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BIBLIOBUS Littérature française

L’homme au corps subtil - Maurice Renard (1875 - 1939)

 

 



 

 


De la main du Dr Sambreuil, de Pontargis :

 

 

Aujourd’hui, 14 mars 1912, expire le délai que m’imposa Bouvancourt. Il m’est donc permis de raconter l’événement prodigieux dont il fut comme le thaumaturge. C’est une histoire aussi belle qu’une légende. On y voit, pour ainsi dire, l’étincelle électrique rallumer la lampe d’Aladin.

L’ami que nous pleurons encore eut cette aventure à Pontargis, quelques mois après son installation, quelques années avant sa mort tragique. On sait que le physicien s’était retiré là pour y travailler plus à l’aise et que c’est dans la sous-préfecture picarde qu’il accomplit ses tâches les plus remarquables concernant les rayons X[1].

Or, une nuit de l’hiver 1901-1902 – n’ayant sur soi, bizarrement, ni pardessus ni couvre-chef –, Bouvancourt arpentait les trottoirs de Pontargis d’un pas ferme et sonore, avec la mine d’un garçon qui se trouve joliment bien dans sa peau.

Il avait guetté de sa fenêtre le moment où les rues seraient désertes, et alors il était sorti pour la première fois depuis sept jours. Car, toute une semaine, la passion des recherches venait de le cloîtrer dans son laboratoire, aux prises avec une découverte imminente. Sept jours et sept nuits – un temps fatidique – il avait poursuivi la Vérité, comme une déesse habile aux ruses et prompte à la course. Elle s’était rendue, à neuf heures du soir. Aussitôt, son vainqueur, tout frémissant d’orgueil, avait repris conscience de ses muscles et de ses nerfs ; un furieux désir l’empoignait de marcher bon train, sans idées, à l’air vif…

Cependant, malgré l’autorité de son envie, Bouvancourt avait guetté de sa fenêtre le moment où les rues seraient désertes. Puis il avait réveillé sa bonne, Mariette, la priant de lui ouvrir la porte ; et, après l’avoir convaincue de la nécessité d’attendre son retour derrière le vantail afin de tirer la bobinette quand elle entendrait sa voix – alors seulement il était sorti pour la première fois depuis sept jours.

Et Mariette n’arrivait pas à comprendre pourquoi son maître était parti sans chapeau, sans pardessus, ni pourquoi il l’avait éveillée dans le but de se faire ouvrir la porte au départ et à la rentrée sur un mot de sa bouche, alors qu’il pouvait si aisément tirer lui-même la bobinette ou se servir du timbre et surtout de la clef.

Mariette se préoccupait aussi de la bande à Morand. C’était une association de malfaiteurs qui terrorisait le canton. La domestique, sans songer au péril d’une promenade solitaire et tardive, estimait qu’il fallait être un rude égoïste pour laisser une pauvre femme toute seule, la nuit, dans un petit logement du boulevard Poincaré, tandis que la bande à Morand désolait le Pontargeois. Mais Bouvancourt n’aimait pas les observations ; Mariette le savait ; rien ne s’était manifesté de ses sentiments.

Et le professeur arpentait le désert sinistre de la ville noire. Dans cette ombre provinciale, tout ce qu’on pouvait distinguer souffrait d’une laideur affligeante. Les avenues et les esplanades rivalisaient de honte avec les impasses et les encoignures. Les rares becs de gaz, avec leurs vilaines flammes jaunes mal éclairantes, avaient l’air de souiller les ténèbres ; le froid vous rendait malheureux ; le silence même semblait lamentable, parce qu’il n’était que le mutisme de 35.000 citadins… Bouvancourt s’en souciait comme de colin-tampon. Ni le lieu ni la saison n’avaient de prise sur son bonheur. La tête haute, le pied retentissant, il marchait victorieux ; un sourire permanent égayait son visage et parfois s’amplifiait jusqu’au rire. Il se sentait la face d’Archimède errant à travers Syracuse et criant au peuple : « J’ai trouvé ! » Il marchait triomphal, comme au grand soleil de Sicile, dans une cité remplie de palais.

C’est ainsi que, les yeux ailleurs et l’esprit absent, Bouvancourt s’aventura dans le faubourg Saint-Charles – où quelqu’un tout à coup se dressa contre lui.

Bouvancourt sortit brutalement de son rêve. Il éprouvait la sensation d’avoir été transporté par enchantement à l’endroit qu’il apercevait : un carrefour obscur où se croisaient quatre chemins gluants, longés de murailles aveugles. Isolée, lointaine, une lanterne faisait un peu de crépuscule et précisait la silhouette patibulaire qui venait de surgir.

Ici, qu’on me laisse ouvrir une parenthèse. La scène suivante a duré peut-être un quart de minute. Le narrateur ne saurait la reproduire aussi lestement, sous peine d’insuffisance. Il fonctionnera donc, si l’on veut bien, comme un cinématographe qu’on tournerait au ralenti pour analyser le film et décomposer l’événement.

Notre Bouvancourt s’arrêta net devant l’obstacle humain. Son âme fut le théâtre d’un changement à vue remarquablement instantané. Avant que l’apache eût remué les lèvres, il s’était rappelé tous les crimes de la bande à Morand. Dieu sait pourtant s’il en avait parcouru le récit d’un œil distrait, lui pour qui la science était la seule réalité ! Eh bien, à cette heure, voilà qu’il se souvenait du moindre assassinat dans ses moindres circonstances ! Les noms, les noms mêmes des victimes, lui revenaient aussi naturellement que des termes radiographiques, et sa pensée fixait un affreux alignement de cadavres, digne des musées de cires forains : vieilles femmes égorgées, fillettes navrées, rentiers carbonisés, encaisseurs mutilés, dont il connaissait l’état civil ! Entre la veuve Canut, grimaçant avec sa figure bleue, et la petite Angèle Braquard qui tendait son maigre col tailladé de plaies béantes, le sexagénaire Adolphe Piat, boursouflure calcinée…

Mais l’escarpe soufflait au nez de Bouvancourt, d’une voix crasseuse et puante :

– Pourriez pas me renseigner quelle heure qu’il est, patron ?

