BIBLIOBUS Littérature française

3. LA VILLA MÉLINO

 

 

 





XX- LES SAISONS DE VENUS. — LE VILLAGE. — ÉLECTIONS. — COURSES. 

Depuis mon arrivée à Vénusia, je remarquai que les jours croissaient et que la température s’échauffait dans des proportions extraordinaires. L’inclinaison de 72 degrés que forme l’équateur de Vénus sur le plan de son orbite explique ces variations si rapides. Il résulte en effet de cette inclinaison que les jours, qui sur la Terre n’augmentent ou ne diminuent en moyenne que de 3 minutes 36 secondes, subissent là-haut une variation de 42 minutes 15 secondes pour chaque rotation de l’astre sur lui-même, rotation qui, au lieu d’être de 23 heures 56 minutes comme celle de notre planète, n’est que de 23 heures 21 minutes. Ajoutez que pour les pays qui se trouvent au delà d’une zone de 56 degrés dont l’équateur occupe le milieu, (comme il en est sur notre planète de la totalité de l’Europe et des deux tiers de l’Asie,) les jours d’été dépassent 23 heures, et s’allongent encore à mesure qu’on s’approche du pôle, où ils atteignent, comme au nôtre, une durée égale à la moitié de l’année — laquelle moitié est de 112 jours 113 (un peu moins de quatre mois). — En revanche, leurs nuits d’hiver, suivant la même progression, s’allongent très-rapidement, et les Vénusiens passent ainsi, presque sans transition, d’un excès de jour à un excès de nuit, d’une chaleur torride à un froid intolérable.

En général, il faut le reconnaître, les planètes sont assez mal favorisées pour les climats, et il semble que, dans le voyage immense où le soleil les entraîne, le voisinage de quelques grands astres ait altéré l’ordre primitivement établi par la Providence. L’état le plus favorable pour une planète serait évidemment d’avoir son axe de rotation perpendiculaire à son écliptique. S’il en était ainsi pour la Terre, si son axe ne faisait pas avec l’écliptique un angle de 66 degrés et demi mais bien de 90, les jours seraient égaux aux nuits, les régions polaires ne subiraient plus la fatigue de six mois de jour et l’ennui lugubre de six mois de ténèbres. À toute époque et sur tous les points du globe, nous aurions douze heures de jour et une température moyenne entre celles du 20 mars et du 23 septembre. Peut-être avait-on jadis ces avantages, et le printemps était-il éternel :

« Aurea prima sata est ætas…
  Ver erat œternum, tepidis que   faventibus auris,
  Mulcebant zephyri natos sine   semine flores. »
 
  « D’abord on vit briller l’âge d’or. En ce temps,
  Souriait à la terre un éternel printemps,
  Et les tièdes zéphyrs, à la douce influence,
  Se jouaient dans les fleurs écloses sans semence. »

Ainsi dit Ovide, tranchant avec une aisance merveilleuse, les deux questions si ardues de l’état primitif de la Terre et de la génération spontanée. Sans doute, il ne faut pas ajouter plus d’importance qu’il ne convient aux récits des poëtes. N’oublions pas cependant qu’ils se sont inspirés d’antiques légendes, qui ont pu se modifier et s’embellir en traversant le cours des âges, mais dont le fond n’en repose pas moins sur un fait réel. Les découvertes de la paléontologie ont démontré que l’existence des animaux monstrueux contre lesquels avaient combattu les Hercule, les Thésée, les Cadmus, etc., n’était pas aussi fabuleuse qu’on le pensait au dernier siècle ; peut-être la science en arrivera-t-elle à donner raison aux deux vers d’Ovide.

Mais l’homme ne jouit pas longtemps de cette température édénique ; il eût été trop heureux ! Les saisons arrivèrent, avec leurs excès de chaud et de froid :

« Tum primùm, siccis aer fervoribus ustus
  Canduit, et ventis glacies adstricta pependit.
 »

 
 
  « Alors, l’air s’embrasa dans les brûlants étés,
  Et la glace pendit en festons argentés. »

Ainsi s’évanouit l’âge d’or de la température. Les planètes fatiguées cessèrent de se tenir ferme sur leurs axes, et Vénus se pencha plus qu’aucune autre.

J’avais abordé vers le vingtième degré de latitude. Le jour était d’environ trois heures à ce moment-là ; trois semaines après il était de dix-neuf !

— L’été s’avance à grands pas, me dit alors Mélino, c’est le moment d’émigrer à la campagne. J’ai une villa située a trois heures de Vénusia. J’espère que vous m’accorderez le plaisir qui réjouit le plus au monde le cœur d’un propriétaire : celui de faire visiter sa propriété.

Je le remerciai de son offre, qui m’était d’autant plus agréable que, bien moins cuirassé que les Vénusiens contre les flèches de feu dont les crible leur grand soleil, j’espérais trouver à la campagne une température plus clémente.

Nous fîmes le voyage à l’aide d’un véhicule atmosphérique. Les appareils de ce genre, à hélice ou à aubes, sont fort employés dans les pérégrinations vénusiennes : leur pesanteur, qui du reste est d’un dixième moins grande que celle qu’ils auraient sur notre planète, est contre-balancée par la vitesse excessive des moteurs. Ne voyons-nous pas, à tout instant, de gros insectes voler à l’aide de petites ailes dont les vibrations sont extrêmement rapides ?

