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BIBLIOBUS Littérature française

La femme au chien - Marc Donat

I

Christiane se hâtait sur la route. Son manteau – celui qu’elle portait pour aller à l’école il n’y avait pas si longtemps – était devenu trop court et trop étroit…

Elle était nu-tête et, dans ses gros souliers de paysanne, ses pieds fins étaient gelés.

Il neigeait. C’était une nuit toute blanche, sous un ciel noir. Tout en marchant, pour s’encourager à la façon des enfants qui sifflent ou chantent dans la nuit, elle répétait : « Il faut que je le voie, il le faut. » Et les grands sapins chargés de neige et balancés par le vent semblaient s’incliner en signe d’approbation et murmurer : « Il le faut… il le faut… »

Le jour même on avait enterré son père, le garde-chasse Forancier, mort à la suite d’une longue maladie. Un enterrement de pauvre, vite bâclé, après lequel Christiane, entraînée par des parents indifférents, s’était trouvée seule, dans une solitude absolue, plus froide que cette neige…

Et pourtant elle ne désespérait point, car sa vie avait encore un but… Et elle allait de plus en plus vite, fouettée par la fièvre. Le château Destourville était loin encore : il fallait traverser toute la forêt et, arrivée au bout, elle verrait sa silhouette massive se dessiner…

C’était, dans cette nature spectrale, une toute petite et mince silhouette qui fuyait, l’humidité d’un regard d’infinie douceur et la tristesse, la grâce d’un corps de dix-huit ans, élancé et souple, malgré les vêtements grossiers.

Il était dix heures du soir. La jeune fille, selon l’usage dans les campagnes, avait soupé avec ses parents, faussement tristes, et qui, au dessert, parlaient trop fort. Enfin, ils étaient partis. Elle avait essayé de se coucher et de s’endormir. Mais c’était la première fois, la première fois qu’elle était seule… Jusqu’à la fin, le garde-chasse l’avait bénie le soir d’un : « Que la nuit te soit douce, fillette ! » qui était comme une caresse maternelle pour la petite, privée de mère depuis son enfance. Elle avait besoin d’être bercée, d’être consolée…

Et puis, que devenir ? Où aller ? À peine quelques sous pour ne pas mourir de faim tout de suite.

Et Christiane ne pouvait s’engager ni comme servante, ni comme fille de ferme. D’abord, elle avait reçu une certaine instruction. Et puis elle gardait un secret dont elle concevait, en même temps qu’une honte, une fierté.

Yves Destourville, le jeune châtelain l’avait remarquée… Il lui avait parlé comme à une demoiselle avec ces mots tendres et doux qui sont l’accent de la passion. Elle lui avait cédé avec la joie sauvage d’obéir, de n’être plus en ces mains si fines et si fortes qu’un petit objet inerte et soumis.

Elle allait être mère…

Et lui ne savait rien. Il était resté absent pendant des mois, voyageant. Puis il lui avait envoyé de Paris une lettre bien courte et bien sèche, dans laquelle il lui annonçait qu’il était temps pour lui de s’établir, qu’il se mariait, et que, si elle l’aimait vraiment, elle devrait l’approuver.

Quand elle reçut cette missive, Christiane disputait son père à la mort. Elle eût estimé sacrilège de s’occuper d’elle en un pareil moment. Elle se roidit contre la souffrance qui la poignardait ; c’était une âme noble, avec quelque chose de la dureté antique dans le malheur.

Mais, le père disparu, dans la maison isolée, Christiane se sentit redevenir faible, faible comme un tout petit enfant.

Yves Destourville était dans son château ; elle le savait par le facteur. Yves était un honnête homme, il renoncerait à son mariage, elle en était sûre, et puis, le jour de son départ, il lui avait encore dit : « Je t’aime ! »

En marchant, elle se persuadait et se réconfortait un peu. Sur les ruines de tant de malheurs, elle édifierait encore un bonheur, peut-être. D’ailleurs elle avait lu dans les romans que les rois épousaient des bergères… Yves l’éblouissait à l’égal d’un souverain et elle se savait jolie… Il était impossible qu’il la trahît, qu’il en épousât une autre… il avait juré, d’ailleurs, de l’aimer toujours.

Voyons, elle arriverait et elle lui dirait : « Yves, tu vas être père… Il la prendrait dans ses bras et lui dirait, de sa voix chaude et profonde : « Tianette, petite sauvage chérie, pardonne-moi ; je t’aime. »

À cette évocation, Christiane sourit doucement, oubliant un peu sa grande douleur. Maintenant, elle était sortie de la forêt ; elle voyait se dessiner la silhouette du château : « Je suis, pensa-t-elle, faite comme une bohémienne, couverte de neige et trempée, bah !… Le portail était tout près. Le cœur de Christiane battit plus fort. Allait-on la laisser entrer ? Consentirait-on seulement à annoncer sa venue au maître qui, peut-être dormait déjà ?

Elle sonna plusieurs fois et vit enfin une lumière sortir des écuries.

— Qui va là ? cria un garçon portant une lanterne.

— Ouvrez, supplia Christiane, je suis la fille du garde-chasse Forancier. Il faut que je voie à l’instant même M. Destourville.

— Je ne puis ouvrir, dit le garçon ; j’vas le dire au père Lahuche, s’il ne dort pas encore. Attendez.

Le père Lahuche, concierge du château, arriva, son bonnet de nuit sur la tête.

— Qu’est-ce qui te prend, Christiane, de venir à cette heure réveiller le monde ? On n’a pas idée de ça. M. Destourville dort et je me garderai bien de le réveiller. Si tu as peur de rentrer seule chez toi, je m’en vais t’accompagner… je resterai même avec toi toute la nuit… Je sais que ce n’est pas gai… ton pauvre père… on n’a pas une pierre à la place du cœur et il ne sera pas dit que Lahuche a laissé seule la fille de son vieux copain. C’est dit : je m’apprête ?

— Non, père Lahuche, merci, mais il faut que je voie M. Destourville, il le faut, entendez-vous. Vous pensez bien que si ce n’était pas pour quelque chose de très grave, je ne serais pas venue à cette heure – et par ce temps. Ouvrez !

— Je ne peux pas ; j’ai ordre de dire à tout le monde que M. Destourville est encore absent.

— Moi, c’est différent ; père Lahuche, vous savez que pour M. Destourville je ne suis pas « tout le monde ». Laissez-moi entrer.

L’homme se grattait la tête, visiblement gêné.

— C’est que, dit-il enfin, – et une sorte de colère tremblait dans sa voix, – c’est que, précisément, ma pauvre fille, il m’a donné cet ordre à cause de toi. Il m’a dit : « Si “elle” vient, vous la renverrez ; je ne veux la voir sous aucun prétexte ; je lui ai écrit : tout est arrangé. Si elle a besoin d’argent, qu’elle s’adresse à Me Duport. Il lui donnera mille francs. » Il a ajouté que si je ne faisais pas exactement ce qu’il me disait, il se verrait forcé de me congédier – et il y a trente ans que je suis au château.

— Je veux le voir.

— Rien à faire, ma pauvre fille. Attends-moi et ne fais pas de rouspétance. « Il » n’est pas bon, vas ! Prends toujours les mille francs ; c’est, comme dit l’autre, un poil arraché à un cochon… Espère un peu ; je vais chercher un paletot et je te ramène…

II

Quand le père Lahuche revint, emmitouflé dans une énorme pèlerine, les oreilles, le cou et le menton disparaissant sous un cache-nez, il eut beau chercher Christiane, elle n’était plus là.

— Sacrées femelles, grommela le vieux, ça ne fait que des bêtises et ça gémit quand il est trop tard. J’aurais voulu qu’elle me contât un peu son histoire avec le patron… Je ne flaire rien de propre. Mais ça préfère pleurer seule ! Une chance que je n’aie pas de fille… quand même ça me crève le cœur de penser qu’elle est sur la route…

Il s’arrêta. De l’autre côté du château arrivaient les aboiements furieux des chiens de garde : « Qu’est-ce que cela peut être, se demanda-t-il. Tout le monde est couché… » Les aboiements devenaient terribles. Pris d’un soupçon, Lahuche se hâta, mais on ne distinguait plus le chemin, tant la neige était épaisse et il trébucha à plusieurs reprises.

Soudain, il resta cloué sur place. Les chiens s’étaient tus. Au premier étage, une fenêtre s’était ouverte et à cette fenêtre, découpé par la vive clarté de l’intérieur, Yves Destourville. Il interpellait quelqu’un en bas, quelqu’un de caché que Lahuche ne voyait pas et qui devait se trouver près de la forêt.

