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Suite et fin du Voyage dans la Lune et Histoire comique des états et empires du Soleil (5)

 

 


 

 

 

Je côtoyai la lune qui pour lors se trouvait entre le soleil et la terre, et je laissai Vénus à main droite. Mais à propos de cette étoile, la vieille astronomie a tant prêché que les planètes sont des astres qui tournent à l’entour de la terre, que la moderne n’oserait en douter. Et je remarquai toutefois, que durant tout le temps que Vénus parut au deçà du soleil, à l’entour duquel elle tourne, je la vis toujours en croissant ; mais achevant son tour, j’observai qu’à mesure qu’elle passa derrière, ses cornes se rapprochèrent, et son ventre noir se redora. Or cette vicissitude de lumières et de ténèbres, montre bien évidemment que les planètes sont comme la lune et la terre, des globes sans clarté, qui ne sont capables que de réfléchir celle qu’ils empruntent.

En effet, à force de monter, je fis encore la même observation de Mercure. Je remarquai de plus, que tous ces mondes ont encore d’autres petits mondes qui se meuvent à l’entour d’eux. Rêvant depuis aux causes de la construction de ce grand univers, je me suis imaginé qu’au débrouillement du chaos, après que Dieu eut créé la matière, les corps semblables se joignirent par ce principe d’amour inconnu, avec lequel nous expérimentons que toute chose cherche son pareil. Des particules formées de certaine façon s’assemblèrent et cela fit l’air. D’autres à qui la figure donna possible un mouvement circulaire, composèrent en se liant les globes qu’on appelle astres, qui non seulement à cause de cette inclination de pirouetter sur leurs pôles, à laquelle leur figure les nécessite, ont dû s’amasser en rond, comme nous les voyons, mais ont dû même s’évaporant de la masse, et cheminant dans leur fuite d’une allure semblable, faire tourner les orbes moindres qui se rencontraient dans la sphère de leur activité. C’est pourquoi Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Jupiter et Saturne, ont été contraints de pirouetter et rouler tout ensemble à l’entour du soleil. Ce n’est pas qu’on ne se puisse imaginer qu’autrefois tous ces autres globes n’aient été des soleils, puisqu’il reste encore à la terre, malgré son extinction présente, assez de chaleur pour faire tourner la lune autour d’elle par le mouvement circulaire des corps qui se déprennent de sa masse, et qu’il en reste assez à Jupiter, pour en faire tourner quatre. Mais ces soleils à la longueur du temps, ont fait une perte de lumière et de feu si considérable par l’émission continuelle des petits corps qui font l’ardeur et la clarté, qu’ils sont demeurés un marc froid, ténébreux, et presque impuissant. Nous découvrons même que ces taches qui sont au soleil, dont les anciens ne s’étaient point aperçus, croissent de jour en jour. Or que sait-on si ce n’est point une croûte qui se forme en sa superficie, sa masse qui s’éteint à mesure que la lumière s’en déprend ; et s’il ne deviendra point, quand tous ces corps mobiles l’auront abandonné, un globe opaque comme la terre ?

Il y a des siècles fort éloignés, au delà desquels il ne parait aucun vestige du genre humain. Peut-être qu’auparavant la terre était un soleil peuplé d’animaux proportionnés au climat qui les avait produits ; et peut-être que ces animaux-là étaient les démons de qui l’antiquité raconte tant d’exemples. Pourquoi non ? Ne se peut-il pas faire que ces animaux depuis l’extinction de la terre, y ont encore habité quelque temps, et que l’altération de leur globe n’en avait pas détruit encore toute la race ? En effet leur vie a duré jusqu’à celle d’Auguste, au témoignage de Plutarque. Il semble même que le testament prophétique et sacré de nos premiers patriarches, nous ait voulu conduire à cette vérité par la main ; car on y lit auparavant qu’il soit parlé de l’homme, la révolte des anges. Cette suite de temps que l’Écriture observe, n’est-elle pas comme une demi-preuve que les anges ont habité la terre auparavant nous ? Et que ces orgueilleux qui avaient habité notre monde, du temps qu’il était soleil, dédaignant peut-être, depuis qu’il fut éteint, d’y continuer leur demeure, et sachant que Dieu avait posé son trône dans le soleil, osèrent entreprendre de l’occuper ? Mais Dieu qui voulut punir leur audace, les chassa même de la terre, et créa l’homme, moins parfait, mais par conséquent moins superbe, pour occuper leurs places vides.

Environ au bout de quatre mois de voyage, du moins autant qu’on saurait supputer, quand il n’arrive point de nuit pour distinguer le jour, j’abordai une de ces petites terres qui voltigent à l’entour du soleil que les mathématiciens appellent des macules, où à cause des nuages interposés, mes miroirs ne réunissant plus tant de chaleur, et l’air par conséquent ne poussant plus ma cabane avec tant de vigueur, ce qui resta de vent ne fut capable que de soutenir ma chute, et me descendre sur la pointe d’une fort haute montagne où je baissai doucement.

 

Je commençais de m’endormir, comme j’aperçus en l’air un oiseau merveilleux qui planait sur ma tête ; il se soutenait d’un mouvement si léger et si imperceptible, que je doutai plusieurs fois si ce n’était point encore un petit univers balancé par son propre centre. Il descendit pourtant peu à peu, et arriva enfin si proche de moi, que mes yeux soulagés furent tout pleins de son image. Sa queue paraissait verte, son estomac d’azur émaillé, ses ailes incarnates, et sa tête de pourpre faisait briller en s’agitant une couronne d’or, dont les rayons jaillissaient de ses yeux.

Il fut longtemps à voler dans la nue, et je me tenais tellement collé à tout ce qu’il devenait, que mon âme s’étant toute repliée et comme raccourcie à la seule opération de voir, elle n’atteignit presque pas jusqu’à celle d’ouïr, pour me faire entendre que l’oiseau parlait en chantant.

Ainsi peu à peu débandé de mon extase, je remarquai distinctement les syllabes, les mots et le discours qu’il articula

Voici donc au mieux qu’il m’en souvient, les termes dont il arrangea le tissu de sa chanson :

« Vous êtes étranger, siffla l’oiseau fort agréablement, et naquîtes dans un monde d’où je suis originaire. Or cette propension secrète dont nous sommes émus pour nos compatriotes, est l’instinct qui me pousse à vouloir que vous sachiez ma vie.

« Je vois votre esprit tendu à comprendre comment il est possible que je m’explique à vous d’un discours suivi, vu qu’encore que les oiseaux contrefassent votre parole, ils ne la conçoivent pas ; mais aussi quand vous contrefaites l’aboi d’un chien ou le chant d’un rossignol, vous ne concevez pas non plus ce que le chien ou le rossignol ont voulu dire. Tirez donc conséquence de là que ni les oiseaux ni les hommes ne sont pas pour cela moins raisonnables.

« Cependant de même qu’entre vous autres, il s’en est trouvé de si éclairés, qu’ils ont entendu et parlé notre langue comme Apollonius de Thyane, Anaximandre, et plusieurs dont je vous tais les noms, pour ce qu’ils ne sont jamais venus à votre connaissance ; de même parmi nous il s’en trouve qui entendent et parlent la vôtre. Quelques-uns, à la vérité, ne savent que celle d’une nation. Mais tout ainsi qu’il se rencontre des oiseaux qui ne disent mot, quelques-uns qui gazouillent, d’autres qui parlent, il s’en rencontre encore de plus parfaits qui savent user de toutes sortes d’idiomes ; quant à moi j’ai l’honneur d’être de ce petit nombre.

« Au reste vous saurez qu’en quelque monde que ce soit, nature a imprimé aux oiseaux une secrète envie de voler jusqu’ici, et peut-être que cette émotion de notre volonté est en ce qui nous a fait croître des ailes, comme les femmes grosses produisent sur leurs enfants la figure des choses qu’elles ont désirées ; ou plutôt comme ceux qui passionnant de savoir nager ont été vus tout endormis se plonger au courant des fleuves, et franchir, avec plus d’adresse qu’un expérimenté nageur, des hasards qu’étant éveillés ils n’eussent osé seulement regarder ; ou comme ce fils du roi Crésus, à qui un véhément désir de parler pour garantir son père, enseigna tout d’un coup une langue ; ou bref comme cet ancien qui, pressé de son ennemi et surpris sans armes, sentit croître sur son front des cornes de taureau, par le désir qu’une fureur semblable à celle de cet animal lui en inspira.

« Quand donc les oiseaux sont arrivés au soleil, ils vont joindre la république de leur espèce. Je vois bien que vous êtes gros d’apprendre qui je suis. C’est moi que parmi vous on appelle phénix. Dans chaque monde il n’y en a qu’un à la fois, lequel y habite durant l’espace de cent ans ; car au bout d’un siècle, quand sur quelque montagne d’Arabie il s’est déchargé d’un gros œuf au milieu des charbons de son bûcher, dont il a trié la matière de rameaux d’aloès, de cannelle et d’encens, il prend son essor, et dresse sa volée au soleil, comme la patrie où son cœur a longtemps aspiré. Il a bien fait auparavant tous ses efforts pour ce voyage ; mais la pesanteur de son œuf, dont les coques si épaisses qu’il faut un siècle à le couver, retardait toujours l’entreprise.

