BIBLIOBUS Littérature française

Le Bourreau de Dieu - Maurice Renard (1875 - 1939)

 

 

 

 

À M. François Coppée

I

Le jour de Saint-Christophe, un moine, de ceux qui faisaient profession de creuser leur tombe et de distiller le suc des plantes, revint de la cueillette quotidienne en portant d’un bras une belle gerbe de fleurs aromatiques, et de l’autre un tout petit enfant malingre.

L’aventure tenait du prodige, car le couvent s’élevait à la cime de rochers presque inaccessibles, au milieu d’un pays sauvage, assurément plus propre à la naissance des herbes cordiales qu’à l’éclosion des petits enfants, si malingres qu’ils fussent.

Ainsi pensa le prieur ; et le brave homme se dit aussi :

– Certes, ce gamin-là nous est destiné car personne n’aurait pu le secourir hormis l’un de mes religieux. Le doigt de Dieu est là, puisqu’il se pose partout, et je l’y vois d’autant plus nettement que l’événement est moins compréhensible et s’éloigne donc des faits terrestres pour se rapprocher des actions divines… L’idée ne laisse pas d’en être pourtant singulière… le bon Dieu sait bien qu’il nous est interdit de prendre des pensionnaires… Après tout, il a le droit de susciter à notre règle des exceptions qui la puissent confirmer, et saint Bruno ne dérogera point s’il fait une fois par hasard le geste de saint Vincent de Paul… Et puis, l’histoire de Moïse voguant à la dérive sur le Nil n’est-elle pas plus bizarre encore que celle-ci ? En vérité, il serait beau de voir tout un monastère montrer moins de charité que la fille d’un pharaon mécréant !… Nous garderons l’enfant.

Ayant pris cette audacieuse décision, le prieur tomba de nouveau dans la perplexité.

Quel nom donner à son protégé ?

Moïse le tenta. Mais il réfléchit : pour les esprits modernes, si superficiels, Moïse sentait son rabbin d’une lieue, Moïse évoquait un profil qu’on n’a pardonné qu’aux Bourbons ; enfin Moïse veut dire sauvé des eaux, et l’étymologie s’accordait mal avec les débuts d’un petit garçon trouvé sur une montagne.

Il s’appellerait donc Christophe, comme le saint dont c’était la fête, saint du reste honorable entre tous et de qui le nom est à vénérer, car il signifie porte-Christ.

Tout heureux d’appliquer ses connaissances de l’hébreu et du grec aux difficultés de la vie pratique, le prieur rompit solennellement le silence monacal et proclama sa volonté à ses fils en Dieu. Il leur fit part des pensées diverses qui l’avaient agité et parla longtemps sur l’amour du prochain, comme un orateur débordant de foi et condamné à un mutisme perpétuel.

Sa péroraison développa une vérité trop ignorée qui frappa son auditoire d’admiration :

– Il importe peu, dit-il en substance, que les hommes aient un nom rattaché à leur naissance, comme Désiré, Théodore, Dieudonné et tant d’autres. Ils ne sont pas responsables de la façon dont ils viennent au monde, mais il faut les appeler d’un mot qui soit un étendard pour le soldat, et pour le matelot un phare. Moïse n’avait que faire de se rappeler un incident de ses premiers jours, mais Christophe saura qu’il ne respire qu’afin de porter le Christ, c’est-à-dire contribuer à la plus grande gloire de Dieu. Heureuses les créatures qui répondent à de tels vocables, car ils sont des ordres, et ceux qui les exécutent s’assiéront à la droite du Père.

« C’est la grâce que je vous souhaite. Ainsi soit-il.

 

C’est pourquoi Christophe grandit dévotement parmi les doux Moines blancs et bruns qui creusaient des tombeaux et composaient un élixir.