Le vieux concierge se dissimula dans l’ombre d’un talus et écouta. Il reconnut la voix de son maître qui s’efforçait d’être nette et distincte, tout en restant basse, presque murmurée :

— Va-t’en… Je ne veux pas de scandale… Je t’ai écrit… ça doit suffire… je ne t’ai rien promis… Est-ce que tu t’es imaginée qu’il pouvait être question de mariage entre nous ? C’est ridicule ! Voyons, rentre chez toi et laisse-moi dormir… Je vais attraper froid.

— Yves, Yves, soupirait en bas la voix désespérée de Christiane, tu ne sais pas… Si tu savais, tu ne parlerais pas ainsi. Je te répète que j’ai quelque chose de très grave à te dire, de très grave… Descends, viens m’ouvrir ou bien j’ai encore la clef de la petite porte qui donne sur le potager… Attends…

Lahuche entendit grincer une serrure, puis le frôlement d’une robe contre les arbustes, mais il ne vit toujours personne.

— N’avance pas, menaçait Yves, ou je referme la fenêtre et je rentre, et ma voix ne retiendra plus les chiens… Il y en a deux nouveaux qui ne te connaissent pas. Prends garde ! Retourne chez toi. Je t’enverrai Lahuche qui t’expliquera ce que j’ai décidé. Tu n’obtiendrais rien d’autre de moi ; c’est juré. Va-t’en !

Maintenant Lahuche voyait Christiane sous le balcon ; elle disposait ses mains en porte-voix :

— Yves, tu m’écouteras d’ici, puisque tu le veux… Yves… je vais être mère.

Un court silence. Puis un rire :

— Ah ! non, non, pas ce truc-là. C’est classique et ça ne prend qu’avec les imbéciles. C’est tout ce que tu avais à me dire ?

— Yves !

— Et puis, même si c’était vrai… Il y a de beaux gars dans le pays. Est-ce que je sais…

Il n’acheva point. Christiane était tombée, la face en avant.

Quand elle se releva, la fenêtre était fermée, les rideaux tirés ; mais, au même moment, les chiens n’étant plus tenus en respect par la voix de leur maître, bondirent. Un d’eux sauta à la gorge de la jeune fille et la renversa, l’autre lui mordit cruellement le bras.

— Arrière ! Arrière ! cria le vieux Lahuche ! Arrière, bestiaux, arrière !

En même temps, il se jeta sur le chien qui tenait Christiane par le cou, saisit le collier et le tortilla jusqu’à ce que l’animal, étouffant, lâchât prise. L’autre bête, moins féroce, s’était enfuie à l’approche du vieillard. Celui-ci maintint le chien jusqu’au chenil où il l’enferma.

La femme était toujours étendue. La neige rougissait près de sa tête et autour de sa main droite. Lahuche la releva ; elle était évanouie, morte, peut-être… Il tira son mouchoir et en entoura le pauvre cou blessé. Puis, prenant le corps dans ses bras comme il eût fait d’une enfant, il reprit le chemin de sa loge. En passant, il jeta un coup d’œil sur le balcon. Tout était noir.

Une fois rentré chez lui, il déposa le corps inanimé sur le canapé, écouta les battements du cœur et appela sa femme.

— Qu’y a-t-il ? gémit la vieille. C’est toi, Baptiste ?

— Oui.

— Qui est là avec toi ?

— Christiane, la fille à Forancier. Blessée.

— C’est-y Dieu possible !

— Pas d’histoires. Lève-toi vite. Va chercher du linge. Il faut faire un pansement. Vite, dépêche-toi.

La vieille, silencieusement, se hâta, n’interrogeant plus.

Après les premiers soins que les pauvres vieux purent donner à la jeune fille, Lahuche demanda une grande couverture, en enveloppa la blessée toujours évanouie et la reprit dans ses bras.

— Ouvre-moi, vieille.

— Mais où vas-tu, Jésus-Marie, au milieu de la nuit avec cette petite ? Attends le matin, au moins !

Lahuche, tout en cherchant à porter le plus commodément qu’il pouvait le corps inerte, tourna sur sa femme un visage contracté par une colère impuissante.

— Si je la laisse ici, nous serons chassés demain, entends-tu. Et nous ne sommes plus à l’âge où l’on retrouve une place. Ouvre, je te dis et ne me demande plus rien. Quand je l’aurai remise dans son lit, j’irai chercher le médecin et je serai de retour au petit jour.

Là-dessus, il partit, et sur son visage des larmes coulaient qu’il ne pouvait essuyer.

III

Dans le domaine de M. Destourville, on festoyait. À midi, le cortège, venant de l’église, avait traversé le village pour gagner le château. Selon l’usage du pays, quatre petits garçons en blanc tenaient la traîne de la mariée. Car Yves Destourville se mariait.

Les paysans, groupés sur la route, regardaient passer le couple. Les acclamations étaient maigres, le nouveau marié n’était guère aimé et les regards de haine qu’il récoltait sur son passage étaient nombreux. Il se montrait dur pour les paiements et les fermiers le détestaient. Il ignorait la pitié et traitait la bonté de bêtise. La jeune mariée, déplorablement maigre, au nez busqué, aux yeux capotés, s’appuyait lourdement sur le bras de son époux, cherchant à déguiser un léger défaut dans la démarche : elle traînait une peu la jambe droite :

— C’est à force de porter ses écus, ricana un paysan, paraît qu’elle s’est fatiguée !

— Le cas de dire que ça ne lui a pas fait une belle jambe, risqua un autre.

Et de rire.

Mais sur la grande pelouse du château la joie fut générale. Dans ce pays au sol avare, les occasions de boire et de manger sont rares. Et ces gens s’en réjouissaient comme jadis, quand les rois de France ordonnaient des distributions de vin et de charcuterie au bon peuple. Le bon peuple de M. Destourville s’installa autour des immenses tables disposées sur la pelouse. Il y avait là trois cents couverts. On mangea du poulet, ce qui est la nourriture du plus haut luxe pour ces paysans ; il y eut du macaroni dont ils se méfièrent, n’en ayant jamais mangé : « Où ça donc qu’ça pousse, c’te denrée-là. P’tête ben en Afrique ! » On but surtout, énormément. La récolte avait été bonne et Destourville put faire défoncer libéralement des barriques. Les gosiers, convenablement arrosés, entonnèrent le los du châtelain et de la châtelaine. On hurla des chansons, on porta des toasts. Le père Hycquebrenque, qui avait quatre-vingt-treize ans et était plus ivre que les jeunes, formula, histoire de plaisanter, le vœu que tous les ans le châtelain se remariât.

Le soir venu, des centaines de lampions brillaient dans les arbres. La fête devait durer jusqu’à minuit. On était au mois de mai et l’air était embaumé de toute la douceur suave du printemps. Un gigantesque buffet avait été dressé pour tout ce monde, et danseurs et danseuses y allaient se rafraîchir copieusement après avoir tourné plus ou moins en mesure.

Sur la terrasse, le jeune couple et ses invités assistaient aux réjouissances populaires et au feu d’artifice qui les couronna. Yves Destourville tenait enlacée sa jeune femme qui s’abandonnait avec un sourire de circonstance.

Sur la pelouse, la foule s’écrasait, car, pour ce soir exceptionnel, entrait qui voulait. Aux premières détonations des fusées, il y eut une bousculade, d’autant que l’on avait tiré une corde qui maintenait les paysans à distance.

— Quelle excellente idée vous avez eue là, dit Mme Destourville à son mari ; j’ai horreur de ces gens qui sentent mauvais et qui sont sales et laids.

Mais le châtelain, qui avait des ambitions politiques, ne répondit que par un équivoque sourire en serrant un peu plus fort la mince taille de sa femme. Ils étaient en avant de la terrasse et les feux de bengale, les pluies d’or, les soleils, les illuminaient.

— Ils ont l’air de bien s’aimer, cependant, disaient les bien intentionnés dans la foule.

— Du chiqué… ripostaient les autres.

À l’écart de la fête, sur la lisière de la forêt, à l’ombre des grands sapins funèbres, une femme, vêtue de noir, la figure enveloppée dans un châle qui ne découvrait que les yeux d’une tristesse morne et quelques mèches grises, regardait le couple enlacé qui souriait dans le resplendissement du feu d’artifice.

La femme passait sur son front une main tremblante et tressaillait au moindre bruit. Elle se cacha derrière un tronc d’arbre.

C’était Christiane et elle n’avait nullement à craindre d’être reconnue. Qui aurait soupçonné dans cette créature hagarde, au dos voûté, à la démarche traînante, et aux cheveux blanchis dans une seule nuit d’épouvante, celle qui, cinq mois auparavant, était une alerte et fraîche jeune fille ? Cinq mois de souffrances physiques, cinq mois de tortures morales avaient fait d’une jeune vie pleine d’espérances, cette lamentable épave.