« Je me doute bien que vous aurez de la peine à concevoir cette miraculeuse production ; c’est pourquoi je veux vous l’expliquer. Le phénix est hermaphrodite ; mais entre les hermaphrodites, c’est encore un autre phénix tout extraordinaire, car… »

Il resta un demi-quart d’heure sans parler, et puis il ajouta : « Je vois bien que vous soupçonnez de fausseté ce que je vous viens d’apprendre ; mais si je ne dis vrai, je veux jamais n’aborder votre globe, qu’un aigle ne fonde sur moi. »

Il demeura encore quelque temps à se balancer dans le ciel, et puis il s’envola.

L’admiration qu’il m’avait causée par son récit me donna la curiosité de le suivre ; et parce qu’il fendait le vague des cieux d’un essor non précipité, je le conduisis de la vue et du marcher assez facilement.

Environ au bout de cinquante lieues, je me trouvai dans un pays si plein d’oiseaux, que leur nombre égalait presque celui des feuilles qui les couvraient. Ce qui me surprit davantage fut que ces oiseaux, au lieu de s’effaroucher à ma rencontre, voltigeaient alentour de moi ; l’un sifflait à mes oreilles, l’autre faisait la roue sur ma tête ; bref après que leurs petites gambades eurent occupé mon attention fort longtemps, tout à coup je sentis mes bras chargés de plus d’un million de toutes sortes d’espèces, qui pesaient dessus si lourdement, que je ne les pouvais remuer.

Ils me tinrent en cet état jusqu’à ce que je vis arriver quatre grandes aigles, dont les unes m’ayant de leurs serres accolé par les jambes, les deux autres par les bras, m’enlevèrent fort haut.

Je remarquai parmi la foule une pie, qui tantôt deçà, tantôt delà, volait et revolait avec beaucoup d’empressement, et j’entendis qu’elle me cria que je ne me défendisse point, à cause que ses compagnons tenaient déjà conseil de me crever les yeux. Cet avertissement empêcha toute la résistance que j’aurais pu faire ; de sorte que ces aigles m’emportèrent à plus de mille lieues de là dans un grand bois, qui était, à ce que dit ma pie, la ville où leur roi faisait sa résidence.

La première chose qu’ils firent fut de me jeter en prison dans le tronc creusé d’un grand chêne, et quantité des plus robustes se perchèrent sur les branches, où ils exercèrent les fonctions d’une compagnie de soldats sous les armes.

Environ au bout de vingt-quatre heures, il en entra d’autres en garde qui relevèrent ceux-ci. Cependant que j’attendais avec beaucoup de mélancolie ce qu’il plairait à la Fortune d’ordonner de mes désastres, ma charitable pie m’apprenait tout ce qui se passait.

Entre autres choses, il me souvient qu’elle m’avertit que la populace des oiseaux avait fort crié de ce qu’on me gardait si longtemps sans me dévorer ; qu’ils avaient remontré que j’amaigrirais tellement qu’on ne trouverait plus sur moi que des os à ronger.

La rumeur pensa s’échauffer en sédition, car ma pie s’étant émancipée de représenter que c’était un procédé barbare, de faire ainsi mourir sans connaissance de cause, un animal qui approchait en quelque sorte de leur raisonnement, ils la pensèrent mettre en pièces, alléguant que cela serait bien ridicule de croire qu’un animal tout nu, que la nature même en mettant au jour ne s’était pas souciée de fournir des choses nécessaires à le conserver, fût comme eux capable de raison : « Encore, ajoutaient-ils, si c’était un animal qui approchât un peu davantage de notre figure, mais justement le plus dissemblable, et le plus affreux ; enfin une bête chauve, un oiseau plumé, une chimère amassée de toutes sortes de natures, et qui fait peur à toutes : l’homme, dis-je, si sot et si vain, qu’il se persuade que nous n’avons été faits que pour lui ; l’homme qui avec son âme si clairvoyante, ne saurait distinguer le sucre d’avec l’arsenic, et qui avalera de la ciguë que son beau jugement lui aurait fait prendre pour du persil ; l’homme qui soutient qu’on ne raisonne que par le rapport des sens, et qui cependant a les sens les plus faibles, les plus tardifs et les plus faux d’entre toutes les créatures ; l’homme enfin que la nature, pour faire de tout, a créé comme les monstres, mais en qui pourtant elle a infus l’ambition de commander à tous les animaux et de les exterminer. »

Voilà ce que disaient les plus sages : pour la commune, elle criait que cela était horrible, de croire qu’une bête qui n’avait pas le visage fait comme eux, eût de la raison. « Hé, quoi ! murmuraient-ils l’un à l’autre, il n’a ni bec, ni plumes, ni griffes, et son âme serait spirituelle ! O dieux ! quelle impertinence ! »

La compassion qu’eurent de moi les plus généreux n’empêcha point qu’on n’instruisît mon procès criminel : on en dressa toutes les écritures dessus l’écorce d’un cyprès ; et puis au bout de quelques jours je fus porté au tribunal des oiseaux. Il n’y avait pour avocats, pour conseillers, et pour juges, à la séance, que des pies, des geais et des étourneaux ; encore n’avait-on choisi que ceux qui entendaient ma langue.

Au lieu de m’interroger sur la sellette, on me mit à califourchon sur un chicot de bois pourri, d’où celui qui présidait à l’auditoire, après avoir claqué du bec deux ou trois coups, et secoué majestueusement ses plumes, me demanda d’où j’étais, de quelle nation, et de quelle espèce. Ma charitable pie m’avait donné auparavant quelques instructions qui me furent très salutaires, et entre autres que je me gardasse bien d’avouer que je fusse homme. Je répondis donc que j’étais de ce petit monde qu’on appelait la terre, dont le phénix et quelques autres que je voyais dans l’assemblée, pouvaient leur avoir parlé ; que le climat qui m’avait vu naître était assis sous la zone tempérée du Pôle arctique, dans une extrémité de l’Europe qu’on nommait la France ; et quant à ce qui concernait mon espèce, que je n’étais point homme comme ils se figuraient, mais singe ; que des hommes m’avaient enlevé au berceau fort jeune, et nourri parmi eux ; que leur mauvaise éducation m’avait ainsi rendu la peau délicate ; qu’ils m’avaient fait oublier ma langue naturelle, et instruit à la leur ; que pour complaire à ces animaux farouches, je m’étais accoutumé à ne marcher que sur deux pieds ; et qu’enfin, comme on tombe plus facilement qu’on ne monte d’espèce, l’opinion, la coutume et la nourriture de ces bêtes immondes avaient tant de pouvoir sur moi, qu’à peine mes parents qui sont singes d’honneur, me pourraient eux-mêmes reconnaître. J’ajoutai pour ma justification, qu’ils me fissent visiter par des experts, et qu’en cas que je fusse trouvé homme, je me soumettais à être anéanti comme un monstre.

« Messieurs, s’écria une arondelle de l’assemblée dès que j’eus cessé de parler, je le tiens convaincu ; vous n’avez pas oublié qu’il vient de dire que le pays qui l’avait vu naître était la France ; mais vous savez qu’en France les singes n’engendrent point : après cela jugez s’il est ce qu’il se vante d’être ! »

Je répondis à mon accusatrice que j’avais été enlevé si jeune du sein de mes parents, et transporté en France, qu’à bon droit je pouvais appeler mon pays natal celui duquel je me souvenais le plus loin.

Cette raison, quoique spécieuse, n’était pas suffisante ; mais la plupart, ravis d’entendre que je n’étais pas homme, furent bien aises de le croire ; car ceux qui n’en avaient jamais vu ne pouvaient se persuader qu’un homme ne fût bien plus horrible que je ne leur paraissais, et les plus sensés ajoutaient que l’homme était quelque chose de si abominable, qu’il était utile qu’on crût que ce n’était qu’un être imaginaire.

De ravissement tout l’auditoire en battit des ailes, et sur l’heure on me mit pour m’examiner au pouvoir des syndics, à la charge de me représenter le lendemain, et d’en faire à l’ouverture des Chambres le rapport à la compagnie. Ils s’en chargèrent donc, et me portèrent dans un bocage reculé. Là pendant qu’ils me tinrent, ils ne s’occupèrent qu’à gesticuler autour de moi cent sortes de culbutes, à faire la procession des coques de noix sur la tête. Tantôt ils battaient des pieds l’un contre l’autre, tantôt ils creusaient de petites fosses pour les remplir, et puis j’étais tout étonné que je ne voyais plus personne.

