Créer un site internet
BIBLIOBUS Littérature française

La Mort d’Achille et la dispute de ses armes - Isaac de Benserade (1612-1691)

Tragédie.

A Paris,

Chez Antoine De Sommaville,

Au Palais, Dans La Petite Salle,

A L’Escu De France.

Au Lecteur.

Le sujet de cette Tragedie est assez fameux pour n’estre pas ignoré de ceux qui la liront, puis que les plus beaux gestes de celuy qui en est le Herôs sont escrits d’un style si merveilleux par le divin Homere; quelques Autheurs, comme Dares Phrygius, et Dictys Cretensis, en parlent historiquement, et avec plus de vray-semblance, j’ay pris des uns et des autres ce que j’en ay jugé necessaire pour l’embellissement de la chose sans en alterer la verité. Je m’asseure que l’on m’accusera d’avoir icy chocqué les loix fondamentales du Poëme Dramatique en ce que j’ajouste à la mort d’Achille, qui est mon objet, la dispute de ses armes, et la mort d’Ajax, qui semble estre une piece detachée, mais je m’imagine que mon action n’en est pas moins une, et que cette dispute et cette mort qui pourroit ailleurs tenir lieu d’une principale action ne doit estre icy considerée qu’en qualité d’Episode et d’incident, veu qu’elle regarde principalement Achille, et qu’elle n’est pas le veritable but de ma Tragedie, bis que ce soit par où elle finit, s’il falloit tousjours finir par la mort du premier Acteur, le Theatre se verroit souvst defpoüillé de ses plus beaux ornemens, la mort de Cesar ne seroit pas suivie du pitoyable spectacle de sa chemise sanglante qui fait un si merveilleux effet, et qui pousse si avant dans les coeurs la compassion, le regret, et le desir de vengeance, quand Ajax se tuë du desespoir d’estre frustré des armes d’Achille, il ne done pas tant une marque de sa generosité qu’il laisse un tesmoignage du merite de ce qu’il recherchoit, et par consequent cét acte ne tend qu’à l’honneur de mon Herôs. En tout cas si j’ay failly pardonne moy, et puis qu’il ne m’est pas permis d’esperer une juste loüange de la meilleure de mes productions, souffre que je tire un peu de gloire de le plus belle de mes fautes.

Personnages.

  • Achille.
  • Briseide…. Sa Captive.
  • Alcimede…. Escuyer d’Achille.
  • Priam…. Roy de Troye.
  • Hecube…. Sa femme.
  • Polixene…. Leur fille.
  • Pâris…. Leur fils.
  • Deiphobe…. Leur fils.
  • Ajax.
  • Ulisse…. Capitaines Grecs.
  • Agamemnon…. General d’armée.
  • Conseil Des Grecs.
  • Troupe De Troyens.
  • Un Soldat Grec.

ACTE I

Scène I

Achille, Briseide.

Achille.

Je ne sçay, mon cher coeur, ce qui doit m’arriver

Mais depuis quelque temps je ne fay que resver,

J’ay tousjours dedans l’ame un soucy qui me ronge,

Tousjours l’esprit troublé de quelque horrible songe,

Je ne voy qu’en tremblant l’ombre qui suit mes pas,

Enfin je crains un mal que je ne cognoy pas.

Briseide.

Si vous n’estiez Achille ou si je n’estois femme,

Je voudrois vous oster cette frayeur de l’ame.

Hé quoi vous laisser vaincre à des illusions!

Que fait vostre courage en ces occasions?

Ne voyant dans ces lieux que meurtres, et que pestes,

Quels songes feriez-vous que des songes funestes?

Achille.

Soit une illusion, soit phantosme, ou vapeur,

Les prodiges sont grands, puis qu’Achille en a peur.

Briseide.

Encore, beau Vainqueur, qu’est-ce qui vous effraye?

Achille.

Patrocle m’aparoist, et me fait voir sa playe,

AU milieu de la nuict son phantosme sanglant

S’appproche de mon lict d’un pas affreux, et lent:

Et quand je l’aperçois, ou que je l’entends plaindre,

J’aymois tant cet amy que j’ay peur de le craindre.

Il m’appelle, il me presse, et me comblant d’effroy,

Me dit d’un triste accent, tu m’as vangé, suy moy.

Là ma bouche est sans voix quelque effort qu’elle fasse,

Je me la sens fermer par une main de glace,

Un pesant faix m’abat quand je me veux lever,

Je le sens qui m’estouffe, et ne le puis trouver.

Le nuict a beau finir, tousjours mon dueïl persiste:

Avecque mes amis malgré moy je suis triste,

Je pers de jour en jour l’usage des plaisirs,

Et ne respire plus qu’avecque des soupirs.

Briseide.

«C’est ainsi que le Ciel advertit ceux qu’il ayme,

Et qu’il voit s’engager dans un peril extresme.»

Croyez pour l’esvuiter ce que vous avez veu,

«Le plus certain presage est menteur estant creu.»

Achille, autant d’objects qui troublent vostre joye,

Sont autant de conseils que le Ciel vous envoye.

Evitez les dangers où l’on vous voit courir,

«Un grand coeur comme vous peut tuër, et mourir.»

Un malheur peut ternir l’esclat qui vous renomme,

Achille est redoutable, il est vaillant, mais homme.

Achille.

«Nostre vie est un bien difficile à garder,

Afin de la deffendre on la doit hazarder.»

Je m’en croirois indigne au destin qui nous presse

Si je ne l’exposois pour le bien de la Grece.

La mort dans le peril ne m’espouvante pas,

Je la crains dans la paix, et la cherche aux combas.

Qu’elle ne vienne à moy que par la noble voye,

Je ne la craindray point pourvueu que je le voye,

Je l’ay veuë effroyable, et la verrois encor,

Sans pallir je l’ay veuë au front du grand Hector:

Mais la fine qu’elle est fait son coup dans le calme,

Souvent elle se cache à l’ombre d’une palme,

Et c’est là le sujet de ma timidité,

Je me fie au danger, et crains la seureté.

Briseide.

Cet instinct qui confond nos deux ames ensemble:

Confond nos passions, vous craignez, et je tremble.

Achille, au nom des Dieux tesmoins de nostre amour,

Par mes yeux, par mes pleurs, conservez-moy le jour,

Refroidissez un peu cette chaleur extresme,

Et ne meurtrissez point l’innocent qui vous ayme,

Mon coeur où comme un Dieu vous estes adoré,

À qui vostre peril est un mal asseuré:

Assez de vostre sang honore la Phrygie,

La vague du Scamandre en est assez rougie.

Quel honneur maintenant pouvez vous aquerir?

Hector, et Sarpedon ne sçauroient plus mourir,

Ilion n’en peut plus, qu’il soit pris par un autre,

La gloire qu’il en reste est moindre que le vostre.

Achille.

Tu n’es-pas toute seule objet de mon soucy,

La gloire est ma maistresse, et je l’adore aussy:

Pourtant a quelque effect que mon courage monte,

Mes jours sont à toy seule, et je t’en rendray conte.

Maus que veut Alcimede s un homme si discret

N’interrompt pas pour peu nostre entretien secret.

Scène II

Alcimede, Achille, Briseide.

Alcimede.

Le Souverain de Troye, et des femmes dolentes

En faveur de la treve arrivent dans vos tentes,

Avecque des presens, de l’argent, et de l’or,

Afin de racheter le cadavre d’Hector.

Achille.

Si c’est pour ce dessein qu’ils ont quitté la ville,

Je plains un tel travail qui leur est inutille,

Ils devroyent pour leur bien encore y sejourner,

Puis qu’ils ne sont venus que pour s’en retourner.

Briseide.

Helas! n’adjoustez rien à leur triste fortune,

Voyez les, et souffrez leur priere importune,

Admirez dans ces gens les divers coups du Sort,

Monstre capricieux qui vous baise, et les mord.

Faittes reflexion sur la misere extresme

D’un père sans enfans, d’un Roy sans diadesme:

Car le trespas d’Hector met Priam à ce point,

Il est père, il est Prince, et pourtant ne l’est point.

Quant à moy je ne plains que cette mauvre mere.

Ha! combien sa douleur luy doit sembler amere,

De voir que son fils mort est en vostre pouvoir,

Et de n’esperer pas peut-estre de le voir!

D’un favorable accueil consolez leur tristesse,

C’est une cruauté d’oprimer qui s’abaisse.

Achille.

Je ne doy pas aussi m’abaisser devant eux.

Briseide.

Priam est tousjours Roy bien qu’il soit malheureux,

Vous le devez traicter come on traicte un Monarque,

Bis qu’un Roy soit tout nu, jamais il n’est sans marque:

«Bien qu’il ait despouillé tout ce que les Roys ont,

La Majesté lui reste encore sur le front;

Cette pompe invisible, et ce rayon celeste

Est de tous ses honneurs le dernier qui luy reste.

Le Sort dont l’inconstance, et l’eleve, et l’abat

Peut tout sur sa couronne, et rien sur cet éclat.»

(Alcimede va querir Priam.)

Achille.

Qu’il vienne, je suis prest d’entendre sa rèqueste:

Oüy, je respecteray ce qu’il a sur la teste,

Et je m’efforceray sans le rendre confus,

De faire un complimens d’un honneste refus.

Car de rendre ce corps à la douleur d’un père,

Il eut trop d’arrogance, et j’ay trop de cholere.

Mon cher amy Patrocle en fut trop outragé,

Et je l’offencerois apres l’avoir vangé.

Briseide.

Quoy dédaignerez-vous, et le prix et les larmes

Qu’ils offrent pour un fils triste object de vos armes?

Voyez à quel mal-heur les a reduits le Sort,

De l’avoir eu vivant, et de l’acheter mort.

Les voicy, ce vieux Roy monstre plus que personne

Que tousjours le bonheur n’est pas sous la couronne.

Scène III

Priam, Hecube, Polixene, Achille, Briseide, Alcimede.

Achille, allant recevoir Priam.

Certes mes ennemis sont trop officieux,

Vous me faictes rougir de venir en ces lieux,

Je respecte dans vous, et l’âge, et le merite,

Et sçay ce que je dois à cette belle suitte.

Priam.

Ma suitte n’attend point de respect, ny d’honneur,

Elle est bien moins qu’esclave, et vous estes Seigneur.

De moy je ne croy pas, en l’estat desplorable,

Où m’ont reduit les Dieux, estre considerable,

Ny pouvoir exiger un hommage contraint,

Et par ces cheveux blancs, et par ce qui les ceint.

Non, nous ne venons point l’ame triste, et saisie,

Tirer des complimens de vostre courtoisie,

Ny de ces vains honneurs, brave sang de Thétis.

Achille.

Que me demandez-vous?

Priam.

                      Nous demandons mon fils,

Par nos cris, par nos pleurs, par l’ennuy qui nous presse,

Par une langoureuse, et trop longue vieillesse,

Par vos mains que je baise.

Achille.

                            Ô Dieux, que faites vous!

Des Reynes, et des Roys embrasser mes genoux!

Priam.

Elles s’évanoüist cette Majesté haute,

Nostre malheur, Achille, et vostre bras nous l’oste.

Achille.

Je ne souffriray point que vous vous abaissiez.

Hecube.

Nous sommes comme il faut.

Achille.

                           Levez vous, et priez.

Briseide tout bas.

Tenir pour un fils mort cette lasche posture!

À quoi ne nous reduit le sang, et la nature?

Priam.

Tous mes enfants, Achille, ont tombé sous vos coups,

Et je n’en ay jamais murmuré contre vous.

Je vous croy de mes maux l’instrument, non la cause:

Aussy parlant de vous, je n’ay dit autre chose.

Quand sur moy la fortune a vomy tout son fiel,

Sinon, la main d’Achille est le glaive du Ciel:

Mes enfants les plus chers ont esté ses victimes,

Et dans mon propre sang il a lavé mes crimes:

Par vous il m’a puny, son foudre est vostre fer,

Et les Dieux par vos bras ont voulu m’estouffer.

Ils n’ont pas assouvy leur haine insatiable,

Troye est plus mal-heureuse, ou je suis plus coupable.

Tout ce que j’ay souffert ne les contente pas,

Achille, par vos mains ils veulent mon trespas,

Finissez-donc ma vie en achevant mes peines,

Tirez ce peu de sang qui reste dans mes veines,

Ou rendez-moi ce fils qui me touche si fort,

Je seray chastié quand je le verray mort:

Si je le demandois avec l’ame, et la vie

Qu’il ne peut plus avoir, que vous avez ravie,

J’attendrois un refus, mais helas il me plaist

Tout pasle, tout sanglant, tout massacré qu’il est!

Ha! si vous connoissiez les mouvemens d’un pere

Qui sent mon infortune, et souffre ma misere!

Le vostre (brave Achille) est plus heureux que moy,

Cependant sa vieillesse est tousjours dans l’effroy,

Apprehende pour vous, ne cesse de se plaindre,

Et craint ce qu’autrefois j’eus le bon-heur de craindre:

Helas je le souhaitte exempt de mes malheurs!

Que jamais vostre sang n’attire de ses pleurs,

Soyez tousjours heureux, et que jamais Pelée

N’ait les tristes ennuys dont mon ame est troublée.

Achille.

