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BIBLIOBUS Littérature française

1. DE LA TERRE À VÉNUS

 



  

I- LA BRASSERIE SCHAFFNER. — LES TROIS AMIS

— Holà ! maître Schaffner, de deux bocks et du tabac ! demanda le jeune Léo en venant s’asseoir auprès d’une table, avec Muller, son ami.

La brasserie Schaffner était une des plus modestes et des moins achalandées de Speinheim, petite ville située sur les confins de la France et de l’Allemagne. C’est là que se réunissaient souvent, avec leur camarade Volfrang, les deux jeunes gens que nous venons de voir entrer. Ils avaient adopté cet établissement, quelque peu orné et désert qu’il fût, aimant bien mieux le calme et l’isolement, si propices aux causeries intimes, que le luxe et le bruit de ces grands cafés à la mode, où fourmille tout un monde de consommateurs inconnus, qu’on a encore le désagrément de voir indéfiniment reproduits par le jeu des glaces ; pendant qu’habillé de noir, cravaté de blanc, et parfaitement reconnaissable au flottant insigne de la serviette suspendue au bras, le patron promène autour de lui un regard olympien, et circule avec la fière prestance d’un duc et pair donnant à boire à ses tenanciers. Comment causer d’ailleurs au milieu du cliquetis des dominos, des discussions des joueurs et des frôlements que ne vous épargne pas un essaim frisé de garçons, courant d’une table à l’autre, affairés et effarés, s’interpellant, se répondant de leur plus grosse voix, et faisant à eux seuls beaucoup plus de vacarme que tous les consommateurs ensemble !

L’établissement du gros bonhomme Schaffner était loin de ressembler à ces réunions agitées : une salle nue, enfumée par le tabac, quelques tables attendant des consommateurs, un journal attendant un lecteur, c’était tout. J’oubliais une vaste tonne de bière, qui décorait le mur du fond, et sur laquelle se tenait souvent accroupi un énorme chat noir, comme le sombre génie du lieu. Un vieux dressoir chargé de pots de bière le couvrait d’une ombre épaisse avec laquelle se confondait la couleur de sa robe, et où l’on ne pouvait guère discerner que ses deux larges prunelles luisantes d’une flamme jaune.

De garçon, il n’y en avait pas, maître Schaffner ayant jugé, avec raison, qu’il pouvait seul suffire à cet office. Il l’exerçait avec une bonhomie tout à fait patriarcale, causant avec ses habitués, et, au besoin, leur tenant lieu de partenaire au whist ou au piquet. C’était au demeurant un joyeux compagnon, et sa face épanouie et vermillonnée attestait qu’il était un des premiers consommateurs de son établissement.

— Eh bien, messieurs, dit-il aux deux jeunes gens, comment se fait-il que votre ami M. Volfrang ne soit pas avec vous ?

— Peut-être viendra-t-il dans la soirée, répondit Muller. Nous ne l’avons pas vu de toute la journée.

— Pourvu qu’il ne soit pas malade ! C’est un garçon si pâle et si frêle que je crains toujours pour sa santé.

— Nature nerveuse à l’excès, dit Léo : mais les hommes de ce tempérament sont souvent aussi robustes que ceux qui resplendissent d’embonpoint, et dont votre personne, maître Schaffner, offre, je dois le proclamer, un échantillon des plus plantureux qu’il soit possible de voir.

— Eh bien, j’en souhaite autant à votre ami, attendu que mon coffre est aussi solide que la tonne de ma brasserie.

— Dites qu’il l’est beaucoup plus, car ceci engloutira cela.

— Toujours rieur, comme tous les Français !

— Pourquoi aussi êtes-vous Allemand comme tous les brasseurs ?

— Mon Dieu ! nous autres Allemands, nous sommes, au fond, tout aussi gais que vous. Seulement, nous rions en dedans.

Et, content de cette répartie (il se contentait à bon marché), Schaffner se dirigea vers sa tonne et s’offrit généreusement un moss.

— Pour moi, dit Muller à Léo, je suis loin de partager ton optimisme à l’égard de Volfrang, et depuis longtemps je suis fort inquiet sur sa santé.

— Hum… je sais bien qu’il est bizarre, rêveur, perpétuellement absorbé dans ses contemplations intimes, mais c’est là une disposition toute morale.

— Qui peut déterminer une véritable maladie. Le corps fait rarement bon ménage avec une intelligence trop ardente, car alors elle l’opprime, et, comme tous les opprimés, il souffre et se révolte : ce qu’il lui faut, au contraire, c’est un esprit bien calme, bien vulgaire, et dont les rares idées laissent toute liberté à ses digestions et à son sommeil. Malheureusement ce n’est pas du tout le cas de Volfrang : l’activité fébrile de son cerveau absorbe toutes ses forces, et ses autres organes s’étiolent et dépérissent, comme les provinces d’une nation où règne une centralisation exagérée. Que de fois n’avons-nous pas surpris ses distractions incessantes au milieu de nos conversations ? Il paraît d’abord s’intéresser au sujet qu’on traite, puis, tout à coup, son âme se replie sur elle-même et s’enfonce dans un abîme de mornes rêveries. Et cela, parce qu’une phrase insignifiante, un simple mot sur lequel nous avons glissé, a fait subitement dévier son attention, de même qu’une aiguille de chemin de fer entraîne un convoi loin de sa direction primitive. À ces moments-là, sa physionomie, sur laquelle l’esprit ne se reflète plus, se glace d’immobilité, son oreille n’entend plus, et ses yeux grands ouverts ne regardent rien. Vous croyez être avec lui… pas du tout : il voyage dans le pays bleu des chimères.

