Créer un site internet
BIBLIOBUS Littérature française

1° Partie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

Trois lycéennes. De quelques noms de baptême nouveaux. En omnibus à 250 mètres au-dessus de la Seine.

Le mois de septembre 1952 touchait à sa fin. L’été avait été magnifique ; le soleil, calmant ses ardeurs de messidor, dégageait maintenant ces tièdes et caressantes effluves des belles journées d’automne aux splendeurs dorées.

L’aéronef omnibus B, qui fait le service de la gare centrale des Tubes — boulevard Montmartre — au très aristocratique faubourg Saint-Germain-en-Laye, suivait, à l’altitude réglementaire de deux cent cinquante mètres, la ligne onduleuse des boulevards prolongés.

L’arrivée d’un train du Tube de Bretagne avait rapidement mis au complet une douzaine des aéronefs stationnées au-dessus de la gare et fait s’envoler, avec un plein chargement, tout un essaim de légers aérocabs, de véloces, de chaloupes, d’éclairs et de tartanes de charge pour les bagages, ces lourdes gabares ailées qui font à peine leurs trente kilomètres à l’heure.

L’aéronef B portait son contingent complet de voyageurs, une vingtaine dans l’intérieur, autant sur la dunette — l’ancienne impériale des véhicules terriens de jadis — et quatre sur la plate-forme d’arrière. Ses proportions lui eussent permis d’enlever à travers l’espace une plus grande quantité de kilos vivants, mais les compagnies, talonnées en cela par la concurrence, tenaient à laisser toutes leurs aises aux voyageurs. Quel que fût le nombre des passagers, dès que le chiffre de 2,500 kilos était atteint et marqué par l’aiguille du compteur, le mot complet, en grosses lettres d’un mètre de hauteur, apparaissait sur les deux flancs de la nacelle-omnibus et le contrôleur de la station ne laissait plus monter personne.

Les passagers de l’aéronef B étaient en grande partie des commerçants parisiens, revenant avec leurs familles de leurs villas de Saint-Malo ou d’une petite partie de campagne dans les roches bretonnes ; cela se voyait aux paniers vides ayant contenu des provisions, aux boîtes d’herborisation et aux filets à crevettes des enfants. Quelques marins en congé et des volontaires d’un mois causaient bruyamment sur la dunette des fatigues du métier, ou lisaient les journaux mis libéralement par la compagnie à la disposition des voyageurs.

Assises sur les pliants de la plate-forme d’arrière, trois jeunes filles portant l’uniforme des lycéennes formaient un groupe gracieux. Le béret à jugulaire, autrement élégant que l’antique képi des lycées masculins, couronnait de jolies têtes aux traits fins et d’abondantes chevelures tombant en boucles sur les épaules ; deux de ces jeunes filles étaient brunes, la troisième possédait, sous le béret coquettement incliné, la plus admirable de ces toisons blondes qu’affectionnèrent de tout temps les peintres et dont les poètes ont toujours raffolé, depuis le vieil Homère et la volage épouse de Ménélas. Ses longues tresses d’un blond vibrant, trop abondantes pour être laissées en liberté, étaient réunies par un ruban bleu et formaient ainsi une sorte de catogan qui se balançait sur la vareuse bleue de la lycéenne, à chaque souffle de l’air.

Les deux lycéennes brunes étaient les filles du banquier milliardaire Raphaël Ponto, un de ces soleils de la Bourse autour desquels gravite en humbles satellites la foule des petits millionnaires. La lycéenne blonde se nommait Hélène Colobry ; elle était orpheline et pupille du banquier Ponto, cousin éloigné de sa famille.

 

Hélène Colobry, appuyée sur la balustrade de la plate-forme, regardait avec une certaine mélancolie filer sous la nacelle les innombrables toits, les cheminées, les belvédères, les coupoles, les tours et les phares de l’immense Paris. — Peut-être songeait-elle à son isolement d’orpheline et voyait-elle avec appréhension se rapprocher rapidement les horizons de Saint-Germain et les opulents quartiers de Chatou et du Vésinet, aux splendides hôtels émergeant d’une forêt de grands arbres. Ses compagnes allaient trouver à la station un père et une mère les bras ouverts et le cœur bondissant ; elle, la pauvrette, aurait pour toutes effusions une poignée de main d’un tuteur qu’elle n’avait pas vu depuis près de huit ans, depuis le jour déjà lointain de son départ pour le lycée de Plougadec-les-Cormorans, dans le Finistère.

Tout au contraire d’Hélène. Mlles Ponto étaient en gaieté. Leurs yeux couraient alternativement de l’horloge électrique de l’aéronef aux coteaux blancs de maisons des bords de la Seine.

« C’est inouï, Barnabette, disait l’une, dix minutes pour aller du boulevard Montmartre au parc de Boulogne, nous ne marchons pas !