Vers l’âge de dix-neuf ans, ce fut un jeune homme sans beauté ni grâce, d’allure maladroite, empirée par la coupe ridicule de son habit : on l’avait taillé dans la bure des cloîtres, et c’était une veste à l’ampleur informe sur un pantalon trop court. Celui-ci montait inexorablement suivant la croissance de son propriétaire en sorte que l’usure blanche, œuvre pieuse des oraisons prosternées, s’étendait de plus en plus à mesure que les genoux calleux descendaient dans le pantalon.

Christophe cachait sous des cheveux longs et raides l’âme étroite qu’on prête machinalement aux sacristains. Ses yeux myopes, à travers leurs grosses besicles rondes, ne voyaient pas le monde bien clairement, et il s’en faisait une conception tout ecclésiastique, n’envisageant de la vie que les phases solennisées par les sacrements. Sa première communion lui en paraissait le point culminant, et il attendait avec sainteté l’extrême-onction – le mariage étant pour lui un objet de terreur, un devoir religieux non seulement facultatif, mais encore institué par la mansuétude céleste pour excuser un dérèglement des sens indispensable au souffle des générations.

Très croyant, et laissant aux autres le soin de perpétuer le genre humain, la pensée d’endosser le froc lui était venue naturellement : son esprit et son vêtement se ressemblaient, peu de chose leur manquait pour être ceux d’un moine, l’étoffe était déjà la bonne.

Empêché par une timidité dominatrice de déclarer sa vocation, Christophe, à dix-neuf ans, attendait que l’audace lui vînt et, tout en implorant le Seigneur afin qu’il daignât hâter cette arrivée, il vaquait à diverses besognes domestiques et se mêlait aux moines occupés de leurs travaux funèbres ou industriels.

Ce fut ce qui le perdit : car s’il est édifiant de voir les futurs trépassés approfondir leur fosse, la saveur et l’arôme d’une liqueur de luxe constituent des embûches pernicieuses. Le mépris de la mort envahit donc l’âme de Christophe, mais avec le goût funeste de cette boisson, d’émeraude ou de topaze, qui exaspérait son fanatisme jusqu’à la volupté, et lui donnerait, pensait-il, la force d’avouer ses chères présomptions.

Le jour qu’il entra chez le prieur à cette fin, le postulant trébucha dès la porte et s’avança vers le vieillard en chancelant, puis il se mit à exposer sa demande, mais les syllabes s’embrouillaient sans merci, et ce bégaiement inextricable semblait sortir d’une bouteille d’élixir, tant il exhalait de parfums montagnards.

Le malheur voulut que le prieur comprît tout de même le sens du discours. Il aurait peut-être pardonné l’ivresse, pour une fois, mais il n’admit pas qu’un tel vice s’attachât à profaner les sublimes pensées. Dans le langage de Christophe, il discerna une suite de blasphèmes suggérés par la démence et, sans dire un mot, il conduisit le pauvre saint ivrogne jusqu’à la porte du couvent paternel.

Là, il lui donna une petite bourse, et, lui montrant d’un grand geste le désert superbe des forêts, des plateaux et des pics, il lui dit :

– Allez, libertin ! Allez assouvir au sein des villes corrompues vos tristes appétits. Vous êtes indigne de votre nom. C’est Noé qu’il fallait vous baptiser ! Allez, je vous chasse !… Voilà ma punition d’avoir enfreint la Règle en vous accueillant ici !

Et il laissa Christophe, dégrisé, tout seul, au pied du monastère à jamais fermé.

L’exilé regardait avec terreur l’étendue de sapins et de rochers. Bien souvent, au cours des moissons odorantes, il avait plongé son regard dans les vallées, mesuré de l’œil les montagnes lointaines. Il ne reconnaissait plus rien. Habitué à considérer ce paysage comme le décor immuable de ses sorties, comme la fresque peinte aux murs d’un promenoir, voilà qu’il était forcé de marcher parmi cette toile, de s’éloigner à travers ce tableau !… Était-ce possible ?

Poussé par un sentiment nouveau, Christophe parcourut lentement les bois et les prés voisins du cloître, et il s’aperçut qu’il les aimait tendrement. Tout surpris de ses actes, les yeux humides, il embrassa des arbres fort communs et couvrit de baisers de petites fleurs très ordinaires. Le passé, jusqu’ici, n’avait pas existé pour lui, chacun de ses jours étant comme la veille ; et quelque chose d’infiniment doux : le souvenir, naissait dans son cœur.