— Avec de pareilles dispositions d’esprit, on devient quelquefois un homme de génie.

— Ou un fou ; et j’avoue que je crains pour sa raison. Il s’est tellement habitué à s’isoler du monde extérieur pour vivre en lui-même et se repaître de ses pensées qu’il en est venu à prendre ses hallucinations au sérieux, et à garder de tous ses songes creux l’impression vive et précise de la réalité. Ainsi, il y a deux jours à peine, notre dormeur éveillé ne m’a-t-il pas conté un de ses rêves comme un fait dont il avait été le témoin !

— Mais alors, mon cher Muller, tu dis vrai. C’est aux médecins qu’il faut recourir.

— On les a consultés.

— Et ils n’ont rien dit ?

— Pardon. Un médecin ne se tait jamais : il est loin de savoir tout guérir, mais il sait tout expliquer. Donc, nos docteurs ont — avec une assurance égale — donné sur la maladie de Volfrang les explications les plus diverses. Les uns ont prétendu que c’était du magnétisme, les autres de l’anesthésie, de la catalepsie, de l’hypnotisme, etc. Tous y ont perdu leur grec.

— Le cas est, en effet, si extraordinaire !

— On en voit pourtant quelques-uns de ce genre depuis un certain temps. Il semble que le mal traqué par la science, s’ingénie, comme Protée, à prendre toutes sortes de formes pour échapper à ses efforts. De là, ces affections étranges, qui déroutent l’expérience la plus consommée. Ainsi J’ai lu dernièrement dans un journal de Paris, l’Univers illustré je crois, l’histoire d’un cas à peu près semblable à celui de notre ami.

« Une jeune et riche irlandaise, extrêmement frêle, mais d’une grâce charmante, était sans cesse absorbée dans un rêve mystérieux. Dès qu’elle venait à s’asseoir, un irrésistible sommeil s’emparait d’elle, et ses paupières s’abaissaient par degrés sur ses beaux yeux. Pour secouer cette langueur incessante, sa mère voulut lui donner les brillantes distractions de Paris. Vaine tentative ! Helmina dormait partout : aux concerts, aux séances parlementaires, au théâtre Italien…

— Jusque-là, je ne vois rien d’étonnant.

— Soit ; mais n’est-il pas étrange qu’une fille s’endorme dans la joyeuse animation d’un bal, et tombe en léthargie aux murmures d’amour et au feu des déclarations ? Rien ne réchauffait ce cœur engourdi dans sa neige virginale ; elle paraissait, la blonde et délicate enfant, une exilée d’un autre monde, y rêvant sans cesse, et souverainement indifférente à toutes les mesquines passions de notre globe.

À ce moment, la pendule de la brasserie fit neuf fois entendre le son grave et comme lointain d’un timbre en spirale.

— Déjà neuf heures ! fit Léo, et Volfrang n’est pas venu. C’est la première fois qu’il n’est pas exact à nos réunions du vendredi.

— Nous ferions bien d’aller chez lui. Peut-être est-il vraiment malade.

— Je le crois. Sortons.

— Ah ! enfin, le voici.

Volfrang entra. C’était un grand jeune homme, dont le teint blême contrastait avec sa chevelure qui tombait en longue nappe noire autour de son cou. Son visage maigre et ascétique était sans animation et sans mobilité ; ses grands yeux noirs ne manquaient pas de beauté, mais le regard paraissait constamment noyé dans les brumes d’une vague rêverie ; et, ce soir-là plus que jamais, Volfrang se trouvait dans un état de lourde torpeur. On eût dit un fumeur à demi réveillé du sommeil extatique qu’on trouve dans l’opium ou le haschich.

— Comme tu as l’air fatigué ! mon pauvre Volfrang ! dit Muller. D’où viens-tu donc ?

— De Vénus.

— Hein ?

— De Vénus, te dis-je.

— Décidément, c’est de la folie ! se dit tristement Muller.

— Peste ! je comprends que tu sois harassé, mon cher Volfrang, s’écria Léo, dont l’humeur s’assombrissait plus difficilement. À la bonne heure ! parlez-moi d’une excursion de dix millions de lieues ! Comme elle va humilier nos opulents bourgeois qui parlent sans cesse de leurs voyages en Suisse ou aux Pyrénées, et se croient bien aventureux et bien intrépides pour les avoir accomplis ! Conte-nous un peu le tien, mon bon Volfrang.

— Ce serait bien long ; et mes souvenirs sont si confus…

— Prends un verre de punch pour réchauffer ta mémoire. Maître Schaffner, servez-nous trois punchs.

— Non, dit Volfrang, je me souviendrais mieux en fumant ceci.

Et il bourra une longue pipe de tabac d’Orient.

