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BIBLIOBUS Littérature française

Dialogues du Douteur et de l’Adorateur - Voltaire (1694 – 1778)


LE DOUTEUR.— Comment me prouverez-vous l’existence de Dieu ?


L’ADORATEUR. — Comme on prouve l’existence du soleil, en ouvrant les yeux.


LE DOUTEUR. — Vous croyez donc aux causes finales ?


L’ADORATEUR. — Je crois une cause admirable quand je vois des effets admirables. Dieu me garde de ressembler à ce fou qui disait qu’une horloge ne prouve point un horloger, qu’une maison ne prouve point un architecte, et qu’on ne pouvait démontrer l’existence de Dieu que par une formule d’algèbre, encore était-elle erronée !


LE DOUTEUR. — Quelle est votre religion ?


L’ADORATEUR. — C’est non seulement celle de Socrate, qui se moquait des fables des Grecs, mais celle de Jésus, qui confondait les pharisiens.


LE DOUTEUR. — Si vous êtes de la religion de Jésus, pourquoi n’êtes-vous pas de celle des jésuites, qui possèdent trois cents lieues de pays en long et en large au Paraguay ? Pourquoi ne croyez-vous pas aux prémontrés, aux bénédictins, à qui Jésus a donné tant de riches abbayes ?


L’ADORATEUR. — Jésus n’a institué ni les bénédictins, ni les prémontrés, ni les jésuites.


LE DOUTEUR. — Pensez-vous qu’on puisse servir Dieu en mangeant du mouton le vendredi, et en n’allant point à la messe ?


L’ADORATEUR. — Je le crois fermement, attendu que Jésus n’a jamais dit la messe, et qu’il mangeait gras le vendredi, et même le samedi.


LE DOUTEUR. — Vous pensez donc qu’on a corrompu la religion simple et naturelle de Jésus, qui était apparemment celle de tous les sages de l’antiquité ?


L’ADORATEUR. — Rien ne paraît plus évident. Il fallait bien qu’au fond il fût un sage, puisqu’il déclamait contre les prêtres imposteurs, et contre les superstitions ; mais on lui impute des choses qu’un sage n’a pu ni faire ni dire. Un sage ne peut chercher des figues au commencement de mars sur un figuier, et le maudire parce qu’il n’a point de figues. Un sage ne peut changer l’eau en vin en faveur de gens déjà ivres. Un sage ne peut envoyer des diables dans le corps de deux mille cochons dans un pays où il n’y a point de cochons. Un sage ne se transfigure point pendant la nuit pour avoir un habit blanc. Un sage n’est point transporté par le diable. Un sage, quand il dit que Dieu est son père, entend sans doute que Dieu est le père de tous les hommes : le sens dans lequel on a voulu l’entendre est impie et blasphématoire.

Il paraît que les paroles et les actions de ce sage ont été très mal recueillies ; que parmi plusieurs histoires de sa vie, écrites quatre-vingt-dix ans après lui, on a choisi les plus improbables, parce qu’on les crut les plus importantes pour des sots. Chaque écrivain se piquait de rendre cette histoire merveilleuse. Chaque petite société chrétienne avait son Évangile particulier. C’est la raison démonstrative pour laquelle ces Évangiles ne s’accordent presque en rien. Si vous croyez à un Évangile, vous êtes obligé de renoncer à tous les autres. Voilà une plaisante marque de vérité qu’une contradiction perpétuelle ; voilà une plaisante sagesse que des folies qui se combattent.

Il est donc démontré que des fanatiques ont séduit d’abord des hommes simples qui en ont ensuite séduit d’autres. Les derniers ont encore enchéri sur les premiers. L’histoire véritable de Jésus n’était probablement que celle d’un homme juste qui avait repris les vices des pharisiens, et que les pharisiens firent mourir. On en fit ensuite un prophète, et, au bout de trois cents ans, on en fit un dieu ; voilà la marche de l’esprit humain.

Il est reconnu par les fanatiques, même les plus entêtés, que les premiers chrétiens employèrent les fraudes les plus honteuses pour soutenir leur secte naissante. Tout le monde avoue qu’ils forgèrent de fausses prédictions, de fausses histoires, de faux miracles. Le fanatisme s’étendit de tous côtés ; et enfin, dès qu’il a été dominant, il n’a soutenu que par des bourreaux ce qu’il avait établi par l’imposture et par la démence. Chaque siècle a tellement corrompu la religion de Jésus que celle des chrétiens lui est toute contraire.

Si on a fait dire à Jésus que son royaume n’est pas de ce monde, ceux qui prétendent être les successeurs de ses premiers disciples ont été, autant qu’ils l’ont pu, les tyrans du monde, et ont marché sur la tête des rois. Si Jésus à vécu pauvre, ses étranges successeurs ont ravi nos biens et le prix de nos sueurs.