Christiane regardait Yves et sa femme sur la terrasse et elle prenait à cette contemplation cruelle un âpre plaisir. Parfois, elle fermait les paupières, puis elle les rouvrait et regardait avidement, comme pour bien se rendre compte que ce n’était pas un rêve, mais l’atroce, mais l’infâme réalité. Et ses mains se crispaient sur sa poitrine et elle haletait : « Patience, patience, mon heure viendra… »

Et si un des paysans qui dansaient sur la pelouse avait vu cette créature seule, dans la nuit, sous les grands arbres noirs, il se serait signé en fuyant la sorcière et en balbutiant qu’il venait de voir le génie du mal !

IV

Dans un tout petit village, vivait à l’écart de tous une femme dont on n’aurait su dire si elle était jeune ou vieille ; des mèches grises couvraient son front, mais sa taille était restée svelte et gracieuse. Le sol, sablonneux et ingrat de ce pays rendait peu ; mais la femme avait trouvé vide une minuscule cabane isolée, l’avait achetée pour quelques francs avec l’humble jardin, l’avait nettoyée tant bien que mal et y avait installé ses meubles. Quelques poules et un coq, quelques lapins, une chèvre avaient trouvé là asile. Elle devait tirer de ce coin de terre toute sa subsistance et elle travaillait âprement, ne demandant d’aide à personne, ne parlant pas avec les voisins, muette et farouche. Comme elle n’allait jamais à la messe, on jasa. Ce devait être une bohémienne, séparée de sa bande à la suite de quelque mauvais coup. La curiosité fut vive pendant quelques mois. Puis, comme les travaux du printemps absorbaient les activités, on laissa tranquille l’étrangère et personne ne s’occupa plus d’elle.

Une chose pourtant étonnait encore les villageois. Les rares fois où cette femme avait parcouru le village pour les bêtes et les objets de ménage indispensables, on avait remarqué avec quel soin elle évitait les chiens qui semblaient lui inspirer une sorte de répulsion. Un tout petit roquet qui, un jour, essaya de jouer en mordillant le bord de sa jupe, lui fit pousser des cris de terreur et elle s’enfuit comme si elle avait eu le diable à ses trousses. Cela fit beaucoup rire les enfants et, depuis cet incident, on ne l’appela plus que la femme aux chiens.

Mais la stupéfaction fut générale quand, un beau matin d’avril, on vit l’ennemie des chiens, amener dans sa maison une énorme chienne de berger fauve, aux lourdes mamelles pendantes. Elle traînait cette bête aux yeux sanglants et à l’aspect terrible par une énorme chaîne. Et, dans ses bras, elle portait un chiot encore aveugle. La chienne qui, évidemment, était la mère du petit, ne perdait pas de vue un instant le museau rose sur le bras de la femme. Et il était facile de voir que celle-ci avait peur de la chienne et qu’elle reculait instinctivement quand la bête approchait de trop près ; à tout instant, la femme s’arrêtait pour reprendre le souffle qui lui manquait. Un moment elle s’assit, essuya la sueur qui perlait sur son front ; mais on la regardait ; d’un suprême effort de volonté, elle se leva et continua sa route. Où avait-elle trouvé et acheté ces bêtes ? Nul ne le savait. On en parla le dimanche, au sortir de la messe, puis l’oubli se fit.

V

La cabane était misérable à souhait. On eût dit un de ces décors de théâtre où se déroulent les drames populaires ; elle se composait d’une salle carrée dont le sol était de terre battue recouverte d’une natte pourrie, un énorme fourneau à grosse cheminée, une table, une chaise. Dans le coin le plus sombre, sur une planche, un matelas et quelques couvertures. Au pied du grabat, une porte disjointe s’ouvrait sur un corridor qui avait deux issues, l’une sur le potager, l’autre sur un réduit qui ne recevait un peu de lumière que par une fente au plafond, fente par où pluie et vent avaient tout loisir de pénétrer. Une litière de paille était disposée ; c’était la hutte aux chiens.

La femme entra. Comme chaque fois qu’elle apportait à manger aux bêtes, une angoisse l’oppressait. Cependant, elle s’enferma à double tour de clef : la seule chose qui brillât dans ce logis terne et maussade était la serrure du réduit, une serrure toute neuve et d’une solidité peu commune.

Elle posa dans un coin une écuelle de soupe et attendit, farouchement. Dans ce visage encore très beau, très pur, il n’y avait plus nulle trace de sentiments autres que la peur et la haine. Toute tendresse, toute douceur s’en étaient à jamais envolées. Immobile, elle observait les chiens.

La grande chienne était couchée en boule ; entre ses jambes, tirant sur ses mamelles, grouillait le tout petit que la femme avait apporté sur ses bras… et encore autre chose… un autre petit, semblait-il, à moitié enfoui sous la paille. Lentement, avec des précautions infinies, la mère se leva et se traîna vers la soupe – les petits suspendus encore à sa mamelle…

Horreur ! Qu’est donc cette « autre bête », à côté du tout petit chien jaune au museau rose ?

On voit à peine dans ce coin obscur ; pourtant, ce n’est pas un chien quoique la tête ressemble presque exactement à celle d’un jeune « mastiff » anglais, avec le crâne large, la gueule écrasée, les oreilles minuscules ; le corps est immonde, tout rose, un corps de kanguroo aux jambes de derrière démesurées… Et cet animal a quelque chose d’humain, de douloureusement caricatural, de tragique aussi.

Christiane elle-même tressaille devant ce spectacle. Elle a un geste pour fuir, puis elle se reprend et murmure : « Ça vit toujours ! Décidément le diable me protège depuis que Dieu m’a abandonnée ». Et elle chante une sorte de complainte bizarre où il est question d’une femme que son amoureux a fait chasser et mordre par ses chiens, une complainte si lugubre que la chienne s’arrête de laper sa soupe et hurle désespérément à la mort…

VI

Au pied de la propriété d’Yves Destourville, il y a une petite ligne d’intérêt local où passent quotidiennement de rares trains, en correspondance avec les rapides qui s’arrêtent à une grande station voisine. Entre le château Destourville et le château des Morraines qui se dresse à quinze kilomètres, se trouve une gare minuscule. La grande route qui mène de cette gare au premier château est traversée à cinq kilomètres plus loin par un passage à niveau. Là, on a construit une petite maison de garde-barrière ombragée par de beaux arbres et égayée par un de ces petits jardins si gais et si fleuris qu’ils attendrissent les voyageurs qui passent.

Le vieillard qui faisait fonction de garde-barrière étant mort, on le remplaça par une femme d’âge indécis que personne ne connaissait. Elle avait été recommandée, disait-on, par le député du pays qui était le frère de lait de son père. Poussant une voiture à bras, elle était arrivée de loin, semblait-il. La voiture à bras comportait le maigre bagage de la pauvreté. Attachées à la voiture, trottaient, résignées, une chèvre noire et une énorme chienne fauve.

La femme, dès qu’elle fut installée, entra en fonctions. Ce n’était guère difficile, ni fatigant ; le dernier train passait le soir à 8 heures ; la garde-barrière était libre jusqu’au lendemain matin. Quelques jours après son arrivée, au moment où elle s’apprêtait à tirer la barrière, un claquement de fouet attira son attention. La Victoria du châtelain Destourville arrivait à grande allure.

La femme, après avoir jeté un regard, ferma la barrière et force fut au cocher d’arrêter ses chevaux. Elle restait plantée là, comme si elle ne comprenait rien aux protestations du cocher et elle regarda dans la voiture. Un homme, une femme et deux enfants s’y trouvaient. L’homme, impatienté par cet arrêt forcé, cria : « Ouvrez-nous, sapristi, nous avons dix fois le temps de passer ! » Les enfants, amusés à l’idée de voir le train, s’agenouillaient sur le strapontin, la dame était indifférente…

La garde-barrière resta immobile, observant.

— Allez-vous vous décider ? demanda le châtelain.

Alors, machinalement, elle ouvrit : « C’est pas malheureux ! », grommela le cocher. La voiture passa et disparut dans la forêt.

— Il ne m’a pas reconnue, murmura la femme… Je pouvais, d’ailleurs, être bien tranquille. Il ne m’aurait pas reconnu dix mois après… et maintenant il y a dix ans… C’est long dix ans et c’est court aussi, quand la vengeance est au bout.

Et, ce jour-là, quand le petit train passa, le conducteur et le chauffeur qui en étaient les seuls voyageurs furent stupéfaits de voir le visage de la garde-barrière, si sombre d’habitude, éclairé par une sorte de joie sauvage.