J’ay pitié de vos jours que la misere suit,

Et je plains l’infortune où je vous vois reduit,

Peussay-je vous montrer comme j’en suis sensible!

Mais vous me demandez une chose impossible:

Vous voulez par des cris en obtenir le don,

Et contre la justice, et contre la raison;

Que vostre fils Hector en ait abatu mille,

Ait combattu pour vous, ait deffendu sa ville,

Et poussé contre nous par un courage ardent

N’ait pas mesme espargné mon plus cher confident,

À qui d’un coup de pique il fit mordre la terre,

Je sçavois sa valeur, et les lois de la guerre;

Mais de le despoüiller apres l’avoir tué,

Que ce lasche projet se soit effectué,

Le rendre apres cela c’est une faute insigne,

Il auroit les honneurs dont il est trop indigne,

Et l’on diroit de moy l’autheur de son trespas,

Achille fait mourir, mais il ne punit pas.

Priam.

N’estoit-il pas puny, s’il vous parut coupable,

Lors que mort, et vaincu, ce Prince desplorable

Traisné par vos chevaux, percé de part en part

Faisoit le tour des murs dont il fut le rempart?

Quand on voyoit sa teste en si triste esquipage

Bondir sur les cailloux sanglante, et sans visage,

Et que de tout cela nous estions les tesmoins,

Patrocle, et sa vengeance en vouloient un peu moins.

À quel ressouvenir vostre rigueur m’oblige!

Pour vous persuader faut-il que je m’afflige?

Que mon fils soit du moins arrousé de mes pleurs.

Achille.

Son aspect ne feroit qu’augmenter vos douleurs.

Priam.

Quoy vous ne voulez pas mesme que je le voye?

Ô Prince misérable! ô Troie, autrefois Troye!

À Hecube.

Esprouve si son coeur s’amolira pour toy,

Peut-estre la pitié n’est morte que pour moy.

Hecube.

Que les pleurs d’une mere attendrissent vostre ame,

Donnez à la nature un bien qu’elle reclame;

Celuy de qui le bras vous resistoit jadis

N’est plus vostre ennemy, mais c’est tousjours mon fils:

Estre vindicatif mesme apres la victoire,

C’est vostre deshonneur plutost que vostre gloire.

Achille tout bas.

Rien sur ma volonté ne peut estre absolu:

Ils ne l’auront jamais, j’y suis trop resolu.

Hecube.

Dequoy murmurez-vous?

Achille.

                      Vostre infortune est grande,

Et je m’accorderois à ce qu’elle demande.

Mais quoy s je ne vous puis livrer ce bien fatal

Sans la permission de nostre General.

Dans l’armée où je suis on n’excepte personne,

Rien de ce corps n’agit que le chef ne l’ordonne.

Hecube.

«Le plus chetif soldat a droict sur son butin,»

Et la valeur d’Achille auroit pire destin?

À genoux devant luy (ma chere Polixene.)

Polixene.

La mere n’y peut rien, la soeur perdra sa peine.

Hecube.

Adresse ta priere à l’honneur des humains,

Et tends devers le Ciel tes innocentes mains.

Polixene.

Je n’ose (grand Herôs) esperer que mes larmes

Pour vous toucher le coeur soient d’assez fortes armes,

Car j’ai trop peu de grace à pleurer un malheur

Pour faire la pitié fille de ma douleur.

Mais si vostre bonté me donne l’asseurance

Qu’elles esbranleront cette rude constance,

Ces pleurs dont j’entretiens la memoire d’Hector,

Ces deux fleuves taris pourront couler encor;

Perdez cette rigueur où peu de vertu brille,

Et qu’Achille une fois soit vaincu d’une fille,

Que l’animosité mette les armes bas,

«C’est gloire de se rendre aux injustes combats.»

Que vostre passion ne vous soit plus contraire,

Que vostre ennemi mort, ce miserable frere

Ait un sepulchre ailleurs qu’au sein de ses parents,

Helas voyez mes pleurs!

Achille.

                        Je me rends, et le rends;

Vos larmes ont esteint ma vengeance enflammée,

Ce que n’auroit pas fait le pouvoir d’une armée,

«Une simple douceur calme nos passions,

Et des humilitez ont vaincu les lions.»

Madame, l’equité veut que je vous le rende,

Oüy vous avez de moy plus que vostre demande,

Essuyez donc ces pleurs qui font un tel effort,

Il n’en falloit pas tant pour obtenir un mort:

Je recognois ma faute, et je voudrois, Madame,

En vous rendant ce corps l’animer de mon ame.

Priam.

«Ainsi des justes Dieux l’adorable pouvoir

Fait naistre le bon-heur au tombeau de l’espoir.»

Achille, vos faveurs montrent ce que vous estes,

Ces presens sont le prix du bien que vous nous faites.

Avec quelle rigueur suis-je traicté du Sort?

Que je m’estime heureux de revoir mon fils mort?

On offre des presens.

Achille.

Que n’ay-je le pouvoir de le remettre au monde?

J’estimois sa valeur, elle estoit sans seconde,

Et combien que je sois l’autheur de son trespas,

Mon coeur, je vous le jure, en veut mal à mon bras.

Mais quand dedans son corps l’ame seroit remise,

(Souffrez que je vous parle avec toute franchise)

Quand mesme il paroistroit comme il parut un jour

Quand il fit à nos gens souhaitter le retour,

Et qu’il vint furieux deffendant vos Pergames

Jetter dans nos vaisseaux la frayeur, et des flames,

À quoy vous serviroit la force de ses coups?

Vous avez la justice, et les dieux contre vous:

«Que l’on soit plus qu’un Mars, et puissant, et robuste,

Il n’est rien de si fort qu’une querelle juste,

L’ennemy vigoureux combat moins vaillamment

Que le foible ennemy qui combat justement,

Et l’on voit bien souvent où la force preside,

Un pigmée innocent vaincre un coupable Alcide.»

Que ne nous rendez-vous cette infame beauté

Qui nous fait tant de peine, et vous a tant cousté?

C’est elle plus que moy qui fait rougir vos fleuves,

Qui dépeuple Ilion, et qui fait tant de veusves,

Qui perdant vos enfants vous fait perdre un thresor,

Et qui porta ma pique à la gorge d’Hector.

Je voudrois vous servir avec un zele extresme

Mais comment vous servir s vous vous nuisez vous-mesme,

J’ay pitié de vous voir en ce fascheux estat,

Et je ne marche plus qu’à regret au combat.

Vos affaires vont mal.

Priam.

                       En l’estat où nous sommes,

Nous n’avons du secours ny des Dieux, ny des hommes.

Nous avons sous les maux mille fois succombé:

Le superbe Ilion seroit desjà tombé,

N’estoit qu’il doute encore en son destin supresme

S’il faut ou qu’il se perde, et s’accable soy-mesme,

Ou tombe du costé d’où la foudre luy vient:

Et cette incertitude est ce qui le maintient.

Deiphobe, Pâris, et le jeune Troïle

Dignes freres d’Hector, sont l’apuy de ma ville:

C’est où j’en suis réduit.

Achille.

                           Entrons. Pour vos presens,

Avec le corps d’Hector de bon coeur je les rens,

Il faut nous visiter tant que la tresve dure,

Vous serez plus heureux, Achille vous le jure.

Hecube.

Ô genereux Guerrier!

Briseide.

                      Ce nouveau changement

Me donne de la crainte, et de l’estonnement.

ACTE II

Scène I

Priam, Hecube, Pâris.

Priam.

Mais est-il bien possible, et le devõs-nous croire,

Que sur luy Polixene ait aquis cette gloire?

Que cette passion ait calmé son courroux,

Et qu’il ayme estant Grec quelque chose de nous?

Hecube.

Mais est-il bien possible, et le devons nous croire

Qu’une voix sans visage ait aquis cette gloire?

Ou que sur ce grand coeur une grande beauté

Ait eu tant de pouvoir sans l’avoir surmonté?

Que n’avons-nous pas fait s la jeune Polixene

L’a moins prié que nous, n’a pas eu tant de peine.

À quoy donc si ses yeux n’avoient eu quelque droit,

Auroit-il accordé ce qu’il nous refusoit?

Pâris.

Que n’estois-je avec vous s j’eusse veu sa pensée,

De quelle affection elle estoit traversée,

Et d’où venoit en luy ce mouvement si prompt,

Car je cognoy le coeur dés que je voy le front,

Des feux les plus cachez je voy des estincelles,

Et juge de l’amour aussy bien que des belles.

Achille inexorable, et puis humilié,

C’est ensemble un effect d’amour, et de pitié,

Ce double mouvement qui tient l’ame engagée,

Peut naistre des appas d’une belle affligée,

«Rien n’est plus eloquent que de beaux yeux moüillez,

Par eux sont de fureur les Tygres despoüillez.»

Sans doute que ma soeur est dans l’esprit d’Achille,

Et cette affection nous est beaucoup utille.

Priam.

Si ma fille devoit vous attirer à nous,

Achille, ha que plutost ne l’aperceustes vous!

On ne vous eust point veu si fatal à ma joye,

Derriere vostre char traisner Hector, et Troye.

Tu vivrois mon enfant, l’appui de mes citez,

Et le retardement de nos fatalitez.

Pâris.

Que votre majesté ne perde point courage,

Et sauvons, s’il se peut, les restes du naufrage.

L’Amour nous donne Achille, et s’il est diverty,

Nous pourrons voir Ajax entrer dans son party.

Priam.

Travaillez-donc pour vous, Hector, et ma vieillesse

N’accroistront point l’honneur des pompes de la Grece,

Il est mort, et je meurs, attendez vostre fin,

Et poussez jusqu’au bout vostre jeune destin,

Car c’est pour vous, Pâris, que Mars se rassasie,

Et du sang de l’Europe, et du sang de l’Asie,

Nos mal-heurs sont de vous, vous les avez produits,

Et vostre seule pomme a fait naistre ces fruits.

Pâris.

Je sçay que j’ay causé nos plus tristes journees,

Et ce juste reproche a plus de neuf annees.

Mais quoy que cette guerre offre à mon souvenir,

L’amour la commença, l’honneur la doit finir.

Hecube.

Que l’amour la finisse, et que le coeur d’Achille

En aymant Polixene ayme aussi nostre ville,

Nous le pourrons gagner, jamais selon nos voeux

Plus belle occasion ne monstra ses cheveux.

Le voicy, cet oeil doux, et ce front peu severe

Ne s’accordent point mal à ce que j’en espere.

Scène II

Priam, Achille, Hecube.

Priam. (luy allant à la rencontre.)

Nous venons de pleurer sur les cendres d’Hector,

Et de ses os bruslez le bucher fume encor,

Depuis que nous menons cette vie affligée,

Neuf fois j’ai veu jaunir nos plaines de Sigée,

Et desja par neuf fois Ide le Sacré mont

De neige, et de frimas s’est couronné le front.

Nous n’abandonnons point ceux qui cessent de vivre,

On nous voit tous les jours les brusler, ou les suivre,

Et la fatalité de nos communs malheurs

Nous fait toujours respãdre ou du sang, ou des pleurs.

Que ne vous trouviez-vous parmy la compagnie

Pour estre spectateur de la ceremonie.

Achille.

Je ne recherche point d’accroistre mon mal-heur,

Ma douleur me suffit sans une autre douleur,

Mon esprit souffre assez au mal qu’il se propose,

Sans voir ce triste effect dont mon bras est la cause,

«Nostre félicité n’est pas d’estre Vainqueur,

Et souvent la victoire est triste dans le coeur.»

Hecube.

Ha ne vous plaignez point: tout vous rit sur la terre,

Jamais sur vos lauriers n’est tombé le tonnerre,

Vous rompez, terracez tout ce qui nous deffend,

Tousjours victorieux, et tousjours triomphant.

Achille.

Le sujet de vos maux ne l’est pas de ma joye,

Je ne serois heureux quand j’aurois conquis Troye,

Qu’en ce point que j’aurois loin de vous affliger,

L’honneur de vous la rendre, et de vous obliger;

Car où j’en suis reduit, mon plaisir, ny ma gloire

Ne me sçauroient venir du fruict d’une victoire.

Mais souffrez que tout haut je vous proteste icy,

Que si vous endurez, Achille endure aussy.

J’ignore qui de nous a plus sujet de craindre,

Encor vous plaignez-vous, moi je ne m’ose plaindre.

Priam.

Quel que soit vostre mal, je le souffre avec vous,

Et j’ay pitié de ceux qui n’en ont point de nous.

Contraire à l’ennemy qui nuit alors qu’il aide,

J’y voudrois aporter un diligent remede,

Et je soulagerois les maux que vous avez,

Pourvu que je le peusse.

Achille.

                         Hélas! vous le pouvez.

Que vostre Majesté m’accorde une requeste,

Je vous offre mon bras, je vous offre ma teste,

Si vostre courroux veut, ou ne veut s’assouvir,

Il s’en pourra vanger, ou s’en pourra servir:

Nos vaisseaux reverront les rives de Mycene,

Je feray subsister la paix avecque Helene,

Si le Grec orgueilleux ne veut pas l’accorder,

Nous le mettrons au poinct de vous la demander.