En même temps, le physicien perçut le bruit étouffé de savates qui l’approchaient par derrière. Tout son être lui conseilla de s’adosser au mur le plus proche. Il n’en eut pas congé. Quelque chose passa devant ses yeux, de haut en bas – quelque chose de sombre qu’il jugea tout de suite : c’étaient les deux mains jointes de son ennemi postérieur, lequel s’occupait ainsi à perpétrer sur sa personne le coup rituel du père François.

Bouvancourt, dont les connaissances ne se bornent pas à la physique, anticipa d’une seconde la destinée et se vit déjà strangulé, maintenu par ce diable d’animal invisible, tandis que l’autre fouillerait commodément ses poches et goussets…

Le lasso vivant se rabattit avec violence sur la pomme d’Adam du bourgeois, et celui-ci lâcha une espèce d’exclamation, moitié cri moitié râle, assez incongrue somme toute, et d’ailleurs fort injustifiée, car il n’avait presque rien senti et l’instinct seul était cause de la brusque reculade qu’il venait d’effectuer. Les mains offensives avaient disparu ; l’oreille de Bouvancourt lui apprit que l’assaillant de ses derrières était en train de s’étaler durement et que, pour jurer bref, il n’en jurait pas mieux.

– À toi, Julot ! fit le père François dans une clameur sourde, moins belliqueuse qu’épouvantée.

« C’est vrai ! c’est vrai ! songea le savant. Moi qui n’y pensais plus !… »

Et Julot put revoir le sourire de Bouvancourt.

Deux secondes alors, mais pas davantage, l’agression fut en suspens. Le père François se relevait péniblement et Julot se demandait s’il avait bien vu ce qui s’était passé – s’il avait bien vu les mains jointes de son complice disparaître à travers le cou du « pante », trancher ce cou, et cependant le laisser tel qu’auparavant, sur ce robuste corps bien d’aplomb, sous cette tête souriante !

Il hésitait, Julot… Mais, bah ! cette décapitation, ces bras coupants, c’était un effet de la mauvaise clarté, le jeu des ombres et des lueurs… Il dit en lui-même une saleté qui lui servait de cri de guerre, et se courba, voulant fondre comme un bélier sur Bouvancourt et lui donner du sinciput dans l’épigastre.

Ainsi fut fait, au risque de jeter le physicien à la renverse sur le père François, lequel terminait son relèvement douloureux et méditait de singulières hypothèses, tout en surveillant l’action.

Mais le drôle n’était pas au bout de ses chutes ni de ses ébahissements ! À peine eut-il compris le dessein de Julot, qu’il recevait sa charge au creux de l’estomac – non sans avoir entrevu le camarade traversant de part en part l’adversaire phénoménal, et s’échappant de son dos comme un clown jaillit d’un cercle de papier !

Bouvancourt, éclatant de rire, se retourna.

Ses deux agresseurs, enchevêtrés, tordaient leurs efforts, à qui serait debout le premier. Ce fut Julot. Il décampa. L’autre le suivit de près ; de la main gauche il se tenait l’abdomen, et de la droite il faisait des signes de croix. Tous deux, cependant, blasphémaient à l’envi.

– Faut-il que je sois étourdi ! murmura Bouvancourt. J’avais complètement oublié… Tête de linotte, va ! Sortir la nuit à cause de cela ; n’avoir point de chapeau à cause de cela ; point de manteau à cause de cela ; et ne pas se souvenir de cela ! Vraiment, je dois être plus fatigué qu’il ne paraît… Allons nous coucher. Mais, d’abord, où suis-je ?

Sa course l’avait mené aux bornes de la ville. Un des murs était celui du cimetière, occurrence qui expliquait la terreur superstitieuse du père François.

Le noctambule, l’allure beaucoup moins conquérante, reprit le chemin de son logis.

Il rentra. Mais je ne suis plus assez renseigné pour décrire par le menu tout ce qu’il fit alors. Je le sais grosso modo seulement, et j’aime mieux reporter ces dires secondaires au moment où je les reçus de sa bouche – à la fin de cette histoire.

Toujours est-il que, le lendemain matin, vers huit heures, ayant à passer par là, je sonnai chez le physicien, 25, boulevard Poincaré, au premier étage.

À mon ordinaire, j’entrai sans façons.

Bouvancourt sembla contrarié de ma visite (et je m’empresse de dire que, ce jour-là, rien ne me fut livré de l’attaque nocturne). Je le trouvai dans sa chambre. Il avait dû se lever tôt, à moins qu’il ne se fût pas couché, le lit étant déjà refait ou n’ayant pas été défait. L’inquiétude se lisait à son regard. Debout en face de l’horloge, mon ami la consultait avec une anxiété qu’il ne put travestir. Quelque chose… je ne sais quoi de débraillé, voire de mal foutu, régnait sur toute sa personne.

Je lui tendis la main…

– Non, pas aujourd’hui, s’excusa-t-il en ricanant. Je ne vous donnerai pas la main, Sambreuil… La goutte, voyez-vous… Ah ! j’ai les doigts d’un sensible ! Vous ne vous figurez pas ce qu’on souffre !… Et puis, tenez, mon bon, tout m’énerve ce matin… Pardonnez-moi, mais ça ne vous ferait rien de revenir cet après-midi ?… Vous n’aviez pas de communication urgente ? Non ?… Eh bien, à tout à l’heure, n’est-ce pas ?… Vous n’avez pas idée… Au revoir, cher ami, et toutes mes excuses les plus plates… Au revoir…

Une pareille réception me jeta dans un étonnement noirci de frayeur. J’avais observé que Bouvancourt s’était tenu soigneusement à l’écart, à contre-jour, en pestiféré. D’habitude, il me reconduisait jusqu’au palier ; cette fois, je le laissai dans sa chambre, seul à seul avec l’horloge. D’un coup de pied, il ferma la porte sur ma retraite.

J’étais rempli d’alarmes et de chagrin.

