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BIBLIOBUS Littérature française

Suite du Voyage dans la Lune et Histoire comique des états et empires du Soleil (3)

 

 

 

 

Quatre d’entre eux portaient sur leurs épaules une espèce de cercueil enveloppé de noir. Je m’informai d’un, regardant ce que voulait dire ce convoi semblable aux pompes funèbres de mon pays ; il me répondit que ce méchant W… et nommé du peuple par une chiquenaude sur le genou droit, qui avait été convaincu d’envie et d’ingratitude, était décédé le jour précédent, et que le Parlement l’avait condamné il y avait plus de vingt ans à mourir de mort naturelle et dans son lit, et puis d’être enterré après sa mort. Je me pris à rire de cette réponse ; et lui m’interrogeant pourquoi :

— Vous m’étonnez, dis-je, de dire que ce qui est une marque de bénédiction dans notre monde, comme la longue vie, une mort paisible, une sépulture honorable, serve en celui-ci d’une punition exemplaire.

— Quoi ! vous prenez la sépulture pour une marque de bénédiction ! me répartit cet homme. Et par votre foi, pouvez-vous concevoir quelque chose de plus épouvantable qu’un cadavre marchant sous les vers dont il regorge, à la merci des crapauds qui lui mâchent les joues ; enfin la peste revêtue du corps d’un homme ? Bon Dieu ! la seule imagination d’avoir, quoique mort, le visage embarrassé d’un drap, et sur la bouche une pique de terre me donne de la peine à respirer ! Ce misérable que vous voyez porter, outre l’infamie d’être jeté dans une fosse, a été condamné d’être assisté dans son convoi de cent cinquante de ses amis, et commandement à eux, en punition d’avoir aimé un envieux et un ingrat, de paraître à ses funérailles avec un visage triste ; et sans que les Juges en ont en pitié, imputant en partie ses crimes à son peu d’esprit, ils auraient ordonné d’y pleurer. Hormis les criminels, on brûle ici tout le monde : aussi est-ce une coutume très décente et très raisonnable, car nous croyons que, le feu ayant séparé le pur avec l’impur, la chaleur rassemble par sympathie cette chaleur naturelle qui faisait l’âme ; et lui donne la force de s’élever toujours, et montant jusqu’à quelque astre, la terre de certains peuples plus immatériels que nous et plus intellectuels, parce que leur tempérament doit répondre et participer à la pureté du globe qu’ils habitent, et que cette flamme radicale, s’étant encore rectifiée par la subtilité des éléments de ce monde-là, elle vient à composer un des bourgeois de ce pays enflammé.

« Ce n’est pas encore notre façon d’inhumer la plus belle. Quand un de nos philosophes vient à un âge où il sent ramollir son esprit, et la glace de ses ans engourdir les mouvements de son âme, il assemble ses amis par un banquet somptueux ; puis, ayant exposé les motifs qui le font résoudre à prendre congé de la nature, et le peu d’espérance qu’il y a d’ajouter quelque chose à ses belles actions, on lui fait ou grâce, c’est-à-dire on lui ordonne la mort, ou on lui fait un sévère commandement de vivre. Quand donc, à pluralité de voix, on lui a mis son souffle entre les mains, il avertit ses plus chers et du jour et du lieu : ceux-ci se purgent et s’abstiennent de manger pendant vingt-quatre heures ; puis arrivés qu’ils sont au logis du sage, et sacrifié qu’ils ont au soleil, ils entrent dans la chambre où le généreux les attend sur un lit de parade. Chacun le veut embrasser ; et quand c’est au rang de celui qu’il aime le mieux, après l’avoir baisé tendrement, il l’appuie sur son estomac, et joignant sa bouche sur sa bouche, de la main droite il se baigne un poignard dans le cœur. L’amant ne détache point ses lèvres de celles de son amant qu’il ne le sente expirer ; et lors il retire le fer de son sein, et fermant de sa bouche la plaie, il avale son sang, qu’il suce jusqu’à ce qu’un second lui succède, puis un troisième, un quatrième, et enfin toute la compagnie ; et quatre ou cinq heures après on introduit à chacun une fille de seize ou dix-sept ans et, pendant trois ou quatre jours qu’ils sont à goûter les plaisirs de l’amour, ils ne sont nourris que de la chair du mort qu’on leur fait manger toute crue, afin que, si de cent embrassements il peut naître quelque chose, ils soient assurés que c’est leur ami qui revit. »

J’interrompis ce discours, en disant à celui qui me le faisait que ces façons de faire avaient beaucoup de ressemblance avec celles de quelque peuple de notre monde ; et continuai ma promenade, qui fut si longue que, quand je revins, il y avait deux heures que le dîner était prêt. On me demande pourquoi j’étais arrivé si tard.

— Ce n’a pas été ma faute, répondis-je au cuisinier qui s’en plaignait ; j’ai demandé plusieurs fois parmi les rues quelle heure il était, mais on ne m’a répondu qu’en ouvrant la bouche, serrant les dents, et tournant le visage de travers.

— Quoi ! s’écria toute la compagnie, vous ne savez pas que par là ils vous montraient l’heure ?

— Par ma foi, repartis-je, ils avaient beau exposer leur grand nez au soleil, avant que je l’apprisse.

— C’est une commodité, me dirent-ils qui leur sert à se passer d’horloge ; car de leurs dents ils font un cadran si juste, qu’alors qu’ils veulent instruire quelqu’un de l’heure, ils ouvrent les lèvres, et l’ombre de ce nez qui vient tomber dessus leurs dents, marque comme un cadran celle dont le curieux est en peine. Maintenant, afin que vous sachiez pourquoi tout le monde en ce pays a le nez grand, apprenez qu’aussitôt que la femme est accouchée, la matrone porte l’enfant au prieur du séminaire ; et, justement au bout de l’an les experts étant assemblés, Si son nez est trouvé plus court qu’à une certaine mesure que tient le syndic, il est censé camus, et mis entre les mains des gens qui le châtrent. Vous me demanderez la cause de cette barbarie, et comme il se peut faire que nous chez qui la virginité est un crime, établissions des continences par force ? Mais sachez que nous le faisons après avoir observé depuis trente siècles qu’un grand nez est le signe d’un homme spirituel, courtois, affable, généreux, libéral, et que le petit est un signe du contraire. C’est pourquoi des camus on bâtit les eunuques, parce que la république aime mieux ne point avoir d’enfants, que d’en avoir de semblables à eux. »

