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BIBLIOBUS Littérature française

Histoire d'Albert - Rodolphe Töpffer

 

Publié sous le pseudonyme de : Simon de Nantua
 

 

1845

 

 

 

PRÉFACE

 

 

 

PRÉFACE

Ci-contre, et rien qu’à tourner les pages, l’on verra figurée au naturel toute l’histoire d’Albert, et comme quoi, n’étant bon à rien, il finit par trouver sa vocation.

Va petit livre et choisis ton monde, car, aux choses folles, qui ne rit pas, bâille ; qui ne se livre pas, résiste ; qui raisonne se méprend ; et qui veut rester grave, en est maître.

HISTOIRE D’ALBERT

Vers l’âge de douze ans, Albert est mis au collège, où il continue d’occuper le dernier rang.

Ce qui cause que son père le morigène,

et que sa mère le réconforte.

Comme le concours approche, Albert s’y prépare.

Et son père veille à ce qu’il ne s’endorme pas.

Par malheur, le jour du concours, Albert s’oublie devant une ménagerie.

Ce qui est cause que son père le morigène,

et que sa mère le réconforte.

Le collège terminé, on délibère sur la carrière d’Albert qui insiste pour suivre celle des études, parce que, au collège, ce qui l’ennuyait, c’était les éléments.

On cède au vœu d’Albert qui est habillé en étudiant. Pour l’encourager son père lui fait présent d’une badine, et sa mère d’un pantalon à sous-pied.

En attendant l’ouverture des cours, Albert déclame du Hugo.

Ce qui frappe Albert dans son Hugo, ce sont les préfaces, à cause des doctrines.

À partir de ce jour, Albert comprend pourquoi les éléments l’on tant ennuyé ; c’est qu’il lui fallait des doctrines.

Les cours académiques s’ouvrent enfin, et Albert écoute avec avidité.

Il est enchanté des figures géométriques, et, rentré chez lui, il en construit à plaisir.

Il est enchanté de la chimie, et, rentré chez lui, il boit savamment un composé d’oxygène et d’hydrogène appelé vulgairement, eau claire.

Il est enchanté de la physique, et, rentré chez lui, il défait le baromètre pour le refaire meilleur ce qui est cause que le baromètre ne bougeant plus de Tempête, le père d’Albert s’abstient de toute partie de plaisir.

Alors Albert lui explique que ce qui fait que le Baromètre est bas, c’est l’extrême pesanteur de l’air.

Albert explique aussi à la servante que ce qui produit l’ébullition, c’est l’extrême chaleur du feu.

Albert explique aussi à sa mère que ce qu’elle admire là, ce sont des sépales

et que ce qu’elle a sous les yeux, c’est un arc sous-tendu.

Cependant, à mesure que les constructions géométriques vont se compliquant davantage, Albert est insensiblement moins épris.

Ce qui fait que son père est insensiblement moins content de lui,

et que sa mère le réconforte.

À mesure aussi que la chimie s’éloigne de l’eau claire, Albert y met moins d’intérêt.

Ce que sa mère comprend jusqu’à un certain point.

Mais pas du tout son père.

À mesure aussi que les autres sciences tournent d’avantages aux notions positives, Albert s’en occupe avec moins d’ardeur.

Ce que sa mère s’explique un peu par des suites de petite vérole,

mais son père pas du tout.

Albert fait de sérieuses réflexions.

Cependant on lui permet de faire son droit, parce que, au fond, ce qui l’ennuyait en philosophie, c’était les notions positives.

Ce qui enchante surtout Albert, ce sont les origines du droit naturel parce qu’elles se perdent dans la nuit des temps.

Mais à mesure que l’on s’éloigne de la nuit des temps, Albert se désenchante du droit naturel.

Malgré le droit naturel, Albert est arrêté comme n’ayant pas de permis de chasse.

Et à cause du droit naturel, son père lui administre une correction quelque part.

Forcé de retourner aux cours Albert y porte son Hugo et il s’y repaît de Djinns, de néant, de mort, d’océans et de doctrines.

Mais le droit n’en va pas mieux, en sorte qu’Albert s’essaie à peindre en vers le vide intime de son âme… la tombe qui ouvre à sa jeunesse décolorée une gueule séduisante.

Son âme que tord le doute !

et que détord l’espérance.

Son génie à qui les institutions refusent de l’air et de l’espace,

La critique, immonde, vampire du génie à son aurore.

Surpris par sa mère, Albert lui lit l’ode sur sa tombe, et, cette bonne dame trouve tout si beau, mais tant triste !

Surpris par son père, Albert est sur le point de renoncer à la poésie.

Se souvenant néanmoins que tous les grands poètes naissants ont été contrariés par leur père, Albert reprend courage.