Il sentit l’angoisse des séparations gonfler sa gorge, se laissa tomber sur la mousse, et sanglota très longtemps, apitoyé de sa douleur et pleurant sur ses larmes.

Quand il se releva, la nuit emplissait déjà les vallons et montait vers les cimes comme une marée de ténèbres. Une à une, les étoiles perlaient.

Une cloche tinta le dîner des religieux. Christophe avait faim. Les paroles du prieur résonnèrent dans sa mémoire. Il frissonna à la pensée des villes corrompues où il devait maintenant satisfaire son appétit, mais la nécessité criait plus fort que la vertu, et Christophe, certain d’abandonner son Dieu, descendit, dans le noir, vers les hommes.

II

Dans la véhémence des adieux à la montagne, la bourse du prieur avait glissé et s’était perdue.

Christophe mendia de village en village.

Il allait, surpris que ses pareils eussent bâti leurs maisons au fond de trous, et non sur les hauteurs. Il marchait, vagabond grotesque avec ses lunettes rondes et ses nippes extraordinaires. Cet accoutrement augmentait son air faible et inoffensif, de sorte que les braves gens lui donnaient beaucoup, par compassion, et que les mauvaises, n’ayant rien à craindre de ce mendiant bonasse, lui refusaient tout. Par bonheur, la province était charitablement peuplée, et Christophe, au bout de trente lieues, put se procurer des outils à faire des sabots et du bois pour y tailler une paire de galoches.

C’est lui qui naguère confectionnait à l’usage des moines ces chaussures d’hiver, et il ne put s’empêcher d’en modifier pieusement la forme, afin que les profanes n’eussent point aux pieds des galoches aussi pointues que celles des religieux.

Ayant terminé son œuvre, il équarrit deux rognures d’érable inutilisées, les croisa, et cloua sur ce crucifix un autre morceau de bois dont mille coups de couteau avaient fait un petit avorton de bon Dieu, confus, déjeté, monstrueux ; et alors, il lui parut que le Seigneur venait le rejoindre parmi la dissolution des cités, car, depuis son bannissement, Christophe priait dans le vide, et son oraison, sans but, manquait de ferveur.

Un marchand avait donc remplacé le mendiant. Il s’installait dans un bourg, prenait les commandes, les exécutait, puis repartait vers d’autres bourgs, plus riche de quelques sous à chaque nouveau départ. D’un naturel studieux, il employait ses repos à lire, au hasard de ses logements, les livres qu’il y rencontrait. Souvent, la nécessité l’obligeait de partir avant d’avoir achevé la lecture du volume, et son savoir était un mélange bizarre de souvenirs où s’emmêlaient des bribes du Parfait Vétérinaire, plusieurs chapitres de l’Histoire de la Révolution française, et tout le fatras cabalistique d’un Traité d’envoûtement.

Pendant ses loisirs, il s’exerçait aussi à sculpter, dans les déchets de sabots, des christs moins grossiers que sa première œuvre, voulant retrouver le plaisir singulièrement délicat qu’il avait éprouvé lors de cette création. Il pénétrait dans toutes les chapelles du chemin et s’évertuait à copier de son mieux les modèles sans nombre qui les ornaient. Malheureusement, la méditation y perdait ce dont l’art profitait. Bientôt Christophe vendit autant de croix que de paires de sabots, mais il portait plus de christs sur le dos que dans le cœur et justifiait son beau nom tout de travers.

 

Un soir, après bien des voyages, le sabotier arriva dans un hameau construit au flanc d’une haute montagne. C’étaient les dernières habitations que les bûcherons rencontraient en allant travailler, et, derrière elles, montaient à perte de vue les grandes forêts de pins.

