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BIBLIOBUS Littérature française

La fêlure - Maurice Renard (1875 - 1939)

 


Puisque notre ami, le romancier Salvien Farges, vient de mourir à l’hospice des aliénés où nous l’avions mené secrètement, je ne vois pas pourquoi ces pages resteraient inédites. Ce sont les dernières d’une sorte de journal qu’il tenait fort irrégulièrement lors de sa lucidité, et l’intérêt en réside surtout dans la date : 16 octobre 1902. À cette époque précise, en effet, se manifestent les premières incohérences de Farges.

S’il eût recouvré la raison et se fût remis à écrire, jamais ces feuillets n’auraient été divulgués, de peur qu’une telle confession ne nuisît au succès de son auteur ; car si le public lisant adore les folies, c’est à condition de les croire l’œuvre d’un sage.

16 octobre 1902.

Je vais relater l’aventure d’hier au soir, d’abord à cause de son caractère surnaturel, et aussi parce que, en l’écrivant, je serai forcé d’en revoir méthodiquement les phases, ce qui m’aidera peut-être à la comprendre. Pour le moment, tous les menus faits de cette histoire sont comme les pavés d’une mosaïque disjointe et bouleversée ; il s’agit de la reconstituer.

Je tiens à me rappeler la journée tout entière, pour chercher si le matin ou l’après-midi ne recèleraient pas l’explication logique du soir, une cause acceptable de cet… événement.

Hier, après un repos bref, car j’avais travaillé fort avant dans la nuit, des coups frappés à la porte m’ont brutalement éveillé.

La concierge me présenta une quittance de loyer : cent francs à payer pour avoir habité durant trois mois cette mauvaise chambre mansardée, à la crête de la rue Bonaparte.

– C’est bien, dis-je, tantôt je vous réglerai cela… Eh ! dites-moi, criai-je à travers la porte déjà refermée sur le départ de la concierge, dites-moi, quelle heure est-il ?

Elle me répondit :

– Huit heures !

Et j’entendis son doigt sec tambouriner sa charge trimestrielle au long du couloir et le bruit des réceptions diverses que mes voisins lui faisaient.

Je ne m’étais pas trouvé depuis longtemps réveillé si matin, et j’aurais bien voulu me rendormir, mais la fâcheuse situation de mes affaires m’apparut trop vivement pour me permettre de me replonger dans l’oubli du sommeil.

Comment se faisait-il que mon oncle et conseil judiciaire ne m’eût pas apporté les deux cents francs de ma pension mensuelle ? C’était la veille que cette somme aurait dû m’être remise. Le plus grand besoin s’en faisait sentir : pour acquitter le terme, et puis… pour me nourrir.

Les derniers dix louis m’étaient échus dans une période de cette paresse intermittente qui prouve l’artiste et lui est nécessaire car il s’y repose du labeur cérébral et couve à son insu des pensées nouvelles.

Mais le sort a voulu que nous fussions plusieurs à subir en même temps la crise sacrée, circonstance qui la prolongea. Quelques jours de fête en compagnie de Filliot, de Blondard et d’Amolin sont peut-être la raison d’une statue, d’un tableau ou d’un opéra remarquables entre ceux de l’avenir, mais ils entamèrent grièvement ma fortune et je dus sans retard me remettre à la besogne.

Je tenais un sujet original et ne doutais pas d’en faire une nouvelle que La Revue mauve accepterait d’emblée et paierait comptant. Hélas ! L’idée de ce conte n’était que trop intéressante. Je me mis à disséquer les caractères, à sonder les problèmes soulevés par les rencontres de mes personnages ; d’autres actions découlèrent tout naturellement de l’affabulation primitive, des tirades grondaient dans ma tête et des paysages s’y développaient ; enfin, la semaine dernière, comme l’ensemble d’un vaste roman s’ébauchait sur mes papiers épars, je m’aperçus que cinq francs me restaient pour huit jours d’appétit.

J’aurais pu bâcler un article de critique et foudroyer de mon tonnerre quelque vieille célébrité dûment reconnue, démolir un piédestal séculaire, comme il est de mode… Mais une frénésie me possédait et je continuai à ordonner le plan complexe de mon œuvre improductive.

Avant-hier, j’ai changé mes derniers sous contre un disque de saucisson : mon déjeuner.