Le jour et la nuit se passèrent à ces bagatelles, jusqu’au lendemain que l’heure prescrite étant venue, on me reporta derechef comparaître devant mes juges, où mes syndics interpellés de dire vérité, répondirent que pour la décharge de leur conscience, ils se sentaient tenus d’avertir la cour qu’assurément je n’étais pas singe comme je me vantais : « Car, disaient-ils, nous avons eu beau sauter, marcher, pirouetter et inventer en sa présence cent tours de passe, par lesquels nous prétendions l’émouvoir à faire de même, selon la coutume des singes. Or quoiqu’il eût été nourri parmi les hommes, comme le singe est toujours singe, nous soutenons qu’il n’eût pas été en sa puissance de s’abstenir de contrefaire nos singeries. Voilà, messieurs, notre rapport. »

Les juges alors s’approchèrent pour venir aux opinions ; mais on s’aperçut que le ciel se couvrait et paraissait chargé. Cela fit lever l’assemblée.

Je m’imaginais que l’apparence du mauvais temps les y avait conviés, quand l’avocat général me vint dire, par ordre de la cour, qu’on ne me jugerait point ce jour-là ; que jamais on ne vidait un procès criminel lorsque le ciel n’était pas serein, parce qu’ils craignaient que la mauvaise température de l’air n’altérât quelque chose à la bonne constitution de l’esprit des juges ; que le chagrin dont l’humeur des oiseaux se charge durant la pluie, ne dégorgeât sur la cause, ou qu’enfin la cour ne se vengeât de sa tristesse sur l’accusé ; c’est pourquoi mon jugement fut remis à un plus beau temps. On me ramena donc en prison, et je me souviens que pendant le chemin ma charitable pie ne m’abandonna guère, elle vola toujours à mes côtés, et je crois qu’elle ne m’eût point quitté, si ses compagnons ne se fussent approchés de nous.

Enfin, j’arrivai au lieu de ma prison, où pendant ma captivité je ne fus nourri que du pain du roi : c’était ainsi qu’ils appelaient une cinquantaine de vers, et autant de guillots qu’ils m’apportaient à manger de sept heures en sept heures.

Je pensais recomparaître dès le lendemain, et tout le monde le croyait ainsi ; mais un de mes gardes me conta au bout de cinq ou six jours, que tout ce temps-là avait été employé à rendre justice à une communauté de chardonnerets, qui l’avait implorée contre un de leurs compagnons. Je demandai à ce garde de quel crime ce malheureux était accusé : « Du crime, répliqua le garde, le plus énorme dont un oiseau puisse être noirci. On l’accuse… le pourriez-vous bien croire ? On l’accuse… mais, bons dieux ! d’y penser seulement les plumes m’en dressent à la tête… Enfin on l’accuse de n’avoir pas encore depuis six ans mérité d’avoir un ami ; c’est pourquoi il a été condamné à être roi, et roi d’un peuple différent de son espèce.

» Si ses sujets eussent été de sa nature, il aurait pu tremper au moins des yeux et du désir dedans leurs voluptés ; mais comme les plaisirs d’une espèce n’ont point du tout de relation avec les plaisirs d’une autre espèce, il supportera toutes les fatigues, et boira toutes les amertumes de la royauté, sans pouvoir en goûter aucune des douceurs.

« On l’a fait partir ce matin environné de beaucoup de médecins, pour veiller à ce qu’il ne s’empoisonne dans le voyage. » Quoique mon garde fût grand causeur de sa nature, il ne m’osa pas entretenir seul plus longtemps, de peur d’être soupçonné d’intelligence.

Environ sur la fin de la semaine, je fus encore ramené devant mes juges. On me nicha sur le fourchon d’un petit arbre sans feuilles. Les oiseaux de longue robe, tant avocats, conseillers que présidents, se juchèrent tous par étage, chacun selon sa dignité, au coupeau d’un grand cèdre. Pour les autres qui n’ assistaient à l’assemblée que par curiosité, ils se placèrent pêle-mêle tant que les sièges furent remplis, c’est-à-dire tant que des branches du cèdre furent couvertes de pattes.

Cette pie que j’avais toujours remarquée pleine de compassion pour moi, se vint percher sur mon arbre, où, feignant de se divertir à becqueter la mousse : « En vérité, me dit-elle, vous ne sauriez croire combien votre malheur m’est sensible, car encore que je n’ignore pas qu’un homme parmi les vivants est une peste dont on devrait purger tout État bien policé ; quand je me souviens toutefois d’avoir été dès le berceau élevée parmi eux, d’avoir appris leur langue si parfaitement, que j’en ai presque oublié la mienne, et d’avoir mangé de leur main des fromages mous si excellents que je ne saurais y songer sans que l’eau m’en vienne aux yeux et à la bouche, je sens pour vous des tendresses qui m’empêchent d’incliner au plus juste parti. »

Elle achevait ceci, quand nous fûmes interrompus par l’arrivée d’un aigle qui se vint asseoir entre les rameaux d’un arbre assez proche du mien. Je voulus me lever pour me mettre à genoux devant lui, croyant que ce fût le roi, si ma pie de sa patte ne m’eût contenu en mon assiette. « Pensiez-vous donc, me dit-elle, que ce grand aigle fut notre souverain ? C’est une imagination de vous autres hommes, qui à cause que vous laissez commander aux plus grands, aux plus forts et aux plus cruels de vos compagnons, avez sottement cru, jugeant de toutes choses par vous, que l’aigle nous devait commander.

« Mais notre politique est bien autre ; car nous ne choisissons pour notre roi que le plus faible, le plus doux, et le plus pacifique ; encore le changeons nous tous les six mois, et nous le prenons faible, afin que le moindre à qui il aurait fait quelque tort, se pût venger de lui. Nous le choisissons doux, afin qu’il ne haïsse ni ne se fasse haïr de personne, et nous voulons qu’il soit d’une humeur pacifique, pour éviter la guerre, le canal de toutes les injustices.

« Chaque semaine, il tient les États, où tout le monde est reçu à se plaindre de lui. S’il se rencontre seulement trois oiseaux mal satisfaits de son gouvernement, il en est dépossédé, et l’on procède à une nouvelle élection.

« Pendant la journée que durent les États, notre roi est monté au sommet d’un grand if sur le bord d’un étang, les pieds et les ailes liés. Tous les oiseaux l’un après l’autre passent par-devant lui ; et si quelqu’un d’eux le sait coupable du dernier supplice, il le peut jeter à l’eau. Mais il faut que sur-le-champ il justifie la raison qu’il en a eue, autrement il est condamné à la mort triste. »

Je ne pus m’empêcher de l’interrompre pour lui demander ce qu’elle entendait par le mot triste et voici ce qu’elle me répliqua :

« Quand le crime d’un coupable est jugé si énorme, que la mort est trop peu de chose pour l’expier, on tâche d’en choisir une qui contienne la douleur de plusieurs, et l’on y procède de cette façon :

« Ceux d’entre nous qui ont la voix la plus mélancolique et la plus funèbre, sont délégués vers le coupable qu’on porte sur un funeste cyprès. Là ces tristes musiciens s’amassent autour de lui, et lui remplissent l’âme par l’oreille de chansons si lugubres et si tragiques, que l’amertume de son chagrin désordonnant l’économie de ses organes et lui pressant le cœur, il se consume à vue d’œil, et meurt suffoqué de tristesse.

« Toutefois un tel spectacle n’arrive guère ; car comme nos rois sont fort doux, ils n’obligent jamais personne à vouloir pour se venger encourir une mort si cruelle.

« Celui qui règne à présent est une colombe dont l’humeur est si pacifique, que l’autre jour qu’il fallait accorder deux moineaux, on eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre ce que c’était qu’inimitié. »

