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Voyage aquatico-historico-romantico-comico-comique dans le nord-est du 24 septembre au 5 octobre 1826 - Rodolphe Töpffer (1826 - 1827)


 

 

 


 

VOYAGES EN ZIGZAG


 

Table des matières

  • PREMIÈRE JOURNÉE
  • SECONDE JOURNÉE  
  • TROISIÈME JOURNÉE  
  • QUATRIÈME JOURNÉE  
  • CINQUIÈME JOURNÉE  
  • SIXIÈME JOURNÉE  
  • SEPTIÈME JOURNÉE  
  • HUITIÈME JOURNÉE  
  • NEUVIÈME JOURNÉE  
  • DIXIÈME JOURNÉE  
  • ONZIÈME JOURNÉE  
  • DOUZIÈME JOURNÉE  
  • TREIZIÈME ET DERNIÈRE JOURNÉE


 

Voyage Aquatico – Historico – Romantico –Comico – Comique dans le Nord-Est du 24 septembre au 6 octobre 1826 - Chalet à Gobet, Fribourg, Papiermühle, Willisau, Lucerne, Schwyz, Aegeri, Lucerne, Murgenthal, Soleure, Morat, Lausanne, Genève.


 

NOMS DES VOYAGEURS

• Madame : Töpffer

• Messieurs : Töpffer

• Th. Sayous

• Will. Turrettini

• Louis Favre

• Sayous

• Pourtalès

• J. Hulton

• Marc Vernet

• Ch. Des Arts

• Arthur Hulton

• Jules Des Arts

• Barth. Zanella


 


 


 

PREMIÈRE JOURNÉE

« Post lucem tenebrae »

« Après le beau temps, la pluie »

Vers neuf heures du matin la troupe des voyageurs susdits, brillante de santé et d’espérance, s’achemine vers le bateau à vapeur si patriotiquement nommé le Winkelried. Tous les pronostics de la veille avaient annoncé un temps superbe, et une qualité d’atmosphère remarquablement avantageuse à un voyage dans la direction du Nord Ouest ; cependant l’aspect du ciel, le 24 au matin ne semble pas réaliser d’aussi favorables espérances. Un brouillard épais cache les deux rives, une pâle lumière annonce seule la place où est le soleil, et un vent du Septentrion rafraîchit l’exaltation des âmes. Chacun arrivé sur le bateau cherche pour lui et pour son sac chéri un asile sûr, loin du monde et du bruit de la machine. L’on prend ensuite connaissance du local, l’on envisage les individus qui s’y trouvent et peu à peu l’on prend une assiette plus fixe. Plusieurs des voyageurs munis d’un livre s’adonnent à de profonds travaux ; d’autres font des spéculations extrêmement ingénieuses sur le temps qu’il fera, et discutent savamment sur la nature du brouillard qui nous environne et qu’ils assurent devoir dans peu céder à la puissante influence du soleil ; plus d’un même, y voit un signe de beau temps plus certain que tout autre : quelques-uns jettent furtivement un coup d’œil sur la salle à manger ; M. Töpffer dessine et Madame Töpffer converse avec Madame et Monsieur Zanella, qui ont bien voulu ajouter à l’agrément de notre course en nous accompagnant jusqu’à Lausanne. Tandis que leur fils regarde couler l’eau, on s’aperçoit qu’il est devenu l’objet de la curiosité, et peut-être de la funeste passion d’une jeune dame anglaise qui, les yeux presque constamment fixés sur lui, se plaît à tracer sur son sketch book les admirables traits de cet intéressant jeune homme. Fatal sketch book, qui peut prévoir les ravages auxquels tu vas peut-être livrer plus d’un cœur ! Ô sketch book ! Cruel sktech book ! Sketch book cruel ! ! ! Mais l’on se rassure un peu en voyant la dame passer à un autre objet, le jeune Arthur ; puis à deux autres objets, Messieurs Sayous ; puis à de plus petits objets encore, M. Jules Des Arts. Une inconstance aussi remarquable ne paraît à ces Messieurs, mériter que la plus profonde indifférence, et ils se déterminent à n’en pas manger une bouchée de moins au repas qui va se faire.

À peu près vers ce moment, le soleil apparemment moins puissant ce jour là que les nuages, leur cède tout à fait l’empire, et ils préludent à l’accomplissement des savants pronostics des voyageurs, par l’envoi d’une pluie fine et douce, destinée à préparer nos personnes à en recevoir plus tard une plus serrée et plus pénétrante. L’eau tamisée par la toile qui est au-dessus de nos têtes atteint un degré de finesse tel, qu’elle s’insinue admirablement bien au travers des pores de nos habits. La tête bleue du Jura perce par ci par là les nues, tout le reste de l’horizon n’offre qu’une teinte pluvieuse et uniforme. Des bateaux se détachent de temps en temps du bord et nous amènent des renforts de gens bien mouillés.

Pendant ce temps on nous a préparé un modique repas, que nous allons visiter et expédier. En nous voyant tous descendre dans la salle à manger, bien des passagers en concluent que nous fuyons la pluie ; ils ne se doutent pas qu’un motif bien plus noble, celui de pourvoir à notre subsistance, nous fait seul quitter le pont. Mais le jugement porté sur notre démarche, n’en paraît pas moins pénible à des voyageurs aussi aguerris.

Comme au précédent voyage nous avons l’occasion de remarquer que sur le Winkelried, il n’est pas d’usage de donner la moutarde avant dîner. On y donne aussi les serviettes après le repas et les couteaux au milieu. Ce qui montre que les usages sont aussi variés que les bateaux.

Remontés sur le pont le son argentin de la cloche nous annonce que nous approchons d’Ouchy. Le bateau ralentit sa marche et de légers esquifs viennent nous recevoir nous et nos sacs. Nous voguons majestueusement vers le bord, où, descendus heureusement, nous nous acheminons vers Lausanne, le sac sur le dos, la pluie dans le collet, la boue aux pieds et l’espérance dans le cœur.

Notre entrée à Lausanne est en conséquence extrêmement humide. Nous trouvons au Faucon notre char, véhicule modeste, destiné à recevoir une partie de nos sacs et de nos personnes, que l’on s’empresse d’y entasser. Après avoir pris congé de Mme et M. Zanella nous poursuivons notre route vers le Nord-Ouest. Une quinzaine de jeunes Allemands chante en chœur à côté de nous. L’harmonie de leurs voix nous fait oublier quelques instants les rigueurs des éléments conjurés contre nous.

Plus loin un dialogue vif et intéressant s’engage entre un paysan et Messieurs Töpffer, Sayous, et James.

– Ces Messieurs auriont meilleur temps de passer par le plus court chemin, qui est un sentier.

– C’est que nous avons un char.

– Ah, vous faites la commercerie.

– Oui la commercerie vient avec nous.

– Et vous parlez français vous autres.

– Comme vous voyez, et légèrement le latin, les jours ouvrables.

– Que dit-on de nouveau du côté de Genève.

– Les Russes vont faire la guerre.

– Ah, c’est que si ils aviont le dessous… Le dialogue finit là, mais cet homme devenu notre ami intime ne nous quitta plus, que le soir.

La pluie continuant à tomber, agit de la manière la plus bizarre sur nos chapeaux de paille. Elle les façonne de telle façon qu’ils ne conservent plus du tout la forme chapeau, pendant d’un côté, se redressant de l’autre sans raison connue, et affectant des formes romantico-comiques. Ceux de Messieurs Zanella et Jules Des Arts, semblables à l’arbre qui donne la myrrhe, se fondent en une gomme qui dégoutte sur leurs vêtements, et en un instant ils sont tout gommés. De là leur devise.

L’état de l’atmosphère devenant toujours plus sinistre, et les chapeaux toujours plus bizarres l’on forme le projet de ne pas prolonger la course fort avant dans le Nord-Ouest pour ce jour-là. Arrivés à Chalet à Gobet, nom aussi noble qu’énergique, les voyageurs s’assemblent autour du char pour délibérer, et l’on prend le parti de s’arrêter dans ce lieu quelque peu enchanteur qu’il paraisse (voyez ci-dessous la délibération). C’est là que M. Turrettini apprenant que le projet primitif était de pousser plus loin ce jour-là, s’écrie dans un beau mouvement : L’homme n’est point immuable ! De là sa devise.

À l’auberge de Chalet à Gobet, l’on n’est nullement disposé à nous recevoir, ce qui nous épouvante d’abord un peu. Enfin l’hôtesse se radoucit et nous offre sept lits, nombre flatteur pour treize personnes. Nous les acceptons de grand cœur, et ce n’est qu’à la vue de leur état peu rassurant que le cœur nous manque un peu. M. Arthur les appelle des lits soupçonneux, comme qui dirait suspects.

Un feu allumé dans la chambre à manger, tend, de loin (vu que notre cercle est grand) à nous sécher et réchauffer. Un bruit affreux de buveurs se fait entendre dans le bas de la maison. L’on se met à rédiger le présent journal.

Souper excellent dans son principe. Cartoffeln nicht bien reusti . M. Favre dont la devise est dulcia sunto, se ménage pour un plat de poires longiformes, mais il est cruellement déçu dans ses douces espérances. Ces poires se trouvent être extrêmement astringentes, acidulées, et perfidement séductrices. Elles s’attachent au palais avec force et lui laissent une disposition âcre. Cependant M. Favre

« Spem vultu simulat, premit altum corde dolorem. ».

(Virg. IX Cen.)