Il parlait encore lorsque je vis entrer un homme tout nu. Je m’assis aussitôt, et me couvris pour lui faire honneur, car ce sont les marques du plus grand respect qu’on puisse en ce pays-là témoigner à quelqu’un. « Le royaume, dit-il, souhaite qu’avant de retourner en votre monde, vous en avertissiez les magistrats, à cause qu’un mathématicien vient tout à l’heure de promettre au conseil, que pourvu qu’étant de retour chez vous, vous vouliez construire une certaine machine qu’il vous enseignera, il attirera votre globe et le joindra à celui-ci. » A quoi je promis de ne pas manquer. « Hé ! je vous prie, dis-je à mon hôte, quand l’autre fut parti, de me dire pourquoi cet envoyé portait à la ceinture des parties honteuses de bronze ? » Ce que j’avais vu plusieurs fois pendant que j’étais en cage, sans l’avoir osé demander, parce que j’étais toujours environné de filles de la reine, que je craignais d’offenser si j’eusse en leur présence attiré l’entretien d’une matière si grasse. De sorte qu’il me répondit : « Les femelles ici, non plus que les mâles, ne sont pas assez ingrates pour rougir à la vue de celui qui les a forgées ; et les vierges n’ont pas honte d’aimer sur nous en mémoire de leur mère nature, la seule chose qui porte son nom. Sachez donc que l’écharpe dont cet homme est honoré, et où pend pour médaille la figure d’un membre viril, est le symbole du gentilhomme, et la marque qui distingue le noble d’avec le roturier. » Ce paradoxe me sembla si extravagant, que je ne pus m’empêcher d’en rire.

« Cette coutume me semble bien extraordinaire, repartis-je, car en notre monde la marque de noblesse est de porter l’épée. » Mais l’hôte sans s’émouvoir : « O mon petit homme ! s’écria-t-il, quoi ! les grands de votre monde sont enragés de faire parade d’un instrument qui désigne un bourreau et qui n’est forgé que pour nous détruire, enfin l’ennemi juré de tout ce qui vit ; et de cacher, au contraire, un membre sans qui nous serions au rang de ce qui n’est pas, le Prométhée de chaque animal, et le réparateur infatigable des faiblesses de la nature ! Malheureuse contrée, où les marques de génération sont ignominieuses, et où celles d’anéantissement sont honorables ! Cependant vous appelez ce membre-là des parties honteuses comme s’il y avait quelque chose de plus glorieux que de donner la vie, et rien de plus infâme que de l’ôter ! Pendant tout ce discours nous ne laissions pas de dîner ; et sitôt que nous fûmes levés, nous allâmes au jardin prendre l’air.

Les occurrences et la beauté du lieu nous entretinrent quelque temps ; mais comme la plus noble envie dont je fusse alors chatouillé, c’était de convertir à notre religion une âme si fort élevée au-dessus du vulgaire, je l’exhortai mille fois de ne pas embourber de matière ce beau génie dont le Ciel l’avait pourvu, qu’il tirât de la presse des animaux cet esprit capable de la vision de Dieu ; enfin qu’il avisât sérieusement à voir unir quelque jour son immortalité au plaisir plutôt qu’à la peine.

« Quoi ! me répliqua-t-il en s’éclatant de rire, vous estimez votre âme immortelle privativement à celle des bêtes ? Sans mentir, mon grand ami, votre orgueil est bien insolent ! Et d’où argumentez-vous, je vous prie, cette immortalité au préjudice de celle des bêtes ? Serait-ce à cause que nous sommes doués de raisonnement et non pas elles ? En premier lieu, je vous le nie, et je vous prouverai quand il vous plaira, qu’elles raisonnent comme nous. Mais encore qu’il fût vrai que la raison nous eût été distribuée en apanage et qu’elle fût un privilège réservé seulement à notre espèce, est-ce à dire pour cela qu’il faille que Dieu enrichisse l’homme de l’immortalité, parce qu’il lui a déjà prodigué la raison ? Je dois donc, à ce compte-là, donner aujourd’hui à ce pauvre une pistole parce que je lui donnai hier un écu ? Vous voyez bien vous-même la fausseté de cette conséquence, et qu’au contraire, si je suis juste, plutôt que de donner une pistole à celui-ci je dois donner un écu à l’autre, puisqu’il n’a rien touché de moi. Il faut conclure de là, ô mon cher compagnon, que Dieu, plus juste encore mille fois que nous, n’aura pas tout versé aux uns pour ne rien laisser aux autres. D’alléguer l’exemple des aînés de votre monde, qui emportent dans leur partage quasi tous les biens de la maison, c’est une faiblesse des pères qui, voulant perpétuer leur nom, ont appréhendé qu’il ne se perdît ou ne s’égarât dans la pauvreté. Mais Dieu, qui n’est pas capable d’erreur, n’a eu garde d’en commettre une si grande, et puis, n’y ayant dans l’éternité de Dieu ni avant, ni après, les cadets chez lui ne sont pas plus jeunes que les aînés. »

Je ne le cèle point que ce raisonnement m’ébranla.

« Vous me permettrez, lui dis-je, de briser sur cette matière, parce que je ne me sens pas assez fort pour vous répondre ; je m’en vais quérir la solution de cette difficulté chez notre commun précepteur. »

Je montai aussitôt, sans attendre qu’il me répliquât, en la chambre de cet habile démon, et, tous préambules à part, je lui proposai ce qu’on venait de m’objecter touchant l’immortalité de nos âmes, et voici ce qu’il me répondit :

« Mon fils, ce jeune étourdi passionné de vous persuader qu’il n’est pas vraisemblable que l’âme de l’homme soit immortelle parce que Dieu serait injuste, Lui qui se dit Père commun de tous les êtres, d’en avoir avantagé une espèce et d’avoir abandonné généralement toutes les autres au néant ou à l’infortune ; ces raisons, à la vérité, brillent un peu de loin. Et quoi que je pusse lui demander comme il sait que ce qui est juste à nous, soit aussi juste à Dieu ? comme il sait que Dieu se mesure à notre aune ? comme il sait que nos lois et nos coutumes, qui n’ont été instituées que pour remédier à nos désordres, servent aussi pour tailler les morceaux de la toute-puissance de Dieu ? Je passerai toutes ces choses, avec tout ce qu’ont si divinement répondu sur cette matière les Pères de votre Église, et je vous découvrirai un mystère qui n’a point encore été révélé.

« Vous savez, ô mon fils, que de la terre quand il se fait un arbre, d’un arbre un pourceau, d’un pourceau un homme, ne pouvons-nous donc pas croire, puisque tous les êtres en la nature tendent au plus parfait, qu’ils aspirent à devenir hommes, cette essence étant l’achèvement du plus beau mixte, et le mieux imaginé qui soit au monde, parce que c’est le seul qui fasse le lien de la vie brutale avec l’angélique. Que ces métamorphoses arrivent, il faut être pédant pour le nier. Ne voyons-nous pas qu’un prunier par la chaleur de son germe, comme par une bouche, suce et digère le gazon qui l’environne ; qu’un pourceau dévore ce fruit et le fait devenir une partie de soi-même ; et qu’un homme mangeant le pourceau, réchauffe cette chair morte, la joint à soi, et fait revivre cet animal sous une plus noble espèce. Ainsi ce grand pontife que vous voyez la mitre sur la tête était peut-être il y a soixante-ans, une touffe d’herbe dans mon jardin. Dieu donc, étant le Père commun de toutes ses créatures, quand il les aimerait toutes également, n’est-il pas bien croyable qu’après que, par cette métempsycose plus raisonnée que la pythagorique, tout ce qui sent, tout ce qui végète enfin, après que toute la matière aura passé par l’homme, alors ce grand jour du Jugement arrivera où font aboutir les prophètes, les secrets de leur philosophie. » Je redescendis très satisfait au jardin et je commençais à réciter à mon compagnon ce que notre maître m’avait appris, quand le physionome arriva pour nous conduire à la réfection et au dortoir.