 

Selon mon espoir, je trouvai à la villa de Mélino une température beaucoup moins ardente que celle de Vénusia. Elle était située sur un plateau élevé, et vous comprenez que, dans un pays où les bouleversements géologiques ont pu faire jaillir des montagnes cinq fois plus hautes que les Cordilières, lesplateaux de ce genre doivent être nombreux, Or, vous savez combien la chaleur décroît dans les hautes régions : l’atmosphère moins dense y laisse au rayonnement du sol toute sa liberté, et ces altitudes se trouvent, par rapport aux vallées et aux plaines, dans les mêmes conditions qu’un homme presque nu, par rapport à un autre emmaillotté dans d’épaisses couvertures.

De plus, la température s’y montrait d’une variété extrême, car — sur ce globe dont un hémisphère est presque tout entier chauffé par le soleil, tandis que l’hémisphère situé de l’autre côté de l’équateur est à peu près complétement noyé dans l’ombre, — le moindre vent du nord ou du sud apporte nécessairement dans l’état de la température les changements les plus brusques et les plus considérables.

Je vous ai parlé aussi de l’effet rafraîchissant qu’a pour les Vénusiens l’état de leur atmosphère presque toujours couverte de nuages.

Enfin, la maison de plaisance de Mélino se trouvait protégée contre l’action du soleil par un bouquet d’arbres gigantesques, d’une puissance de végétation qui nous est inconnue et dont celle des terres tropicales ne peut donner qu’une faible idée. Ils entre-croisaient sur la villa leurs branchages touffus, et baignaient ses murs de la fraîcheur opaque de leur ombre. Derrière la maison, après une pelouse du vert le plus tendre et le plus velouté, s’étendait la nappe, moirée d’azur et d’argent, d’un grand lac encadré d’arbres séculaires. Je dirigeais souvent mes pas de ce côté, et j’aimais à promener mes rêveries le long de ses rives ombreuses.

 

À une lieue environ de l’habitation de Mélino, se trouvait un village dont il m’indiqua la position, car je ne l’eusse jamais aperçu, modestement caché qu’il était sous la luxuriante frondaison d’un vaste bosquet.

Mon hôte m’y conduisit, et ma donna l’occasion de voir le bourg le plus propre, le plus coquet, le plus élégant qu’on puisse imaginer. Les maisons étaient confortablement construites, couvertes d’ardoises, percées de larges fenêtres et fort bien tenues. Quelle différence avec nos masures rustiques dont les murs baignent dans la boue, dont le faîte pourrit dans le chaume, et où l’air et la lumière ne pénètrent que par des trous avares ; sans parler des guenilles et des provisions rances qui pendent aux poutres noires du plafond, des cheminées qui fument sans chauffer, et des placards qui font office d’alcôves, avec leurs battants pour rideaux !

Ce jour-là, il y avait une certaine animation dans le village vénusien. On s’y occupait d’une élection ! Les angles de chaque rue étaient tapissés de professions de foi, autour desquelles se pressaient un grand nombre d’électeurs et d’électrices qui se rendaient ensuite à une assemblée préparatoire.

Ces proclamations, rédigées sans aucune emphase, faisaient connaître d’une façon explicite l’opinion du candidat sur les questions qui préoccupaient le plus vivement l’esprit public.

Ce n’étaient pas, comme dans notre pays, de ces vagues programmes de conduite politique, qui vont à tous les partis, et qui peuvent se résumer ainsi :

« ÉLECTEURS !

« Voulez-vous la nation heureuse et prospère ?

« L’Ordre uni à la Liberté ?

« Voulez-vous, propriétaires, l’agriculture encouragée, les campagnes dotées de chemins, de ponts, de canaux, etc ?

« Voulez-vous, dignitaires, soldats, fonctionnaires, de notables augmentations dans vos traitements ?

« Voulez-vous tous, néanmoins, nos finances administrées avec une stricte économie, et de grandes diminutions dans nos dépenses ?

« Voulez-vous enfin, pour représenter vos intérêts, un homme qui vous affectionne de toute son âme et qui donnerait pour vous son sang et sa vie ?…

« NOMMEZ-MOI. »

 

Prenez toutes les professions de foi qui, dans la saison électorale, s’épanouissent par myriades — natos sine semine flores, — et vous verrez qu’il n’en est aucune qu’on ne puisse ramener à ce type. C’est comme un passe-partout banal où s’encadrent les candidatures les plus diverses.

 

— L’élection que l’on fait dans ce village, dis-je à Mélino, présente quelque analogie avec ce qu’on appelle, en certaines contrées de la terre, l’élection d’un conseiller général, ou provincial ; mais là, les femmes ne votent pas, et dans les campagnes, les affiches ne sont pas lues des électeurs.

— Quelle indifférence !