Le coucher est extrêmement hilarifié par les découvertes nombreuses que l’on fait dans les chambres. Sept des voyageurs couchent dans l’une, une modeste bouteille d’eau, et un essuie-main dont chacun peut se promettre d’employer la 7ème partie à son usage particulier, sont les principales douceurs mises à leur portée. Du reste une seule et grêle chandelle jette fort heureusement une lueur infiniment pâle sur des grabats dont l’on ne cherche point à approfondir toutes les propriétés et perfections tant internes qu’externes. M. Zanella voit bouger quelque chose sur le blanc obscur de ses draps ; l’on se rassure en voyant que ce n’est qu’une araignée. Un rire inextinguible, semblable à celui des Dieux d’Homère, s’élève de toutes les couches, et précède le silence qui s’établit peu à peu. Chacun s’endort attendant tranquillement la destinée que lui réserve son lit.

Dans cette première journée la partie aquatique du voyage domine incontestablement, puisque pour la plus grande partie du temps, les voyageurs ont été entre deux eaux. La portion historique est faible, faute de lieux abondants en souvenirs. Ce qu’il y a de plus historique, c’est le Winkelried placé à l’avant du bateau.

Quant au romantique il n’a pas manqué car : la goutte de pluie semblable à la larme de l’ami désolé tombait mélancoliquement sur l’infortuné voyageur ; la vague fuyait l’esquif vagabond, refoulant ses touffes d’écume vers le rivage, où elle venait mourir comme le dernier soupir du jeune homme dans le désert. Les vents aussi soupiraient dans la chevelure des forêts, et nous aussi nous soupirions tous, en songeant que nous n’avions point de parapluie.

Le 24, à 11 heures du soir. D’affreux cris provenant d’une rixe qui se passe dans le bas de la maison, réveillent en sursaut tous les voyageurs. Une voix prononce sur différents tons : « Dâvid donc ! Dâvid ! » Et David ne cesse de mugir.

À minuit 4 minutes, M. Zanella crie tout à coup, en s’agitant violemment : « Comment, qu’est-ce qué tu veux. » Ses camarades ignorant complètement la cause de cette brusque interrogation, font mille spéculations sur ce qui peut l’avoir produite.

Vers les quatre heures une symphonie de hiboux, puis un solo de hibou, avec accompagnement de pluie grondant contre les vitres, se fait entendre du côté de l’Est. On y distingue quelques voix de jeunes et intéressantes chouettes. Il y a dans la paroi un sifflement de vent, qui fait la partie du flageolet. Enfin au point du jour, M. A. Sayous, victime d’une rixe à laquelle il est étranger, s’écrie : « Ah la rotule ! »


 

SECONDE JOURNÉE

« Post tenebras lux »

« Après la pluie, le beau temps »

Vers les six heures le mouvement se manifeste dans les chambres des voyageurs. Chacun va vers la fenêtre interroger le ciel ; le temps paraît aussi mauvais que la veille. Toutefois l’on se met gaîment en route pour se remettre des fatigues de la nuit.

Un nouveau genre de remorque se présente aux yeux des voyageurs. C’est la remorque aux chevaux. Le but n’en est pas facile à saisir, mais le fait n’en est pas moins curieux. Un manant sur sa rosse, fait sous nos yeux des efforts inouïs et redoublés pour faire marcher une autre rosse dont la bride est attachée à la queue du premier coursier. Le pauvre paysan se consume en efforts inutiles, son indocile cheval aspire évidemment à se faire complètement remorquer (voyez ci-dessous). Il est difficile de décider dans cette occurrence, lequel est le plus ingénieux, du paysan qui s’obstine, ou du coursier qui veut être remorqué.

Bientôt on découvre un quartier de bleu dans le ciel, qui commence à faire luire l’espérance d’un temps meilleur. La route est d’ailleurs agréable : des plans de bois de sapin se succèdent les uns aux autres à perte de vue, et sont interrompus par de belles pelouses, dont le vert éclatant contraste vivement avec un ciel gris et orageux. La caravane défile avec ordre le long des forêts de sapin. Souvent quelques voyageurs y entrent et s’y égarent. Les chants de Pourtalès retentissent au loin.

Un dialogue s’engage entre un paysan et M. Töpffer :

– Jo ta que vos alla ?

– Dans le Nord-Ouest.

– Ah, vaica.

– Aurons-nous le beau temps ?

– Oh lâ non, y sy a le baro, qui est bas.

– Tant pis.

– Le baro si va mal.

Du haut d’un chemin longeant la lisière d’un bois, l’on découvre tout à coup Rue, dans la plus pittoresque position que l’on puisse imaginer. Le château domine la ville et est construit sur un beau rocher au pied duquel s’élèvent de magnifiques noyers, d’où une verte pelouse descend jusqu’à une rivière qui baigne ces jolis lieux.

La route de Rue à Romont est également pittoresque ; elle est bordée de pommiers chargés de fruits d’un goût, à les voir, sans pareil, et le respect des voyageurs pour la propriété est mis à l’épreuve la plus cruelle. L’on dit que quelques-uns se laissent succomber à la tentation. Tous soupirent ardemment après le déjeuner de Romont, dont M. Töpffer leur fait des descriptions déchirantes de vérité. Les mots de bonne tasse de café, de beurrée croustilleuse, d’œufs cuits juste à point, produisent des effets désastreux sur l’imagination avide des voyageurs, qui sont sur le point d’avaler des cailloux.

Enfin, enfin, enfin la tour, le coteau puis la porte de Romont se voient, l’on touche à l’escalier de l’auberge, l’on s’assied et l’on attend dans un état complet de béatitude que le déjeuner soit prêt, et la joie est grande, lorsque l’on voit placer sur la table treize tasses, qui vu leur grande capacité, mériteraient le nom de cuves.

Bientôt la table se couvre de mets et les susdites déchirantes descriptions de M. Töpffer acquièrent une réalité enchanteresse. Chacun fidèle à son poste remplit de son mieux ses devoirs de citoyen déjeunant, et attend le départ. Arthur et Mme Töpffer vont dessiner la fontaine de Romont, tandis que les autres voyageurs prennent les devants.

Au sortir de Romont, un autre dialogue s’engage. M. T. Sayous était à dessiner tranquillement, lorsqu’un bourgeois de Romont, d’une hauteur voisine lui crie : – Dites donc, Monsieur, savez-vous bien que vous êtes sur le plus haut pays de l’Europe. – C’est bien bon pour les fromages. – Oh certainement, il y a eu des foins cette année en bonne quantité.

Nous passons devant un couvent. M. Pourtalès se livre à de savantes discussions sur les Tartares, Kalmouks, Toungouses, sur les gouvernements de la Suisse, et sur les différentes croupes de chevaux.

Mais durant ce temps, de l’Occident accourent en foule des phalanges de nuages pesants, qui, arrivés au-dessus de nos têtes crèvent avec fracas, et envoient sur les voyageurs à pied des torrents de torrents d’eau froide. Mais d’autant plus courageux qu’aucun abri ne s’offre à eux, ils la reçoivent avec intrépidité, et marchent avec une ardeur digne des anciens temps. La pluie de gomme reparaît. Les éclairs sillonnent la nue, tous les habitants des campagnes ont disparu. La pluie a bientôt formé d’énormes gouilles dans lesquelles les voyageurs vouaffent d’un pied d’autant plus sûr qu’ils n’y voient goutte. C’est un vrai patrigot un vrai pacot.

Messieurs Favre et C. Des Arts mortellement angoissés, traînent l’aile, tirent le pied, tendent le cou, et s’administrant de mutuelles et mouillées consolations, atteignent enfin Fribourg où leurs compagnons les ont devancés, et où Mme Töpffer a fait préparer un bol de vin chaud qui réconforte, ranime, repicole , restoupe, rhabille et remet à neuf les malheureux que l’orage a presque noyés. Chacun se pourvoit d’habits secs, M. Vernet met une veste de M. Töpffer qui le fait paraître excessivement maigri. L’on s’afflige de son état par le moyen d’une affliction très hilare. Jules Des Arts se déshabille en entier et pour être plus au sec remet les mêmes habits. Favre paraît en casaque grise, costume de chasse ; Pourtalès en habit de chasse ; Zanella en habit de cérémonie. L’on s’engage dans l’agréable passe-temps d’un bon souper qui nous console de toutes nos peines : pigeons suspects, fine côtelette, du doux en abondance. Nuit assez généralement bonne. Cependant les MM. Hulton sont poursuivis par des parfums qui ne sont point ceux des pavots de Morphée.

 

TROISIÈME JOURNÉE

« Enfant de Tell, soyez le bienvenu. »

L’aspect du ciel est encore plus fâcheux que la veille. De grosses gouttes tombent lourdement sur le nez des voyageurs accourus à la fenêtre pour voir l’état du temps. L’espoir semble prêt à s’envoler à jamais de leurs cœurs flétris et mouillés. Ils se décident donc à faire un petit séjour à Fribourg en attendant une atmosphère plus heureusement disposée. M. Töpffer fait deux fois le tour de la ville pour trouver un barbier. Au retour il trouve une partie de la caravane établie et domiciliée chez un pâtissier, qui par mille artifices sucrés compromet la frugalité et l’économie des voyageurs. Lui-même, il se laisse séduire par cet enchanteur et fait l’emplette en gros d’un petit gâteau que ces Messieurs se partagent amicalement.

Pendant ce temps une partie de la troupe, commandée par Mme Töpffer gravit non sans souffler bien péniblement les 365 marches qui conduisent au sommet du clocher de la cathédrale. La construction de ce clocher remonte à plusieurs siècles, ce qui fait que les voyageurs ne sont nullement étonnés d’apprendre de leur cicérone, que ceux qui l’ont construit sont morts. Ce cicérone semble jeté dans la vocation qu’il a embrassée par un sort bien contraire ; extrêmement essoufflé par nature, l’ascension de quelques marches lui ôte tout à fait la parole, et sa seule ressource est alors d’indiquer du doigt qu’il faut monter au sommet ; pour lui il redescend. Il paraît qu’un clocher à fleur de terre serait bien mieux son affaire. Cet homme doit vivre dans un état d’irritation habituel contre ses ancêtres à qui il plut de placer leurs cloches si haut.

