BIBLIOBUS Littérature française

Suite du Voyage dans la Lune et Histoire comique des états et empires du Soleil (2)

 

 

 

 

Je lui demandai combien de temps ils vivaient, il me répondit :

— Trois ou quatre mille ans.

Et continua de cette sorte :

« Pour me rendre visible comme je suis à présent, quand je sens le cadavre, que j’informe presque usé ou que les organes n’exercent plus leurs fonctions assez parfaitement, je me souffle dans un jeune corps nouvellement mort.

« Encore que les habitants du soleil ne soient pas en aussi grand nombre que ceux de ce monde, le soleil en regorge bien souvent, à cause que le peuple, pour être d’un tempérament fort chaud, est remuant et ambitieux, et digère beaucoup.

« Ce que je vous dis ne vous doit pas sembler une chose étonnante, car, quoique notre globe soit très vaste et le vôtre petit, quoique nous ne mourrions qu’après quatre mille ans et vous après un demi-siècle, apprenez que tout de même qu’il n’y a pas tant de cailloux que de terre, ni tant de plantes que de cailloux, ni tant d’animaux ; ainsi il n’y doit pas avoir tant de démons que d’hommes, à cause des difficultés qui se rencontrent à la génération d’un composé si parfait. »

Je lui demandai s’ils étaient des corps comme nous ; il me répondit que oui, qu’ils étaient des corps, mais non pas comme nous, ni comme autre chose que nous estimions telle ; parce que nous n’appelons vulgairement « corps » que ce que nous pouvons toucher ; qu’au reste il n’y avait rien en la nature qui ne fût matériel, et que quoiqu’ils le fussent eux-mêmes, ils étaient contraints, quand ils voulaient se faire voir à nous, de prendre des corps proportionnés à ce que nos sens sont capables de connaître, et que c’était sans doute ce qui avait fait penser à beaucoup de monde que les histoires qui se contaient d’eux n’étaient qu’un effet de la rêverie des faibles, à cause qu’ils n’apparaissent que de nuit. Et il ajouta, que comme ils étaient contraints de bâtir eux-mêmes à la hâte le corps dont il fallait qu’ils se servissent, ils n’avaient pas le temps bien souvent de les rendre propres qu’à choir seulement dessous un sens, tantôt l’ouïe comme les voix des oracles, tantôt la vue comme les ardents et les spectres ; tantôt le toucher comme les incubes et les cauchemars, et que cette masse n’étant qu’un air épaissi de telle ou telle façon, la lumière par sa chaleur les détruisait, ainsi qu’on voit qu’elle dissipe un brouillard en le dilatant.

Tant de belles choses qu’il m’expliquait me donnèrent la curiosité de l’interroger sur sa naissance et sur sa mort, si au pays du soleil l’individu venait au jour par les voies de générations, et s’il mourait par le désordre de son tempérament, ou la rupture de ses organes.

— Il y a trop peu de rapport, dit-il, entre vos sens et l’explication de ces mystères. Vous vous imaginez, vous autres, que ce que vous ne sauriez comprendre est spirituel, ou qu’il n’est point ; mais cette conséquence est très fausse, et c’est un témoignage qu’il y a dans l’univers un million peut-être de choses qui, pour être connues, demanderaient en vous un million d’organes tous différents. Moi, par exemple, je connais par mes sens la cause de la sympathie de l’aimant avec le pôle, celle du reflux de la mer, et ce que l’animal devient après sa mort ; vous autres ne sauriez donner jusqu’à ces hautes conceptions que par la foi, à cause que les proportions à ces miracles vous manquent, non plus qu’un aveugle ne saurait s’imaginer ce que c’est que la beauté d’un paysage, le coloris d’un tableau, et les nuances de l’iris ; ou bien il se les figurera tantôt comme quelque chose de palpable comme le manger, comme un son, ou comme une odeur. Tout de même, si le voulais vous expliquer ce que j ’aperçois par les sens qui vous manquent, vous vous le représenteriez comme quelque chose qui peut être ouï, vu, touché, fleuré, ou savouré, et ce n’est rien cependant de tout cela. »

Il en était là de son discours quand mon bateleur s’aperçut que la chambrée commençait à s’ennuyer de mon jargon qu’ils n’entendaient point, et qu’ils prenaient pour un grognement non articulé. Il se remit de plus belle à tirer ma corde pour me faire sauter, jusqu’à ce que les spectateurs étant saouls de rire et d’assurer que j’avais presque autant d’esprit que les bêtes de leur pays, ils se retirèrent chacun chez soi.

J’adoucissais ainsi la dureté des mauvais traitements de mon maître par les visites que me rendait cet officieux témoin, car de m’entretenir avec ceux qui me venaient voir, outre qu’ils me prenaient pour un animal des mieux enracinés dans la catégorie des brutes, ni je ne savais leur langue, ni eux n’entendaient pas la mienne, et jugez ainsi quelle proportion, car vous saurez que deux idiomes seulement sont usités en ce pays, l’un qui sert aux grands, et l’autre qui est particulier pour le peuple.

Celui des grands n’est autre chose qu’une différence de tons non articulés, à peu près semblables à notre musique, quand on n’a pas ajouté les paroles à l’air, et certes c’est une invention tout ensemble et bien utile et bien agréable ; car, quand ils sont las de parier ou quand ils dédaignent de prostituer leur gorge à cet usage, ils prennent ou un luth, ou un autre instrument, dont ils se servent aussi bien que de la voix à se communiquer leurs pensées ; de sorte que quelquefois ils se rencontreront jusqu’à quinze ou vingt de compagnie, qui agiteront un point de théologie, ou les difficultés d’un procès, par un concert le plus harmonieux dont on puisse chatouiller l’oreille.

Le second, qui est en usage chez le peuple, s’exécute par le trémoussement des membres, mais non pas peut-être comme on se le figure, car certaines parties du corps signifient un discours tout entier. L’agitation par exemple d’un doigt, d’une main, d’une oreille, d’une lèvre, d’un bras, d’un œil, d’une joue, feront chacun en particulier une oraison ou une période avec tous ses membres. D’autres ne servent qu’à désigner des mots, comme un pli sur le front, les divers frissonnements des muscles, les renversements des mains, les battements de pieds, les contorsions de bras ; de sorte que, quand ils parient, avec la coutume qu’ils ont pris d’aller tout nus, leurs membres, accoutumés à gesticuler leurs conceptions, se remuent si dru, qu’il ne semble pas d’un homme qui parle, mais d’un corps qui tremble.