Le lendemain dès que je fus éveillé je m’en allai faire lever mon antagoniste. « C’est un aussi grand miracle, lui dis-je en l’abordant, de trouver un fort esprit comme le vôtre enseveli dans le sommeil, que de voir du feu sans action. » Il souffrit de ce mauvais compliment. « Mais, s’écria-t-il avec une colère passionnée d’amour, ne déferez-vous jamais votre bouche aussi bien que votre raison de ces termes fabuleux de miracles ? Sachez que ces noms-là diffament le nom de philosophe, et que comme le sage ne voit rien au monde qu’il ne conçoive et qu’il ne juge pouvoir être conçu, il doit abhorrer toutes ces expressions de miracles, de prodiges et d’événements contre nature qu’ont inventés les stupides pour excuser les faiblesses de leur entendement. »

Je crus alors être obligé en conscience de prendre la parole pour le détromper. « Encore, lui répliquai-je, que vous ne croyiez pas aux miracles, il ne laisse pas de s’en faire, et beaucoup. J’en ai vu de mes yeux. J’ai connu plus de vingt malades guéris miraculeusement. — Vous le dites, interrompit-il, que ces gens-là ont été guéris par miracle, mais vous ne savez pas que la force de l’imagination est capable de guérir toutes les maladies que vous attribuez au surnaturel, à cause d’un certain baume naturel répandu dans nos corps contenant toutes les qualités contraires à toutes celles de chaque mal qui nous attaque : ce qui se fait quand notre imagination avertie par la douleur, va chercher en ce lieu le remède spécifique qu’elle apporte au venin. C’est là d’où vient qu’un habile médecin de notre monde conseille au malade de prendre plutôt un médecin ignorant qu’on estimera pourtant fort habile, qu’un fort habile qu’on estimera ignorant, parce qu’il se figure que notre imagination travaillant à notre santé, pourvu qu’elle soit aidée de remèdes, était capable de nous guérir ; mais que les plus puissants étaient trop faibles, quand l’imagination ne les appliquait pas.

« Vous étonnez-vous que les premiers hommes de votre monde vivaient tant de siècles sans savoir aucune connaissance de la médecine ? non, et qu’est-ce à votre avis qui en pouvait être la cause, sinon leur nature encore dans sa force et ce baume universel qui n’est pas encore dissipé par les drogues dont vos médecins vous consument ? Ils n’avaient pour rentrer en convalescence qu’à souhaiter fortement, et s’imaginer d’être guéris. Aussi leur fantaisie vigoureuse, se plongeant dans cette huile vitale, en attirant l’élixir, et appliquant l’actif au passif, ils se trouvaient presque dans un clin d’œil aussi sains qu’auparavant : ce qui malgré la dépravation de la nature ne laisse pas de se faire encore aujourd’hui, quoiqu’un peu rarement à la vérité ; mais le populaire l’attribue à miracle. Pour moi je n’en crois rien du tout, et je me fonde sur ce qu’il est plus facile que tous ces docteurs se trompent, que cela n’est facile à faire ; car je leur demande : ce fiévreux, qui vient d’être guéri, a souhaité bien fort, comme il est vraisemblable, pendant sa maladie de se revoir en santé, il a fait des vœux, et il fallait nécessairement qu’il mourût, ou qu’il demeurât en son mal, ou qu’il guérit ; s’il fût mort, on eût dit que Dieu l’a voulu récompenser de ses peines ; ou le fera peut-être malicieusement équivoquer en disant que, selon les prières du malade, il l’a guéri de tous ces maux ; s’il fût demeuré dans son infirmité, on aurait dit qu’il n’avait pas la foi ; mais parce qu’il est guéri, c’est un miracle tout visible. N’est-il pas bien plus vraisemblable que sa fantaisie excitée par les violents désirs de la santé, a fait son opération ? Car je veux qu’il soit réchappé. Pourquoi crier miracle, puisque nous voyons beaucoup de personnes qui s’étaient vouées périr misérablement avec leurs vœux ?

— Mais à tout le moins, lui repartis-je, si ce que vous dites de ce baume est véritable, c’est une marque de la raisonnabilité de notre âme, puisque sans se servir des instruments de notre raison, ni s’appuyer du concours de notre volonté, elle fait elle-même comme si elle était hors de nous, appliquer l’actif au passif. Or si étant séparée de nous elle est raisonnable, il faut nécessairement qu’elle soit spirituelle ; et si vous la confessez spirituelle, je conclus qu’elle est immortelle, puisque la mort n’arrive dans l’animal que par le changement des formes dont la matière seule est capable. »

