraîche pour nos sueurs… Au bout d’une demi-heure, le brave scieur reparaît : « Le commissaire Nicolier ne voulions pas ! » s’écrie-t-il ; et pour justifier ce refus du commissaire Nicolier, il se met à expliquer toute la législation du Valais concernant le vendage des liqueurs et spiritueux. Ceci ne nous désaltère pas du tout, aussi nous repartons enroidis, clopinant, l’estomac creux et la bouche sèche, pour éprouver bientôt ces démoralisations qu’au reste on n’évite guère à quelque heure de la journée que l’on parcoure ces trois lieues de route plate, monotone et poudreuse qui séparent Saint-Maurice de Martigny. En preuve de ceci nous dirons que M. Töpffer, par exemple, qui a bien fait vingt fois ce chemin, en est à y reconnaître ses coins à s’étendre et ses retraites où gémir, aussi sûrement qu’une haridelle de patache reconnaît les tavernes de son cocher et ses haltes à picotin. Une scierie donc manquait seule à cette route sciante, et l’y voilà.

Il est bien vrai aussi que la marche, lorsqu’une des jambes est obligée de traîner l’autre, est une sorte d’allure physiquement bien imparfaite et moralement très morne pour qui se dispose à faire à pied le tour du Mont-Blanc et une visite au mont Rose. À moins pourtant, à moins que l’exercice, que la montagne surtout, que cet assouplissement délectable qui résulte de la diversité des pentes, des terrains, des sentiers, cette élasticité alpine que développent l’approche du glacier et la vue des rhododendrons, ne viennent rendre aux membres perclus la santé et la vigueur. That is the question, et M. Töpffer y songe assez sombrement, sans pouvoir la résoudre encore. En attendant, une scierie, mieux encore que tout autre spectacle, s’assortit à ses pensers.

Nous arrivons de jour à Martigny, où chaque amateur, après avoir disposé de sa canne, s’achète une pique. Canne ? pique ? that is encore the question. Selon nous, pour le petit particulier de quinze ans, la canne est préférable ; pour le particulier de quarante ans, la pique vaut mieux. Histoire de jarret, au surplus. Quand la rotule est jeune et que le touriste en est encore à préférer les descentes aux montées parce qu’il trouve son compte à s’y lancer à la course, la pique n’est qu’un embarras. Quand, au contraire, la rotule est arrivée à l’âge de discrétion et que le touriste en est à ne plus lancer sa personne à l’aventure, la pique alors est souveraine. Elle tâtonne, elle assure, elle retient, le tout sans que le buste ait seulement à se pencher en avant, ni le bras à changer de hauteur : le poignet en serrant, en desserrant, fait toute la manœuvre, et c’est alors comme trois jarrets au lieu de deux. En outre, dans les passages un peu croustilleux, la pique est de très bon secours, si elle est bonne toutefois, chose rare. En effet, toute pique qui n’est pas faite d’un jeune arbre coupé tout exprès, mais au contraire d’une pièce prise dans le bois d’un gros tronc, n’est qu’un étai trompeur qui se brisera juste au moment où vous aurez compté sur lui, comme font les amis pris au hasard sur le gros tas, ou encore comme fait le meilleur des escabeaux, si d’ailleurs il a le pied grêle ou la jambe mal emboîtée.

Martigny est un point central où s’entrecroisent les routes du col de Balme, du Saint-Bernard et du Simplon ; aussi est-il rare qu’on y passe quelques heures sans découvrir quelque nouvelle espèce de touriste. Pendant qu’assis sous le porche ou flânant sur le seuil de l’auberge nous attendons l’heure du souper, voici venir à la file le touriste trapu, le touriste chevelu, le touriste dévalisé, d’autres encore. Le touriste trapu est simplement une large carrure qui voyage portée sur deux jambes fortes : il faut y regarder de bien près pour apercevoir fichée dans cette carrure comme un petit bouchon sur une grosse amphore, une imperceptible casquette avec deux yeux dessous. Le touriste chevelu est, ainsi que le nom l’indique, une crinière démesurée qui marche sur deux jambes grêles. Le dévalisé est un grand particulier qui, pour être plus au frais, a tout mis dans son sac, veste et culotte ; aussi, n’était sa charge, on le dirait échappé tel quel d’entre les mains des brigands. Tandis que les deux premiers, fiers de leur monstruosité phénoménale, s’attendent au regard et semblent un dromadaire de ménagerie qui, lâché dans la campagne, laisse le gamin s’approcher et le bourgeois regarder pour rien ; le dévalisé, au contraire, humble de sueur et boiteux de fatigue, donne de l’air à ces rossés de collège qui rentrent au logis décolletés et mi- vêtus.

Au surplus, ce chevelu, ce trapu, ces barbus d’hier, tant d’autres qui, rien que par plus de crin ou de stature, se font un mérite personnel et une position dans le monde, ne seraient-ils point tous ensemble une variété de sols qui n’appartient qu’à notre temps ? Sans doute, alliés à ceux d’esprit ou de caractère, les avantages naturels de jeunesse, de traits, de stature, sont aussi précieux qu’attrayants, et nous sommes fort de l’avis du poète.

Pulchrior et veniens, pulchro in corpore virtus.
 

Mais ces mêmes avantages, devenus factices, phénoménaux à force d’art, de savon ou de gymnastique ; devenus galons de vanité, épaulettes d’orgueil, insignes de distinction à force d’être mis en montre ; devenus la gloire du particulier et le tout de l’homme… rien, non, rien, ce nous semble, n’est mieux fait pour provoquer un secret et nauséabond dégoût, rien pour vous faire trouver dans un bœuf des prés, dans un âne des champs, un animal plus spirituel et plus aimable, un semblable si l’on veut, pas plus bête, mais bien moins sot que ceux-là. Ah ! fi des époussoirs habillés ! et quand donc viendra le temps où, devant le ridicule que l’opinion épargne encore à ces crinières modèles pour le déverser bien souvent sur des travers douteux ou même honorables, elles n’oseront plus se faire voir qu’à leur vraie place, dans la montre des coiffeurs artistes, entre une enseigne Piver et un flacon Macassar ! Quand viendra le temps où, tout au moins, de ces nullités velues, de ces austères de parades, de ces pattus muets qui singent l’âme forte et le génie incompris, nous remonterons jusqu’au simple fat de qui la vanité frivole et sans hypocrisie ne se passe d’ailleurs ni d’esprit, ni de grâce, ni de gaieté, parce qu’encore est-il qu’il vise à séduire tout autant qu’à paraître ! Pour nous, entre le papillon et le bouc, et en fait d’agrément, notre choix n’est pas douteux. Et puis voici la cloche du souper, adieu la morale et adieu les dégoûts !

Ohé ! souper modèle aussi ! souper monstre ! truites et grives, bécasse et chevreuil, bœuf et chamois, toutes les sauces de l’alphabet, et, comme pour relever ces somptuosités par les saveurs du contraste, de jolis plats épars où, verts et croquants comme si on les cueillait à la tige, de tout petits haricots amorcent le palais blasé, tendent de doux pièges à l’appétit pas encore défaillant, mais dégrossi et plus disposé à distinguer et à choisir… Par malheur tout ceci se consomme précipitamment, au bruit crépitant de sommeliers par douzaine et au vacarme infernal d’une machine perfectionnée. C’est une caisse en bois, un buffet tout entier, qui, à chaque service, à chaque plat, à chaque impatience soudaine d’un quelconque des douze sommeliers hâtifs, descend à grand orchestre dans l’étage inférieur, pour remonter sur l’aile asthmatique d’une vis essoufflée que fait tourner une manivelle rauque. Tant de mécanique angoisse et de soubresauts coup sur coup finissent par donner, à la lueur des flambeaux surtout, une impression de danse macabre, en sorte que quand tout est fini l’on est bien soulagé.

Le Valais est, comme on sait, en pleine régénération, et Martigny est le centre lumineux d’où rayonnent sur le pays les bienfaits d’une civilisation radicale. Aussi pensons-nous qu’il faut voir dans cette machine assourdissante, tout comme dans la scierie de Pisse-Vache, un produit et un symbole tout ensemble de ce progrès qui envahit cette contrée, et qui a visité la nôtre. Progrès assoiffé, rauque et macabre ; progrès à vous faire regretter amèrement les temps où l’on soupait sans vacarme, modestement servi par deux filles attentives, mais enfin progrès, et, sous ce rapport, chose désirable au premier chef, témoin Ernest, qui, ce soir, a pu souper tout éveillé, malgré un irrésistible besoin de dormir.

Comme nous devons repasser à Martigny dans huit jours, d’ordre supérieur, l’on décharge ici les sacs de tout ce qui n’est pas indispensable pour l’expédition du tour du Mont-Blanc, et, cette opération faite, chacun va se coucher.

TROISIÈME JOURNÉE

Nous partons aujourd’hui de bonne heure et à jeun. L’air a cette sérénité matinale qui promet une belle journée : tout au plus quelques traînées de vapeurs, qui se cherchent dans le haut des airs, nous font-elles craindre de trouver voilées les sommités dont nous allons chercher le spectacle. Plus d’abbé, du reste. Martin, pour cinq francs que lui a coûté une blouse à la mode de Martigny-la-Ville, se trouve transformé en laïque, et, faute de poche, il s’équarrit la poitrine au moyen d’un grand album inclus.

Entre Martigny-la-Ville et Martigny-le-Bourg, on ne manque jamais de rencontrer des crétinisés à choix. Cette fois, ce sont deux particuliers qui ont réuni en commun leurs facultés aux fins de conduire une vache ; mais, en vérité, l’on dirait que c’est la vache qui les mène paître. Tandis que, muets et stagnants sous leurs chapeaux à cornes, ils marchent de cette allure qui n’est ni le pas, ni l’amble, ni quoi que ce soit de définissable, la bête paraît auprès d’eux une commère accorte et bien prise, qui s’en va, en tricotant, vendre son lait aux citadins. Nous traversons Martigny-le-Bourg, et tout à l’heure nous voici tous engagés dans les pentes de la Forclaz, à l’exception de Poletti et de Canta, qui ont manqué le sentier et pris la route du grand Saint-Bernard.

Après délibération on les abandonne à leur sort, qui ne peut manquer d’être celui de rebrousser vers le déjeuner aussitôt qu’ils se seront aperçus qu’ils s’en éloignent.