On découvrait de là un espace immense et imposant. D’abord, au pied du mont, une grande plaine s’étendait, elle était fertile et verte, un fleuve vigoureux y miroitait ; puis l’horizon se fermait par une succession de chaînes montagneuses, pareille à une suite formidable de vagues figées, les plus proches étaient noires et dentelées, et les dernières, très loin, se teignaient de bleu et offraient des contours adoucis. Christophe se les fit nommer. Il apprit qu’on désignait les sommets bleuâtres comme le monastère de sa jeunesse. C’était donc là-bas, dans un bois parfumé, que l’ange de son rêve gisait sur la mousse, parmi les fleurs, avec les ailes brisées…

Et soudain une grande fatigue l’envahit, car il sentit, en face de cette ligne brumeuse, si pâle, si éloignée, que son esprit avait marché plus vite que son corps, et qu’il ne voyait plus du tout le Seigneur.

On ne fait pas impunément tant de chemin.

Christophe, possesseur d’un pécule rondelet, résolut de se reposer et de chercher désormais la joie dans sa besogne favorite, et non plus au sein de méditations impuissantes. L’endroit, élevé, lui plaisait. Mais il fuyait toujours la compagnie de ses pareils et il décida de s’édifier une cabane plus haute que le village, à l’entrée d’un défilé, sur le sentier conduisant à la cime.

Un mois plus tard, les touristes rencontraient dans leur ascension un petit chalet tout neuf, adossé au roc, vitré du côté de la sente, où, au milieu d’un cadre de sabots et de crucifix, un homme grisonnant façonnait des morceaux de bois.

Christophe était heureux. Assis devant son établi, il voyait devant lui, par une large baie, le rideau vert sombre de la forêt surgi d’un précipice et s’élevant avec majesté jusqu’aux rochers d’une crête. Celle-ci s’abaissait vers la gauche, dévalait brusquement, et le monde apparaissait au-delà, comme le fond d’une mer desséchée.

Tous les dimanches, après la messe, le sabotier, épris de montagnes, se promenait au hasard sur la sienne, et, de temps en temps, lorsque après une pluie le ciel devenait limpide, il gravissait le cône glissant, couvert de gazon roux, qui dominait toute la contrée. Un vent violent soufflait sans trêve au faîte du mamelon. Quand des voyageurs ne s’y trouvaient pas, il y régnait un silence surnaturel, et la bise sifflait alors aux oreilles d’étranges histoires. Seules, les sauterelles rouges troublaient le calme en décrivant leurs paraboles stridentes ; et parfois, des aigles, en quête de proie, y tournoyaient.

Christophe vénérait ce lieu, et si, par-delà l’espace sillonné de rivières argentées, gemmé de lacs bleus, tourmenté de croupes et de pics, il apercevait le géant de neige brillant au soleil, comme d’un or qui serait blanc, un émoi mystique le faisait encore tressaillir, et il croyait le ciel plus près de lui. Mais, revenu dans son atelier, toute velléité de foi s’évanouissait, et, en présence de tous ces christs semblables, il ne savait pas en élire un seul pour représenter le Créateur, il n’y voyait plus que les créatures d’un pauvre sculpteur, un peu plus difficiles à réussir que des galoches, et il s’endormait sans prière.

Ce n’est pas cependant qu’il négligeât de confectionner des croix. Au contraire, les étrangers lui en achetaient comme souvenirs de leur excursion, et Christophe, reproduisant sans cesse le même sujet, était parvenu à ciseler des Jésus assez bien constitués et très reconnaissables. Il y peinait toute la journée sans ennui, mais parfois, un peu las, il demandait de nouvelles forces à une bouteille de cet élixir, origine de ses malheurs ; en vieillissant, le sabotier dut y puiser plus souvent, et il vint une époque désastreuse où l’on vit le père Christophe, manquant à tous les offices, ne plus descendre au village que pour se procurer de l’ardeur en flacon.

Un seul buvait autant que lui, un chenapan redouté, capable de tous les crimes, Marcoux le contrebandier, Marcoux, le braconnier ; et on englobait dans le même mépris l’homme que tous fuyaient et celui qui s’écartait de tous.