Presque tous les jours, le démon me venait visiter, et ses merveilleux entretiens me faisaient passer sans ennui les violences de ma captivité. Enfin, un matin, je vis entrer dans ma logette un homme que je ne connaissais point, et qui, m’ayant fort longtemps léché, me gueula doucement par l’aisselle, et de l’une des pattes dont il me soutenait de peur que je ne me blessasse, me jeta sur son dos, où je me trouvai si mollement et si à mon aise, qu’avec l’affliction que me faisait sentir un traitement de bête, il ne me prit aucune envie de me sauver, et puis ces hommes qui marchent à quatre pieds vont bien d’une autre vitesse que nous, puisque les plus pesants attrapent les cerfs à la course.

Je m’affligeais cependant outre mesure de n’avoir point de nouvelles de mon courtois démon, et le soir de la première traite, arrivé que je fus au gîte, je me promenais dans la cour de l’hôtellerie, attendant que le manger fût prêt, lorsqu’un homme fort jeune et assez beau me vint rire au nez, et jeter à mon cou ses deux pieds de devant. Après que je l’eus quelque temps considéré :

— Quoi ? me dit-il en français, vous ne connaissiez plus votre ami ?

Je vous laisse à penser ce que je devins alors. Certes ma surprise fut si grande, que dès lors je m’imaginai que tout le globe de la lune, tout ce qui m’y était arrivé, et tout ce que j’y voyais, n’était qu’enchantement, et cet homme-bête étant le même qui m’avait servi de monture, continua de me parler ainsi :

— Vous m’ aviez promis que les bons offices que je vous rendrais ne vous sortiraient jamais de la mémoire, et cependant il semble que vous ne m’ayez jamais vu !

Mais voyant que je demeurais dans mon étonnement

— Enfin, ajouta-t-il, je suis le démon de Socrate. Ce discours augmenta mon étonnement, mais pour m’en tirer il me dit :

— Je suis le démon de Socrate qui vous ai diverti pendant votre prison, et qui pour vous continuer mes services me suis revêtu du corps avec lequel je vous portai hier.

Mais, l’interrompis-je, comment tout cela se peut-il faire, vu qu’hier vous étiez d’une taille extrêmement longue, et qu’aujourd’hui vous êtes très court ; qu’hier vous aviez une voix faible et cassée, et qu’aujourd’hui vous en avez une claire et vigoureuse, qu’hier enfin vous étiez un vieillard tout chenu, et que vous n’êtes aujourd’hui qu’un jeune homme ? Quoi donc ! au lieu qu’en mon pays on chemine de la naissance à la mort, les animaux de celui ci vont de la mort à la naissance, et rajeunissent à force de vieillir.

— Sitôt que j’eus parlé au prince, me dit-il, après avoir reçu l’ordre de vous conduire à la cour, je vous allai trouver où vous étiez, et vous ayant apporté ici, j’ai senti le corps que j’informais si fort atténué de lassitude que tous les organes me refusaient leurs fonctions ordinaires, en sorte que je me suis enquis du chemin de l’hôpital, où entrant j’ai trouvé le corps d’un jeune homme qui venait d’expirer par un accident fort bizarre, et pourtant fort commun en ce pays. Je m’en suis approché, feignant d’y connaître encore du mouvement, et protestant à ceux qui étaient présents qu’il n’était point mort, et ce que qu’on croyait lui avoir fait perdre la vie n’était qu’une simple léthargie, de sorte que, sans être aperçu, j’ai approché ma bouche de la sienne, où je suis entré comme par un souffle. Lors mon vieux cadavre est tombé, et comme si j’eusse été ce jeune homme, je me suis levé, et m’en suis venu vous chercher, laissant là les assistants crier miracle.

On nous vint quérir là-dessus pour nous mettre à table, et je suivis mon conducteur dans une salle magnifiquement meublée, mais où je ne vis rien de préparé pour manger. Une si grande solitude de viande lorsque je périssais de faim m’obligea de lui demander où l’on avait mis le couvert. Je n’écoutai point ce qu’il me répondit, car trois ou quatre jeunes garçons, enfants de l’hôte, s’approchèrent de moi dans cet instant, et avec beaucoup de civilité me dépouillèrent jusqu’à la chemise. Cette nouvelle cérémonie m’étonna si fort que je n’en osai pas seulement demander la cause à mes beaux valets de chambre, et je ne sais comment mon guide, qui me demanda par où je voulais commencer, put tirer de moi ces deux mots « Un potage », mais je les eus à peine proférés, que je sentis l’odeur du plus succulent mitonné qui frappa jamais le nez du mauvais riche. Je voulus me lever de ma place pour chercher à la piste la source de cette agréable fumée, mais mon porteur m’en empêcha

Où voulez-vous aller ? me dit-il, nous irons tantôt à la promenade, mais maintenant il est saison de manger, achevez votre potage, et puis nous ferons venir autre chose.

— Et où diable, est ce potage ? lui répondis-je (presque en colère) ; avez-vous fait gageure de vous moquer de moi tout aujourd’hui ?

— Je pensais, me répliqua-t-il, que vous eussiez vu, à la ville d’où nous venons, votre maître, ou quelque autre prendre ses repas ; c’est pourquoi je ne vous avais point dit de quelle façon on se nourrit ici. Puis donc que vous l’ignorez encore, sachez que l’on n’y vit que de fumée. L’art de cuisinerie est de renfermer dans de grands vaisseaux moulés exprès, l’exhalaison qui sort des viandes en les cuisant ; et quand on en a ramassé de plusieurs sortes et de différents goûts, selon l’appétit de ceux que l’on traite, on débouche le vaisseau où cette odeur est assemblée, on en découvre après cela un autre, et ainsi jusqu’à ce que la compagnie soit repue. A moins que vous n’ayez déjà vécu de cette sorte, vous ne croirez jamais que le nez, sans dents et sans gosier, fasse, pour nourrir l’homme, l’office de la bouche, mais je vous le veux faire voir par expérience.