— Ce n’est pas indifférence, mais uniquement parce qu’ils ne savent pas lire. Les candidats suppléent à l’inconvénient qui en résulte par des visites personnelles, de pressantes obsessions, de magnifiques promesses, et surtout de vigoureuses poignées de mains — qui engagent beaucoup moins. Il y a encore la propagande œnophile qui est fort employée, et d’un effet plus sûr. Le vin est un précieux agent électoral : sa douce chaleur amollit l’âme et la dispose merveilleusement à recevoir l’empreinte de convictions nouvelles, elle dissipe les défiances, et provoque, par degrés, l’admiration et le dévouement de celui qui boit pour celui qui remplit son verre. Mais, comme chaque concurrent a aussi recours au pouvoir de cette spiritueuse éloquence, la lutte bachique prend des proportions colossales. Plusieurs jours avant le vote, les électeurs de chaque parti se réunissent ensemble et procèdent à des libations préparatoires. À mesure que les futailles se vident, l’enthousiasme électoral va s’exaltant, et devient du délire et de l’ivresse — la plus réelle. On vote alors, et le candidat le plus généreux reçoit le prix de ses largesses : la victoire est aux gros tonneaux.

— Et les élus sont fiers d’un tel triomphe ?

— Très-fiers et très-heureux, je vous assure. Les moyens s’oublient et le résultat est acquis.

— Vous voulez dire acheté. Mais aussi, que peut-on attendre d’électeurs qui ne savent pas lire ? Les paysans de votre planète sont donc bien ignorants !

— Pas partout. Il est une nation qui fait à cet égard une exception magnifique, car l’instruction y est puissamment encouragée, et chaque village s’y trouve pourvu d’un instituteur et d’une institutrice. Cette nation si exceptionnellement avancée dans la voie du progrès…

— C’est la France ?

— C’est la Chine. Il est très-rare d’y rencontrer un paysan ne sachant pas lire ; et certes, ce n’est pas un mince mérite en un pays où l’alphabet se compose de quarante mille caractères, alors que, dans les contrées civilisées, ou se disant telles, on trouve tant de gens qui ne savent pas épeler un seul mot, et qui n’auraient pourtant que vingt-quatre lettres à apprendre !

— Mais comment se fait-il que dans votre Europe l’instruction soit si négligée ? Vous avez pourtant d’énormes budgets qui vous permettraient de lui donner un développement extrême.

— Sans doute, mais il est grevé de non moins énormes dépenses pour l’armée. N’en faut-il pas une pour maintenir l’ordre à l’intérieur et porter la civilisation dans les contrées lointaines ?

— L’instruction y supplée largement chez nous. C’est l’ignorance et le fanatisme aveugle qui fomentent les séditions, et la force des armes n’a jamais converti un peuple soit à la civilisation, soit à la religion qu’on a voulu lui imposer. Quelques livres et quelques instituteurs eussent fait bien davantage.

Je goûtai volontiers ces réflexions de Mélino. Sans doute, autant qu’un autre, j’admire le fier courage d’une nation qui lutte contre le despotisme absolu de son souverain ou contre l’oppression que lui fait subir le chef d’un empire voisin, qui la possède par ce qu’on est convenu d’appeler droit de conquête. Mais dans ces tristes luttes, la victoire finit malheureusement par appartenir à la force matérielle, et la masse écrasante d’une milice brutale l’emporte hélas ! presque toujours, sur le dévouement de quelques cœurs héroïques. Il n’en est pas ainsi des révolutions produites par les idées : leur marche est plus lente, mais aussi plus assurée, et pure au moins de larmes et de sang. Vous vous rappelez Phébus et Borée, la charmante fable de La Fontaine. Phébus et Borée s’efforcent de dépouiller un voyageur de son manteau ; Borée commence à souffler avec frénésie :

Notre souffleur à gage
  Se gorge de vapeurs, s’enfle comme un ballon,
  Fait un vacarme de démon,
  Siffle, souffle, tempête, et brise en son passage
  Maint toit qui n’en peut mais, fait périr maint bateau…

Le Vent perdit son temps ;
  Plus il se tourmentait, plus l’autre tenait ferme…
  Sitôt qu’il fut au bout du terme
  Qu’à la gageure on avait mis,
  Le Soleil dissipe la nue,
  Recrée, et puis pénètre enfin le cavalier,
  Sous son balandras fait qu’il sue,
  Le contraint de s’en dépouiller.
  Encor n’usa-t-il pas de toute sa puissance !

Ainsi, l’insurrection est souvent impuissante à dépouiller un roi de son manteau de despote,

Plus elle se tourmente et plus l’autre tient ferme.


Mais que le soleil de l’instruction vienne à luire sur les masses, qu’il fasse germer en elles le sentiment de leur dignité, le souci de leur indépendance, la conscience de leurs droits, et alors cette unanimité de conviction, cette chaude et lumineuse atmosphère d’idées nouvelles, enveloppera et pénétrera si bien le pouvoir despotique, — sans toutefois peut-être le recréer beaucoup — qu’il le contraindra de se dépouiller des prérogatives tyranniques que le changement des temps ne comportera plus.

 

— Ici, continua Mélino, l’instruction des masses, surtout au point de vue moral, est la première de nos préoccupations. Au lieu de leur parler un langage mystique qu’elles ne comprennent pas, et que les citations latines dont il est émaillé sont loin de rendre plus intelligible, leurs prédicateurs s’efforcent de leur enseigner l’amour de Dieu, l’immortalité de l’âme, leurs devoirs de famille et de citoyen. Ce sont plutôt les entretiens affectueux d’un père que les sermons d’un prêtre ; il s’attache notamment à retenir les cultivateurs dans la modeste et douce existence de la campagne, et à leur faire comprendre tout ce que le séjour des champs offre de poésie à l’imagination, de calme à l’âme, de sève et d’énergie au corps ; il leur montre encore combien les travaux agricoles sont considérés, et combien le mot de paysan — au lieu d’être presque une injure — est justement vénéré.