Considérez les fêtes que Jésus observa ; elles étaient toutes juives ; et nous faisons brûler ceux qui célèbrent des fêtes juives. Jésus a-t-il dit qu’il y avait en lui deux natures ? non ; et nous lui donnons deux natures. Jésus a-t-il dit que Marie était mère de Dieu ? non ; et nous la faisons mère de Dieu, Jésus a-t-il dit qu’il était trin et consubstantiel ? non ; et nous l’avons fait consubstantiel et trin. Montrez-moi un seul rite que vous ayez observé précisément comme lui ; dites-moi un seul de vos dogmes qui soit précisément le sien ; je vous en défie.


LE DOUTEUR. — Mais, monsieur, en parlant ainsi, vous n’êtes pas chrétien.


L’ADORATEUR. — Je suis chrétien comme l’était Jésus, dont on a changé la doctrine céleste en doctrine infernale. S’il s’est contenté d’être juste, on en a fait un insensé qui courait les champs dans une petite province juive, en comparant les cieux à un grain de moutarde.


LE DOUTEUR. — Que pensez-vous de Paul, meurtrier d’Étienne, persécuteur des premiers galiléens, depuis galiléen lui-même et persécuté ? Pourquoi rompit-il avec Gamaliel, son maître ? Est-ce comme le disent quelques Juifs, parce que Gamaliel lui refusa sa fille en mariage, parce qu’il avait les jambes torses, la tête chauve, et les sourcils joints, ainsi qu’il est rapporté dans les actes de Thècle, sa favorite ? A-t-il écrit enfin les Épîtres qu’on a mises sous son nom ?


L’ADORATEUR. — Il est assez reconnu que Paul n’est point l’auteur de l’Épître aux Hébreux dans laquelle il est dit : « Jésus est autant élevé au-dessus des anges que le nom qu’il a reçu est plus excellent que le leur. » (Ch. i, v. 4.)

Et dans un autre endroit il est dit que « Dieu l’a rendu pour quelque temps inférieur aux anges. » (Ch. ii, v. 7.)

Et dans ses autres Épîtres il parle presque toujours de Jésus comme d’un simple homme chéri de Dieu, élevé en gloire.

Tantôt il dit que « les femmes peuvent prier, parler, prêcher, prophétiser, pourvu qu’elles aient la tête couverte, car une femme sans voile déshonore sa tête. » (Ire aux Corinthiens, ch. xi, v. 5.)

Tantôt il dit que « les femmes ne doivent point parler dans l’église. » (Ibid., chap. xiv, v. 34.)

Il se brouille avec Pierre, parce que Pierre « ne judaïse pas avec les étrangers, et qu’ensuite Pierre judaïse avec les Juifs. » Mais ce même Paul va judaïser lui-même pendant huit jours dans le temple de Jérusalem, et y amène des étrangers, pour faire croire aux Juifs qu’il n’est pas chrétien. Il est accusé d’avoir souillé le temple : le grand-prêtre lui donne un soufflet ; il est traduit devant le tribunal romain. Que fait-il pour se tirer d’affaire ? Il fait deux mensonges impudents au tribun et au sanhédrin ; il leur dit : Je suis pharisien et fils de pharisien, quand il était chrétien ; il leur dit : « On me persécute parce que je crois à la résurrection des morts. » Il n’en avait point été question ; et par ce mensonge, trop aisé pourtant à reconnaître, il prétendait commettre ensemble et diviser les juges du sanhédrin, dont la moitié croyait la résurrection, et l’autre ne la croyait pas.

Voilà, je vous l’avoue, un singulier apôtre ; c’est pourtant le même homme qui ose dire « qu’il a été ravi au troisième ciel, et qu’il y a entendu des paroles qu’il ne peut pas rapporter. » (II Cor., chap. xii, v. 2, 4.)

Le voyage d’Astolphe dans la lune est plus vraisemblable, puisque le chemin est plus court. Mais pourquoi veut-il faire accroire aux imbéciles auxquels il écrit qu’il a été ravi au troisième ciel ? C’est pour établir son autorité parmi eux ; c’est pour satisfaire son ambition d’être chef de parti ; c’est pour donner du poids à ces paroles insolentes et tyranniques : « Si je viens encore une fois vers vous, je ne pardonnerai ni à ceux qui auront péché ni à tous les autres. » (II Cor., chap. xiii, v. 2.)

Il est aisé de voir dans le galimatias de Paul qu’il conserve toujours son premier esprit persécuteur, esprit affreux qui n’a fait que trop de prosélytes. Je sais qu’il ne commandait qu’à des gueux ; mais c’est la passion des hommes de vouloir s’élever au-dessus de leurs semblables, et de vouloir les opprimer ; c’est la passion des tyrans. Quoi ! Paul, Juif, faiseur de tentes, tu oses écrire à des Corinthiens que tu puniras ceux mêmes qui n’auront pas péché ! Néron, Attila, le pape Alexandre VI, ont-ils jamais proféré de si abominables paroles ? Si Paul écrivait ainsi, il méritait un châtiment exemplaire. Si des faussaires ont forgé ces Épîtres, ils en méritaient un plus grand.