Il n’eut pas plutôt achevé, que je sentis entrer successivement dans la salle tant d’agréables vapeurs, et si nourrissantes, qu’en moins de demi-quart d’heure je me sentis tout à fait rassasié. Quand nous fûmes levés :

— Ceci n’est pas, dit-il, une chose qui vous doive causer beaucoup d’admiration, puisque vous ne pouvez pas avoir tant vécu sans avoir observé qu’en votre monde les cuisiniers, les pâtissiers et les rôtisseurs, qui mangent moins que les personnes d’une autre vacation, sont pourtant beaucoup plus gras. D’où procède leur embonpoint, à votre avis, si ce n’est de la fumée dont ils sont sans cesse environnés, et laquelle pénètre leurs corps et les nourrit ? Aussi les personnes de ce monde jouissent d’une santé bien moins interrompue et plus vigoureuse, à cause que la nourriture n’engendre presque point d’excréments, qui sont l’origine de presque toutes les maladies. Vous avez possible été surpris lorsque avant le repas on vous a déshabillé, parce que cette coutume n’est pas usitée en votre pays ; mais c’est la mode de celui-ci et l’on en use ainsi, afin que l’animal soit plus transpirable à la fumée.

— Monsieur, lui repartis-je, il y a très grande apparence à ce que vous dites, et je viens moi-même d’en expérimenter quelque chose ; mais je vous avouerai que, ne pouvant pas me débrutaliser si promptement, je serais bien aise de sentir un morceau palpable sous mes dents.

Il me le promit, et toutefois ce fut pour le lendemain, à cause, dit-il, que de manger sitôt après le repas, cela me produirait une indigestion. Nous discourûmes encore quelque temps, puis nous montâmes à la chambre pour nous coucher.

Un homme au haut de l’escalier se présenta à nous, et nous ayant envisagé attentivement, me mena dans un cabinet, dont le plancher était couvert de fleurs d’orange à la hauteur de trois pieds, et mon démon dans un autre rempli d’œillets et de jasmins ; il me dit, voyant que je paraissais étonné de cette magnificence, que s’étaient les lits du pays. Enfin nous nous couchâmes chacun dans notre cellule ; et dès que je fus étendu sur mes fleurs, j’aperçus, à la lueur d’une trentaine de gros vers luisants enfermés dans un cristal (car on ne sert point d’autres chandelles) ces trois ou quatre jeunes garçons qui m’avaient déshabillé au souper, dont l’un se mit à me chatouiller les pieds, l’autre les cuisses, l’autre les flancs, l’autre les bras, et tous avec tant de mignoteries et de délicatesse, qu’en moins d’un moment je me sentis assoupir.

Je vis entrer le lendemain mon démon avec le soleil : « Et je vous veux tenir parole, me dit-il ; vous déjeunerez plus solidement que vous ne soupâtes hier. »

A ces mots, je me levai, et il me conduisit par la main, derrière le jardin du logis, où l’un des enfants de l’hôte nous attendait avec une arme à la main, presque semblable à nos fusils. Il demanda à mon guide si je voulais une douzaine d’alouettes, parce que les magots (il croyait que j’en fusse un) se nourrissaient de cette viande. A peine eus-je répondu que oui, que le chasseur déchargea un coup de feu, et vingt ou trente alouettes tombèrent à nos pieds toutes rôties. Voilà, m’imaginai-je aussitôt, ce qu’on dit par proverbe en notre monde d’un pays où les alouettes tombent toutes rôties ! Sans doute que quelqu’un était revenu d’ici.

— Vous n’avez qu’à manger, me dit mon démon ; ils ont l’industrie de mêler parmi leur poudre et leur plomb une certaine composition qui tue, plume, rôtit et assaisonne le gibier.

J’en ramassai quelques-unes, dont je mangeai sur sa parole et en vérité je n’ai jamais en ma vie rien goûté de si délicieux.

Après ce déjeuner nous nous mîmes en état de partir, et avec mille grimaces dont ils se servent quand ils veulent témoigner de l’affection, l’hôte reçut un papier de mon démon. Je lui demandai si c’était une obligation pour la valeur de l’écot. Il me répartit que non ; qu’il ne lui devait plus rien, et que c’étaient des vers.

— Comment, des vers ? lui répliquai-je, les taverniers sont donc ici curieux de rîmes ?

— C’est, me dit-il, la monnaie du pays, et la dépense que nous venons de faire céans s’est trouvée monter à un sixain que je lui viens de donner. Je ne craignais pas demeurer court ; car quand nous ferions ici ripaille pendant huit jours, nous ne saurions dépenser un sonnet, et j’en ai quatre sur moi, avec deux épigrammes, deux odes et une églogue.

— Ha ! vraiment, dis-je en moi-même, voilà justement la monnaie dont Sorel fait servir Hortensius dans Francion, je m’en souviens. C’est là, sans doute, qu’il l’a dérobé ; mais de qui diable peut-il l’avoir appris ? Il faut que ce soit de sa mère, car j’ai ouï-dire qu’elle était lunatique.

Et plût à Dieu, lui dis-je, que cela fût de même en notre monde ! J’y connais beaucoup d’honnêtes poètes qui meurent de faim, et qui feraient bonne chère, si on payait les traiteurs en cette monnaie.

Je lui demandai si ces vers servaient toujours, pourvu qu’on les transcrivit, il me répondit que non, et continua ainsi :

« Quand on en a composé, l’auteur les porte à la Cour des monnaies, où les poètes-jurés du royaume tiennent leur séance. Là ces versificateurs officiers mettent les pièces à l’épreuve, et si elles sont jugées de bon aloi, on les taxe non pas selon leur poids, mais selon leur pointe, c’est-à-dire qu’un sonnet ne vaut pas toujours un sonnet, mais selon le mérite de la pièce ; et ainsi, quand quelqu’un meurt de faim, ce n’est jamais qu’un buffle ; et les personnes d’esprit font toujours grand-chère.

J’admirais, tout extasié, la police judicieuse de ce pays-là et il poursuivit de cette façon

— Il y a encore d’autres personnes qui tiennent cabaret d’une manière bien différente. Lorsqu’on sort de chez eux, ils demandent à proportion des frais un acquit pour l’autre monde ; et dès qu’on leur a donné, ils écrivent dans un grand registre qu’ils appellent les comptes de Dieu, à peu près en ces termes : Item, la valeur de tant de vers délivrés un tel jour, à un tel, que Dieu doit rembourser aussitôt l’acquit reçu du premier fonds qui s’y trouvera », et lorsqu’ils se sentent en danger de mourir, ils font hacher ces registres en morceaux, et les avalent parce qu’ils croient que s’ils n’étaient ainsi digérés, Dieu ne pourrait pas lire, et cela ne leur profiterait de rien.