Ces deux êtres, qu’un vice honteux unissait pour le dédain public, se haïssaient, l’un convoitant les économies de l’autre, et Christophe ayant deviné les desseins de Marcoux.

Or, cette inimitié s’accrût soudainement.

L’Église, qui aime à endeuiller de Golgothas les pays accidentés, ordonna « qu’un simulacre du gibet sacré serait planté en pompe majeure au pinacle de la montagne ».

Au jour dit, qui se trouva le plus chaud de l’année, une multitude de fidèles serpenta le long de l’interminable calvaire.

L’évêque, les soies violettes relevées, chevauchait une mule sous un dais safran brodé d’or, et derrière lui s’échelonnaient, précédées de bannières à fanons ou de hautes enseignes enrubannées, parmi les lueurs des cierges : les communautés et les confréries. Un cantique essoufflé s’élevait des cagoules, des capuces et des cornettes. Cela faisait une longue et mince couleuvre, à tête éblouissante d’aubes et de chasubles, dont les anneaux bigarrés se déroulaient processionnellement à une allure noble et mesurée, réglée par la mule de Sa Grandeur.

Arrivée au bas du cône suprême, la foule se dispersa pour l’escalade pénible de la pente. Monseigneur aidait sa monture en l’étayant de la crosse épiscopale, et les gonfaloniers transformèrent en alpenstock la hampe de leurs étendards.

Enfin, l’étroite crête fut rapidement couverte de chrétiens ; mais la plus grande masse dut faire halte sur le versant peu confortable et glissant comme un toit de chaume.

Marcoux, familier des forêts mystérieuses, vendait au poids de l’argent l’eau d’une source connue de lui seul.

Tout à coup, au sommet, dans le nuage des encensoirs, une croix blanche et nue, démesurée, se dressa.

Christophe, à l’écart selon sa coutume, regretta l’absence d’un crucifié divin. L’appareil semblait attendre le patient et n’était point parfait… Mais, un cri de foi poussé par trois mille gosiers convaincus lui prouva qu’il se trompait, et, navré d’être toujours en désaccord avec le plus grand nombre, il regagna son logis, tandis que là-haut, les discours enthousiastes, les clameurs d’approbation bourdonnaient, et couvraient le murmure de la brise et des sauterelles éperdues.

Ce peuple descendit en désordre, ivre d’avoir assisté à la mémorable cérémonie. Tous cherchaient vainement à revoir la croix – la cime n’était visible qu’à une grande distance, et de là, le symbole diminué ne s’apercevait plus – mais son image sublime s’érigeait dans toutes les exaltations, et on se plut à retrouver dans la petite échoppe la réduction des solives rédemptrices.

Quand la montagne reprit sa tranquillité, l’éventaire de Christophe était vide de crucifix, et des pièces d’argent et d’or s’y amoncelaient. Pendant que le sabotier les comptait, Marcoux passa ; et, comme l’objet de leur inimitié s’était amplifié, ils devinrent ennemis d’autant plus acharnés.

III

Il avait suffi de la fête catholique pour divulguer la beauté du paysage et l’habileté du sculpteur improvisé. Aussi, durant l’hiver, Christophe travaillait-il sans relâche, pour vendre aux nombreux visiteurs de la belle saison une grande quantité de christs.

Il s’essayait maintenant à les faire de toutes grandeurs, et variait ainsi la monotonie de l’ouvrage, car il était incapable de modifier d’un seul détail le type adopté.

Malgré cette répétition indéfinie des mêmes formes, rien ne lui causait plus de joie que sa tâche. Il en négligeait le dormir et le souper, et bien d’autres devoirs autrement nécessaires au salut des mortels. Si grand était l’oubli de ses croyances passées que, parfois, pour un méchant coup de ciseau maladroit, Christophe blasphémait son Dieu. Si quelque esprit de perdition l’en avait défié, il aurait bu à la santé de Lucifer sa fiole de liqueur à présent journalière.