Le reste de la journée, j’ai pensé avec furie, combinant des scènes, divisant les chapitres et confrontant les faits, de peur des contradictions. Deux heures du matin sonnaient à Saint-Germain-des-Prés quand je me suis mis au lit, heureux d’avoir achevé mon plan, et sans plus penser au terme du lendemain et à l’inexactitude de l’oncle qu’au néant de mon dîner.

Le souvenir d’un aussi beau détachement m’excita à le cultiver de nouveau et, tandis que la concierge descendait l’escalier avec un tintement de monnaies, j’allai prendre sur ma table les feuilles où l’esquisse de mon œuvre s’étalait en griffonnages, puis, m’étant recouché, j’abordai ma tâche.

Il ne me restait plus qu’à écrire le développement du schéma, et, avant de l’entreprendre, je passai mes notes en revue pour m’assurer que la charpente était solide, bien équilibrée, capable de supporter sans fléchir toute une architecture.

Je m’aperçus alors qu’un de mes types capitaux n’était pas mûr. Son rôle, je l’avais tracé, mais le caractère et l’aspect physique m’échappaient. Impossible de le décrire ; or, son portrait se place nécessairement aux premières lignes du roman. J’eus beau me torturer l’imagination, employer d’abord un système rationnel puis donner libre cours à la fantaisie, le bonhomme ne voulait pas éclore et je n’obtenais que des traits banals ou faux.

L’énervement de cette recherche stérile dura – j’en suis certain – deux bonnes heures : je trépidais de colère contre moi-même, la sueur m’en venait sur tout le corps ; mon exaspération devint telle que bientôt, malgré tous mes efforts, mon esprit refusa de demeurer tendu plus longtemps vers le même but et je ne pus continuer mes tentatives de création.

Je suis passablement sujet à ces accès de fièvre inféconde. Sitôt qu’ils se déclarent, je devrais couper court au vain essai de production, m’appliquer à des ouvrages faciles, des copies par exemple ; mais un orgueil hors de saison m’interdit d’avouer mon impuissance et je persévère à m’épuiser pour rien, à faire tourner à vide les rouages cérébraux jusqu’à l’arrêt fatal de la machine sans force.

D’habitude, je me délasse longuement après un surmenage de la sorte : une promenade en flâneur réassouplit l’intelligence courbaturée, mais hier des crampes à l’épigastre me firent comprendre la nécessité de m’absorber dans n’importe quelle occupation : la faim et l’oisiveté font mauvais ménage.

Nulle inquiétude, d’ailleurs, ne m’importunait, mon oncle ne pouvait pas ne pas venir le jour même.

J’essuyai donc mon visage, réparai le désordre de mon lit, et j’écrivis avec assez de facilité le dénouement de l’ouvrage. C’est une partie qui m’a tout particulièrement séduit, elle était déjà toute terminée dans ma pensée et n’exigeait pas une connaissance totale du personnage tant cherché. Aussi bien, dans mes contes les mieux venus, la fin a-t-elle été composée avant le reste.

Voici ce morceau, puisque je me suis promis de fouiller la journée d’hier dans tous ses détails, et voici d’abord le thème du roman dont l’obsession l’a remplie presque tout entière :

 

Un banquier américain, un de ces hommes puissants qui utilisent leur pouvoir à multiplier autour d’eux les savantes amitiés et les dévouements influents, nourrit une haine implacable contre un jeune peintre au seuil de la gloire.

Motif : passionnel.

Pour assouvir sa vengeance, le millionnaire a préparé dans l’ombre toutes les calamités, déceptions et injustices que les administrations, le monde et les jurys peuvent infliger à qui tente leurs suffrages. La mine est prête à faire explosion.

La victime subira le supplice raffiné d’échecs perpétuels, et même, il n’est pas jusqu’à son existence matérielle qui ne doive rencontrer chaque jour les pires obstacles. Le suicide du patient s’impose à bref délai. C’est donc une peine idéalement féroce et sans danger pour le bourreau.

Mais les deux ennemis se rencontrent par hasard ; la jalousie s’empare violemment de l’homme riche, il oublie ses préparatifs monstrueux et, ne pouvant maîtriser la brute qui gronde en lui, poursuit son adversaire et l’assomme.

 

La physionomie insaisissable était celle de l’assassin.

Je copie maintenant la scène finale :

« Monsieur Burton ne parlait plus. Il aspirait son cocktail d’une paille gourmande et regardait distraitement à travers les glaces du bar anglais l’inlassable croisement de la foule, dans l’ombre, sur le boulevard. Ses deux compagnons suivaient machinalement son regard et songeaient aux moyens d’exécuter ses ordres.