Une musique fort belle se faisant entendre dans l’église, nous y entrons. L’on y joue un requiem à grand orchestre. Chacun de nous y écoute avec le plus grand plaisir un morceau qui lui en a fait moins à Genève, lors du concert Helvétique, probablement parce que cette musique triste et religieuse est mieux à sa place dans l’église de Fribourg à l’occasion de la mort d’un citoyen, qu’à Genève à l’occasion d’une fête.

Un doux soleil passant au travers des vitraux de la cathédrale nous avertit des bonnes intentions du baro à notre égard, et nous jugeons à propos de nous mettre promptement en route.

À peu de distance de Fribourg un chien de race venimeuse et vénéneuse s’élance sur l’infortuné Jules Des Arts. Que va-t-il faire, fuira-t-il ? résistera-t-il ? suppliera-t-il ? Non. Tous ces moyens lui paraissent trop vulgaires : il tire son chapeau à l’animal furieux, qui déconcerté d’un procédé si peu ordinaire, prend le parti d’abandonner sa proie.

Plus loin, sous un berceau de noyers et de chênes, se voit le modeste péristyle d’une petite chapelle. Le plafond en est couvert de petits tableaux, offrandes des fidèles, et de bras ou de jambes en carton, déposés en ce lieu en accomplissement de quelque vœu pour quelque membre malade et guéri. Nous entrons dans la chapelle où deux ou trois familles de bons montagnards se rendant à la ville font en passant leur prière dans un recueillement touchant. Ils ont déposé à l’entrée leur charge, et un enfant dort tranquillement dans une hotte pendant que sa mère prie.

Plus loin dans un site magnifique se présente le château de Laupen, et l’on se retrace avec intérêt la mémorable bataille dont ce lieu fut le théâtre.

À St. Gines ; ou Neunek , déjeuner exquis, tasses microscopiques ; œufs cuits dur, beurre archimontagne, hôtesse empressée, grande consommation d’eau, prix excessivement modéré.

Après ce déjeuner se forme dans la troupe, l’association des francs marcheurs destinée à opérer une réforme dans la manière de cheminer, et à enlever d’assaut les lieues, pour ainsi dire. Les membres de cette société ne font que des pas de deux mètres pièce, et ne se permettent aucune halte avant trois lieues accomplies. Chacun comprendra l’influence que peut avoir une semblable réforme sur l’art de marcher en général. Quelques membres semblent disposés à manquer un peu à leurs engagements, mais l’on a tout lieu de croire que leur dégénération apparente n’est due qu’au zèle admirable de quelques autres qui font des pas de trois mètres.

M. Turrettini s’étant introduit dans un bois sauvage, asile des bêtes les plus féroces y fait une trouvaille philosophique. Dans ce lieu écarté il retrouve les traces de la vanité de l’homme ou peut-être de la femme, et c’est avec un étonnement grave qu’il se baisse pour relever un éclat de miroir laissé dans ces lieux apparemment par un être humain.

Par le plus beau temps du monde nous faisons notre entrée à Berne. Chacun fait toute la toilette dont il peut disposer ; M. Töpffer revêt une paire de gants jaunes, dont l’éclat resplendissant fait le plus grand effet. Madame Töpffer revêt un voile du vert le plus tendre, et tous prennent sur leur figure un air bien mis. Pourtalès apporte quelques obstacles à notre course et à l’effet que nous devons produire, en s’adonnant à de violents saignements de nez, ce qui nous oblige de faire un long bivouac au milieu de la rue.

M. Sayous a pris les devants pour découvrir et nous amener l’enfant de Tell que nous venons chercher. Il reparaît enfin le tenant par la main et c’est avec le plus grand plaisir que nous revoyons notre ancien ami Louis Zeerleder, toujours aussi grand, aussi simple et aussi bon. Nous visitons avec lui la promenade dite terrasse, jusqu’à ce que la nuit nous avertisse de songer au départ, vu la nécessité où nous sommes de pousser en avant. Notre ami nous accompagne et ce n’est pas sans le regretter beaucoup que nous le quittons quelque temps après.

Le plan de campagne demande que nous allions coucher à Hindelbank mais un homme qui passe, voyant notre caravane et ayant probablement ses vues pour nous faire coucher à Papiermühle, attaque la place par le plus petit côté en s’adressant à Arthur, pour lui faire une horrifique description des forêts que nous avons à franchir ; puis, passant à des arguments plus doux il peint des plus séduisantes couleurs la petite auberge de Papiermühle ; il repousse Hindelbank bien loin dans le Nord-Ouest et fait tant que l’on se décide à coucher dans le charmant séjour qu’il a dépeint. Nous y trouvons, sinon toutes les douceurs promises, du moins la plus précieuse de toutes, des hôtes bienveillants, empressés, et une maison fort propre.

Durant le souper, M. Pourtalès, toujours loquacieux, entreprend une savante discussion sur la distinction précise à établir entre les marmets et les crampets. Son éloquence est entraînante. À cette discussion en succède une autre sur les batz et en particulier sur les batz de Neufchâtel, qui sont en général peu en crédit. M. Pourtalès les soutient avec un rare patriotisme .

Souper mitoyen : du doux : pommes en cage d’un genre nouveau, qui donnent fortement dans l’œil de M. Favre.

Lits inégaux au nombre de 8, le premier choix appartient à ceux qui couchent à deux : sommeil généralement paisible.

QUATRIÈME JOURNÉE

« Forsan et licec olim meminisse juvabit. »

Après avoir visité la papeterie du lieu, les voyageurs se mettent en route à 6 h. du matin. Le temps paraît enfin mieux disposé à notre égard, et une agréable fraîcheur augmente nos forces locomotrices. Une route délicieuse, souvent encaissée dans les bois nous conduit à Hindelbank où nous faisons halte pour visiter le tombeau de Mme Langhans .

Ce fameux monument si l’on en excepte l’idée morale et religieuse qui est belle simple et grande, est d’ailleurs fort médiocre sous tous les autres rapports, et nous semble à tous peu digne de sa grande réputation. Dans un sujet si grand dans un moment où tout ce qui est terrestre devrait être ou détruit ou écarté, les armoiries parfaitement exécutées et conservées qui sont sur le sépulcre, ne laissent pas de refroidir un peu la chaleur du sentiment. D’autres tombeaux de citoyens notables se voient dans la jolie petite église d’Hindelbank, et une femme se charge de vous les montrer moyennant ce qu’on veut bien lui donner, pourvu toutefois que ce qu’on veut bien lui donner réponde à ce qu’elle veut elle-même. Alors elle est satisfaite, ou du moins paraît l’être.

Une heure et demie après, nous atteignons Burgdorf, où nous attend le déjeuner. Il nous est impossible de ne pas être frappés d’un étonnement un peu gai à la vue des gigantesques et cyclopéens mollets de notre hôte. Leur rotonde capacité, comparée à la grêle encolure de ceux de quelques-uns d’entre nous, amène des réflexions plus tristes sur l’inégalité des mollets ici-bas.

Cet hôte si bien partagé nous sert notre repas d’un air vraiment baillif. Café aux herbages, fait avec du foin ou thé de Suisse : excellents accessoires. M. Töpffer a le malheur de s’emmieller la main gauche d’une façon désespérante ; il emmielle en s’essuyant son mouchoir, qui emmielle sa poche, qui emmielle son habit. Heureusement l’on parvient avec des secours à arrêter là le ravage.

D’après les avis de notre hôte, tous les piétons se disposent à abréger la route, d’une heure et demie en atteignant Huttwil par les montagnes.

Cette circonstance amène une séparation douloureuse qui n’est adoucie que par le moyen d’une députation qui ayant en tête Jules Des Arts vient offrir à Mme Töpffer un bouquet de belles fraises, adoucissement à ses maux, consolation de l’absence. L’on se sépare enfin et les piétons sous la conduite d’un joli petit garçon se mettent en route pour les montagnes.

Voici en abrégé la description de la route peu connue et admirable qu’ils parcourent.

– Sentiers serpentant dans les bois, avec vue riante au travers des arbres. Encaissement de la route entre des rochers de mollasse, tapissés richement de plantes de toute espèce, et couverts par un berceau de feuillage ; en ce lieu, fraîcheur exquise et vivifiante, pente rapide, ornières profondes. – Au sortir de ce creux tout à coup lointain immense, vue de Soleure et de tout le Jura. – Bois de fayard, troncs gris, mousseux. – Ici Jules tombe et se relève plus beau que jamais. – Chète. – Halte auprès d’une fontaine restaurante. – Aperçu de Chète. – Cahiüte – Route de nouveau encaissée, puis vue sur vallons frais bien coupés et fleuris – Paisibles chalets sur le revers de la vallée. – Chète. – Bois de bouleaux, qu’il faut bien se garder de confondre avec le bois de Boulogne, encore moins avec l’eau de Cologne. – Vue d’un signal. – Chemins à cailloux pointus. – L’on atteint la grande route et l’on rejoint le char.

Nous faisons à Dürrenroth une étape dans l’unique but de nous rafraîchir au moyen d’une bouteille de vin ; le pain suit bientôt le vin, traînant à sa suite le fromage et nous finissons par faire un repas complet. Autour de nous de bonnes gens des montagnes font avec lenteur la même opération.