À quatre heures sonnant, dès que ma consultation médicale fut close, je me précipitai boulevard Poincaré.

Tout avait repris le bon aspect quotidien. Bouvancourt m’attendait pour faire une promenade le long du canal – ce canal qui devait lui être funeste ! – Il avait, je m’en souviens encore, son paletot noisette et son feutre marron. Le shake-hand du professeur me brisa les phalanges, mais quelle poignée de main pouvait me rendre plus heureux ?

Nous partîmes. J’attendais un éclaircissement… Je le sollicitai par des allusions… L’ami restait coi. Nulle gaîté, du reste, en ses manières.

Je soupçonnai quelque déception, je crus à l’échec de ses derniers travaux, et je n’insistai pas davantage.

 

Une semaine plus tard, nous étions à déjeuner, Mme Sambreuil et moi, lorsque Bouvancourt fit irruption dans la salle à manger.

Son affolement nous bouleversa.

Je lui administrai coup sur coup deux verres de ratafia qui le remontèrent. Au bout d’un certain nombre de soupirs et d’exclamations telles que : « Oh ! là ! mon Dieu !… Mon Dieu ! Est-il possible !… Moi ! moi ! Mon bon docteur !… Ah ! madame, si vous saviez !… » etc., l’excellent homme fondit en larmes, et commença de nous faire savoir ce qu’on a déjà lu, complété de ce qu’on va lire.

Quelques heures auparavant – il était, je crois, neuf heures du matin – Bouvancourt avait commencé sa journée de fort mauvaise humeur, à cause d’un employé du chemin de fer, chargé d’une caisse d’appareils, qui l’avait heurté maladroitement, au point de lui meurtrir l’épaule. Toutefois, il avait entrepris sur-le-champ le déballage des précieuses verreries contenues dans la caisse et leur répartition sur les tablettes du laboratoire.

La besogne tirait à sa fin, quand un jeune garçon de fort belle apparence entra sans se faire annoncer, ferma les trois portes de la salle à double tour, serra les trois clefs dans sa poche, et s’avança.

Bouvancourt était à genoux près de la caisse, dans le foin, et le dévisageait d’un air abasourdi.

– Monsieur, dit l’inconnu, que je me présente, au moins ! Sa voix chantait, douce, aimable, mondaine. Je suis Morand… Vous savez… la bande à Morand !

Bouvancourt sauta sur ses jambes, non seulement troublé d’être à la merci du coquin, mais encore stupéfait de lui voir les traits d’un potache de bonne famille et de reconnaître en ce bandit gracieux, débarrassé de son déguisement, le facteur qui l’avait bousculé tantôt.

– N’ayez pas peur ! vocalisa l’intrus dans un rire perlé, si féminin, si puéril, que mon ami flaira subterfuge et mystification. N’ayez crainte ! Je ne vous ferai pas de mal !…

– Quoi ! ce serait vous Morand ? Vous qui avez fait assommer le garçon de recette du Crédit Foncier ? Vous l’auteur du sextuple assassinat de Vautremont ? Vous l’escroc de…

L’Antinoüs répliqua, le verbe acide et le masque durci :

– Oui, monsieur Bouvancourt, c’est moi. Je n’ai aucune raison de le cacher à mon futur complice. Car c’est encore moi l’auteur du vol de quinze cent mille francs au Comptoir d’Escompte de Pontargis.

– Hein ? Qu’est-ce que vous dites ?… Mais j’ignorais… Quand donc ce vol…

– Ce vol sera commis la nuit prochaine, mon cher monsieur Bouvancourt. Et c’est vous qui m’aiderez à l’exécuter.

– Moi !

– Vous m’aiderez, reprit le gamin avec une expression de vice et de cruauté. Vous m’aiderez, vous dis-je. Aussi vrai qu’on m’appelle Morand. Asseyez-vous, et faisons la causette.

Le maître de la maison s’assit à la prière de son hôte. Dominé sous un regard de tigre, il pensait à la jeunesse des brutes impériales, Néron, Caracalla, Tibère, et il acceptait maintenant que ce fût là le terrible chef de bande.

Celui-ci continua :

– Deux de mes employés m’ont fait un rapport incroyable. Une étrange avanie leur fut infligée mardi, vers minuit, près du cimetière. Les bras du premier, devenus soudain yatagans, ont décollé certain promeneur sans lui causer le plus petit dégât. Quant au second, il a passé au travers de ce personnage surnaturel, qui s’en aperçut tout juste suffisamment pour s’esclaffer de la diablerie.

« Ce promeneur attardé, monsieur, ne pouvait être que le magicien Bouvancourt. Je connais l’annuaire pontargeois, il ne renferme qu’un nom de sorcier : le vôtre. Et, comme l’époque de mon bachot ès sciences n’est pas encore très reculée, j’ai compris que, par l’intervention de la radiographie, vous venez de découvrir le moyen de vous rendre aussi traversable, aussi insaisissable qu’un homme de gaz… ou de liquide…

– Ce n’est pas tout à fait cela, remarqua Bouvancourt avec un fin sourire. La comparaison…

– Aucune importance ! déclara le pervers Adonis. L’intérêt, pour moi, réside non dans la cause, mais dans l’effet… La cause, cependant… Rayons X, n’est-ce pas ?

– Oui, révéla Bouvancourt entraîné par son dada favori. Oh ! rien de plus bête en principe. Le problème était celui-ci : douer les corps solides – opaques ou transparents – des qualités de pénétration dont jouit la lumière obscure. Autrement dit, les rendre tels, ces solides, qu’ils pussent traverser les autres solides non traités, et par conséquent qu’ils pussent être traversés par eux, ce qui revient au même.

« Pour cela, il fallait parvenir à les imbiber, si j’ose dire, de lumière obscure, en sorte qu’ils fussent modifiés profondément, jusqu’en leurs molécules les plus secrètes, acquérant ainsi la propriété du fluide envahisseur, c’est-à-dire la propriété de traverser les masses sans les écarter (sans les écarter comme, par exemple, un nageur pénètre dans l’eau et comme nous fendons l’atmosphère) mais par une sorte d’osmose immédiate, comme deux régiments se croisent l’un dans l’autre, homme contre homme, sans subir de dilatation. Cela revenait à jouer de la porosité de la matière, qui n’est jamais assez dense pour qu’on ne puisse l’envisager comme une troupe d’atomes.