« Avec l’histoire impartialement racontée, les instituteurs leur enseignent surtout l’art agricole et les notions chimiques et physiques qui s’y rattachent. Ces connaissances, tout en étant éminemment utiles à nos paysans, achèvent de leur faire aimer leur état qu’ils n’exercent plus suivant une aveugle routine.

« Autrefois, le recrutement militaire et les entreprises de travaux gigantesques auxquels se livraient toutes les villes avec une ardeur maladive, enlevaient aux campagnes un grand nombre de jeunes gens, et cela presque sans retour, car le séjour des cités avait pour fâcheux résultat de les désaffectionner du hameau natal et des travaux champêtres. Nous n’avons plus, grâce à Dieu ! ces deux causes si redoutables de dépopulation agricole.

Dans nos campagnes comme dans nos villes, l’association étend ses bienfaits sur le travail. Vos propriétés rurales sont tellement divisées que bien des cultivateurs n’ont pas de quoi exploiter la parcelle de terrain qui leur est échue en héritage. Ici, chaque village est le centre d’une exploitation commune, et chacun de ceux qui l’habitent en retire un bénéfice proportionnel à son apport et à son travail. Toutefois cette association est complètement volontaire et libre.

« Une communauté analogue existe aussi pour la préparation des repas, surtout en hiver, car alors, elle procure une très-notable économie de combustible. En été, c’est le soleil qui se charge de faire cuire nos aliments.

— J’ai peine à le croire, dis-je en souriant.

— Venez voir alors, répliqua Mélino.

Et il me conduisit dans un petit clos attenant à la maison d’un cultivateur. Je vis là quelques cloches, semblables à nos cloches à melons et superposées entre elles par groupes de quatre ou cinq. Ces appareils étaient de verre à leur paroi supérieure, et, sur les côtés, d’un métal intérieurement noirci.

— Voici, me dit mon compagnon, une cuisine d’été. Approchez et regardez au fond des cloches. Vous verrez un mets en train de cuire.

— Mais comment la chaleur du soleil peut-elle suffire à produire cet effet ?

— Rappelez-vous d’abord que notre soleil est deux fois plus chaud que le vôtre. Cependant je suis convaincu qu’avec nos appareils on obtiendrait, même sur la Terre, un résultat satisfaisant. Ils laissent en effet passer la chaleur lumineuse et la retiennent en empêchant le rayonnement. L’air s’échauffe ainsi par degrés, et atteint une température qui permet la cuisson des aliments. Ceux que j’ai le plaisir de vous offrir depuis que nous sommes installés à la campagne ne sont pas autrement préparés.

 

Un concours d’animaux se tenait près de là, et l’on s’y occupait, à ce moment, de comparer la vigueur de plusieurs chevaux.

— Quoique, dis-je à mon hôte, la force de traction soit la qualité la plus utile d’un cheval, on ne s’inquiète, sur notre continent, que de sa vélocité à la course et de sa légèreté acrobatique à sauter des haies et des fossés. Un certain nombre de chevaux appartenant à quelques membres de l’aristocratie, qui, — faute d’autre, — sont très-fiers de la gloire de leurs écuries, participent, huit ou dix fois par an, à ce jeu de casse-cou qu’anime l’appât d’une superbe prime, et qui ne manque jamais d’attirer un concours immense.

— On se passionne donc bien là-haut pour l’amélioration de la race chevaline ?

— Pas le moins du monde. Les neuf dixièmes des gens qui se rendent à ces fêtes n’y vont que pour contempler le défilé des équipages, pour engager des paris, ou pour être vus buvant du champagne avec ces filles de proie qu’on appelle des lorettes. Celles-ci également ne viennent pas plus par intérêt pour les courses qu’elles ne vont à l’Opéra pour écouter la musique. Là, comme partout, l’unique souci qui les domine, c’est d’exhiber leurs minois faits au pastel et l’éclatant papillotage de leurs toilettes chatoyantes et diversement nuancées comme leurs affections, car chacun de leurs atours est le prix d’une tendresse éternelle, jurée à un adorateur différent.

— Allons, dit en souriant mon compagnon, je vois que, sur votre globe, chaque époque a eu ses tournois et chaque tournoi ses prix spéciaux. Dans l’antiquité, une couronne de laurier était décernée au poëte vainqueur ; au moyen âge, des paladins combattaient pour recevoir de la noble dame de leurs pensées une couronne de roses ; aujourd’hui, ce sont les chevaux qui occupent l’arène, — devant d’autres dames beaucoup plus remarquables par la quantité que par la qualité, — pour gagner à leurs maîtres une grosse somme d’argent ; car vous n’estimez plus que les honneurs monnayés, les couronnes feuillées de billets de banque, et la gloire aux rayons d’or au lieu de la gloire aux rayons de lumière que vous recherchiez autrefois.

En parlant de la sorte, Mélino me conduisit à l’école du village, que nous visitâmes ainsi que la bibliothèque et le musée agricoles.

 

Puis, nous reprîmes le chemin du logis, vers le déclin du jour, — à l’heure douce et paisible où la campagne épuisée de chaleur semble se retremper avec délices dans l’ombre transparente du crépuscule.