Bendler, le paysagiste, devait à Burton sa décoration pour faits d’armes en 1870. Il n’était pas difficile d’empêcher Jacques Bernard d’obtenir la médaille au Salon prochain, et Bendler se réjouissait d’en être quitte à si bon compte et de se débarrasser par quelques démarches toutes simples d’une reconnaissance qui lui pesait.

Pour Jephté, la tâche se trouvait moins compliquée encore. La consigne était de ne pas prononcer le nom de Bernard dans sa critique. Il cherchait seulement un prétexte à ce silence, désireux de garder sa place aussi bien au cénacle des censeurs impartiaux qu’à la table somptueuse de Burton.

À l’idée que Jacques allait subir enfin son châtiment, Burton s’esclaffait. Il semblait complètement heureux depuis qu’il concertait sa revanche, et sa fureur paraissait dissipée devant l’expiation prochaine du criminel, comme il appelait son ennemi.

Tout à coup, il fit un mouvement brusque et Bendler avec Jephté étouffèrent une exclamation. Ils avaient reconnu parmi les passants Jacques Bernard.

Le banquier grogna une insulte ordurière. Un instant, on vit ses mains crispées sur sa canne, puis il se leva, et, sans un mot d’adieu, il se précipita dehors.

Jacques revenait de Saint-Mandé. Une journée passée près de sa fiancée lui emplissait l’âme d’un charme tout nouveau, et il admirait avec quelle aisance l’ancien modèle portait maintenant ses toilettes de jeune fille bourgeoise et comme Madeleine entourait de soins délicats sa mère retrouvée. Il éprouva qu’il serait bon d’être un peu seul avec ces chers souvenirs et quitta le boulevard, son brouhaha et ses lumières pour les rues moins étourdissantes qui montent aux Batignolles.

Il remarqua bientôt qu’on le suivait et s’arrêta devant l’étalage d’un épicier pour regarder l’homme sans en avoir l’air. Burton ! C’était Burton ! Que lui voulait-il donc ? N’avait-il pas renoncé ostensiblement à Madeleine ?

Et Jacques sentit un grand frisson le parcourir. L’anxiété des pressentiments le fit trembler. Un but sinistre approchait, inévitable. Il reprit sa marche à pas saccadés, l’esprit troublé de raisonnements inconnus : Burton allait le tuer… Et n’était-ce pas son droit humain de supprimer le ravisseur de ses joies ?

Jacques se mit à marcher plus vite. Mais Burton ne se laissa pas distancer.

Que faire ?

Implorer le secours d’un gardien de la paix ?

Quel policier croirait à un crime non encore accompli ?

Pour quel motif requérir l’arrestation du banquier ?

L’attendre et se battre ?

Jacques savait qu’il ne vaincrait pas.

Comme ils étaient tout près de l’atelier, il se mit à fuir. La poursuite éperdue traversa les groupes, s’engouffra dans le vestibule et galopa dans l’escalier.

Jacques perdit toute avance en ouvrant sa porte.

La grande verrière de l’atelier éclaira d’un bleu lunaire les deux champions face à face.

Nu-tête, son chapeau étant tombé au vent de la course, le peintre vit à Burton le visage d’un fou. Celui-ci, dans sa rage, avait perdu tout souvenir de ses machinations diaboliques. Il ne restait du potentat mondain qu’un mâle dupé, une brute exaspérée.

Il leva sa lourde canne et, ayant visé soigneusement Jacques Bernard médusé, avec un han de bûcheron, il lui brisa le crâne.

Bendler et Jephté, à la recherche de leur Mécène le trouvèrent sanglotant au clair de lune devant le portrait de Madeleine, la fameuse toile dite La Femme aux jacinthes, qui, au Salon dernier, cravatée d’un crêpe, valut la médaille d’or à son auteur défunt. »

 

Mon travail relu ne m’a point satisfait. Je le jugeai trop court en proportion du tout, j’y voyais des lacunes, c’était maigre et superficiel. D’ailleurs, l’inanition clairsemait mes idées, les tableaux évoqués m’apparaissaient linéaires et incolores, sans modelé ni profondeur. Et si je ne m’étais pas surveillé, nul doute que je n’eusse décrit tous les gâteaux du bar, tous les comestibles de l’épicerie ; encore le genre de ce dernier magasin a-t-il échappé à mon attention.