Ma pie ne put continuer un si long discours, sans que quelques-uns des assistants y prissent garde ; et parce qu’on la soupçonnait déjà de quelque intelligence, les principaux de l’assemblée lui firent mettre la main sur le collet par un aigle de la garde qui se saisit de sa personne. Le roi colombe arriva sur ces entrefaites ; chacun se tut, et la première chose qui rompit le silence, fut la plainte que le grand censeur des oiseaux dressa contre la pie. Le roi pleinement informé du scandale dont elle était la cause, lui demanda son nom, et comment elle me connaissait. « Sire, répondit-elle fort étonnée, je me nomme Margot ; il y a ici force oiseaux de qualité qui répondront de moi. J’appris un jour au monde de la terre d’où je suis native, par Guillery l’Enrhumé que voilà, qui, m’ayant entendu crier en cage, me vint visiter à la fenêtre où j’étais pendue, que mon père était Courte-queue, et ma mère Croque-noix. Je ne l’aurais pas su sans lui ; car j’avais été enlevée de dessous l’aile de mes parents au berceau, fort jeune. Ma mère quelque temps après en mourut de déplaisir, et mon père désormais hors d’âge de faire d’autres enfants, désespéré de se voir sans héritiers, s’en alla à la guerre des geais, où il fut tué d’un coup de bec dans la cervelle. Ceux qui me ravirent furent certains animaux sauvages qu’on appelle porchers, qui me portèrent vendre à un château, où je vis cet homme à qui vous faites maintenant le procès. Je ne sais s’il conçut quelque bonne volonté pour moi, mais il se donnait la peine d’avertir les serviteurs de me hacher de la mangeaille. Il avait quelquefois la bonté de me l’apprêter lui-même. Si en hiver j’étais morfondue, il me portait auprès du feu, calfeutrait ma cage ou commandait au jardinier de me réchauffer dans sa chemise. Les domestiques n’osaient m’agacer en sa présence, et je me souviens qu’un jour il me sauva de la gueule du chat qui me tenait entre ses griffes, où le petit laquais de ma dame m’avait exposée. Mais il ne sera pas mal à propos de vous apprendre la cause de cette barbarie. Pour complaire à Verdelet (c’est le nom du petit laquais) je répétais un jour les sottises qu’il m’avait enseignées. Or il arriva, par malheur, quoique je récitasse toujours mes quolibets de suite, que je vins à dire en son ordre justement comme il entrait pour faire un faux message : « Taisez-vous, fils de putain, vous avez menti ! » Cet homme accusé que voilà, qui connaissant le naturel menteur du fripon, s’imagina que je pourrais bien avoir parlé par prophétie, et envoya sur les lieux s’enquérir si Verdelet y avait été : Verdelet fut convaincu de fourbe, Verdelet fut fouetté, et Verdelet pour se venger m’eût fait manger au matou, sans lui. » Le roi d’un baissement de tête, témoigna qu’il était content de la pitié qu’elle avait eue de mon désastre ; il lui défendît toutefois de me plus parler en secret. Ensuite, il demanda à l’avocat de ma partie, si son plaidoyer était prêt. Il fit signe de la patte qu’il allait parler, et voici ce me semble les mêmes points dont il insista contre moi :

Plaidoyer fait au Parlement des oiseaux,

les Chambres assemblées,

contre un animal accusé d’être homme.


« Messieurs, la partie de ce criminel est Guillemette la Charnue, perdrix de son extraction, nouvellement arrivée du monde de la terre, la gorge encore ouverte d’une balle de plomb que lui ont tirée les hommes, demanderesse à l’encontre du genre humain, et par conséquent à l’encontre d’un animal que je prétends être un membre de ce grand corps. Il ne nous serait pas malaisé d’empêcher par sa mort les violences qu’il peut faire ; toutefois comme le salut ou la perte de tout ce qui vit, importe à la République des vivants, il me semble que nous mériterions d’être nés hommes, c’est-à-dire dégradés de la raison et de l’immortalité que nous avons par-dessus eux, si nous leur avions ressemblé par quelqu’une de leurs injustices.

« Examinons donc, messieurs, les difficultés de ce procès avec toute la contention de laquelle nos divins esprits sont capables.

« Le nœud de l’affaire consiste à savoir si cet animal est homme ; et puis en cas que nous avérions qu’il le soit, si pour cela il mérite la mort.

« Pour moi, je ne fais point de difficulté qu’il ne le soit, premièrement, par un sentiment d’horreur dont nous nous sommes tous sentis saisis à sa vue sans en pouvoir dire la cause ; secondement, en ce qu’il rit comme un fou, troisièmement, en ce qu’il pleure comme un sot ; quatrièmement, en ce qu’il se mouche comme un vilain ; cinquièmement, en ce qu’il est plumé comme un galeux ; sixièmement, en ce qu’il porte la queue devant ; septièmement, en ce qu’il a toujours une quantité de petits grès carrés dans la bouche qu’il n’a pas l’esprit de cracher ni d’avaler ; huitièmement, et pour conclusion, en ce qu’il lève en haut tous les matins ses yeux, son nez et son large bec, colle ses mains ouvertes la pointe au ciel plat contre plat, et n’en fait qu’une attachée, comme s’il s’ennuyait d’en avoir deux libres ; se casse les jambes par la moitié, en sorte qu’il tombe sur ses gigots ; puis avec des paroles magiques qu’il bourdonne, j’ai pris garde que ses jambes rompues se rattachent, et qu’il se relève après aussi gai qu’auparavant. Or vous savez, messieurs, que de tous les animaux il n’y a que l’homme seul dont l’âme soit assez noire pour s’adonner à la magie, et par conséquent celui-ci est homme. Il faut maintenant examiner si, pour être homme, il mérite la mort.

« Je pense, messieurs, qu’on n’a jamais révoqué en doute que toutes les créatures sont produites par notre commune mère, pour vivre en société. Or, si je prouve que l’homme semble n’être né que pour la rompre, ne prouverai-je pas qu’allant contre la fin de sa création, il mérite que la nature se repente de son ouvrage ?

« La première et la plus fondamentale loi pour la manutention d’une république, c’est l’égalité ; mais l’homme ne la saurait endurer éternellement : il se rue sur nous pour nous manger ; il se fait accroire que nous n’avons été faits que pour lui ; il prend, pour argument de sa supériorité prétendue, la barbarie avec laquelle il nous massacre, et le peu de résistance qu’il trouve à forcer notre faiblesse, et ne veut pas cependant avouer à ses maîtres, les aigles, les condors, et les griffons, par qui les plus robustes d’entre eux sont surmontés.

« Mais pourquoi cette grandeur et disposition de membres marquerait-elle diversité d’espèce, puisque entre eux-mêmes il se rencontre des nains et des géants ?

« Encore est-ce un droit imaginaire que cet empire dont ils se flattent ; ils sont au contraire si enclins à la servitude, que de peur de manquer à servir, ils se vendent les uns aux autres leur liberté. C’est ainsi que les jeunes sont esclaves des vieux, les pauvres des riches, les paysans des gentilshommes, les princes des monarques, et les monarques mêmes des lois qu’ils ont établies. Mais avec tout cela ces pauvres serfs ont si peur de manquer de maîtres, que comme s’ils appréhendaient que la liberté ne leur vînt de quelque endroit non attendu, ils se forgent des dieux de toutes parts, dans l’eau, dans l’air, dans le feu, sous la terre ; ils en feront plutôt de bois, qu’ils n’en aient, et je crois même qu’ils se chatouillent des fausses espérances de l’immortalité, moins par l’horreur dont le non-être les effraye, que par la crainte qu’ils ont de n’avoir pas qui leur commande après la mort. Voilà le bel effet de cette fantastique monarchie et de cet empire si naturel de l’homme sur les animaux et sur nous-mêmes, car son insolence a été jusque-là.

« Cependant en conséquence de cette principauté ridicule, il s’attribue tout joliment sur nous le droit de vie et de mort ; il nous dresse des embuscades, il nous enchaîne, il nous jette en prison, il nous égorge, il nous mange, et, de la puissance de tuer ceux qui sont demeurés libres il fait un prix à la noblesse. Il pense que le soleil s’est allumé pour l’éclairer à nous faire la guerre ; que nature nous a permis d’étendre nos promenades dans le ciel afin seulement que de notre vol il puisse tirer de malheureux ou favorables auspices et quand Dieu mit des entrailles dedans notre corps, qu’il n’eut intention que de faire un grand livre où l’homme pût apprendre la science des choses futures.

« Hé bien, ne voilà pas un orgueil tout à fait insupportable ? Celui qui l’a conçu pouvait-il mériter un moindre châtiment que de naître homme ? Ce n’est pas toutefois sur quoi je vous presse de condamner celui-ci. La pauvre bête n’ayant pas comme nous l’usage de raison, j’excuse ses erreurs quant à celles que produit son défaut d’entendement ; mais pour celles qui ne sont filles que de la volonté, j’en demande justice : par exemple, de ce qu’il nous tue, sans être attaqué par nous ; de ce qu’il nous mange, pouvant repaître sa faim de nourriture plus convenable, et ce que j’estime beaucoup plus lâche, de ce qu’il débauche le bon naturel de quelques-uns des nôtres, comme des laniers, des faucons et des vautours, pour les instruire au massacre des leurs, à faire gorge chaude de leur semblable, ou nous livrer entre ses mains.

« Cette seule considération est si pressante, que je demande à la cour qu’il soit exterminé de la mort triste. »

Tout le barreau frémit de l’horreur d’un si grand supplice ; c’est pourquoi afin d’avoir lieu de le modérer, le roi fit signe à mon avocat de répondre.

C’était un étourneau, grand jurisconsulte, lequel après avoir frappé trois fois de sa patte contre la branche qui le soutenait, parla ainsi à l’assemblée :

« Il est vrai, messieurs, qu’ému de pitié, j’avais entrepris la cause pour cette malheureuse bête ; mais sur le point de la plaider, il m’est venu un remords de conscience, et comme une voix secrète, qui m’a défendu d’accomplir une action si détestable. Ainsi, messieurs, je vous déclare, et à toute la cour, que pour faire le salut de mon âme, je ne veux contribuer en façon quelconque à la durée d’un monstre tel que l’homme. »

Toute la populace claqua du bec en signe de réjouissance, et pour congratuler à la sincérité d’un oiseau si bien.