Les pentes de la Forclaz, qui sont rudes à descendre, ne sont pas douces à monter. Outre que le sentier est à peine zigzagué, et que, du bas au haut, les aspects ne changent ni devant ni derrière, l’on n’y rencontre d’ailleurs l’aubaine d’aucun replat consolateur. Mais jusqu’à mi-hauteur, les noyers d’abord, les châtaigniers ensuite, défendent le sol contre les ardeurs du soleil ; et là où de bienfaisants rameaux ne se joignent pas en dôme au-dessus du sentier, on peut le quitter pour suivre le long des vergers l’ombre continue des grands arbres. Quelques touristes nous croisent ou nous dépassent, et aussi un brave homme avec son mulet chargé de deux barils ; cet homme est communicatif. « Tel que vous me voyez, nous dit-il, c’est moi que je les entretiens de vin par là-haut. À minuit je charge ma bête, et j’y grimpe pour redescendre avant la chaleur… et aussi pour avoir de la compagnie, reprend-il, car vous ne savez pas, vous autres, que dans ce creux il passe plus de gens la nuit que le jour. Ah ça ! bonsoir, et conservez-vous. »

Plus loin, c’est une bonne grosse dame qui descend aussi précipitamment que le lui permettent son âge et son embonpoint. Elle nous aborde, et de ce ton familièrement affectueux et poli qui est propre aux gens de ces vallées : « Pardon, messieurs, si je vous arrête… Ne savez-vous point de remède pour l’érysipèle ? » Nous nous regardons les uns les autres, fort embarrassés de trouver un remède pour l’érysipèle. « C’est pour notre petite, continue-t-elle, qui est tant, tant malade ! Je lui ai monté hier du sirop de gomme qui n’a rien avancé. » Survient madame Töpffer, qui dit son idée. « Eh bien, chère madame, faites-moi cette consolation de voir notre petite en passant ! Vous lui ferez du bien en attendant le médecin que je vais quérir. » C’est le cas ou jamais d’être médecin malgré soi ; en sorte que nous promettons tout ce qu’elle veut à cette brave femme, qui repart émue comme elle est, mais soulagée pourtant.

Au bout de deux grandes heures, nous atteignons le sommet du col. De cet endroit, l’on aperçoit, tout au fond d’une étroite et nue vallée, quelques grises toitures éparses sur un bout de pâturage : c’est Trient ! Aussitôt l’avant-garde d’y courir pour commander le déjeuner et en hâter les apprêts. Honneur sans doute à l’avant-garde !… mais il n’en est pas moins vrai que dès ici commencent, pour le traînard affamé, les doux moments, les croissantes joies. Sans hâter le pas, bien mieux ! tout en s’accordant désormais de petites haltes inestimables, il voit au-dessous de lui les messagers de la faim descendre à grands sauts, arriver en bas, enjamber les clôtures, couper par les prairies, et franchir un seuil… il voit une riche fumée s’élever en tournoyant dans les airs, et, rempli d’aise à ce ravissant signal, il se lève, ingambe et léger, pour ne plus se rasseoir qu’autour d’une table qui se trouve servie quand il arrive. Celui qui écrit ces lignes connaît à fond cette pratique, et, chose honteuse à dire, sans cesse, en voyage, on l’a vu préférer aux glorieuses palmes du dévouement agile les délices calculées de ce sybaritisme de traînard.

En approchant de Trient, nous apercevons une longue figure d’homme noir qui va et vient lentement sur l’aride plate-forme d’un rocher attenant à l’église. C’est le curé du lieu, un bon vieillard en soutane trouée, qui s’édifie dans un bréviaire crasseux. Que de degrés dans une même condition ! et quelle distance n’y a-t-il pas encore de ces deux curés de Cedruns, dont, l’an passé, nous troublâmes la partie de dames, à ce pauvre prêtre claquemuré entre des rocs stériles et une muraille de glaciers. Et, toutefois, peut-être que, lui aussi, quand il porte envie à la condition des opulents touristes qui passent devant sa hutte, il dédaigne à tort sa destinée, et souhaite d’échanger des biens trompeurs contre une sainte pauvreté.

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’à Trient, comme dans presque tous les endroits de vaches et de pâturages, le beurre est fort et le lait rare. Sorbières demande du kirch-wasser, on lui apporte de l’eau de cerises. C’est du kirch-muss qu’il voulait dire, cette confiture des montagnes à cerisiers. Mais ici, à peine quelques mélèzes et trois ou quatre pommes de terre frileuses qui se hâtent de croître dans le jardin du curé. Il faut donc nous contenter de ce miel blanc que font les abeilles avec le suc embaumé des fleurs alpines, et auquel la renommée a donné le nom générique de miel de Chamonix. Malgré les imperfections de ce repas, personne ne désavoue l’inestimable prix d’une ou quatre tasses de café au lait, après une marche matinale de trois heures, et, sur la proposition de M. Töpffer, l’assemblée vote à l’unanimité que c’est bien là le déjeuner classique du piéton. Sur ces entrefaites, arrivent Poletti et Canta, tout rouges de hâte et les poches pleines d’aventures à raconter. Pendant qu’ils prennent leur repas, les artistes se sont mis à l’œuvre ; d’autres s’en vont faire un feu au pied du rocher voisin, et Léonidas en pleurs cherche partout dans le pâturage son coco perdu et son numéraire envolé : c’est cinq francs.

Après le col de la Forclaz, c’est le col de Balme que nous voulons franchir. Laissant donc sur la droite le beau passage de la Tête-Noire, nous remontons la vallée de Trient jusqu’à ce que nous ayons atteint les pentes du bois Magnin ; pentes rapides, mais ombreuses, humides, zigzaguées, et où une multitude de spéculations abréviatives s’offrent aux marcheurs entreprenants. Canta les entame toutes à la fois, s’y embrouille, s’y attarde, et finit par faire la moitié de sa route pendu aux racines, à cheval sur des troncs gisants, ou rampant à plat ventre le long des gazons trop rapides. Il faut, pour spéculer, non pas seulement de l’ardeur, mais de l’expérience et du coup d’œil : alors c’est un vif amusement, et quelques-uns de nos anciens, passés maîtres dans cet art, font vraiment de très élégantes prouesses. En plaine, l’occasion de spéculer se présente rarement ; en montagne, presque toujours, et si à la précaution préalable de s’être bien orienté on unit l’intelligence des roches et des terrains, la connaissance des traces et des signes, l’instinct des approches et le pressentiment des obstacles, l’on peut sans danger s’amuser à résoudre des problèmes de communication qui autrement, en menant tout droit sur le penchant d’une arête ou sur le bord d’un abîme n’offre d’autre solution que celle de s’y jeter la tête la première si l’on ne préfère rebrousser sur deux pieds.

Au-dessus du bois Magnin la pente diminue de rapidité, et l’on s’élève sans trop de peine le long de pâturages nus qui, à gauche, s’appuient contre des sommités stériles, et, à droite, penchent vers une gorge profonde. Des vaches paissent en cet endroit, et un taureau aussi, qui se met à regarder curieusement le manteau rouge de madame Töpffer. On fait disparaître l’écarlate, tout en tâchant de se faire perdre de vue bien vite. Mais le moyen, là où il n’y a pas un arbre, pas un quartier de roc, et à peine quelques tertres très malaisés à mettre derrière soi ? En vérité, si l’on s’en tire, c’est uniquement parce que ce seigneur taureau se trouve être un bon enfant.

Un peu plus loin nous atteignons aux flaques de neige : grande joie, et vite des granités. Pour faire un granité, l’on met dans son coco une poignée de neige, force sucre en poudre, puis l’on presse dessus le jus d’un citron. Il ne reste plus ensuite qu’à brouiller le tout ensemble, et l’on obtient un breuvage de la dernière transcendance. Tant qu’il y a un citron dans la troupe, la fabrication continue; et quoique, d’après une mystérieuse loi, ce soient toujours les mêmes qui ont songé à se pourvoir de citrons, et toujours les mêmes qui n’y ont pas songé du tout, il se fait toujours, aussi par une autre loi, celle d’une camaraderie bien aimable, que chacun a sa part de granité, et que la prévoyance d’un seul sert à régaler tout le monde. Et c’est ici encore un avantage qui résulte du grand nombre de voyageurs faisant troupe commune. L’amadou est dans une poche, le briquet dans une autre, un troisième apporte sa pierre, et finalement tout le monde a du feu.

Nous sommes arrivés à Trient pas mal fatigués déjà, et l’on pourrait croire qu’après avoir gravi dès lors au soleil de midi les pentes du col de Balme, de notables symptômes de lassitude et d’écloppement doivent s’être manifestés, au moins chez quelques-uns des voyageurs. Tout au contraire, ce sont les fatigues de Trient qui ont disparu pour faire place à cet allégement, à ce ressort, à cette élastique vigueur que l’on éprouve infailliblement et de plus en plus à mesure qu’on s’élève sur les hautes cimes. Sans même s’y asseoir, sans même suspendre la marche, le repos vous y visite, et non pas ce repos qui n’est que la cessation d’une fatigue passagère, mais ce repos qui aspire à s’employer, qui demande à partir. Ernest lui-même, qui jamais encore n’avait été mis à pareille épreuve, est gaillard, dispos, vieille garde ; il marche, il saute, il gambade, mais ne se rend pas. Bien plus, M. Töpffer a retrouvé l’assouplissement et la force ; le voilà qui jouit de deux jambes équivalentes pour lesquelles cette promenade autour du Mont-Blanc ne sera plus qu’un jeu. Aussi en est-il à la prosopopée, à l’hymne envers ses chères montagnes ; aussi est-il pour la centième fois bien convaincu (jusqu’à ce qu’un beau jour l’épreuve vienne à manquer) qu’il n’y a ni mal, ni douleur, ni chagrin, ni misère, qui ne se dissipe au contact des hautes rampes, au grand air des sommités alpestres. Et comme il s’est arrêté pour dessiner, avant d’y entrer, le pavillon du col de Balme, voici Martin Marc qui accourt vers lui une écuelle fumante à la main. « C’est du bouillon gras ! crie-t-il de tout loin. L’on a eu le bonheur de tomber sur une marmite de bouillon gras, et toute la pension, monsieur, se régale de bouillon gras. »

Il y a, nous le croyons, une gastronomie louable, et il n’est peut-être pas indigne d’un homme sobre d’insister sur la friande excellence des mets simples : d’un bouillon gras, par exemple. Celui-ci, extrait de quelques quartiers de mouton, saupoudré de gros sel et servi bouillant sur ce col exposé de si près aux haleines du glacier, paraît en vérité d’une surnaturelle excellence, sans compter que l’écuelle, qui fait poêle, redonne leur souplesse aux doigts engourdis, et lance au visage de chaudes vapeurs. Quelle cuisine ! et comment oublier qu’à si peu de frais on ait pu faire un si délicieux festin ! Bien des endroits nous seront devenus chers à quelque titre pareil, et, tout vilain qu’il est, il vivra éternellement dans nos cœurs, ce Châtel-Saint-Denis, où nous tombâmes un jour sur un long convoi de gâteaux sortant du four.

Cependant, arrivés au sommet, un magnifique spectacle s’est déroulé à nos regards : à gauche, la chaîne du Mont-Blanc, tout un chaos de glaces pâlissantes, d’arêtes noires, de mouvantes vapeurs ; à droite, et sur une nue sombre et tonnante, la dentelure empourprée des Aiguilles Rouges ; au ciel, tous ces signes d’orage qui font pressentir le bienfait d’une ondée et la prochaine gloire du couchant. Toutefois notre attention n’est pas toute pour ces splendeurs, et, avec les hommes du pavillon, nous suivons des yeux deux Anglais qui se sont aventurés, contre l’avis de leur propre guide, à gagner le glacier du Tour en longeant obliquement les sinuosités d’une pente roide et rocailleuse. Bientôt l’œil ne peut plus les suivre : une lunette est dressée ; et à voir alors ces deux obstinés, qui, suspendus, père et fils, sur un effroyable abîme, persévèrent dans leurs périlleux voyage, l’inquiétude finit par devenir instante, aussi bien que gratuite. Nous quittons le col.