Pendant que l’on folâtre sur la route et que Robinson, notre coursier, tire sa charge de son mieux, la nuit descend sur les vallées et une épaisse obscurité nous environne. Les voyageurs sont séparés en deux bandes. Hélas ! un même sort leur était destiné dans cette soirée mémorable, toutes deux devaient se perdre près du port et errer de longues heures autour de l’introuvable Willisau. La première bande se perdait dans le Nord, lorsque la seconde s’égarait dans l’Ouest, et s’égarerait encore sans deux hommes légèrement ivres qui réussissent mieux à nous remettre dans la route qu’à poursuivre la leur en droite ligne. Mais Willisau ne paraît point. Voici une lumière, l’on croit être à la porte de la ville : de près c’est une pauvre cabane ; l’on se perd en conjectures géographiques, l’on rencontre maint bas fond où le pied s’embourbe avec succès, des hauts fonds font trébucher, M. Charles Des Arts prend une mare de fumier pour une excellente route, quelques gens que l’on questionne répondent beaucoup de « ach » de « och », à quoi l’on répond « ya » sans y rien comprendre ; la détresse est au comble lorsque l’horloge sonne dans la direction où nous sommes et en faisant cesser notre anxiété nous redonne un peu de force pour franchir le dernier pas. Enfin nous sommes tous réunis dans le noir, boisé, et labyrinthique hôtel de Willisau. La fatigue est au comble ; plus d’huile dans les articulations qui craquent lorsqu’on veut s’asseoir, un reste de force est employé à demander d’une voix exiguë et presque éteinte, souper et repos.

D’autres alarmes nous attendent au souper, Mme Töpffer voulant, sans mauvaise intention quelconque, couper une saucisse ; est inondée par une éruption de liquide sorti de cette saucisse ; sa terreur est égale à son étonnement. M. Sayous veut essayer d’une autre, il est repoussé avec perte par une nouvelle éruption saucissonne. L’on renonce à se nourrir de ces saucisses vengeresses et intermittentes. (Voyez vignette.)

Vermicelle longiforme au point d’inspirer des doutes sur sa nature, plusieurs échantillons comptent plusieurs aunes de long. Il est extrêmement difficile de le servir. Poires blettes, pommes vertes pour dessert. Aucune apparence de doux.

Nuit assez bonne excepté pour MM. Hulton placés immédiatement sous le poulailler, où se font entendre des bruits insolites, et d’où s’échappent des fumets peu délicieux.

 

CINQUIÈME JOURNÉE

Où peut-on être mieux qu’au sein de ses compatriotes !

Une pluie épouvantable inonde Willisau, lorsque nous ouvrons les yeux ; un torrent d’eau parcourt le milieu de la rue avec fureur, entraînant sur son passage tout ce qu’il rencontre, et il rencontre beaucoup de choses dans cette ville naturellement peu balayée. Les fatigues de la veille se font encore cruellement sentir et l’irritation des jarrets est encore très prononcée. Cette circonstance décide M. Töpffer à aller à la recherche d’un char qui puisse nous conduire à Sursee. Pendant ce temps la pluie cesse, et le soleil reparaît.

M. Turrettini commence la journée par un acte méritoire. Il voit entre les mains de quelques écoliers de Willisau un pauvre oiseau qui tristement privé de sa douce liberté, gémit et souffre, obligé de servir à l’amusement de ses insensibles tyrans. Turrettin l’achète, le porte hors de la ville, et l’oiseau joyeux revole aux montagnes.

M. Töpffer ayant découvert un char à échelle de première qualité, le fait garnir sous ses yeux de paille fraîche ; l’on y ajuste des bancs d’un genre simple, que l’on recouvre de sacs d’avoine bien attachés, ce qui forme un équipage sinon gentleman, du moins parfaitement commode et solide. Deux vigoureux chevaux y sont attelés, et nous montons sous les yeux du baillif présumé de Willisau, homme d’une merveilleuse rotondité, vêtu de noir et dont la présence ajoute à la solennité de cette cérémonie.

La route que nous parcourons au petit pas est agréable ; bientôt le petit lac de Mauensee se présente à nos yeux. Une petite île en occupe une bonne partie. Elle est couronnée par une grosse maison qui à son tour couvre une grande partie de sa surface. Le lieu est joli, mais le propriétaire lui a ôté son charme d’île au moyen d’un gros pont, qui le rend aussi continent que possible.

Notre entrée à Sursee est on ne peut plus triomphale. En attendant le déjeuner l’on parcourt d’un œil curieux quelques échantillons d’histoire naturelle placés dans la chambre à manger. M. Vernet paraît les considérer avec plus d’attendrissement que les autres, c’est qu’il a découvert deux compatriotes qui y figurent empaillés, et qui réveillent en lui des émotions patriotiques. Ce sont deux canards du lac de Genève, ou plutôt des cousins ou proches parents des canards de Carra.

Monsieur Arthur trouve enfin à Sursee ce qu’il cherche en vain depuis longtemps sur le continent, un œuf cuit à point. Cette circonstance ne peut que contribuer à accroître la célébrité de cette ville.

Grande discussion à déjeuner sur la bourse commune qui refuse de payer des dettes contractées en son nom sans sa participation, et qui annonce même la prochaine suspension de ses payements. Les créanciers de la bourse pâlissent à cette nouvelle qui compromet leurs fortunes. M. Favre principal créancier est atterré. Il y est pour 8 batz. La bourse commune lui propose pour accommodement de lui payer sur le champ un batz de Neufchâtel, et d’acquitter le reste à terme, en meurons bien doux, à mesure qu’on les rencontrera sur la route. Il se refuse à une proposition aussi équitable. L’on convient que tous les jours l’on indiquera la hausse et la baisse des fonds publics ; et là se termine cette scène affligeante.

L’on se met en route pour Lucerne après avoir pris congé des chevaux qui nous ont amenés de Willisau. Bientôt l’on découvre le lac de Sempach, le village du même nom et le terrain sur lequel fut livrée la fameuse bataille. De pauvres paysans font leur route derrière nous, en priant à haute voix et avec ferveur. Nous apprenons qu’ils se rendent à Lucerne où doit avoir lieu l’exécution de deux criminels, et qu’ils prient tout le long du chemin pour l’âme et le pardon de ceux-ci. Nous rencontrons un capucin et mainte petite chapelle. En général nous remarquons beaucoup de dévotion dans le canton, mais qui nous paraît vraie, simple et souvent touchante. La religion s’y mêle à tous les travaux et à tous les plaisirs du cultivateur.

Une enseigne d’auberge attire nos regards. Elle représente, sculpté, un cheval qui ne paraît nullement arabe à M. Pourtalès, notre docteur en fait de chevaux. Ce cheval victime d’une réparation mal faite se trouve avoir deux queues. On le trouvera à la vignette de cette journée.

À mesure que nous avançons vers Lucerne le pays devient plus délicieux. À droite et à gauche de riches bosquets d’arbres fruitiers et d’autres, plus loin des hauteurs couronnées de bois, dans le fond d’immenses montagnes dorées par le soleil couchant et le Rigi objet de tous nos vœux déployant majestueusement ses flancs escarpés. Enfin le vallon se resserre et ne laisse plus de passage qu’à la Reuss et à la route qui bientôt nous a conduits dans Lucerne où nous descendons à l’hôtel de l’Aigle. Les auberges inconfortables où nous avons couché le plus souvent nous font sentir tout le prix du bien être que l’on éprouve dans celle là.

Avant la nuit nous visitons l’église, et les ponts qui ne sont pas une des moindres curiosités de la ville. Nous sommes enchantés de l’aspect gai et propre que présente Lucerne et ravis de la vue qui s’étend du côté du lac.

Les voyageurs se rendent ensuite au cimetière ; la nuit tombe déjà, et ajoute à l’impression que produit cette romantique demeure des morts. Nous n’y rencontrons que deux hommes descendant des montagnes qui s’agenouillent devant la croix et poursuivent leur route. Au travers de quelques fenêtres gothiques percées dans la muraille on découvre au loin le lac des Waldstätte, qui réfléchit comme une glace la lueur mourante du jour, et les sombres teintes des rocs couronnés de sapins.

Une église occupe le centre du cimetière, autour sont quelques centaines de tombes couvertes de gazon et surmontées d’une croix plus ou moins ornée ; un long portique entoure le tout, et c’est dans cette galerie que se trouvent les tombeaux les plus riches. Presque tous sont de superbe marbre noir ou blanc, mais d’une architecture très simple et de bon goût. Nous donnons de souvenir ci-dessus un morceau seulement de ce joli lieu, et l’une des inscriptions qu’on y lit sur la mort d’une jeune dame de 21 ans.

Rentrés à l’auberge un peu tard, un excellent souper nous y attend. Nous sommes à table d’hôte et par un très heureux hasard M. Töpffer s’entretient avec un monsieur français qui revient du Righi avec sa famille et qui lui donne sur l’ascension de cette montagne des détails qui modifient nos plans de la manière la plus heureuse. M. Töpffer se décide à aller au Righi par le lac mais il n’en dit rien encore pour éviter un mécompte à ses compagnons dans le cas où le temps ne serait pas sûr le lendemain pour s’embarquer sur le lac.

Nuit excessivement paisible et douce ; tous les pavots de Morphée sont employés à faire dormir la pension. Tous les pieds, au nombre de vingt-six, se restaurent et renaissent à la vie, toutes les jambes (au même nombre) font une nouvelle provision de vigueur. Hanz décrotte les souliers près de nous, et le bruit mesuré de la brosse ajoute au charme de la situation et fait qu’on se sent dormir.

(Transcription de l’inscription funéraire ci-dessus :

La vie est une fleur que le printemps voit naître ; – Elle s’épanouit, et bientôt elle cesse d’être ; – Elisa que paraient ses modestes vertus – N’a vécu qu’une matinée… Pleurez, elle n’est plus.

Combien elle était bonne et sensible et touchante, – Que son cœur était pur, et sa voix caressante ! – Son aimable regard lui gagnait tous les cœurs, – Et sa bouche jamais ne fit couler de pleurs.

Comme une jeune plante à son sol arrachée – Sur un sol étranger va mourir desséchée : – Elisa loin du ciel ne put vivre longtemps, – Et bientôt près de lui Dieu reprit son enfant.)