Troye apres ce refus me verra, je le jure,

Soustenir sa querelle, et vanger mon injure,

Tournant contre les miens ma colere, et ce fer,

L’on verra par Achille Ilion triompher,

Et mieux que quand Hector par tout se faisoit voye,

Vous verrez refleurir vostre premiere Troye,

Achille estant Troyen ne demordra jamais.

Priam.

Vous nous le promettez?

Achille.

                        Ha! je vous le promets.

Priam.

Demandez hardiment, asseuré que ma vie,

Si vous la demandez se donne à vostre envie.

Achille.

Mais devant qu’à vos yeux mon mal soit exposé,

Pardonnez-moy celui que je vous ay causé,

Je n’obtiens que par là ceste faveur insigne,

Et par là seulement mon espoir s’en rend digne:

Aussy suis-je bien loing d’impetrer ce beau don,

Si je ne fais encor que demander pardon,

Dois-je helas! me flatter de l’honneur que j’espere?

«Qui tremble pour la peine est bien loin du salaire.»

Il se met à genoux.

Ces sentimens d’orgueil enfin se sont perdus,

Je vous rends les devoirs que vous m’avez rendus,

Par vos mesmes sanglots où j’adjouste la flamme,

Vos souspirs arrachez du plus profond de l’ame,

Par cette voix qui triste, et touchant ma rigueur

Me demandoit un corps, je vous demande un coeur,

C’est ce grand coeur dont mesme une fille est maistresse,

Polixene a forcé le bouclier de la Grece:

Mais qu’au lieu de le rendre il puisse estre accepté,

Et que ce pauvre coeur n’en soit point rebuté,

Qu’un hymen des souspirs fasse naistre la joye,

Et pour un commun bien sauvez Achille, et Troye.

Priam.

«Celui certes n’est pas malheureux à demy

Qui n’attend des bien-faicts que de son ennemy:»

Un mortel craint des Dieux, aymé de la victoire

Se laisse donc surprendre au milieu de sa gloire?

Et vostre grand courage est donc réduit au point

D’esperer en ma grace, ou de n’esperer point?

Quoy ma fille aymeroit nos plus grands adversaires?

Elle seroit le prix du meurtre de ses freres?

Et je vous pourrois faire un traittement si doux

Apres les maux sanglants que j’ay receu de vous?

Je ne veux point pourtant tromper vostre esperance,

Ny faire qu’un refus me serve de vengeance,

Nous procurant la paix sous ces conditions,

Que ma fille responde à vos affections.

Achille.

Ha ce doux mot ranime un coeur reduit en cendre!

Vous me donnez la paix, et je vous la veux rendre.

Achille qui jouist d’un bon-heur sans esgal,

Vous fera plus de bien qu’il ne vous fit de mal,

Et si de vostre sang il rougit plus qu’un autre,

Il vous offre le sien en eschange du vostre,

J’acheveray pour vous ce qu’Hector projettoit.

Hecube.

Helas! soyez nous donc ce qu’Hector nous estoit.

Achille.

Je ne merite pas cét honneur que j’espere,

Je fus son homicide, et je seray son frere.

Pâris.

Il faut rompre les loix de la civilité,

Et que je vous embrasse en cette qualité.

Achille.

Ouy, Pâris, en faveur des beaux yeux de ma Reyne

Ce bras qui poursuivoit deffendra ton Helene,

Je ressens les transports dont tu fus possedé,

«Et sçay qu’un beau thresor doit bien estre gardé.»

Mais, Sire, permettez qu’en ce lieu je m’acquitte

Des devoirs d’un amant devant que je vous quitte,

Souffrez qu’auparavant que d’aller au conseil,

J’offre un premier hommage à ce jeune Soleil.

Priam.

À recevoir vos voeux ma fille est preparée,

Mais que vos entretiens soient de peu de durée,

Vous n’estes pas encore au point de vous unir,

Et la tresve accordée est preste de finir.

Hestez-vous, et pensez que toute vostre joye

Ne depend seulement que du repos de Troye,

Et qu’il faut pour son bien qu’Achille desormais

Change une courte tresve en une longue paix.

Tous rentrent.

Scène III

Alcimede, demeure seul.

Où va ce pauvre aveugle s il court au precipice,

«Ha je voy bien qu’Achille est foible sãs Ulisse,

Que la force ne peut divertir un mal-heur,

Et qu’il faut la prudence avecque la valeur.»

Priam se voit superbe, et tout d’un temps sa ville

Vange Hector, tient Helene, et triomphe d’Achille.

Comme sa passion se change incontinent,

Tantost il estoit froid, il brusle maintenant,

Il songeoit à Patrocle, il songe à Polixene,

Il regrettoit sa mort, il souffre une autre peine,

Il arrosoit de pleurs son triste monument,

Nous le vismes amy, nous le voyons amant:

Une jeune ennemie est sa chere maistresse,

Tu t’en plains (Briseide) et moy je plains la Grece,

Affligeons nous tous deux privez de tout bon-heur,

Et de son inconstance, et de son des-honneur;

Une fille sur luy remporte la victoire!

Il perd en un seul jour plus de neuf ans de gloire,

Et s’abaisse, vaincu par de simples regars,

Jusqu’à rendre à l’Amour ce qu’il a pris à Mars?

De plus son mal s’aigrit en telle violence,

Que qui le veut guerir se ruyne, et l’offence,

Et l’on doit pour complaire à ses feux dissolus

Dire qu’il est bien sain quand il souffre le plus.

Je ne luy diray mot, mais aussy cette lettre

Qu’en partant Briseide en mes mains vient de mettre,

Ou peut-estre elle tasche à l’attirer à soy,

Luy parlera sans doute, et pour elle, et pour moy:

Par là je l’avertis du danger qui le presse,

C’est la voix d’Alcimede, et la voix de la Grece!

Je le desgageray de ces foibles appas,

Et luy remonstreray mesme en ne parlant pas.

Scène IV

Achille, Polixene.

Une chambre paroist, et Achille aux pieds de Polixene qui luy

presente son espée nuë.

Achille.

Non, Madame, achevez mon destin miserable,

Vangez-vous, perdez-moy par un coup favorable,

Qui retarde l’effort de vostre belle main?

Est-ce pitié, foiblesse, injustice, ou desdain?

J’ay choisi ce supplice, en songez-vous un autre?

Espargnez-vous mon sang s j’ay tant versé du vostre.

Polixene.

Quelle grace au coupable enfin puis-je donner

Puis que c’est le punir que de luy pardonner?

Pourquoy desirez-vous que cette main vous tuë?

Quoy depuis la faveur que de vous j’ay receuë,

Depuis qu’à ma priere on vous a veu changer,

M’avez-vous obligée à vous desobliger?

Achille.

Si vous m’estiez bon juge en cognoissant mon crime,

Vous le feriez passer pour acte legitime.

Mais vous estes severe, et je suis criminel

À cause que je sçay que vous me croirez tel.

Ouy je vous faschay moins meurtrissant vostre frere,

Je ne fus que hardy, mais je suis temeraire.

Tous mes faits ne sont rien, je m’esleve au dessus,

J’ai beaucoup fait, Madame, et j’ose encore plus,

Mon audace merite une cheute pompeuse,

Et cette vanité rend ma honte fameuse.

Qu’elle perisse donc sans me faire parler,

Que l’ambition creve à force de s’enfler:

Je peche contre vous sans remords, et sans blasme.

Polixene.

Mais quel est ce peché?

Achille.

                        Je vous ayme, Madame,

C’est ma temerité, ma gloire, mon forfait,

Et voilà ce que j’ose apres ce que j’ay fait:

Mon coeur s’ose flatter de l’espoir de vous plaire,

Et qui peut tout ailleurs est icy temeraire.

Vous m’avez commandé de ne le point celer,

Si ce sont deux pechez que souffrir, et parler,

Le premier est de moy, le dernier est le vostre,

Punissez-moi de l’un, accusez-vous de l’autre.

J’ay cessé d’estre libre afin d’estre captif,

Afin d’estre amoureux d’estre vindicatif:

Ma colere a donné la gésne à la Nature,

Je n’ay point eu pitié de sa triste aventure,

Qu’un pere ait souspiré, qu’une mere ait gemy,

Je n’ay point pour cela cessé d’estre ennemy:

Mais vos yeux ont flechy mon courage farouche,

Et m’ont persuadé bien mieux que vostre bouche,

Je pensois resister, mais il a bien fallu

Rendre Hector, et mon coeur quãd vos yeux l’ont voulu:

Je les veux adorer, contentons mon envie,

Et que je sçache d’eux à quel point est ma vie.

Orgueilleux Souverains, dont j’adore les loix,

Espoir ambitieux de plus de mille Roys!

Polixene.

Vous dont le bras nourrit l’ennuy qui me devore,

M’affligez-vous desja s La tresve dure encore,

Quand vous vous reposez, laissez-moy respirer,

Attendez le combat pour me faire pleurer,

«Ce n’est pas desirer un plaisir agreable

Que de chercher à rire avec un miserable.»

Achille.

Doutez-vous que mon mal ne soit pas violent?

Pour voir mon coeur bruslé, vous l’allez voir sanglant,

Ce fer.

Polixene.

Je vous veux croire, hé bien Achille m’ayme,

Il me veut quelque bien, j’en fais aussi de mesme.

Achille.

Vous m’aymez?

Polixene.

              Il est vray, je vous le dis encor,

Comme je puis aymer l’homicide d’Hector.

Achille.

Ha mal-heur de mes jours! Mais finissez ma peine.

Polixene.

Mais vous estes Achille, et je suis Polixene,

Vostre coeur ayme-t’il ceux que vostre bras hait,

Contre qui tous les jours vous suez sous l’armet?

Et comment voulez-vous que de bon oeil je voye

L’homicide d’Hector, et l’ennemy de Troye?

Ha triste souvenir de mes derniers mal-heurs!

Las! esteignez vos feux, laissez couler mes pleurs.

Achille.

Faut-il qu’à ses grands maux mon foible esprit resiste?

Que le plus affligé console le moins triste!

Ne mouillez plus vos yeux mes aymables vainqueurs,

N’esteignez-pas ainsi le beau bucher des coeurs;

Adorable Princesse, en mon ardeur extresme,

Helas vous fay-je tort de dire, je vous ayme?

Un ennemy mourant offence-t’il beaucoup,

S’il dit à son vainqueur, voy ma playe, et ton coup?

Blasmez, si je vous ayme avecque violence,

Vostre commandement, non pas mon insolence,

Ne m’avez-vous pas dit me demandant Hector,

Pour vous fleschir mes pleurs peuvent couler encor?

Perdez cette rigueur où peu de gloire brille,

Et qu’Achille une fois soit vaincu d’une fille.

Eussay-je apres cela combatu vos appas?

Souffrés que j’obeïsse; ou ne commandés pas.

Que n’ay-je pour vous vaincre avec vos propres armes,

Vos cheveux arrachés, vos sanglots, et vos larmes!

Vous en avez fléchy mon furieux couroux,

Et je n’ay jusqu’icy rien obtenu de vous:

Je ne puis empescher que ma douleur n’esclatte,

Vous estes pour mon bien trop belle, et trop ingratte;

Je sçay bien, que par moy Troye a souvent gemy,

Mais je n’ay pas tousjours esté vostre ennemy:

Vos chefs, et vos soldats mesme vantent ma gloire,

Je n’ay point de leur sang fait rougir ma victoire,

Je croy que le bien-fait a l’offence esgalé,

J’ay fait mourir Hector, mais vous l’avez bruslé.

Souffrez que je me plaigne, et vous nomme cruelle,

«Sous le pied qui l’escrase un ver est bien rebelle.»

Polixene.

Quoy l’Amour n’a pour vous que de rudes appas?

Si l’on ne vous embrasse, on ne vous ayme pas?

«Le soldat ancien de son sang ne s’effraye,

Et le jeune pâlit au soupçon d’une playe:

L’un ignore comment un laurier est gagné,

L’autre a vaincu cent fois apres avoir saigné.

Celuy qui dans l’Amour a consommé son âge

Pour un simple desdain ne perd pas le courage,

Et le jeune au contraire aussitost qu’on le void

Pense qu’on le deteste alors qu’on luy fait froid,

L’un cognoist les desdains, et sçait qu’Amour en use,

L’autre ignore qu’il donne aussi-tost qu’il refuse.»

Esperez, je veux suivre au point où je me vois,

Ce que leurs Majestés me prescriront de lois.

Achille.

Si ces discours sont vrais, si le coeur les avoüe,

La fortune m’esleve au dessus de sa roüe,

Et je ne voy si haut par mon amour ardant,

Que je ne puis aller au Ciel qu’en descendant.

Polixene.

Vous aurez ce bon-heur, si le Ciel vous l’octroye:

Cependant épargnez le plus pur sang de Troye,

N’ayez plus aux combas un coeur trop enflammé,

Et soiez moins vaillant pour estre plus aymé.

Achille.

Si les moins valeureux dedans vostre memoire

Sont les plus caressez, je renonce à la gloire,

Et ne recherche plus l’honneur dans les hazars,

J’ayme mieux estre aymé de Venus que de Mars.

Il luy baise la main.

Mais pour m’en assurer, que je laisse, Madame,

Sur cette belle main la moitié de mon ame.