— Ces omnibus sont ridicules ! répondait l’autre ; vois-tu que j’avais raison, Barbe, de vouloir prendre un aérocab ! nous serions arrivées……

— C’est parce que c’est plus amusant, l’aéronef-omnibus…… il y a du monde, c’est plus gai……

— Moi, je trouve ces omnibus assommants…… ça me rappelle nos vieilles guimbardes d’aéronefs du lycée, quand on nous emmenait à 4,000 mètres prendre l’air et entendre une conférence du professeur de physique;…… au moins là, je dormais !

— Nous n’allons pas très vite, dit Hélène, à cause de la grande circulation : à Paris, il faut encore une certaine prudence ; nous pourrions accrocher quelque autre omnibus et recevoir des avaries…… Mais prends patience, Barnabette, dans huit ou dix minutes nous serons à Chatou.

Les noms de baptême des deux demoiselles Ponto, Barbe et Barnabette, manquent peut-être d’élégance et de douceur, mais on sait que les partisans de l’émancipation de la femme et de sa participation à tous les droits politiques et sociaux, ainsi qu’à tous les devoirs résultant de ces droits, ont adopté la coutume de donner aux enfants de ce sexe émancipé des noms d’un caractère dur ou d’une euphonie rébarbative.

 

Dans les familles avancées, les jeunes filles, répudiant les noms frivoles du calendrier, s’appellent maintenant Nicolasse, Maximilienne, Arsène, Rustica, Gontrane, Hilarionne, Prudence ou Casimira. — M. Raphaël Ponto, homme d’affaires peu sentimental, et Mme Ponto, femme pratique, ont choisi pour leurs filles des noms d’un caractère sérieux. Quand on destine une jeune fille à tenir les rênes d’une grande maison de finance, il est au moins oiseux de l’appeler Sylvie ou Églantine ; le rôle destiné à la femme étant sérieux, le nom doit être sérieux. Barbe et Barnabette sont des noms sérieux qui peuvent être portés par de sérieuses banquières.

Cependant l’aéronef continuait sa route. La Seine allongeait sa grande arabesque d’argent entre deux lignes de quais chargés de hautes maisons à douze étages — Les coteaux du quartier de Meudon fuyaient déjà sur la gauche par-dessus les solides blocs de maçonnerie bâtis dans les îles ; tout à fait au-dessous de la nacelle, comme un damier, les rues et les places poudreuses de l’ex-bois de Boulogne se dessinaient en carrés réguliers couverts d’usines et de cités ouvrières, dont les jardinets formaient tout ce que le temps avait respecté de l’ancienne promenade des élégants des siècles derniers.

 

L’aéronef fit un crochet à droite pour éviter les hautes tours de l’Observatoire et de la grande usine électrique du mont Valérien, puis d’un seul bond au-dessus du quartier industriel de Nanterre, elle arriva au tournant de la Seine.

Le débarcadère de Chatou dressait à cinq cents mètres sa haute charpente couronnée par un phare électrique. L’aéronef, comme une gigantesque hirondelle, se laissa glisser sur les couches de l’air en décrivant une courbe et descendit en une minute à la hauteur du bureau ; là, sans secousses, avec un simple tressaillement dans la membrure, elle s’arrêta net par une simple pression du mécanicien sur la roue du propulseur. Le conducteur, placé sur la plate-forme d’arrière, jeta le grappin au contrôleur du bureau et les communications furent établies entre le navire aérien et la terre.

Hélène Colobry et ses deux cousines Barbe et Barnabette prirent pied sur la plate-forme du débarcadère.

— Tiens, dit Barbe, j’ai oublié de téléphoner à papa d’envoyer un hélicoptère au-devant de nous !

— Bah ! ce n’est pas la peine, nous irons à pied à l’hôtel.

Les trois jeunes filles prirent place dans l’ascenseur qui les mit à terre en une minute. L’hôtel Ponto et Cie n’était pas loin ; on apercevait à peu de distance le belvédère de son pavillon central pointant au-dessus d’un épais massif d’arbres.

Dans ce riche trente-septième arrondissement, quartier de gros négociants et de banques, où les terrains valent un prix énorme, la banque Ponto occupait un vaste quadrilatère en façade sur la rue de Chatou, sur deux rues latérales et sur le grand boulevard de la Grenouillère, vieille appellation qui rappelle les ébats aquatiques des viveurs du moyen âge, au temps où Chatou et même, le croirait-on, Saint-Cloud, étaient encore la campagne.

Les bâtiments donnant sur la rue de Chatou contenaient les bureaux occupés par plus de quatre cents enrployés et les cryptes à coffres-forts, vastes caves blindées, protégées contre les voleurs par un système d’avertisseurs électriques et contre l’incendie par un réservoir contenant mille mètres cubes de sable fin. Derrière ces locaux administratifs, un très beau jardin entourait d’une épaisse et verdoyante muraille l’hôtel particulier de la famille Ponto.