Ma pie se présenta pour plaider à sa place ; mais il lui fut imposé de se taire, à cause qu’ayant été nourrie parmi les hommes, et peut-être infectée de leur morale, il était à craindre qu’elle n’apportât à ma cause un esprit prévenu ; car la cour des oiseaux ne souffre point que l’avocat, qui s’intéresse davantage pour un client que pour l’autre soit ouï, à moins qu’il puisse justifier que cette inclination procède au bon droit de la partie.

Quand mes juges virent que personne ne se présentait pour me défendre, ils étendirent leurs ailes qu’ils secouèrent, et volèrent incontinent aux opinions.

La plus grande partie, comme j’ai su depuis, insista fort que je fusse exterminé de la mort triste ; mais, toutefois, quand on aperçut que le roi penchait à la douceur, chacun revint à son opinion. Ainsi mes juges se modérèrent, et au lieu de la mort triste dont ils me firent grâce, ils trouvèrent à propos pour faire sympathiser mon châtiment à quelqu’un de mes crimes, et m’anéantir par un supplice qui servît à me détromper, en bravant ce prétendu empire de l’homme sur les oiseaux, que je fusse abandonné à la colère des plus faibles d’entre eux ; cela veut dire qu’ils me condamnèrent à être mangé des mouches.

En même temps, l’assemblée se leva, et j’entendis murmurer qu’on ne s’était pas davantage étendu à particulariser les circonstances de ma tragédie, à cause de l’accident arrivé à un oiseau de la troupe, qui venait de tomber en pâmoison comme il voulait parler au roi. On crut qu’elle était causée par l’horreur qu’il avait eue de regarder trop fixement un homme. C’est pourquoi on donna ordre de m’emporter.

Mon arrêt me fut prononcé auparavant, et sitôt que l’orfraie qui servait de greffier criminel, eut achevé de me lire, j’aperçus à l’entour de moi le ciel tout noir de mouches, de bourdons, d’abeilles, de guiblets, de cousins et de puces qui bruissaient d’impatience.

J’attendais encore que mes aigles m’enlevassent comme à l’ordinaire, mais je vis à leur place une grande autruche noire qui me mit honteusement à califourchon sur son dos (car cette posture est entre eux la plus ignominieuse où l’ou puisse appliquer un criminel, et jamais oiseau, pour quelque offense qu’il ait commise, n’y peut être condamné).

Les archers qui me conduisirent au supplice étaient une cinquantaine de condors, et autant de griffons devant, et derrière ceux-ci volait fort lentement une procession de corbeaux qui croassaient je ne sais quoi de lugubre, et il me semblait ouïr comme de plus loin des chouettes qui leur répondaient.

Au partir du lieu où mon jugement m’avait été rendu, deux oiseaux de paradis, à qui on avait donné charge de m’assister à la mort, se vinrent asseoir sur mes épaules.

Quoique mon âme fût alors fort troublée à cause de l’horreur du pas que j’allais franchir, je me suis pourtant souvenu de quasi tous les raisonnements par lesquels ils tâchèrent de me consoler.

« La mort, me dirent-ils (me mettant le bec à l’oreille), n’est pas sans doute un grand mal, puisque nature notre bonne mère y assujettit tous ses enfants ; et ce ne doit pas être une affaire de grande conséquence, puisqu’elle arrive à tout moment, et pour si peu de chose ; car si la vie était si excellente, il ne serait pas en notre pouvoir de ne la point donner ; ou si la mort traînait après soi des suites de l’importance que tu te fais accroire, il ne serait pas en notre pouvoir de la donner. Il y a beaucoup d’apparence, au contraire, puisque l’animal commence par jeu, qu’il finit de même. Je parle à toi ainsi, à cause que ton âme n’étant pas immortelle comme la nôtre, tu peux bien juger quand tu meurs, que tout meurt avec toi. Ne t’afflige donc point de faire plus tôt ce que quelques-uns de tes compagnons feront plus tard. Leur condition est plus déplorable que la tienne ; car si la mort est un mal, elle n’est mal qu’à ceux qui ont à mourir, et ils seront, an prix de toi, qui n’as plus qu’une heure entre ci et là, cinquante ou soixante ans en état de pouvoir mourir. Et puis, dis-moi, celui qui n’est pas né n’est pas malheureux. Or tu vas être comme celui qui n’est pas né ; un clin d’œil après la vie, tu seras ce que tu étais un clin d’œil devant, et ce clin d’œil passé, tu seras mort d’aussi longtemps que celui qui mourut il y a mille siècles.

« Mais en tout cas, supposé que la vie soit un bien, la même rencontre qui parmi l’infinité du temps a pu faire que tu sois, ne peut-il pas faire quelque jour que tu sois encore un autre coup ? La matière, qui à force de se mêler est enfin arrivée à ce nombre, cette disposition et cet ordre nécessaire à la construction de ton être, peut-elle pas en se remêlant arriver à une disposition requise pour faire que tu te sentes être encore une autre fois ? Oui ; mais, me diras-tu, je ne me souviendrai pas d’avoir été ? Hé ! mon cher frère, que t’importe, pourvu que tu te sentes être ? Et puis ne se peut-il pas faire que pour te consoler de la perte de ta vie, tu imagineras les mêmes raisons que je te représente maintenant ?

« Voilà des considérations assez fortes pour t’obliger à boire cette absinthe en patience ; il m’en reste toutefois d’autres encore plus pressantes qui t’inviteront sans doute à la souhaiter. Il faut, mon cher frère, te persuader que comme toi et les autres brutes êtes matériels ; et comme la mort, au lieu d’anéantir la matière, elle n’en fait que troubler l’économie, tu dois, dis-je, croire avec certitude que, cessant d’être ce que tu étais, tu commenceras d’être quelque autre chose. Je veux donc que tu ne deviennes qu’une motte de terre, ou un caillou, encore seras-tu quelque chose de moins méchant que l’homme. Mais j’ai un secret à te découvrir, que je ne voudrais pas qu’aucun de mes compagnons eût entendu de ma bouche c’est qu’étant mangé, comme ta vas être, de nos petits oiseaux, tu passeras en leur substance. Oui, tu auras l’honneur de contribuer, quoique aveuglément, aux opérations intellectuelles de nos mouches, et de participer à la gloire, si tu ne raisonnes toi-même, de les faire au moins raisonner. »

Environ à cet endroit de l’exhortation, nous arrivâmes au lieu destiné pour mon supplice.

Il y avait quatre arbres fort proches l’un de l’autre, et quasi en même distance, sur chacun desquels à hauteur pareille un grand héron s’était perché. On me descendit de dessus l’autruche noire, et quantité de cormorans m’élevèrent où les quatre hérons m’attendaient. Ces oiseaux vis-à-vis l’un de l’autre appuyés fermement chacun sur son arbre, avec leur cou de longueur prodigieuse, m’entortillèrent comme avec une corde, les uns par les bras, les autres par les jambes, et me lièrent si serré, qu’encore que chacun de mes membres ne fût garrotté que du cou d’un seul, il n’était pas en ma puissance de me remuer le moins du monde.

Ils devaient demeurer longtemps en cette posture ; car j’entendis qu’on donna charge à ces cormorans qui m’avaient élevé, d’aller à la pêche pour les hérons, et de leur couler la mangeaille dans le bec.

On attendait encore les mouches, à cause qu’elles n’avaient pas fendu l’air d’un vol si puissant que nous : toutefois on ne resta guère sans les ouïr. Pour la première chose qu’ils exploitèrent d’abord, ils s’entre-départirent mon corps, et cette distribution fut faite si malicieusement, qu’on assigna mes yeux aux abeilles, afin de me les crever en me les mangeant ; mes oreilles, aux bourdons, afin de les étourdir et me les décorer tout ensemble ; mes épaules, aux puces, afin de les entamer d’une morsure qui me démangeât, et ainsi du reste. A peine leur avais-je entendu disposer de leurs ordres, qu’incontinent après je les vois approcher. Il semblait que tous les atomes dont l’air est composé, se fussent convertis en mouches ; car je n’étais presque pas visité de deux ou trois faibles rayons de lumière qui semblaient se dérober pour venir jusqu’à moi, tant ces bataillons étaient serrés et voisins de ma chair.

Mais comme chacun d’entre eux choisissait déjà du désir la place qu’il devait mordre, tout à coup je les vis brusquement reculer, et parmi la confusion d’un nombre infini d’éclats qui retentissaient jusqu’aux nues, je distinguai plusieurs fois ce mot de Grâce ! grâce ! grâce !