Cet entretien n’empêchait pas que nous continuassions de marcher, c’est-à-dire mon porteur à quatre pattes sous moi, et moi à califourchon sur lui. Je ne particulariserai point davantage les aventures qui nous arrêtèrent sur le chemin, qu’enfin nous terminâmes à la ville où le roi fait sa résidence. Je n’y fus pas plutôt arrivé, qu’on me conduisit au palais, où les grands me reçurent avec des admirations plus modérées que n’avait fait le peuple quand j’étais passé dans les rues. Mais la conclusion que j’étais sans doute la femelle du petit animal de la reine fut celle de grandes comme celle du peuple. Mon guide me l’interprétait ainsi ; et cependant lui-même n’entendait point cette énigme, et ne savait qui était ce petit animal de la reine ; mais nous en fûmes bientôt éclaircis, car le roi, quelque temps après en avoir considéré, commanda qu’on l’amenât et à une demi-heure de là je vis entrer, au milieu d’une troupe de singes qui portaient la fraise et le haut-de-chausse, un petit homme bâti presque tout comme moi, car il marchait à deux pieds. Sitôt qu’il m’aperçut, il m’aborda par un « criado de nuestra merced ». Je lui ripostai sa révérence à peu près en mêmes termes. Mais hélas ils ne nous eurent pas plutôt vu parler ensemble, qu’ils eurent tous le préjugé véritable ; et cette conjecture n’avait garde de produire un autre succès, car celui des assistants qui opinait pour nous avec plus de faveur protestait que notre entretien était un grognement que la joie d’être rejointe par un instinct naturel nous faisait bourdonner.

Ce petit homme me conta qu’il était Européen, natif de la Vieille Castille ; il avait trouvé moyen avec des oiseaux de se faire porter jusqu’au monde de la lune où nous étions lors ; qu’étant tombé entre les mains de la reine, elle l’avait pris pour un singe, à cause qu’ils habillent, par hasard, en ce pays-là, les singes à l’espagnole, et que l’ayant à son arrivée trouvé vêtu de cette façon, elle n’avait point douté qu’il ne fût de l’espèce.

— Il faut bien dire, lui répliquai-je, qu’après leur avoir essayé toutes sortes d’habits, ils n’en ont point rencontré de plus ridicules, et que ce n est qu’à cause de cela qu’ils les équipent de la sorte, n’entretenant ces animaux que pour s’en donner plaisir.

Ce n’est pas connaître, reprit-il, la dignité de notre nation en faveur de qui l’univers ne produit des hommes que pour nous donner des esclaves, et pour qui la nature ne saurait engendrer que des matières de rire.

Il me supplia ensuite de lui apprendre comment je m’étais osé hasarder de gravir à la lune avec la machine dont je lui avais parlé, je lui répondis que c’était à cause qu’il avait emmené les oiseaux sur lesquels j’y pensais aller. Il sourit de cette raillerie, et environ un quart d’heure après le roi commanda aux gardeurs de singes de nous ramener, avec ordre exprès de nous faire coucher ensemble, l’Espagnol et moi, pour faire en son royaume multiplier notre espèce.

On exécuta de point en point la volonté du prince, de quoi je fus très aise pour le plaisir que je recevais d’avoir quelqu’un qui m’entretint pendant la solitude de ma brutification. Un jour, mon mâle (car on me prenait pour sa femelle) me conta que ce qui l’avait véritablement obligé de courir toute la terre, et enfin de l’abandonner pour la lune, était qu’il n’avait pu trouver un seul pays où l’imagination même fût en liberté.

— Voyez-vous, me dit-il, à moins de porter un bonnet, quoi que vous puissiez dire de beau, s’il est contre les principes des docteurs de drap, vous êtes un idiot, un fou (et quelque chose de pis). On m’a voulu mettre en mon pays à l’inquisition pour ce qu’à la barbe des pédants j’avais soutenu qu’il y avait du vide dans la nature et que je ne connaissais point de matière au monde plus pesante l’une que l’autre.

Voilà les choses à peu près dont nous amusions le temps ; car ce petit Espagnol avait l’esprit joli. Notre entretien toutefois n’était que la nuit, à cause que depuis six heures du matin jusque au soir la grande foule du monde qui nous venait contempler à notre logis nous eût détournés ; car quelques-uns nous jetaient des pierres, d’autres des noix, d’autres de l’herbe. il n’était bruit que des bêtes du Roi.

On nous servait tous les jours à manger à nos heures, et la reine et le roi prenaient eux-mêmes assez souvent la peine de me tâter le ventre pour connaître si je n’emplissais point, car ils brûlaient d’une vie extraordinaire d’avoir de la race de ces petits animaux. Je ne sais si ce fut pour avoir été plus attentif que mon mâle à leurs simagrées et à leurs tons ; mais j’appris plus tôt que lui à entendre leur langue, et à l’accrocher un peu ce qui fit qu’on nous considéra d’une autre façon qu’on n’avait fait, et les nouvelles coururent aussitôt par tout le royaume qu’on avait trouvé deux hommes sauvages, plus petits que les autres, à cause des mauvaises nourritures que la solitude nous avait fournies, et qui, par un défaut de la semence de leurs pères, n’avaient pas eu les jambes de devant assez fortes pour s’appuyer dessus.

Cette créance allait prendre racine à force de cheminer, sans les prêtres du pays qui s’y opposèrent, disant que c’était une impiété épouvantable de croire que non seulement des bêtes, mais des monstres fussent de leur espèce.

« Il y aurait bien plus d’apparence, ajoutaient les moins passionnés, que nos animaux domestiques participassent au privilège de l’humanité de l’immortalité, par conséquent à cause qu’ils sont nés dans notre pays, qu’une bête monstrueuse qui se dit née je ne sais où dans la lune ; et puis considérez la différence qui se remarque entre nous et eux. Nous autres marchons à quatre pieds, parce que Dieu ne se voulut pas fier d’une chose si précieuse à une moins ferme assiette, et il eut peur qu’allant autrement, il n’arrivât fortune de l’homme ; c’est pourquoi il prit la peine de l’asseoir sur quatre piliers, afin qu’il ne pût tomber ; mais dédaignant de se mêler à la construction de ces deux brutes, il les abandonna au caprice de la nature, laquelle, ne craignant pas la perte de si peu de chose, ne les appuya que sur deux pattes.