Devenu un peu vaniteux, il se mit en tête, « afin de couronner sa carrière », d’exécuter un Sauveur supplicié de proportions humaines, et il le tailla dans un tronc de sapin, car cette essence est la moins coûteuse, et Christophe à l’ivrognerie et à l’impiété joignait l’avarice. Comme il employait la journée aux productions lucratives, c’est le soir, à la chandelle, ou plus économiquement à la lueur du firmament constellé, qu’il cisela sa statue. De la sorte, il mit un an à la terminer. Or, il advint qu’elle fut complètement achevée dans la nuit du vendredi saint.

Christophe, l’équilibre incertain et le regard trouble, la contemplait au clair de la lune. Elle était dressée en face de la baie, et semblait en extase devant l’immensité de la campagne où des brouillards simulaient un océan revenu. La seule clarté de l’astre mort prêtait au sapin une pâleur d’agonie, accusait la joue hâve, et creusait la misère des flancs.

À terre, la croix s’étendait munie du repose-pieds, marquée des lettres I. N. R. I., toute prête.

Le sabotier retoucha l’enflure d’un muscle, puis aiguisa une épine de la couronne. Il aggrava d’une entaille la tristesse du front, la souffrance au coin des yeux, enfin satisfait, il étreignit son œuvre au parfum de résine et coucha le condamné sur la croix.

Trois grands clous neufs tintèrent dans sa main.

À coups de marteau, les paumes du Dieu et ses pieds joints furent percés et rivés au gibet.

L’homme pensa :

On a vite crucifié son roi des juifs ! Après tout, c’était là l’instant le plus douloureux, bien court en vérité… L’humanité fut sauvée à bon compte ! Combien d’autres moururent ainsi, et plus humblement, avec moins de simagrées, sans même avoir de raison pour cela !…

Alors, ayant péniblement relevé l’ensemble contre la muraille, et s’en écartant pour le mieux juger, Christophe s’aperçut que Jésus pleurait : deux larmes brillaient au coin des paupières, et son front laissait couler la sueur de l’angoisse…

Bien sûr il souffrait… les affreux clous le torturaient !… Et le sabotier, ayant regardé les mains et les pieds, vit sur eux les blessures sacrées ruisseler.

Et Christophe entendit parler le Sauveur :

– Mon fils, voilà bientôt vingt siècles que je pleure, vingt siècles que je saigne.

« Crois-tu donc que l’Éternité accomplisse des actes passagers, et que la douleur de l’Immortel puisse être une souffrance véritable si elle est fugitive ?

« Depuis le jour de ma Passion, je me suis étendu sur toutes les croix que les hommes ont façonnées. J’ai frissonné de fièvre dans toutes les effigies. Nain de stuc ou géant de marbre, difforme presque toujours et parfois charmant, j’ai senti les clous me pénétrer sans cesse et mes plaies se rouvrir…

« Poupées enluminées du touchant Moyen Âge : Jésus de bois en longue robe, hideux mannequins de plâtre colorié, minuscules figurines pendues aux chapelets… autant de moribonds impérissables, autant d’agonies sans nombre et sans fin…

« Je meurs à travers les temps au faîte de l’église, au calvaire du chemin, dans le fond de l’alcôve… nimbé de l’auréole guillochée ou couronné du diadème de ronces, cloué de quatre ou de trois clous, les bras tournés tantôt vers l’horizon et tantôt vers le ciel, songeur sinistre ou résigné, selon votre caprice.

« Vous n’en savez rien. À votre insu je descends dans vos œuvres pour une eucharistie cachée. Insouciants, vous percez ma chair révoltée, plus exaspérée d’être immobile, et je vous aime de le faire, car c’est ma volonté de supporter pour votre délivrance les affres d’un trépas éternel et multiple.

– Seigneur ! Seigneur ! gémit Christophe prosterné, malheur sur moi ! Je vous ai fait tant de mal ! Hélas, j’ai ouvert votre flanc comme les soldats, j’ai blessé vos chères mains et vos pieds adorables comme ont fait les tourmenteurs !…

Et Jésus répondit :

– C’est moi qui l’ai voulu. D’ailleurs, ô mon ami, tu n’as que répété les coups les moins cruels… le baiser de Judas était plus douloureux.