VII

C’était vers la fin d’un après-midi de juillet. Sur la terrasse du domaine, Mme Destourville, se balançant dans un rocking-chair, attendait le retour de ses enfants, partis en promenade avec leur gouvernante. Son mari vint la rejoindre.

— Le dîner est prêt, dit-il. Où sont les enfants ? Ils ne sont pas encore habillés ?

— Mais, reprit-elle, inquiète, ils ne sont pas encore rentrés.

— Vous renverrez la gouvernante, qui reste dehors une heure de plus qu’elle n’en a l’ordre. Trop de bonté avec ces gens-là serait de la bêtise…

Mais à peine avait-il dit que la petite Éveline, les cheveux flottants, sans chapeau, bondissait :

— Qu’y a-t-il ? interrogea le père. Parle. Ton frère ? où est-il ?

D’abord, elle ne put parler. Puis, elle parvint à expliquer tant bien que mal, bégayant d’émotion, que le petit Michel avait été renversé par un chien, là-bas, sur la pelouse, près de la forêt…

— A-t-il du mal ? cria la mère.

— Non, mais il a eu si peur, il est comme mort !

À ce moment, la gouvernante apportait le petit Michel, pâle et inanimé. La mère, affolée, le prit sur ses genoux.

— Parle, mon ange ! Parle, tu as mal ?

— Non, madame, je ne crois pas, dit la gouvernante ; la bête s’est jetée sur lui, puis elle s’est enfuie.

L’enfant s’éveillait.

— Il n’est plus là ? demanda-t-il d’une voix de rêve.

On le déshabilla, il ne portait aucune trace de morsure, mais on dut le coucher ; il avait une forte fièvre et délirait. On fit venir le docteur.

Dans l’intervalle, on interrogea la gouvernante ; toute tremblante, elle raconta qu’elle lisait à peu de distance des enfants qui jouaient sur la lisière de la forêt quand, tout à coup, elle entendit crier la petite Éveline. Elle se précipita et vit Michel étendu. La petite criait : « Le chien ! Oh ! le vilain chien ! » Mais la gouvernante ne put voir la bête ; elle prit Michel dans ses bras… C’est tout ce qu’elle savait.

De son côté, Éveline s’expliqua ainsi :

— Je jouais à cache-cache avec Mic, quand un gros chien jaune est arrivé, oh ! un affreux chien, avec de longs poils et une grosse figure… Nous le regardions… Il restait tranquille… Mic a dit : « Veux-tu t’en aller, grand laid ! » Alors, il s’est jeté sur Mic…

— Il voulait peut-être jouer ?

— Non ! Non… Il avait l’air méchant… Je suis partie en courant…

Le docteur fut rassurant :

— Il a eu une forte émotion, cet enfant… C’est singulier… une telle peur pour un chien !… Il y est cependant habitué, n’est-ce pas ?

— Quoi qu’il en soit, dit Yves Destourville, je vais me mettre à la recherche de cette sale bête.

Et il conclut avec un geste catégorique :

— Et je vous jure qu’elle n’y coupera pas !

Le lendemain, la domesticité du château avait raconté à tout le pays que le petit Michel ayant été « boulé » par un grand chien, M. Destourville avait l’intention de faire abattre la bête et qu’il allait procéder lui-même à l’enquête.

Son fusil sur l’épaule, il commença ses investigations. En vain. Nul chien ne répondait au signalement. Il arriva ainsi jusqu’au passage à niveau. La barrière était fermée. Au loin, un train sifflait. Yves attendit.

Ce fut alors qu’il vit la maison du garde s’ouvrir ; une femme en sortit et, avec elle, un gros chien roux. Le train passa. La femme vint ouvrir.

— Qu’est-ce que c’est que ce chien ? demanda Yves.

— Il est à moi, répondit laconiquement la femme.

— Il court parfois dans la forêt ?

— Non, il ne me quitte jamais.

— Cependant, c’est le seul grand chien roux du pays ; c’est celui qui s’est jeté sur mon fils. On n’a pas le droit de garder une bête aussi mauvaise.

— Mon chien est très doux ; il ne peut mordre, il est très vieux…

— Ça ne prouve rien, insista Yves. Amenez votre chien à la maison ce soir, dès que vous serez libre. Si ma petite fille le reconnaît je l’abattrai séance tenante. N’oubliez pas que je suis le maire du pays.

La femme ne répondit que par un regard qui mit Yves mal à l’aise. Il s’en alla, mais ce regard le poursuivait de telle sorte qu’il s’arrêta, pris d’un éblouissement. Et à cette minute précise, il songea à certain soir d’hiver, lugubre, où il avait chassé Christiane Forancier… Comme c’était loin, tout cela !… Jusqu’à ce moment, il ne s’en était plus souvenu… Mais maintenant une angoisse bigarre l’étreignait ; il voyait, comme si elle s’était déroulée la veille, la scène du balcon, il entendait la voix suppliante de la jeune fille… et le hurlement sauvage des chiens quand il eut fermé la fenêtre… Il n’avait pas osé la rouvrir ; il était resté dans sa chambre, indécis, puis quand il avait relevé le rideau, il n’avait plus rien vu que la forêt… Tout était calme… Christiane avait disparu… Il s’était recouché.

Mais il s’efforça de se rassurer. Depuis, il n’avait plus entendu parler d’elle. Le notaire qu’il avait envoyé pour lui offrir une petite somme, avait trouvé la maison vide. Christiane était partie sans laisser son adresse. Personne ne savait ce qu’elle était devenue.

Et le regard de cette vieille garde-barrière, à dix ans de là, lui avait rappelé cette histoire, enfouie jusque-là dans ce repli du cerveau où l’on cache les mauvaises actions.

Quel rapport pouvait-il y avoir entre cette femme d’au moins cinquante ans et la belle Christiane ? Et pourtant quelque chose l’avait frappé, qu’il ne s’expliquait guère ! Une impression fugitive et tenace…

Et il attendit le soir avec impatience.

VIII

— Monsieur, une femme est là. Elle affirme que monsieur lui a donné rendez-vous.

Yves était à table ; il avait mangé du bout des dents, sans dire un mot.

— Qu’elle attende au bas de la terrasse. Je vais la rejoindre.

Quand le domestique eut disparu, Mme Destourville interrogea son mari.

— C’est la garde-barrière, expliqua celui-ci. Je l’ai vue avec un grand chien roux, le seul du pays. Je veux montrer ce chien à Éveline ; si c’est celui qui s’est jeté sur Michel, son compte est bon : un coup de fusil, et il ne fera plus peur aux enfants.

À ces mots, la petite Éveline se leva de table en criant : « Non, papa, non, je ne veux pas voir le vilain chien ! »

On eut toutes les peines du monde à la rassurer ; on dut lui promettre tout ce qu’elle désirait : une poupée, une bicyclette, des bonbons ; elle consentit enfin à venir sur la terrasse et à voir le chien de loin, pour dire si c’était bien le même.

Il était huit heures du soir. Quand Yves parut en haut de la terrasse, il aperçut la femme qui l’attendait, tenant en laisse son grand chien qui s’était couché tranquillement à côté d’elle. Quoiqu’elle s’efforçât d’être calme, sa poitrine, soulevée par l’émotion, trahissait un trouble intérieur que le châtelain crut expliquer ainsi : « C’est son chien qui s’est jeté sur Michel, et elle craint que je mette ma menace à exécution ».

— Tenez bien votre bête, lui dit-il ; ma petite fille arrive, et elle en a très peur.

Éveline, en effet, apparaissait entre sa mère et sa gouvernante qui la tenaient chacune par une main. L’enfant se rejetait en arrière.

— Faites lever votre chien, ordonna Yves sèchement.

La femme, obéissant, tira sur la laisse ; l’animal se leva et se secoua, se désintéressant de ce qui se passait autour d’elle.

— C’est lui ! s’écria la petite avec une terreur indicible, c’est lui !

Et, échappant aux mains qui la tenaient, elle se réfugia dans la maison.

La femme haussa les épaules avec un rire dédaigneux.

— Ce n’est pas vrai !… Je le jure !

Mais Yves n’écoutait plus.

— Apportez-moi mon fusil, dit-il à un domestique.

Et, s’adressant à la garde-barrière :

— Je me moque pas mal de vos serments. Si vous croyez que je vais attendre qu’un de mes enfants soit dévoré pour agir…

La femme resta impassible. Elle se contentait de fixer Yves, impérieusement.

Mais on apportait le fusil :

— Attachez le chien à cette colonne !

La femme ne bronchait pas.

— M’entendez-vous ?