Voyons leurs Majestés devant que mon conseil

Applique sur vos maux un premier appareil.

ACTE III

Scène I

Achille, Ajax, Ulisse, Briseide.

Achille.

Non, je n’en feray rien, vous perdez vôtre peine,

Vous écrivez sur l’onde, et semez sur l’arene.

Ulysse, vos discours sont ici superflus,

Ajax, notre amitié ne peut rien là dessus;

Des interests d’autruy j’ay l’ame dépouïllée,

On ne me trompe plus, ma veuë est désillée,

Et je voy bien apres tant de nobles efforts

«Qu’obliger des ingrats cest embaumer des morts.»

Qu’ils me viennent conter que je ternis ma gloire,

Puis qu’on ne me croit plus, je ne les veux plus croire:

Je ne doy plus pour eux à la guerre estre ardant,

Et vous me trahissez me le persuadant.

Je me veux conserver, le repos dans mes Tentes

Rendra mes passions tranquilles et contentes.

Je les verray perir mes lasches, mes ingras,

Et me vangeray d’eux en ne les vangeant pas.

Ajax.

Mais tu pardonnerois, si tu me voulois croire,

À cette ingratitude, à cause de ta gloire.

Exerce pour ton bien ce bras si valeureux,

Fais pour toy (cher Amy) ce que tu fis pour eux:

Quoy tu veux estre oysif au siege d’une ville?

Parce qu’ils sont ingrats, tu cesses d’estre Achille?

Tu te prives d’honneur s non non qu’ils soient ingras,

Qu’ils ne t’escoutent point, qu’ils pechent, et combas,

Que des fleuves de sang rougissent la campagne,

Va (genereux Achille) et qu’Ajax t’accompagne.

Achille.

J’espargne icy mon sang, va prodiguer le tien,

Ton bras pour triompher n’a que faire du mien.

Si tous les autres chefs lasches, et plains de vices

Devenoient des Ajaxs, devenoient des Ulysses,

Que chacun eust en soy la force de vos bras,

Je m’en vangerois mal en ne combattant pas.

Ulisse.

Si je combas sans vous, ma foiblesse est extresme,

Et les plus valeureux sans doute en sont de mesme,

Vostre seule presence anime nostre coeur,

Et nous sommes vaincus, si vous n’estes vainqueur.

Venez donc comme un foudre au milieu des allarmes,

Que je vous reconnoisse encore par les armes,

Vous perdîtes Patrocle en un pareil courroux,

Si vous ne nous menez combien en perdrez vous?

Si jusques à la fin le malheur nous travaille,

Sans avoir combattu vous perdrez la bataille,

Et les Troyens ravis se vanteront après

D’avoir bien profité des querelles des Grecs.

«Une dissention rompt la plus forte armee,

Et de tant de projets fait un peu de fumee:

Sa malice affoiblit ce corps le demembrant,

Et fait mille ruisseaux d’un vaste, et fier torrent.»

Quoy vous voir à la paix ardent plus que personne,

Que pouvez-vous penser que l’armee en soupçonne?

Vous offencez la Grece, et sur tout Menelas,

Vous le pouvez vanger, et ne le faites pas;

Vous voulez tout avoir de puissance absoluë,

Et ne combattrez plus si la paix n’est concluë,

Et l’accord estant fait des Troyens, et de nous,

En quelle occasion nous obligerez-vous?

Ce n’est pas qu’en la paix vous ne soyez utille,

Mais c’est par la valeur que vous estes Achille.

Je dis sans vous flatter quel est mon sentiment,

Et parlant en amy je parle hardiment,

Et dis que ce demon qui trouble nostre joye

A de l’intelligence avec celuy de Troye.

Hé quoy pouvons nous faire une honorable paix

Avec des ennemis que nous avons deffaits?

Doit-on ainsi traiter l’ennemy qu’on terrasse?

Ils sont dessous nos pieds, demanderons nous grace?

Pourquoy finirons-nous la vieille inimitié?

Nous ne les craignons pas, en avons-nous pitié?

Voyons nous quelque chose en cette ville infame,

Qui nous doive empescher d’y jetter de la flame?

Que pretendez-vous donc?

Achille.

                         Je veux que ces ingras

Usent de mon conseil comme ils font de mon bras.

Ulisse.

Si vous ne donnez pas un conseil salutaire,

Faut-il qu’on se ruyne afin de vous complaire?

Achille.

Il n’est pas plus utile au Phrygien qu’au Grec.

Ulisse.

À l’un il est utile, à l’autre il est suspec.

Achille.

Autant, ou plus que Troye, Argos est affligee.

Ulisse.

L’une pourtant assiege, et l’autre est assiegee.

Achille.

Troye a bien de la force, et son pouvoir est grand.

Ulisse, un peu bas.

Elle est forte, il est vray, puis qu’Achille s’y rend,

Achille.

Ses murs facilement ne se peuvent abbatre.

Ulisse.

«Où l’on resiste mieux, c’est là qu’il faut combattre.»

Achille.

Ses temples sont remplis d’enseignes, et d’escus.

Ulisse.

Ha qu’on ne connoist pas tous ceux qu’elle a vaincus!

Ajax.

Je n’en suis pas du nombre, et l’orgueil des Pergames

M’a veu luy resister, et destourner ses flames:

Ce bouclier d’un vainqueur ne fut jamais le prix,

On me l’a bien faussé, mais on ne l’a point pris,

Et tout rompu qu’il est, avecque mon adresse,

Il pare bien des traits qu’on descoche à la Grece:

Mais contre les Troyens nos trouppes sont aux champs,

Desja l’on voit à nû mille glaives trenchans,

Rejoignons le soldat que nostre absence effraye,

Peut-estre la patrie a receu quelque playe,

Allons la secourir, allons vaincre, ou mourons,

Irons-nous seuls, Achille, ou si nous te suivrons?

Achille.

Plutost je tombe vif dans l’Erebe effroyable,

Plutost...

Ajax.

            Allons, Ulysse, il est inexorable,

Ce mouvement cruël en lui n’est pas nouveau,

Il verroit tout en feu qu’il plaindroit un peu d’eau;

Allons où la valeur esclate, et se renomme,

Et ne perdons pas tout pour gaigner un seul homme.

Ulisse en rentrant.

«Achille, un ennemi ne se doit frequenter,

C’est gloire de le perdre, et non de le hanter.»

Scène II

Achille, Briseide.

Achille.

Comment on me soupçonne s On me fait cette injure?

Et ma fidelité trouve qui la censure?

Après cette asseurance où mon bras les a mis,

On croit que je m’entends avec nos ennemis:

Voilà ma recompense, et c’est là le salaire

Des belles actions qu’Ilion m’a veu faire?

Ha que l’ingratitude est un vice odieux!

Mes lauriers sont fletris devant que d’estre vieux,

Et la Grece oubliant sa misere ancienne

Tasche à perdre ma gloire, et j’ay sauvé la sienne?

Tout ce qui reste à Troye alors que l’on se bat,

Que le sexe, ou que l’âge exempte du combat,

Vieillards, femmes, enfãs, vains fardeaux de la guerre,

Contre moy dans un temple invoquent le tonnerre,

Parce qu’à des ingrats mon coeur maintient sa foy,

Et j’attire pour eux tous ces voeux contre moy.

Briseide.

C’est ce que le devoir m’a commandé d’écrire

Quand la timidité m’empeschoit de le dire,

Ulysse, et tous les chefs ont cette opinion

Que vous favorisez le party d’Ilion,

Et que vous avez fait charmé de Polixene

L’objet d’une amitié de l’objet d’une hayne;

Voyant par ce soupçon vostre honneur se flestrir,

Je n’osay vous le dire, et ne le pus souffrir,

Si bien qu’en ce billet je vous ay fait apprendre

Qu’on pensoit qu’aux Troyens vostre foi s’alloit rsdre,

Qu’une jeune beauté changoit vos passions,

Et qu’elle avoit gagné vos inclinations.

Achille.

«De combien d’accidens est la vertu suivie,

Et qu’elle évite peu les pieges de l’envie!

Comme elle est mesconnuë, et comme l’innocent

Passe pour criminel alors qu’il est absent!»

Si la tresve permet qu’Achille se promene,

Il veut du bien à Troye, il ayme Polixene:

Et si durant le temps que l’on prend du repos,

Il parle aux ennemis, Achille vend Argos.

Briseide.

J’ay peur que l’inconstance ait terny vostre gloire.

Achille.

Vous m’accusez à tort.

Briseide.

                       Hé bien je le veux croire

Que toujours sur vostre ame un mesme amour agit,

«Mais on peut accuser l’innocent qui rougit.»

Briseide en beauté le cede à Polixene,

Souffrez, souffrez pour elle une amoureuse peine,

Preferez ses attraits à ma fidelité,

Mais aimez vostre honneur autant que sa beauté.

Je ne demande pas (beau, mais cruel Achille)

Que vous n’aymiez que moy, je serois incivile,

Ny que vous vous teniez à mes foibles appas,

Ny que vous me gardiez ce que vous n’avez pas,

Je ne veux point forcer vostre humeur desloyale,

Non, non, mais seulement cognoissez ma rivalle,

Songez que de vos faicts elle a souvent gemy,

«Et qu’il est dangereux d’aymer son ennemy.»

Achille en le baisant.

Ne croy point, mon soucy, que je change de flame,

Et qu’un objet nouveau te chasse de mon ame.

Briseide.

Perfide, ces doux mots ne sont plus de saison,

À quoy sert le baiser après la trahison?

Éclatez mes douleurs, puis que je suis sortie

Des bornes du respect, et de la modestie.

Inconstant, infidelle, est-ce là cette foy

Que tu m’avois juré qui ne seroit qu’à moy?

Quoy te verray-je donc entre les bras d’une autre

De qui l’affection n’égalle point la nôtre?

Qui te suscitera les fureurs de l’enfer,

Et ne t’embrassera qu’afin de t’étouffer?

Qu’Amour te fasse voir ma rivale plus belle,

Tu peux bien t’assurer qu’elle t’est moins fidelle:

Donc sans changer l’object de ton contentement,

Vis avec moins de joye, et vis plus seurement:

Auray-je cet affront moy qui fus glorieuse?

Non, non, vivons aymee, ou mourons odieuse.

Achille.

Que voulez-vous, jalouze! ha que mal à propos

Je pris cette importune au siege de Lesbos

Pour acroistre l’ennuy de la guerre de Troye,

Et pour persecuter mon repos, et ma joye!

Il est vray, Polixene occupe mon soucy,

Vous éclatez, la belle, et moi j’éclate aussi:

Je ne veux plus souffrir que vôtre orgueil me brave,

Polixene est maistresse, et vous estes esclave,

Je luy rends par devoir, et d’inclination

Ce que je ne vous rends que par affection,

On vous aime, on vous sert, vous estes reveree,

Mais c’est vous captiver d’une chaîne doree.

Adieu, ne pensez plus que l’on vous fasse tort,

Et ne regardez point plus haut que vostre sort.

Il rentre.

Scène III

Briseide seule.

Taisons-nous, il le faut, et mon maistre l’ordonne,

«Heureux qui n’a de loy que celle qu’il se donne,

Dont toujours la fortune est en un mesme point,

Qui ne fut jamais haut, ou qui ne tombe point!»

Pourquoy faut-il servir deux puissances pour une

Esclave de l’Amour comme de la Fortune?

Cruel commandement de l’ingrat que je sers!

Je n’ose témoigner que je cheris mes fers,

Quoy que j’en sois jalouse en une telle sorte

Que je ne puis souffrir qu’autre que moy les porte:

Bien, mon coeur, qu’il s’engage à de nouveaux apas,

Crains pour luy seulement, mais ne murmure pas,

Songe qu’il se ruine, et non pas qu’il t’offence,

Ne plains que son malheur, souffre son inconstance:

Il n’est point de malheur qui soit égal au mien,

Je crains plus toutefois les presages du sien,

Aux sacrez intestins des victimes plus pures

Je voy d’un accident les sinistres augures,

Ciel destourne ce mal, j’ayme mieux au surplus

Voir Achille inconstant que de ne le voir plus,

Je luy témoigneray que ma flame est extrême,

Et je me veux haïr pour montrer que je l’aime,

S’il faut souffrir sa mort, son change ou mon trépas,

Qu’il vive, que je meure, et qu’il ne m’ayme pas.

Scène IV

Hecube, Polixene.

Hecube.

Mon Dieu! Qu’il est parfaict, qu’il est remply de charmes,

Quand je ne le voy point mettre la main aux armes!

J’ay regret que son bras qui nous estoit fatal,

M’ait si long-temps forcée à luy vouloir du mal,

Combien pour cette paix il est opiniâtre,

N’ayant pû l’obtenir l’aperçoit-on combatre?

Qui de cette meslée est aussi le témoin,

Juge facilement qu’Achille en est bien loin:

C’est la meilleure preuve, et je n’en veux point d’autres

Que le mal-heur des Grecs, et le bon-heur des nôtres.

Nous sommes les vaincus quand il est animé,

Vous avez bien pû voir de dessus la muraille,

Ceux à qui Mars promet l’honneur de la bataille.

Le Troyen par son sang commence à s’enflamer,

S’il en perd une goutte, il en tire une mer.