Christophe s’effondra, prostré dans l’adoration effrénée des repentis.

 

L’aurore le tira d’une torpeur qu’il eût souhaitée infinie. Il se releva.

Le grand christ de sapin, au jour brutal du matin, fixait un œil morne sur la nature ranimée. Avec une vénération infinie, le sabotier examina l’œuvre magique. Des gouttelettes de résine avaient suinté aux yeux, au front, des dernières retouches ; et, des crampons fraîchement enfoncés, la gomme odorante sourdait encore :

L’aube prosaïque tentait d’expliquer le poème de la nuit.

Christophe secoua la tête :

Il croyait.

Un par un, avec des soins de garde-malade, les Sauveurs furent décloués, et tout l’ouvrage d’un hiver, tout l’espoir d’un été furent sacrifiés. Un brasier consuma toutes les croix, et dans une armoire Christophe rangea douillettement les figures sur un lit de fins copeaux. Il glissa le christ qui avait parlé dans sa couchette, le borda dévotement, puis ayant baisé la main raide brandie hors des draps, il s’assit, et médita longtemps, les traits contractés, avec, parfois, de bizarres mouvements d’impatience ; enfin il sourit largement, tel celui qui trouve une solution difficile, et sortit de la masure en fermant soigneusement la porte.

Il suivit le sentier plongeant vers le village, mais un de ses souliers vint à se délacer, et, comme il se baissait pour en renouer le cordon, terrassé d’insomnie et d’émotion, il s’endormit profondément.

IV

Au dire des villageois, le père Christophe tombait en enfance ; les preuves en abondaient.

D’abord, il s’était refusé tout à coup à vendre aux touristes les crucifix que chacun lui réclamait sur la foi de sa renommée. Bien mieux, il n’en sculptait plus un seul.

Ensuite, le vieux païen restait de longues heures à l’église, en adoration devant le tabernacle et les croix. Il frappait du front les marches dallées, et son visage extatique, baigné de pleurs, révélait un fanatisme si violent que bien souvent à l’heure de clore le temple, le marguillier effrayé n’osa point chasser Christophe et l’emprisonna.

Enfin, le solitaire ne fuyait plus la compagnie de ses voisins et s’était lié d’une étrange amitié avec Marcoux, le bandit sanguinaire et cupide. On les voyait tous deux boire à la même table. C’était toujours le sabotier qui, plus sobre d’ailleurs qu’auparavant, soldait la dépense. Entre deux stations à l’église, il offrait ainsi au contrebandier de magnifiques saouleries, et vivait une vie fiévreuse, apparemment sacrilège, allant de l’autel de Dieu au comptoir du cabaretier.

Marcoux paraissait heureux de cette affection subite, et l’on s’étonnait de le voir agir envers le vieillard avec une déférence qui ne se démentait jamais.

Cependant l’automne s’effeuilla sur les fleurs, et la neige couvrit les feuilles, puis elle commença de fondre.

Pâques s’en revenait.

Au pied des crucifix vêtus de violet, Christophe priait sans relâche, et son nouvel ami, sans doute mécontent d’être délaissé, errait, farouche, au hasard.

L’habitude de voir le sabotier avait atténué ses extravagances. Nul n’y trouvait à redire à présent, et l’on oubliait même que son entendement fût endommagé, tellement les hommes ont de peine à distinguer sans cesse la raison d’avec l’incohérence.

Aussi les fidèles ne faisaient-ils pas plus attention à lui dans le chœur que les buveurs à l’auberge.

Le jour du vendredi saint, on s’aperçut que le grand autel n’était pas complet. Quelque chose y manquait. Quoi donc ? Un candélabre ? Un vase ?

C’était Christophe.

Son absence gênait comme celle d’un doigt familier, et le recueillement des âmes venues, dans le silence des cloches, pour déplorer le martyre du Rédempteur, en fut troublé.