— Je n’attacherai pas mon chien. Il n’a rien fait, et vous n’avez pas le droit de le tuer.

— Si je ne l’ai pas, je le prends !

Il fit signe à un domestique, qui arracha la laisse des mains de la femme. Celle-ci ne résistait d’ailleurs pas, comme si tout ce qui se passait était voulu par la fatalité. Elle se contenta d’embrasser la grosse tête de l’animal :

— Tu as le meilleur sort, ma vieille, fit-elle, et je te suivrais bien ; mais je n’ai pas fini ici-bas. À bientôt.

Elle se releva ; sur cette figure sombre et cruelle était tombé, pour un moment, un voile de douceur.

Le coup partit.

L’animal sursauta, poussa un aboi d’agonie ; un deuxième coup l’étalait mort.

— Assassin, dit froidement la femme.

Yves haussa les épaules et se prépara à rentrer, quand il la vit se baisser et essayer de traîner le cadavre de l’animal. Intrigué, il s’arrêta. Elle enlevait de son cou une sorte de long cache-nez tricoté, l’enroulait autour du corps de la chienne et tentait de la tirer ainsi…

Yves s’appuya, défaillant, contre la balustrade : sur le cou nu de la femme, il avait vu une profonde cicatrice (deux demi-cercles), marques d’une morsure cruelle.

IX

— Comme tu es pâle… Qu’as-tu donc ? demanda le lendemain matin Mme Destourville à son mari.

— Rien… J’ai mal dormi… des cauchemars… j’ai la tête lourde.

— Enfin ! nous pouvons être tranquille, maintenant. Michel recommence à rire et à jouer… Le docteur m’a dit que la commotion a failli lui donner une fièvre cérébrale. Tu as bien fait de tuer cette affreuse bête : je ne veux plus que nos chiens sortent du chenil…

Yves ne répondit rien ; il tournait distraitement la cuiller dans son thé. La petite Éveline paraissait inquiète ; elle se trémoussait sur sa chaise. Enfin, comme si elle prenait courage, elle dit, hésitante :

— Alors, il est mort, le grand chien ?

— Oui, n’aie plus peur, répondit Mme Destourville.

La fillette se tut ; elle regardait les tartines de pain beurré.

— Mange donc, fit Yves.

Mais, pour toute réponse, elle éclata en sanglots. On ne put ni la calmer, ni lui faire avouer l’objet de son chagrin ; à toutes les questions, elle opposait le « parce que » énigmatique et têtu qui est la grande défense des petits.

Après le déjeuner, Yves alla trouver son concierge. C’était un jeune homme, depuis quatre ans à son service.

— Dites-moi, François, interrogea Destourville, le père Lahuche est toujours là-bas, dans l’ancienne maison du garde-chasse, n’est-ce pas ?

— Parfaitement, monsieur ; le vieux y vit avec sa femme. Monsieur se souvient qu’il lui a loué la petite maison quand il m’a pris pour le remplacer ici. Mais le pauvre homme est bien bas… il est aux trois quarts sourd, et il commence à radoter. C’est qu’il va sur ses quatre-vingt-cinq ans…

Yves prit le chemin à travers bois et arriva devant la petite maison de l’ancien garde-chasse.

Que de fois il était venu là, le cœur battant ! Le père Forancier était en tournée… Il savait Christiane seule, l’attendant. Elle lui sautait au cou, rouge de bonheur et si jolie que l’humble cabane en était ensoleillée…

Ce fut la mère Lahuche qu’il aperçut. Elle toisa le visiteur du haut en bas, puis s’écria, avec une révérence affolée :

— C’est-y Dieu possible ! Monsieur ! Une mauvaise nouvelle, au moins ! On nous renvoie ?

— Non, fit sèchement Destourville. Où est votre mari ?

— Le voilà !

L’ancien concierge tirait sur sa pipe éteinte. Il se leva péniblement, ôta son béret et articula des mots imperceptibles.

La vieille s’éclipsa, tremblante, et quand ils furent seuls, Yves commença :

— Lahuche, est-ce que vous m’entendez ?

— Oui. Parlez fort, s’il vous plaît.

— Est-ce que vous vous souvenez du garde-chasse Forancier, qui avait cette maison et qui est mort il y a dix ans ?

— Je me souviens…

— Bon. Il avait une fille, Christiane. Qu’est-elle devenue ?

Le vieux parut faire un effort considérable pour réfléchir. Puis, ses prunelles éteintes eurent une courte flamme. Il bégaya :

— Faut pas nous renvoyer, not’ maître, on est vieux et not’ fils est mort.

Yves s’efforça d’être patient :

— Il ne s’agit pas de vous renvoyer, comprenez-moi ; au contraire, si vous me dites tout ce que vous savez au sujet de cette fille, je vous récompenserai largement ; vous verrez.

Lahuche regarda Yves avec une méfiance non déguisée ; il ralluma sa pipe et frotta l’une contre l’autre ses mains calleuses.

— C’est que, commença-t-il…

Il eut une quinte de toux. La mère Lahuche revint offrir à boire au maître. Celui-ci avala coup sur coup deux verres d’eau-de-vie. Il avait besoin de courage. Pourquoi ? Il n’aurait su le dire.

— Parlez, ordonna-t-il.

Mais Lahuche ne pouvait venir à bout d’une phrase, et Destourville comprit qu’il n’en tirerait que de brèves réponses. Il se décida à l’interroger.

— Saviez-vous que Christiane était venue un soir de décembre, il y a dix ans, et qu’elle avait demandé à me voir ?

— Oui.

— Je vous avais ordonné de la renvoyer et de lui dire qu’elle s’adresse à mon notaire, si elle avait besoin d’argent. C’est bien cela ?

— Oui.

— Ce soir-là, elle est entrée dans le jardin par une petite porte dont elle avait la clef, et je lui ai parlé du balcon. Je lui ai dit de s’en aller, et comme elle ne le voulait pas, j’ai fermé la fenêtre. Alors, je l’ai entendue crier… Les chiens hurlaient… J’en avais deux nouveaux… des mastiffs… des bêtes méchantes… Quand j’ai rouvert la fenêtre, il n’y avait plus personne… Savez-vous si, si… savez-vous si elle a été mordue ?

Yves, trop nerveux pour rester assis, s’était levé. Le vieux le suivait de son regard terne où, pourtant, s’éveillait un souvenir. Il hocha la tête.

— Oui, dit-il encore.

— Elle a été mordue… Et où ?

Il serrait le bras du vieux qui se leva, prit sa pauvre tête dans ses mains, puis, se redressant un peu :

— Là, dit-il, là.

Et il portait sa main gauche à son cou.

Yves lui lâcha le bras ; il était calme, maintenant, comme s’il n’avait pas attendu une autre réponse.

— Oui, répéta le vieux, là, et il pinça son vieux cou dans ses doigts.

— Et vit-elle encore ?

Le vieux haussa les épaules.

— Je n’en sais rien.

— Savez-vous où elle est allée, quand elle est partie d’ici ?

— Non.

Yves eût voulu insister davantage. Et surtout une question qu’il n’osait pas poser lui brûlait les lèvres… Mais le vieux était retombé dans un mutisme abruti de bête vieillissante.

Le maître avala un dernier verre d’eau-de-vie et partit, laissant sur la table une pièce d’or.

Maintenant, il errait à travers la forêt ; il avait absorbé une quantité inaccoutumée d’alcool, et il vit, en plein jour, danser des fantômes. Quelque chose l’attirait vers la petite maison de la garde-barrière.

— Au moins, dit-il, que je sache son nom.

Mais il avait peur d’être fixé ; il fut lâche et revint déjeuner.

— J’ai mal à la tête, fit-il ; que personne ne parle !

On mangea donc en silence. Puis, au dessert, il revint sur le sujet qui l’obsédait.

— Éveline, tu es sûre que c’était un chien, bien un chien, qui a voulu mordre Michel ?

— Oh ! oui, papa, s’écrièrent les deux enfants.

Et la petite ajouta :

— Il était si laid… avec une grosse tête… Jamais je n’ai vu un chien si laid !

— Voyons, tu l’as bien revu hier, quand je l’ai tué… Il n’était pas laid du tout, c’était une chienne de berger, pas jeune, mais de bonne race.

Alors, Éveline éclata en sanglots…

— Papa, mon papa… je crois bien que ce n’était pas le même…

— Tu es folle !