Ce jeune homme alors s’étant mis en son séant sur son lit, et m’ayant fait asseoir, discourut à peu près de cette sorte : « Pour l’âme des bêtes qui est corporelle, je ne m’étonne pas qu’elle meure, vu qu’elle n’est possible qu’une harmonie des quatre qualités, une force de sang, une proportion d’organes bien concertés ; mais je m’étonne bien fort que la nôtre, intellectuelle, incorporelle et immortelle, soit contrainte de sortir de chez nous par la même cause qui fait périr celle d’un bœuf. A-t-elle fait pacte avec notre corps que, quand il aurait un coup d’épée dans le cœur, une balle de plomb dans la cervelle, une mousquetade à travers le corps, d’abandonner aussitôt sa maison trouée ? Encore manquerait-elle souvent à son contrat, car quelques-uns meurent d’une blessure dont les autres réchappent ; il faudrait que chaque âme eût fait un marché particulier avec son corps. Sans mentir, elle qui a tant d’esprit, à ce qu’on nous fait accroire, est bien enragée de sortir d’un logis quand elle voit qu’au partir de là on lui va marquer son appartement en enfer. Et si cette âme était spirituelle, et par soi-même raisonnable, comme ils disent qu’elle fût aussi capable d’intelligence quand elle est séparée de notre masse, que quand elle en est revêtue, pourquoi les aveugles-nés, avec tous les beaux avantages de cette âme intellectuelle, ne sauraient-ils s’imaginer ce que c’est que de voir ? Pourquoi les sourds n’entendent-ils point ? Est-ce à cause qu’ils ne sont pas encore privés par le trépas de tous leurs sens ? Quoi ! Je ne pourrai donc me servir de ma main droite, à cause que j’en ai une gauche ? Ils allèguent, pour prouver qu’elle ne saurait agir sans les sens, encore qu’elle soit spirituelle, l’exemple d’un peintre qui ne saurait faire un tableau s’il n’a des pinceaux. Oui, mais ce n’est pas à dire que le peintre qui ne peut travailler sans pinceau, quand, avec ses pinceaux, il aura encore perdu ses couleurs, ses crayons, ses toiles, et ses coquilles, qu’alors il le pourra mieux faire. Bien au contraire ! Plus d’obstacles s’opposeront à son labeur, plus il lui sera impossible de peindre. Cependant ils veulent que cette âme qui ne peut agir qu’imparfaitement, à cause de la perte d’un de ses outils dans le cours de la vie, puisse alors travailler avec perfection, quand après notre mort elle les aura tous perdus. S’ils me viennent rechanter qu’elle n’a pas besoin de ces instruments pour faire ses fonctions, je leur rechanterai qu’il faut fouetter les Quinze-Vingts, qui font semblant de ne voir goutte. — Mais, lui dis-je, si notre âme mourait, comme je vois bien que vous voulez conclure, la résurrection que nous attendons ne serait donc qu’une chimère, car il faudrait que Dieu la recréât, et cela ne serait pas résurrection. » Il m’interrompit par un hochement de tête : « Hé ! par votre foi ! s’écria-t-il, qui vous a bercé de ce Peau-d’Ane ? Quoi ! vous ? Quoi ! moi ? Quoi ! ma servante ressusciter ? — Ce n’est point, lui répondis-je, un conte fait à plaisir ; c’est une vérité indubitable que je vous prouverai. — Et moi, dit-il, je vous prouverai le contraire :

« Pour commencer donc, je suppose que vous mangiez un mahométan ; vous le convertissez, par conséquent, en votre substance ! N’est-il pas vrai, ce mahométan, digéré, se change partie en chair, partie en sang, partie en sperme ? Vous embrasserez votre femme et de la semence, tirée tout entière du cadavre mahométan, vous jetez en moule un beau petit chrétien. Je demande : le mahométan aura-t-il son corps ? Si la terre lui rend, le petit chrétien n’aura pas le sien, puisqu’il n’est tout entier qu’une partie de celui du mahométan. Si vous me dites que le petit chrétien aura le sien, Dieu dérobera donc au mahométan ce que le petit chrétien n’a reçu que de celui du mahométan. Ainsi il faut absolument que l’un ou l’autre manque de corps !

« Vous me répondrez peut-être que Dieu reproduira de la matière pour suppléer à celui qui n’en aura pas assez ? Oui, mais une autre difficulté nous arrête, c’est que le mahométan damné ressuscitant, et Dieu lui fournissant un corps tout neuf à cause du sien que le chrétien lui a volé, comme le corps tout seul, comme l’âme toute seule, ne fait pas l’homme, mais l’un et l’autre joints en un seul sujet, et comme le corps et l’âme sont parties aussi intégrantes de l’homme l’une que l’autre, si Dieu pétrit à ce mahométan un autre corps que le sien, ce n’est plus le même individu. Ainsi Dieu damne un autre homme que celui qui a mérité l’enfer ; ainsi ce corps a paillardé, ce corps a criminellement abusé de tous ses sens, et Dieu, pour châtier ce corps, en jette un autre feu, lequel est vierge, lequel est pur, et qui n’a jamais prêté ses organes à l’opération du moindre crime. Et ce qui serait encore bien ridicule, c’est que ce corps aurait mérité l’enfer et le paradis tout ensemble, car, en tant que mahométan, il doit être damné ; en tant que chrétien, il doit être sauvé ; de sorte que Dieu ne le saurait mettre en paradis qu’il ne soit injuste, récompensant de la gloire la damnation qu’il avait méritée comme mahométan, et ne le peut jeter en enfer qu’il ne soit injuste aussi, récompensant de la mort éternelle la béatitude qu’il avait méritée comme chrétien. Il faut donc, s’il veut être équitable, qu’il damne et sauve éternellement cet homme-là. »

Alors, je pris la parole : « Je n’ai rien à répondre, lui repartis-je, à vos arguments sophistiques contre la résurrection, tant y a que Dieu l’a dit, Dieu qui ne peut mentir. — N’allez pas si vite, me répliqua-t-il, vous en êtes déjà à « Dieu l’a dit » ; il faut prouver auparavant qu’il y ait un Dieu, car pour moi je vous le nie tout à plat.

Je ne m’amuserai point, lui dis-je, à vous réciter les démonstrations évidentes dont les philosophes se sont servis pour l’établir : il faudrait redire tout ce qu’ont jamais écrit les hommes raisonnables. Je vous demande seulement quel inconvénient vous encourez de le croire ; je suis bien assuré que vous ne m’en sauriez prétexter aucun. Puisque donc il est impossible d’en tirer que de l’utilité, que ne vous le persuadez-vous ? Car s’il y a un Dieu, outre qu’en ne le croyant pas, vous vous serez mécompté, vous aurez désobéi au précepte qui commande d’en croire ; et s’il n’y en a point, vous n’en serez pas mieux que nous !

— Si fait, me répondit-il, j’en serai mieux que vous, car s’il n’y en a point, vous et moi serons à deux de jeu ; mais, au contraire, s’il y en a, je n’aurai pas pu avoir offensé une chose que je croyais n’être point, puisque, pour pécher, il faut ou le savoir ou le vouloir. Ne voyez-vous pas qu’un homme, même tant soit peu sage, ne se piquerait pas qu’un crocheteur l’eût injurié, si le crocheteur aurait pensé ne le pas faire, s’il l’avait pris pour un autre ou si c’était le vin qui l’eût fait parler ? A plus forte raison Dieu, tout inébranlable, s’emportera-t-il contre nous pour ne l’avoir pas connu, puisque c’est Lui-même qui nous a refusé les moyens de le connaître. Mais, par votre foi, mon petit animal, si la créance de Dieu nous était si nécessaire, enfin si elle nous importait de l’éternité, Dieu lui-même ne nous en aurait-il pas infus à tous des lumières aussi claires que le soleil qui ne se cache à personne ? Car de feindre qu’il ait voulu jouer entre les hommes à cligne-musette, faire comme les enfants « Toutou, le voilà », c’est-à-dire : tantôt se masquer, tantôt se démasquer, se déguiser à quelques-uns pour se manifester aux autres, c’est se forger un Dieu ou sot ou malicieux, vu que si ç’a été par la force de mon génie que je l’ai connu, c’est lui qui mérite et non pas moi, d’autant qu’il pouvait me donner une âme ou les organes imbéciles qui me l’auraient fait méconnaître. Et si, au contraire, il m’eût donné un esprit incapable de le comprendre, ce n’aurait pas été ma faute, mais la sienne, puisqu’il pouvait m’en donner un si vif que je l’eusse compris. »Ces opinions diaboliques et ridicules me firent naître un frémissement par tout le corps ; je commençai alors de contempler cet homme avec un peu plus d’attention et je fus bien ébahi de remarquer sur son visage je ne sais quoi d’effroyable que je n’avais pas encore aperçu : ses yeux étaient petits et enfoncés, le teint basané, la bouche grande, le menton velu, les ongles noirs. « O Dieu ! me songeais-je aussitôt, ce misérable est réprouvé dès cette vie et possible même que c’est l’Antéchrist dont il se parle tant dans notre monde. »