Hélas ! c’est ainsi que la plupart des sectes populaires commencent. Un imposteur harangue la lie du peuple dans un grenier, et les imposteurs qui lui succèdent habitent bientôt des palais.


LE DOUTEUR. — Vous n’avez que trop raison ; mais après m’avoir dit ce que vous pensez de ce fanatique, moitié juif, moitié chrétien, nommé Paul, que pensez-vous des anciens Juifs ?


L’ADORATEUR. — Ce que les gens sensés de toutes les nations en pensent, et ce que les Juifs raisonnables en pensent eux-mêmes.


LE DOUTEUR. — Vous ne croyez donc pas que le Dieu de toute la nature ait abandonné le reste des hommes pour se faire roi d’une misérable petite nation ? Vous ne croyez pas qu’un serpent ait parlé à une femme ? que Dieu ait planté un arbre dont les fruits donnaient la connaissance du bien et du mal ? que Dieu ait défendu à l’homme et à la femme de manger de ce fruit, lui qui devait plutôt leur en présenter, pour leur faire connaître ce bien et ce mal, connaissance absolument nécessaire à l’espèce humaine ? Vous ne croyez pas qu’il ait conduit son peuple chéri dans des déserts, et qu’il ait été obligé de leur conserver pendant quarante ans leurs vieilles sandales et leurs vieilles robes ? Vous ne croyez pas qu’il ait fait des miracles égalés par les miracles des mages de Pharaon, pour faire passer la mer à pied sec à ses enfants chéris, en larrons et en lâches, et pour les tirer misérablement de l’Égypte, au lieu de leur donner cette fertile Égypte ?

Vous ne croyez pas qu’il ait ordonné à son peuple de massacrer tout ce qu’il rencontrerait, afin de rendre ce peuple presque toujours esclave des nations ? Vous ne croyez pas que l’ânesse de Balaam ait parlé ? Vous ne croyez pas que Samson ait attaché ensemble trois cents renards par la queue ? Vous ne croyez pas que les habitants de Sodome aient voulu violer deux anges ? Vous ne croyez pas…


L’ADORATEUR. — Non, sans doute, je ne crois pas ces horreurs impertinentes, l’opprobre de l’esprit humain. Je crois que les Juifs avaient des fables, ainsi que toutes les autres nations ; mais des fables beaucoup plus sottes, plus absurdes, parce qu’ils étaient les plus grossiers des Asiatiques, comme les Thébains étaient les plus grossiers des Grecs.


LE DOUTEUR. — J’avoue que la religion juive était absurde et abominable ; mais enfin Jésus, que vous aimez, était juif ; il accomplit toujours la loi juive ; il en observa toutes les cérémonies.


L’ADORATEUR. — C’est, encore une fois, une grande contradiction qu’il ait été juif, et que ses disciples ne le soient pas. Je n’adopte de lui que sa morale quand elle ne se contredit point. Je ne peux souffrir qu’on lui fasse dire : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. » Ces paroles sont affreuses. Un homme sage, encore un coup, n’a pu dire que le royaume des cieux est semblable à un grain de moutarde, à des noces, à de l’argent qu’on fait valoir par usure ; ces paroles sont ridicules. J’adopte cette sentence : « Aimez Dieu et votre prochain. » C’est la loi éternelle de tous les hommes, c’est la mienne ; c’est ainsi que je suis ami de Jésus ; c’est ainsi que je suis chrétien. S’il a été un adorateur de Dieu, ennemi des mauvais prêtres, persécuté par des fripons, je m’unis à lui, je suis son frère.


LE DOUTEUR. — Il n’y a jamais eu de religion qui n’en ait dit autant que Jésus, qui n’ait recommandé la vertu comme Jésus.


L’ADORATEUR. — Eh bien donc ! je suis de la religion de tous les hommes, de celle de Socrate, de Platon, d’Aristide, de Cicéron, de Caton, de Titus, de Trajan, d’Antonin, de Marc-Aurèle, d’Épictète, de Jésus.

Je dirai avec Épictète : « C’est Dieu qui m’a créé ; Dieu est au-dedans de moi, je le porte partout ; pourquoi le souillerais-je par des pensées obscènes, par des actions basses, par d’infâmes désirs ? Je réunis en moi des qualités dont chacune m’impose un devoir ; homme, citoyen du monde, enfant de Dieu, frère de tous les hommes, fils, mari, père ; tous ces noms me disent : « N’en déshonore aucun. »

« Mon devoir est de louer Dieu de tout, de le remercier de tout, de ne cesser de le bénir qu’en cessant de vivre. »

Cent maximes de cette espèce valent bien le sermon de la montagne, et cette belle maxime : « Bienheureux les pauvres d’esprit. » Enfin, j’adorerai Dieu, et non les fourberies des hommes ; je servirai Dieu, et non un concile de Chalcédoine, ou un concile in trullo ; je détesterai l’infâme superstition, et je serai sincèrement attaché à la vraie religion jusqu’au dernier soupir de ma vie. (Dialogues philosophiques)