Un grand découragement, presque du désespoir, m’accabla, et je me mis à rêver tristement…

Jean, le domestique de mon oncle, vint troubler ma méditation. Son maître souffrant l’avait chargé de me remettre cinq napoléons (car son maître professe le bonapartisme) et la quittance du loyer que Jean aurait préalablement soldé avant de monter.

Je le priai de remercier mon oncle de la confiance qu’il voulait bien me témoigner, puis, l’ayant congédié, je me levai et m’habillai.

Avant de sortir, je posai sur ma table mes notes et le manuscrit insuffisant en tête duquel je traçai au crayon bleu : À modifier.

Au dehors, il faisait à peu près nuit ; c’était un tiède soir d’automne. Je me sentis, en remontant la rue Bonaparte vers le boulevard Saint-Michel, les jambes molles et la tête vide.

Mon dessein était d’aller dîner tout de suite au prochain Duval, mais comme je passais devant le café du Faune, quelqu’un, à la terrasse, me héla ; Blondard, Amolin et Filliot, habitués impitoyables de l’établissement comme du reste le nommé Farges que j’ai la douleur de constituer, me firent asseoir près d’eux.

L’absinthe opalisait leurs verres.

– Garçon ! Un Pernod pour monsieur !

J’ajoutai :

– Et un sandwich !

Pendant que je dévorais ce maigre repas, mes camarades continuaient leur entretien. C’était une suite de potins. Amolin répondait aux on-dit de l’École des beaux-arts par des cancans issus du Conservatoire.

Lorsque j’eus englouti le petit pain fourré, nous parlâmes de tout un peu. Les seuls propos dont je me souvienne sont les derniers. Il y avait déjà quelque temps que nous étions là et nous savourions le quatrième verre d’absinthe, ma tournée. La conversation avait pris un tour plus sentencieux ; on discutait plus chaudement des opinions plus résolues, et chacun critiquait l’œuvre des amis avec une certitude d’autant plus manifeste que l’art du juge s’éloignait davantage de l’art du jugé.

– Vous, mon cher, me dit Blondard, je subis toujours le charme de vos machines quand je réussis à vous oublier complètement ; et ceux qui ne vous connaissent pas – vous et votre milieu – doivent vous trouver épatant.

– Tant mieux, répondis-je, car je fréquente peu le monde, mais pourquoi cette réticence à votre approbation ?

– Parce que l’observateur domine en vous. On peut toujours affirmer à coup sûr de l’un de vos personnages – quand il n’est pas vous-même – qu’il existe quelque part ou qu’il est formé de deux ou trois citoyens de votre connaissance. Vous ne copiez pas toujours de la tête aux pieds monsieur Sinophe, mister Yellow ou mein Herr Roth, mais on les retrouve dans d’aimables Arlequins plus ou moins verts, jaunes ou rouges suivant la suprématie de l’un des trois éléments.

– Fichtre, riposta Filliot, ce peintre a trempé sa langue dans un arc-en-ciel polyglotte !

Et Blondard continua :

– Voyons, Farges, croyez-vous qu’un miroir ne se dresse pas devant mes yeux à la lecture des Théories de Raphaël Gouache ?

– Mais, répondis-je surpris, c’est que vous dites vrai, mon cher Blondard ; je vous jure n’y avoir mis aucune malice, je m’en rends compte aujourd’hui seulement.

– Parbleu ! Je vous pardonne de grand cœur. C’est de la suggestion, le phénomène est classé. Du reste, je suis en compagnie dans le corps de Gouache, car vous y avez fait entrer un peu de Filliot, et c’est ce qui me désole…

– Comment ! Comment ? hurla le sculpteur.

– Calme-toi et laisse-moi finir : ce qui me désole pour Farges, parce que les lettres, c’est comme la peinture…

Amolin railla :

– Gare aux Théories, Gouache !

– Eh, je veux justement parler d’un système que Farges a stupidement parodié dans son ignoble bouquin, le scélérat !

« Écoutez : je proscris toute prédominance de teinte dans une toile de jour…

– Oui, interrompit Amolin, c’est pourquoi le Raphaël Gouache des Théories possède un pivot sur lequel il fait tourner ses tableaux. Il ne les signe que si la couleur générale de la toile tourbillonnant est le blanc ; car cela prouve que les sept couleurs s’y rencontrent dans les proportions du prisme et que l’éclairage est conforme à la nature.