Mais à peine avons-nous perdu de vue ces deux fous qui bravent étourdiment de si visibles périls, que nous voici dans le cas de délivrer une femme de chambre anglaise d’un danger qu’elle ne court pas du tout. Cette bonne demoiselle s’est allée mettre en tête qu’une vache qui la regarde est un taureau qui la poursuit, en sorte que, pâle et immobile, elle en est à attendre depuis un grand quart d’heure que sa destinée s’achève. De son côté, la vache, peu accoutumée à voir des femmes de chambre anglaises prendre racine dans son pâturage, ne perd pas de vue son fantôme, et se tient prête à fuir, si seulement il lui plaisait de bouger. Sans notre venue, cette mutuelle fascination durerait encore. Plus bas, ce sont deux gros barbus français, qui, haletants, évaporés, dévalisés de tout vêtement superflu, et plaintifs de famine, montent d’un air lugubre et insoumis. « De grâce, messieurs, nous disent-ils sans autre forme de salut, mangerons-nous bientôt ? Vous voyez deux ombres. Depuis ce matin, de glaciers en cascade et pas un haricot ! » Nous annonçons à ces deux malheureux qu’ils ne sont plus qu’à trois quarts d’heure d’un pavillon où ils trouveront du pain du vin et du bouillon gras, et cette nouvelle leur donne le courage de poursuivre leur route.

Nous descendons le col de Balme à la course ; et arrivés en moins d’une heure au village du Tour, le premier que l’on rencontre sur ce revers, nous dépassons bientôt après Argentière, où les douaniers de Sa Majesté Sarde se montrent bien plus désireux de nous louer des chars que de visiter nos sacs. Mais des chars, qu’en ferions-nous ? Le ciel s’est découvert, la soirée est fraîche, et les deux lieues qui nous restent à faire nous semblent une trop courte carrière pour notre ardeur. Bien plutôt nous serions disposés à avoir compassion des troupes d’amazones et de cavaliers transis que nous devançons de loin en loin. En effet, outre que, dans ces routes étroites, l’on ne chemine à mulet qu’à la condition d’être trop éloignés les uns des autres pour pouvoir s’entretenir, l’allure de ces animaux a ses duretés, comme on sait, en sorte que, sur la fin du jour, c’est le corps enroidi et les reins brisés que l’on s’approche d’un gîte d’heure en heure plus vivement désiré. Une de ces caravanes se compose tout entière de dames : ce sont la mère, l’épouse, les sœurs et les filles des deux Anglais dont nous avons là-haut observé les prouesses. Une autre a pour chef un lord à armet, à long nez, à jambes grêles, qui, enfourché sur une mule maigre, est bien la plus fidèle représentation de don Quichotte que l’on puisse se flatter de rencontrer jamais dans ces parages.

Le Prieuré, où nous arrivons à l’heure du crépuscule, est animé par un grand concours de touristes arrivés ou arrivants, de guides, de mulets, de chèvres aussi, qui, tout en regagnant l’étable, promènent parmi la foule leurs caprices et leurs sonnettes. Nous allons descendre à l’Union, et tout à l’heure la table se dresse, d’abord pour nous, puis à la file pour une kyrielle d’arrivants. Par malheur, les plats aussi, en particulier un appétissant quartier de chamois, arrivent pour nous d’abord, puis s’en vont à l’autre bout du monde régaler ces kyrielles. Par ce procédé, nous faisons la plus triste chère du monde : de la graisse de mouton et des os de coq, sans plus. Il faut ou rire, ou se fâcher : nous prenons le premier parti, quitte à montrer nos dents longues quand viendra l’heure de payer la carte.

Oisifs que nous sommes à cette table sans mets nous profitons des instants pour bien observer le touriste pekœ. Le touriste pekœ, toujours Anglais, fait table à part avec ses ladies. Rasé de frais, parachevé de toilette, et dédaigneux de tout, excepté de sa provision particulière de thé superfin, il se partage avec une gravité égale entre le rituel de l’infusion et la lecture du Galignani, entre les minutieuses pratiques qu’exige l’intacte conservation de l’arôme et les victoires de la Chine ou les désastres de l’Afghanistan. Cependant les ladies promènent nonchalamment leurs beaux yeux bleus sur les continentaux qui entrent, qui soupent, ou qui sortent, jusqu’à ce que, le travail de l’infusion étant terminé, elles s’administrent nonchalamment aussi tasse sur tasse et tartine sur tartine. Le tout est extrêmement solennel, et vingt-six tables pekœ font certainement moins de bruit et de discours qu’un Français seulement et madame son épouse prenant un bouillon gras sur l’angle d’une nappe.

QUATRIÈME JOURNÉE

La carte à payer est excessivement modérée, presque nulle, comme le souper ; de plus, l’hôte nous fait ses excuses de nous avoir affamés au profit des survenants, qu’il a ensuite affamés au profit d’autres survenants. Il n’y a donc pas moyen de se fâcher : c’est presque toujours le cas, quand on ne commence pas par là. Un excellent et copieux déjeuner nous remet à neuf, et nous partons.

Le ciel est nuageux, les sommités sont voilées, et ceci nous aide à renoncer à la course du Brévent que nous avions d’abord projeté de faire. Quand même nous n’avons pas besoin de guide pour nous rendre à Saint-Gervais, nous ne laissons pas que d’engager ici Jean Payod pour autant de jours que durera notre excursion autour du Mont-Blanc. C’est sottise, en effet, que de se priver, pour quelque motif de minime économie de l’avantage d’avoir un guide de Chamonix ; car d’avance on peut compter que ce guide sera expérimenté, rempli de complaisance, exempt de hâblerie, décent de ton et de manières, et sachant fort bien ce que comporte sa responsabilité et comme guide et comme membre d’un corps qui tient à sa bonne réputation. Nous apprenons que, cet été, soixante hommes de la vallée ont été reçus au nombre des guides, et pas un d’eux sans avoir été préalablement appelé à faire preuve, par-devant experts, de connaissances spéciales suffisantes. Cette organisation, outre qu’elle assure aux étrangers les garanties qu’ils ont droit de réclamer de la part de ceux qui s’offrent à les guider dans les passages difficiles des Alpes, les a délivrés de ces obsessions auxquelles ils étaient autrefois en butte de la part de guides marrons une et deux journées déjà avant d’arriver au Prieuré.

Ces guides de Chamonix, parmi lesquels vivent encore toutes les traditions de De Saussure, et qui doivent principalement aux savants de Genève, avec lesquels ils ont été particulièrement en contact, l’esprit d’instruction et le tact des bonnes manières, sont, au fait, d’agréables compagnons de voyage tout autant que des guides excellents, et il faudrait être soi-même bien dépourvu de curiosité ou bien mal à propos dédaigneux pour s’ennuyer dans leur compagnie. Instruits de tout ce qui concerne les montagnes, causant bien et avec sens, comme tous les Savoyards, riches d’aventures à conter, et, au demeurant observateurs par état, il n’y a sorte d’intéressantes choses que l’on ne puisse tirer d’eux, et nous sommes de ceux qui trouveraient leur conversation toute seule achetée à très bon compte au prix de six francs par jour. À peine tenons-nous Jean Payod, que les questions lui pleuvent de vingt-deux côtés à la fois, en sorte que pendant la première demi-heure il ne sait trop auquel répondre. En attendant, il nous fait observer que dans ce moment le Mont-Blanc est voilé, non pas de nuages, comme nous nous l’imaginons, mais de neige soulevée par le vent et formant, en effet, des traînées confuses et sans contours. « Je les connais par cœur, dit-il. Il y a quatorze jours que nous avons monté au Mont-Blanc avec deux messieurs italiens. Nous étions arrivés là-haut, au-dessus de la dernière rampe, et en moins d’une heure nous touchions le sommet, lorsque, d’un seul coup de vent, quatorze que nous étions, et bien attachés les uns aux autres, nous voilà jetés bas comme des capucins de cartes, et sans plus nous voir ni rien. C’était cette même neige soulevée. On s’est relevé et, en s’arquant les deux mains posées sur les cuisses, on lui a présenté le dos, jusqu’à ce que, la première bouffée passée, vite on a profité de la minute pour redescendre. Au bas de la rampe, déjà c’était plein soleil. Mais tous nous étions aussi fournis de neige en lames, soit bourrée dans nos habits comme dans un sac, soit piquée à nos laines et à nos visages, que si nous y avions pris peine ou adresse. » Nous avons appris, depuis notre retour à Genève, qu’une ascension tentée quelques jours après notre passage à Chamonix a échoué par la même cause.

À des hauteurs bien moins grandes, et en général partout où, dans nos montagnes, l’on atteint les neiges, ou encore le voisinage des neiges, l’on est exposé à des dangers analogues, dangers qui se trouvent être d’autant plus grands pour le touriste ordinaire, qu’il est plus isolé, et qu’il ne s’est préparé ni à les affronter ni à les éluder. Perdre sa route, n’apercevoir plus ni ses compagnons, ni son guide, ni le sol même sur lequel on marche, tel est le premier et inévitable effet de ce soulèvement des frimas ; et si l’on prétend chercher sa sûreté dans une immobilité qui semble en effet dès lors forcée, cela revient à se choisir pour genre de mort l’engourdissement et le gel. Ainsi ont péri autrefois sur le col du Bonhomme deux dames sur la tombe desquelles chaque passant, aujourd’hui encore, jette une pierre en signe de regrets pour ces infortunées, et de propice augure pour lui-même. Ainsi ont péri en 1830, sur le col du Bonhomme encore, deux touristes anglais, ce même jour où une caravane des élèves du pensionnat de Fribourg y échappait maltraitée, mais sauve enfin, aux formidables assauts de l’effroyable tourmente. Ainsi nous-mêmes, au printemps de la même année, pour nous être engagés trop tôt dans les anfractuosités encore comblées de vieille neige du col d’Anterne, nous nous vîmes aux prises tout à l’heure avec une trombe formidable, et dix-neuf que nous étions, nous aurions péri tous jusqu’au dernier sans l’intrépide résolution et l’incomparable sagacité du chasseur Felizaz, notre guide, qui sut à temps encore, et en mettant à profit, pour tenter un extrême effort, le reste entier de nos forces, nous abriter derrière le sublime rempart des Fiz ! c’est une chaîne de majestueux rochers, de tours juxtaposées, qui, de leur cime altière, défient les tempêtes depuis le commencement du monde. Les Fiz ! tant que battra notre cœur, ils s’y peindront comme un symbole de délivrance inespérée, de puissante joie, de reconnaissante effusion envers la bonté d’en haut !… Pendant que nous en longeons la base, la trombe, accourue sur le sentier que nous venons de quitter, éclate, se déchire, lance en tous sens ses gerbes folles, et couvre au loin le col de ses formidables débris.