« Eh bien ! l’autre jour, mardi, j’étais chargé de ce… fluide, comme un condensateur est chargé d’électricité… Mais, pour être exact, ce… fluide n’est pas uniquement de la lumière obscure ; car il faut que les corps traités pénètrent aussi les substances que les rayons X ne traversent point ou ne traversent qu’à regret. Alors…

– Bon, bon, reprit Morand. C’est bien à peu près ce que j’avais supposé. Bref, si nous changeons de langage, vous avez le pouvoir de rendre insaisissable un homme tout habillé. Par le fait de la même opération, cet homme se rira des balles, des poignards ; et, comme il pourra traverser toutes les portes closes – portes de banque ou portes de prison – quel jeu pour lui de plonger son bras dans un coffre-fort incrochetable, aussi benoîtement qu’un faisceau de rayons X !

– Ah ! mais…, s’exclama Bouvancourt enfin renseigné sur l’objet de la démarche.

« Ah ! mais… c’est que… oui… Seulement…

– Seulement, cela ne dure pas toujours, n’est-ce pas ? C’est ce que vous alliez dire ?… Je le sais. Pour m’en assurer, je suis venu vous tamponner tout à l’heure, en commissionnaire de la gare.

– Je vous ai reconnu. Mais, au fait, qu’est-ce que cela pouvait bien vous faire, que je fusse tangible ou non ?

– Ceci, répondit le brigand : que si vous ne l’étiez pas redevenu ce matin, j’aurais différé ce colloque ; et que si vous aviez toujours conservé le don de subtilité, je ne serais jamais revenu.

– Pourquoi donc ?

– Parce qu’il entre dans mes plans que vous ne soyez pas invulnérable, maître, vu que j’ai grand besoin de vous tenir au doigt et à l’œil, sans que vous puissiez déguerpir à travers les huis dont j’ai mis la clef dans ma poche, et vous moquer de l’ustensile que voici.

Ce disant, le redoutable bachelier braquait sur le savant un revolver – attitude mélodramatique, usée, d’un bien petit effet sur le lecteur, mais toujours neuve (et singulièrement !) pour celui qu’on menace.

Bouvancourt se prit à réfléchir. Sa tête bourdonnante lui semblait un nid d’abeilles où l’essaim des idées tourbillonnait. Depuis quelques minutes, il se demandait si le personnage ambigu de Morand n’était pas une femme de trente ans plutôt qu’un damoiseau de dix-huit. C’est qu’il s’exprimait avec un aplomb ! Ses discours avaient tant d’assurance et trahissaient tellement l’habitude de la parole !… Et puis, que de grâce et de beauté !… Mais, simultanément, Bouvancourt se représentait les crimes de ce fauve mâle ou femelle. Les victimes de la bande à Morand se levaient à nouveau dans son horreur, poussant des plaintes d’agonie… Et tout cela restait noyé dans la grande perplexité confuse où se débattait la volonté du physicien, devant cet acte malfaisant qu’on était sur le point de lui commander. À cet égard, mille conceptions s’entrecroisaient si fougueusement dans la ruche de sa cervelle, qu’il ne voyait plus clair au dedans de lui-même.

La créature qui le tenait en joue releva son arme. Le geste fut empreint de désinvolture professionnelle et de joliesse efféminée, Cartouche et Mlle de Maupin s’y combinaient.

Morand poursuivit après un court silence :

– Je sais donc, monsieur Bouvancourt, que l’insaisissabilité ne dure qu’un temps. C’est ennuyeux, car, autrement, elle eût été synonyme d’impunité. Plus d’arrestations possibles, évasions simples comme bonjour, enfin le couperet de la guillotine…

Morand fit une pause et compléta sur un rictus :

– On n’eût jamais été coupable… Tant pis !… Mais répondez. Pendant combien de jours garde-t-on la vertu de subtilité ?

– Seize heures et douze minutes, répondit Bouvancourt, tremblant de la requête qu’il pressentait.

– Pas davantage !… Après tout, c’est plus qu’il ne m’en faut aujourd’hui pour expédier le coup du Comptoir d’Escompte. À minuit le tour sera joué.

Bouvancourt tressaillit.

– Mais, mais, il y a toujours un gardien qui veille dans les caves, et…

– Commençons tout de suite, ordonna Morand.

Bouvancourt eut un cri de révolte :

– Et si je ne veux pas, moi !

– Je saurai vous y forcer ! Je vous y forcerai chaque fois que je voudrai !… Pour le présent, ceci me suffira.

Le revolver toucha le front vénérable du physicien. Bouvancourt ferma les yeux…

Quand il les rouvrit, une âme nouvelle s’y reflétait.

Morand, qui s’attendait à la péripétie, rempocha son instrument de persuasion.

– Soit ! opina Bouvancourt d’un ton peut-être résigné, mais plutôt résolu. Quinze minutes ; je vous demande quinze minutes pour accomplir votre métamorphose. Naturellement, fit-il avec légèreté, vous désirez que votre corps tout entier devienne insaisissable ?

– Parbleu, cela va de soi ! Des pieds à la tête.

– Des pieds à la tête ; fort bien. Je vous posais cette question parce que c’est mon devoir. Quand vous allez chez le photographe, n’est-ce pas, on vous interroge…

– En pied, mon cher maître. Je veux être intangible en pied. Non, mais vous n’y pensez pas : à quoi me servirait de pouvoir m’introduire à travers une clôture, si mes talons, par exemple, devaient rester dehors à me retenir ? Voyons, mon associé !

– Bien, bien, c’est votre affaire. En effet. Venez par ici.

Bouvancourt se dirigea vers une portière. Avant de l’écarter sur un seuil mystérieux, il s’arrêta, disant :

– Vous me jurez que vous êtes Morand ?