— À ton aise, fit Léo ; mais cela n’empêche pas de boire. Tu veux fumer, eh bien ! la canette est amie de la pipe. D’ailleurs, mon ami, un narrateur a nécessairement besoin de se rafraîchir de temps à autre, et si Didon et Calypso paraissent avoir négligé cette marque d’attention à l’égard d’Enée et de Télémaque, ce n’est pas une raison pour nous d’y manquer. Donc, père Schaffner, une canette, ou mieux, trois canettes… pour commencer.

Et les trois pots couronnés d’une écume argentée furent aussitôt servis.

 

II- UN LOCOMOTEUR DANS LE VIDE. — VOLFRANG QUITTE LA TERRE POUR UN MONDE MEILLEUR. — L’ATMOSPHÈRE. — INANIA REGNA.

— Les habitants de Vénus, dit Volfrang, sont d’une taille plus haute et d’un tempérament plus vif que ceux de notre planète…

— Oh oh ! interrompit Léo, te voilà déjà transporté dans cette étoile ! Explique-nous d’abord comment tu y es allé. Est-ce comme Cyrano de Bergerac ou comme Hans Pfaall sont allés dans la Lune ?

— Je n’ai employé ni l’un ni l’autre des moyens qu’ils ont adoptés. Cyrano ne pouvait aller bien loin avec des bouteilles pleines d’eau vaporisée par la chaleur du soleil, car la vapeur agissant également sur toutes les parois des flacons ne pouvait leur imprimer aucun mouvement ascensionnel ; et tout ce qui lui était possible, c’était de les faire éclater. Hans Pfaall n’a été guère mieux inspiré en s’élevant au moyen d’un ballon qui devait nécessairement le laisser en route, un peu au-dessus des nuages, et dans la région de l’atmosphère où l’air, de plus en plus raréfié, n’est pas plus lourd que l’hydrogène. En supposant même que ces bouteilles ou ce ballon les eussent fait monter dans le vide, ce qui est bien certain, c’est qu’ils n’avaient aucun expédient pour se diriger.

J’avais donc un double problème à résoudre.

— Et comment t’y es-tu pris ? demanda Léo.

— Vous savez que le système général de locomotion sur notre globe, pour tous les êtres et tous les véhicules, est fondé sur la théorie du levier : ils se meuvent en exerçant un effort sur un point d’appui. Ce point d’appui est la terre pour l’homme et pour les animaux qui marchent ou qui rampent, c’est l’eau pour le poisson, et l’air pour l’oiseau. Quant à nos véhicules mus par la vapeur, le point d’appui est le rail sur lequel pèse et agit la roue de la locomotive, ou l’eau que frappent les palettes du steamer. Ce qui a empêché jusqu’à ce jour de parvenir à diriger les ballons, c’est, je crois, qu’on n’a jamais voulu sortir de ce système du levier, et que l’atmosphère, surtout dans les couches supérieures, s’est trouvée trop subtile pour fournir un point d’appui assez résistant, eu égard à la masse à mouvoir.

Il existe pourtant un moteur qui n’emprunte aucune force au milieu qui l’environne, c’est celui qui est fondé sur la différence des pressions agissant sur les parois intérieures d’un corps, et dont vous avez pu fréquemment constater les effets dans l’atmosphère.

— Bah !

— Sans doute. Combien de fois n’avez-vous pas vu s’élever dans les airs, non comme le ballon par suite d’une légèreté relative, mais en vertu d’une impulsion intérieure, ces objets, signes éclatants des joies populaires, qui brillent dans toutes les fêtes, dans tous les pays, et pour tous les gouvernements : les fusées volantes ?

— En effet, dit Muller, elles s’élancent comme des flèches de feu dans les noires profondeurs du ciel, à cause de la pression du gaz produit par lacombustion de la poudre. Cette pression agit sur toutes les parois, mais, comme elle est naturellement moins forte sur la paroi où se trouve placé l’orifice, il en résulte que l’équilibre étant rompu, elle agit sur celle qui est opposée à cet orifice, et qu’elle entraîne la fusée dans un rapide mouvement de recul.

— Et ce mouvement, ajouta Volfrang, est si loin d’être basé, comme celui des oiseaux, sur la résistance de l’air, que cette résistance lui nuit au lieu de le servir, et que si la combustion de la poudre pouvait se faire dans le vide, la fusée s’y élèverait avec bien plus d’élan et de rapidité que dans nos feux d’artifice.

C’est d’après ces données que j’ai construit mon véhicule pour faire visite à la splendide étoile, notre voisine, que nous appelons du doux nom de Vénus.

Mon appareil consistait en un réservoir rectangulaire, d’une surface d’environ quatre mètres carrés et d’une hauteur d’un mètre, à la paroi supérieure duquel venait aboutir l’embouchure d’une pompe aspirante et foulante mue par des électro-aimants d’une très grande puissance. Vers chacun de ses angles, se trouvait une sorte de cône tronqué, qui pouvait se mouvoir en tous sens, et par l’orifice duquel s’échappait avec force l’eau dont j’avais rempli le réservoir au moyen de la pompe, après l’avoir fait passer par un tuyau vertical pour augmenter la pression.