 

XXI- EN NACELLE 

Je goûtais un charme extrême au séjour de plaisance que m’avait offert mon hôte, au milieu de cette splendide nature vénusienne. Et comme Cydonis était retenu par ses travaux à Vénusia, j’étais particulièrement ravi de me trouver auprès de Célia dans un isolement qui délivrait mon esprit des inquiétudes jalouses que lui causaient naguère les visites de mon rival.

J’errais souvent avec la jeune fille dans les bosquets du parc ou sur les bords d’une rivière qui coulait près de la maison et s’égarait ensuite dans la campagne en mille simosités vagabondes.

Mais une promenade délicieuse entre toutes, et dont mon cœur gardera éternellement le souvenir, comme un parfum céleste, ce fut celle que nous fîmes, un soir, sur les eaux du lac.

 

O la belle et douce soirée ! Tout était joie, et fête, et splendeur autour de nous ! Tandis que notre barque glissait sur l’onde frémissante, un vaste rideau d’arbres et de plantes, aux formes colossales et bizarres, déployait autour de nous les magnificences de leur feuillage diapré des couleurs les plus diverses, et laissait voir, par intervalles, le disque pourpre du soleil, entouré d’un nimbe d’or, et descendant vers la ligne noire et onduleuse des montagnes lointaines. Çà et là, dans les sombres massifs, pénétraient de longues traînées de lumière, au sein desquelles flottait une poussière vermeille, subtile et légère comme une vapeur. Parfois, une folle brise courait, comme un frisson, dans le feuillage, et les arbres s’inclinant l’un vers l’autre et bruissant tour à tour, semblaient échanger quelque mystérieuse confidence. La nappe liquide se brisait alors en une myriade de petits flots qui clapotaient en se pailletant d’étincelles roses. Un oiseau nommé glosulis, au chant plus harmonieux que celui du rossignol, et dont le plumage métallique scintillait comme un écrin de pierreries, rasait d’un vol agile la surface du lac, baignant par moments le bout de son aile, et dessinant mille zigzags fantastiques, milles courbes capricieuses. Il alla ensuite se blottir dans les ramures d’une sorte de rosier grand comme un tilleul, qui étalait sur la rive son opulente moisson de fleurs.

Quand le soleil eut entièrement disparu, une vive teinte rouge embrasa l’horizon et s’étendit par degrés jusqu’au zénith. Tout resplendit alors : le ciel en feu, le lac reflétant son éclat, le feuillage des massifs laissant briller, à travers ses interstices, les ardents reflets du couchant.

Cependant, à demi étendue en un mol abandon, la tête penchée sur son bras d’une blancheur nacrée, dont les formes délicates se dessinaient vaguement dans un nuage de mousseline, les cheveux flottant dispersés sur ses épaules, Célia paraissait plongée dans l’extase d’une délicieuse rêverie. Ses yeux noyés d’une douce langueur laissaient filtrer de longs regards à travers les cils de leurs paupières demi-closes, et ses lèvres entr’ouvertes semblaient aspirer un souffle de volupté. Selon les hasards charmants de cette promenade, tantôt les rayons de soleil enflammaient son visage de leur teintepourprée, tantôt les ombres mouvantes du feuillage glissaient sur ses traits, ou bien le frais clair-obscur d’un ombrage plus épais leur prêtait je ne sais quelle grâce plus calme et plus suave, en les baignant de ses reflets amortis.

 

— Comme le ciel est beau ! murmura la jeune fille, comme l’air est doux et embaumé !

— Oui, Célia, lui dis-je, tout est enchantement dans cette radieuse soirée ! Mais, si puissant que soit le prestige de ses splendeurs, il n’est rien auprès du charme que je ressens à les admirer avec vous ; elles sont le cadre magnifique, mais vous êtes l’image adorée sur laquelle se concentre toute la volupté de mes contemplations. Le reste semble seulement s’associer à mon bonheur et conspirer à l’exalter en mon âme : l’eau limpide du lac paraît ouvrir d’elle-même passage à notre barque et nous bercer complaisamment de ses molles ondulations ; la brise du soir souffle pour enfler notre voile et rafraîchir nos fronts ; c’est pour nous que le ciel déploie sa tente de pourpre, pour nous que les fleurs exhalent leurs parfums et que le feuillage s’illumine d’étoiles d’or ; il accompagne notre entretien de son murmure sympathique, et, perdu dans les touffes fleuries, le mélodieux glosulis semble soupirer un tendre épithalame !

— Que je voudrais, me répondit Célia, m’égarer avec vous en ces douces rêveries… mais hélas ! une appréhension superstitieuse arrête l’essor de ma pensée. Dans nos campagnes, le chant du glosulis passe pour porter malheur…

 

XXII- UN CARTEL. — ASCENSION DU MÉGAL. 

Les ineffables émotions que laissa dans mon cœur cette ravissante promenade mirent le comble à ma tendresse pour Célia et au dépit jaloux que j’avais conçu contre Gydonis.

Sous l’obsession de ce double sentiment, et m’inspirant de nos traditions chevaleresques, j’écrivis au jeune vénusien que j’adorais la fille de Mélino — qu’il devait voir en moi un rival fermement résolu à la lui disputer, — qu’un de nous deux était de trop en ce monde, — que, ne me dissimulant pas l’outrage qu’il devait ressentir en me voyant aller sur ses brisées, je me mettais à ses ordres, et lui offrais réparation par un combat en champ clos… etc.