— Quand tu m’as demandé si c’était lui, j’ai crié oui pour qu’on me laissât rentrer… Mais j’avais à peine regardé… Je crois que l’autre était beaucoup plus petit… Oh ! papa, j’irai en enfer, j’ai menti… je te demande pardon…

X

Un cauchemar absurde, dont Yves s’éveilla, la sueur au front : c’était par une soirée donnée par les châtelains voisins, les d’Asseyzes. Yves y figurait, en habit rouge. Une très belle soirée, une soirée de rêve, où les couples de féerie tournoyaient au son d’une musique irréelle, et Mme d’Asseyzes, si jolie dans l’étincellement d’une robe brodée de perles, de topazes et de rubis, lui glissait à l’oreille :

— Il y a là une dame qui demande à vous être présentée.

— Mais, très volontiers…

— Seulement, vous ne vous étonnerez de rien ?

— De rien.

— Elle ne fait pas partie de notre monde. C’est une garde-barrière.

Ici, dans son cauchemar, Yves faiblissait, sentait la terre s’ouvrir sous lui.

— Ah ! vraiment, une garde-barrière.

— Oui, mais pas ordinaire. Elle a surtout un chien…

— Et son nom ?

— Attendez donc : Christiane… Christiane Forancier… La voici, d’ailleurs.

Et Christiane avançait, flanquée d’un chien étrange ; elle brandissait son drapeau de garde-barrière qui semblait une banderille de toréador, vernie de sang frais. Et elle disait, d’une voix éteinte, une voix morte et lointaine :

— Attendez donc… ce misérable… je le connais : oui, c’est mon amant, Yves Destourville, qui a jeté ses chiens sur moi, un soir d’hiver que je venais lui révéler un grand secret. Assassin ! assassin ! assassin !

Le valet de chambre entrait sans frapper, comme il en avait la consigne.

— Quoi ! Qu’y a-t-il ? hurla Yves.

— Il y a le chocolat de monsieur.

Les volets ouverts, un flot de soleil pénétra.

— C’est bien, Jean, balbutia Destourville ; j’ai eu un tel cauchemar…

— Monsieur aura dormi sur le dos.

— Il fait un temps superbe, n’est-ce pas ?

— Superbe, oui, monsieur.

— J’en suis enchanté. Je pourrai me promener un peu à cheval. Vous ferez seller Zurki. Merci, Jean.

— Le patron est aux trois quarts fou, dit le domestique en rentrant à l’office. C’est la première fois qu’il m’adresse la parole aussi poliment. D’ailleurs, je n’aime pas ça, moi, les maîtres qui vous font la conversation : ça prouve qu’ils n’ont pas l’habitude de se faire servir !

Mais Destourville était particulièrement heureux. Il avait ce sentiment de résurrection que l’on éprouve au sortir d’un cauchemar. Et il était décidé à voir la vie en rose. Cette obsession était, à la fin, trop ridicule. Si cette femme était bien Christiane, et si Christiane était décidée à se venger, elle se serait déjà vengée sur lui-même. Le mieux était de n’y plus penser.

Mais, de semblables résolutions sont faciles à prendre, par un joli matin tout bleu. Le crépuscule change la face des choses. Yves se mit à boire secrètement cette eau-de-vie du pays qui brûle la gorge et donne une sorte de lourde torpeur à ceux qui en abusent. Il évitait de traverser le passage à niveau et, quand il était forcé de passer de l’autre côté des rails, sautait un fossé, grimpait un talus et franchissait une barrière…

Pourtant, des semaines passèrent sans incidents, et il commençait à se rassurer quand, un jour d’automne, les enfants et la gouvernante revinrent, consternés.

— Qu’y a-t-il ? demanda Mme Destourville. Pourquoi avez-vous pleuré, tous les deux ?

Les enfants, comme pris en faute, se regardèrent. La gouvernante toussotait, gênée.

— Éveline, commanda Mme Destourville, je t’ordonne de répondre quand je t’interroge.

— C’est que Fräulein nous a défendu de rien dire, pour ne pas inquiéter papa.

Jusque-là, Yves lisait son journal, sans prêter attention à ce qui se disait autour de lui. Il jeta son journal et fronça les sourcils.

— M’inquiéter ? Qu’est-ce que cela signifie ? Mademoiselle, je vous prie de nous mettre au courant.

— Puisque vous l’exigez, monsieur, voilà. Mais j’aurais préféré me taire… C’est encore cette maudite histoire…

— Parlerez-vous ? s’écria Destourville.

— Les enfants ont revu le chien.

Michel et Éveline, comme s’ils attendaient cette phrase, se mirent à parler tous les deux.

— Oui… nous l’avons vu dans la forêt… Oh ! qu’il est laid ! Il a aboyé et il a voulu se jeter sur nous… Mais quelqu’un l’a sifflé et l’a appelé : « Yves ! Yves ! Ici… » Oui, papa, Yves, comme toi… Nous avons bien entendu… Alors il est parti et nous sommes rentrés.

Destourville blêmissait :

— Et vous, mademoiselle, où étiez-vous ?

— Avec les enfants, monsieur.

— Et vous n’avez rien vu ?

— Pardon… J’ai vu l’animal qui, en effet, est bien laid, un bâtard quelconque, avec une tête de mastiff, comme notre vieux Porthos qui est mort l’année dernière. Mais le chien est beaucoup plus petit et, je crois, difforme ; je n’ai pas bien pu voir ; il faisait sombre dans la forêt.

— Et tu es sûre, fit Destourville, tu es bien sûre, Éveline, que c’est celui-là qui s’est jeté sur Michel ?

— Oh ! oui, père ; cette fois, j’en suis absolument sûre.

— Et la voix qui a appelé « Yves » ?

— C’était une voix sèche, une voix désagréable, je ne saurais dire si elle était féminine ou masculine.

Pendant huit jours, Destourville mobilisa ses serviteurs pour battre le pays en tous sens. Le signalement exact du chien fut donné ; on devait rapporter mort ou vif tout animal jaune à tête de mastiff.

Cette fois, on ne trouva rien. Mais Destourville n’en fut pas fâché. Il était maintenant beaucoup plus tranquille : ce n’était pas le chien de cette femme qui s’était jeté sur son enfant, donc la garde-barrière était hors de cause. Le propriétaire de la bête devait être quelque paysan ennemi qui l’avait appelée du nom du châtelain pour faire rire le voisinage. Tout allait bien, mais quoiqu’il s’efforçât à un optimisme souriant, Yves n’avait pas retrouvé son sommeil de jadis…

XI

« Yves Destourville, quoique tu fasses, où que tu ailles, ma vengeance te suivra. »

Yves resta assommé. Il venait de trouver ces mots, grossièrement griffonnés sur un papier sale. C’était dans son petit pavillon de chasse, où il avait l’habitude de passer presque quotidiennement.

Il était neuf heures du matin. Après une nuit d’insomnie, il avait quitté le château, essayant de trouver l’oubli dans une marche forcée, ce qui lui réussissait parfois.

La porte du pavillon était fermée ; on avait dû jeter le papier par la fenêtre, restée ouverte. Il avait neigé toute la nuit, mais la neige lisse et pure, était éclairée par un pâle soleil dans un ciel sans nuage.

Y aurait-il des traces au dehors ? Il serait facile de le constater, si toutefois le papier avait été apporté là le matin.

« Allons, se dit Yves, il faut sortir de tout cela et j’en sortirai moi-même. »

Un moment l’idée de s’adresser à la police lui était venue. En somme, il y avait maintenant une menace qui pouvait motiver une plainte régulière. Mais le sentiment de sa respectabilité, de sa situation mondaine à sauvegarder fut plus fort que tout. Irait-il dire au commissaire qu’il craignait la vengeance d’une enfant séduite par lui et abandonnée au moment… Non ! Il était assez solide, assez brave et assez perspicace pour agir seul.

Il sortit donc et examina la neige : sous la fenêtre c’étaient, chose étrange, des traces de petites mains aux paumes larges en comparaison des doigts extrêmement courts ; les doigts, dans certaines de ces traces, pointaient vers la maison, d’autres étaient dans la direction opposée. En plus de ces stigmates, d’autres étaient moins faciles à identifier ; grands, plutôt arrondis, on eût dit qu’ils avaient été produits par un talon d’enfant avec des griffes de chien. Et ces traces étaient beaucoup plus profondes que celles des mains.

Après une branche d’épines, Yves, frémissant, découvrit une touffe de poils jaunes…

— Le chien, murmura-t-il fébrile… Le chien… Il est venu ici avec un enfant, mais cet enfant marche sur les mains… il n’y a nulle trace de souliers ni de pieds nus.

Il inspecta la forêt plus loin ; les traces continuaient jusqu’à la grand’route, la traversaient et continuaient de l’autre côté.