Lorsque la pompe était en jeu, il est évident que l’eau comprimant toutes les parois du cône, sauf le côté par où elle avait issue, ce cône devait être poussé en arrière, et entraîner le réservoir, avec une force égale à la pression que le liquide eût exercée sur la portion enlevée pour pratiquer l’orifice.

— Permets-moi de te faire observer, dit Léo, qu’une telle machine devait dépenser une bien grande quantité d’eau.

— L’eau n’était pas perdue, car le jet se trouvait arrêté et dévié à une certaine distance par une petite roue à palettes qui la faisait tomber dans un bassin pour y être puisée de nouveau par le corps de pompe.

C’est sur ce véhicule que je suis parti.

Mon premier soin devait être de me soustraire le plus tôt possible à l’attraction terrestre, et dirigeant le jet de mes cônes vers la terre, je me mis en œuvre, et montai verticalement. Les premiers mouvements furent assez lents, comme ceux d’un train au départ, mais l’impulsion continue que j’imprimais à la machine s’ajoutant au mouvement acquis, l’ascension devint très-rapide.

Que vous dirai-je du merveilleux panorama qui s’étendait à mes pieds, et dont le vaste horizon s’agrandissait sans cesse ? Par instants, à l’extrémité de grandes plaines dont les sinuosités échappaient à mon regard, je voyais s’élever un chaînon de montagnes, derrière lequel d’autres se montraient à leur tour. Çà et là, serpentaient les fleuves et les rivières, déroulant à l’infini les méandres de leurs anneaux d’argent. Vous jugez combien je devais être saisi d’admiration devant la grandiose beauté d’un pareil spectacle !

Cependant, la plaine sur laquelle je me trouvais semblait se resserrer peu à peu, et se laisser envahir par les montagnes qui surgissaient sans cesse à l’horizon. Bientôt mon regard ne distingua plus que leurs sommets, qui me parurent comme les flots immobiles d’une mer de verdure, sur laquelle brillaient au sud et à l’est les Alpes de la Suisse et du Tyrol, semblables aux traînées argentées que font sur l’Océan les vagues moutonneuses, en se brisant avec de longs bouillonnements d’écume.

Comme j’étais absorbé dans l’extase de mes contemplations, mon esquif aérien fut tourmenté par un vent du sud qui s’éleva avec assez de violence, amenant avec lui cette cohorte de gros nuages qui forme son cortège ordinaire. Ces nuées se groupèrent en masses noirâtres et profondes, comme pour livrer bataille à la terre, et bientôt, en effet, grondèrent dans leurs flancs des bruits sourds et menaçants. Un coup de foudre qu’elles lancèrent sur une des plus hautes montagnes, comme sur un fort de défense, ouvrit l’attaque, et aussitôt après elles envoyèrent une effroyable bordée de balles de glace qui ravagèrent, sans merci, les vignes et les moissons.

Ce ne fut pas, comme bien vous pensez, sans une vive appréhension, que je pénétrai dans le foyer même de la tempête. Dès la première couche de nuages, je me trouvai dans une obscurité profonde. Des vapeurs fuligineuses et pareilles à l’épaisse fumée de la houille m’entouraient de toutes parts, seulement, de temps à autre, l’éclair de la foudre y projetait une lueur d’un rouge sinistre, et en faisait ces ténèbres visibles que Milton a placées dans son enfer. Quelle que fût la rapidité de mon ascension, je voyageai dans ces masses caligineuses bien plus longtemps que je ne L’aurais pensé. Elles me parurent avoir au moins cinq lieues d’épaisseur, comme ce nuage que MM. Barral et Bixio traversèrent dans leur voyage aérostatique, et j’éprouvai une grande satisfaction lorsque enfin une clarté bien faible et bien confuse encore, mais devenant de plus en plus sensible, vint à pénétrer l’opacité du brouillard. Comme j’étais alors parvenu dans les couches les plus élevées de l’atmosphère, le froid devint extrêmement vif, il dépassa 30 degrés, et condensa les vapeurs en gouttes de glace qui, tombant à travers l’épaisse couche du nuage, glaçaient d’autres vapeurs autour d’elles, et atteignaient ainsi la grosseur ordinaire des grêlons.

En approchant de l’extrémité du nuage, je vis le soleil se dessiner en globe rougeâtre, semblable à un boulet sortant de la fournaise et comme nous l’apercevons à travers les brouillards du matin ; seulement, par un curieux effet de mirage, son image se réfléchissait au-dessous de moi, dans les vapeurs. Peu à peu, il reprit sa couronne de rayons, et, je me trouvai dans une atmosphère resplendissante de lumière.

L’éclat azuré du ciel que j’eus grand bonheur à revoir était pourtant terne et pâle auprès de celui de l’amas de vapeurs que je venais de traverser. Vous pouvez difficilement vous imaginer la splendeur neigeuse des nuages, dans leur partie supérieure. Comme nous les voyons généralement entre le soleil et nous, ils ne nous présentent guère que leur face la plus obscure ; l’autre ne nous apparaît que de profil, festonnant l’amas nébuleux de ces contours brillants que le pinceau ne saurait reproduire. Vus du côté du ciel, ils cessent d’être des écrans pour devenir des réflecteurs, et, du point où je me trouvais, rien n’égalait l’éblouissant éclat de ce même nuage qui, sur terre, répandait les ténèbres et la désolation.