Et il donne suite à son projet d’adresser ses odes à M. La Bartine en lui marquant le désir d’avoir son avis avant de courir les chances d’une publicité précoce.

 

*

 

Vos vers, monsieur, sont venus faire une agréable diversion aux préoccupations politiques qui me poursuivent jusque dans ma retraite des Cinq Points. Tout ce que je puis vous en dire, c’est qu’ils m’ont plu infiniment et que je m’estimerais heureux de les avoir faits. Poursuivez, monsieur, dans cette noble carrière : c’est désormais à la poésie de compléter les destinées de l’humanité.

Agréez, M.

Enchanté de cette réponse, Albert fait imprimer ses odes avec la lettre pour préface et son portrait en en tête.

Le livre est lancé sous le titre d’HARMONIES ORAGEUSES et Albert ne s’occupe plus que de ressembler à son portrait.

Les gens lisent l’affiche et Albert jouit de sa célébrité naissance.

Retourné au cours, Albert écoute avec gravité, mais trouve la matière bien peu approfondie et son professeur bien peu célèbre.

Cependant le livre ne se vendant pas, l’imprimeur a l’idée d’adresser sa note au père.

Ah ! tu aimes les harmonies orageuses ! ! ! ......

Se trouvant décidément trop contrarié dans sa vocation, Albert renonce pour tout de bon à la poésie.

Et, étant retourné aux cours, il s’y tient debout, les premiers jours.

Mais le droit civil ne laisse pas que de l’attirer bien peu.

À l’Estaminet, Albert se lie avec le Carbonaro Mangini qui lui explique le plan central du grand comité secret.

Albert assiste rien que pour voir à la séance du Comité local.

Après quoi, renonçant à ressembler à son portrait, Albert ne s’occupe plus que de se laisser croître une moustache et un collier.

À mesure que son collier croît, Albert recouvre insensiblement toute sa dignité de l’homme, et il ne voit plus dans les fonctionnaires civils que les horribles exploiteurs du peuple ;

dans les fonctionnaires de l’ordre militaire que les abjects suppôts de la tyrannie organisée ;

dans les Curés que les abrutisseur du peuple et la valetaille du trône ;

dans les sacristains et dans les Suisses d’Église, des créatures dégradées, honte à la fois et vermine d’un état social absurde.

Qu’un Sang im-pur… Abreuve nos Sillons… Abreuve nos Sillons ! !

Dans la séance suivante du comité local, Albert jure haine aux Rois, reconstitution de la Pologne, affranchissement de l’Italie, émancipation du Nord, et, généralement parlant tout ce qui fera des cinq parties du monde une seule famille gouvernée par la Liberté, unie par l’Égalité, heureuse par la Vertu !

Albert s’ouvre à sa mère au sujet de son initiation et lui révèle les projets du comité local sur les cinq parties du monde. Cette bonne dame trouve tant beau, mais si difficile !

Albert ne s’ouvre pas à son père parce que celui-ci trouve que le droit ne va déjà pas très bien.

Albert trouve sa dignité de l’homme un peu compromise, et il hésite à s’occuper d’avantage de l’avenir des cinq parties du monde.

Aussi étant retourné aux cours, il mord ferme aux droit constitutionnel.

Mais quand le Professeur en est venu à l’absurdité d’une royauté possible, et d’un représentatif applicable, il tousse d’indignation et il quitte brusquement la salle.

Cependant, au dehors, de l’agitation se manifeste, et le Comité local se constitue en permanence.

Des masses s’ébranlent dans une petite rue.

Albert court s’armer en toute hâte, et il rejoint les masses au moment où elles vont surprendre le poste.

Pendant qu’on surprend le poste, le Comité local fait afficher dans une petite rue le gouvernement provisoire.

Le poste ayant riposté vivement, les masses se retranchent dans une petite maison d’une petite rue.

L’avenir des cinq parties du monde est manqué, et des arrestations s’opèrent.

Pendant que les arrestations s’opèrent, Albert s’efforce plus que jamais de ressembler à son portrait.

Toutefois, averti que les papiers du Comité local sont tombés au pouvoir de la Police, Albert déménage.

N’ayant tout à l’heure plus le sou, Albert entre comme aide chez un chirurgien-dentiste.

Mais s’ennuyant bientôt de l’état de chirurgien-dentiste, Albert entre comme aide, chez un extirpeur de cors et durillons.

Au bout d’un mois, Albert quitte son maître et il extirpe pour son compte.

Pour son malheur, tous ses sujets étant venus à mourir du tétanos, Albert déménage.

Entré chez un négociant-propriétaire à Bordeaux, Albert y tatille furtivement les vins, pour s’instruire.