La demande fit sentir au meurtrier quel ascendant sa vogue infamante exerçait et combien il avait eu raison de se nommer. L’orgueil lui chauffa les tempes.

– Et comment ! fut sa réponse glorieuse.

– Entrez donc, décida Bouvancourt.

Il l’introduisit dans un cabinet cul-de-sac. Les murs et le plafond, le linoléum recouvrant le parquet, la face interne de la portière, enfin toutes les surfaces de ce local reluisaient de peinture argentine. La fenêtre avait été badigeonnée d’un enduit analogue, translucide comme un dépolissage. On aurait pu se croire à l’intérieur d’un cube d’argent.

Au milieu s’érigeait une espèce de ressort à boudin, qui n’en était pas un, puisqu’il était rigide. L’appareil toisait deux mètres d’élévation. Ses larges spires se constituaient d’un tube de métal enroulé trente fois sur lui-même et formant une cage cylindrique. Deux fils souples, argentés et tournés en papillotes, partaient chacun d’une extrémité de ce tube ; celui du haut rejoignait celui du bas, et leurs deux brins, tordus en un seul, se terminaient par une fiche de contact. On voyait émerger du mur, près de l’entrée, la prise de courant.

Et c’est tout ce qu’il y avait dans la chambre d’argent.

– Voilà l’appareil, dit Bouvancourt.

Il toqua la spirale, qui rendit un son de cloche impressionnant. Ce fut comme un glas sonné dans un autre monde.

Morand questionna le physicien sur la teinte argentée. Il n’aimait pas cela. Le métal blême étalait une pompe funèbre qui l’influençait.

– Vous allez vous placer là-dedans, fit l’opérateur en renversant le haut limaçon. Et vous ne serez pas surpris quand cela deviendra lumineux.

– J’en ai pour un quart d’heure.

Morand redemanda l’explication de la peinture.

– C’est, répondit le savant, une dissolution préservatrice de la lumière que j’ai nommée lumière Y. C’est une couche prohibitive…

– Voulez-vous dire que les objets qu’elle abrite ne sont plus traversables par les objets saturés de lumière Y ?…

– Non pas. Je veux dire que les objets peints avec la gomme antilux – avec cette argenture – échappent à l’action de la lumière Y, et que, sous ses rayons repoussés par la gomme, ils ne deviennent pas subtils. Ces objets restent ce qu’ils sont, au lieu d’acquérir le don d’absolue perméabilité. Grâce à l’antilux que vous voyez ici, l’effet de mes irradiations est confiné à l’intérieur de ce cabinet, et les vitres de cette fenêtre ne seront pas rendues traversables, ce qui serait gênant, pensez-y : le froid, la pluie, le vent pénétreraient, comme si les carreaux n’existaient pas !

– Ah ?… Oui, c’est vrai… Mais alors, quand on est insaisissable, on sent le vent à travers soi ?

– Bien entendu. – Allons, vite, dépêchons-nous…

– Et les coups de couteau, et les balles de pistolet, et les dents de chien – on les sent aussi ?

– Forcément ; la sensibilité… – Mais faisons vite. Ma bonne n’était pas là quand vous êtes entré, je préfère que vous partiez avant son retour.

– Et les palissades qu’on traverse ? poursuivit Morand inattentif aux sollicitations de Bouvancourt. Et les talus où l’on peut avoir à se cacher ?… Ah ! et le manque d’air ?… Vous ne pouvez pas respirer dans un talus ? Il faut donc le franchir dare-dare… Hum ! hum !…

– Hé ! qu’est-ce que cela ! dit Bouvancourt. Voyons, est-ce pour aujourd’hui ou pour demain ?

Les bras raides, il soutenait la lourde cage spirale.

– Ah ! mais… c’est que…

L’aigrefin marquant de la perplexité, Bouvancourt redressa l’appareil et lui dit brusquement :

– Après tout, vous avez raison de ne pas vous presser. Notre contrat me semble imparfait. Je comprends bien que vous me trucidez si je refuse d’obéir ; je devine aussi que vous faire prendre ici, dans une souricière, entraînerait sans doute mon exécution par vos… subordonnés. Mais, en retour de mes services, de ma soumission, qu’est-ce que vous me donnerez ? Qu’est-ce que vous me donnerez sur les quinze cent mille francs du Comptoir d’Escompte ?

– Tiens, tiens ! goguenarda le voleur,… Dix mille, ça suffit ?

Bouvancourt tendit la main.

– Peste ! la confiance règne !… repartit Morand. On en recausera. Vous avez ma parole. Au travail !

– C’est que…

– Au travail, je vous dis !

Morand se tenait debout dans la volute.

– Ah ! j’y songe : rendez-moi mes clefs, demanda le physicien.

– Pourquoi ? Ça presse ? Je vous les rendrai tout à l’heure.

– Ah, non ! Tout à l’heure, si vous les conserviez, elles seraient, comme vous, transformées, perméables, et alors je ne pourrais plus m’en servir pendant seize heures et douze minutes… Oh ! mais, s’exclama-t-il tout à coup d’une façon curieusement soudaine et bruyante, j’oubliais le principal, moi ! Oh ! oh ! quel étourdi ! Voyez-vous, il faut que je préserve mon individu contre la lumière Y, sans quoi…

Il ouvrit un placard où pendaient quelques draperies argentées. Il choisit l’une d’elles et se mit en devoir de la revêtir. C’était une grande cagoule qui retomba sur lui, le cachant tout entier, comme à jamais. Un pénitent, une figure de processions expiatoires et d’autodafés, remplaçait le professeur. Des lunettes trouaient la capuce, leurs disques de verre étaient argentés comme les vitres de la fenêtre ; les yeux de Bouvancourt voyaient sans être vus derrière ces orbites de crâne dont la nuance inanimée se perdait dans le tout. Seules, les mains restaient nues ; des gants les argentèrent. La robe, trop longue, massait des plis d’argent sur le plancher d’argent. Cette apparition de repentir et de somptuosité se statufiait, telle une allégorie de valeur inestimable et représentant le De profundis.