 

SIXIÈME JOURNÉE

« La corde siffle ; la flèche d’un homme libre atteint le cœur d’un oppresseur. » Schokke.

À cinq heures du matin M. Töpffer ouvre la fenêtre ; le ciel est pur, les astres brillent de l’éclat le plus vif et promettent la plus belle journée. Aussitôt il prend son parti, fait réveiller la troupe, annonce une navigation sur le lac des Waldstätte , et ce plaisir impromptu fait luire une vive joie dans tous les yeux. Il frète un bâtiment de fort calibre ; chacun des voyageurs fait une provision compacte des excellentes brioches de Lucerne, et conduits par le bon et fidèle Hanz nous volons sur les bords du lac où l’esquif monté par quatre robustes Helvétiens, nous attend prêt à nous transporter sur des plages lointaines. Notre navigation est si délicieuse que l’on décide à l’unanimité qu’elle sera décrite dans le style romantique, seul en rapport avec l’exaltation actuelle des esprits :

« Le brouillard du matin couvre encore les sommets des monts ; du pâle lambris des nuages la base sombre des rocs descend jusqu’aux flots argentés et forme à l’horizon une longue lisière : tout est calme et sans mouvement, notre esquif seul ride la surface de l’onde au bruit cadencé des rames.

Un rocher couronné de verts arbrisseaux s’élève au-dessus de la plaine liquide ; il porte une modeste chapelle où l’image de St. Nicolas de sa demeure solitaire doit protéger le rocher qui l’invoque, lorsque les vents déchaînés sur les flots menacent d’y ensevelir sa nacelle… (Voyez ci-dessous.) Ce golfe qui s’enfonce dans les bois mire dans les eaux transparentes l’antique château de Gessler. C’est sur ses bords que vécut l’odieux tyran, c’est là qu’il voulut courber sous un joug de sang des hommes honnêtes fiers et libres ; c’est là aussi qu’il trouva la mort ; sa mémoire est odieuse, tandis que le pèlerin se prosterne devant la chapelle de Tell… Au-delà du brouillard, un rayon du soleil luit dans le lointain sur le golfe de Brunnen, il vient frapper la voile d’une petite barque qui vogue dans les eaux du Grütli…

Grütli ! nom immortel, lieu solitaire témoin d’une scène sublime ! le souvenir des héros de l’Helvétie plane encore sur tes rocs escarpés ; il anime tes solitudes ; et règne dans tes forêts. Le voyageur pose avec respect le pied sur tes bords, et ta divine influence, réveille en son âme l’amour des mœurs simples et de la liberté ; puis, jetant un regard en arrière il se réjouit d’être né libre, ou s’afflige de vivre dans une patrie où règne encore la servitude, et pour un moment le souvenir de son pays natal a perdu tout son charme…

Mais le bateau approche de la rive, une anse tranquille est le port qui nous attend, nous débarquons à Weggis en regrettant qu’un si court trajet sépare ce lieu de Lucerne. »

Sur le rivage sont rassemblés plusieurs des habitants du lieu en habit de fête, qui se disposent à célébrer la fête de St-Michel. Nous demandons un guide et Loudi paraît ! !

Jamais guide plus fabuleux, plus idéal, plus mythologique, plus inspiré, plus transpirant, ne s’était présenté à nos regards ! Son sourire est fantastique, son regard vagabond, sa physionomie fantasmagorique, ses mouvements incertains, et toute sa personne respire quelque chose de vaporeux que la plume ne saurait rendre. On nous le recommande comme un niais de confiance, passant pour savoir le français sans oser le parler, parlant allemand sans pouvoir se faire comprendre, mais versé dans l’iroquois qu’aucun de nous ne connaît. Il ne tarde pas à manifester pour le chant fabuleux, un goût de nature à nous inquiéter. À divers intervalles et tout à fait à l’improviste il s’arrête, et d’une voix légèrement féroce, il fait entendre des chants mystérieux, que l’on ne peut rapporter à aucun air connu ni inconnu. Tel est le guide étonnant qui est chargé de nous conduire dans les régions éthérées sa demeure habituelle.

Nous commençons bientôt à entrer dans le brouillard qui jusqu’alors a plané au-dessus de nos têtes ; la nature disparaît à nos yeux ; Loudi seul placé près de nous la remplace. Au bout de quelques centaines de pas tout change encore une fois. Tandis que l’ombre règne au-dessous du nuage ; au-dessus, un brillant soleil colore tous les objets et éclaire une scène majestueuse et sauvage. Les hautes montagnes des Waldstätte s’élèvent comme d’immenses îles au-dessus du brouillard qui, semblable à une vaste mer, couvre le fond des vallées. Stans paraît dans le lointain ; le Grütli s’avance dans la seule partie du lac qui soit découverte. Nous faisons une petite halte pour jouir de ce magnifique spectacle. Le bonheur d’être favorisés par un temps magnifique, la réussite de notre navigation, l’espoir enfin de voir s’accomplir heureusement le principal but du voyage, tout contribue à entretenir dans la troupe l’entrain, la joie et les plus agréables dispositions.

Après une autre heure de montée nous arrivons par un sentier rapide auprès d’une petite chapelle solitaire, encadrée dans les rocs et les sapins. Nous ne pouvons résister au désir de nous arrêter dans ce lieu délicieux et nous allons silencieusement nous asseoir dans l’intérieur. L’on en trouvera le dessin à la page suivante.

Les habitants des hameaux voisins qui sont montés dès le matin au Kaltbad, chapelle à une heure du Rigi Kulm commencent à redescendre après la célébration du service en l’honneur de St-Michel. Nous les rencontrons retournant à la file, joyeux et vêtus de leurs plus beaux habits. Des jeunes filles, des vieillards portant l’habit sur l’épaule, de jeunes hommes grands et robustes défilent, paraissent et disparaissent tour à tour derrière les rochers et les sapins. Plus loin le curé lui-même au milieu d’un groupe de ses paroissiens redescend aussi causant avec eux, et paraissant leur père à tous. Il sourit au pauvre Loudi, et pour lui faire sentir sans le peiner qu’il eût mieux fait d’aller à la messe, il feint de lui tirer amicalement le bout de l’oreille. Ce petit trait d’indulgence, cette naïve bonté à l’égard de notre Loudi nous font un singulier plaisir. Au reste Loudi pour être le niais du pays n’en est point le jouet, au contraire, chacun lui fait amitié et lui dit quelques gais propos en passant.

Quelques instants après nous arrivons au Kaltbad, petite auberge à une lieue du Kulm. Des paysans jouent aux quilles devant la maison, d’autres remplissent les chambres buvant un petit coup avec leurs familles après la messe ; le curé est à table avec eux, mais on va le chercher pour nous servir d’interprète et c’est par son organe que nous commandons un déjeuner dont le souvenir sera toujours présent à ceux qui en ont fait partie. Appétit ronflant, joie et bonheur autour de nous, temps magnifique, charmante compagnie du bon curé, tout est beau, bon, délicieux. C’est une journée de l’âge d’or.

Après le déjeuner, les uns vont visiter la chapelle où a eu lieu le service du matin et dessiner auprès. Aucune autre chapelle au monde ne peut donner l’idée du pittoresque et de la charmante solitude de celle-là. Les autres vont se mêler aux jeux des paysans et entrent dans une partie de quilles où ils ne sont pas les plus adroits. Le curé qui partage tout avec ses paroissiens joue aussi ; sa présence ne les gêne nullement, mais elle prévient les disputes et donne d’ailleurs une bien bonne idée de ses rapports avec eux. Nous apprenons de lui qu’il séjourne durant trois mois d’été dans ce lieu, pour y faire le service de la chapelle où étrangers et paysans assistent ensemble.

Il faut enfin quitter cet aimable lieu pour atteindre le Rigi Kulm ; nous prenons congé de nos hôtes et du bon curé. Pendant le déjeuner tous les brouillards se sont dissipés et le soleil règne sans partage sur le pays immense qui s’étend sous nos pieds.

La caravane atteint bientôt le Staffel autre auberge, puis enfin le sommet du Rigi d’où seulement l’on domine sur tout l’horizon. D’un côté il est borné par les hautes montagnes de l’Unterwald, le lac des Waldstätte ; de l’autre il s’étend à perte de vue ; des bois, des plaines, des rivières, de brillantes petites maisons ou chapelles, une multitude de lacs, et à nos pieds celui de Zug où il semble que l’on va se précipiter, mille teintes variées embellissent cette scène magnifique. Le Rossberg déploie aussi devant nous ses flancs déchirés, et nous suivons des débris jusque vers le lac de Lowertz , au-delà duquel Schwyz est située au pied des monts qui terminent l’horizon.

Sur le sommet du Rigi l’on trouve aussi une vaste auberge que nous visitons et où deux des voyageurs régalent la troupe en lui offrant une petite collation qui agit merveilleusement sur elle et la prépare à la descente qui l’attend. C’est avec beaucoup de peine que nous nous déterminons à quitter le lieu élevé sur lequel nous sommes, pour redescendre dans les humbles vallées. Il faut enfin s’y résoudre ; d’ailleurs, le joli lac de Lowertz, et au delà le joli bourg de Schwyz, brillant de tout l’éclat de leur beauté, ne laissent pas de nous attirer à eux.

Dès le commencement de la descente M. Th. Sayous chancelle, glisse et tombe ; grande commotion de la montagne. Il se relève et tombe un peu plus loin : nouvelle grande commotion.