Cydonis m’adressa la réponse suivante par la voie auto-télégraphique, la seule employée en ce pays pour la transmission des dépêches de tout genre :

 

« J’ai lu et relu la lettre que vous m’avez adressée, et j’avoue n’avoir pu la comprendre. Il faut que votre patrie soit bien éloignée de Vénusia et située sur les confins les plus inaccessibles de nos régions polaires, car je ne connais encore sur notre planète aucune contrée où les idées que vous exprimez soient acceptées de personne.

» Vous trouvez Célia charmante, vous l’aimez, vous desirez l’épouser ; rien n’est plus naturel, et j’éprouve moi-même ces sentiments. Mais où je diffère complétement d’avis avec vous, c’est dans l’absolue nécessité de nous couper la gorge. Vous prétendez qu’un de nous deux est de trop en ce monde, — parlez pour vous, je vous prie, — car pour mon compte, je verrais votre triomphe avec un profond regret assurément, mais sans dépit, sans amertume, et surtout sans préférer la mort au sentiment de mon échec et d’une blessure faite à ma vanité.

» Vous ne m’outragez, en aucune façon, en me disputant la main de Célia ; et m’eussiez-vous réellement fait outrage, que ce genre de réparation, qui consisterait à me donner un coup d’épée pardessus le marché, me paraîtrait au moins singulier. Je ne conçois pas, je vous le répète, qu’il puisse exister un pays où se rencontrent de tels préjugés.

» Quel genre de satisfaction un cartel peut-il donc offrir à l’offensé ? Direz-vous que ce dernier se relève aux yeux de l’opinion de l’injure faite à son honneur et la dément, en quelque sorte, par son courage à exposer sa vie ? Mais une telle réhabilitation est inadmissible. On ne se lave pas d’une imputation outrageante par le péril couru dans un combat, et l’on peut être un drôle et un fripon tout en faisant bon marché de sa vie. Le brigand de grand chemin expose bien plus son existence que l’ouvrier ou le laboureur, et personne cependant n’a jamais été tenté de trouver son métier plus honorable.

» Ici, nous avons une façon plus logique et moins barbare de donner réparation d’un outrage. Un jury d’honneur, élu tous les dix ans par les habitants de la ville, instruit et juge les différents de cette nature. Des témoins sont entendus, des explications échangées, et le jury inflige à celui qu’il reconnaît avoir de graves torts, l’inscription infamante de son nom sur une sorte de tableau de déshonneur qui figure dans la salle de ce tribunal, comme le tableau des spéculateurs exécutés figurait jadis à la Bourse. Nos mœurs, d’accord avec la raison, acceptent cet usage, et le condamné se trouve cruellement puni de la tache faite à son nom : il est sévèrement exclu de toute société honnête et mis au ban de l’opinion publique ; car ici, elle se garde bien de prendre parti pour la forfanterie victorieuse et de considérer comme un jugement de Dieu ce qui n’est qu’un jeu sanglant de l’adresse et du hasard. Elle repousse comme un être impertinent, brutal et indigne de toute société civilisée, l’homme qui s’est porté à des outrages envers un de ses concitoyens.

» Quant à notre compétition, elle doit naturellement trouver une solution sans appel dans la volonté de Célia. Si elle vous aime, je me désiste d’avance de toute prétention à sa main, dussiez-vous me l’abandonner par caprice ou par générosité. Dans nos pays, les rivalités de prétendants ne sont pas des courses à la dot. S’il en était ainsi, on comprendrait qu’ils en vinssent à se battre comme se battent des voleurs pour la possession d’un butin : mais c’est le cœur seul que nous ambitionnons, nous attendons de la personne aimée l’arrêt de notre avenir, et, quel qu’il soit, nous nous y soumettons loyalement et sans rancune.

» Ainsi, nous laisserons, s’il vous plaît, nos épées au fourreau, nos pistolets dans leurs boîtes, et nous accorderons à Célia une entière liberté de choix que pourrait contrarier le sort des armes.

» Puisque vous voulez bien vous mettre à mes ordres, — les voilà.

» Cydonis. »

 

L’humeur accommodante et résignée avec laquelle mon rival envisageait cette affaire me causa une vive surprise, tant nous sommes habitués à ressentir une irritation profonde contre quiconque contrarie notre cupidité ou notre orgueil ! Je déclarai donc mes intentions à Célia. Elle m’écouta favorablement, et, dans une lettre courtoise mais franche, fit part de sa détermination à Cydonis. Quant à son père, il ne mit aucune hésitation à m’agréer pour gendre, malgré l’extrême pauvreté dans laquelle je me trouvais, car je ne pouvais évidemment porter sur le contrat les immeubles que je possédais sur la Terre ; mais la voix de l’intérêt, chez nous toute-puissante, n’est pour rien dans les mariages de Vénus ; et il semble vraiment que nous ayons obéi à un instinct divinatoire en donnant à cette planète le nom même de la mère de l’Amour.

Notre mariage fut fixé à un mois. — Nous consacrâmes à de longues promenades, pendant lesquelles nous échangions nos projets, nos espérances, nos rêves de bonheur, ce doux temps des préliminaires qui est au mariage ce que l’aurore est au jour.