Alors, résolu, il retourna chercher le papier menaçant, jeta son fusil sur l’épaule et sortit. Il décida de suivre les empreintes jusqu’au bout : « Je verrai bien où elles mènent ; il est impossible que, maintenant, je ne découvre pas la vérité. »

Il était midi. Courbé, il se mit en marche ; les traces des mains étaient très irrégulières, parfois elles cessaient pendant plusieurs mètres pour réapparaître ensuite ; les autres marques, indéfinissables, continuaient régulièrement. Le soleil brillait maintenant avec un reflet plus vif. Aussi, au milieu d’une clairière, Destourville, furieux, constata que la neige avait fondu. Il devenait extrêmement difficile de retrouver la piste ; il y parvint cependant à force de patience, d’acharnement ; les traces descendaient une petite côte… vers la ligne du chemin de fer.

Il ne put s’empêcher de pousser un cri de satisfaction. Décidément le hasard lui était propice ou bien la Providence l’avait doté d’un flair de trappeur : d’abord il retrouvait la neige lisse et sur cette neige des traces de pas humains ; des gros souliers, autour de ces premières marques, plusieurs autres, celles des petits talons, puis il n’y avait plus que l’empreinte nette des souliers. La direction fut facile à suivre jusqu’au bord de la forêt. Là, toute la neige était fondue et les recherches devenaient vaines.

Il était près des rails… il passa contre la petite maison de la garde-barrière et hâta le pas, quoiqu’il n’y eût personne : « J’enverrai demain les enfants à Paris, décida Yves, et cet après-midi j’irai chercher le vieux docteur ; je veux qu’il identifie ces traces extraordinaires et je lui montrerai cette touffe de poils jaunes… »

Mais une goutte tomba sur sa main. En un instant le vent s’était levé, le ciel était noir. Il pleuvait. Yves sentit un sanglot puéril lui monter à la gorge. Il lui semblait qu’il se heurtait à une Fatalité implacable. Tout était donc contre lui, même la nature, puisqu’elle effaçait les traces des coupables…

XII

Comme il craignait qu’on s’inquiétât au château, il hâta le pas. Au lieu d’entrer par la grande porte, ce qui l’eût retardé, il ouvrit la petite grille de la forêt. Instinctivement il jeta un regard sur l’endroit, sous le balcon, où jadis…

La neige n’y était pas fondue tout à fait et sur un peu de neige intact, il retrouva des traces semblables à celles de la forêt.

Cette fois, l’épouvante le gagna. Pendant qu’il cherchait, le malfaiteur s’était introduit au château… Tandis qu’il courait, d’affreuses visions le hantèrent. La salle à manger était vide. Il appela ; personne ne répondit. Une intuition le fit se précipiter dans la chambre des enfants. Quelqu’un en sortait, avec une cuvette où trempaient des linges.

— Quoi ? Qu’y a-t-il ?

Mme Destourville s’était agenouillée au pied du lit d’Éveline ; elle se redressa :

— Nous ne savons pas encore… Éveline est blessée… Chut… Elle dort… Le docteur sort d’ici…

— Comment est-ce arrivé ? demanda Yves sans même demander en quoi consistait le mal – tant il était sûr de la réponse…

— Partons d’ici, quittons cette maison, murmura Mme Destourville ; le malheur rôde autour de nous…

Et elle sortit pour pleurer à son aise.

La gouvernante posait une compresse sur le front de la petite fille qui, très pâle, reposait. Yves vit un bandage autour du cou. Il grelotta et ferma les yeux.

— Voilà, dit enfin la gouvernante. Madame m’avait donné l’ordre hier de prendre le train de huit heures ce matin pour chercher différentes choses en ville. Je me suis donc levée à sept heures. Michel était réveillé ; il me pria de l’emmener et Madame donna la permission. Éveline se plaignait d’un léger mal de tête. Elle manifesta le désir de rester un peu au lit. J’ai quitté la maison avec Mic à sept heures et demie. Madame était encore dans sa chambre. J’avais dit à la femme de chambre d’habiller Mademoiselle à neuf heures. Nous sommes revenus, Mic et moi, par le train de midi… Madame était tellement émue par tout ce qui s’était passé qu’elle n’a pu articuler un mot. J’ai tout appris par la femme de chambre. Elle m’a raconté que quand elle est montée habiller mademoiselle Éveline, il était juste neuf heures. La porte de la chambre était grande ouverte, ce qui l’étonna beaucoup… Elle vit mademoiselle à terre, inanimée… il y avait beaucoup de sang… Elle a crié, tout le monde est venu, le cocher est allé chercher le docteur.

— Personne n’a rien vu ni rien entendu ?

— Personne ; le matin tout le monde est occupé au rez-de-chaussée.

— Le médecin a bien dit que ce n’était pas dangereux ?

— Oui, monsieur, la plaie n’est pas très profonde… Mais le docteur avait l’air tout effaré. Il a dit à madame qu’il vaudrait mieux quitter le pays. D’ailleurs il va revenir tout à l’heure.

À trois heures, le vieux médecin arriva. Il eut une longue conversation avec Yves qui lui rapporta fidèlement tout ce qui s’était passé depuis le matin, sans pour cela faire sa confession tout entière. Une gêne secrète, une obscure pudeur l’empêchèrent de parler de la garde-barrière… Les poils trouvés accrochés aux épines étaient bien ceux d’un chien, le chien qui avait fait si peur à Michel ; le petit reconnut leur couleur.

— Votre fille est très légèrement atteinte, dit le médecin, la bête a mordu avec précaution, comme pour laisser la marque de ses dents sur le cou…

— Vous dites ?… C’est absurde ! cria Yves. Voyons !

— Je vous dis qu’il faut faire attention. Même si vous ne m’aviez pas montré la lettre anonyme, j’aurais eu cette opinion… Quelque chose me trouble : la forme de la morsure… Encore y a-t-il des gueules de chiens de toutes formes et de toutes dimensions, mais les dents ? Les chiens ont les dents pointues et des crocs caractérisés, j’imagine ! Ce chien-ci a toutes les dents de la même longueur, car aucune ne manque et la mâchoire qui a fait cette blessure a plus d’analogie avec une mâchoire humaine. Et puis ces traces dont vous me parlez ! ces traces fantastiques ! Quel dommage qu’il ait plu ! Enfin, si vous voulez un bon conseil, avertissez la gendarmerie.

— Merci, dit Yves. Je verrai…

Mais la gouvernante survenait :

— Monsieur le docteur, Mlle Éveline est réveillée… Si vous voulez la voir.

— A-t-elle de la fièvre ?

— Très peu.

Quand la petite vit le docteur et son père elle voulut parler, mais le vieux médecin lui fit signe de se taire ; il examina d’abord la blessure, puis, la trouvant satisfaisante, il prit la main d’Éveline et, doucement :

— Dis ce que tu sais, mon enfant, sans te presser et sans t’énerver.

Mais Éveline, à l’étonnement général, paraissait plutôt calme :

— Quand Mademoiselle est partie en ville, commença-t-elle, je me suis rendormie. Tout à coup, quelque chose m’a fait très mal au cou. J’ai crié ; j’ai ouvert les yeux et j’ai cru tout d’abord que c’était un rêve. Le chien jaune, le vilain chien, tu sais, père, il était sur mon lit et me regardait tout drôlement. Je n’ai pas eu très peur… je me disais : « C’est un rêve que je fais, voilà tout. » Et comme je me rappelais qu’on avait appelé le chien dans la forêt Yves, j’ai dit : « Yves, va-t’en ! » Tout de suite il a sauté à terre et il est parti… Mais alors le cou m’a fait bien plus mal ; j’y ai mis ma main et elle était tout rouge ; alors j’ai sauté à bas de mon lit et je ne sais plus rien…

L’enfant se tut, épuisée. Yves se pencha vers elle pour l’embrasser. Soudain elle dit :

— Oh ! papa, le chien qui s’appelle comme toi a des yeux tout à fait comme toi !

Yves recula. Il voulut rire, mais il fit une atroce grimace. Un éclair venait de jaillir. Cette innocente observation de l’enfant avait déchiré un voile. Il cria : « Non ! Non ! Pas ça ! Pas ça ! » Et il s’abattit.

XIII

Yves était seul, Mme Destourville s’étant réfugiée à Paris avec ses enfants. Destourville était en proie à une fièvre qui s’était déclarée le jour où il était tombé dans la chambre d’Éveline. Depuis cinq semaines il n’avait pas eu la force de se lever et Mme Destourville, sans s’émouvoir, étant peu sensible de son naturel, l’avait laissé aux mains de la gouvernante, servant de garde-malade.

Enfin le jour arriva où il put se lever et faire quelques pas dans le parc.