Le fabuleux Loudi nous précède. Toujours mystérieux dans ses procédés, tantôt il descend la tête baissée, plongé dans une mélancolie chimérique et chimique, tantôt se retournant il sourit vaporeusement, tantôt enfin il entonne un hymne aussi frappant que bizarre, ou roule sourdement entre ses dents des sons militaires et excessivement guerriers. Enchanteur merveilleux, il nous étonne ou nous égaie, nous fait rire ou ne nous fait pas pleurer, et contribue beaucoup à donner de l’intérêt à notre route. Celle que nous parcourons est charmante ; sentiers délicieux et faciles, au travers des prairies, des bois et de vastes solitudes ; à différents intervalles on rencontre de petites chapelles élevées sur les 12 Stations, ou degrés des souffrances du Christ que les artistes du pays ont représentées d’une manière un peu barbare mais frappante et pleine d’énergie. Dans l’une de ces chapelles on voit le Christ, sculpté en bois et plus grand que nature, succombant sous le poids de la croix. Un Juif, tient sa chaîne, Marie-Madeleine pleure à ses côtés. Les trois figures sont pleines de caractère, et celle du Christ de noblesse et de douleur ; mais elles sont peintes de manière à frapper l’imagination ; le sang du plus beau rouge n’est pas épargné, certaines parties du costume sont en nature, la chaîne est bien de fer, et le bonnet du garde juif est en belle étoffe chamarrée d’or et de soie. Le tout ressemble à une vision effrayante. Que l’on juge de l’effet que cela doit produire sur les simples villageois qui dès leur enfance gravissent ces sentiers solitaires et viennent trouver là les premières et les plus fortes impressions de terreur ; l’on s’explique ainsi comment ils deviennent accessibles à toutes les superstitions et incapables d’en secouer le joug.

Après deux heures de descente une femme sort d’une petite chaumière et se présente à nous en nous parlant son jargon. Nous y démêlons le mot bier qui revenant à plusieurs reprises commence à nous donner une soif épouvantable ; d’une voix unanime, l’on demande que si bière y a, bière soit servie, la bonne vieille comprend parfaitement notre langage disparaît et revient portant quelques bouteilles d’excellente bière et des verres monstrueux pour la grandeur qui cependant ne nous effrayent point. En un instant nous en avons fait usage et nous sommes de nouveau en route. La hanche de M. Pourtalès se déboîte de temps en temps, ce qui le retient un peu sur les derrières. Nous faisons halte à Goldau pour l’attendre. Nous sommes en face et au centre des ravages de l’éboulement du Rossberg et frappés de l’immensité des blocs qui ont enseveli des contrées naguère florissantes.

La nuit descend rapidement sur la vallée, mais le ciel est pur, et les astres jettent une douce lueur sur le pays que nous parcourons. Au bout d’une heure nous avons atteint le délicieux lac de Lowertz où tous les objets se réfléchissent avec une admirable vérité. Nous suivons une route dominée par d’immenses rochers à pic et bordée de l’autre côté par le lac. Nos jambes éprouvent un grand désir d’arriver ; Loudi continue ses frémissements indicibles, sa voix inexprimable autant qu’indéfinissable fait de temps en temps répondre les échos étonnés. Près de Schwyz il prend des sentiers à lui connus que nous suivons longtemps, avec une triste incertitude sur leur nature abréviative. Il est impossible de tirer quelque chose de certain d’un être aussi incertain que Loudi et nous nous figurons qu’il nous mène en passant visiter les propriétés des bons Schwyzois, supposition qui donne lieu aux plus gais propos et nous fait oublier la fatigue. Enfin après avoir escaladé mainte palissade nous atteignons les premières maisons de Schwyz où tout paraît déjà sommeiller.

Nous allons descendre chez le député à la diète qui est le premier aubergiste du lieu. Nous y trouvons Madame la députée armée d’une coiffe monstrueuse comme celles de ce canton, en forme de crête de coq ; elle nous dit qu’elle a trop peu de place pour pouvoir nous loger et nous allons de suite au Cheval Blanc, où Loudi passe pour être connu, ce qui ajoute à notre sécurité. Nous trouvons là bon accueil et tout ce que nous pouvons désirer. Le pauvre Loudi est attristé à la pensée de nous quitter, il nous offre encore ses services que nous sommes obligés de refuser ; M. Töpffer le paye, et les voyageurs font en sa faveur une petite collecte dont le produit lui est remis. Après cela on lui touche la main et c’est ainsi que nous nous séparons de cet être étonnant, auquel nous nous sommes déjà attachés et qui doué de très peu d’intelligence a et exprime dans toute leur naïveté la fidélité et la reconnaissance.

Nuit généralement bonne et restauratrice. Lits divins vu notre fatigue et nos excellentes dispositions au sommeil.

 

SEPTIÈME JOURNÉE

Mort aux biseaux !

Il est déjà 7 heures lorsque nous sommes réveillés par les chants d’une longue procession qui défile dans les rues de Schwyz à l’occasion du jubilé. Nous apprenons en même temps que nous sommes prisonniers jusqu’à ce que la procession soit finie et, infortunés captifs, nous employons les longs et pénibles moments de notre réclusion à déjeuner. M. Pourtalès sorti pour faire un commerce de bottes a de la difficulté à nous rejoindre. Ce voyageur a changé ses souliers à Lucerne contre d’autres, qui se sont trouvés taillés en biseau, or il a une aversion invincible pour les souliers en biseau, en sorte qu’il échange ses souliers de Lucerne contre des bottes de Schwyz, très chères à la vérité mais sans apparence de biseau. Et voyez je vous prie quel mouvement peut imprimer au commerce une simple aversion pour les biseaux.

Avant de quitter Schwyz nous allons visiter le tombeau d’Aloys Reding et payer notre tribut d’admiration à la mémoire de ce brave descendant et imitateur des anciens Suisses ; puis nous prenons la route d’Einsiedeln par les montagnes. Un guide très loquacieux nous met dans le chemin. Une pente pénible nous mène au Hagen, col qui est au pied des immenses pics du Mitten . Le temps est beau, la vue magnifique, et nous bivouaquons quelques instants dans ce lieu.

La descente est rapide, nous la coupons par différentes haltes, et l’égayons par différents propos. L’on émet l’idée de donner un repas où seront réunis le vaporeux Loudi, l’aubergiste de Burgdorf non vaporeux des mollets, le bon Hanz à Lucerne, Madame la députée de Schwyz, et plus tard on y ajoute d’autres personnages avec lesquels nous n’avons pas encore fait connaissance. C’est avec grands éclats de rire que l’on se figure et que l’on fait agir et parler, cette société de gens si loin d’être destinés à se trouver ensemble. L’idée de ce repas nous accompagne jusqu’à Genève, et aucun mauvais temps, aucune mélancolie ne peut tenir contre la gaîté qu’il inspire.

Après quatre heures et demie de marche nous atteignons un pays peu agréable à voir d’abord, nous voyons un gros bourg et enfin au-dessus la magnifique abbaye d’Einsiedeln. Nous allons descendre à l’hôtel du Bœuf en face du couvent, et y attendre quelques voyageurs traînards. Pendant que nous considérons avec curiosité l’affluence des pèlerins et la nouveauté de la scène qui est sous nos yeux, une figure excessivement empreinte d’irritation paraît sur la place ; c’est M. A. Sayous qui cherche à découvrir notre retraite, nous l’appelons de la fenêtre, son irritation paraît augmenter encore, ce qui excite vivement notre hilarité. Cet intéressant voyageur ne tarde pas à se calmer et à entrer dans la salle où nous l’attendons, avec une physionomie meilleure.

Nous allons tous en corps visiter l’abbaye. Sur la place est une magnifique fontaine à 14 jets autour de laquelle les fidèles se pressent pour boire à chaque jet. Nous ignorons la vertu qu’ils attribuent à cette eau.

Un homme que nous avons pris pour cicérone nous conduit dans l’église, comme ce jour est la veille d’une grande fête, une affluence immense de pèlerins se pressent déjà dans les parvis, et leurs prières forment un bourdonnement continu. Des figures et des costumes de toute espèce se voient pittoresquement groupés, dans tous les coins de l’église, ce qui produit une scène très imposante. Ici un prêtre bénit tous les chapelets qu’on lui apporte, là un autre vend des messes et des indulgences ; ailleurs des curieux comme nous traversent l’église. Nous passons ensuite dans l’intérieur de l’abbaye pendant que Mme Töpffer qui ne peut y être introduite va visiter les boutiques et empletter des chapelets. Nous défilons dans des corridors immenses où circulent des prêtres et des petits séminaristes qui évidemment se font un peu violence pour ne pas sauter et courir, et pour garder la gravité qui convient à leur costume. De vastes et beaux jardins, d’innombrables cellules, de belles gravures, et les ornements du sanctuaire qui sont d’une grande richesse voilà à peu près tout ce que l’on nous laisse voir, ce qui suffit pour nous donner une haute idée de la richesse de l’abbaye mais ce qui nous intéresse moins que la dévotion des pèlerins qui s’y rendent. Nous rejoignons Mme Töpffer et après avoir fait nos petites emplettes nous nous remettons en route pour Egeri , très contents du spectacle dont nous avons joui.

Sur la route nous rencontrons par centaines les pèlerins qui arrivent de tous côtés, récitant leurs prières, le chapelet à la main, et se hâtant d’arriver avant la nuit au lieu saint. Un brouillard très épais et la nuit qui tombe tout à coup nous font craindre de nous égarer et nous entrons dans une chaumière où l’on nous fournit un guide qui nous précède une lanterne à la main.

Jamais marche nocturne ne fut plus lugubre. La pâle lumière que porte le guide ne jette qu’une lueur mourante sur les derniers de la bande qui s’irritent et se font beaucoup de bile. À chaque instant des bas-fonds affreux s’ouvrent sous nos pas, ou des hauts fonds formidables nous heurtent le pied ; Jules tombe, Arthur en fait autant, James l’imite, et chacun à son tour chancelle ou glisse ou culbute. L’on passe dans un bois de sapins, noir à faire peur ; les branches avancées des arbres viennent piquer le visage, mais tous ces obstacles échouent devant le courage des voyageurs qui, après trois heures de cette marche nocturne, atteignent le revers de la montagne et bientôt le village et l’auberge d’Egeri. 