Ayant fait de rapides progrès, Albert devient voyageur en vins, et il assassine d’étage en étage.

Au rez-de-chaussée

à l’entresol

au premier

au deuxième

au troisième

au 4ème

au 5e

au 6e

au 7e

au 8e

au 9e.

Au bout d’un an, Albert s’établit pour son compte.

Ayant appris qu’Albert est établi à Bordeaux, Mangini, Pacini et Carabini viennent l’y voir, et ils se plaisent à boire à sa santé.

Et aussi à la santé de la liberté.

de l’Égalité ! !

de la fraternité ! ! !

de la vérité ! !

à la haine des Tyrans ! ! ! ! !

des fonctionnaires ! !

du clergé ! ! !

de la presse soudoyée ! ! !

de l’autocratie ! ! !

des Rothschild ! ! ! ¨

des Metternich ! ! 

Par malheur, la faillite est déclarée, et Jacques[1] déménage.

Entré chez un Éditeur libraire, Albert est chargé du placement de la grande édition de la MÉTAPHYSIQUE PITTORESQUE, texte et gravures, en sorte qu’il recommence à assassiner d’étage en étage.

Au rez-de-chaussée

au premier

au 2ème

au 3ème

au 4ème.

Au troisième de la maison voisine, Albert insiste pour être introduit, et il fait antichambre pendant qu’on va prévenir Monsieur.

Monsieur dont l’épouse est sur le point d’accoucher déplore qu’on lui fasse des visites dans un moment pareil.

Au premier mot de métaphysique pittoresque, Monsieur entre en grande fureur.

Albert ayant reçu plusieurs contusions, se dégoûte de l’état et il déménage.

Entré chez un épicier, Albert y trouve toute l’édition de ses harmonies orageuses mise en cornets.

Et tant de poésie lui inspirant le dégoût du poivre et de la cannelle, il méprise son état et forme des rêves de gloire.

Ayant traité son patron d’homme vulgaire, Albert est dans le cas de déménager.

En route, Albert achète pour trois francs cinquante centimes, le Secret de la méthode d’Aubusson pour laquelle on enseigne l’histoire universelle en quatre leçons.

Albert fait de jolies affaires parce que tous les Sots sont pour lui.

Par malheur, la méthode n’ayant pas réussi, Albert déménage en toute hâte.

Ayant gagné une jolie somme avec la méthode d’Aubusson, Albert achète un secret pour fabriquer le chocolat sans cacao, et il active la fabrication par sa présence.

La fabrication avance et Albert calcule à un franc le kilo un bénéfice net de cent cinquante mille francs.

La fabrication avance, et Albert fait tenir prêts des ballots pour les cinq parties du monde.

Par malheur le chocolat se trouve avoir le goût de Guano, et la consistance de la craie de Briançon.

La faillite est déclarée et Albert déménage.

Dégouté du commerce, Albert entre comme instituteur chez le Comte Baldaquin.

Mais le Comte lui explique qu’il veut pour ses enfants point du tout de physique de droit naturel ni de doctrines, et, au contraire, beaucoup d’orthographe et d’arithmétique.

Dès le lendemain, Albert met les enfants à l’arithmétique, mais cela ne va plus du tout, parce qu’alors il se trouve que les petits Baldaquin l’on déjà poussée plus loin que lui.

Au bout d’un mois, le Comte remercie Albert de ses soins.

En chemin, Albert rencontre Simon de Nantua qui l’interroge, apprend son histoire et lui dit : Un seul des métiers que vous avez essayés pouvait vous faire vivre honorablement, mais il fallait l’apprendre et s’y tenir. Venez avec moi, je vous placerai, et si vous faites bon commencement, vous ferez bonne fin.

Albert est placé par Simon de Nantua chez un fabricant de bougies, et il fait un bon commencement.

Au bout de six mois Albert passe des mèches à la tremperie.

Au bout de six autres mois, Albert passe de la tremperie à aider la bourgeoise pour la vente.

Au bout de six autres mois, le bourgeois étant mort, Albert se trouve à la tête de l’établissement et tout en se promenant dans le comptoir, il médite de donner une grande extension à la fabrication.

Il y a même des moments où il calcule un bénéfice net de cinquante mille francs.

Albert tout à la fois active la fabrication, achète un secret pour tirer de la cire des os de chevaux et prépare des ballots pour les cinq parties du monde.

Au bout de trois mois, la faillite est déclarée et Albert déménage.

Albert se fait agent d’affaire.

L’état irait encore n’était la comptabilité

où Albert n’entend rien.

N’en pouvant plus de comptabilité manquée, Albert plante là son bureau et déménage.