– Amolin, s’écria Blondard, vous êtes le plus bouché des contrapontistes ! Voilà ma véritable méthode…

– Assez, mon bon ami, lui dis-je, vous avez peut-être raison ; je le vois bien, j’ai pris autour de moi pas mal de croquis pour mes ensembles, ceux-là n’en sont que plus vrais. Mais, je vous l’assure, tous mes bonshommes n’ont pas la même origine. Ce matin, par exemple, j’ai tenté d’en construire un, et l’imagination seule y travaillait, sans l’aide de la mémoire.

– Vous l’avez cru.

– Non, c’est une certitude.

– Alors, vous avez échoué.

Confondu par cette perspicacité, je ne voulus pas avouer. Je repartis :

– Pas le moins du monde ; la créature est achevée et elle est bien mon ouvrage.

Mentir m’est odieux. Le souvenir de mon impuissance augmenta ma gêne et, brusquement, je détournai la conversation.

– À la santé des propriétaires, dis-je, c’est jour de terme.

Et nous devisâmes, de logements, de concierges et de déménagements. Je fus amené de la sorte à conter mon évasion de l’hôtel de la Jeunesse, caravansérail qui m’abritait avant cette maison de la rue Bonaparte. Les pensionnaires en étaient assez contents, ils y prenaient gîte et repas pour une somme très minime dont je ne pus me rappeler le montant, en dépit de tous mes efforts. Le propriétaire était un athlète roux qui ne plaisantait pas sur les retards et, à la fin d’un mois, j’avais préféré la fuite à l’expulsion et au contact des huissiers, car M. Duchâtel n’hésitait pas à faire usage de ces pitoyables fonctionnaires. Il gardait même de ce fait la marque de l’inimitié de ses locataires, l’un d’eux lui avait démoli la mâchoire d’un coup de poing, au reçu de quelque protêt, et ses lèvres en étaient restées informes et pâles.

Des aventures semblables furent relatées par mes camarades, puis les paroles devinrent banales et bientôt je n’écoutai plus. Aussi bien, une vie intense bouillonnait dans mon cerveau, mais je n’y distinguais pas bien nettement. Je crois que ma pensée s’attachait surtout à retrouver le chiffre exact de ma dette envers Duchâtel, encore n’en suis-je pas bien sûr.

Nous réglâmes la dépense. Le garçon s’empara de mon billet de cent francs, et me rendit la monnaie.

Je comptai : pourboire donné, il me restait 97,50 francs.

– Venez-vous dîner, Farges, vil blagueur ?

– Ma foi non, répondis-je à Blondard. Ma faim s’était tue, et tout à coup, par un hasard inexplicable, au moment où ces mots « vil blagueur » mêlaient à mon petit calcul le souvenir du roman, je venais d’entrevoir en moi-même l’objet de mon désir : parmi d’autres pensées confuses celle de Burton se dressait vigoureusement. Je voulais en parachever les moindres détails pendant que je la tenais.

Demeuré seul au milieu de l’arrivée et du départ perpétuels des buveurs, le menton dans la main, l’œil fixe et sans regard, je donnai l’essor à ma rêverie. Burton y prit tout de suite un relief extraordinaire, je le voyais, comme dans le dernier chapitre, sirotant sa liqueur américaine en compagnie de ses deux acolytes. Mon caprice lui prêtait une allure bestiale et la force peu commune indispensable à l’accomplissement de son crime. Une barbe sans moustache, à la yankee, sertissait de cuivre sa face rougeaude, et il triturait sa canne entre des doigts énormes.

Je composais là un être des plus repoussants.

Toutefois, et je ne sais pourquoi – peut-être à cause de personnes qui s’installèrent à grand remue-ménage en face de moi-, je changeai subitement la position et le costume de mon traître. Ce fut sans doute une bonne inspiration car l’image m’apparut dès lors bien plus vigoureuse.

En quelques minutes mon banquier se trouva totalement organisé, au physique comme au moral, seule, la bouche s’obstinait à rester quelconque, vague, à peine indiquée au fusain dans mon portrait achevé. Je ne m’acharnai point à la recherche d’une pareille vétille et, avant de prendre le chemin du restaurant, je fus un instant à regarder circuler la joyeuse cohue de sept heures. Mon esprit, enfin détendu, se reposait à ces jugements incertains et multiples qui constituent le minimum d’activité cérébrale.