À mesure que je montais, les nuages, par une illusion bien naturelle et que l’espace vide qui m’entourait rendait plus décevante, me paraissaient descendre, comme si tout à coup leur poids eût augmenté, et les eût entraînés dans une chute rapide. Un coup de vent les balaya bientôt, et me permit de revoir la terre.

Pour un homme habitué comme nous à ramper sur notre globe, dans le cercle étroit et mesquin de nos affaires, c’était, je vous assure, un imposant et sublime spectacle que ce panorama lointain et l’immense coupole d’azur qui le couronnait. Il y eut un instant où il devint merveilleux de grandeur et de beauté : ce fut lorsque le soleil, ayant disparu de l’horizon terrestre, laissa le paysage dans l’ombre, et illumina des riches couleurs du couchant les brumes légères qui flottent dans les premières couches atmosphériques. C’était vraiment d’une splendeur magique ! Au-dessus de ma tête, le zénith formant un dôme noir, piqué de quelques étoiles, puis la concavité sphérique du ciel passant, par zones successives, à des tons de plus en plus clairs et vifs pour s’embraser de teintes purpurines, orangées, et se terminer, vers le fond, en une profusion de jaune éblouissant, parsemé de longs nuages noirs, semblables à des îles fantastiques dans un océan d’or fondu.

Si mon âme se dilatait d’extase devant ces magnificences, en revanche, mon corps souffrait assez cruellement des conditions où le plaçait une élévation jusqu’alors inexplorée : il avait peine à respirer et grelottait sous les étreintes du froid. Je dus songer à faire de l’air et de la chaleur.

— De quelle façon ? dit Muller.

— Tu peux bien penser, mon cher, qu’on n’entreprend pas un voyage comme celui de Vénus sans faire ses provisions ; et comme l’air et la chaleur devaient me manquer dans le vide, j’avais eu soin de me prémunir à cet égard. Pour cela, je m’étais fait une sorte de cage d’épais cristal dans laquelle je pouvais fabriquer chimiquement de l’oxygène et de l’azote. Cette cloison descendait jusqu’au bassin destiné à recevoir l’eau des cônes tronqués, car, projetant un voyage hors de l’atmosphère, je devais prévenir l’évaporation que le vide n’aurait pas manqué de produire.

— Et pour te préserver du froid, tu avais donc aussi installé une cheminée ? demanda Léo.

— Non, certes. Le courant de la combustion eût dévoré, en un clin d’œil, mon atmosphère de laboratoire. Au lieu d’une cheminée, j’avais placé, au-dessus de mon réservoir d’eau, un coffre rempli de chaux vive ; je la mouillais, et de la combinaison qui s’opérait se dégageait une douce chaleur qui s’accumulait dans mon petit palais de cristal.

— Pourquoi l’avais-tu placée au-dessus de ton réservoir ? dit Muller.

— Pour prévenir la congélation de l’eau.

— Sais-tu, fit Léo. que ta machine, ornée de tous ses accessoires, devait être d’un poids assez lourd ?

— Sans doute, mais elle était puissante à proportion. Comme sa force était en raison directe de la grandeur des orifices et de la pression exercée sur l’eau, je pouvais l’augmenter à mon gré.

À mesure que je montais, la coupole noire et étoilée qui s’arrondissait sur ma tête prenait des proportions de plus en plus étendues. Au moment où elle s’était agrandie jusqu’à former un hémisphère complet, je franchissais la limite de l’atmosphère, et j’entrais dans le royaume du vide, per inania regna !

Vu à travers une double convexité de l’atmosphère et une étendue de vapeurs deux fois plus longue que celle qui nous sépare de l’horizon, le soleil me parut bien plus grand et plus éteint que lorsque nous assistons à son coucher d’un point quelconque de la surface terrestre. Il offrait l’aspect d’un énorme disque d’un rouge sombre, qui, par moments, s’animait de lueurs plus vives, suivant les vicissitudes de transparence que l’air éprouvait. Bientôt, je le vis disparaître derrière la courbe lointaine de l’horizon rationnel ; ses ardents reflets s’éteignirent par degrés, et les nuages noirs que j’avais vus se dessiner sur un fond éclatant de lumière, perdirent la netteté de leurs contours, ou plutôt semblèrent s’étendre et voiler complètement cette partie du ciel. Il ne resta qu’une faible lueur rousse, qui s’effaça aussi à son tour… J’entrais dans le cône d’ombre de la terre.