« Les oiseaux mêmes, disaient-ils, n’ont pas été si maltraités qu’elles, car au moins ils ont reçu les plumes pour subvenir à la faiblesse de leurs pieds, et se jeter en l’air quand nous les éconduirons de chez nous ; au lieu que la nature en ôtant les deux pieds à ces monstres les a mis en état de ne pouvoir échapper à notre justice.

« Voyez un peu, outre cela, comment ils ont la tête tournée vers le ciel ! C’est la disette où Dieu les a mis de toutes choses qui les a situés de la sorte, car cette posture suppliante témoigne qu’ils se plaignent au ciel de Celui qui les a créés, et qu’ils lui demandent permission de s’accommoder de nos restes. Mais, nous autres, nous avons la tête penchée en bas pour contempler les biens dont nous sommes seigneurs, et comme n’y ayant rien au ciel à qui notre heureuse condition puisse porter envie. »

J’entendais tous les jours, à ma loge, les prêtres faire ces contes, ou d’autres semblables ; et enfin ils en bridèrent si bien l’esprit des peuples sur cet article, qu’il fût arrêté que je ne passerais tout au plus

que pour un perroquet sans plumes, car ils confirmaient les persuadés sur ce que non plus qu’un oiseau je n’avais que deux pieds. Cela fit qu’on me mit en cage par ordre exprès du Conseil d’en haut.

Là, tous les jours, l’oiseleur de la reine prenait le soin de me venir siffler la langue comme on fait ici aux sansonnets, j’étais heureux à la vérité en ce que je ne manquais point de mangeaille. Cependant, parmi les sornettes dont les regardants me rompaient les oreilles, j’appris à parler comme eux, en sorte que, quand je fus assez rompu dans l’idiome pour exprimer la plupart de mes conceptions, j’en contai des plus belles. Déjà les compagnies ne s’entretenaient plus que de la gentillesse de mes bons mots, et de l’estime que l’on faisait de mon esprit. On vint jusque là que le Conseil fut contraint de faire publier un arrêt, par lequel on défendait de croire que j’eusse de la raison, avec un commandement très exprès à toutes personnes de quelque qualité ou condition qu’elles fussent, de s’imaginer, quoi que je pusse faire de spirituel, que c’était l’instinct qui me le faisait faire.

Cependant la définition de ce que l’étais partagea la ville en deux factions. Le parti qui soutenait en ma faveur grossissait de jour en jour, et enfin en dépit de l’anathème et de l’excommunication des prophètes qui tâchaient par là d’épouvanter le peuple, ceux qui tenaient pour moi demandèrent une assemblée des États, pour résoudre cet accroc de religion. On fut longtemps à s’accorder sur le choix de ceux qui opineraient ; mais les arbitres pacifièrent l’animosité par le nombre des intéressés qu’ils égalèrent, et qui ordonnèrent qu’on me porterait dans l’assemblée comme on fit ; mais j’y fus traité autant sévèrement qu’on se le peut imaginer. Les examinateurs m’interrogèrent entre autres choses de philosophie ; je leur exposai tout à la bonne foi ce que jadis mon régent m’en avait appris, mais ils ne mirent guère à me le réfuter par beaucoup de raisons convaincantes à la vérité. Quand je me vis tout à fait convaincu, j’alléguai pour dernier refuge les principes d’Aristote qui ne me servirent pas davantage que les sophismes ; car en deux mots, ils m’en découvrirent la fausseté. « Cet Aristote, me dirent-ils, dont vous vantez si fort la science, accommodait sans doute les principes à sa philosophie au lieu d’accommoder sa philosophie aux principes, et encore devait-il les prouver au moins plus raisonnables que ceux des autres sectes, ce qu’il n’a pu faire. C’est pourquoi le bon seigneur ne trouvera pas mauvais si nous lui baisons les mains. »

Enfin comme ils virent que je ne clabaudais autre chose, sinon qu’ils n’étaient pas plus savants qu’Aristote, et qu’on m’avait défendu de discuter contre ceux qui niaient les principes, ils conclurent tous d’une commune voix, que je n’étais pas un homme, mais possible quelque espèce d’autruche, vu que je portais comme elle la tête droite, que je marchais sur deux pieds, et qu’enfin, hormis un peu de duvet, je lui étais tout semblable, si bien qu’on ordonna à l’oiseleur de me reporter en cage. J’y passais mon temps avec assez de plaisir, car à cause de leur langue que je possédais correctement, toute la cour se divertissait à me faire jaser. Les filles de la Reine, entre autres, fourraient toujours quelque bribe dans mon panier ; et la plus gentille de toutes ayant conçu quelque amitié pour moi, elle était si transportée de joie, lorsqu’étant en secret, je lui découvrais les mystères de notre religion et principalement quand je lui parlais de nos cloches et de nos reliques, qu’elle me protestait, les larmes aux yeux, que si jamais je me trouvais en état de revoler en notre monde, elle me suivrait de bon cœur.

Un jour de grand matin, m’étant éveillé en sursaut, je la vis qui tambourinait contre les bâtons de ma cage :

— Réjouissez-vous, me dit elle, hier, dans le Conseil, on conclut la guerre contre le roi X. J’espère parmi l’embarras des préparatifs, cependant que notre monarque et ses sujets seront éloignés, faire naître l’occasion de vous sauver.

— Comment, la guerre ? l’interrompis-je. Arrive-t-il des querelles entre les princes de ce monde ici comme entre ceux du nôtre ? Hé ! je vous prie, parlez-moi de leur façon de combattre !