En procédant à cette prise d’habit, le physicien n’avait cessé de badiner sur la mine rébarbative qu’on lui verrait une fois costumé. Sa faconde ne tarissait pas, mais prenait sous l’étoffe un timbre amorti, souterrain, quasi sépulcral.

– Vite, les clefs ! dit-il.

Sa main de statue passa dans l’intervalle de deux spires.

– Les voilà, fit Morand qui avait légèrement pâli. Que je vous les donne maintenant ou plus tard, ça n’a pas d’importance. Au contraire, ajouta-t-il en se faisant rire, ceci me prouve que vous n’allez pas m’électrocuter ! parce qu’alors vous les auriez reprises après !…

– Justement ! approuva Bouvancourt. Je vois que nous nous comprenons. Soyez en paix ; je vous donne ma parole d’honneur que je vais vous subtiliser ; rien de plus.

Il retroussa le froc de pénitence, couleur d’absoute, et glissa les clefs dans son vieux veston. Morand secoua la maigre tourelle qui l’emprisonnait, de peur qu’elle ne fût tout à coup rivée au parquet. L’engin remua, se balança, répandit une musique de campanile céleste…

– Il faudra ne toucher à rien pendant l’irradiation, recommanda le pénitent. Mon solénoïde vous gèlerait grièvement. Tenez-vous droit, bien au centre. Vous y êtes ? Un quart d’heure !

Il ramassa le fil souple qui traînait, planta la fiche dans la prise de courant…

Aussitôt, on eût dit que le soleil venait de se multiplier ; aussitôt, la spirale s’illumina d’un éblouissement qui était au grand jour ce que le grand jour est au clair de lune. Elle devint un éclair de féerie, continu, montant, giratoire. Un serpentin de feu blanc lovait ses anneaux splendides autour de Morand. Cette lumière veloutait le contour de la tubulure incandescente ; elle parcourait sa vrille de la base au sommet, avec une rapidité fulgurale. Ainsi, la machine paraissait tournoyer dans une ascension frénétique. Morand fermait les yeux. Il resplendissait. Si jeune et si beau, si méchant, si pâle et si radieux, il fut le vivant portrait de Lucifer, un grain de sable avant la chute.

Aucun grésillement d’étincelle. Le miracle s’accomplissait dans une humble simplicité. La couleuvre ignée vissait infatigablement au sein du repos sa montée immobile. Du froid se fit sentir ; elle en rayonnait.

Morand, les paupières entrouvertes et clignotantes, parla le premier :

– Rudement pas chaud, là-dedans !… Mais je ne sens rien d’autre… Est-ce comme ça qu’il faut que ça se passe ? Est-ce que ça ne vient pas petit à petit, la subtilité ?

– Non, répondit la voix d’outre-terre. Au bout d’un quart d’heure, quand le point de saturation se trouve atteint, subitement vous êtes en état. L’insaisissabilité ne comporte pas de degrés.

– Mais, objecta l’être surensoleillé, donnant à ses inflexions toute leur fraîcheur juvénile, je ne comprends pas très bien…

Le pénitent leva les bras dans une attitude sacerdotale :

– Il est préférable que vous gardiez le silence.

On obéit.

Bouvancourt tenait sa montre ; de ses deux mains serrées l’une contre l’autre, il lui faisait un abri contre le rayonnement.

– Plus que douze minutes… Onze… Dix…

Le foyer réfrigérant continuait d’abaisser la température. Le physicien savait que des feuilles de givre commençaient à doubler le vitrage.

Le patient grelottait. Bouvancourt alla s’adosser au mur, à gauche et presque derrière lui ; ses dents menaient, sous la capuce, un claquement de castagnettes, et des frissons le galvanisaient, jetant de-ci de-là ses mains jointes. D’un ton laborieux, les mâchoires tremblantes, il déclara qu’il faisait beaucoup plus chaud à l’intérieur du serpentin – ce qui était un mensonge.

– … Huit… Sept… Six…

Le silence, rompu de loin en loin par des roulements de voitures et de tramways, se rétablissait avec empressement. Alors les bruits familiers de la maison donnaient en sourdine leur brave petit concert domestique : une machine à coudre s’activait au rez-de-chaussée ; l’entre-choc des bouteilles sortait du soupirail de la cave ; à l’étage supérieur, des pas intermittents…

Et pendant cela, dans la chambrette ardente et polaire, aux murailles comme en fusion, la merveille suivait son cours, et le serpent de clarté continuait d’enrouler sa trombe incantatoire autour du charmant criminel.

– … Trois… Deux… Une !…

Tout à coup, sans qu’on entendît rien de plus, le réprouvé s’enfonça dans le parquet mille fois plus vite que le Méphisto de l’Opéra. Le temps de choir, il avait disparu. Ni trou, ni trappe, et cependant il n’y avait plus personne au milieu de la spirale, qui vainement persévérait.

Le pénitent, affalé dans un coin, se comprimait le cœur d’une étreinte crispée. Tous les murmures de l’intimité se taisaient, sauf les pas au deuxième étage, qui allaient et venaient comme antérieurement.

Bouvancourt se traîna le long du mur et coupa le courant. La spirale s’éteignit. On aurait supposé que le soir était venu. Pourtant une horloge sonnait dix heures et le jour blanchissait les carreaux épaissis de givre.

Le savant dépouilla son domino macabre et reparut dans la solitude. Était-ce bien lui ? Était-ce un homme ? À ses gestes automatiques, à ses mains de craie, à son masque de plâtre, qui aurait soutenu que c’en était un ?… Mais il ruisselait d’une sueur glacée ; donc c’était un homme. Il dit : « Justice est faite ! » et se mit à pleurer ; c’était donc Bouvancourt.

Il pleura dans la chambre d’argent ; puis, ne voulant pas rester seul avec son secret, il accourut chez moi.