Hôtes obligeants : poisson superfin à souper ; doux feuilleté et cassant ; notre guide paraît extrêmement affecté de se trouver à cette heure si loin des Lares paternels. Nuit excellente.

 

HUITIÈME JOURNÉE

Qui répond, appond.

M. Töpffer s’engage dès le matin dans une profonde discussion avec l’hôtesse sur la conversion des napoléons en batz, à l’occasion du compte qu’il a à solder. Pendant cette discussion, l’hôte extrêmement irrité de ne pouvoir se faire entendre à M. Töpffer vu qu’il ne parle pas un mot de français, et n’étant pas d’un autre côté mieux compris de son épouse, se promène à grands pas dans la salle donnant des signes de la plus vive et comique impatience. Il voit se faire sous ses yeux des calculs fautifs, sans pouvoir faire usage de ses connaissances pour les redresser ; cette position critique agit fortement sur son individu, et ses pas deviennent à chaque instant plus grands, précipités, et empreints d’une mortelle angoisse. M. Töpffer craignant pour lui une catastrophe bilieuse, se hâte d’en finir, mais ce résultat ne calme point tout d’un coup l’hôte, et ses adieux sont altérés dans leur partie cordiale, par la scène qui vient de se passer.

La route que nous parcourons est comme celle de la veille couverte de pèlerins en prières ; et des costumes de toute espèce défilent sous nos yeux. Le pays est agréable surtout près d’Egeri, et au bord du lac.

En passant devant l’église d’un village nous sommes témoins d’une scène de deuil, l’ensevelissement d’un paysan. L’on vient de le mettre en terre, et tous ceux qui composent le cortège aspergent à leur tour sa tombe d’eau bénite pendant que ses parents en pleurs, donnent auprès des signes d’une vive douleur.

De l’autre côté du lac sont les fameuses plaines et les défilés de Morgarten.

Plus loin a lieu un tir à la carabine. Nous voyons se démener dans tous les sens, avec les contorsions les plus singulières le jeune homme qui se tient près de la cible pour indiquer les coups. La cause de cet état est que la dernière balle tirée a frappé la broche dans le milieu. Celui qui ignorerait cet usage serait très porté à aller offrir des secours à ce malheureux qu’il supposerait en proie à la plus violente convulsion.

Arrivés au sommet d’une montagne le lac de Zug se déploie sous nos yeux ainsi que ses romantiques rivages. La descente qui conduit à cette ville est délicieuse et la végétation y devient tout à coup plus riche plus élégante que sur l’autre revers de la montagne. Nous rencontrons une grosse bonne dame qui monte avec essoufflement cette route que nous descendons en courant, l’on décide plus tard qu’elle sera conviée au grand repas dont il a été question, vu que les dames y sont encore trop rares et que Madame la députée pourrait s’y trouver déplacée si elle y était seule de son sexe.

Nous entrons bientôt dans la silencieuse et charmante ville de Zug et dans son excellente auberge, tenue par deux jeunes gens, un frère et une sœur parfaitement aimables, polis, bienveillants, et dont la conversation celle du Monsieur surtout est pleine d’agrément et d’instruction.

Nous retrouvons à Zug le fidèle et intéressant Robinson que nous n’avons pas vu depuis trois jours et qui s’est peut-être plus facilement consolé de notre absence que nous de la sienne. Il est bientôt attelé et nous partons après avoir visité l’église du lieu et vu le beau tableau d’Annibal Carrache qu’elle renferme.

Une aventure toute nouvelle dans les fastes de nos voyages nous attend sur cette route. Charles Des Arts en est le héros, notre cocher y remplit un rôle noble quoique secondaire. Quatre ouvriers allemands se reposent sur le bord de la route lorsque Charles qui a devancé la caravane passe près d’eux et les salue. L’un d’eux, brutal de sa nature, répond à ce salut en lançant son bâton contre Charles. Il manque son but va chercher son bâton et le lance de nouveau sans plus de succès. Cependant l’héroïque Charles prend une attitude menaçante, met sa pique en avant, et l’on ne peut prévoir jusqu’où l’aurait emporté le sentiment de l’innocence outragée, si au même moment le char arrivant sur le champ de bataille n’eut amené le renfort du cocher. Celui-ci s’élance de son siège, appelle à lui l’Allemand, lui reproche sa lâcheté, lui offre un combat plus égal s’il ose se mesurer avec lui, mais fidèle au proverbe, « Qui répond appond » et content d’avoir délivré Charles il remonte sur son siège pendant que l’Allemand frémit de rage, contenu par ses camarades.

Une scène plus douce succède au bruit des armes. M. Töpffer rencontre deux jolies petites Lucernoises, il offre à l’une d’elles un chapelet d’Einsiedeln, M. Turrettini en donne un à l’autre, et elles se retirent la joie peinte dans leurs jolis yeux.

Robinson égaré par notre cocher qui s’égare, égare toute la caravane. Un bon vieillard la remet dans la bonne route, M. Pourtalès éprouve des moments d’une grande fatigue, quoique ses bottes n’aient point de biseau. Il s’est montré jusqu’ici infatigable marcheur. On fait halte pour qu’il se repose et on l’ajuste dans notre véhicule.

Près de Lucerne nous allons visiter le monument élevé à la mémoire des Suisses du 10 août. Le jour est déjà sur son déclin, et le moment favorable en ce qu’il grandit encore le lion colossal qui attire nos regards. Ce monument nous semble réunir toutes les conditions propres au genre et l’un des plus imposants que l’on puisse voir. L’allégorie est simple et noble, il ne faut aucun effort pour en deviner les parties accessoires, et le lieu est éminemment beau et pittoresque. Un Suisse échappé au massacre du 10 août, est le cicérone à qui l’on a affaire ; et l’on regrette d’être réduit à mettre la pièce dans la main d’un homme que sa destinée glorieuse semblait réserver à un autre métier.

Nous allons retrouver à Lucerne toutes les douceurs de notre précédent passage et nous reposer de nos fatigues.

 

NEUVIÈME JOURNÉE

Trop marcher cuit ; bien rouler duit.

Un voiturier conducteur d’une excellente et confortable calèche vient dès le matin faire à M. Töpffer et à ses compagnons des propositions excessivement séduisantes. Il peut nous voiturer tous jusqu’à Murgenthal, durant 12 lieues, pour dix-huit francs, vu que c’est un retour pour lui. L’état des pieds et des jambes de la caravane plaide hautement en faveur des propositions de cet homme. On les accepte : la bourse commune gémit et se tait.

Cinq voyageurs doivent monter dans le char, sept dans la calèche et un sur le siège ; l’on procède à cette opération qui est extrêmement longue, et les frais d’emballage si considérables que l’on se promet d’éviter de les renouveler souvent, en se tenant coi à sa place. M. Pourtalès se perche sur le siège ; trois se mettent sur le banc de devant, trois autres se faisant aussi petits qu’il leur est possible se placent sur le derrière de la calèche, et M. Töpffer s’efforce de s’insinuer dans le modique intervalle qu’ils laissent entre eux ; il y parvient avec beaucoup de peine et sert comme de clé à la voûte : qu’il s’ôte et l’édifice compact est désuni et dissous.

Une fois emballés, c’est avec délices que nous nous sentons dans cette adorable calèche ; plus à notre aise mille fois que celui qui se prélasse tout seul dans un bon carrosse, mais qui n’a pas comme nous durant huit jours fatigué ses jarrets dans les plaines et les montagnes.

La voiture et le char sont attaqués sur la grande route, non par des brigands, mais par des villageoises du pays qui occupées à déterrer des pommes de terre se font un très grand plaisir de nous en envoyer quelques-unes au travers du vague des airs. Le cocher de la calèche en rit, le cocher du char s’en irrite et montre le poing, oubliant son proverbe favori : « Qui répond appond. » Tant de morts que de blessés dans cette attaque, il n’y a que la calèche qui ait reçu des tufelles.

L’on s’occupe dans la calèche du repas dont il a été question et des fêtes à offrir aux personnages qui le composent. Ils seront convoqués à l’auberge du Coq d’Inde à Genève, le dessert aura lieu dans l’estaminet voisin. Le lendemain course aux Treize-Arbres pour y voir lever le soleil, descente par Pommier pour voir le château, retour par les bois de Crevin pour la belle nature, de là à Carouge pour visiter la fabrique, retour à Genève pour visiter l’arsenal, le musée, les aigles aux boucheries, le tout terminé par l’ascension au clocher de la cathédrale, et collation au Coq d’Inde, etc. etc.

Nous descendons bientôt à Sursee pour faire un copieux déjeuner qui rend les frais d’emballage encore plus coûteux et presque au-dessus de nos forces. La voûte est sur le point d’éclater au placement de la clé.

L’on continue à s’occuper du repas et des fêtes susdites : le lendemain partie sur le lac en petit bateau ; bal champêtre à Bellerive ; au départ il sera fait présent à Loudi d’un habit de chasse complet, à Hanz de six paires de brosses à souliers, avec un quarteron de cirage anglais ; à M. de Burgdorf, trois paires de bas de soie à jour, aussi vastes que possible ; à Madame la députée une belle toque écossaise et costume d’amazone pour chasser avec Loudi ; à la dame de Zug un éventail brodé en chenille.

À Zofingen on va consulter le médecin pour M. Favre qui souffre depuis le matin d’une fluxion sur les dents.