— Quand les arbitres, reprit-elle, élus au gré des deux parties, ont désigné le temps accordé pour l’armement, celui de la marche, le nombre des combattants, le jour et le lieu de la bataille, et tout cela avec tant d’égalité, qu’il n’y a pas dans une armée un seul homme plus que dans l’autre. Les soldats estropiés d’un côté sont tous enrôlés dans une compagnie, et lorsqu’on en vient aux mains, les maréchaux de camp ont soin de les exposer aux estropiés ; de l’autre côté, les géants ont en tête les colosses ; les escrimeurs, les adroits ; les vaillants, les courageux ; les débiles, les faibles ; les indisposés, les malades ; les robustes, les forts, et si quelqu’un entreprenait de frapper un autre que son ennemi désigné, à moins qu’il pût justifier que c’était par méprise, il est condamné de couard. Après la bataille donnée on compte les blessés, les morts, les prisonniers ; car pour les fuyards, il ne s’en trouve point ; si les pertes se trouvent égales de part et d’autre, ils tirent à la courte paille à qui se proclamera victorieux.

« Mais encore qu’un royaume eût défait son ennemi de bonne guerre, ce n’est presque rien avancé, car il y a d’autres armées peu nombreuses de savants et d’hommes d’esprit, des disputes desquelles dépend entièrement le triomphe ou la servitude des États.

« Un savant est opposé à un autre savant, un esprité à un autre esprité, et un judicieux à un autre judicieux. Au reste le triomphe que remporte un État en cette façon est compté pour trois victoires à force ouverte. Après la proclamation de la victoire on rompt l’assemblée, et le peuple vainqueur choisit pour être son roi, ou celui des ennemis, ou le sien. »

Je ne pus m’empêcher de rire de cette façon scrupuleuse de donner des batailles ; et j’alléguais pour exemple d’une bien plus forte politique les coutumes de notre Europe, où le monarque n’avait garde d’omettre aucun de ses avantages pour vaincre et voici comme elle me parla :

— Apprenez-moi me dit-elle, Si vos princes ne prétextent pas leurs armements du droit de force ?

— Si fait, répliquai-je, et de la justice de leur cause.

— Pourquoi lors, continua-t-elle, ne choisissent-ils des arbitres non suspects pour être accordés ? Et s’il se trouve qu’ils aient autant de droit l’un que l’autre, qu’ils demeurent comme ils étaient, ou qu’ils jouent en un coup de piquet la ville ou la province dont ils sont en dispute ? Et cependant qu’ils font casser la tête à plus de quatre millions d’hommes qui valent mieux qu’eux, ils sont dans leur cabinet à goguenarder sur les circonstances du massacre de ces badauds. Mais je me trompe de blâmer ainsi la vaillance de vos braves sujets ; ils font bien de mourir pour leur patrie ; l’affaire est importante, car il s’agit d’être le vassal d’un roi qui porte une fraise ou de celui qui porte un rabat !

— Mais vous, lui repartis-je, pourquoi toutes ces circonstances en votre façon de combattre ? Ne suffit-il pas que les armées soient en pareil nombre d’hommes ?

— Vous n’avez guère de jugement, me répondit-elle. Croiriez-vous, par votre foi, ayant vaincu sur le pré votre ennemi seul à seul, l’avoir vaincu de bonne guerre, si vous étiez maillé, et lui non ; s’il n’avait qu’un poignard, et vous une estocade ; enfin s’il était manchot, et que vous eussiez deux bras ? Cependant avec toute l’égalité que vous recommandez tant à vos gladiateurs, ils ne se battent jamais pareils ; car l’un sera de grande, l’autre de petite taille ; l’un sera adroit, l’autre n’aura jamais manié d’épée ; l’un sera robuste, l’autre faible ; et quand même ces disproportions seraient égales, qu’ils seraient aussi adroits et aussi forts l’un que l’autre, encore ne seraient-ils pas pareils, car l’un des deux aura peut-être plus de courage que l’autre ; et sous l’ombre que cet emporté ne considérera pas le péril, qu’il sera bilieux, qu’il aura plus de sang, qu’il avait le cœur plus serré, avec toutes ces qualités qui font le courage, comme si ce n’était pas aussi bien qu’une épée, une arme que son ennemi n’a point, il s’ingère de se ruer éperdument sur lui, de l’effrayer et d’ôter la vie à ce pauvre homme qui prévoit le danger, dont la chaleur est étouffée dans la pituite, et duquel le cœur est trop vaste pour unir les esprits nécessaires à dissiper cette glace qu’on appelle « poltronnerie ». Ainsi vous louez cet homme d’avoir tué son ennemi avec avantage, et le louant de hardiesse, vous le louez d’un péché contre nature, puisque sa hardiesse tend à sa destruction. Et à propos de cela, je vous dirai qu’il y a quelques années qu’on fit une remontrance au Conseil de guerre, pour apporter un règlement plus circonspect et plus consciencieux dans les combats. Et le philosophe qui donnait l’avis parla ainsi :

« Vous imaginez, Messieurs, avoir bien égalé les avantages de deux ennemis, quand vous les avez choisis tous deux grands, tous deux adroits, tous deux pleins de courage ; mais ce n’est pas encore assez, puisqu’il faut qu’enfin le vainqueur surmonte par adresse, par force, et par fortune. Si ça été par adresse, il a frappé sans doute son adversaire par un endroit où il ne l’attendait pas, ou plus vite qu’il n’était vraisemblable ; ou, feignant de l’attraper d’un côté, il l’a assailli de l’autre. Cependant tout cela c’est affiner, c’est tromper, c’est trahir, et la tromperie et la trahison ne doivent pas faire l’estime d’un véritable généreux. S’il a triomphé par force, estimerez vous son ennemi vaincu, puisqu’il a été violenté ? Non, sans doute, non plus que vous ne direz pas qu’un homme ait perdu la victoire, encore qu’il a soit accablé de la chute d’une montagne, parce qu’il n’a pas été en puissance de la gagner. Tout de même celui-là, n’a point été surmonté, à cause qu’il ne s’est point trouvé dans ce moment disposé à pouvoir résister aux violences de son adversaire. Si ça été par hasard qu’il a terrassé son ennemi, c’est la Fortune et non pas lui qu’on doit couronner il n’y a rien contribué ; et enfin le vaincu n’est non plus blâmable que le joueur de dés, qui sur dix-sept points en voit faire dix huit. »

On lui confessa qu’il avait raison : mais qu’il était impossible, selon les apparences humaines, d’y mettre ordre, et qu’il valait mieux subir un petit inconvénient, que de s’abandonner à cent autres de plus grande importance.