 

Quand il eut fini son histoire, ma femme et moi nous le regardâmes sans comprendre, et nous l’écoutions gémir désespérément :

– J’ai tué quelqu’un ! Moi, j’ai tué ! voulant le faire !… J’ai fait exprès de tuer un enfant… peut-être une femme ! Je suis un homicide ! Ah ! Sambreuil, quelle horreur, n’est-ce pas !

– Hé… c’est que… je ne saisis pas trop ce qui est arrivé…

Bouvancourt me fixa d’un œil dur et presque méprisant :

– J’avais plus d’estime pour votre savoir et votre pénétration.

Je repris :

– Hem ! certes, je vois bien que Morand a traversé le parquet. Mais pourquoi ? puisque vous, quelques jours plus tôt… Ah ! j’y suis : vous l’avez trompé ! L’opération n’était pas celle…

– Taisez-vous ! Je n’ai trompé personne. Je l’ai subtilisé, comme il était convenu. Seulement, je l’ai subtilisé dans les deux sens du terme.

« Voyez-vous, Sambreuil, moi, mardi, je m’étais bien gardé de me traiter in extenso. Pendant mon irradiation, j’étais chaussé de bottines badigeonnées d’antilux. Alors, mes pieds sont restés ce qu’ils furent depuis ma naissance, c’est-à-dire impuissants à traverser les autres solides comme à se laisser traverser par eux !… Songez donc qu’une fois gorgé de lumière Y, il ne m’était plus permis de m’appuyer contre un arbre : je l’eusse traversé ! Si j’avais tenté de mettre mon pardessus et mon chapeau, tous deux auraient dégringolé à travers mon anatomie exactement comme au travers d’un corps de fumée ! Croyez-vous, même, que j’aurais pu les saisir avec mes doigts ? Eh non ! Mes mains subtilisées étaient incapables de prendre quoi que ce fût, d’agir sur quoi que ce fût ! Et voilà pourquoi j’avais prié ma bonne de m’ouvrir la porte et d’attendre mon retour, quand je suis sorti. Tourner un bouton, tirer une sonnette : pas moyen ! Je n’étais bon qu’à marcher ou donner des coups de pied… Enfin, je n’avais plus d’action matérielle, que pédestre. Vous comprenez que, dans un état pareil, je ne pouvais décemment sortir que la nuit… Et quand je suis rentré, si vous saviez ! Impossible de me coucher, quelque envie que j’en éprouvasse ! Car – c’était effrayant – mon corps eût traversé le lit, le plancher et tout, jusqu’à ce que mes bienheureux pieds l’eussent enfin retenu ! Mais comment alors, dans cette posture, comment me dégager, sans force, sans même de toucher tant soit peu efficace !… Ah ! l’étrange nuit, passée debout, dans l’oisiveté, transparent aux chocs, diaphane pour le tact, ainsi qu’un vrai fantôme ! Je tombais de fatigue et je n’avais pas le droit de m’asseoir !… D’après mes calculs – défectueux – la subtilité devait se prolonger dix heures. Jugez de mon angoisse pendant les six heures supplémentaires que sa possession m’infligea ! C’est à ce moment que vous vîntes me voir, Sambreuil. Je ne pouvais pas vous donner la main. Je n’avais pu ni m’habiller ni me débarbouiller convenablement. L’eau me traversait ! Mais il est juste d’ajouter que rien n’avait eu le pouvoir de me salir depuis que j’étais intangible, la poussière ne se déposant plus que sur mes chaussures… Ah ! mes chaussures ! Ah ! mes pieds ! Quels trésors en cette occasion !… C’est que, fichtre, insaisissable ne veut pas dire impondérable ! La pesanteur agissait toujours sur la masse de mon physique et le sollicitait sans merci…

– Alors, fis-je épouvanté, Morand…

Bouvancourt avala son troisième verre de ratafia.

– Morand, lui… Oh ! madame, quand j’y pense !… Morand, lui, sur sa demande et par mes soins, a été préparé dans sa totalité. Morand, lui, n’avait plus au bas de sa personne deux membres bien grossiers, deux objets de bonne et ferme chair. Il n’avait que des pieds immatérialisés sous le rapport du contact – des choses sans appui. Tout son corps est devenu soudain traversable et traverseur, à l’exemple d’un corps pétri de rayons X, ou plutôt de lumière Y… Et comme la pesanteur…

– Alors ? alors ?…

– Alors, il perdit pied, tombant vers le centre de la Terre, plongeant, coulant à pic au sein du gouffre épais… Il a traversé d’abord le plancher, puis la machine à coudre d’une ménagère qui s’évanouit à la vue de ce prodige indistinct, puis, sans même la souffler, la chandelle d’un tonnelier qui lavait des bouteilles dans ma cave… Ensuite il a franchi les couches géologiques… sans pouvoir se raccrocher nulle part, aussi désarmé contre l’ambiance, lui l’homme éthéré tombant dans un milieu solide, qu’un homme banal précipité dans l’atmosphère…

– Enfin, qu’est-ce qu’il est devenu ? demanda ma femme passionnément.

– S’il existe un feu intérieur, son compte est bon ! proféra Bouvancourt. Sinon, je ne doute pas qu’il ait été asphyxié pendant cette plongée, cette inhumation qui tient de l’immersion… Pas d’air à respirer là-dessous !

– Dans ce cas, repris-je, son cadavre serait juste au centre de la Terre ?