Je ne voulus pas pourtant lui découvrir ma pensée à cause de l’estime que je faisais de son esprit, et véritablement les favorables aspects dont nature avait regardé son berceau m’avaient fait concevoir quelque amitié pour lui. Je ne pus toutefois si bien me contenir que je n’éclatasse avec des imprécations qui le menaçaient d’une mauvaise fin. Mais lui, renviant sur ma colère : « Oui, s’écria-t-il, par la mort… » Je ne sais pas ce qu’il me préméditait de dire, car, sur cette entrefaite, on frappa à la porte de notre chambre et je vois entrer un grand homme noir tout velu. Il s’approcha de nous et saisissant le blasphémateur à force de corps, il l’enleva par la cheminée.

La pitié que l’eus du sort de ce malheureux m’obligea de l’embrasser pour l’arracher des griffes de l’Éthiopien, mais il fut si robuste qu’il nous enleva tous deux, de sorte qu’en un moment nous voilà dans la nue. Ce n’était plus l’amour du prochain qui m’obligeait à le serrer étroitement, mais l’appréhension de tomber. Après avoir été je ne sais combien de jours à percer le ciel, sans savoir ce que je deviendrais, je reconnus que j’approchais de notre monde. Déjà je distinguais l’Asie de l’Europe et l’Europe de l’Afrique, déjà même mes yeux, par mon abaissement, ne pouvaient se courber au delà de l’Italie, quand le cœur me dit que ce diable sans doute emportait mon hôte aux enfers, en corps et en âme, et que c’était pour cela qu’il le passait par notre terre, à cause que l’enfer est dans son centre. J’oubliai toutefois cette réflexion et tout ce qui m’était arrivé depuis que le diable était notre voiture, à la frayeur que me donna la vue d’une montagne tout en feu que je touchai quasi. L’objet de ce brûlant spectacle me fit crier « Jésus Maria ». J’avais à peine achevé la dernière lettre que je me trouvais étendu sur des bruyères au coupeau d’une petite colline, et deux ou trois pasteurs autour de moi qui récitaient des litanies et me parlaient italien. « Oh ! m’écriais-je alors, Dieu soit loué ! J’ai donc enfin trouvé des chrétiens au monde de la lune. Hé ! dites-moi, mes amis, en quelle province de votre monde suis-je maintenant ? — En Italie, me répondirent-ils.

— Comment, interrompis-je, y a-t-il une Italie aussi au monde de la lune ? » J’avais encore si peu réfléchi sur cet accident que je ne m’étais pas encore aperçu qu’ils me parlaient italien et que je leur répondais de même.

Quand donc je fus tout à fait désabusé et que rien ne m’empêcha plus de connaître que j’étais de retour en ce monde, je me laissai conduire où ces paysans voulurent me mener. Mais je n’étais pas encore arrivé aux portes de… que tous les chiens de la ville se vinrent précipiter sur moi, et sans que la peur me jetât dans une maison où je mis barre entre nous, j’étais infailliblement englouti.

Un quart d’heure après, comme je me reposais dans ce logis, voici qu’on entend à l’entour un sabbat de tous les chiens, je crois, du royaume ; on y voyait depuis le dogue jusqu’au bichon, hurlant de plus épouvantable furie que s’ils eussent fait l’anniversaire de leur premier Adam.

Cette aventure ne causa pas peu d’admiration à toutes les personnes qui la virent ; mais aussitôt que j’eus éveillé mes rêveries sur cette circonstance, je m’imaginai tout à l’heure que ces animaux étaient acharnés contre moi à cause du monde d’où je venais ; « car, disais-je en moi-même, comme ils ont accoutumé d’aboyer à la lune pour la douleur qu’elle leur fait de si loin, sans doute ils se sont voulu jeter dessus moi parce que je sens la lune, dont l’odeur les fâche. »

Pour me purger de ce mauvais air, je m’exposai tout nu au soleil dessus une terrasse. Je m’y hâlai quatre ou cinq heures durant au bout desquelles je descendis, et les chiens, ne sentant plus l’influence qui m’avait fait leur ennemi, s’en retournèrent chacun chez soi.

Je m’enquis au port quand un vaisseau partirait pour la France, et lorsque je fus embarqué, je n’eus l’esprit tendu qu’à ruminer aux merveilles de mon voyage. J’admirai mille fois la Providence de Dieu qui avait reculé ces hommes, naturellement impies, en un lieu où ils ne pussent corrompre ses bien-aimés, et les avait punis de leur orgueil en les abandonnant à leur propre suffisance. Aussi je ne doute point qu’il n’ait différé jusqu’ici d’envoyer leur prêcher l’Évangile, parce qu’il savait qu’ils en abuseraient et que cette résistance ne servirait qu’à leur faire mériter une plus rude punition dans l’autre monde.

 

Enfin notre vaisseau surgit au havre de Toulon ; et d’abord après avoir rendu grâce aux vents et aux étoiles, pour la félicité du voyage, chacun s’embrassa sur le port, et se dit adieu. Pour moi, parce qu’au monde de la lune d’où j’arrivais, l’argent se met au nombre des contes faits à plaisir, et que j’en avais comme perdu la mémoire, le pilote se contenta, pour le nolage, de l’honneur d’avoir porté dans son navire un homme tombé du ciel. Rien ne nous empêcha donc d’aller jusqu’auprès de Toulouse, chez un de mes amis. Je brûlais de le voir, pour la joie que j’espérais lui causer, au récit de mes aventures. Je ne serai point ennuyeux à vous réciter tout ce qui m’arriva sur le chemin ; je me lassai, je me reposai, j’eus soif, j’eus faim, je bus, je mangeai au milieu de vingt ou trente chiens qui composaient sa meute. Quoique je fusse en fort mauvais ordre, maigre, et rôti du hâle, il ne laissa pas de me reconnaître ;

Transporté de ravissement, il me sauta au cou, et, après m’avoir baisé plus de cent fois, tout tremblant d’aise, il m’entraîna dans son château, où sitôt que les larmes eurent fait place à la voix : « Enfin, s’écria-t-il, nous vivons et nous vivrons, malgré tous les accidents dont la Fortune a ballotté notre vie. Mais, bons dieux ! il n’est donc pas vrai le bruit qui courut que vous aviez été brûlé en Canada, dans ce grand feu d’artifice duquel vous fûtes l’inventeur ? Et cependant deux ou trois personnes de créance, parmi ceux qui m’en apportèrent les tristes nouvelles, m’ont juré avoir vu et touché cet oiseau de bois dans lequel vous fûtes ravi. Ils me contèrent, que par malheur vous étiez entré dedans au moment qu’on y mit le feu, et que la rapidité des fusées qui brûlaient tout alentour, vous enleva si haut que l’assistance vous perdit de vue. Et vous fûtes, à ce qu’ils protestent, consumé de telle sorte, que la machine étant retombée, on n’y trouva que fort peu de vos cendres. — Ces cendres, lui répondis-je, monsieur, étaient donc celles de l’artifice même, car le feu ne m’endommagea en façon quelconque. L’artifice était attaché en dehors, et sa chaleur par conséquent ne pouvait pas m’incommoder.