Halte à Aarburg chez un fabricant de couteaux, emplettes diverses, arrivée à Murgenthal après une journée extrêmement agréable. Souper excellent, on porte des toasts : 1° à M. Picot et à tous les camarades absents ; 2° à Madame la sœur de Pourtalès mariée depuis le jour précédent ; 3° à notre hôtesse, malade et accouchée de la veille ; 4° à la santé de M. Favre ; 5° enfin à tous les parents des convives.

 

DIXIÈME JOURNÉE

Un jour qu’il faisait nuit.

Et pour cause de mal

Jusque vers les midi

Séjour à Murgenthal.

M. Favre ayant beaucoup souffert pendant la nuit l’on se décide à passer la matinée à Murgenthal. Pendant qu’il repose et que M. Töpffer reste auprès de lui, le reste des voyageurs conduits par Mme Töpffer fait une excursion au couvent de St-Urbain (voyez ci-dessous). De délicieux sentiers les conduisent vers cette retraite solitaire où vivent en vrais moines quelques religieux de l’ordre de Cîteaux. Ils visitent l’intérieur du couvent où sont répandus les parfums d’une excellente cuisine, et entrent à l’église où ils entendent une belle musique. Ils reviennent ensuite à l’auberge au moment où la pluie commence pour ne nous plus abandonner, et vient seconder admirablement nos goûts, en nous offrant une exquise raison pour garder la calèche.

Route excessivement pluvieuse et gaie jusqu’à Soleure. M. Favre va mieux. Nous descendons à l’auberge et visitons les églises pour mettre à profit les restes de la journée.

 

ONZIÈME JOURNÉE

Pluie admirablement établie à notre lever. M. Favre va beaucoup mieux et le médecin consulté l’autorise à partir dès qu’il le voudra. Nous allons visiter l’arsenal. Un gros homme très essoufflé nous le fait voir, on décide qu’il sera invité au repas et placé à côté de Madame de Zug pour pouvoir profiter de son éventail. En entrant dans une des salles un grenadier en bois placé à l’entrée présente brusquement les armes à ceux qui le considèrent d’un œil curieux et . Aussitôt vous les eussiez vus prendre la fuite à toutes jambes, et ils fuiraient encore sans les gros rires du gros homme, qui par un innocent artifice se procure cette récréation toutes les fois qu’on vient visiter l’arsenal. Il nous fait voir d’énormes cuirasses prises sur les Bourguignons, des armes de toute espèce, les canons fusils, etc. et nous retournons à l’auberge où nous attendent les voitures.

Route aussi pluvieuse et aussi gaie que la veille jusqu’à Bure où nous déjeunons. Café sans charme, doux très salé, foire mouillée dans la rue. L’on fait provision de foin dans les voitures pour entretenir une douce chaleur sur les pieds. Emballage horriblement pénible. Route uniformément pluvieuse jusqu’à Aarberg.

Là nous attend une agréable surprise. Notre ami Louis Zeerleder est la première personne que nous rencontrons. Il est venu de Berne pour nous rejoindre et n’est arrivé que deux heures avant nous. Sa visite est pour tous un grand plaisir, il est décidé qu’il viendra coucher à Morat avec nous.

M. Pourtalès offre à ses camarades une petite collation patriotique, destinée à leur faire apprécier le goût exquis des vins de sa patrie. Nous sommes servis par une hôtesse grande de taille énorme de pourtour. Arrêté qu’elle sera invitée au repas, et qu’elle ira voir lever le soleil aux Treize-Arbres.

L’équipage de M. Zeerleder se joint aux nôtres et nous décharge un peu de notre cargaison. Nous arrivons bientôt à Morat où nous descendons à l’Aigle. Pendant que le souper se prépare on fait lecture à M. Louis du présent journal. Le timbre lugubre et infernal d’une pendule qui sonne les heures au-dessus de nos têtes interrompt souvent la lecture, et nous cause un effroi gai.

Souper très fabuleux irrégulier et bizarre. Service de porcelaine ; viandes connues et inconnues en immense quantité. Toute espèce d’animaux singuliers y figurent ; les végétaux en sont proscrits, doux par-dessus la tête ; hôte indécis, hôtesse charmante. Toast à M. Louis au dessert. Nuit bonne. M. Jules couche dans une armoire.

 

DOUZIÈME JOURNÉE

Si vous êtes piéton

Gardez-vous du Faucon.

Cette journée commence mal. Il faut se séparer de M. Louis Zeerleder, et un autre des voyageurs, M. Pourtalès, nous quitte aussi pour aller voir ses parents à Neufchâtel. L’on se fait des adieux touchants et l’on part. La pluie nous accompagne comme la veille.

Nous passons par Avenches dont nous étudions les antiquités depuis la voiture, et nous allons déjeuner à Payerne. Pendant le repas un homme vient nous montrer indiscrètement une bête à deux têtes. On lui donne vite quelque chose pour qu’il l’emporte promptement.

M. Th. Sayous va à la recherche d’un barbier. On lui indique un vernisseur qui cultive l’état de barbier en amateur. Ce vernisseur barbier n’étant pas chez lui on l’envoie chez l’armurier qui comme l’autre allie à son art celui de barbier. Comme il est absent c’est sa femme qui se charge de faire l’opération. Il paraît que la division du travail n’est pas encore connue à Payerne ; non plus qu’à Soleure où on lit cet écriteau : « Au bon goût, épiceries bijouterie et modes. »

Route uniforme jusqu’à Moudon où l’on fait reposer les chevaux. M. Favre y est remisé avec la calèche pendant que ses compagnons font honneur à une collation offerte par MM. Zanella et C. Des Arts et sont distraits agréablement par la conversation qui s’est engagée au haut de la table entre un silencieux Irlandais et une dame.

Après une heure de silence, l’Irlandais commence ainsi :

« Passez-vous par Morate, Madame ?

– Oui.

– Il y a eu lieu une combate extraordinaire.

– Oh certainement, Monsieur. »

 Ici, point d’orgue prolongé, et silence de vingt minutes. L’Irlandais reprend :

« Il est une ville très curieuse à Berne, n’est-ce pas, Madame ?

– Oui sans doute. »

Le silence se rétablit et n’est plus interrompu jusqu’au départ des convives.

Route vers Lausanne en repassant devant Chalet à Gobet, ce lieu de délices. On croit voir Dâvid donc, jouant aux quilles. Les concerts ont cessé ou n’ont pas encore commencé ; tous les chevaux sont remorqués.

L’on met le sabot pour descendre dans la capitale du Canton de Vaud, la descente finit un peu avant d’arriver à l’auberge du Faucon ; cette circonstance a la plus grande influence sur nos destinées pour la nuit qui va suivre. L’on descend là, et l’on se rend à pied à l’hôtel. Le garçon en chef, jette un regard dédaigneux sur cette troupe de vils piétons qu’il croit mouillés. Avec une négligence de très bon ton, il daigne les assurer qu’il n’a dans toute son auberge que six lits, tout au plus à une personne à leur offrir, ce qui, dit-il, ne saurait absolument pas vous aller. M. Töpffer qui entrevoit les vrais et secrets motifs qui empêchent ce très gentleman sommelier de nous accorder l’hospitalité, redescend ; et donne, d’un ton très peu vil piéton mouillé, des ordres bruyants pour qu’on fasse avancer les voitures, afin de gagner une autre auberge. Aux mots d’équipage, de voitures au pluriel, de cochers, le sommelier qui n’avait pas jugé de sa dignité de nous accompagner, court chercher une lumière pour éclairer au moins l’endroit où nous avons passé, et accourant d’un air très gracieux auprès de M. Töpffer, il lui fait mille excuses de ce qu’il a complètement oublié qu’il pouvait mettre à sa disposition une maison entière attenant à l’hôtel, et que moyennant quelques préparatifs de rien nous serons parfaitement logés. M. Töpffer proteste qu’il ne veut causer aucun embarras, et s’achemine pour trouver de la place ailleurs.

Nous allons descendre à l’hôtel d’Angleterre où rien ne tend à nous faire regretter la maison entière du Faucon, ni son aimable sommelier.


TREIZIÈME ET DERNIÈRE JOURNÉE

« Il est doux de partir ;

il est doux d’arriver. »

L’on commence la journée par l’acquisition d’une énorme provision de brioches, qui ne peuvent nullement soutenir la concurrence avec celles de Lucerne. Le temps est assez beau mais froid. L’on part. Plusieurs révoltes ont lieu dans le petit char, confié à l’inspection de M. Th. Sayous. La vendange a commencé partout et la vue de ces beaux raisins dorés que l’on ne peut se procurer, même à prix d’argent, est un supplice affreux pour les voyageurs. MM. Vernet et Turrettini sont près de s’évanouir.

À Rolle quelques-uns font visite dans une boutique dont l’enseigne est : « À l’abondance des douceurs, Chanson, épicier confiseur. »

À Nyon, nous descendons à la Fleur de Lys où nous faisons un repas bourgeois. À l’extrémité de notre longue table d’autres convives dînent aussi et entre eux a lieu le dialogue suivant :

« Il fait froid.

– C’est la neige.

– Les climats changent.

– La Croalan était autrefois plus chaude que l’Italie.

– Oh il y a bien longtemps.

– C’est à la suite des grandes bouleverses qui ont changé les montagnes.

– Et alors comment peut-on le savoir.

– Oh je vous réponds que il faisait bien chaud ci-devant dans la Croalan. »

On suppose que la Croalan pourrait bien être une manière ingénieuse de désigner le Groenland.

L’on se remet en route, après avoir ouï ce dialogue, et l’on atteint bientôt Coppet et ensuite Genève, où chacun bien satisfait de son voyage, rapporte bonne provision de jolis souvenirs, et va reprendre son allure ordinaire. Le cauchemar ci-dessous tourmente plusieurs voyageurs la nuit suivante. - FIN


 


 

Date de dernière mise à jour : 17/05/2021