Comme on peut le croire, tant d’exemples funestes et cette alerte de 1830 nous ont rendus prudents à l’endroit des cols ; mais nous ne nierons pas que ces chances à courir, à éviter, si l’on veut, ne soient, à nos yeux, pour quelque chose, pour beaucoup dans le plaisir que nous trouvons à franchir de hautes sommités ; dans l’attrayante émotion qui nous y accompagne, si le ciel ou le vent menacent ; dans la sécurité radieuse et sentie qui nous y visite, si tout est azur au ciel, resplendissante sérénité sur les cimes prochaines et sur les croupes qui ondulent vers l’horizon. Cette année encore, peu favorisés par le temps, nous n’avons pas échappé aux orageuses nuées qui enveloppaient de nuit et de froidure deux ou trois des huit cols que nous avons passés, sans éprouver, en nous retrouvant désormais parfaitement en sûreté sur l’autre revers, des mouvements très vifs de délicieuse satisfaction. Il est de fait qu’au sortir de ces nuées-là tout vous sourit, tout vous est soleil, même la pluie, et que, rincés jusqu’aux os comme nous l’étions après avoir passé dans un même jour le col du Bonhomme et le col de la Seigne, il ne nous serait pas venu à l’esprit de n’être pas infiniment contents et très fortunés. Toutefois, nous le répétons, ce sont là des plaisirs qu’il ne faut se hasarder à goûter qu’en compagnie d’un bon guide, et après qu’on a acquis soi-même quelque expérience des us et coutumes des nuages ou du vent à un millier de toises au-dessus du niveau de la mer.

À deux pas du Prieuré, il s’agit de passer une flaque d’eau noire et bourbeuse. Alfred, qui ne fait pas usage des ponts, mesure de l’œil, prend son élan, saute, et flac, en effet… voici M. Töpffer et sa blouse neuve qui en un clin d’œil sont passés du propre au bourbeux. Autant vaudrait presque ce vermicelle dont, l’an passé, Sorbières fut arrosé par un sommelier chevelu. Vermicelle funeste ! flaque indigne ! Adieu joie, projets, fêtes et plaisirs ! Adieu toutes ces espérances que fonde un honnête touriste qui n’a pour garde-robe qu’un habit et sa blouse, sur l’éclat et la fraîcheur scrupuleusement ménagés de celle-ci ! Vraiment, comme à ces malheureux que la flétrissure et le déshonneur atteignent au début de la carrière, et qui, en se voyant la livrée du vice, ne songent plus qu’à s’en donner les plaisirs, il ne reste guère à M. Töpffer qu’à patauger dans les flaques, qu’à s’asseoir dans les marécages. Pourtant il hésite encore à prendre ce dernier parti. À la première fontaine, on le lessive à qui mieux mieux et, rincé à fond, il sèche en marchant.

Au sortir de Chamonix, nous avons quitté la route pour visiter la cascade des Pèlerins, qui jaillit des roches voisines du glacier des Bossons. Cette cascade est curieuse. Une masse d’eau considérable tombe d’abord perpendiculairement, puis, heurtant à mi-hauteur contre la saillie excavée d’un grand roc, elle repart de là pour le haut des airs, se recourbe en arc, et s’en va à cinquante ou soixante pas environ plonger dans son lit. Les débris, les pierres que charrie le torrent prennent la même route ; on les voit décrire l’arc et se briser ou rebondir au moment où ils frappent le sol. Jean Payod nous conte qu’une grosse pierre étant venue à s’engager et à se maintenir au-dessus de cette roche en saillie, la cascade perdit ce beau diadème que les étrangers viennent contempler. Mais, au bout de deux ans, une crue extraordinaire des eaux fit partir la grosse pierre, et les choses ont été remises dans l’état où nous les voyons. Du reste, pour jouir du spectacle, il faut grimper des gazons glissants et rapides qui penchent tout juste sur l’endroit où aboutit l’arc, en sorte qu’un particulier qui s’y laisserait choir recevrait une douche de bouillons et de cailloux sous laquelle en trois secondes il aurait cessé de vivre. Au moment où nous quittons la cascade des Pèlerins, une pèlerine y arrive seule avec son guide et le mulet qui la porte. C’est une jeune dame, pâle, belle, assoupie par la chaleur, qui, se laissant paresseusement balancer sur sa selle, rappelle ces lis solitaires dont tour à tour la tige flexible s’incline et se redresse au souffle capricieux de la brise.

Pour rejoindre la route sans rebrousser sur nos pas, il s’agit de passer le torrent que vomit le glacier des Bossons. Mais voici que le pont a été emporté dans la nuit. C’est le cas d’en construire un, et vite l’on se met en quête de perches, de pieux et de sapins gisants : mais l’onde furieuse se joue de tous nos efforts, lorsque apparaissent deux naturels, les mêmes probablement qui veillent à ce que ce pont soit emporté toutes les nuits. Ces deux hommes traînent à grand effort de reins un long plateau de mélèze ; en voici un autre qui survient avec une corde ; Jean Payod dresse des culées, et tout vient à point moyennant salaire. Bientôt nous avons rejoint la route et, au travers d’une haie d’incendiés qui mendient, de filles et de garçons qui offrent à vendre ici du lait, là des cristaux, nous atteignons le joli village des Ouches.

Des Ouches, on peut se rendre à Saint-Gervais par le Prarion, que nous connaissons déjà ; par la vallée de Servoz, en passant par Chède, dont le lac, jadis si éclatant de beauté, est aujourd’hui comblé de vase et de graviers ; par la Forclaz enfin : c’est un col qui s’ouvre à la droite du Prarion, sur le prolongement de la même montagne. Il est une heure après midi, et la chaleur est étouffante ; aussi l’idée de quitter la plaine pour gravir, à l’ombre des bois, jusque sur une sommité ouverte nous séduit-elle irrésistiblement. Par malheur, quatre de nos compagnons ont poussé en avant, y compris Ernest la Virgule, et il n’y a pas plus de prudence que de loyauté à les abandonner à leur sort en leur laissant ignorer le nôtre, Burgess s’offre alors à les poursuivre, à les atteindre, à les ramener sur nos traces s’ils sont peu éloignés encore, ou à prendre avec eux par en bas, en se chargeant de la tutelle d’Ernest, si, ayant déjà franchi le pont Pélissier quand il les rattrapera, ils ne doivent plus songer à nous rejoindre. L’offre de Burgess est acceptée, et nous voici gravissant à travers prés, le long d’un ruisseau tari, mais à l’ombre des aunes qui croissent sur ses bords.

Rien ne donne soif au voyageur comme un ruisseau tari. Ces graviers où se voient des signes récents d’onde fraîche et courante lui portent au gosier, et il se sent pour boire une brû-lante ardeur. Telle est notre situation lorsque d’Estraing, Alfred et d’autres éclaireurs qui viennent de déterrer une basse cabane ensevelie sous un massif de grands arbres se mettent à crier à tue-tête : Du cidre ! du cidre ! En un clin d’œil la cabane est envahie. Ce cidre est dur, acide, sauvage, mais, mêlé avec de l’eau, bu sur place à deux heures après midi, par un soleil d’août, et à côté d’un ruisseau tari, il se trouve être comme le bouillon gras du col de Balme, un cidre modèle, un cidre nectar, un cidre à illustrer l’endroit et à le faire marquer sur la carte. Il y a du lait aussi, et plusieurs qui hasardent le mélange s’en sont trouvés mieux probablement qu’ils n’auraient fait de lait pur, et non coupé par ce vinaigre. Il y a du pain aussi, mais intraitable, immordable, absolument pas distinct d’un quartier d’écorce de sapin, et beaucoup plus dur. Des blés pourtant, des seigles croissent sur ces montagnes, mais pour l’exportation, pour la vente ; et à ceci l’on peut reconnaître la pauvreté sévère de ces bonnes gens, que, déjà privés de viande, ils ne connaissent d’autre pain que ce dur amalgame de graines grossières. En Suisse, dans des vallées toutes semblables à la même élévation, jusque sur la lisière des glaciers, nous trouverons une population de montagnards qui, communément approvisionnés de viande salée, trempent d’ailleurs dans leur soupe ou dans leur laitage un excellent pain de seigle.

Au sortir de cette cabane, nous continuons de gravir la montagne le long d’un sentier délicieux. Déjà l’ombre enveloppe ce revers, mais au-dessous de nous les maisons de Servoz scintillent des clartés du soir, et, vis-à-vis, les Fiz, Anterne, Pourmenaz, les crêtes déchirées du Brévent s’empourprent à l’envi. Majestueux spectacle, tranquillité radieuse, impressions sublimes… Par malheur, éparpillés et à l’œuvre, nous n’en avons que faire. L’on vient en effet de s’apercevoir que toute cette montagne n’est qu’un jardin rempli à perte de vue de framboises et d’ambresailles en pleine maturité. En pareil cas tout gouvernement est dissous ; il n’y a plus ni berger ni chien, mais seulement des chèvres éparses en haut, en bas, dont chacune broute aux touffes, allant de l’une à l’autre, et si bien et si loin que tout à l’heure M. Töpffer, demeuré parfaitement seul, ne sait mieux faire que de s’asseoir sur l’herbe pour croquer à sa façon les roches de Pourmenaz et les cabanes de Servoz au pied desquelles serpente la Dioza.

Au-dessus de cette Forclaz-là, on trouve un petit plateau cultivé où croupissent, dans un terreau pétri sous les pas des bestiaux, deux cabanes plutôt encore habitées qu’habitables, silence absolu, solitude entière ; des carbonari pourraient vivre là parfaitement oubliés des carabiniers royaux. Au-delà la vue s’ouvre sur la vallée de Sallanches, où reluisent, au milieu de prairies boisées, les sinueux contours de l’Arve. Mais bientôt on perd de vue ce spectacle pour descendre et remonter ensuite les flancs d’une fissure profonde, qui court du haut en bas de la montagne. De cet endroit l’on voit les Cheminées des Fées. Ce sont de naturelles pyramides dont on trouvera ci-contre le portrait. Quelques-unes sont décapitées, d’autres sont en train de se former, et voici comment la chose se passe. L’eau du ciel frappe, délaye et entraîne incessamment la terre sablonneuse qui forme les deux côtés du ravin ; mais là où elle rencontre un maître roc, elle mine tout autour sans pouvoir rien sur la place qu’il recouvre et protège. De cette façon, le roc se trouve bientôt sur une sorte de tige, et l’on dirait un colossal champignon. Avec le cours des années et des eaux, cette tige s’allonge indéfiniment, jusqu’à ce que, devenue colonne, un beau jour elle chancelle, s’incline et croule écrasée sous son propre chapiteau.

Au delà de cette fissure, l’on commence à redescendre le long de couloirs rapides et poudreux, qui serpentent entre les troncs rapprochés de hauts sapins. L’ombre ici, c’est une nuit chaude et étouffée, tant les branchages entrelacés, tout en arrêtant jusqu’au jour lui-même, arrêtent aussi l’air et la brise ; au bout d’une heure, l’on débouche dans une belle prairie, tout à côté du village de Saint-Gervais, et, d’un saut, l’on se trouve aux bains. Nos cinq camarades y sont arrivés heureusement, et plus heureusement encore ils ont rencontré à Servoz M. C… et le professeur D…, qui, partis de Genève ce matin, et croyant nous joindre à notre descente du Brévent, se sont acheminés sur le Prieuré. Ainsi donc, sans la circonstance fortuite et excessivement rare d’ailleurs de notre séparation en deux corps, le projet de ces deux messieurs échouait, et nous serions repartis nous-mêmes demain matin sans avoir eu la charmante surprise de leur visite.