Un spectacle non moins sublime s’offrit alors à mes yeux. Au-dessus de cette sphère resplendissante des riches couleurs de l’arc-en-ciel, que je venais d’admirer, j’en trouvais une autre toute étincelante d’étoiles. Vous ne sauriez concevoir combien leur feu était vif. Certes, sur la terre, au sommet des montagnes, nous avons souvent admiré le radieux scintillement des constellations, et pourtant l’atmosphère, mêlée de vapeurs, ternit leur éclat, auquel nuit aussi le fond bleuâtre du ciel qu’elles éclairent toujours un peu. Puis, on ne distingue bien que celles qui sont situées dans la région zénithale, les autres étant voilées par une couche d’air plus brumeuse et plus étendue. Mais, au sein du vide absolu où j’étais arrivé, des millions d’étoiles resplendissaient à l’horizon comme au zénith, sans que rien pût affaiblir la vivacité de leur rayonnement, et il me semblait que je voguais au sein d’une profusion de diamants, céleste poussière qui fourmillait dans l’espace infini. En bas seulement, la terre arrondissait son disque opaque, et formait un écran circulaire à la splendeur étoilée du ciel. Çà et là, sur sa surface noyée dans les ténèbres, apparaissaient, comme des points rougeâtres, les lointains reflets de l’éclairage de quelques grandes cités.

 

Un silence profond, universel, et insolite pour une oreille humaine, régnait autour de moi. Sur notre globe, même dans les nuits les plus calmes et les sites les plus déserts, toujours quelque bruit vient manifester l’activité et la vie : c’est un vol lourd d’oiseau nocturne, un frissonnement de feuillage, le frais gazouillis d’un ruisseau, la voix lointaine d’un fleuve ; que sais-je encore ?… Mais là, pas un frémissement, pas le plus faible écho du plus léger murmure… un silence morne, absolu, immense comme ces solitudes, et dont l’implacable persistance glaçait mon âme d’une lugubre terreur. O bruits de la terre, bruits chers et accoutumés, qu’étiez-vous devenus ? Grondements tumultueux des grandes populations et des grandes ondes, joyeux chants d’oiseaux dans les campagnes, longues plaintes des vents dans les gorges escarpées ou les forêts profondes, douces et sauvages harmonies de la création, auxquelles notre oreille ne prête qu’une attention distraite tant elle y est habituée, combien je souffrais de ne plus vous entendre, et comme, à ce vaste silence, à cette obscurité profonde, à ce froid corrosif, je sentais bien que j’errais dans le domaine de la Mort ! Le sentiment d’une telle solitude au milieu du néant m’accablait d’une prostration profonde, comme pour me punir de l’audace sacrilège qui m’avait fait franchir les limites assignées par Dieu à tout être vivant. Ce fut au point que, saisi de nostalgie, je voulus, pendant quelques instants, renoncer à mon voyage d’outre-Terre, et retourner à notre planète, mais, comme l’a dit le fabuliste :

Mais le désir de voir et l’humeur inquiète
L’emportèrent enfin…

Et je continuai ma route… pauvre Robinson de l’immensité !

 

III- LE JOUR DANS LE VIDE. — VOLFRANG BRÛLE LA LUNE. — DESCENTE À VÉNUS.

Après sept ou huit heures d’ascension dans les ténèbres, je m’aperçus avec joie, que, sur le bord oriental de notre globe, l’atmosphère s’éclairait par degrés. Bientôt le soleil reparut à mes yeux ; sa teinte d’un brun orangé devint de moins en moins foncée à mesure qu’il traversait les diverses couches de l’atmosphère, et lorsqu’il s’en dégagea au bout de quelques secondes, il se montra plus clair et plus brillant que lorsque nous le voyons au zénith par une sereine journée d’été. — Je sortais enfin du cône d’ombre de la Terre.

— Tu devais te trouver alors au milieu de ces torrents de lumière que verse le soleil sur tout le système planétaire.

— Pas du tout, mon cher Muller, j’étais entouré d’une obscurité intense, comme un instant auparavant.

— Cela m’étonne, fit Léo ; il n’y a de ténèbres dans l’espace que celles qu’y font les planètes perpétuellement coiffées de leurs cônes d’ombre. Hors de là, tout est lumière, et lumière vive, éclatante, puisque l’atmosphère ne la tamise plus comme un rideau de gaze bleue.

— Sans doute, l’agent lumineux traverse l’espace dans toute sa force et toute sa pureté, mais comme il ne se reflète que sur des corps extrêmement éloignés, l’aspect général de ces vastes régions était à peu près le même à mes yeux que lorsque je naviguais dans le cône d’ombre. Rien n’était changé au ciel : il n’y avait qu’une étoile de plus ; étoile beaucoup plus grosse que les autres, il est vrai, mais se détachant comme elles sur le fond absolument noir du ciel, sans répandre au loin cette lumière diffuse dont nous jouissons sur la terre, et que nous appelons le grand jour.

Voulez-vous un exemple sensible de cette différence ? Supposez un bocal sphérique, en cristal, au centre duquel serait suspendue une boule en terre cuite ; — une eau bleuâtre remplirait le vide existant entre ces deux sphères. — Maintenant, par une nuit sombre, placez cet appareil sur une hauteur bien nue, et dirigez sur lui le pinceau d’une lumière électrique. Un hémisphère de la boule s’éclairera ainsi que le liquide qui l’entoure, les insectes aquatiques qui ramperont sur cet hémisphère auront la sensation du grand jour, et pourtant, au dehors, la nuit régnera tout aussi sombre ; le foyer électrique sera visible, mais sa lumière, se perdant sans se refléter ailleurs que sur le globe en question, ne laissera aucune trace dans l’espace.