Qu’il fait beau veoir Pâris, Deiphôbe, et Troïle,

Et que leur force éclate en l’absence d’Achille!

Polixene.

«Ainsi loin du Soleil tous les arbres sont beaux,

Ainsi pres du Soleil il n’est plus de flambeaux:»

Aussi l’aspect d’Achille horrible à ma memoire,

Change en fatalité le sort de la victoire,

Et ce jeune guerrier ne sort point du combat

Qu’il n’ait couché par terre un pilier de l’Estat.

Hecube.

Caressez-le pourtant, faictes-en de l’estime,

Si ce n’est par amour, que ce soit par maxime,

Songeons au bien present, le mal soit oublié,

Il nous perd ennemy, qu’il nous serve allié,

Que son affection repare nôtre perte,

Et qu’il ferme la playe apres l’avoir ouverte:

Nourrissez son espoir d’un favorable accueil,

Quoy que vous ayez peine à le voir de bon oeil,

Et qu’il vous soit à charge en sa flame amoureuse,

Il fut nôtre ennemy, vous estes genereuse,

Et vous vous souvenez qu’il nous a fait pastir,

Mais sommes-nous au temps de nous en ressentir,

Nous qui n’avons plus rien de ce pouvoir antique?

Non, flattons le serpent de peur qu’il nous repique,

Ne nous ressentons point de tant d’affreux combas,

Sauvons seulement Troye, et ne la vangeons pas.

Polixene.

Suivant vos loix, Madame, on n’est jamais blâmable,

Vous voulez que je l’ayme, hé bien il est aymable,

Je prefere à mes voeux le commun interest,

Et le trouve charmant à cause qu’il vous plaist,

Je rendray mon desir conforme à vôtre attente.

Hecube.

Que nous serons heureux! que vous serez contente!

Vous avez en cela de faciles moyens

De faire triompher la valeur des Troyens,

Vous regnerez, les Dieux vous en feront la grace,

Quels seront vos enfants, cette superbe race,

Estant fils d’un Achille, et neveux d’un Hector?

N’estimerez-vous pas un si riche thresor?

Achille est un époux que le Ciel vous envoye,

Et l’aymant vous aymez Priam, Hecube, et Troye.

Pâris parest armé.

Mais le jeune Pâris ayant quitté son rang

Vient couvert de sueur, de poussiere, et de sang.

Polixene.

De quelque horreur que soit la bataille comblée,

Il se démelle bien tousjours de la meslée.

Scène V

Hecube, Pâris, Polixene.

Hecube.

Sommes-nous les vaincus, ou les victorieux?

Comment va le combat?

Pâris.

                      Tout va bien grace aux Dieux,

L’armee est en deroutte, elle a pris l’espouvante,

La bataille nous est glorieuse, et sanglante.

Hecube.

Nos gens, comme on les voit de la tour d’Ilion,

Ont bien de l’avantage à mon opinion.

Pâris.

Oüy, mais une victoire est-elle si parfaite

«Qu’elle ne coute rien s qui la gaigne l’achette,

Sur sa felicité le vainqueur s’appuyant

Tresbuche, et l’ennemy se retourne en fuyant:»

Tousjours quelque Troyen que son courage incite

Poursuivant un Gregeois trouve ce qu’il évite,

À tous deux le combat apporte du renom,

Et mesme le vaincu fait gloire de son nom.

L’on ne cueillit jamais de palme moins facile,

Quoy dãs chaque Gregeois se trouve un coeur d’Achille,

Tous Chefs, et tous soldats qui ne redoutent rien,

Ils occupent sa place, et la remplissent bien.

Nous triomphons pourtant, et le champ nous demeure.

Hecube.

Et vos freres, Pâris?

Pâris.

                       Ils combattent sur l’heure,

Mille escadrons vaincus rendent l’ame à leurs pieds,

Pour moy j’en suis sorty comme vous me voyez,

Je ne compare point mes faits à ceux d’Alcide,

Mais je reviens sanglant, et mon carquois est vide.

Hecube.

Nous n’avons desormais pour nostre commun bien

Qu’à suplier les Dieux qu’ils ne nous ostent rien.

Polixene.

Mais mon frere, Troïle?

Pâris.

                        Il est comme une foudre,

Qui brise, qui sacage, et qui met tout en poudre,

Ses regards menaçants sont des éclairs d’horreur,

Et son front est un ciel où tonne la terreur,

Il a trop de furie, et gagne plus de gloire

Dans l’ardeur d’un combat que dans une victoire,

Son courroux devroit estre un peu moins violent,

Il est brave, il est fort, mais il est insolent,

Comme il a du courage, et comme il hait Achille,

Il croit que la dépouïlle en est assez facille,

Pense l’épouvanter, et croit que ce vainqueur

Aprehende le frere, et n’ayme pas la soeur,

Sa vaillance deffie un qui vous idolâtre,

Qui nous permet de vaincre, et nous laisse combattre,

Et sa temerité le porte aveuglement,

Une pique à la main, jusqu’au retranchement,

Viens, lasche, viens, poltron, parois devant Troïle,

(Ce sont ses propres mots) es-tu ce brave Achille?

Sois-le contre celuy qui s’oppose a tes veux,

Vien me donner la mort plustost que des Neveux.

À quoy que sa promesse, et son amour l’engage,

Achille n’est pas homme à souffrir un outrage.

Polixene.

Où va-t-il s’engager?

Hecube.

                      Quel accident voilà,

Dieux! mais pourquoi le craindre s ils n’en viendront pas là,

En faveur de l’objet du feu qui le consomme,

Achille excusera cette ardeur de jeune homme.

Voudroit-il ruyner ses amoureux desseins?

Pâris.

Mais je croy ce mal-heur, parce que je le crains.

Hecube.

Pour voir de nos esprits cette crainte soustraitte,

Persuadez au Roy qu’on sonne la retraitte,

Qu’aux ennemis battus on daigne pardonner.

Aussy bien c’est trop vaincre, il faut se couronner.

Qu’avant qu’on la demande il accorde la tresve,

Et que par la pitié sa victoire s’acheve,

Afin que Mars respire apres avoir fremy,

Et que nous puissions voir nostre cher ennemy.

Courez, tandis qu’au temple avec un sacrifice

Nous allons à nos voeux rendre le Ciel propice.

Scène VI

Achille, Alcimede.

Achille, (Il sort armé l’espée à la main.)

Ha c’est trop, Alcimede, à ma gloire estre lent,

Il faut que je responde à ce jeune insolent,

Que je me satisface, et que je le contente,

Puis qu’il nous vient braver jusques dans nôtre Tente,

Par ce coup mes desseins ne seront plus suspects,

Il finira ma honte, et le soupçon des Grecs.

Alcimede.

Mais Polixene?

Achille.

               Ô Dieux!

Alcimede.

                        Vous l’aimez?

Achille.

                                      Je l’adore.

Alcimede.

N’allez point au combat, si vous l’aymez encore,

Obeïssez aux Loix que l’Amour vous enjoint,

Ou ne la voyez plus, ou ne combattez point.

Achille.

Ce n’est pas le conseil qu’Achille voudroit suivre,

Ou ne la voyez plus s sans la voir puisje vivre?

Non, non, sois assuré (fidelle confident)

Que je ne les perdray jamais qu’en me perdant,

En frapant les Troyens je luy veux rendre hommage,

Et je sçay le secret de vaincre sans dommage,

Je n’attaqueray point qui me vient d’affronter,

Mais en me deffendant je le veux surmonter.

Allons, je vay gagner une telle victoire

Que mesme les vaincus auront part à ma gloire.

ACTE IV

Scène I

Hecube, Polixene, Pâris, Deiphobe.

Hecube.

Ô Dieux! Severes Dieux, contre nous mutinez,

Vous avez bâty Troye, et vous la ruinez!

Vous faillez comme nous tous parfaits que vous estes,

Vostre ouvrage est mauvais puisque vous le deffaites.

Mais j’ay tort, je blaspheme, et vous n’estes point tels,

Vous estes justes Dieux, nous coupables mortels,

Ilion justement souffre ce qu’il endure,

Et c’est un chastiment, et non pas une injure.

Toy sous qui l’Univers autrefois a tremblé,

Grande ville deserte, et Grand tombeau peuplé,

Aide contre toy-mesme à la fureur celeste,

Couvre ce qui n’est plus, opprime ce qui reste,

Ce coup apaisera la colere des Dieux,

Et s’il est volontaire, il sera glorieux.

Des respects (Polixene) et la mort de Troïle

Sont enfin les doux fruits de l’amitié d’Achille?

Voilà des traits d’un coeur qui n’adore que vous,

Voila comme il vous aime, et comme il est pour nous:

Aussi je m’estonnois que cet inexorable

Vous eust veu malheureuse, et vous eust crûe aymable,

Eust connu des attraits parmy tant de malheurs,

Et qu’il eust veu vostre oeil au travers de ses pleurs.

Polixene.

Nous luy devions ravir d’une puissante amorce

Avec l’inimitié le pouvoir, et la force,

«C’est ainsi qu’on s’assure, et c’est estre imprudens

Qu’aprivoiser un Tigre, et luy laisser des dents.»

Pâris.

Quand j’aperceus Troïle aveuglé par sa gloire,

Je commençay dés lors à craindre la victoire;

Je vis où se romproit son insolent effort,

Il portoit sur le front nos malheurs, et sa mort;

Achille eust bien voulu pardonner à mon frere,

Il fut impatient, l’autre fut temeraire.

Hecube.

Quoy vous tonnez si peu contre un si grand forfait?

Qui le blasme à demy l’excuse tout à fait,

Vostre frere eust raison de deffendre sa ville,

Il aymoit un Hector, nous aymions un Achille,

S’oposoit bravement à ses pretentions,

Il vouloit le punir, nous le récompensions,

Le traistre fit mourir et son frere, et le vôtre,

Il detestoit sa main, elle touchoit la nostre.

Que n’eus-je mesme sort, mesme dessein que luy,

Je n’aurois pas ailleurs recherché de l’apuy,

Et loin d’une action si lasche, et si honteuse,

J’aurois vescu sans crime, et mourrois glorieuse.

Pâris.

Bien loin de l’excuser, je voudrois que ma main

Luy mit pour nous vanger un poignard dans le sein,

Je me ressentiray de cette offence extrême.

Deiphobe.

Je suis bien resolu d’en faire aussi de mesme,

Quand nous aurons passé le jour de nostre dueil,

Et que mon frere aura sa pompe, et son cercueil;

Pour la voir tout le peuple est dessus les murailles.

Hecube.

Hé quoy veut-on si tost faire des funerailles?

Tentons auparavant un genereux effort,

Tout ce qui doit mourir n’est pas encore mort,

Nous devons des sujets à l’infernal Empire,

Troïle ne vit plus, mais Achille respire:

Mon superbe dessein veut estre effectué,

Attendons à bruler que nous ayons tué,

Et pour bien assouvir ma vangeance, et la vôtre,

Preparons un bucher devant qu’allumer l’autre.

Si jamais (Polixene) un si perfide Amant

Regna dans vostre esprit, changez de sentimant,

Si jamais il y fut, ostez-le de vostre ame,

De peur qu’on ne vous blesse en frapant cet infame,

Plus que ce traitre objet mon vouloir vous fut doux,

Vous l’aymastes pour moi, detestez-le pour vous.

Polixene.

Vostre commandement ne m’est pas beaucoup rude,

Je reprends aysément cette douce habitude:

Si pour un desloyal je parus m’emflamer,

Ce fut vous obeïr, ce ne fut pas l’aymer:

S’il estoit dans mon coeur, ce qu’on ne doit pas craindre,

Je me le percerois pour tascher de l’atteindre,

Cet amour fut de vous, il estoit tout nouveau,

Vous avez estouffé vostre enfant au berceau.

Hecube.

Detestable, et perfide, ennemi de ma joye,

Tigre qui dans mon sang as presque noyé Troye,

Que ne tiens-je ton coeur sous mes avides dents,

Et que ne puis-je faire en mes desirs ardens,

En te le devorant, et rongeant tes entrailles,

À ton corps demy-vif de longues funerailles!

Soyez les instrumens de mon juste couroux,

Elle parle à Pâris et à Deiphobe.

Perdez-vous pour le perdre, et qu’il tombe sur vous:

Ne peut-on pas punir ce cruel adversaire?

Quoy, n’est-il pas vivant, n’a-t’il pas une mere

Qui craint de voir trop tost ses beaux jours abregez,

Qu’il meure, qu’elle pleure, et nous sommes vangez.

Pour Hector, et Troïle animez vos coleres,

Car vous ne m’estes rien, si vous n’estes leurs freres.

Deiphobe.

Nous ferons voir, Madame, à vostre majesté

Que nous tenons beaucoup de ce qu’ils ont esté.

Pâris.

Ouy, nous luy ferons voir mourant en braves hommes

Ce qu’Hector nous estoit, et ce que nous luy sommes.

Hecube.

Dans ce noble dessein vous ne pouvez perir,

Et le jour est venu qu’Achille peut mourir,

Le perfide qu’il est, ce detestable Achille

Demande Polixene en me rendant Troïle,

Il pense qu’il m’oblige, et croit le ranimer,

Nous faisant obtenir le temps de l’inhumer.