Ensuite, deux tourterelles s’approchèrent de moi. A leur venue, tous les funestes appareils de ma mort se dissipèrent ; je sentis mes hérons relâcher les cercles de ces longs cous qui m’entortillaient, et mon corps étendu en sautoir, griller du faîte des quatre arbres jusqu’aux pieds de leurs racines.

Je n’attendais de ma chute que de briser à terre contre quelque rocher ; mais au bout de ma peur je fus étonné de me trouver à mon séant sur une autruche blanche, qui se mit au galop dès qu’elle me sentit sur son dos.

On me fit faire un autre chemin que celui par où j’étais venu, car il me souvient que je traversai un grand bois de myrtes, et un autre de térébinthes, aboutissant à une vaste forêt d’oliviers où m’attendait le roi colombe au milieu de toute sa cour.

Sitôt qu’il m’aperçut il fit signe qu’on m’aidât à descendre. Aussitôt deux aigles de la garde me tendirent les pattes, et me portèrent à leur prince.

Je voulus par respect embrasser et baiser les petits ergots de Sa Majesté, mais elle se retira. « Et je vous demande, dit-elle auparavant, si vous connaissez cet oiseau ? »

A ces paroles, on me montra un perroquet qui se mit à rouer et à battre des ailes, comme il aperçut que je le considérais : « Et il me semble, criai-je au roi, que je l’ai vu quelque part ; mais la peur et la joie ont chez moi tellement brouillé les espèces, que je ne puis encore marquer bien clairement où ç’a été. »

Le perroquet à ces mots me vint de ses deux ailes accoler le visage, et me dit : « Quoi ! vous ne connaissez plus César, le perroquet de votre cousine, à l’occasion de qui vous avez tant de fois soutenu que les oiseaux raisonnent ? C’est moi qui tantôt pendant votre procès ai voulu, après l’audience, déclarer les obligations que je vous ai : mais la douleur de vous voir en un si grand péril, m’a fait tomber en pâmoison. » Son discours acheva de me dessiller la vue. L’ayant donc reconnu, je l’embrassai et le baisai ; il m’embrassa et me baisa. « Donc, lui dis-je, est-ce toi, mon pauvre César, à qui j’ouvris la cage pour te rendre la liberté que la tyrannique coutume de notre monde t’avait ôtée ? »

Le roi interrompit nos caresses, et me parla de la sorte : « Homme, parmi nous une bonne action n’est jamais perdue ; c’est pourquoi encore qu’étant homme tu mérites de mourir seulement à cause que tu es né, le Sénat te donne la vie. Il peut bien accompagner de cette reconnaissance les lumières dont nature éclaira ton instinct, quand elle te fit pressentir en nous la raison que tu n’étais pas capable de connaître. Va donc en paix, et vis joyeux ! »

Il donna tout bas quelques ordres, et mon autruche blanche, conduite par deux tourterelles, m’emporta de l’assemblée.

Après m’avoir galopé environ un demi-jour, elle me laissa proche d’une forêt, où je m’enfonçai dès qu’elle fut partie. Là je commençai à goûter le plaisir de la liberté, et celui de manger le miel qui coulait le long de l’écorce des arbres.

Je pense que je n’eusse jamais fini ma promenade ; car l’agréable diversité du lieu me faisait toujours découvrir quelque chose de plus beau, si mon corps eût pu résister au travail. Mais comme enfin je me trouvai tout à fait amolli de lassitude, je me laissai couler sur l’herbe.

Ainsi étendu à l’ombre de ces arbres, je me sentais inviter au sommeil par la douce fraîcheur et le silence de la solitude, quand un bruit incertain de voix confuses qu’il me semblait entendre voltiger autour de moi, me réveilla en sursaut.

Le terrain paraissait fort uni, et n’était hérissé d’aucun buisson qui pût rompre la vue ; c’est pourquoi la mienne s’allongeait fort avant par entre les arbres de la forêt. Cependant le murmure qui venait à mon oreille, ne pouvait partir que de fort proche de moi ; de sorte que m’y étant rendu encore plus attentif, j’entendis fort distinctement une suite de paroles grecques ; et parmi beaucoup de personnes qui s’entretenaient, j’en démêlai une qui s’exprimait ainsi :

« Monsieur le médecin, un de mes alliés, l’orme à trois têtes, me vient d’envoyer un pinson, par lequel il me mande qu’il est malade d’une fièvre étique, et d’un grand mal de mousse, dont il est couvert depuis la tête jusqu’aux pieds. Je vous supplie, par l’amitié que vous me portez, de lui ordonner quelque chose. »

Je demeurai quelque temps sans rien ouïr ; mais, au bout d’un petit espace, il me sembla qu’on répliqua ainsi : « Quand l’orme à trois têtes ne serait point votre allié, et quand, au lieu de vous qui êtes mon ami, le plus étrange de notre espèce me ferait cette prière, ma profession m’oblige de secourir tout le monde. Vous ferez donc dire à l’orme à trois têtes, que pour la guérison de son mal, il a besoin de sucer le plus d’humide et le moins de sec qu’il pourra ; que, pour cet effet, il doit conduire les petits filets de ses racines vers l’endroit le plus moite de son lit, ne s’entretenir que de choses gaies, et se faire tous les jours donner la musique par quelques rossignols excellents. Après, il vous fera savoir comment il se sera trouvé de ce régime de vivre ; et puis selon le progrès de son mal, quand nous aurons préparé ses humeurs, quelque cigogne de mes amies lui donnera de ma part un clystère qui le remettra tout à fait en convalescence. »

Ces paroles achevées, je n’entendis plus le moindre bruit ; sinon qu’un quart d’heure après, une voix que je n’avais point encore, ce me semble, remarquée, parvint à mon oreille ; et voici comme elle parlait : « Holà, fourchu, dormez-vous ? » J’ouïs qu’une autre voix répliquait ainsi : « Non, fraîche écorce ; pourquoi ? — C’est, reprit celle qui la première avait rompu le silence, que je me sens ému de la même façon que nous avons accoutumé de l’être, quand ces animaux qu’on appelle hommes nous approchent ; et je voudrais vous demander si vous sentez la même chose. »

Il se passa quelque temps avant que l’autre répondit, comme s’il eût voulu appliquer à cette découverte ses sens les plus secrets. Puis, il s’écria « Mon Dieu ! vous avez raison, et je vous jure que je trouve mes organes tellement pleins des espèces d’un homme, que je suis le plus trompé du monde, s’il n’y en a quelqu’un fort proche d’ici. »

Alors plusieurs voix se mêlèrent, qui disaient qu’assurément elles sentaient un homme.

J’avais beau distribuer ma vue de tous côtés, je ne découvrais point d’où pouvait provenir cette parole. Enfin après m’être un peu remis de l’horreur dont cet événement m’avait consterné, je répondis à celle qu’il me sembla remarquer que c’était elle qui demandait s’il y avait là un homme, qu’il y en avait un : « Mais je vous supplie, continuai-je aussitôt, qui que vous soyez qui parlez à moi, de me dire où vous êtes ? » Un moment après j’écoutai ces mots :

« Nous sommes en ta présence : tes yeux nous regardent, et tu ne nous vois pas ! Envisage les chênes où nous sentons que tu tiens ta vue attachée c’est nous qui te parlons ; et si tu t’étonnes que nous parlions une langue usitée au monde d’où tu viens, sache que nos premiers pères en sont originaires ; ils demeuraient en Epire dans la forêt de Dodonne, où leur bonté naturelle les convia de rendre des oracles aux affligés qui les consultaient. Ils avaient pour cet effet appris la langue grecque, la plus universelle qui fût alors, afin d’être entendus ; et parce que nous descendons d’eux, de père en fils, le don de prophétie a coulé jusqu’à nous. Or tu sauras qu’une grande aigle à qui nos pères de Dodonne donnaient retraite, ne pouvant aller à la chasse à cause d’une main qu’elle s’était rompue, se repaissait du gland que leurs rameaux lui fournissaient, quand un jour, ennuyée de vivre dans un monde qui souffrait tant, elle prit son vol au soleil, et continua son voyage si heureusement, qu’enfin elle aborda le globe lumineux où nous sommes ; mais à son arrivée, la chaleur du climat la fit vomir : elle se déchargea de force gland non encore digéré ; ce gland germa, il en crût des chênes qui furent nos aïeux.