 

— Mon ami, me dit un jour Célia, nos promenades sur les eaux limpides du lac, dans les bois ombreux et les fraîches vallées, ont assurément un grand charme, mais vous ne connaissez pas encore l’imposante majesté de nos sites grandioses. Les montagnes de Vénus, m’avez-vous dit, sont, en moyenne, cinq fois plus hautes que celle de la Terre, jugez donc du magnifique panorama qu’on doit pouvoir contempler d’un sommet un peu élevé.

Voici par exemple, ajouta-t-elle en me montrant une haute montagne se dressant à l’horizon, voici le mont Mégal, qui n’est qu’à deux lieues d’ici, et dont l’ascension pourrait vous procurer ce beau spectacle. Je serai votre guide.

Cette promesse suffit à me décider.

— Eh bien ! ajouta-t-elle, profitons de la sérénité du ciel ; partons cette nuit même à la lueur des flambeaux, et demain nous verrons le soleil se lever sur le plus splendide tableau qui se puisse imaginer.

Ce projet s’exécuta. Nous gravîmes, pendant la nuit, les flancs du Mégal, tantôt arides et rocailleux, tantôt couverts d’un tapis de gazon fin et serré. Nous étions à cheval, escortés de domestiques portant des flambeaux. Parvenus au sommet de la montagne, nous leur dîmes de nous laisser et de ramener nos montures. Puis, seuls dans la nuit profonde, nous attendîmes le lever du soleil.

Au bout de quelques instants, une ligne blanchâtre se dessina au loin dans la profondeur des ténèbres, s’étendit en arc de cercle, et laissa voir, sur un fond pâle, la silhouette dentelée de l’horizon. Les collines et les rochers placés plus près de nous et plongés encore dans l’ombre, estompaient vaguement leur croupe noire comme des monstres assoupis. Peu à peu, la zone lumineuse s’élargit et envahit le ciel, qui se colora d’un bleu clair et tendre. Au sein de cet azur d’une suavité extrême, se déployèrent des bandes de nuages rouges, semblables à des bannières de pourpre faisant cortège à l’astre du jour. L’éclat de l’orient devint de plus en plus vif, et bientôt du bout de l’horizon, une flèche de feu jaillit… puis, dépouillé de ses rayons éblouissants, le soleil émergea de la ligne noire des montagnes, et, tant qu’il n’eut pas dégagé ses bords, nous parut comme une immense coupole d’or placée à l’extrémité du monde. Son globe, double du nôtre, et grossi encore par la courbe lointaine de l’atmosphère, était d’une majesté sublime.

Le paysage s’éclaira par degrés. Tous les bas fonds étaient noyés dans les flots légers de ces blanches vapeurs qui s’exhalent chaque matin et montent au ciel comme des fumées d’encens que la nature, à son réveil, enverrait au Créateur. Elles se dissipèrent peu à peu, et notre œil ravi embrassa un vaste océan de montagnes de toutes formes et de toutes couleurs. Elles s’étageaient au loin par assises onduleuses, que séparaient de longues traînées de vapeur, et qui semblaient des gradins gigantesques entassés par des Titans pour escalader le ciel. La dernière ligne était formée de pics de plus de quarante mille mètres d’élévation (les plus hautes montagnes de la Terre n’en ont que huit mille), et couronnés, les uns d’une neige éclatante, les autres de glaces brillant de tous les feux du prisme, de sorte que leur chaîne circulaire faisait au tableau qui se déroulait à nos pieds, comme un immense cadre d’argent, constellé de pierreries étincelantes.

 

Nous restâmes longtemps sur le Mégal, absorbés dans une contemplation pleine de volupté. En présence de ces grands spectacles, il semble que l’âme brise l’étreinte de tous les misérables soucis de la vie ordinaire, qu’elle se dilate heureuse et libre dans le vaste espace ouvert devant elle, et se confonde, pour ainsi dire, avec la nature qui la fascine de ses magnificences.

 

XXIII- CATASTROPHE. — RETOUR. 

Le plaisir de cette ascension fut hélas ! payé bien cher.

Deux jours après, Célia tomba malade. On se hâta d’appeler le médecin auquel elle était abonnée.

— Bah ! fit Muller, on prend donc là-haut des abonnements de médecins ?

— Oui, mon cher ami, et j’approuve fort cet usage. On donne tant par année à un docteur pour être soigné par lui. Il a ainsi un intérêt évident à prolonger la vie de ses clients, et il n’est pas mal que, dans toute profession, l’intérêt soit d’accord avec le devoir :

Deux sûretés valent mieux qu’une,
  Et le trop en cela, ne fut jamais perdu.

En outre, la méthode vénusienne a le précieux avantage d’assurer aux abonnés ces conseils et ces soins hygiéniques dont nous méconnaissons trop l’importance, car bien souvent nous laissons grandir, sans obstacle, le mal qu’il eût été facile d’étouffer dans son germe, et nous n’appelons les secours de la science que lorsqu’il est devenu à peu près incurable. Le docteur vénusien est, au contraire, attentif aux plus légers symptômes de la maladie naissante, et parvient ainsi plus aisément à la maîtriser. Tout gît dans l’opportunité. L’émeute d’une rue peut gagner une ville entière si elle n’est promptement réprimée ; en revanche, — on l’a dit avant moi, — quatre hommes et un caporal suffisent pour arrêter une révolution au début.