Son Escuyer m’a dit qu’il me prioit de croire

Qu’il n’avoit point commis une action si noire,

Qu’à regret son serment avoit esté faussé,

Mais qu’il n’avoit rien fait qu’il ne s’y vit forcé,

Qu’il me prioit d’aller feignant un sacrifice

Au Temple d’Apollon afin que je le visse,

Et là qu’il esperoit de se rendre inocent,

Et digne des regards de son Soleil absent,

Moy cachant ma douleur qui taschoit de paraistre,

Ouy j’iray, çay-je dit, parler à vostre maistre.

Vous pouvez aux cheveux prendre l’ocasion

De faire maintenant une belle action,

Une belle action sous l’image d’un crime

Au Temple ou vous attend cette noire victime

Que vous immolerez sur la tombe d’Hector.

Deiphobe.

Ha! qu’il meure, ou mourons, consultons-nous encor?

Pâris.

Il perira par moy, sa mort est assuree,

Les Dieux me l’ont promise, et ce bras l’a juree,

De son perfide sang mes fleches rougiront,

Et je feray pallir son crime sur son front,

Il verra que ma main, quoy qu’il soit plus qu’un homme,

Sçait aussi bien donner le trespas qu’une pomme,

Qu’un nombre de Troyens pour en estre témoin

Environne le Temple et nous suive de loin,

Si nous le surprenons ce n’est point chose estrange,

«Car qui trahit un traitre est digne de loüange.»

Deiphobe.

«Quand on sçait bien choisir et le temps, et le lieu,

On peut venir à bout de la force d’un Dieu.»

Hecube.

«Qu’un desir de vengeance est doux à ceux qu’il presse,»

Ha que j’en suis ravie! une seule tristesse

Rend en quelque façon mon plaisir altéré,

C’est qu’il a moins de sang qu’il ne m’en a tiré.

Le Ciel guide vos pas, l’infortuné Troïle

N’aura point les devoirs devant la mort d’Achille,

Je veux qu’il soit vangé devant que d’estre plaint,

Donc, ô brave Pâris, si fort, et si peu craint,

Rens deux divers transports satisfaîts à mesme heure,

Sois lent, que je me vange, haste-toy, que je pleure.

Pâris.

On me r’aporte mort, ou je reviens vainqueur.

Hecube.

Ha! si vous le pouvez apportez moy son coeur.

Scène II

Ulisse, Ajax.

Ulisse.

Ouy sans doute il persiste en ses flames impures,

Et je n’en tire point de foibles conjectures.

Ajax.

Il nous a tesmoigné que son feu s’est éteint.

Ulisse.

Et c’est par où je voy qu’il est encore atteint:

Il monstroit son amour estant opiniâtre,

La Grece en murmuroit, il falloit bien combattre.

Mais ses coups n’ont esté que de subtils moyens

Pour vaincre nos soupçons plustost que les Troyens.

Ajax.

Je veux que cela soit, mais apres tout Achille

Pour plaire à Polixene eust espargné Troïle.

Ulisse.

Son bras se deschargeoit sur le simple soldat,

Attribuez le reste à l’ardeur du combat,

Il eut une fureur à soy-mesme contraire,

Et nous voulut tromper, et non pas les deffaire.

Ajax.

«Aussi le plus vaillant est le plus aveuglé.

Dans la chaleur des coups un bras n’est point reglé,

Il frappe ce qu’il flatte, et l’ardente Bellonne

Couvre les siens de sang, et ne cognoist personne.»

Ulisse.

Quoy qu’à tant de Troyens il ait rougy le flanc,

Il pleure dans le coeur sa victoire, et leur sang,

Sa fureur n’estoit rien qu’une pitié cachee,

Et nous avons de luy cette palme arrachee.

Elle n’est pas entiere, Achille en ce beau jour

Fait trop peu pour la Grece, et trop pour son amour.

La tréve qu’aussytost il leur a procuree,

M’est de sa passion une preuve assurée,

Il veut les consoler des travaux qu’ils ont eus,

Et se veut excuser de les avoir vaincus.

Un temple est icy prés que mon esprit soupçonne,

Le lieu du rendez-vous que cette amour se donne,

Couvrons nostre dessein du service des Dieux,

La tréve nous permet de visiter ces lieux,

Ou plustost demeurons pres des murs de la ville.

Ajax.

Nous servirons la Grece, et cognoistrons Achille,

Moy pour en faire apres un utille rapport,

Je verray de la ville, et le foible et le fort,

Tu pourras d’écouvrir tout ce qu’Achille brasse,

Et nous recognoistrons, toy son coeur, moy la place.

Scène III

Le Temple d’Apollon parest.

Achille, Alcimede.

Achille.

Mais je suis innocent puisque j’ay combatu

Pour vaincre le soupçon que l’armee avoit eu,

Ma reputation n’eust aquis que du blame,

Et j’eusse trahy mesme Ilion, et ma flame,

Ce naufrage dernier les approche du port,

Je travaille à leur paix,

Alcimede.

                          Ouy, mais Troïle est mort.

Achille.

Sa temerité seule est cause qu’il succombe,

Je me deffens, il meurt, je me soutiens, il tombe.

Alcimede.

Hé bien, Achille est juste, il n’a point offencé,

Mais qu’attend l’innocent d’un Juge interessé?

Priam est vôtre Juge, il est vostre partie,

Vous venez à l’Autel de même que l’Hostie,

Ce sont des ennemis qui flattent pour tromper,

Qui ne vous ont paré qu’afin de vous frapper,

Vous estes menacé d’une affreuse tempeste,

Et le Ciel, et l’Enfer grondent sur vostre teste.

Que faittes-vous ici s qu’esperez-vous de bon

Pres du tombeau d’Hector, et des Dieux d’Ilion?

Hecube, et Polixene auront un front severe,

Les pourrez-vous fléchir s L’une est soeur, l’autre est mere,

Tant de fiers ennemis vous pourront outrager,

Et s’ils ayment leur sang ils voudront le vanger:

Empeschez, juste Ciel, que ce malheur arrive,

Meurs, ô piété sainte! afin qu’Achille vive.

Achille.

Foible, et trop lâche esprit à la frayeur ouvert,

Me puis-je pas sauver, si le Ciel ne me perd?

S’il veut qu’avec mes jours ma gloire se consomme,

Le Ciel n’est-il pas Ciel, et ne suis-je pas homme?

Si tu m’as vu saigner, tu me peux voir mourir,

La mort est un danger que je dois encourir,

«Tout l’effort des humains contre elle est ridicule,»

C’est le destin d’Achille, et ce le fut d’Hercule.

Mais quel presage as-tu de ce mal que tu crains?

Alcimede.

«Où le malheur se voit les presages sont vains,»

Quoy pour vous avertir du danger où vous estes,

Est-il besoin qu’en l’air s’allument des cometes?

Que la terre ait pour vous d’horribles tremblemens,

Que le Ciel soit en trouble avec les elemens,

Et vous voyant tomber dans un indigne gouffre

Que la Nature éclate à cause qu’elle souffre?

Je sçay dans quel desordre autrefois elle fût,

Combien elle sua quand Alcmene conçût,

Tout fut ensevely dans une nuit profonde,

Alcide en se formant couta trois jours au monde,

Le monde sans dommage aussi vit son trépas,

Le Soleil l’aperçeût, et ne s’en émeût pas,

L’air fut sans aucun vent, le Ciel fut sans tonnerre,

Sans orage la mer, sans abisme la terre,

Le cours de ces flambeaux ne fut point déreglé,

Lui seul perdit le jour, rien n’en fut aveuglé.

Briseide, et ses pleurs, vos songes, ma tristesse,

Vous devroient faire craindre, ils m’agitent sans cesse,

Ces augures encor seroient indifferens,

Si vos fatalitez n’en avoient de plus grands

C’est Hector, c’est Troïle, Hecube, et Polixene,

Je crains la mort des uns, et des autres la haine,

Vous ostez à la mere un nom qui luy fut doux,

Et vous aymez la Soeur qui ne l’est plus par vous,

Vous leur ajoustez foy, n’est-ce pas un presage

Du peril evident où le sort vous engage?

Achille.

Achille concevroit une sotte terreur?

«Ha qui fait tout trembler ne doit pas avoir peur!»

Il faut, quoy qu’Ilion contre luy s’évertuë,

Que pour le voir mourir Polixene le tuë,

Si tu pleures sa vie en de si belles mains,

Il te dira mourant, je te hay, tu me plains;

L’arrest de mon destin sortira de sa bouche,

Et puis pour me frapper il faut qu’elle me touche,

Entre les plus heureux qui le fut jamais tant?

Elle vivra vangee, et je mourray content.

Mais je n’espere pas des punitions d’elle,

Je suis trop peu coupable, elle est trop peu cruelle,

Et puis pour me punir avec plus de rigueur,

Ses beaux yeux sçavent bien le chemin de mon coeur.

Pour toy si ton repos n’est pas icy tranquille

Pour vivre seurement éloigne toy d’Achille,

Tant de lasches discours sont vains et superflus.

Alcimede.

Perissons, j’y consens, et je n’en parle plus.

Scène IV

Pâris, Deiphobe cachez, Achille, Alcimede.

Achille continüe son discours.

Crains-tu quelque ennemy quand ton oeil me contemple?

Pâris à Deiphobe.

Nos gens ne sont pas loin?

Deiphobe.

                           À la porte du Temple.

Achille.

Mars n’oseroit tonner sur moy, ni sur les miens.

Alcimede.

Mais vous estes mortel.

Pâris l’apercevant.

                        Le voicy, je te tiens.

Alcimede.

Vostre danger est grand.

Achille.

                         «Qui dans son entreprise

Voit tousjours le danger à la fin le mesprise:»

Mais je n’ay pas sujet de craindre en ce lieu-cy,

Je ne me vis jamais plus seurement qu’icy,

Une tréve sacree est ma juste deffence,

Et par elle s’endort la haine, et la vengeance,

Je goute le repos des plus lasches humains,

Loin des coups, dans un Temple.

Alcimede.

                                Et c’est pourquoy je crains.

Pâris prest à porter son coup.

Je sais l’endroit fatal où je dois faire breche,

Juste Ciel, vange Troye, et conduis cette fleche.

Achille.

Qui se prendroit à moy s qui seroit l’insensé

Qui viendroit m’attaquer s mais Dieux! je suis blessé.

Pâris parest, et les Troyens accourent.

À nous, Troyens, à nous.

Alcimede l’espée à la main.

                         Assassins execrables!

Achille se voulant deffendre.

Je vengeray ma mort, infames, detestables,

Mais Achille succombe à l’effort de vos coups,

Percez, percez ce coeur, il se fioit à vous.

Alcimede.

Quoy, je ne mourray pas pour deffendre sa vie?

Deiphobe.

Elle sera dans peu de la tienne suivie.

Achille.

Apres ce lasche coup, malheureux, vous fuyez.

Pâris.

C’est comme nous traittons nos mauvais alliez.

Achille.

Je souffre ce trespas, dy-moy qui me l’envoye,

Et qui l’a conspiré?

Pâris s’en allant.

                     Moi, Polixene, et Troye.

Alcimede mourant.

Pour vous faire éviter ce funeste accident,

Alcimede vivoit, il meurt vous deffendant.

Scène V

Achille Seul accoudé sur l’Autel.

Scachez, vous qui tremblez aux actions hardies,

Qu’il est des chastimens, s’il est des perfidies,

Les Dieux me vangeront, non pas ces foibles Dieux,

Ilion les adore, ils sont pernicieux,

Vous desirez ma mort, eux aussi la souhaittent,

Et traistres, comme vous, meritent ce qu’ils jettent.

Ha! que je souffre bien ce que j’ay merité

Ayant fait une tache à ma fidélité,

J’ay combatu trop peu, j’ay trop espargné Troye,

Si je l’eusse frappee elle eust esté ma proye,

J’eusse à mes volontez asservy son destin,

Et qui m’a fait esclave eust esté mon butin.

Scène VI

Ajax, Ulisse, Achille mourant.

Ajax.

Entrons effrontément; c’est trop de patience,

Et je crains les effets d’une telle alliance.

Ulisse.

Nous sommes ruinez s’il fait tout ce qu’il peut.

Il apperçoit Achille.

Ô Ciel!

Achille.

                      Coulle, mon sang, Polixene le veut.

Ulisse.

Que voy-je s Achille meurt, son propre sang le noye,

Sa mort est ton forfait, triste, et perfide Troye.

Ajax.

Par quelle perfidie, ou par quelle valeur

Te voy-je, nostre Amy, reduit à ce malheur?

Achille.

Deux mots vous apprendront mon infortune extreme,

Mon amour vous trahit, et m’a trahy moi-mesme,

Priam veut mon trespas, et Pâris l’entreprend,

Une main si debile a fait un coup si grand,

Ces lasches ont rompu la tréve, et leur promesse:

Mais quoy que mon amour ait offencé la Grece,

Faittes-les ressentir du tort que j’en reçoy,

Et ne vous vangez pas de moy, mais vangez moy.

Ajax en l’embrassant.

Ouy, j’useray contre-eux de ta valeur extréme,

Et je m’efforceray d’heriter de toy-mesme.

Achille.