– Je ne crois pas. Je suis même sûr qu’il n’y est pas en ce moment où je parle ; ou s’il y est, c’est qu’il y passe seulement. Vous comprenez, il faut compter avec la force acquise. Morand tombait vers le centre de la Terre à peu près en chute libre, avec une vitesse uniformément accélérée ; il y est donc parvenu au train d’un malheureux qui s’abîmerait sur le sol d’une hauteur de 6.371 kilomètres. Un élan de cet acabit ne s’amortit qu’au bout d’un certain temps, et le pauvre diable, dépassant le point d’attraction, poursuivit son trajet en ligne droite, au-delà du centre, vers les antipodes. Mais alors sa force acquise luttait contre la force de gravité, son élan ne suffisait pas à lui faire atteindre la surface opposée du globe, et, parvenu sans doute à quelques lieues de cette surface, Morand, dont la course s’était ralentie progressivement, s’est mis à retomber vers le centre de la Terre, qu’il a dépassé de nouveau pour revenir du côté de Pontargis… Cela peut durer fort longtemps ! Afin de mieux comprendre, figurez-vous quelqu’un jeté dans un puits diamétral, une cheminée transperçant la planète… Après cent et cent va-et-vient de plus en plus réduits, le cadavre de Morand s’arrêterait enfin au centre de la Terre, si seize heures et douze minutes suffisaient à la consommation de l’affaire. Mais seize heures et douze minutes ne suffiraient pas, et tout à coup redevenu tangible, brutalement immobilisé dans une de ses chutes effroyables, pris, enlisé, pénétré, envahi, broyé cellule par cellule, amalgame subit de roc, d’argile et de viande, le misérable restera éternellement bloqué dans la pâte profonde !…

Ma femme, qui a de l’imagination, ne craignit pas d’en témoigner.

– Attendez donc ! s’écria-t-elle. Pour peu qu’il y ait une mer aux antipodes Morand s’est noyé !

Bouvancourt esquissa, du coin de la bouche, une moue éplorée :

– Madame, il serait mort avant, mort étouffé. Du reste, nous chicanons à plaisir, attendu que l’existence du feu intérieur est démontrée. L’incinération de Morand ne fait pas l’ombre d’un doute. Car j’ai pu fabriquer un homme-spectre, mais pas un homme-salamandre. J’ai vaincu la résistance des solides, des liquides et des gaz, mais non leurs autres défenses, non leur enveloppement qui asphyxie. J’ai vaincu l’eau qui mouille, non l’eau qui noie, et non le feu qui brûle ! – C’est une mort épouvantable !

– C’est une exécution ! rectifiai-je. Dieu merci ! Bouvancourt merci ! d’avoir désorganisé la bande à Morand !

– Mon invention n’aura servi qu’à cela. Voyez-vous, en dernière analyse, elle ferait plus de mal que de bien. Mauvaise, qu’elle disparaisse ! Je brûlerai ce soir mes calculs et mes notes, et je détruirai la spirale. Rien ne doit subsister… Morand ne parlera plus… Et vous, mes chers amis, je vous demande sur l’honneur de ne pas conter cette histoire avant dix années révolues.

Nous dûmes en passer par là. Je promis à contrecœur les dix ans de réserve, sans comprendre pourquoi l’invention serait alors impossible à retrouver. S’il arrive que mon lecteur soit un Berthelot, ma lectrice une Curie, peut-être apercevront-ils ce que je n’ai pas discerné. Mais peut-être aussi me tiendront-ils rigueur d’avoir fait un serment qui gruge la science d’une richesse considérable… Je l’ai prêté parce qu’on ne peut rien refuser, dans certaines crises, à certains suppliants. La surexcitation de ce paisible et sage Bouvancourt faisait peur. Il ne se lassait pas de nous redire les transes qu’il avait subies pendant son dialogue avec le beau scélérat dont la parole était suave, les alternatives de justice et de pitié qui l’animaient, sa torture entre ses devoirs et ses émotions, son dégoût de l’indispensable comédie tragique, et comment il appréhendait à chaque minute que ce demi-savant, frotté de physique, ne tombât sur la vérité.

– Il raisonnait d’une manière si naïve ! remarquait Bouvancourt. Et si dangereuse ! À tort et à travers ! Cinquante fois j’ai pensé tout perdu ! Par bonheur, il était fasciné par la cause finale, hypnotisé par le but. Quelle faute !… Passer la main dans un coffre-fort, à travers la porte, et le vider ! Mais voyons, est-ce qu’il aurait pu saisir l’or et l’argent ! Et s’il avait empoigné ces piles de louis et d’écus, est-ce qu’ils auraient traversé la paroi du coffre, eux qui n’étaient pas plus subtilisés que cette paroi ?… Jamais ! Jamais !… Quant aux pieds, vraiment c’était l’ABC de la déduction… Ah ! Sambreuil ! la honte… la honte d’abuser ce pauvre niais ! Et le supplice de mentir à cet enfant que j’allais prendre au piège de ma fausseté !… Ah, non ! je n’étais pas né pour être bourreau !

Je lui dis gravement, une main sur son épaule et les yeux dans les yeux :

– Mon ami, ne croyez-vous pas que c’est votre tour de raisonner faux ? Vous avez purgé la terre d’un monstre ; vous tenez d’Hercule, de Thésée et de Celui qui précipita Lucifer aux flammes éternelles, comme vous avez fait du nouveau Satan. Bouvancourt, il me semble que vous devriez ressentir une grande satisfaction divine…

– Oui, soupira le physicien, je suis bourrelé de satisfaction.

Et comme j’insistais sur le caractère fabuleux de l’événement, il me démontra que c’était une illusion.

– Penser, dit-il, que nous pouvons plonger dans la terre, c’est aussi naturel que penser : Peut-être existe-t-il des créatures incapables de traverser l’air et de voyager parmi les gaz. La proposition n’est pas anti-scientifique, loin de là. Il poursuivit : On a toujours vu les solides se surnager l’un l’autre, et voilà des siècles que l’humanité flotte à la surface du monde. S’en suit-il que je doive nier la possibilité du contraire ? Pas du tout ! – Jusqu’à ce qu’un homme ait enfoncé dans la rivière un bouchon de liège, tous les bouchons de liège pouvaient croire que l’eau leur était aussi imperméable que la terre aux humains. Or, voilà : ce que cet homme a fait au bouchon, moi je l’ai fait à Morand.

Ce nom murmuré, Bouvancourt perdit le fil de sa pensée. Il s’abandonna au cours d’une préoccupation d’où je me gardai bien de le tirer, car peu à peu il prenait le visage de science, de force et de mansuétude que je souhaite voir au Tout-Puissant, si nous devons quelque jour nous trouver face à face. (M. D’Outremort - Suite fantastique - 1913)

 

 

 

 

 

FIN

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021