— Mille pardons, mon cher Volfrang, dit Muller, la lumière électrique se distingue parfaitement dans l’air qu’elle traverse et qu’elle sillonne d’une longue traînée phosphorescente.

— Parce qu’elle y rencontre des grains de poussière et des vapeurs qu’elle éclaire, mais dans une atmosphère très-pure, et mieux encore, dans le vide parfait, une énorme gerbe de lumière pourrait passer à un décimètre de nos yeux, par la nuit la plus sombre, sans que nous l’aperçussions le moins du monde.

Il arrivait ainsi qu’un côté de mon esquif était très-vivement éclairé par les rayons qui le frappaient, tandis que l’autre se fondait brusquement dans une ombre si noire qu’il était absolument invisible.

Cependant le soleil montant peu à peu répandit sa lumière sur la sphère terrestre qui m’envoya son reflet. Ce reflet, traversant une atmosphère d’un bleu pâle, était un peu rouge, surtout vers les bords. J’étais déjà bien loin de notre planète ; et sa force d’attraction diminuant d’une façon notable, la vitesse de mon ascension s’en accrut considérablement.

— Tu parles toujours de ton ascension, observa Léo, sans paraître t’occuper outre mesure de te diriger vers Vénus, le but de ton pèlerinage.

— Je ne pouvais y songer encore. Tant que j’étais soumis à l’attraction de la Terre, je devais, pour conserver l’équilibre de mon esquif, me contenter de monter, en suivant la direction du rayon terrestre ; et, notre planète m’entraînant dans son mouvement de rotation, il se trouvait ainsi que je m’en éloignais en décrivant une spirale gigantesque.

Parvenu à la limite qui sépare la sphère d’attraction lunaire de la sphère d’attraction terrestre, je n’eus absolument aucun mouvement à faire pour rester suspendu au milieu de l’espace dans un équilibre parfait. Je stationnai sur ce point de tangence, — semblable à un capitaine de vaisseau qui attend la marée pour entrer au port, — jusqu’à ce que la Lune, après avoir passé sous Vénus, la laissât reparaître à l’autre bord. Quand ce moment fut arrivé, une légère impulsion me tira de ma position d’équilibre, et me fit entrer dans la sphère d’attraction de la Lune. Mon appareil se retourna, la partie inférieure se dirigea vers le centre du satellite ; mais, afin de ne pas tomber sur cet astre, je dirigeai latéralement mes cônes propulseurs. De cette façon, je passai près de ses bords sans y toucher.

— Tu as donc voulu, dit en riant Léo, brûler la station de la Lune, suivant l’expression en usage dans les voyages en chemin de fer ? À ta place, j’aurais eu la curiosité de m’y arrêter quelques instants.

— Comme elle n’a pas d’atmosphère, j’ai pu la voir parfaitement sans y débarquer. C’est un astre mort qui me présenta l’aspect le plus désolé : nulle trace d’habitation, pas un seul animal, pas une plante ; partout la neige et la glace, partout le morne silence et la funèbre solitude d’un cimetièreabandonné. Çà et là, se dressaient des pics de plus de six mille mètres de hauteur. Ils étaient fréquemment entourés de montagnes plus basses, mais d’une forme toute particulière, et qui, grâce à leur milieu évidé et à leurs bords circulaires, ressemblaient à de blanches couronnes semées au pied de colossales pyramides funéraires.

Ailleurs, s’étendaient d’immenses plaines dont la surface était parfaitement unie, et qui, visibles de la Terre, ont reçu des sélénographes les noms de mare cœruleummare procellarummare serenitatis, etc. Il semble, en effet, que ce soit d’anciennes mers, aujourd’hui complètement congelées.

Toutefois, malgré le défaut d’atmosphère, et l’excessive intensité du froid qui règne sur la Lune, je n’oserais affirmer qu’il ne s’y trouve point d’habitants, pas plus que je n’affirmerais qu’à leur période incandescente, la Terre et son satellite en eussent été complètement privés. La providence divine n’a-t-elle pas semé la vie partout, et peuplé les zones brûlantes et glaciales, les airs, les eaux et jusqu’à l’intérieur de la Terre, des animaux les plus dissemblables, et tous spécialement organisés pour les divers milieux où elle les a placés ?

Ces habitants de la Lune, s’il en existe, se trouvent dans des conditions bien inégales quant au degré de clarté de leurs nuits. Tout un hémisphère ne voit jamais notre planète, tandis que l’autre jouit d’un clair de terre continu pendant ses longues nuits de quinze fois vingt-quatre heures. Ces clairs de terre, treize fois plus vifs que nos clairs de lune, ont, comme ceux-ci, leurs phases croissantes et décroissantes. Mais ce qu’il y a de singulier c’est qu’aux yeux des Sélénites, la Terre paraît occuper toujours le même point du ciel : ceux qui habitent les bords de l’hémisphère favorisé la voient toujours à l’horizon, et ceux qui occupent les régions centrales toujours au zénith.

Au moment de mon passage près de la Lune, le soleil éclairait presque en entier la face opposée à celle que nous montre notre satellite. Cette dernière n’était lumineuse que sur ses bords, et elle devait dessiner à l’horizon terrestre un de ces croissants déliés, virgules d’or sur l’azur du ciel, qui annoncent le commencement ou la fin d’une lunaison. Quant à la Terre, elle était éclairée dans les mêmes proportions que l’autre hémisphère de la Lune, c’est-à-dire à peu près totalement.