La soirée, comme on peut le croire, se ressent de l’événement, et le souper aussi qui se termine en négus, à l’infinie satisfaction des régalés. Le négus, c’est mieux encore que le bouillon gras, mieux encore que le cidre et le verjus, la boisson sans pareille du piéton, alors surtout que, sa tâche finie et son souper terminé, il ne lui reste plus qu’à prolonger en récréatives causeries ce crépuscule de la veille qui aboutit aux ombres du sommeil.

CINQUIÈME JOURNÉE

Nous avons eu un moment l’intention de gravir aujourd’hui le mont Joly ; mais des nuages accumulés ce matin autour des cimes, et surtout le désir de passer dans la compagnie de MM. D… et C… une tranquille et oisive matinée, nous font renoncer à ce projet. D’ailleurs il y a des noms de montagnes qui attirent, qui enlèvent : le Géant, le Jorasse, le Grammont encore et le Brévent aussi, mais le mont Joly !… c’est un nom par trop bourgeois, et l’on s’accommode de n’en pas gravir les pentes, tout comme l’on se passe de monter au clocher pour y voir Pierre le sonneur ou Jacques le marguillier.

Les vallées et les cimes des Alpes de Savoie n’ont pas, comme celles des cantons allemands, de ces noms âpres à entendre, âpres à dire, mais expressifs de sons et de sens, et constituant, au moyen de terminaisons génériques, comme une classification naturelle des objets ou des formes auxquels ils s’appliquent. Ces horn, ces bach, ces thal, précédés de leur caractéristique pittoresque, comme Finsteraarhorn, Wetterhorn, Matterhorn, Faulhorn, comme Giesbach, Staubach, Kanderthal, Simmenthal, conservent à la géographie suisse, même réduite à son simple vocabulaire, une vive et poétique empreinte des lieux, quelque chose aussi de leur uniforme, mais grandiose sévérité. Le Mont-Blanc lui-même ne porte pas un nom frappant ni distinctif, tandis que la Jungfrau, vierge si longtemps des atteintes de l’homme, éveille déjà l’imagination, et se revêt pour elle de charme et de mystère rien que par le nom qu’elle porte. Autour du Mont-Blanc, quelques sommités ont été baptisées plutôt avec bonheur que d’une manière poétiquement significative : ainsi l’aiguille de Dru, d’Argentière, le Tacul, les Charmoz ; mais le Goûter, mais le Taconnay, les Bossons, le Lachat, sont des termes sans grandeur, et le Bonhomme n’est qu’une ironique désignation appliquée à une montagne qui est dangereuse à passer ; ou plutôt, car on montre au voyageur la forme d’un rocher à laquelle les gens du pays appliquent ce nom de Bonhomme, c’est ici une de ces gaietés linguistiques qui ne sont point rares à rencontrer dans le vocabulaire des monta-gnards. Quelque apparence comprise ou saisie par eux sous un côté comique reçoit un nom drôle qui perpétue la tradition, qui s’étend à la montagne, qu’adoptent les géographes, et il se trouve à la fin que c’est Alexandre le Grand qui s’appelle Jeannot, ou Cléopâtre qui se trouve inscrite sur les cartes sous le nom de Nanette. Mais, quoique ces accidents de dénomination se rencontrent tout aussi bien dans le vocabulaire suisse que dans le vocabulaire savoyard, il n’en est pas moins vrai qu’aux signes des choses se peint le génie des peuples. En Savoie, les noms des sommités sont familiers, patoisés, uniquement pratiques. Dans le Hasli et dans la chaîne bernoise, ils sont poétiques, hardis, et ils semblent inspirés par la contemplation bien plutôt qu’inventés pour guider le voyageur ou pour la commodité du marchand forain.

Notre déjeuner de ce matin est gentleman, moka et scientifique plus que de coutume. Il s’agit des nébuleuses, des aérolithes, et aussi de ces blocs erratiques sur lesquels s’exercent depuis si longtemps la curiosité des amateurs et la sagacité des géologues. Prise par ces côtés phénoménaux et mystérieux, la science, il faut l’avouer, est infiniment amusante, instructive même, pour peu que ce soit un savant aussi profond qu’aimable qui vous en ouvre familièrement les plus jolis tiroirs, pour en mettre à votre portée les plus brillants échantillons. Par malheur Martin Marc et Simond Marc aussi étant venus à se regarder, adieu nébuleuses, blocs et moraines ; le branle est donné, le désopilement s’opère, et les rates se dilatent au sujet de cette spirale ascensionnelle présumée dont il a été question. On se lève de table et l’on va visiter les particularités de l’endroit.

Les bains de Saint-Gervais, séjour de malingres communément très bien portants, sont d’ailleurs tout autrement agréables à voir que ceux de Lavey. Depuis la retraite de M. Gonthard, on a agrandi les bâtiments, embelli les abords, creusé un lac et posé des balançoires ; mais on n’a remplacé par rien d’équivalent l’originale et comique royauté de M. Gonthard lui-même, cette quotidienne gaieté qu’entretenaient également et ses colères, et ses caprices, et ses artistiques fantaisies, et ses propos pâteux comme son organe, fins comme son regard, de côté comme toute sa personne. Aujourd’hui l’on n’y a plus affaire qu’avec des valets gagés d’une administration gagée, qu’avec les subalternes indifférents d’une royauté invisible. Du reste, même fraîcheur quelquefois trop crue, mêmes pentes pour sortir de cet entonnoir, même nature aussi, ici agreste, là sauvage, plus haut sublime, partout admirable. Et nous serions ingrats si nous n’ajoutions pas que, personnellement, nous y sommes traités comme du temps de M. Gonthard, c’est-à-dire pour peu d’argent, tout à fait bien.

Vers le milieu du jour, M. G… nous fait ses adieux et nous partons tout à l’heure avec M. le professeur D…, qui s’est décidé à nous accompagner jusqu’à Nant-Bourant. M. Töpffer pourvoit ici la caravane d’un mulet de secours et d’un guide surnuméraire. Ce guide surnuméraire se trouve être une sorte de radoteur grisâtre, usé comme un vieux chapeau, fêlé comme un timbre fendu, et qui va au doigt comme une pendule arrêtée. Sept heures ou midi, blanc ou noir, oui ou non, c’est comme on veut, au désir des personnes, au gré de la société. Nous le recommandons aux touristes qui craignent la contrariété, comme à ceux qui font cas d’une souriante et docile imbécillité.

Nous l’avons dit, hormis d’un seul côté, l’on ne sort pas de ce vallon des bains sans gravir des pentes roides. En particulier, lorsqu’on veut s’élever jusqu’au village de Saint-Gervais sans suivre les contours de la grande route, il faut prendre par un petit traître de sentier qui a beau être ombreux et fleuri, au bout de cent pas le plus refroidi des particuliers se trouve rincé de sueur et ruisselant comme un parapluie. On devrait envoyer là tous les rhumatismeux, tous les cutanés, tous ceux de qui les pores fermés ou mal ouverts ont besoin d’être élargis et transformés en tuyaux de fontaine ; en trois montées ils seraient guéris. Et, pour le dire en passant, à la condition qu’on ne brave pas ainsi rincé l’haleine froide des glaciers, ni ces fraîcheurs humides qui croupissent sous l’excavation des rocs ou sous l’ombrage à fleur de terre des longs rameaux, ces gigantesques suées sont infiniment salubres, rafraîchissantes, propres à redonner aux muscles leur souplesse et aux membres leur ressort. Tel part boiteux, mal en train, le bras de bizingue et la jambe en quinconce, qui, le bain venu, va se trouver dispos, alerte, le bras rapistoqué et la jambe toute neuve.

À Saint-Gervais, le village, il y a une boutique qui, dans la direction où nous marchons, se trouve être dernière et suprême. L’on s’y approvisionne donc de citrons, de sucre, d’eau-de-vie, de ficelle et de pain chaud. Ah ! lecteur, si vous ne devinez pas ce qu’ont d’agrément ces menues emplettes, ce que vont leur donner de valeur les heures, le dénuement, le désert, il faut que vous soyez un de ces malheureux qui, pour n’avoir jamais manqué de rien, ne savent le prix de rien ; qui, pour ne s’être jamais écartés des relais et des hôtelleries, ignorent le doux plaisir que c’est de remplir son outre à la dernière fontaine en se disant qu’on la videra dans les sables. Prévoyance, dit le proverbe, est mère de sûreté. En voyage, prévoyance est bien mieux encore mère de granités et limonades, mère des petits saucissons de poche qu’on gruge dans les haltes, mère de mille occasions de s’entre-régaler au coin des chemins ou sur la marge fleurie des ruisseaux.

De Saint-Gervais à Contamines on compte… n’importe. Le fait est que la faim nous force d’envahir l’auberge de ce dernier village, où d’ailleurs M. de la Rive entend nous régaler d’omelettes. Vermicelle funeste, flaque indigne, omelettes atroces ! M. Töpffer pousse un cri… C’est l’homme des Alpes, c’est le pâtre des Alpes, c’est ce gredin si pittoresque de tout à l’heure qui lui verse dans le collet tout le beurre fondu de ses omelettes des Alpes ! Pour cette fois, irrémissiblement graissé dans sa cravate et dans sa blouse, M. Töpffer fait la plus drôle de triste figure du monde ; c’est de l’amer, du furieux, du profondément découragé, une foule de sentiments véhéments qui se neutralisent en une ingrate immobilité. On le console, on le lessive, on se met en quatre pour apporter des adoucissements à sa situation ; mais lui, marqué de beurre fondu pour huit jours au moins, se laisse faire, se laisse dire, et cette tartine au dos lui suffit pour être encore plus inconsolable que Calypso dans son île.

Au-delà de Contamines, la contrée est inhabitée, solitaire, druidique même, à cause de la noirceur rapprochée des forêts. Cependant chaque année, le 15 août, de toutes les vallées environnantes l’on vient y célébrer la fête de Notre-Dame-de-la-Gorge : c’est la madone d’une petite chapelle acculée contre l’escarpement qui ferme ce vallon si sévère. Qu’il doit être riant alors ! Mais où donc se loge la foule des pèlerins ? Dans tout l’endroit il n’y a d’habité que la cantine de Nant-Bourant, qui est située au-dessus de l’escarpement, à l’entrée des gorges du Bonhomme. Nous y arrivons transis.

Cette cantine de Nant-Bourant est une sorte d’auberge te-nue par des Philémon et Baucis. À peine, de leurs hauteurs, ils ont vu de loin tout l’Olympe s’acheminer vers le seuil, qu’un pauvre mouton en a pâti. Il est là, immolé et sanglant, et, tout homérique qu’il soit, ce spectacle n’en est pour cela ni doux ni attrayant. Nous entrons dans la cabane : vieux, vieilles et marmots, tout est à l’œuvre, tout met la nappe ou fait cuire du mouton ; nous-mêmes, nous aidons aux préparatifs, surtout à regarder cuire, parce que ça réchauffe. Cependant les questions vont leur train, les histoires arrivent à la file, et Jean Payod rapporte de dehors la nouvelle que le ciel tire sur le beau, sauf le vent qui est au médiocre, en sorte que, pour bien dire, c’est demain soir qu’on saura le temps qu’il aura fait. Pour l’autre guide, celui de Saint-Gervais, il assure qu’il fera beau, et il assure aussi qu’il fera mauvais, comme on veut, au goût des gens, à la convenance des personnes.