« Voilà comment nous changeâmes d’habitation. Cependant encore que vous nous entendiez parler une langue humaine, ce n’est pas à dire que les autres arbres s’expliquent de même ; il n’y a rien que nous autres chênes, issus de la forêt de Dodonne, qui parlions comme vous ; car pour les autres végétants, voici leur façon de s’exprimer. N’avez-vous point pris garde à ce vent doux et subtil, qui ne manque jamais de respirer à l’orée des bois ? C’est l’haleine de leur parole ; et ce petit murmure ou ce bruit délicat dont ils rompent le sacré silence de leur solitude, c’est proprement leur langage. Mais encore que le bruit des forêts semble toujours le même, il est toutefois si différent, que chaque espèce de végétant garde le sien particulier, en sorte que le bouleau ne parle pas comme l’érable, ni le hêtre comme le cerisier. Si le sot peuple de votre monde m’avait entendu parler comme je fais, il croirait que ce serait un diable enfermé sous mon écorce ; car bien loin de croire que nous puissions raisonner, il ne s’imagine pas même que nous ayons l’âme sensitive ; encore que, tous les jours, il voie qu’au premier coup dont le bûcheron assaut un arbre, la cognée entre dans la chair quatre fois plus avant qu’au second ; et qu’il doive conjecturer qu’assurément le premier coup l’a surpris et frappé au dépourvu, puisque aussitôt qu’il a été averti par la douleur, il s’est ramassé en soi-même, a réuni ses forces pour combattre, et s’est comme pétrifié pour résister à la dureté des armes de son ennemi. Mais mon dessein n’est pas de faire comprendre la lumière aux aveugles ; un particulier m’est toute l’espèce, et toute l’espèce ne m’est qu’un particulier, quand le particulier n’est point infecté des erreurs de l’espèce ; c’est pourquoi soyez attentif, car je crois parler, en vous parlant, à tout le genre humain.

« Vous saurez donc, en premier lieu, que presque tous les concerts dont les oiseaux font musique, sont composés à la louange des arbres ; mais, aussi, en récompense du soin qu’ils prennent de célébrer nos belles actions, nous nous donnons celui de cacher leurs amours ; car ne vous imaginez pas, quand vous avez tant de peine à découvrir un de leurs nids que cela provienne de la prudence avec laquelle ils l’ont caché. C’est l’arbre qui lui-même a plié ses rameaux tout autour du nid pour garantir des cruautés de l’homme la famille de son hôte. Et qu’ainsi ne soit, considérez l’aire de ceux, ou qui sont nés à la destruction des oiseaux leurs concitoyens, comme des éperviers, des honbereaux, des milans, des faucons, etc. ; ou qui ne parlent que pour quereller, comme les geais et des pies ; ou qui prennent plaisir nous faire peur, comme des hiboux et des chats-huants. Vous remarquerez que l’aire de ceux-là est abandonnée à la vue de tout le monde, parce que l’arbre en a éloigné ses branches, afin de la donner en proie.

« Mais il n’est pas besoin de particulariser tant de choses, pour prouver que les arbres exercent, soit du corps, soit de l’âme, toutes vos fonctions. Y a-t-il quelqu’un parmi vous qui n’ait remarqué qu’au printemps, quand le soleil a réjoui notre écorce d’une sève féconde nous allongeons nos rameaux, et les étendons chargés de fruits sur le sein de la terre dont nous sommes amoureux ? La terre, de son côté, s’entrouvre et réchauffe d’une même ardeur ; et comme si chacun de nos rameaux était un….., elle s’en approche pour s’y joindre ; et nos rameaux, transportés de plaisir, se déchargent, dans son giron, de la semence qu’elle brûle de concevoir. Elle est pourtant neuf mois à former cet embryon auparavant que de le mettre au jour ; mais l’arbre, son mari qui craint que la froidure de l’hiver ne nuise à sa grossesse, dépouille sa robe verte pour la couvrir, se contentant, pour cacher quelque chose de sa nudité, d’un vieux manteau de feuilles mortes.

« Hé bien, vous autres hommes, vous regardez éternellement ces choses, et ne les contemplez jamais ; il s’en est passé à vos yeux de plus convaincantes encore qui n’ont pas seulement ébranlé les aheurtés. »

J’avais l’attention fort bandée aux discours dont cette voix arborique m’entretenait, et j’attendais la suite, quand tout à coup elle cessa d’un ton semblable à celui d’une personne que la courte haleine empêcherait de parler.

Cette voix allait je pense entamer un autre discours ; mais le bruit d’une grande alarme qui survint l’en empêcha. Toute la forêt en rumeur ne retentissait que de ces mots : Gare la peste ! et Passe parole !

Je conjurai l’arbre qui m’avait si longtemps entretenu, de m’apprendre d’où procédait un si grand désordre.

« Mon ami, me dit-il, nous ne sommes pas en ces quartiers-ci encore bien informés des particularités du mal. Je vous dirai seulement en trois mots que cette peste, dont nous sommes menacés est ce qu’entre les hommes on appelle embrasement. Nous pouvons bien le nommer ainsi, puisque parmi nous il n’y a point de maladie si contagieuse. Le remède que nous y allons apporter, c’est de raidir nos haleines, et de souffler tous ensemble vers l’endroit d’où part l’inflammation, afin de repousser ce mauvais air. Je crois que ce qui nous aura apporté cette fièvre ardente est une bête à feu, qui rôde depuis quelques jours à l’entour de nos bois ; car comme elles ne vont jamais sans feu et ne s’en peuvent passer, celle-ci sera sans doute venue le mettre à quelqu’un de nos arbres.

« Nous avions mandé l’animal glaçon pour venir à notre secours ; cependant il n’est pas encore arrivé. Mais adieu, je n’ai pas le temps de vous entretenir, il faut songer au salut commun ; et vous-même prenez la fuite, autrement, vous courez risque d’être enveloppé dans notre ruine. »

Je suivis son conseil, sans toutefois me beaucoup presser, parce que je connaissais mes jambes. Cependant je savais si peu la carte du pays, que je me trouvai au bout de dix-huit heures de chemin au derrière de la forêt dont je pensais fuir ; et pour surcroît d’appréhension, cent éclats épouvantables de tonnerre m’ébranlaient le cerveau, tandis que la funeste et blême lueur de mille éclairs venait éteindre mes prunelles.

De moment en moment les coups redoublaient avec tant de furie, qu’on eût dit que les fondements du monde allaient s’écrouler ; et malgré tout cela le ciel ne parut jamais plus serein. Comme je me vis au bout de mes raisons, enfin le désir de connaître la cause d’un événement si extraordinaire m’invita de marcher vers le lieu d’où le bruit semblait s’épandre.

Je cheminai environ l’espace de quatre cents stades, à la fin desquels j’aperçus au milieu d’une fort grande campagne comme deux boules qui, après avoir en bruissant tourné longtemps à l’entour l’une de l’autre, s’approchaient et puis se reculaient. Et j’observai que, quand le heurt se faisait, c’était alors qu’on entendait ces grands coups ; mais à force de marcher plus avant, je reconnus que ce qui de loin m’avait paru deux boules, était deux animaux ; l’un desquels, quoique rond par en bas, formait un triangle par le milieu ; et sa tête fort élevée, avec sa rousse chevelure qui flottait contremont, s’aiguisait en pyramide. Son corps était troué comme un crible, et à travers ces pertuis déliés qui lui servaient de pores, on apercevait glisser de petites flammes qui semblaient le couvrir d’un plumage de feu.

En cheminant là autour, je rencontrai un vieillard fort vénérable qui regardait ce fameux combat avec autant de curiosité que moi. Il me fit signe de m’approcher : j’obéis, et nous nous assîmes l’un auprès de l’autre.

J’avais dessein de lui demander le motif qui l’avait amené en cette contrée, mais il me ferma la bouche par ces paroles : « Hé bien, vous le saurez, le motif qui m’amène en cette contrée ! » Et là-dessus il me raconta fort au long toutes les particularités de son voyage. Je vous laisse à penser si je demeurai interdit. Cependant, pour accroître ma consternation, comme déjà je brûlais de lui demander quel démon lui révélait mes pensées : « Non, non, s’écria-t-il, ce n’est point un démon qui me révèle vos pensées… » Ce nouveau tour de devin me le fit observer avec plus d’attention qu’auparavant, et je remarquai qu’il contrefaisait mon port, mes gestes, ma mine, situait tous ses membres et figurait toutes les parties de son visage sur le patron des miennes ; enfin mon ombre en relief ne m’eût pas mieux représenté. « Je vois, continua-t-il, que vous êtes en peine de savoir pourquoi je vous contrefais, et je veux bien vous l’apprendre. Sachez donc qu’afin de connaître votre intérieur, j’arrangeai toutes les parties de mon corps dans un ordre semblable au vôtre ; car étant de toutes parts situé comme vous, j’excite en moi par cette disposition de matière, la même pensée que produit en vous cette même disposition de matière.