Elle ne m’entretint pas cette fois davantage, parce qu’elle craignait d’être trouvée toute seule avec moi si matin. Ce n’est pas qu’en ce pays l’impudicité soit un crime ; au contraire, hors les coupables convaincus, tout homme a pouvoir sur toute femme, et une femme tout de même pourrait appeler un homme en justice qui l’aurait refusée. Mais elle ne m’osait pas fréquenter publiquement à ce qu’elle me dit, à cause que les prêtres avaient prêché au dernier sacrifice que c’étaient les femmes principalement qui publiaient que j’étais homme, afin de couvrir sous ce prétexte le désir exécrable qui les brûlait de se mêler aux bêtes, et de commettre avec moi sans vergogne des péchés contre nature. Cela fut cause que je demeurai longtemps sans la voir, ni pas une du sexe.

Cependant il fallait bien que quelqu’un eût réchauffé les querelles de la définition de mon être, car comme je ne songeais plus qu’à mourir en ma cage, on me vint quérir encore une fois pour me donner audience. je fus donc interrogé, en présence d’un grand nombre de courtisans sur quelques points de physique, et mes réponses, à ce que je crois, ne satisfirent aucunement, car celui qui présidait m’exposa fort au long ses opinions sur la structure du monde. Elles me semblèrent ingénieuses ; et sans qu’il passât jusqu’à son origine qu’il soutenait éternelle, j’eusse trouvé sa philosophie beaucoup plus raisonnable que la nôtre. Mais sitôt que je l’entendis soutenir une rêverie si contraire à ce que la foi nous apprend, je lui demandai ce qu’il pourrait répondre à l’autorité de Moïse et que ce grand patriarche avait dit expressément que Dieu l’avait créé en six jours. Cet ignorant ne fit que rire au lieu de me répondre ; ce qui m’obligea de lui dire que puisqu’ils en venaient là, je commençais à croire que leur monde n’était qu’une lune. « Mais, me dirent-ils tous, vous y voyez de la terre, des rivières, des mers, que serait-ce donc tout cela ?

— N’importe, repartis-je, Aristote assure que ce n’est que la lune ; et si vous aviez dit le contraire dans les classes où j’ai fait mes études, on vous aurait sifflés.

Il se fit sur cela en grand éclat de rire. Il ne faut pas demander si ce fut de leur ignorance ; mais cependant on me conduisit dans ma cage.

Les prêtres, cependant, plus emportés que les premiers, avertis que j’avais osé dire que la lune d’où je venais était un monde, et que leur monde n’était qu’une lune, crurent que cela leur fournissait un prétexte assez juste pour me faire condamner à l’eau ; c’est la façon d’exterminer les athées. Pour cet effet, ils furent en corps faire leur plainte au roi qui leur promit justice, et ordonna que je serais remis sur la sellette.

Me voilà donc dégagé pour la troisième fois, et lors le plus ancien prit la parole et plaida contre moi. Je ne me souviens pas de sa harangue, à cause que j’étais trop épouvanté pour recevoir les espèces de sa voix sans désordre, et parce qu’aussi il s’était servi pour déclamer d’un instrument dont le bruit m’étourdissait : c’était une trompette qu’il avait tout exprès choisie, afin que la violence de ce son martial échauffât leurs esprits à ma mort, et afin d’empêcher par cette émotion que le raisonnement ne pût faire son office, comme il arrive dans nos armées, où le tintamarre des trompettes et des tambours empêche le soldat de réfléchir sur l’importance de sa vie.

Quand il eut dit, je me levai pour défendre ma cause, mais j’en fus délivré par une aventure qui vous va surprendre. Comme j’avais la bouche ouverte, un homme qui avait eu grande difficulté à traverser la foule, vint choir aux pieds du Roi, et se traîna longtemps sur le dos en sa présence. Cette façon de faire ne me surprit pas, car je savais que c’était la posture où ils se mettaient quand ils voulaient discourir en public. Je rengainai seulement ma harangue, et voici celle que nous eûmes de lui :

« Justes, écoutez-moi ! vous ne sauriez condamner cet homme, ce singe, ou ce perroquet, pour avoir dit que la lune est un monde d’où il venait ; car s’il est homme, quand même il ne serait pas venu de la lune, puisque tout homme est libre, ne lui est-il pas libre aussi de s’imaginer ce qu’il voudra ?

Quoi ? pouvez-vous le contraindre à n’avoir pas vos visions ? Vous le forcerez bien à dire que la lune n’est pas un monde, mais il ne le croira pas pourtant ; car pour croire quelque chose, il faut qu’il se présente à son imagination certaines possibilités plus grandes au oui qu’au non ; à moins que vous ne lui fournissiez ce vraisemblable, ou qu’il ne vienne de soi-même s’offrir à son esprit il vous dira bien qu’il croit, mais il ne le croira pas pour cela.

J’ai maintenant à vous prouver qu’il ne doit pas être condamné, si vous le posez dans les catégories des bêtes.

Car, supposé qu’il soit animal sans raison, en n’auriez-vous vous-mêmes de l’accuser d’avoir péché contre elle ? Il a dit que la lune était un monde ; or, les bêtes n’agissent que par instinct de nature ; donc c’est la nature qui le dit, et non pas lui. De croire que cette savante nature qui a fait le monde et la lune ne sache ce que c’est elle-même, et que vous autres qui n’avez de connaissance que ce que vous en tenez d’elle, le sachiez plus certainement, cela serait bien ridicule. Mais quand même la passion vous ferait renoncer à vos principes, et que vous supposeriez que la nature ne guidât pas les bêtes, rougissez à tout le moins des inquiétudes que vous causent les caprices d’une bête. En vérité, Messieurs, si vous rencontriez un homme d’âge mûr qui veillât à la police d’une fourmilière, pour tantôt donner un soufflet à la fourmi qui aurait fait choir sa compagne, tantôt à en emprisonner une qui aurait dérobé à sa voisine un grain de blé, tantôt mettre en justice une autre qui aurait abandonné ses œufs, ne l’estimeriez-vous insensé de vaquer à des choses trop au-dessous de lui, et de prétendre assujettir à la raison des animaux qui n’en ont pas l’usage ?