« Or vous saurez qu’aussitôt que le salpêtre fut à bout, l’impétueuse ascension des fusées ne soutenant plus la machine, elle tomba en terre. Je la vis choir ; et lorsque je pensais culbuter avec elle, je fus bien étonné de sentir que je montais vers la lune. Mais il faut vous expliquer la cause d’un effet que vous prendriez pour un miracle.

« Je m’étais le jour de cet accident, à cause de certaines meurtrissures, frotté de moelle tout le corps ; mais parce que nous étions en décours, et que la lune pour lors attire la moelle, elle absorba si goulûment celle dont ma chair était imbue, principalement quand ma boîte fut arrivée au-dessus de la moyenne région, où il n’y avait point de nuages interposés pour en affaiblir l’influence, que mon corps suivit cette attraction. Et je vous proteste qu’elle continua de me sucer si longtemps, qu’à la fin j’abordai ce monde qu’on appelle ici la lune. »

Je lui racontai ensuite fort au long, toutes les particularités de mon voyage ; et M. de Colignac ravi d’entendre des choses si extraordinaires, me conjura de les rédiger par écrit. Moi qui aime le repos je résistai longtemps, à cause des visites qu’il était vraisemblable que cette publication m’attirerait. Toutefois, honteux du reproche dont il me rabattait, de ne pas faire assez de compte de ses prières, je me résolus enfin de le satisfaire.

Je mis donc la plume à la main, et à mesure que j’achevais un cahier, impatient de ma gloire qui lui démangeait plus que la sienne, il allait à Toulouse le prôner dans les plus belles assemblées. Comme on l’avait en réputation d’un des plus forts génies de son siècle, mes louanges dont il semblait l’infatigable écho, me firent connaître de tout le monde. Déjà les graveurs, sans m’avoir vu, avaient buriné mon image ; et la ville retentissait, dans chaque carrefour, du gosier enroué des colporteurs qui criaient à tue-tête : Voilà le portrait de l’auteur des États et Empires de la Lune. Parmi les gens qui lurent mon livre, il se rencontra beaucoup d’ignorants qui le feuilletèrent. Pour contrefaire les esprits de la grande volée, ils applaudirent comme les autres, jusqu’à battre des mains à chaque mot, de peur de se méprendre, et tout joyeux s’écrièrent : « Qu’il est bon ! » aux endroits qu’ils n’entendaient point. Mais la superstition travestie en remords, de qui les dents sont bien aiguës, sous la chemise d’un sot, leur rongea tant le cœur, qu’ils aimèrent mieux renoncer à la réputation de philosophe (laquelle aussi bien leur était un habit mal fait), que d’en répondre au jour du jugement.

Voilà donc la médaille renversée, c’est à qui chantera la palinodie. L’ouvrage dont ils avaient fait tant de cas, n’est plus qu’un pot-pourri de contes ridicules, un amas de lambeaux décousus, un répertoire de Peau-d’Ane à bercer les enfants ; et tel n’en connaît pas seulement la syntaxe qui condamne l’auteur à porter une bougie à Saint Mathurin.

Ce contraste d’opinions entre les habiles et les idiots, augmenta son crédit. Peu après, les copies en manuscrit se vendirent sous le manteau ; tout le monde, et ce qui est hors du monde, c’est-à-dire depuis le gentilhomme jusqu’au moine, acheta cette pièce : les femmes mêmes prirent parti. Chaque famille se divisa, et les intérêts de cette querelle allèrent si loin, que la ville fut partagée en deux factions, la lunaire et l’antilunaire.

On était aux escarmouches de la bataille, quand un matin je vis entrer dans la chambre de Colignac, neuf ou dix barbes à longue robe, qui d’abord lui parlèrent ainsi : « Monsieur, vous savez qu’il n’y a pas un de nous en cette compagnie qui ne soit votre allié, votre parent ou votre ami, et que par conséquent, il ne vous peut rien arriver de honteux qui ne nous rejaillisse sur le front. Cependant nous sommes informés de bonne part que vous retirez un sorcier dans votre château. — Un sorcier ! s’écria Colignac ; ô dieux ! nommez-le-moi ! Je vous le mets entre les mains. Mais il faut prendre garde que ce ne soit une calomnie. — Hé quoi ! monsieur, interrompit l’un des plus vénérables, y a-t-il aucun parlement qui se connaisse en sorciers comme le nôtre ? Enfin, mon cher neveu, pour ne vous pas davantage tenir en suspens, le sorcier que nous accusons est l’auteur des États et Empires de la Lune ; il ne saurait pas nier qu’il ne soit le plus grand magicien de l’Europe, après ce qu’il avoue lui-même. Comment ! avoir monté à la lune, cela se peut-il, sans l’entremise de… Je n’oserais nommer la bête ; car enfin, dites-moi, qu’allait-il faire chez la lune ? — Belle demande ! interrompit un autre ; il allait assister au sabbat qui s’y tenait possible ce jour-là : et, en effet vous voyez qu’il eut accointance avec le démon de Socrate. Après cela, vous étonnez-vous que le diable l’ait, comme il dit, rapporté en ce monde ?