Que de vives douleurs! Parque, acheve ton coup,

Je ne veux pas me plaindre, et j’endure beaucoup.

Ulisse.

Juge quelle est ta faute, Achille, par ta peine,

Voilà ce que te vaut l’amour de Polixene,

Ce sont de l’ennemy les plus douces humeurs,

Voilà comme il nous flatte.

Achille, il meurt.

                            Il est vray, mais je meurs.

Ulisse.

D’une eternelle nuit sa paupiere est couverte,

Ris de ton crime, ô Troye! Argos, pleure ta perte!

Ajax.

Perdons-nous pour jamais un si rare thresor?

Que nous sert sans ce bras le conseil de Nestor?

Meschans, qui violez au mespris du tonnerre,

Et les loix de la paix, et les loix de la guerre,

Ce bras jusqu’aux enfers vous ira poursuivant,

Achille n’est pas mort puis qu’Ajax est vivant:

Souvenez-vous qu’Ajax est le vangeur d’Achille,

Que bien-tost de sa cendre il en renaistra mille,

Les Dieux, vos protecteurs, vous verront trébucher,

Et vostre ville un jour sera vostre bucher.

Mais que veut ce Gregeois?

Scène VII

Ulisse, Ajax, Achille mort, un soldat.

Soldat voyant Achille mort.

                          Funestes aventures!

Je vois ce qu’ont predit tant de tristes augures,

Le camp sans les sçavoir commence à s’attrister,

Et Briseide vient de se precipiter.

Ulisse.

Chacun doit ressentir la mort du grand Achille,

Le corps qui perd ce bras doit bien estre debile.

Ajax.

Mais sans mettre du temps à s’affliger ainsi,

Puis que nous sommes trois enlevons-le d’icy,

Devant qu’il ait reçeu ses honneurs, et nos larmes

L’on verra qui de nous remportera ses armes,

Un superbe tombeau luy doit estre erigé,

Aussi-tost mis en cendre, apres plaint, puis vangé.

ACTE V

Scène I

Agamemnon, LE Conseil Des Grecs, Ajax, Ulisse.

Et les armes d’Achille au milieu.

Harangue d’Ajax.

Quoy grands Dieux! qu’un debat aujourd’huy s’accomplisse,

Et devant nos vaisseaux, et d’Ajax contre Ulisse?

Moy qui les preservay lors que Mars furieux

Y mit le fer, la flame, Hector, Troye, et ses Dieux,

Je soutins tout cela, luy n’osa les deffendre,

À ce que je merite il ose bien pretendre.

Combattons-nous de langue, et d’un parler subtil?

Je luy cede, et me rends, couronnez son babil,

Il a de l’eloquence, et sa voix a des charmes,

Mais combattons demain en demandant des armes,

Cognoissons leur usage, et si Vulcan les fit,

Ou pour un bon soldat, ou pour un bon esprit.

Il n’est pas necessaire (illustres Capitaines)

Que de mes actions vos oreilles soient plaines,

Vous en fustes témoins, tout le monde les sçait,

Et la nuit seule a veu tout ce qu’Ulisse a fait.

La gloire que je veux me doit estre assuree,

Elle est grande, il est vray, mais elle est mesuree,

Et puis à mon mérite Ulisse la debat,

Et cette concurrence en avilit l’éclat:

Sa plus superbe gloire est un honneur frivolle,

Et d’où s’éleve Ajax, c’est là qu’Ulisse volle.

Quand il n’obtiendra pas les armes qu’il pretend,

Il a des-ja son prix en me les disputant:

Et quand j’auray sur lui remporté la victoire,

Nous aurons combatu, ce sera là sa gloire.

Si j’estois sans l’éclat dont je suis revestu,

La Noblesse chez moy tiendroit lieu de vertu,

Les Dieux, Achille, et moi, sommes de mesme race,

Et j’obtiendrois ce bien de naissance, ou de grace.

Mais je le haïrois, je le veux meriter,

Et l’avoir comme un prix, non pas en heriter.

Je sçay l’humeur d’Ulisse, et voy qu’il apprehende

D’obtenir sur le champ les armes qu’il demande:

Quand pour luy plaire Ajax s’en voudroit départir,

Il feroit l’insensé pour ne les pas vestir,

Comme autrefois charmé de sa natalle terre

Une feinte fureur l’exempta de la guerre,

Quand son esprit touché d’une ordinaire peur

Fuioit ce qu’il recherche avecque tant d’ardeur:

Il sera preferable à tant d’autres personnes,

Et qui n’en voulut point en aura de si bonnes?

Le merite éclattant ne sera point cognu?

Il fuira tout armé, je combatray tout nu?

Ha que si la fureur dont il eut l’ame esmuë

Eust esté veritable, ou qu’elle eust esté cruë,

Il nous en seroit mieux, nous aurions de l’apuy,

Et nous n’aurions point vu ni ses crimes, ni luy;

Tu serois avec nous, malheureux Philoctete,

Lemnos ne seroit pas ton affreuse retraitte,

Et tu n’y perdrois point par occupation

Les traits qui ne sont deubs qu’au destin d’Ilion,

C’est là que tu languis dans une maladie,

Que tu te plains d’Ulisse, et de sa perfidie,

Implorant contre luy le Ciel à ton secours;

(Voeux qui seront ouys, si les Dieux ne sont sours)

Palamede vivroit, ou seroit mort sans crime,

Sans qu’à tort l’avarice eust taché son estime.

Il affoiblit ainsi les forces d’un Estat,

C’est comme on le doit craindre, et c’est cõme il combat:

Ailleurs il prend la fuitte en toute diligence,

Lors que Nestor blessé reclame sa deffence;

Diomede le sçait qui mesme s’en facha,

Qui rougit de sa honte et la luy reprocha:

Cette action des Dieux ne fut pas oubliée,

Mais en un mesme temps fut veuë et chastiée,

Tout aussi-tost luy-mesme a besoin de secours,

M’implore, et se rassure aussi-tost que j’accours,

J’empeschay qu’à son corps l’ame ne fut ravie,

C’est la seule action qu’on reproche à ma vie.

Ingrat, si tu me veux disputer cet honneur,

Retourne aux ennemis, à ta playe, à ta peur,

Que je t’aille assurer lors que ton ame tremble,

Et que sous ce bouclier nous querellions ensemble.

Tout fuit, Hector paraist, il amene avec soy

Pour vaincre sans combattre, et la crainte, et l’effroy,

Se dispose à brûler nos voilles, et nos rames,

Mon bras seul repoussant Hector, ses dieux, ses flames,

Couvre toute la Grece avec ce large écu,

Nous en venons aux mains, je n’en suis pas vaincu,

Nous nous craignons tous deux, quel honneur, quelle gloire,

Ne triomphois-je pas empeschant sa victoire?

Et quand tout furieux sous les murs d’Ilion

Je repoussois l’effort de ce jeune lion,

Que faisoit lors Ulisse avec sa Rhetorique?

Qui vous servoit le mieux ou sa langue, ou ma pique?

Quels estoient nos vaisseaux en ce triste accident?

N’alloient-ils pas sans moy faire un naufrage ardst?

Par les feux nostre flotte eust esté consommee,

Et l’espoir du retour s’en alloit en fumee,

Songez quels nous estions quand Hector arriva.

Vos vaisseaux sont entiers, armez qui les sauva.

Ces armes dont jadis la gloire fut si grande,

Vous demandent Ajax, comme Ajax les demande,

Qui si vostre Justice honore ma valeur,

J’en augmente mon lustre, et je maintiens le leur.

Voyons qui les merite, et que ce brave Ulisse

Compare à ma vertu son infame artifice,

Qu’il compare à ces faits glorieux à mon nom,

Et les chevaux de Rhese, et la mort de Dolon:

Il n’a rien fait de jour, et rien sans Diomede,

Qu’il en ait la moitié, si l’autre les possede.

Mais qu’Ulisse n’ait rien puis qu’il est sans vertu,

Il a bien dérobé, mais j’ay bien combattu.

Ha certes sa folie est digne de nos larmes,

Il demande sa perte en demandant ces armes,

L’éclat de cet armet de qui l’oeil est touché,

Le pourroit descouvrir quand il se tient caché:

Ses lueurs trahiroient ses ruses, et sa gloire,

La nuit sa confidente en paroistroit moins noire;

Acheveroit-il mieux ses illustres desseins?

Que feroit cette espée en ses debiles mains?

Au lieu de récompence il recherche un suplice,

Ne fusse rien qu’un bras que tout le corps d’Ulisse,

Ce grand, et large écu que j’ay seul merité,

Qui porte tout le monde, en seroit-il porté?

Si vostre jugement à cet honneur le nomme,

Vous ruinez la Grece, et perdez ce grand homme,

Comme dans un cercueil ce sera l’enfermer,

Et vous l’étouferez en le pensant armer.

Ce prix de la valeur, ces armes deffenduës

Par un si foible corps, seront bien-tost perduës,

Ulisse se verra de tous costés atteint,

Et sera despouillé avant que d’estre craint.

J’ay donné de moy-mesme une assez ample preuve,

Ma cuirasse est usee, il m’en faut une neuve,

Qu’est-il besoin qu’Ulisse ait un autre bouclier?

Le mien est tout percé, le sien est tout entier.

Mais c’est trop discourir, ces armes disputees

Entre les ennemis doivent estre jettees,

Meritons par le sang un si glorieux prix,

Et qu’enfin il demeure à qui l’aura repris.

Harangue d’Ulisse.

Sy le Ciel m’eust ouy (justes, et braves hommes)

On ne nous verroit pas en la peine où nous sommes,

Je me tairois, Ajax seroit moins animé,

Car tu vivrois (Achille) et tu serois armé.

Mais puis que le trespas qui se rit de nos larmes

En nous l’ayant osté n’en laisse que les armes,

Qui par ses actions les peut mieux meriter

Que celuy d’entre nous qui les luy fit porter?

N’estimez point qu’Ajax ait obmis quelque chose

Dont le ressouvenir soit utile à sa cause.

Que si de ses raisons le poids n’est pas trop grand,

Croyez qu’il est injuste encor plus qu’ignorant,

Pour en venir au point où son audace aspire

Il a dit, quoy que mal, tout ce qu’il pouvoit dire.

Si j’ay de l’éloquence, au jugement de tous,

Souffrez que je m’en serve, elle a parlé pour vous.

Je m’en puis bien ayder en cette procedure,

Et me servir d’un don que m’a fait la Nature.

Je ne veux point briller de l’éclat d’un ayeul,

Et je ne vante icy que mon merite seul,

Mes peres dans le Ciel ont pourtant une place,

Le crime, ny l’exil ne sont point dans ma race,

Mais quelques grands honneurs qu’ayent reçeu mes ayeux,

Ulisse rougiroit s’il n’estoit pas comme eux,

Et si vos jugements rendant ses voeux prosperes

Récompensoient en luy la vertu de ses peres.

Ses gestes sont presents, leurs gestes sont passez,

Honorez leur memoire, et le recompensez.

Je voudrois en ce lieu tous mes faits vous déduire,

Mais j’en ay bien plus fait que je n’en sçaurois dire.

Parlons-en toutes fois. Quand l’esprit de Thetis,

Eut lû dans les secrets du destin de son fils,

Par le conseil rusé d’une crainte subtille

Sous l’habit d’une femme elle déguise Achille,

Et cette invention la tire de soucy,

Tous les yeux sont trompez, et ceux d’Ajax aussi;

Que fera mon esprit pour le bien de la Grece?

S’il ne trompe une mere, et mesme une Deesse?

Pour estre mieux Ulisse il faut ne l’estre point,

À mon déguisement l’artifice se joint,

J’étalle ce qui rend les filles mieux parees,

Et parmy tout cela quelques armes dorees,

La curiosité fait que je les cognois.

L’une orne ses cheveux, l’autre pare ses doigts,

L’une prend des habits qui relevent ses charmes,

L’autre prend des joyaux, Achille prend des armes.

Je le voy, je l’amene, et luy dis à l’instant,

Marche contre Ilion, sa ruïne t’attend.

Tous ses faits sont les miens, par moi Thebes fut prise,

Et Lesbos sacagée, et Tenede conquise,

Troye en la mort d’Hector commença de perir,

Je ne l’ay pas tué, mais je l’ay fait mourir;

Enfin par le secours de mon sage artifice

Tout ce qu’a fait Achille est ce qu’a fait Ulysse.

À ses armes (Seigneurs) puis-je pretendre à tort?

Vif, il en eut de moy, qu’il me les rende mort.

Et quand le port d’Aulide envieux de nos palmes

Retenoit nos vaisseaux sur des ondes trop calmes,

Que Neptune craignoit nos glorieux combas,

Qu’Eole estoit Troyen, et ne nous souffloit pas,

Qu’il falloit par la voix d’un severe Genie

Mesme acheter les vens du sang d’Iphigenie,

Qui pût jamais resoudre Agamemnon que moy?

Il estoit pere, et Roy, mais il demeura Roy.

Si seulement Ajax eust par la mesme voye

Tenté ce que je fis, nous n’aurions pas veu Troye,

Je croy que son discours eust esté sans pareil,

Et qu’il eust bien émû Priam, et son conseil,

Si ce grand Orateur s’exposant à la haine

Eust esté chez Pâris redemander Helene,

Il eût bien évité de si forts ennemis,

C’est le premier danger où nous nous sommes mis.