Comment donc, vénérables pontifes, appellerez vous l’intérêt que vous prenez aux caprices de ce petit animal ? Justes, j’ai dit. »

Dès qu’il eut achevé, une sorte de musique d’applaudissements fit retentir toute la salle, et après que toutes les opinions eurent été débattues un gros quart d’heure, le roi prononça :

« Que dorénavant je serais censé homme, comme tel mis en liberté, et que la punition d’être noyé serait modifiée, en une amende honteuse (car il n’en est point, en ce pays-là, d’honorable), dans laquelle amende je me dédirais publiquement d’avoir soutenu que la lune était un monde, à cause du scandale que la nouveauté de cette opinion aurait pu apporter dans l’âme des faibles. »

Cet arrêt prononcé, on m’enlève hors du palais, on m’habille par ignominie fort magnifiquement ; on me porte sur la tribune d’un magnifique chariot ; et traîné que je fus par quatre princes qu’on avait attachés au joug, voici ce qu’ils m’obligèrent de prononcer aux carrefours de la ville :

« Peuple, je vous déclare que cette lune-ci n’est pas une lune, « mais un monde ; et que ce monde là-bas n’est pas un monde, mais une « lune. Tel est ce que les Prêtres trouvent bon que vous croyiez. »

Après que j’eus crié la même chose aux cinq grandes places de la cité, j’aperçus mon avocat qui me tendait la main pour m’aider à descendre. Je fus bien étonné de reconnaître, quand je l’eus envisagé, que c’était mon démon. Nous fûmes une heure à nous embrasser.

Le lendemain, sur les neuf heures, je vis entrer mon démon, qui me dit qu’il venait du palais où Z, l’une des demoiselles de la reine, l’avait prié de l’aller trouver, et qu’elle s’était enquise de moi, témoignant qu’elle persistait toujours dans le dessein de me tenir parole, c’est-à-dire que de bon cœur elle me suivrait, si je la voulais mener avec moi dans l’autre monde.

— Ce qui m’a fort édifié, continua-t-il, c’est quand j’ai reconnu que le motif principal de son voyage était de se faire chrétienne. Ainsi je lui ai promis d’aider son dessein de toutes mes forces, et d’inventer pour cet effet une machine capable de tenir trois ou quatre personnes, dans laquelle vous y pourrez monter ensemble dès aujourd’hui. Je vais m’appliquer sérieusement à l’exécution de cette entreprise : c’est pourquoi, afin de vous divertir cependant que je ne serai point avec vous, voici un livre que je vous laisse. Je l’apportai jadis de mon pays natal ; il est intitulé : Les États et Empires du Soleil, avec une addition de l’Histoire de l’Étincelle. Je vous donne encore celui-ci que j’estime beaucoup davantage ; c’est le grand Oeuvre des Philosophes, qu’un des plus forts esprits du soleil a composé. Il prouve là-dedans que toutes choses sont vraies, et déclare la façon d’unir physiquement les vérités de chaque contradictoire, comme par exemple que le blanc est noir et que le noir est blanc ; qu’on peut être et n’être pas en même temps ; qu’il peut y avoir une montagne sans vallées, que le néant est quelque chose, et que toutes les choses qui sont ne sont point. Mais remarquez qu’il prouve tous ces inouïs paradoxes, sans aucune raison captieuse ou sophistique. Quand vous serez ennuyé de lire, vous pourrez vous promener, ou vous entretenir avec le fils de notre hôte ; son esprit a beaucoup de charmes ; ce qui me déplaît en lui, c’est qu’il est impie. S’il lui arrive de vous scandaliser, ou de faire par quelque raisonnement chanceler votre foi, ne manquez pas aussitôt de me le venir proposer, je vous en résoudrai les difficultés. Un autre vous ordonnerait de rompre compagnie lorsqu’il voudrait philosopher sur ces matières : mais, comme il est extrêmement vain, je suis assuré qu’il prendrait cette fuite pour une défaite, et il se figurerait que notre croyance serait sans raison, si vous refusiez d’entendre les siennes. Songez à librement vivre.

Il me quitta en achevant ce mot car c’est l’adieu, dont en ce pays-là, on prend congé de quelqu’un, comme le « bonjour » ou le « Monsieur votre serviteur » exprime par ce compliment : « Aimez-moi, sage, puisque je t’aime. »

Mais il fut à peine sorti, que je mis à considérer attentivement mes livres, et leurs boîtes, c’est-à-dire leurs couvertures, qui me semblaient admirables pour leurs richesses ; l’une était taillée d’un seul diamant, sans comparaison plus brillant que les nôtres ; la seconde ne paraissait qu’une monstrueuse perle fendue de ce monde-là ; mais parce que je n’en ai point de leur imprimerie, je m’en vais expliquer la façon de ces deux volumes.

A l’ouverture de la boîte, je trouvai dedans un je ne sais quoi de métal presque semblable à nos horloges, pleins de je ne sais quelques petits ressorts et de machines imperceptibles. C’est un livre à la vérité, mais c’est un livre miraculeux qui n’a ni feuillets ni caractères ; enfin c’est un livre où pour apprendre, les yeux sont inutiles ; on n’a besoin que des oreilles. Quand quelqu’un donc souhaite lire, il bande avec grande quantité de toutes sortes de petits nerfs cette machine, puis il tourne l’aiguille sur le chapitre qu’il désire écouter, et au même temps il en sort comme de la bouche d’un homme, ou d’un instrument de musique, tous les dons distincts et différents qui servent, entre les grands lunaires, à l’expression du langage.

Lorsque j’ai depuis réfléchi sur cette miraculeuse invention de faire des livres, je ne m’étonne plus de voir que les jeunes hommes de ce pays-là possédaient plus de connaissance, à seize et dix-huit ans, que les barbes grises du nôtre ; car, sachant lire aussitôt que parler, ils ne sont jamais sans lecture ; à la chambre, à la promenade, en ville, en voyage, ils peuvent avoir dans la poche, ou pendus à la ceinture, une trentaine de ces livres dont ils n’ont qu’à bander un ressort pour en ouïr un chapitre seulement, ou bien plusieurs, s’ils sont en humeur d’écouter tout un livre : ainsi vous avez éternellement autour de vous tous les grands hommes, et morts et vivants, qui vous entretiennent de vive voix. Ce présent m’occupe plus d’une heure ; enfin, me les étant attachés en forme de pendants d’oreilles, je sortis pour me promener ; mais je ne fus plus plutôt au bout de la rue que je rencontrai une troupe assez nombreuse de personnes tristes.

 

 

 

Suite du Voyage dans la Lune et Histoire comique des états et empires du Soleil (3)

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021