Mais quoi qu’il en soit, voyez-vous, tant de lunes, tant de cheminées, tant de voyages par l’air, ne valent rien, je dis rien du tout ; et entre vous et moi (à ces mots, il approcha sa bouche de son oreille) je n’ai jamais vu de sorcier qui n’eût commerce avec la lune. »

Ils se turent après ces bons avis ; et Colignac demeura tellement ébahi de leur commune extravagance, qu’il ne put jamais dire un mot. Ce que voyant un vénérable butor, qui n’avait point encore parlé : « Voyez-vous, dit-il, notre parent, nous connaissons où vous tient l’enclouure ; le magicien est une personne que vous aimez ; mais n’appréhendez rien ; à votre considération, les choses iront à la douceur vous n’avez seulement qu’à nous le mettre entre les mains ; et pour l’amour de vous, nous engageons notre honneur de le faire brûler sans scandale. »

A ces mots, Colignac, quoique ses poings dans ses côtés, ne put se contenir ; un éclat de rire le prit, qui n’offensa pas peu messieurs ses parents ; de sorte qu’il ne fut pas en son pouvoir de répondre à aucun point de leur harangue, que par des ha a a a, ou des ho o o o ; Si bien que nos messieurs très scandalisés s’en allèrent, je dirais avec leur courte honte, si elle n’avait duré jusqu’à Toulouse. Quand ils furent partis, je tirai Colignac dans son cabinet, où sitôt que j’eus fermé la porte dessus nous : « Comte, lui dis-je, ces ambassadeurs à long poil me semblent des comètes chevelues ; j’appréhende que le bruit dont ils ont éclaté ne soit le tonnerre de la foudre qui s’ébranle pour choir. Quoique leur accusation soit ridicule, et possible un effet de leur stupidité, je ne serais pas moins mort, quand une douzaine d’habiles gens qui m’auraient vu griller, diraient que mes juges sont des sots. Tous les arguments dont ils prouveraient mon innocence ne me ressusciteraient pas ; et mes cendres demeureraient tout aussi froides dans un tombeau, qu’à la voirie. C’est pourquoi sauf votre meilleur avis, je serais fort joyeux de consentir à la tentation qui me suggère de ne leur laisser en cette province que mon portrait ; car j’enragerais au double de mourir pour une chose à laquelle je ne crois guère. » Colignac n’eut quasi pas la patience d’attendre que l’eusse achevé pour répondre. D’abord, toutefois, il me railla ; mais quand il vit que je le prenais sérieusement : « Ha ! par la mort ! s’écria-t-il d’un visage alarmé, on ne vous touchera point au bord du manteau, que moi, mes amis, mes vassaux, et tous ceux qui me considèrent, ne périssent auparavant. Ma maison est telle, qu’on ne la peut forcer sans canon ; elle est très avantageuse d’assiette, et bien flanquée. Mais je suis fou de me précautionner contre des tonnerres de parchemin. Ils sont, lui répliquai-je, quelquefois plus à craindre que ceux de la moyenne région. »

De là en avant nous ne parlâmes que de nous réjouir. Un jour nous chassions, un autre nous allions à la promenade, quelquefois nous recevions visite, et quelquefois nous en rendions ; enfin nous quittions toujours chaque divertissement, avant que ce divertissement eût pu nous ennuyer.

Le marquis de Cussan, voisin de Colignac, homme qui se connaît aux bonnes choses, était ordinairement avec nous, et nous avec lui ; et pour rendre les lieux de notre séjour encore plus agréables par ce changement, nous allions de Colignac à Cussan, et revenions de Cussan à Colignac. Les plaisirs innocents dont le corps est capable, ne faisaient que la moindre partie. De tous ceux que l’esprit peut trouver dans l’étude et la conversation, aucun ne nous manquait ; et nos bibliothèques unies comme nos esprits, appelaient tous les doctes dans notre société. Nous mêlions la lecture à l’entretien ; l’entretien à la bonne chère, celle-là à la pêche ou à la chasse, aux promenades ; et en un mot, nous jouissions pour ainsi dire et de nous-mêmes, et de tout ce que la nature a produit de plus doux pour notre usage, et ne mettions que la raison pour borne à nos désirs.

Cependant ma réputation contraire à mon repos, courait les villages circonvoisins, et les villes mêmes de la province. Tout le monde, attiré par ce bruit prenait prétexte de venir voir le seigneur pour voir le sorcier. Quand je sortais du Château, non seulement les enfants et les femmes, mais aussi les hommes, me regardaient comme la Bête, surtout le pasteur de Colignac, qui par malice ou par ignorance, était en secret le plus grand de mes ennemis. Cet homme simple en apparence et dont l’esprit bas et naïf était infiniment plaisant en ses naïvetés, était en effet très méchant ; il était vindicatif jusqu’à la rage ; calomniateur, comme quelque chose de plus qu’un Normand ; et si chicaneur, que l’amour de la chicane était sa passion dominante. Ayant longtemps plaidé contre son seigneur, qu’il haïssait d’autant plus qu’il l’avait trouvé ferme contre ses attaques, il en craignait le ressentiment, et, pour l’éviter, avait voulu permuter son bénéfice. Mais soit qu’il eût changé de dessein, ou seulement qu’il eût différé pour se venger de Colignac, en ma personne, pendant le séjour qu’il ferait en ses terres, il s’efforçait de persuader le contraire, bien que des voyages qu’il faisait bien souvent à Toulouse en donnassent quelque soupçon. Il y faisait mille contes ridicules de mes enchantements ; et la voix de cet homme malin, se joignant à celle des simples et des ignorants, y mettait mon nom en exécration.

On n’y parlait plus de moi que comme d’un nouvel Agrippa, et nous sûmes qu’on y avait même informé contre moi à la poursuite du curé, lequel avait été précepteur de ses enfants. Nous en eûmes avis par plusieurs personnes qui étaient dans les intérêts de Colignac et du marquis ; et bien que l’humeur grossière de tout un pays nous fût un sujet d’étonnement et de risée, je ne laissai pas de m’en effrayer en secret, lorsque je considérais de plus près les suites fâcheuses que pourrait avoir cette erreur. Mon bon génie sans doute m’inspirait cette frayeur, il éclairait ma raison de toutes ces lumières pour me faire voir le précipice où j ’allais tomber ; et non content de me conseiller ainsi tacitement, se voulut déclarer plus expressément en ma faveur.

Une nuit des plus fâcheuses qui fût jamais, ayant succédé à un des jours les plus agréables que nous eussions eus à Colignac, je me levai aussitôt que l’aurore ; et pour dissiper les inquiétudes et les nuages dont mon esprit était encore offusqué, j’entrai dans le jardin, où la verdure, les fleurs et les fruits, l’artifice et la nature, enchantaient l’âme et les yeux, lorsqu’en même instant j’aperçus le marquis qui s’y promenait seul dans une grande allée, laquelle coupait le parterre en deux. Il avait le marcher lent et le visage pensif. Je restai fort surpris de le voir contre sa coutume si matineux ; cela me fit hâter mon abord pour lui en demander la cause. Il me répondit que quelques fâcheux songes dont il avait été travaillé, l’avaient contraint de venir plus matin qu’à son ordinaire, guérir un mal au jour que lui avait causé l’ombre. Je lui confessai qu’une semblable peine m’avait empêché de dormir, et je lui en allais conter le détail ; mais comme j’ouvrais la bouche, nous aperçûmes, au coin d’une palissade qui croisait dans la nôtre, Colignac qui marchait à grands pas. De si loin qu’il nous aperçut :