Fidèle au système préventif si justement adopté à Vénusia, le médecin de Célia, qui connaissait depuis longtemps les prédispositions de la jeune fille aux maladies de poitrine, lui avait souvent prescrit d’éviter avec le plus grand soin toute cause de refroidissement. Malheureusement, elle avait eu l’imprudence d’oublier ses conseils pour céder à l’attrait de notre excursion.

La terrible maladie qui couvait en elle, et qu’une hygiène sévère aurait pu seule conjurer, éclata alors avec une violence irrésistible. En dépit des soins les plus attentifs, les plus affectueux, Célia déclinait chaque jour… ses joues se creusaient, et ses yeux, illuminés d’un éclat fiévreux, s’entouraient d’un cercle bistré qui se nuançait d’une teinte de plus en plus foncée.

Pour expliquer cette prostration toujours croissante, le docteur trompait notre tendresse par de bienveillants mensonges : tantôt c’était une journée trop chaude qui produisait un accablement passager, tantôt la fraîcheur d’une nuit ; c’étaient aussi les nuages, le vent, la pluie… c’était tout — hors la véritable cause — l’inexorable maladie.

Un jour, nous fûmes cruellement impressionnés en voyant tout à coup une lividité terreuse se répandre sur le visage de la pauvre malade ; ses lèvres tuméfiées devinrent violettes, ses yeux perdirent cette fixité d’éclat qui révélait l’angoisse et la souffrance. Elle souffrait moins, en effet : elle n’en avait plus la force… et la nature vaincue cédait, sans réagir, aux dernières invasions du mal. Bientôt, sa respiration devint haletante et pénible. Elle nous fit signe d’approcher, embrassa avec effusion son malheureux père, et, me donnant la main, me dit d’une voix entrecoupée et presque sans souffle :

— Pauvre ami !… j’espérais… mais Dieu est bon et juste… nous nous reverrons… souvenez-vous !

— Oh ! toujours, toujours ! m’écriai-je, en inondant de mes larmes sa main déjà glacée. Et ensuite, quand mon regard se reporta sur son visage, — oh ! souvenir affreux ! — son œil était éteint, sa face avait la froide immobilité du marbre… elle n’était plus !

Elle n’était plus, et pourtant jamais elle ne me parut plus divinement belle ! Ses traits contractés par la douleur s’étaient détendus et harmonisés ; ils respiraient le calme angélique d’un visage d’enfant endormi dans un sourire, et semblaient s’éclairer d’un reflet de douce joie et de sérénité céleste, comme si, au moment suprême, la pauvre jeune fille eût entrevu les splendeurs d’une radieuse immortalité !

Comment dire notre immense douleur ! En vain les progrès sans trève de la maladie, en vain toute une journée d’affreuse agonie nous avaient-ils préparés à ce dénouement suprême, nous fûmes comme foudroyés du coup qu’il nous porta.

O la pauvre et chère enfant ! Son souvenir remplissait, sans relâche, mon âme tout entière. Un profond accablement, traversé parfois de vives lancinations de douleur, comprimait ma pensée comme un cercle de plomb. Vainement m’efforcé-je de distraire mon esprit par l’étude et le travail, le sentiment de ma perte m’assaillait sans cesse avec l’impitoyable obstination du vautour qu’on peut effaroucher un instant de façon à lui faire quitter sa proie, mais qui revient aussitôt après fondre sur elle avec une plus ardente avidité ! Aussi, voyais-je avec joie arriver les heures bienfaisantes du sommeil, de cette langueur délicieuse où le cœur le plus agité et le plus souffrant trouve le calme, l’oubli, et quelquefois les illusions du bonheur. Mais quelle était ma douleur, à l’instant du réveil, alors que, sortant des chimères du rêve, je me trouvais tout à coup en présence de l’accablante réalité !

 

Un soir, après le coucher du soleil, et comme, le regard fixé sur le sol, j’étais resté longtemps absorbé dans ma préoccupation inéluctable, je vis enrelevant la tête, briller à l’orient, une étoile qui, seule au ciel, m’envoyait sa lumière diamantée, et semblait se montrer la première comme pour m’adresser un long regard de compassion maternelle.

C’était la Terre.

Avec ses doux rayons qui caressaient mes yeux, descendait dans mon cœur le cher souvenir de la patrie délaissée, et je me dis que la planète natale pourrait seule donner quelques distractions au chagrin qui me dévorait.

J’appareillai le lendemain, et, après avoir pris congé de Mélino et de Cydonis, — je repris la route de l’Infini.

 

Après un voyage aussi heureux que le premier, je suis revenu dans notre bonne petite ville de Speinheim.

Je suis revenu, mais je n’ai pas oublié… et, chaque fois que je vois trembloter dans le rose pâle du crépuscule, la blanche et vive lumière de Vénus, tout mon cœur est là-haut !…

 

Volfrang s’arrêta. Des larmes brillèrent dans ses yeux, et, la tête appuyée sur sa main, il retomba dans une de ces rêveries profondes qui lui étaient habituelles. Il lui semblait voir encore les belles contrées de Vénus et sa divine Célia.

— Pauvre fou !… dit Muller en le regardant avec une douloureuse sympathie.

 

Quant à Léo, il y avait déjà longtemps qu’il s’était endormi. - FIN.

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021