À la fin tout est prêt et nous sommes introduits dans une salle à manger où pendent à la muraille tous les quadrupèdes de l’arche, gravés dans le temps et enluminés conformes. Entre ces quadrupèdes, des saints et des saintes, un crucifix, et puis cette grande page sur l’Éternité qu’on trouve dans presque tous les cabarets de Savoie, pour rappeler aux buveurs qu’ils ne boiront pas toujours. Outre ces ornements caractéristiques, une horloge de la Forêt Noire sonne le temps d’une voix grave, lente, solennelle, et par deux, par trois fois à chaque heure, à chaque quart, avec une importune instance, comme pour dire que le sépulcre est proche et que la mort s’impatiente. Au surplus, est-il possible de méconnaître dans ces images, dans cette sonnerie, dans ces quadrupèdes demi-fabuleux, d’humbles, mais significatifs emblèmes de Dieu, du temps, de l’univers, de ces trois centres de poésie vers lesquels gravitent en tout temps l’esprit et le cœur de l’homme ; et n’est-il pas curieux, intéressant, que pour satisfaire aux besoins de ce primitif instinct, de petits marchands forains aillent porter jusque dans les chaumières les plus écartées de ces montagnes des enluminures de fabrique et des horloges de la Forêt Noire !

Le souper est exquis suffisamment, la couchée laborieuse, mais tout vient à point, les puces aussi. C’est la coutume des puces dans ces montagnes que d’affluer dans les cabanes pour s’y jeter de préférence sur toute chair fraîche qui entre : l’on en attrape jusque sous les rocs où les passants ont l’habitude de s’arrêter quand le soleil cuit ou quand le ciel gronde, et le tout constitue cette théorie du kangourisme que nous avons exposée dans la relation du voyage de 1837.

SIXIÈME JOURNÉE

Jean Payod, dès trois heures du matin, fait la tournée des grabats et réveille ceux qui dorment « Il faut partir, » dit-il. Le temps cependant est loin d’être au beau : de lourdes nuées pèsent sur le flanc des montagnes, et l’aube humide et froide présage une terne aurore. Mais guides et gens s’accordent à dire que le ciel s’éclaircira plus tard, et qu’en tout cas nous avons le temps de passer le Bonhomme sans crainte et sans hâte. Lorsque guides et gens sont d’accord, le mieux, c’est d’aller son train. Nous nous mettons donc en route après avoir pris congé de M. D…, qui nous quitte ici pour redescendre à Genève.

À cette heure, par ce temps, et à jeun presque, que c’est morne, hélas ! de s’acheminer contre des gorges vides et des pentes nues ! C’est alors qu’on se replie sur soi-même, et que l’on s’interroge sur la qualité du plaisir que l’on s’est choisi. Mais ce plaisir, l’on n’est plus libre de le planter là, il faut aller, il faut poursuivre, et c’est en quoi consiste l’heureux, le souverain de la chose. Un peu de marche, tout s’éclaircit ; un peu de soleil, tout s’illumine ; un coup de tonnerre, tout tressaille ; au bout d’une heure, tout est redevenu, quels que soient les caprices du ciel, ou bien quiétude, ou bien réjouissance, ou bien encore aubaine d’alarme, d’aventure, dans tous les cas, impression, mouvement et vie. Toutefois une cascade qui grouille par-là ne nous produit, pour l’heure, aucune allégresse. On nous montre le mont Jovet, le Plan des Dames, l’endroit où ont péri les deux Anglais ; tout cela encore nous laisse sombres et engourdis, lorsque tout à coup Jean Payod : Un chamois !… En effet, un chamois qui s’était approché d’un troupeau de chèvres vient de nous apercevoir, et, reparti bien vite, il traverse en cet instant une rampe de neige toute voisine de nous. Adieu alors les torpeurs ; on accourt, on s’arrête, et voici tous les yeux braqués sur l’agile animal, qui, la tête haute, le poitrail en avant, les jambes reployées, fuit par bonds précipités et disparaît tout à l’heure derrière une roche avancée.

Ce spectacle est fort rare, et c’est sans doute ce qui en fait le merveilleux. Depuis que nous voyageons dans les Alpes, c’est la seule fois qu’il nous soit arrivé, sinon de rencontrer, du moins de discerner nettement un chamois libre. À la vérité, les guides, qui, par la connaissance qu’ils ont des mœurs et des habitudes de ces animaux, savent d’avance sur quelle place il faut diriger son regard pour être presque sûr d’en voir, signalent assez souvent ou bien un chamois isolé qui regagne les hauteurs, ou bien, le matin surtout, des chamois en troupe qui, couchés à l’ombre des premiers escarpements de glaces, demeurent là jusqu’à ce que le soleil, en les y atteignant, les ait contraints de déloger ; mais il faut, pour voir ces choses-là, des yeux de guide, quand déjà, pour le guide lui-même, ce sont moins encore les individus qu’il discerne, qu’une rangée de points noirs qui lui paraissent à certains signes devoir être des chamois plutôt que des débris de rochers. Du reste, ils ne s’y trompent guère, et si, comme nous le fîmes une fois en montant du côté de Grindelwald, la petite Scheidegg, l’on veut bien attendre jusqu’à ce que le soleil soit venu frapper la place où sont les points noirs, en les voyant disparaître tout à l’heure, et cette place se nettoyer entièrement, l’on a la preuve que chaque point était bien un chamois se dorlotant sur la glace nue.

Voici encore une histoire de chamois. Dans cette expédition du col d’Anterne dont nous avons parlé plus haut, et au plus fort de notre alarme, deux chamois qui ne s’attendaient pas sans doute à être inquiétés ce jour-là par des survenants prirent la fuite à notre apparition. Préoccupés que nous étions du soin d’échapper à la tourmente, nous ne les vîmes pas même, mais Felisaz, notre guide, les vit parfaitement, et, armé qu’il était de sa carabine, il jeta sur la neige le petit touriste qu’il portait sur son épaule pour se lancer à leur poursuite, lorsque, presque aussitôt, l’idée du danger que nous allions courir s’il nous quittait un seul instant se présentant à son esprit, il remit le touriste sur son épaule et continua de nous guider. Ceci est un beau trait dans la vie de Felisaz, car il était chasseur de profession, et, pour cette sorte d’hommes, le comble de l’héroïsme, le sublime du sacrifice, c’est de s’être laissé ainsi braver par deux étourdis de chamois, sans les avoir poursuivis jusqu’au plus haut des hauteurs, guettés trois jours et abattus l’un ou l’autre.

Nous avons en vue le Bonhomme : c’est cette aspérité rocheuse qui, dans le dessin que nous donnons en tête de cette journée, rompt la ligne de la dernière montagne que l’on voit à gauche. Selon les guides, madame Bonhomme est comprise dans cette aspérité ; ils l’y distinguent parfaitement. Au bas de cette montagne, dans le creux, on en atteint le sommet du premier col, qui est séparé du second par la traversée. Cette traversée, le plus dangereux endroit du passage dans leur mauvais temps, est un sentier en corniche qui coupe obliquement des pentes plutôt sauvages que bien terribles à voir. Avant de s’y engager, l’on admire en se retournant une vue d’un grand caractère. C’est, dans un encadrement de rochers, les contreforts du Mont-Blanc, dont les majestueuses arêtes se découpent de profil les unes sur les autres, et tandis qu’en face le Buet élève dans les cieux son dôme argenté, tout près, le lac Jovet coupe du tranquille niveau de son eau profonde les lignes tourmentées d’une montagne sourcilleuse. Il faut que le contraste soit par lui-même une belle chose, car l’on ne saurait s’imaginer combien paraît agréable et frappante en même temps la paix de cette surface azurée, au milieu des déchirements sans nombre qui l’entourent de toutes parts.

À mesure qu’on chemine, la nudité des aspects va croissant ; bientôt l’on ne distingue plus dans tout l’horizon ni une forêt, ni un arbre, mais seulement des chaos de sommités chenues dont les bases sont masquées par les croupes les plus prochaines de la montagne que l’on parcourt. Deux aigles qui planent à notre gauche semblent être les rois solitaires de ces palais déserts, et c’est un attachant spectacle que de les voir tournoyer avec une majestueuse lenteur autour de leur aire inaccessible. Pourquoi l’aigle, au lieu d’être l’emblème de l’impériale majesté, n’est-il pas celui de la liberté inattaquable, de l’indépendance au dessus des clameurs et au-dessus des atteintes, et quel rapport a donc cet oiseau, qui plane affranchi dans les déserts du ciel, avec cet être tout garroté de soins, d’inquiétudes, de dignités ou d’étiquette qu’on appelle empereur ?

Nous arrivons au sommet du col supérieur. Ici deux routes se présentent. L’une, plus facile, mais plus longue, conduit au col de la Seigne par le Chapin, et, si nous la prenons, nous allons commencer à redescendre. L’autre, plus courte et moins sûre, passe par le col des Fours ; c’est une sommité à demi recouverte de glaces, qui touche directement aux épaulements du Mont-Blanc, et tous nous sommes désireux de la choisir. Par malheur le ciel, déjà couvert de nues dès ce matin, s’est assombri de plus en plus, et les glaces justement ont une physionomie de mate pâleur qui n’est qu’à moitié engageante. On délibère. Jean Payod affirme que nous avons le temps d’escalader le col sans encombre, à la condition de décharger le mulet pour cheminer plus vite. Chacun donc reprend son sac, Jean Payod tire sa bête, et nous voici tout à l’heure rampant le long d’affreux rochers, sous le dais sévère d’une nuée qui n’est qu’à quelques toises au-dessus de nos têtes. À mi-chemin les flaques de neige, et au sommet un plateau de glace irrégulièrement découpé. Ce spectacle a sa beauté, mais il est saisissant de tristesse et d’abandon, et, en vérité, l’on est bien aise d’être vingt-cinq pour en jouir, plutôt que d’avoir à le contempler tout seul assis au frais sur un bloc de névé. Du reste tout est voilé du côté du Mont-Blanc, et nous n’avons en vue que les sommités qui, comme celle où nous sommes, se trouvent dans ce moment encore au-dessous du dais de nuées. M. Töpffer avait compté faire déballer les vivres sur le col, et ce n’est pas l’appétit qui fait défaut ; mais ce dais lui fait ombrage ; d’accord avec Jean Payod, il donne bien vite le signal du départ.