En arrivant à Roanne au crépuscule, Albert est bien étonné de voir Mangini, Pacini et Carabini qui allument les réverbères au gaz.

L’on va faire un tour, et Albert en apprend de fameuses sur l’état des choses, sur l’organisation nouvelle, et sur le prochain triomphe de la liberté, de l’égalité et de la vertu.

Sur ce que le Comité central place tous les affiliés dans les allumeurs pour être maîtres des réverbères.

Sur ce que le mouvement n’éclatera que quand l’éclairage au gaz aura été établi dans toutes les préfectures et les sous-préfectures.

Sur ce qu’il doit lui-même s’inscrire dès ce soir pour la première place vacante d’allumeur.

Présenté au Comité local, Albert expose qu’il a vu partout le travailleur obligé de déménager devant l’obstacle d’institutions bâtardes, de lois absurdes et de capitalistes égoïstes ; que lui-même est une victime ambulante de l’ordre social et que partout l’air et l’espace ont manqué à sa vertu.

Pendant quatre mois, Albert allume les réverbères au gaz à Roanne.

Mais la Police ayant surpris les allumeurs réunis en corps délibérant, Albert et ses trois amis viennent à déménager.

En passant le Cerdon, ils s’y nourrissent de fruits sauvages.

Arrivés sur le Sol Helvétique, les quatre amis saluent avec ivresse cette terre de liberté.

Et entrés dans le chef-lieu, ils fraternisent avec les publicistes de l’endroit.

L’on va faire un tout, et les quatre amis ont bientôt appris des publicistes de l’endroit que le Canton gémit sous le joug sans nom d’une aristocratie échevelée.

Que le gouvernement y est la proie d’hommes personnellement doux et habiles mais politiquement astucieux et incorrigibles.

Que le peuple y est heureux et libre, mais ne se comprenant pas et n’étant pas compris.

Qu’en conséquence le moment est venu d’apprendre au peuple à se comprendre et à être compris.

Secondé par ses amis politiques et par des publicistes de l’endroit, Albert fonde un journal.

Le premier N° fait plaisir. « Organe modéré, dit-il, de toutes les idées utiles, de tous les désirs légitimes, de tous les progrès graduels, notre feuille subsistera pour le concours de toutes les opinions généreuses, de tous les esprits sages, et de tous les cœurs dévoués. »

Par malheur, ni les opinions généreuses, ni les esprits sages, ni les cœurs dévoués ne s’abonnent en sorte qu’Albert dîne tous les jours tristement d’un potage maigre qu’on lui fournit à crédit.

Mais le 10e N° déclare que le malaise de l’industrie tient à l’organisation politique du pays et à l’inconstitutionnalité de la Constitution. Tous les industriels qui éprouvent du malaise s’abonnent.

Le N° 2 démontre que toutes les places sont conférées à la stupidité complaisante, au détriment des hommes de mérite indépendants. Tous les gens sans place s’abonnent.

Le 30e N° démontre que s’il y a des batteurs de pavé, c’est uniquement parce que les capitalistes s’obstinent à ne point leur faire d’avance. Tous les batteurs de pavé s’abonnent.

Le 40e N° déplore que les rigueurs de l’opinion envers les banqueroutiers qui ne sont en définitive que les victimes malheureuses d’une détestable organisation du crédit. Tous les banqueroutiers s’abonnent.

Le 50e N° attaque les pouvoirs, persifle les fonctionnaires, et raille les sous-officiers. Tous les caporaux s’abonnent.

Le 50e N° vaut à Albert des témoignages qui lui rappellent bien vivement la maison paternelle.

Néanmoins Albert trouve l’état bon, et la Suisse un vrai pays de ribote pour les publicistes, en sorte qu’il ne déjeune plus que d’huitres et de côtelettes payées comptant.

Le 60e N° attaque avec violence les Puissances étrangères. Tous les réfugiés s’abonnent.

Le 70e N° déplore la mauvaise organisation du travail, et il s’apitoie sur le sort d’un peuple vertueux qui est livré sans garantie à l’exploitation d’une minorité de capitalistes avides.

Qu’un–Sang–im–pur

A–breuve nos Sillons !

A–breuve nos Sillons !

Le N° 80e conjure le pouvoir d’accorder au peuple ses justes demandes.

Le N° 90e conjure le peuple de s’apaiser, puisque le pouvoir ne saurait lui refuser plus longtemps ses justes demandes.

Cependant le peuple commençant à se comprendre et à être compris, il s’ensuit que les citoyens se tirent les uns contre les autres, que la Constitution est culbutés, que la ville est en deuil, que les affaires sont ruinées…

Mais Albert a trouvé une existence.

Fin de l’histoire d’Albert – par R. T.

Date de dernière mise à jour : 07/09/2019