Je voudrois bien sçavoir à quel utile ouvrage

S’est tousjours exercé ton valeureux courage,

Il s’est passé des jours qu’on n’a point combatu,

Toy qui n’as que ton bras, à quoy t’occupois-tu?

Quel estoit ton travail s car si tu me demandes

Mes occupations, elles sont tousjours grandes,

Je veille quand tu dors, je ne pers point de temps,

Ou je te fortifie, ou bien je te deffens,

Tu n’és point asseuré, si mon esprit sommeille,

Et si je ne combas, il faut que je conseille,

Je n’ay jamais perdu mes discours, ny mes pas,

Je creuse des fossez, j’exhorte nos soldats,

Mon esprit pour objet n’a que de grandes choses,

Sans cesse je travaille, et souvent tu reposes.

Et lors que le Gregeois d’un songe espouvanté

Quittoit ce qu’en neuf ans son bras avoit tenté,

Qu’on voyoit de nos gens le courage s’abatre,

Que ne combatois-tu pour les faire combatre,

Mais tu fuiois toy-mesme, et tu te disposois

À ce retour honteux au Gendarme Gregeois,

Ma remontrance utille à la gloire des nostres

Te fit tourner visage aussi bien comme aux autres.

Voilà ce que j’ay fait pour nostre commun bien,

Je le dis pour ma cause, et ne reproche rien.

Me refuserez-vous ce que je vous demande?

Quoy s qu’un autre qu’Ulisse à cet honneur pretende?

Il n’est point de dangers qu’Ulisse n’ait tentez,

Vous le sçavez (Gregeois) ou si vous en doutez,

J’en porte dans le sein des assurances vrayes,

Et nous avons aussi de glorieuses playes,

Regardez-les, de grace, au point où je me voy,

Ces bouches sans parler haranguent mieux que moy.

Qu’a de plus cét Ajax s quoy m’est-il preferable,

À cause que sa main par un coup favorable

A couvert nos vaisseaux de son large bouclier?

Il fit bien ce jour là, je ne le puis nier,

Et je ne suis pas homme à luy ravir sa gloire,

Mais bien d’autres qu’Ajax ont part à la victoire.

Un mystere secret à ces armes est joint,

Quoy possederoit-il ce qu’il ne cognoist point?

Les Cieux, les eaux, les champs, et les villes gravees,

Ouvrage de Vulcan, seroient mal observees,

Cet écu pour Ajax a-t’il esté formé?

Un soldat ignorant n’en doit pas estre armé.

Je me suis feint, dit-il, de la guerre incapable,

Si ma feinte est un crime, Achille fut coupable,

Deux femmes sur nous deux l’emporterent jadis,

Nous n’en rougirons point, je fus mary, luy fils,

Elles ont obtenu par un pouvoir celeste,

Un peu de nostre temps, vous avez eu le reste.

Mais sans toy, poursuit-il, Palamede eust vescu,

Car tu l’as accusé sans l’avoir convaincu,

Ailleurs son innocence eust trouvé des refuges,

Vous l’avez condamné, deffendez-vous, mes Juges;

Non, non, vos jugements ne sont point éblouys,

Ses crimes furent veus devant que d’estre ouys,

Et je n’ay point causé les maux de Philoctete,

Ny voulu que Lemnos luy servist de retraite.

Mais malgré son couroux qui contre nous s’émeut,

Il faut pourtant qu’il vienne, et le destin le veut,

Qu’Ajax l’aille trouver, et qu’il le persuade,

Si vous luy commettez une telle ambassade:

Le superbe Ilion sera long-temps debout,

Fust-il plus animé, j’en viendray bien à bout,

Ses fléches, et sa main déjà vous sont aquises,

Et cela n’est qu’au rang des moindres entreprises,

Ulisse a bien sué par de plus grands travaux,

Dolon en est témoin, et Rhese, et ses chevaux,

Et sur tout, et sur tout l’image de Minerve

Où la fatalité d’Ilion se conserve;

Ma genereuse main l’arracha de l’autel,

Avecque ta vaillance as-tu rien fait de tel?

Troye estoit invincible en estant deffenduë,

J’ay fait qu’on la peut vaincre, ainsi je l’ay vaincuë,

J’ay vollé ce thresor, le Ciel m’apercevant,

Le jour, dans Troye, au Temple, et mesme Hector vivant.

À quelque haut dessein où ta vaillance butte,

Oserois-tu tenter ce qu’Ulisse execute?

Tu fais ce que tu peux alors que tu combas,

Mais j’ay le jugement aussi bien que le bras.

Accordez-moy (Gregeois) une faveur si grande,

J’ay merité ce prix, et je vous le demande,

Souvenez-vous d’Ulisse, et de ce qu’il a fait,

Ses services de vous exigent cét effet,

Pour les recompencer, qu’il se puisse deffendre,

Par ceux qu’il vous rendit, par ceux qu’il vous peut rendre,

Par ses conseils suivis, par ses soins vigilans,

Par Troye à demy prise, et par ses murs branlans,

Que les armes d’Achille animent mon courage,

Au moins honorez-en Ulisse, ou cette image.

Il montre le Palladion.

Scène II

Ajax, Ulisse, Agamemnon.

Icy le conseil delibere avec Agamemnon.

Ajax.

Le vice, et la vertu tendent à mesme fin,

Je montre nos vaisseaux, il montre son larcin,

À personne (Gregeois) ne soyez favorables,

Je vous ay bien servis, vous estes équitables,

Des effects d’un causeur ne soyez point charmez,

Escoutez-le, je pers, voyez-moy, vous m’armez,

Ce prix à l’eloquence est un prix inutille,

Ornez-en vostre Ajax, il sera vostre Achille.

Ulisse est mon rival, et vous deliberez?

Soyons seulement veus, et non pas comparez.

Ulisse.

La Grece a par mes soins la fortune prospere,

Elle cognoist Ulisse, elle est juste, j’espere.

Oublieriez-vous (Gregeois) mes services passez?

J’attens ma recompence, et vous en jouïssez.

Comme vous le sçavez, mes parolles sont vrayes,

Voyez cette Pallas, vous avez veu mes playes,

Quoy qu’Ulisse ait ravy par de nobles moyens

Tout ce qui soustenoit l’Empire des Troyens,

Il vous peut rendre encore un fidelle service.

Ajax.

Souvenez-vous d’Ajax.

Ulisse.

                      Souvenez-vous d’Ulisse.

Agamemnon. Tout le Conseil s’estant rassis.

Que ne suis-je privé du Sceptre, et du pouvoir

Que malgré mes desirs le Ciel m’a fait avoir,

Je n’obeïrois pas à cette loy severe

Qui tout Roy que je suis veut que je la revere,

Et veut que je prononce un arrest importun

Qui de deux concurrens n’en peut obliger qu’un.

Ma fille par ma voix servit au sacrifice,

Parce que je commande il faut que j’obeïsse,

Que si l’un de vous deux se voit des-obligé,

Je parle seulement, les autres ont jugé,

Qu’il tesmoigne pourtant une constance insigne,

Et s’il n’a pas ce prix qu’il en paroisse digne,

Supportant ce refus sans en estre estonné

Il est plus glorieux vaincu que couronné,

Ces armes qu’on luy nie apres luy seront deuës,

Ou ne les gagnant pas il les aura perduës.

Ulysse, on vous cognoist, et non pas d’aujourd’huy,

Pour Ajax, tout salaire est au dessous de luy.

Ouy, brave, et fort Ajax, j’ay charge de vous dire

Que la Grece vous doit l’honneur de vostre Empire,

Contre Hector, et pour nous parut vostre vertu,

Vous l’avez repoussé, vous l’avez combatu,

Enfin vous meritez agissant de la sorte,

Au dessus de ce prix, mais Ulisse l’emporte.

Ulisse prend les armes.

Pour ces armes mon coeur a fait des voeux ardens,

Assurez-vous (Gregeois) que je mourray dedans.

Agamemnon à Ulisse.

Ses yeux, et son silence expliquent bien sa rage,

Ulysse, adoucissons ce violent courage.

Ulisse.

J’y consens, j’ay mon prix. Que veux-tu, cher Amy?

Ces armes ne t’auroient satisfait qu’à demy,

C’est trop peu pour Ajax, c’est assez pour Ulisse,

Si tu crois que par là ta gloire s’accomplisse,

Accepte-les, j’eus tort de te les disputer,

Et personne que toy ne les sçauroit porter.

Ajax monstrant l’espée d’Achille au costé d’Ulisse.

Vous avez pour ce fer des mains assez robustes,

Ajax est moins qu’Ulisse, et mes juges sont justes.

Agamemnon.

Ne vous irritez point d’un jugement forcé,

Esperez d’estre ailleurs bien mieux recompencé.

Ajax.

Je ne m’irrite point de vos arrests augustes,

Ma cause estoit mauvaise, et mes Juges sont justes.

Qu’esperois-je, ingrats, quelle faveur, quel bien,

Puis que du grand Achille il ne reste plus rien?

Il est vray, ce salaire estoit digne d’Ulisse,

Je vous l’ay demandé, j’ay fait une injustice,

Comme pour vous j’eus tort d’exercer ce bras cy

En me recompençant vous auriez tort aussi,

Et puis mon esperance estoit illegitime,

Qu’attendrois-je de vous n’ayant point fait de crime?

Vous, dis-je, dont l’esprit laschement abatu

Recompence le vice, et punit la vertu?

Ne soyez point ingrats, c’est assez d’estre iniques,

Rappellez du passé vos miseres publiques,

Remettez vostre flotte en son premier malheur,

Ressuscitez Hector, sa force, et vostre peur,

Fuiez bien loin des murs d’une superbe ville,

Implorez mon secours, qu’il vous soit inutille,

Empeschez que mon corps n’ait reçeu tant de coups,

Rendez-moy tout le sang que j’ay versé pour vous,

Et qu’apres, s’il le faut, Ulisse me surmonte,

Et qu’il demeure apres glorieux de ma honte,

Coeurs sans recognoissance! il vous faut un tel bras,

Vous voulez qu’il vous serve, et vous ne l’armez pas,

On me prefere Ulisse!

Agamemnon.

Ha! sa fureur l’emporte.

Ajax, il tire son espee.

Mais sçachez que ma cause est toujours la plus forte,

Ce fer au lieu de vous me recompensera,

Et d’Ajax seulement Ajax triomphera,

L’honorable secours de ma fidelle espee

Qu’au sang des ennemis j’ay trop souvent trempee

Me rendra glorieux par le reste du mien,

Ulisse, elle est à moy, vous n’y pretendez rien?

Agamemnon.

Estouffez, brave Ajax, cette fureur extréme,

Vous aurez tout vaincu vous surmontant vous-mesme.

Ajax le regardant de travers.

Qu’on ne m’approche pas, ou je me vangeray

Dy moi, mon desespoir, quel chemin je suivray,

Que feray-je vaincu?

Agamemnon.

                     Son courage est à craindre.

Ulisse.

C’est enflamer ce feu que le vouloir esteindre,

Empeschons seulement qu’il ne se fasse tort.

Ajax dans une iresolution.

Voicy mes ennemis, voilà Troye, et ma mort,

Nous vangerõs nous d’eux s j’aurois trop peu de gloire,

Feray-je qu’Ilion ait sur eux la victoire?

Je ne leur veux point faire un si sensible affront,

Tous lâches, tous meschants, et tous ingrats qu’ils sont,

Mais leur faux jugement m’a traité de la sorte,

Ajax est sans deffence, Ulisse armé, n’importe,

Cela sentiroit trop son courage abatu,

Laissons-les dans le vice, et suivons la Vertu,

Mourons, c’est le dernier, et le plus seur remede

Que je doive appliquer au mal qui me possede.

Il se donne un coup.

Agamemnon et les Autres.

Hé, de grace!

Ajax, il s’en donne encore un.

              Mourons, ha qu’aujourd’huy ma mort

Affoiblit, et r’enforce, est utille, et fait tort!

Mais dans mon sang ma vie, et ma honte se noye,

Puis qu’Ajax est tombé, subsiste, heureuse Troye.

Il tombe mort.

Agamemnon.

Ô Ciel! de sa main propre il s’est ouvert le flanc,

Et son courroux éteint fume encor dans son sang;

Cette mort de nos Dieux est donc veuë, et soufferte?

Ha que nous faisons bien une seconde perte!

Ulisse.

Je goute peu l’honneur de ce prix obtenu,

Pleust aux Dieux qu’il fust vif, et que je fusse nu!

Mais puis que c’est un mal qui n’a point de remede;

Dissimulons au moins le deuil qui nous possede.

Agamemnon.

Il est vray qu’Ilion, s’il sçait cet accident,

S’animera bien mieux, deviendra plus ardent.

N’encourageons pas tant cette orgueilleuse ville,

Soupirons pour Ajax, éclatons pour Achille;

Brulons l’un en public, brulons l’autre en secret,

Et de tant de regrets ne montrons qu’un regret,

Affin que le Troyen n’y puisse rien comprendre,

Nous en pleurerons deux sur une mesme cendre. - RIDEAU

 

Date de dernière mise à jour : 14/08/2023