La descente sur ce revers est d’une rapidité si grande que, sans la nature du sol, qui est un terreau ardoisé et ramolli par la souterraine filtration des eaux, elle paraîtrait à la fois longue et difficile, mais comme un replat ne manque pas de s’y former à chaque pas sous le poids de votre personne, vous pouvez vous y lancer à grandissimes bonds sans crainte ni de chute, ni de heurt, ni d’entorse, et c’est un plaisir du ciel. Il est si rare de faire quatre lieues à l’heure ! si rare de s’imaginer, soi père de famille, qu’on vole comme un simple étourneau ! Mais, de bonds en bonds, voici que nous arrivons à un couloir de très malsaine apparence, et Jean Payod de crier halte de toutes ses forces. L’on fait halte et l’on coupe sur la gauche : autre système. De ce côté-là, de gros quartiers de rocher détachés des hauteurs bondissent à qui mieux mieux : c’est très beau, mais malsain tout autant. Alors M. Töpffer braque sa lunette sur l’endroit d’où ces rocs paraissent se détacher, et l’on y découvre un chasseur de marmottes qui n’a voulu que se faire apercevoir, tout en nous procurant l’amusement du spectacle. Cet homme noir, barbu, sauvage, habillé d’une culotte et d’un bout de ficelle, forme, y compris les deux aigles, les trois seuls particuliers que nous ayons rencontrés depuis Nant-Bourant. Pendant qu’il continue son jeu, nous retrouvons le sentier, et déjà les plus lestes, parvenus aux pâturages, y courent éparpillés, tandis que les plus philosophes se sont arrêtés devant un rocher à fleur de terre sur lequel est grossièrement gravé en lettres onciales le nom d’Alisy Penay.

Alisy Penay, votre souvenir passera à la postérité ; et, plus heureux que ces pharaons dont le cartouche, tracé en caractères hiéroglyphiques sur le jaspe de la chaîne libyque, défie l’inutile sagacité des plus doctes Champollions, votre nom, aussi clair que l’alphabet, impérissable comme lui, traversera les siècles et voguera sur les âges !… Mais encore, qui est Alisy Penay ? Nous n’en savons, on n’en sait absolument rien. Quelque maçon peut-être qui, s’en retournant au pays, aura employé les loisirs d’une halte et la pointe de son ciseau à se sculpter une durable immortalité, ainsi que les écoliers, de la pointe de leur couteau, se gravent sur les pupitres de classe ou sur les bancs des promenades une notoriété éphémère…

Ce qu’il y a de certain, c’est que, du plus au moins, tout homme ressent ce mystérieux instinct qui a guidé le ciseau d’Alisy Penay, celui de s’inscrire en quelque endroit, celui d’attacher quelque part la marque de son passage sur la terre ; et, à notre avis, ce n’est pas tant là une des mille formes de la vanité humaine, comme c’est le naturel essor d’une des secrètes aspirations de l’âme, de sa soif de vie et de durée, de son horreur de l’oubli et du néant. Aussi sommes-nous disposés à voir dans le voyageur qui charbonne son nom sur les parois d’une grotte écartée, non pas tant un sot, non pas même un vaniteux qui se propose la risible satisfaction d’une célébrité de muraille, mais bien plutôt la créature mortelle qui leurre comme elle peut sa légitime avidité de vivre, d’être présente sur la terre, d’y être l’objet d’un signe, d’un regard, alors même qu’elle sera absente, ou alors même qu’elle ne sera plus. Ou bien, pourquoi verrait-on ceux que la raison, que le bon goût, que la vanité elle-même, celle de ne s’associer pas aux pratiques de la foule, ne détourne pas d’imiter Alisy Penay, se choisir souvent, pour y inscrire et leur nom et la date de leur passage, les endroits les plus retirés, les retraites les plus inaccessibles, les plus secrets asiles, contents s’ils peuvent abriter leur marque contre la jalouse atteinte des ricaneurs, contents s’ils peuvent se figurer, dans le silence de leur cœur, qu’un jour, dans un temps aussi éloigné qu’incertain, un discret visiteur, amené par le hasard, découvrira la marque, s’arrêtera auprès, et, la voyant si humble et si cachée, par compassion, par retour sur lui-même, en respectera l’empreinte ? Oui, il y a là quelque chose de sérieux et de naturel tout ensemble, et s’il est vrai que beaucoup inscrivent leur nom par imitation, par sottise, un plus grand nombre encore l’inscrivent d’instinct, de mélancolie, si l’on veut, et comme pressés de conjurer d’avance par cette trace qui, toute fugitive qu’elle soit, a néanmoins la chance de survivre à l’entière destruction de leur mémoire, de dérober à l’inexorable voracité de la mort ce signe oublié de leur frêle et passagère existence !

Que si toutefois l’on veut absolument voir là une cette vanité, alors, Alisy Penay, la vôtre est aussi légitime, plus excusable peut-être que ne l’est celle de ces monarques qui font inscrire sur les monuments, sur les arcs de triomphe, sur l’airain et sur le marbre leurs noms et leurs vertus, leurs bienfaits et leurs victoires ! Car n’êtes-vous pas homme aussi et, s’il est permis à ces fastueux de s’inscrire au fronton de tous les édifices d’un grand royaume, qui pourrait vous blâmer d’avoir, à ce même effet, disposé d’une pierre du chemin ? ou encore, si comme le prétend un vulgaire dicton :

Il n’y a que la canaille

Qui mette son nom sur les murailles,

Sésostris, Aménophis, Adrien, Sévère, d’autres encore, depuis le commencement du monde jusqu’à nos jours, ne vous ont-ils pas donné l’exemple de l’y mettre, et voudrait-on que vous fussiez plus fier ou moins humble que ces conquérants des nations, que ces maîtres du monde ? Mais non, Alisy Penay, il n’y a pas rien que la canaille qui aime à crayonner son chiffre sur les rochers des montagnes, sur la robe de Memnon, au pied des Pyramides, à la voûte des catacombes, il y a encore les simples, les poètes, tous ceux aussi chez lesquels cet universel instinct qui pousse à laisser quelque signe de soi prévaut sur la fashionable réserve qu’impose le dicton.

Et il est si vrai, Alisy Penay, qu’il en va ainsi ; et il est si vrai que c’est bien là une sorte d’universel instinct que l’éducation, que les manières, que les convenances, et surtout cette vanité elle-même avec laquelle on le confond communément, répriment sans jamais le détruire, que ceux-là seuls y donnent essor sur qui ces contraintes sont sans empire, et qui réfléchissent trop peu pour s’élever jusqu’à la vanité d’être modestes : car où donc se voient inscrits aux murailles chiffres et noms propres en foule ?

Dans les écoles, dans les casernes, dans les petites hôtelleries, dans les villages, sous le porche de l’église ou de la maison commune dans les campagnes, sur le plâtre des chapelles écartées… Et pourquoi, Alisy Penay ? C’est que le peuple seul, et parmi les familles d’une classe plus élevée, les enfants seuls, c’est-à-dire ceux que rend semblables entre eux, malgré la différence des conditions, une même franchise d’âme, une même naïveté de cœur, une même absence de vanité, seuls aussi se livrent avec bonhomie à ce désir de laisser sur leur passage quelque trace d’eux-mêmes, ne fût-ce que l’énigme de leur nom et de leur prénom réduits à deux muettes majuscules. Chose curieuse, Alisy Penay, et qui prouve en notre faveur, à Herculanum, à Pompéi, sur les murailles d’écoles et sur les murailles de corps de garde, on trouve griffonnés des noms de soldats, des noms d’écoliers, et point dans les villas, point dans les cours intérieures, des noms de fashionables du temps.

Pour nous, si, réservé comme tant d’autres, si, comme tant d’autres, crainte d’encourir la sentence du dicton, il ne nous est pas arrivé de charbonner notre nom sur le plâtre ou de le graver sur les tables des hôtelleries, c’est sans dédain du moins comme sans blâme ; c’est avec amusement aussi que tant de fois nous avons considéré et lu des kyrielles d’Alisys Penays inscrits tantôt sur les murailles d’habitation, tantôt dans les grottes et dans les passages de rare ou de difficile accès. En contemplant ces kyrielles, il nous semblait, en vérité, que nous fussions en compagnie de bonnes gens, et non pas en compagnie de barbus, de chevelus, de pekœ ou de gourmés ; au milieu d’hommes sains de cœur et vivants de naturel, et non pas au milieu de froids automates mis en mouvement par les cent mille ficelles du paraître au milieu de nos semblables, et non pas au milieu d’espèces non moins déplaisantes que nouvelles ou inconnues. Et quel chapitre, pensions-nous, il y aurait à faire sur la physionomie graphique de ces noms tracés, les uns avec une gravité drôle, les autres avec un gauche apprêt, les uns décelant le loisir ou la hâte, le repentir ou la fanfaronnade, les autres solennels comme un maître d’école, vulgaires comme un parafe de courtaud, ou empâtés comme un bonjour de crétin ! Ce chapitre, il manque à l’ouvrage de Lavater, et c’est grand dommage.

À notre tour nous atteignons aux pâturages en nous dirigeant droit sur le chalet des Mottets, dont la grise toiture brille comme un point clair sur les sombres herbages du verdoyant abîme. Par malheur, un torrent nous séparait de ce chalet, et il se trouve à la fin que, plus nous avons tendu en ligne directe sur notre gîte, plus nous nous sommes éloignés, en ligne directe aussi, du seul point par lequel on peut y arriver. De là l’impérieuse nécessité de faire un à-droite qui nous approche d’un maître taureau. Léonidas le touristicule, qui a ouï dire que les taureaux craignent l’écarlate, profite de l’occasion pour agiter sous le regard de l’animal sa bourse vide qui se trouve être justement de cette couleur, et l’expérience est sur le point de réussir à merveille, quand un cri avertit M. Töpffer : apostrophe soudaine, confiscation immédiate. Maître taureau, qui voit que la provocation n’était pas sérieuse, veut bien se remettre à paître, et tout est dit ; nous jouons des jambes.

Plus loin, c’est une bergère qui part pour les hauteurs en tirant après elle son mulet chargé. Les mulets ont leurs idées encore plus peut-être que les bergères. Celui-ci entend nous considérer à son aise, et ni résistance ni coups ne sauraient l’en détourner le moins du monde. Le voilà donc qui fait trois pas, dix pas pour la bonne règle, après quoi il s’arrête, la bergère s’arrête, et il braque sur nous yeux et oreilles. Ce manège dure longtemps, en sorte que l’on jurerait que c’est lui qui mène sa meneuse, non pas à volonté seulement, mais à simple caprice. Rien n’est beau d’ailleurs, alpestrement parlant, comme ces fortes bêtes, si noires, si lustrées, si veloutées, et chez lesquelles il y a assez de grâce et d’élégance pour que leurs caprices mêmes ressemblent encore plus à une coquetterie qui rehausse qu’à une obstination qui déplaît. Avec cela, ils lâchent des ruades à faire frémir rien que d’y penser.

Nous arrivons aux Mottets. Les vivres sont déjà déballés, et il ne s’agit plus que de se chercher une salle à manger dans le pâturage. C’est très difficile, parce que le sol y est partout émaillé, non pas de fleurs, mais de cette chose dont se frottent les bramines. Enfin voici, derrière une étable qui nous abrite contre le vent, un tas de pierres non embraminés : l’une sert de nappe, les autres servent de sièges ; une organisation s’improvise, et le repas commence, plein, solennel, mélodieux d’appétit baryton, coupé de brefs points d’orgue entre le gigot qui finit et le jambon qui commence : on garde l’épaule. Tout le monde est d’avis de garder l’épaule. L’épaule est donc remballée, et c’est comme si l’on remballait pour une autre fois tout le plaisir que nous venons de prendre.