— Et qu’as tu remarqué sur cet hémisphère que ne nous montre jamais la Lune ? demanda Léo. J’imagine qu’il est moins beau que l’autre puisqu’elle s’obstine éternellement à nous le cacher.

— Je la crois innocente de toute coquetterie à cet égard, reprit Volfrang avec un sourire, et je pense que si elle dirige toujours la même face de notre côté, c’est tout simplement parce qu’elle est attirée avec trop de force par la Terre. Elle se comporte à cet égard comme un ballon qui, suspendu dans l’atmosphère et entraîné aussi par le mouvement rotatoire de notre planète, n’en a pas moins toujours le même côté tourné vers le sol, si l’air est parfaitement calme. Toutefois la partie que nous montre notre satellite me parut plus bombée que l’autre, apparemment à cause de l’attraction que la Terre exerçait sur elle pendant la période de fusion.

— Ainsi, sur ses deux faces dit Vilhem, la Lune t’a paru un monde mort.

— Comme le seront un jour toutes les planètes et le soleil lui-même.

— Et sans doute alors notre pauvre système planétaire, privé de chaleur et de lumière, n’en continuera pas moins sa morne promenade à travers l’espace, pendant l’éternité entière !

— Il est probable que non. Tout au monde, depuis le brin d’herbe jusqu’aux sphères célestes, semble devoir retourner à son premier état ; et, pour opérer la transformation de notre système, il suffira que le soleil éteint vienne à rencontrer une autre sphère. L’arrêt subit de son mouvement paralysera la force centrifuge qui tient les planètes éloignées de lui, et produira une chaleur telle que le système entier reprendra l’état gazeux qu’il avait à l’origine.

Mais j’en reviens à mon voyage.

Parvenu dans une zône où s’affaiblissait l’attraction du satellite, je voguai avec une vitesse extrême.

Il n’est pas, mes chers amis, de vol fantastique d’hippogriffe ou de léviathan, de fée Titania ou de sylphe Ariel, qui puisse vous donner une idée de la vélocité de cette course. Vous en concevez aisément la raison : je ne trouvais aucun des deux obstacles qui ralentissent d’ordinaire l’élan de nos véhicules : la pesanteur et la résistance de l’air. Aussi, la moindre impulsion imprimée à mon esquif le lançait-elle avec une extrême vigueur, qui, loin de se ralentir, ne faisait que s’accroître, le mouvement s’ajoutant toujours à lui-même, et l’attraction de plus en plus forte de Vénus achevant de le précipiter. Dans la vaste solitude où je glissais, je ne pouvais guère plus me rendre compte de cette rapidité fulgurante qu’un voyageur, roulant dans un wagon dont il a baissé les stores, ne se rend compte de la vitesse d’un train. Cependant ; à considérerl’accroissement que prenait le diamètre de la planète que j’allais visiter, je jugeai que je devais faire plusieurs centaines de lieues par seconde. En revanche, la Terre s’était réduite à mes yeux aux proportions d’une simple étoile, perdue dans l’éblouissante multitude d’astres qui brillaient autour de moi.

Je me sentis saisi d’un sentiment de triste humilité quand je vis combien c’était peu de chose dans l’univers que cette Terre pour laquelle il nous semble que tout ait été créé. — Ainsi, me disais-je, c’est sur ce globe presque imperceptible, ou plutôt sur une de ses parties (car l’eau en couvre les trois quarts) que s’agitent des millions de petits êtres qui se proclament les rois de la création… Chétives créatures, qui ne peuvent même pas couler dans une paix fraternelle la courte vie que Dieu leur a permise sur ce grain de sable, et qui la consument méchamment à s’exploiter et à se déchirer les uns les autres. Peuples formant un État, ils s’efforcent de duper leurs voisins en mettant en œuvre les fourberies des scapins diplomatiques, quand ils ne tentent pas, sous de futiles prétextes, de s’emparer à main armée de leur territoire. Particuliers, leur souci perpétuel est d’acquérir la fortune et les distinctions, beaucoup moins pour en jouir que pour dominer les autres et savourer la douce joie d’être enviés par eux. De combien d’intrigues, de haines et de luttes sanglantes ce point lumineux n’est-il pas le foyer ?… Va, pauvre grain dépoussière flottant dans un rayon de soleil, parcours le cercle étroit que la main de Dieu t’a tracé dans l’espace incommensurable, et continue à loisir tes clameurs, tes dissensions et tes combats, jusqu’au jour où, étant glacé à ton tour par l’inévitable souffle de la mort, un épais linceul de frimas viendra couvrir pour jamais et les générations que tu auras portées et les derniers vestiges de leur vanité !

Quand je pénétrai dans l’atmosphère de Vénus, je disposai mes cônes propulseurs de façon à modérer la vitesse de ma descente, pour ne pas être brisé comme verre sur le sol de la planète, et faire naufrage au port, après un voyage de si long cours !

 

 

 VÉNUSIA

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021