Je tournai la tête de tous côtés pour examiner mes voisins, et tout à coup, mon cœur se prit à battre sur une mesure désordonnée tandis qu’un froid glacial me pénétrait :

Au premier rang de la terrasse, vers la droite, à la place exacte où ma vue s’était portée machinalement tout à l’heure durant mes réflexions, Burton, une paille dans sa bouche à peine indiquée, me regardait réellement de cet œil fauve que je lui avais imaginé.

Quel prodige affolant était-ce là ?

Je me l’expliquai sur-le-champ avec une perspicacité stupéfiante :

Dans la nature, les choses perçues par la vue engendrent des pensées.

Mon intelligence surmenée s’était sans doute détraquée, elle avait fonctionné à rebours, et l’idée, maintenant, avait fait naître un objet.

Le terrible, c’est que ce produit fût un être vivant, séparé des rayons visuels générateurs, un homme à cette heure indépendant de l’intelligence créatrice, insoumis à ma volonté, et une brute.

Je me maudissais d’avoir déchaîné parmi mes semblables une fiction aussi dangereuse qu’un monstre de roman, mais bientôt, je dus trembler pour ma propre sécurité, car les yeux de Burton luisaient furieusement et ne se détachaient pas des miens.

Il me sembla qu’un péril depuis des mois menaçant fondait sur moi. Je ne vis de salut que dans la retraite, et pour échapper à l’étau du regard, je quittai le café.

À la manière des bêtes traquées, je me dirigeai instinctivement vers ma demeure. Mais, je l’aurais parié, Burton me suivait.

Son acte était inévitable. Il ne pouvait vivre que de l’existence dont je l’avais doué. Ma volonté actuelle ne pouvait plus rien contre ma volonté passée. Il accomplirait ponctuellement les actes imposés par mon bon plaisir à son personnage dans la partie presque définitive du roman. La scène finale m’apparut, dans toute son horreur… l’assassin brandissant au-dessus de sa victime paralysée le pesant gourdin, et puis !…

C’en était trop. Je partis à toutes jambes vers la rue Bonaparte ; tout le sabbat dansait une ronde sous mon crâne.

Burton courait sur mes talons.

Mon chapeau s’envola… Est-ce que la fatalité s’abattait aussi sur moi ? M’étais-je donc photographié dans les traits du malheureux Jacques Bernard !… Que faire, mon Dieu ?

Soudain, la possibilité d’une issue traversa comme un éclair le chaos de mon désarroi ; je me rappelle alors avoir éclaté de rire, tant j’avais la certitude de mon salut.

J’entrai en coup de vent dans la maison. J’escaladai devant Burton mes six étages : la porte de ma chambre était restée ouverte, grand avantage sur Jacques Bernard, cette particularité me donnait le temps d’effectuer ma délivrance.

À la clarté de la lune, je saisis le crayon bleu et biffai prestement la fin de mon travail, supprimant ce qui suivait l’arrivée du peintre dans son atelier, c’est-à-dire le meurtre… puis tranquillisé, curieux de savoir comment l’être chimérique se tirerait d’affaire, je me retournai.

Burton fit irruption dans la chambre.

Je le considérais sans frayeur.

– Monsieur, balbutia-t-il d’une voix entrecoupée, haletante, monsieur, payez-moi tout de suite les 97,50 francs que vous me devez pour un mois de pension à l’hôtel de la Jeunesse…

Démonté par cette injonction peu prévue, je tirai de ma poche le reste de mes ressources.

Un instant l’or et l’argent s’allumèrent dans la paume musculeuse du fantôme, sous son regard calculateur, puis il s’en alla, placide et muet.

Jouer le rôle de Duchâtel, c’est le piteux expédient qu’il avait trouvé pour se ménager une sortie honorable.

Afin d’éviter le retour de pareille visite, j’ai, sans retard, remplacé les phrases rayées du roman. Dans la nouvelle version, Burton, ayant balbutié des paroles incohérentes, s’échappe de l’atelier sans avoir eu l’audace de perpétrer son forfait, et, ivre de désespoir, sentant sa douleur incurable, il se précipite dans la Seine. Le lendemain, à l’aube, des mariniers repêchent son cadavre.

Je vais me rendre à la morgue afin de constater le décès de mon persécuteur. (Fantômes et fantoches)

 

 

 

 

FIN

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021