« Vous jugerez cet effet-là possible, si toutefois vous avez observé que les gémeaux qui se ressemblent ont ordinairement l’esprit, les passions, et la volonté semblables ; jusque-là qu’il s’est rencontré à Paris deux bessons qui n’ont jamais eu que les mêmes maladies et la même santé ; se sont mariés, sans savoir le dessein l’un de l’autre, à même heure et à même jour ; se sont réciproquement écrit des lettres, dont le sens, les mots et la constitution étaient de même, et qui enfin ont composé sur un même sujet une même sorte de vers, avec les mêmes pointes, le même tour et le même ordre. Mais ne voyez-vous pas qu’il était impossible que la composition des organes de leurs corps étant pareille dans toutes ces circonstances, ils n’opérassent d’une façon pareille, puisque deux instruments égaux touchés également doivent rendre une harmonie égale ? Et qu’ainsi conformant tout à fait mon corps au vôtre, et devenant pour ainsi dire votre gémeau, il est impossible qu’un même branle de matière ne nous cause à tous deux un même branle d’esprit. »

Après cela il se remit encore à me contrefaire, et poursuivit ainsi : « Vous êtes maintenant fort en peine de l’origine du combat de ces deux monstres, mais je veux vous l’apprendre. Sachez donc que les arbres de la forêt que nous avons à dos, n’ayant pu repousser avec leurs souffles les violents efforts de la bête à feu, ont eu recours à l’animal glaçon.

« Je n’ai encore, lui dis-je, entendu parler de ces animaux-là qu’à un chêne de cette contrée, mais fort à la hâte, car il ne songeait qu’à se garantir. C’est pourquoi je vous supplie de m’en faire savant.

Voici comment il me parla : « On verrait en ce globe où nous sommes les bois fort clairsemés, à cause du grand nombre de bêtes à feu qui les désolent, sans les animaux glaçons qui tous les jours à la prière des forêts leurs amies, viennent guérir les arbres malades ; je dis guérir, car à peine de leur bouche gelée ont-ils soufflé sur les charbons de cette peste, qu’ils l’éteignent.

« Au monde de la terre d’où vous êtes, et d’où je suis, la bête à feu s’appelle salamandre, et l’animal glaçon y est connu par celui de remore. Or vous saurez que les remores habitent vers l’extrémité du pôle, au plus profond de la mer glaciale ; et c’est la froideur évaporée de ces poissons à travers leurs écailles, qui fait geler en ces quartiers-là l’eau de la mer, quoique salée.

« La plupart des pilotes, qui ont voyagé pour la découverte du Groenland, ont enfin expérimenté qu’en certaine saison les glaces qui d’autres fois les avaient arrêtés, ne se rencontraient plus ; mais encore que cette mer fût libre dans le temps où l’hiver y est le plus âpre, ils n’ont pas laissé d’en attribuer la cause à quelque chaleur secrète qui les avait fondues ; mais il est bien plus vraisemblable que les remores qui ne se nourrissent que de glace, les avaient pour lors absorbées. Or vous devez savoir que, quelques mois après qu’elles se sont repues, cette effroyable digestion leur rend l’estomac si morfondu, que la seule haleine qu’elles expirent reglace derechef toute la mer du pôle. Quand elles sortent sur la terre, car elles vivent dedans l’un et dans l’autre élément, elles ne se rassasient que de ciguë d’aconit, d’opium et de mandragore.

« On s’étonne en notre monde d’où procèdent ces frileux vents du nord qui traînent toujours la gelée ; mais si nos compatriotes savaient, comme nous, que les remores habitent en ce climat, ils connaîtraient, comme nous, qu’ils proviennent du souffle avec lequel elles essayent de repousser la chaleur du soleil qui les approche.

« Cette eau stigiade de laquelle on empoisonna le grand Alexandre et dont la froideur pétrifia les entrailles, était du pissat d’un de ces animaux. Enfin la remore contient si éminemment tous les principes de froidure, que, passant par-dessus un vaisseau, le vaisseau se trouve saisi du froid en sorte qu’il en demeure tout engourdi jusqu’à ne pouvoir démarrer de sa place. C’est pour cela que la moitié de ceux qui ont cinglé vers le nord à la découverte du pôle, n’en sont point revenus, parce que c’est un miracle si les remores, dont le nombre est si grand dans cette mer, n’arrêtent leurs vaisseaux. Voilà pour ce qui est des animaux glaçons.

« Mais quant aux bêtes à feu, elles logent dans la terre, sous des montagnes de bitume allumé, comme l’Etna, le Vésuve et le cap Rouge. Ces boutons que vous voyez à la gorge de celui-ci, qui procèdent de l’inflammation de son foie, ce sont… »

Nous restâmes après cela sans parler, pour nous rendre attentifs à ce fameux duel.

La salamandre attaquait avec beaucoup d’ardeur ; mais la remore soutenait impénétrablement. Chaque heurt qu’elles se donnaient, engendrait un coup de tonnerre, comme il arrive dans les mondes d’ici autour, où la rencontre d’une nue chaude avec une froide excite le même bruit.

Des yeux de la salamandre il sortait à chaque œillade de colère qu’elle dardait contre son ennemie, une rouge lumière dont l’air paraissait allumé : en volant, elle suait de l’huile bouillante, et pissait de l’eau-forte.

La remore de son côté grosse, pesante et carrée, montrait un corps tout écaillé de glaçons. Ses larges yeux paraissaient deux assiettes de cristal, dont les regards charroyaient une lumière si morfondante, que je sentais frissonner l’hiver sur chaque membre de mon corps où elle les attachait. Si je pensais mettre ma main au-devant, ma main en prenait l’onglée ; l’air même autour d’elle, atteint de sa rigueur, s’épaississait en neige, la terre durcissait sous ses pas ; et je pouvais compter les traces de la bête par le nombre des engelures qui m’accueillaient quand je marchais dessus.

Au commencement du combat, la salamandre à cause de la vigoureuse contention de sa première ardeur, avait fait suer la remore ; mais à la longue cette sueur s’étant refroidie, émailla toute la plaine d’un verglas si glissant, que la salamandre ne pouvait joindre la remore sans tomber. Nous connûmes bien le philosophe et moi, qu’à force de choir et se relever tant de fois, elle était fatiguée ; car ces éclats de tonnerre, auparavant si effroyables, qu’enfantait le choc dont elle heurtait son ennemie, n’étaient plus que le bruit sourd de ces petits coups qui marquent la fin d’une tempête, et ce bruit sourd, amorti peu à peu, dégénéra en un frémissement semblable à celui d’un fer rouge plongé dans de l’eau froide.

Quand la remore connut que le combat tirait aux abois, par l’affaiblissement du choc dont elle se sentait à peine ébranlée, elle se dressa sur un angle de son cube et se laissa tomber de toute sa pesanteur sur l’estomac de la salamandre, avec un tel succès, que le cœur de la pauvre salamandre, où tout le reste de son ardeur s’était concentré, en se crevant, fit un éclat si épouvantable que je ne sais rien dans la nature pour le comparer.

Ainsi mourut la bête de feu sous la paresseuse résistance de l’animal de glaçon.

Quelque temps après que la remore se fut retirée, nous nous approchâmes du champ de bataille ; et le vieillard, s’étant enduit les mains de la terre sur laquelle elle avait marché comme d’un préservatif contre la brûlure, il empoigna le cadavre de la salamandre. « Avec le corps de cet animal, me dit-il, je n’ai que faire de feu dans ma cuisine ; car pourvu qu’il soit pendu à la crémaillère, il fera bouillir et rôtir tout ce que j’aurai mis à l’âtre. Quant aux yeux, je les garde soigneusement ; s’ils étaient nettoyés des ombres de la mort, vous les prendriez pour deux petits soleils. Les anciens de notre monde les savaient bien mettre en œuvre ; c’est ce qu’ils nommaient des lampes ardentes, et l’on ne les appendait qu’aux sépultures pompeuses des personnes illustres.

« Nos modernes en ont rencontré en fouillant quelques-uns de ces fameux tombeaux, mais leur ignorante curiosité les a crevés, en pensant trouver derrière les membranes rompues ce feu qu’ils y voyaient reluire. »

Le vieillard marchait toujours, et moi je le suivais, attentif aux merveilles qu’il me débitait. Or à propos du combat, il ne faut pas que j’oublie l’entretien que nous eûmes touchant l’animal glaçon.

« Je ne crois pas, me dit-il, que vous ayez jamais vu de remores, car ces poissons ne s’élèvent guère à fleur d’eau ; encore n’abandonnent-ils quasi point l’océan septentrional. Mais sans doute vous aurez vu de certains animaux qui en quelque façon se peuvent dire de leur espèce. Je vous ai tantôt dit que cette mer en tirant vers les pôles est toute pleine de remores, qui jettent leur frai sur la vase comme les autres poissons. Vous saurez donc que cette semence extraite de toute leur masse en contient si éminemment toute la froideur, que si un navire est poussé par-dessus, le navire en contracte un ou plusieurs vers qui deviennent oiseaux, dont le sang privé de chaleur fait qu’on les range, quoiqu’ils aient des ailes, au nombre des poissons. Aussi le Souverain Pontife, lequel connaît leur origine, ne défend pas d’en manger en carême. C’est ce que vous appelez des macreuses. »

Je cheminais toujours sans autre dessein que de le suivre, mais tellement ravi d’avoir trouvé un homme, que je n’osais détourner les yeux de dessus lui, tant j’avais peur de le perdre.

 

 

 

FIN

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021