« Vous voyez, s’écria-t-il, un homme qui vient d’échapper aux plus affreuses visions dont le spectacle soit capable de faire tourner le cerveau. A peine ai-je eu le loisir de mettre mon pourpoint, que je suis descendu pour vous le conter ; mais vous n’étiez plus ni l’un, ni l’autre, dans vos chambres. C’est pourquoi je suis accouru au jardin, me doutant que vous y seriez. » En effet le pauvre gentilhomme était presque hors d’haleine. Sitôt qu’il l’eut reprise, nous l’exhortâmes de se décharger d’une chose, qui pour être souvent fort légère, ne laisse pas de peser beaucoup. « C’est mon dessein, nous répliqua-t-il ; mais auparavant asseyons-nous. »

Un cabinet de jasmin nous présenta tout à propos de la fraîcheur et des sièges ; nous nous y retirâmes, et, chacun s’étant mis à son aise, Colignac poursuivit ainsi : « Vous saurez qu’après deux ou trois sommes durant lesquels je me suis trouvé parmi beaucoup d’embarras, dans celui que j’ai fait environ le crépuscule de l’aurore, il m’a semblé que mon cher hôte que voilà, était entre le marquis et moi, et que nous le tenions étroitement embrassé, quand un grand monstre noir qui n’était que de têtes, nous l’est venu tout d’un coup arracher. Je pense même qu’il l’allait précipiter dans un bûcher allumé proche de là, car il le balançait déjà sur les flammes ; mais une fille semblable à celle des Muses, qu’on nomme Euterpe, s’est jetée aux genoux d’une dame qu’elle a conjurée de le sauver (cette dame avait le port et les marques dont se servent nos peintres pour représenter la nature). A peine a-t-elle eu le loisir d’écouter les prières de sa suivante, que, tout étonnée : « Hélas ! a-t-elle crié, c’est un de mes amis ! » Aussitôt elle a porté à sa bouche une espèce de sarbacane, et a tant soufflé par le canal, sous les pieds de mon cher hôte, qu’elle l’a fait monter dans le ciel, et l’a garanti des cruautés du monstre à cent têtes. J’ai crié après lui fort longtemps ce me semble, et l’ai conjuré de ne pas s’en aller sans moi, quand une infinité de petits anges tout ronds qui se disaient enfants de l’aurore, m’ont enlevé au même pays, vers lequel il paraissait voler, et m’ont fait voir des choses que je ne vous raconterai point, parce que je les tiens trop ridicules. » Nous le suppliâmes de ne pas laisser de nous les dire. « Je me suis imaginé, continua-t-il, être dans le soleil, et que le soleil était un monde. Je n’en serais pas même encore désabusé, sans le hennissement de mon barbe, qui me réveillant, m’a fait voir que j’étais dans mon lit. »

Quand le marquis connut que Colignac avait achevé : « Et vous, dit-il, monsieur Dyrcona, quel a été le vôtre ? — Pour le mien, répondis-je, encore qu’il ne soit pas des vulgaires, je le mets en compte de rien. Je suis bilieux, mélancolique ; c’est la cause pourquoi depuis que je suis au monde, mes songes m’ont sans cesse représenté des cavernes et du feu.

« Dans mon plus bel âge il me semblait en dormant que, devenu léger, je m’enlevais jusqu’aux nues, pour éviter la rage d’une troupe d’assassins qui me poursuivaient ; mais qu’au bout d’un effort fort long et fort vigoureux, il se rencontrait toujours quelque muraille, après avoir volé par-dessus beaucoup d’autres, au pied de laquelle, accablé de travail, je ne manquais point d’être arrêté. Ou bien si je m’imaginais prendre ma volée droit en haut, encore que j’eusse avec les bras nagé fort longtemps dans le ciel, je ne laissais pas de me rencontrer toujours proche de terre ; et contre toute raison sans qu’il me semblât être devenu ni las ni lourd, mes ennemis ne faisaient qu’étendre la main, pour me saisir par le pied, et m’attirer à eux. Je n’ai guère eu que des songes semblables à celui-là, depuis que je me connais, hormis que cette nuit après avoir longtemps volé comme de coutume, et m’être plusieurs fois échappé de mes persécuteurs, il m’a semblé qu’à la fin je les ai perdus de vue, et que, dans un ciel libre et fort éclairé, mon corps soulagé de toute pesanteur, j’ai poursuivi mon voyage jusque dans un palais, où se composent la chaleur et la lumière. J’y aurais sans doute remarqué bien d’autres choses ; mais mon agitation pour voler m’avait tellement approché du bord du lit, que je suis tombé dans la ruelle, le ventre tout nu sur le plâtre, et les yeux fort ouverts. Voilà, messieurs, mon songe tout au long, que je n’estime qu’un pur effet de ces deux qualités qui prédominent à mon tempérament ; car encore que celui-ci diffère un peu de ceux qui m’arrivent toujours, en ce que j’ai volé jusqu’au ciel sans rechoir, j’attribue ce changement au sang, qui s’est répandu par la joie de nos plaisirs d’hier, plus au large qu’à son ordinaire, a pénétré la mélancolie, et lui a ôté en la soulevant cette pesanteur qui me faisait retomber. Mais après tout c’est une Science où il y a fort à deviner.

— Ma foi, continua Cussan, vous avez raison, c’est un pot-pourri de toutes les choses à quoi nous avons pensé en veillant, une monstrueuse chimère, un assemblage d’espèces confuses que la fantaisie, qui dans le sommeil n’est plus guidée par la raison, nous présente sans ordre, et dont toutefois en les tordant nous croyons étreindre le vrai sens, et tirer des songes comme des oracles une science de l’avenir ; mais par ma foi je n’y trouvais aucune autre conformité, sinon que les songes comme les oracles ne peuvent être entendus. Toutefois jugez par le mien qui n’est point extraordinaire, de la valeur de tous les autres. J’ai songé que j’étais fort triste, je rencontrais partout Dyrcona qui nous réclamait. Mais, sans davantage m’alambiquer le cerveau à l’explication de ces noires énigmes, je vous développerai en deux mots leur sens mystique. C’est par ma foi qu’à Colignac on fait de fort mauvais songes, et que si j’en suis cru, nous irons essayer d’en faire de meilleurs à Cussan. — Allons-y donc, me dit le comte, puisque ce trouble-fête en a tant envie. » Nous délibérâmes de partir le jour même. Je les suppliai de se mettre donc en chemin devant, parce que j’étais bien aise (ayant, comme ils venaient de conclure, à y séjourner un mois) d’y faire porter quelques livres. Ils en tombèrent d’accord, et aussitôt après déjeuner, mirent le cul sur la selle. Ma foi ! cependant je fis un ballot des volumes que je m’imaginai n’être pas à la bibliothèque de Cussan, dont je chargeai un mulet ; et je sortis environ sur les trois heures, monté sur un très bon coureur. Je n’allais pourtant qu’au pas, afin d’accompagner ma petite bibliothèque, et pour enrichir mon âme avec plus de loisir des libéralités de ma vue. Mais écoutez une aventure qui vous surprendra.

 

 

 

Suite du Voyage dans la Lune et Histoire comique des états et empires du Soleil (4)

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021