L’aubergiste ne le vit pas davantage.

Mais, circonstance grave, Marcoux, lui aussi, avait disparu.

Les deux absents furent immédiatement nommés l’un victime et l’autre assassin, une effervescence bourdonna dans tout le village, et une troupe frémissante de curiosité prit le chemin de la maisonnette.

Celle-ci avait été soigneusement vidée. Il n’y demeurait pas un escabeau.

À la muraille, bien en évidence, une feuille manuscrite s’étalait.

On lut :

« Je lègue tout mon bien à Marcoux, Jean-Pierre-César, en remerciement du grand service qu’il a accepté de me rendre et pour lui exprimer ma reconnaissance de faciliter mon expiation. »

CHRISTOPHE.

Chacun répéta le billet ambigu sans pouvoir en pénétrer le sens obscur.

Le charron eut l’idée de le comparer aux reçus qu’il possédait du sabotier : l’écriture, identique, était de la même main.

Quelqu’un, armé de pistolets cachés, se rendit chez Marcoux, mais le bandit avait déguerpi avec tout son misérable mobilier, et la campagne, fouillée pendant deux jours, ne décela rien qui pût éclaircir l’opinion au sujet de cette double disparition.

Le lendemain de la troisième journée, bien que ce fût Pâques, une voiture débarqua les magistrats sur la place du village.

Dès leur arrivée, ils demandèrent à être conduits à la maison de Christophe.

M. le substitut, mis en verve par cette expédition, risqua que « cela montait vraiment beaucoup pour une descente de justice », mais M. le juge d’instruction, tout à la joie de retrouver les montagnes qu’il affectionnait, n’entendit pas.

Ces messieurs constatèrent l’absence de tout indice révélateur, puis se disposèrent à regagner un niveau plus naturel à leur profession et plus favorable à leur appétit.

Mais le juge d’instruction se déclara soudain envahi par un besoin irrésistible de plein air et d’escalades. « Puisque l’occasion s’offrait », il voulait « savourer cet avant-goût des congés et se payer une petite ascension ! ».

Ayant dit, il retroussa le bas de son pantalon et s’éloigna, mesurant le sentier de la marche lente des montagnards, du pas retrouvé des bienheureuses vacances.

Il montait.

Une explosion harmonieuse atteignit sa rêverie : à l’issue des messes, toutes les cloches de la vallée sonnaient l’alléluia de résurrection, et, en vérité, avec son Artisan, l’Œuvre semblait revivre aux rayons d’avril. La sombre forêt de pins se mouchetait de pousses tendres et pâles, les champs reverdissaient, et quelques fleurettes de Pâques, quelques pâquerettes, évoquaient déjà, bien que frêles et timides, leurs sœurs plus effrontées et les papillons au retour béni.

Plus haut, parmi le murmure affaibli des carillons, les premières sauterelles décrivaient leurs paraboles stridentes et pourprées.

Le vent des cimes, joyeux de retrouver à qui parler, commença l’aigre gémissement de ses légendes.

Du sommet encore blanc de neige, des aigles s’envolèrent lourdement à l’approche du promeneur.

Enfin, il atteignit le terme de sa promenade et s’arrêta sur la crête.

L’immensité fuyait sous la lumière d’or…

Mais un claquement d’étoffe fit lever les yeux du juge vers la croix.

Un squelette encore à demi musclé, repas inachevé des oiseaux rapaces, était crucifié sur la vaste charpente. Des loques brunes cachaient mal l’envergure des bras déchiquetés et le croisement étique des fémurs. Par les trous de la bure en haillons, les plaies horribles des becs et des serres rougeoyaient.

C’était une hideuse rencontre.

Cependant, la tête du cadavre, par un hasard singulier, se redressait sur les vertèbres. Du vide béant de ses orbites, elle regardait les monts bleuâtres de l’horizon, et la mort faisait sourire ce crâne au clair soleil de printemps. - FIN

 

 

Date de dernière mise à jour : 14/08/2023