Cependant il fait horriblement froid, et ce grand glacier tout proche transit rien qu’à le voir : nous entrons dans le chalet. Mais que faire dans un chalet à moins que… Ô heureuse idée ! Ô miracle de la prévoyance ! Il se trouve que plusieurs ont apporté de Genève des flacons d’essence de négus, et le chalet peut nous fournir justement et seulement les trois autres ingrédients nécessaires : le vin, le sucre et le feu. « Mademoiselle, dit aussitôt Cailla à la femme de l’hôte, n’y a-t-il pas d’objection à faire bouillir du vin ? – En voilà une, lui répond la femme en lui présentant une marmite. » Canta bien étonné, et Murray pas du tout, qui prend la marmite, vide le vin, demande le sucre, et préside avec une rare intelligence à ces charmants apprêts. Pendant ce temps, la caravane, retirée dans une chambre basse, essaye de s’y faire du feu avec des feuilles vertes et des gaules mouillées ; elle n’obtient que des fumées atroces, au milieu desquelles Poletti s’assied sur quelque chose qui se met à crier de toutes ses forces : c’est un moutard. La femme accourt, on berce à toutes volées ; le négus entre ; cocos, verres, écuelles, pots, vases de toute sorte sont mis en réquisition, et chacun, au milieu de ce pittoresque vacarme, ne laisse pas de s’abreuver à longs traits d’un négus doux, parfumé, bouillant, incomparable. Quant au moutard, il ne dit plus rien, mais d’autres éclatent, à droite, à gauche, dans les paniers et sur les armoires ; car la maison en est pleine, et c’est l’industrie de ces gens que de les y élever à la douzaine. Voici comment ils s’y prennent ; c’est fort simple ; ils pendent le moutard à un pis de chèvre ; quand il est plein comme une outre ; ils le fourrent dans un panier, et s’en vont aux champs.

Ainsi lestés et réchauffés, nous commençons à gravir le col de la Seigne. Le sentier est facile, si l’on consent à en suivre tous les zigzags ; mais la rampe, d’ailleurs gazonnée, est roide, si l’on prétend l’escalader en ligne directe. M. Töpffer, qui vient de s’y engager, s’en repent déjà amèrement. En effet, errant à la façon d’une âme en peine, il ne parvient à fuir le vertige d’un côté que pour le retrouver de l’autre, jusqu’à ce qu’enfin il ait atteint un petit replat profondément fangeux, d’où il ne retire son pied droit qu’à la condition d’y enfoncer son pied gauche. Situation critique, assurément. On jure bien de ne pas s’y remettre, mais en attendant l’on ne sait pas comment s’en sortir. On rit bien de l’embarras, mais en attendant on a des sueurs d’effroi. Redescendre, affreux ; monter, impossible. De désespoir, M. Töpffer se décide à ramper des pieds et des mains le long du ruisseau encaissé qui alimente le marécage, et il rejoint ainsi le sentier sans mal ni douleur, mais non pas sans être bien convaincu qu’il est des cas où l’on ne se choisit pas sa façon d’aller. Tout ce replat, tout ce ruisseau, toute cette Seigne est profondément em-braminée.

Mais ce n’est pas tout. Au moment où il sort de son couloir. M. Töpffer trouve devant lui Jean Payod, qui l’a attendu tout exprès pour lui dire confidentiellement qu’il y a dans ce pâturage un troupeau de quatre-vingts taureaux… À telles enseignes, continue Jean Payod, que l’autre jour, comme je passais avec un Anglais, les plus méchants s’en sont effarouchés, et ils nous ont couru droit dessus…

– Et comment donc vous en êtes-vous tiré ?

– Un précipice n’était pas loin, on s’y est caché.

– Merci ! je sors d’en prendre. En attendant, M. Töpffer rappelle, il rallie, il donne l’ordre que, tout en surveillant le pâturage, on ne perde pas de vue le précipice, et lui-même il chemine fort inquiet. Tout à coup… non pas des taureaux, mais une nuée qui nous enveloppe et des grêlons qui nous criblent. Aux grêlons près, c’est cette nuée d’Homère qui ne manque pas d’arriver à point nommé pour dérober Pâris aux coups d’Achille, ou Mars lui-même aux fureurs de Diomède, fils de Tydée. Ainsi nous franchissons le pâturage et le col tout entier sans voir, sans être vus, et bientôt, sortis de dessous le nuage, nous voyons apparaître en face de nous l’Allée blanche dans toute sa longueur.

C’est ici une vue dont la beauté est célèbre. Nous n’en sachons pas qui présente avec plus d’imposante grandeur un plus hardi mélange de sauvage et de doux, d’auguste et de gracieux. À gauche, et escarpée de la base au faîte, l’on a la chaîne du Mont-Blanc : dômes, aiguilles, tours gigantesques, colossale architecture qui frappe autant par ses admirables proportions, par l’équilibre de ses épaulements, par la régularité harmonieuse de ses arêtes, dont les profils fuient les uns parallèlement aux autres, qu’elle plaît, qu’elle étonne aussi par ses glaces, les unes arrondies en coupoles, les autres dentelées en aiguilles et formant le long des rampes comme les festons argentés d’une élégante broderie. À droite, les cimes plus basses et les pentes plus inclinées sont verdoyantes et douces. En face, le lac Combal, des plages de gravier, des morraines ici doucement penchées, là horizontalement planes, et au-delà des pentes sans nombre qui se rejoignent au fond de l’Allée en arceaux indéfiniment plus doux, plus azurés, plus suaves, jusqu’à ce qu’enfin ils se perdent, noyés dans les vaporeuses clartés des cieux. Quel spectacle ! À la vérité, dans ce moment, les sommités les plus intéressantes, et celle du Mont-Blanc en particulier, sont voilées ; mais en revanche, et grâce à ce dais de transparentes nuées, tout, jusqu’aux rochers les plus sévères, paraît frais, diaphane, aérien, et quelques rayons égarés qui tombent ici et là sur la tendre verdure d’une prairie lointaine impriment à cette scène, d’ailleurs si auguste, comme le trait de la joie ou comme la délicatesse du sourire.

Aujourd’hui que tant de descriptions ont d’avance défraîchi ces impressions, elles ne sauraient agir avec toute leur puissance sur le touriste qui visite ces contrées. Mais que l’on juge, rien que par cet imparfait tableau que nous venons d’esquisser, de ce que durent ressentir les premiers qui, venus de Genève dans un temps où l’on ne connaissait encore des Alpes que leur lointaine apparence, se trouvèrent soudainement en face d’un spectacle si prochain, si inconnu, si extraordinaire, si sublime ! Émus de plaisir et de ravissement, ils tentèrent d’en donner l’idée, sans se flatter d’en pouvoir rendre la magnificence, et de là les tirades enthousiastes de Bourrit ; de là aussi ces éloquentes pages de De Saussure, où il tâche d’atteindre à la grandeur par la simplicité, au calme et à la majesté par le déroulement harmonieux et paisible de sa période sans pompe descriptive et sans ornement d’apparat. Mais Bourrit fit plus ; sans être artiste de profession ni même amateur exercé, il s’essaya à dessiner et à colorier quelques-uns des sites les plus extraordinaires des hautes Alpes. Ces essais sont intéressants et sous un rapport curieux. On y découvre l’enthousiasme, l’émerveillement, si l’on nous permet de dire ainsi, beaucoup plus que l’habileté de l’auteur ; et, comme il doit arriver, comme il arrive toujours aux premiers qui ressentent, à ceux qui sont relativement plus neufs, plus jeunes, plus poètes par conséquent en face d’un spectacle quelconque, les couleurs sont, dans ces dessins coloriés de Bourrit, l’hyperbole en quelque sorte de la réalité. L’on voit parfaitement que, surpris et charmé par la vivacité des teintes, principalement dans ce qu’elles présentent d’inaccoutumé ou d’étrange, et laissant de côté ou ne voyant pas même ce qu’elles présentent d’analogue avec celles dont il a l’habitude, il cherche seulement à atteindre, à force de verts brillants, de violets froids, de gris perlés, de blancs métalliques, à la splendeur des prairies, au sourd des abîmes, au mat des rochers, à l’éclat nacré des glaces. Premiers et gauches mais naïfs essais de ce grand poème qui est encore à faire.

Nous descendons la Seigne à la course, mais sans échapper pour cela à la pluie, qui nous atteint près du lac Combal. Ce lac que nous avons vu une autre fois si calme et si riant, il est à cette heure ridé, frissonnant, vrai miroir d’intempérie et d’orage. Après en avoir côtoyé la rive droite, on le traverse à son embouchure, et de là jusqu’à Entrèves, tout près de Cormayeur, l’on marche à la base ou sur le flanc d’une immense morraine. Comme on sait, chacun des glaciers qui descendent de là-haut pousse devant lui de vastes amas de rocs et de boues : c’est là ce que les géologues appellent des morraines. Par des causes qui tiennent ici à la configuration de la montagne et à la direction des couloirs dans lesquels se meuvent les glaciers, ces amas parallèles les uns aux autres barrent d’abord obliquement la vallée, jusqu’à ce que, faute de place, ils s’y unissent enfin en un seul rameau, qui, grâce à sa masse, d’un côté résiste, mais non pas sans outrages et sans déchirures, à l’assaut du glacier, de l’autre donne asile aux arbustes, aux herbes, aux chèvres, qui en aiment la rampe bossuée et les replats échelonnés. Et comme au-dessous de la couche de terre où croissent ces arbustes et ces herbes ce ne sont plus que blocs irrégulièrement entassés qui se touchent seulement par leurs angles, laissant entre eux des galeries et des cavernes, les marmottes y abondent, qui s’en font leurs appartements. Tout en marchant, nous entendons les sifflements de ces animaux, et plusieurs à notre approche regagnent prestement leurs trous.

Au crépuscule, nous nous trouvons en face du glacier de la Brenva ; c’est le plus colossal, le plus étalé de tous ceux qui descendent dans cette vallée. L’on dirait une immense tenture brodée d’argent, parsemée d’émeraudes, d’opales, d’aigues-marines, qui, suspendue aux plus hautes aiguilles du Mont-Blanc, tombe perpendiculairement sur l’Allée blanche et en balaye le fond de ses somptueux replis. Tant de grandeur, au crépuscule surtout, alors que la voix sonore des eaux semble grossir à mesure que l’ombre s’étend, alors qu’au milieu d’opaques noirceurs ces glaces seules apparaissent comme de pâles fantômes, ne laissant pas que d’effaroucher un peu l’imagination, et Mme Töpffer en est à déclarer qu’elle aime autant regarder ailleurs qu’à la tenture.

Rincés et transis, nous arrivons enfin à l’auberge de Cor-mayeur. Elle est excellente, cette auberge. Seulement la cam-pagne, c’est-à-dire la saison des bains, étant close, l’hôte n’y est plus, le barbier non plus, le boucher non plus, ni personne, excepté les quatre murs, l’hôtesse, du feu, un bon souper et trois touristes pekœ. Nous nous accommodons d’autant mieux de tout cela, que nous nous accommoderions de bien moins encore. Car nous voici dans cette situation délectable où un gite seulement, où un siège auprès du foyer, sont trouvaille de bonheur ; et quant aux vivres, cette portion intégrante de toute félicité complète, si tant est qu’ils vinssent à nous manquer, n’avons-nous pas remballé l’épaule ?

 

2° partie

 

Date de dernière mise à jour : 17/05/2021