Bien des fois le vieux docteur l’avait interrogé :

— Vous n’avez aucun soupçon quant à l’auteur de la menace anonyme ? N’avez-vous rien dans votre passé qui puisse vous faire craindre ?…

Mais Yves se contenta de secouer la tête en signe de dénégation. Une sorte de contre-volonté farouche se roidissait en lui quand il voulait parler de la garde-barrière… Et puis confesser à quelqu’un ce passé ? Non ! Il se tut.

— Dans ce cas, fit le docteur, allez rejoindre votre femme à Paris. Partez !

— La haine, murmura Yves, peut vous poursuivre aussi bien à Paris.

— Moins facilement. Eh ! je ne sais quel diable de préjugé vous empêche d’avertir la police. Moi, à votre place, je n’hésiterais pas.

— Qui nous dit aussi que la lettre anonyme n’est pas l’œuvre d’un fumiste et qu’Éveline n’a pas été mordue par un chien errant ?

— Vous restez ici ?

— J’y reste.

— À votre aise.

Et le brave docteur, assez offusqué qu’on ne suivît pas ses conseils, prit congé. Cette maladie avait donné à Yves un sursaut d’énergie. Il fallait savoir. Il saurait.

Il choisit une claire journée d’hiver et, se sentant assez fort, résolut de s’en aller seul par la forêt. Il alla droit sur la route qui mène à la ligne de chemin de fer – et à la petite maison de la garde-barrière.

De loin il vit la femme devant sa porte. On eût dit qu’elle l’attendait.

La femme ouvrit la petite barrière à claire-voie de son jardin, toujours comme si elle avait su qu’il allait venir et qu’elle se fût préparée à cette visite.

Ils ne se dirent pas un mot, mais maintenant il était sûr que c’était bien Christiane.

Et il entra derrière elle ; mais, arrivée devant sa porte, elle se retourna et lui jetant un regard de défi :

— Que me voulez-vous ?

— C’est vous qui avez écrit la menace anonyme, c’est vous qui avez fait mordre mon enfant – c’est vous, Christiane !

— C’est moi. Avertissez la police, ça fera une belle histoire… Moi, je m’en moque…

Devant tant de calme, Yves se troubla ; il eut de la peine à articuler ces mots :

— Où est le chien ?

— Je n’ai pas de chien.

— Ne mentez pas.

— Je n’ai pas de chien, je vous dis !

Au même instant, un aboiement féroce partit de l’intérieur de la maison.

— Vous entendez !… Est-ce un chien ou non, ça ?

— Non, répondit froidement la femme.

Et une ombre de haine et de douleur passa sur son visage.

— Vous êtes folle ! s’exclama Yves.

Mais l’idée qui lui était venue un jour, qui s’était précisée quand il s’était évanoui dans la chambre de sa petite fille, cette idée atroce le paralysait de nouveau. La femme s’en aperçut et elle triomphait ; enfin elle ne put se contenir :

— Yves Destourville, cria-t-elle, je t’ai donné un avertissement… mais ce n’était que le commencement de ma vengeance. Sois tranquille, mon bel ami, je te ferai payer toutes les tortures que tu m’as fait endurer.

Les menaces de Christiane cinglèrent Destourville. Il se redressa ; il était de ces hommes qui plastronnent devant le danger, quand quelqu’un les regarde.

— Croyez-vous m’effrayer avec vos phrases ? dit-il. Je vous ferai chasser d’ici.

— Ah ! je te reconnais enfin, s’écria la femme. Te voilà redevenu l’amoureux du balcon.

— D’abord je veux le voir, ordonna impérieusement Destourville. Ouvre la porte.

La femme obéit et entra, puis, se tournant lentement vers Yves, elle lui dit :

— Viens !

XIV

Les jambes d’Yves Destourville tremblaient un peu. Mais une sorte d’âpre curiosité s’était emparée de lui. Il allait savoir ; il allait en finir avec cette lugubre histoire et cette pensée lui rendait des forces. Les aboiements reprirent, plus féroces.

— Entrez là et ne me suivez pas ; je viendrai vous chercher…

Une minute après, Yves était enfermé. Il tâta, dans sa poche, son revolver. Puis il haussa les épaules.

Christiane revenait. Les aboiements s’étaient tus. Elle lui fit de la tête signe de le suivre. Son visage était implacable, mais elle semblait maintenant plus jeune à Yves, avec un peu de la souplesse, de la grâce d’autrefois.

Il traversa la petite cuisine et vit que la femme avait déplacé une haute armoire de bois blanc. Derrière, se dissimulait une porte à deux énormes serrures.

La femme prit une clef, puis :

— Prenez garde, fit-elle, c’est méchant, très méchant ; ça a bu le lait d’une chienne mauvaise ; ça a été élevé avec le chien le plus dangereux qu’on ait vu et que j’ai dû abattre parce qu’il était méchant ; avec sa peau j’ai fait un vêtement à l’« autre ». Ça ne connaît et n’obéit qu’à moi… et encore… J’ai déjà été mordue… Prenez garde… ne parlez pas trop fort…

Yves étendit la main pour arrêter la femme qui allait ouvrir la serrure :

— Un moment… Et c’est ça qui a mordu ma fille ?

— Oui.

— Ouvrez !

Il la suivit ; elle le poussa contre le mur et se planta devant la porte qu’elle ferma derrière eux.

La pièce était petite. D’abord Yves ne vit rien puis il voulut crier et aucun son ne sortit de sa bouche. D’un doigt tremblant il désigna une chose, une chose hideuse, blottie dans un coin.

— Qu’est-ce ? balbutia-t-il.

— Ton enfant !

— Tu mens, tu mens, gueuse !

— Ai-je une figure à mentir ? Regarde-moi… Souviens-toi. N’as-tu pas fait chasser ta maîtresse par tes chiens ? Un mastiff l’a terrorisée, presque tuée quand elle allait être mère… Voilà le résultat.

— Et tu as laissé vivre ça ? Et non seulement tu l’as laissé vivre, mais tu l’as élevé comme un chien parmi des chiens. Misérable !…

— Bah ! dit Christiane ironique, je ne vous savais pas si tendre ! Chacun juge les autres inhumains d’après ses propres sentiments. Je n’aurais pas demandé mieux que de faire élever ça au château, avec vos enfants, mais vous n’auriez pas voulu…

Il lui saisit le poignet et le serra à le broyer en crachant des insultes.

— Faites attention, dit-elle, faites attention !

Il ne l’écoutait pas ; une rage le prenait contre cette femme. Il l’eût étranglée et il dut faire appel à toute sa raison ; ses mains se crispaient déjà, prêtes à accomplir un meurtre ; un voile de sang lui était passé devant les yeux.

Mais la chose, dans le coin, remuait, s’avançait en rampant dans l’ombre avec tant de précaution qu’Yves ne la vit ni ne l’entendit ; la gueule ouverte bavait de fureur.

— Lâchez-moi, cria Christiane… Yves, arrière !

Destourville pousse un hoquet d’agonie. La chose lui a sauté à la gorge ; elle s’agrippe à son corps et il étend les bras pour ne pas toucher, ah ! surtout, pour ne pas toucher à cette horreur. Et la répulsion est plus forte que l’instinct de conservation. Le sang coule. La bête, lentement, a choisi sa place… là… au cou et elle mord… Destourville, debout encore contre le mur, les bras en croix, se sent mourir, non de cette morsure, mais de dégoût et d’épouvante. Son dernier, son unique désir est de s’enfoncer dans ce mur auquel il s’accote, pour fuir le contact immonde… S’échapper… ah ! s’échapper… La bête enragée, râle maintenant, sans forces, comme épuisée, comme étranglée par l’assouvissement de sa haine ; Yves sent son haleine sur son visage ; un dernier frisson le secoue et c’est un cadavre qui s’abat, lourdement.

Deux cadavres…

L’homme est mort de peur, la « chose » est morte de rage…

XV

Quel silence dans cette nuit d’hiver ! La neige tombe et les faibles bruits que l’on entend paraissent tous des sanglots.

Sous les grands sapins, un corps est étendu ; la gorge est déchirée, les habits souillés… Une femme, agenouillée, regarde encore une fois ce visage aimé et abhorré.

Et, lentement, elle retourne d’où elle est venue… « Mes pas, murmure-t-elle, sont déjà effacés. » Elle entre dans sa petite maison et en sort aussitôt, portant un grand panier et une bêche… Une heure plus tard, elle a creusé un trou profond ; elle y descend le panier et remplit le trou.

Puis, elle reste là jusqu’à ce que la neige ait recouvert le petit tumulus…

Et lorsque, à l’aube grise, le train passe devant la maison de la garde-barrière, la femme, sur le seuil, tient tranquillement son drapeau ; elle reste à son poste, immobile, impassible, comme elle était hier, comme elle sera demain… - FIN