Les deux demoiselles Ponto, en pénétrant dans le jardin paternel, furent surprises de ne pas voir leur père ou leur mère. — S’approchant du téléphonographe encastré dans un des piliers de la grille, Barbe s’annonça comme le font les visiteurs ordinaires.

« — Hélène, Barbe et Barnabette !

Au lieu de la voix de son père ou de sa mère qu’elle s’attendait à entendre, ce fut la voix du concierge que le téléphonographe apporta.

— Je fais prévenir monsieur de l’arrivée de mesdemoiselles, grinça le téléphonographe.

— Tiens, papa n’est pas là ! dit Barbe surprise.

— Maman non plus, il me semble, répondit Barnabette ; c’est l’accent alsacien du concierge.

Les trois jeunes filles traversèrent rapidement le jardin et gravirent le perron de l’hôtel. — Le concierge les attendait.

— Monsieur est à la Bourse, dit le concierge ; je viens de lui téléphoner et j’entends la sonnette qui m’annonce la réponse.

En effet un tintement continu résonnait au grand téléphonographe du vestibule. Dans toutes les maisons des grands quartiers, le panneau central du vestibule est occupé par le téléphonographe, cet heureux amalgame du téléphone et du phonographe. Avec lui il n’est pas besoin, comme avec le simple téléphone, de tenir sans cesse le tuyau conducteur à l’oreille et de parler dans le récepteur ; il suffit de parler à voix ordinaire à petite distance de l’instrument et l’ouverture de métal, à la fois oreille et bouche, apporte bientôt, distinctement détaillées, les syllabes de la réponse.

Les jeunes filles se tournèrent vers le téléphonographe et le concierge mit le doigt sur un bouton.

Le tintement s’arrêta aussitôt. La petite plaque mobile fermant l’instrument s’ouvrit et laissa passer la réponse de M. Ponto.

— Bonjour, mes petites ! dit le téléphonographe, je n’ai pu aller au-devant de vous au tube, la Bourse est un peu houleuse aujourd’hui ; baisse sur toute la ligne…… Comment allez-vous, mes enfants ? Le 2 0/0 est à 147 3/4, en baisse de 73 centimes, pour cause de bruits de conversion en 1 1/2…… Si vous avez quelques petites économies sur votre argent de poche, c’est le moment d’acheter ;…… faut-il acheter ?……

— Non, répondit Barbe, ça baissera encore davantage.

— Comme vous voudrez, reprit le téléphonographe au bout d’une minute ; je reviens alors, je serai à l’hôtel tout à l’heure. »

Il faut au plus un quart d’heure pour venir de la Bourse à Chatou en aérocab. Les jeunes filles avaient à peine eu le temps de passer en revue les appartements préparés pour elles à l’hôtel que le timbre du concierge leur annonça l’arrivée de M. Ponto.

Le banquier arrivait par le ciel ; son aérocab venait de toucher, en haut de l’hôtel, au belvédère-débarcadère. Laissant son véhicule aux mains des gens de service, il descendit par l’ascenseur.

Ses filles l’attendaient sur le palier du premier étage pour se jeter dans ses bras.

— Bonjour, bonjour, mes enfants ! dit M. Raphaël Ponto ; bonjour, Hélène !… Bonne santé, je vois ça ! toutes trois bachelières, très bien, je suis content !… Alors, vous n’avez pas voulu acheter de 2 0/0… tu as peut-être raison, Barbe ; fine mouche, ça descendra encore, je le crois !

— Et maman ? demanda Barbe.

— Elle n’est pas là ? demanda le banquier.

— Non…

— C’est vrai, j’y pense, j’ai déjeuné seul… elle était sortie…

— Sans nous attendre ! fit Barbe.

— Ah ! tu sais, petite, on n’a pas toujours le temps… mais nous allons savoir où elle est allée et si elle rentrera de bonne heure. »

Le banquier frappa sur un timbre, un domestique parut.

— Le phono à madame ! » dit le banquier.

Le domestique s’inclina et reparut bientôt avec l’instrument demandé.

— Quand Mme Ponto sort, dit le banquier, elle laisse toujours ses instructions dans le phono et elle ne manque pas de dire où elle va… c’est très commode ! »

M. Raphaël Ponto toucha le bouton du phonographe.

— Renouveler les fleurs du salon, dit le phonographe…

— La voix de maman, s’écria Barnabette, c’est toujours cela…

— Voir aux magasins du Trocadéro pour les échantillons de satin Régence et leurs nouilles grasses de Colmar… Rafraîchir l’eau de l’aquarium… Je rentrerai vers onze heures…

— Ah ! firent Barbe et Barnabette.

— … Je dîne au Café anglais avec quelques amies politiques. »

Le phonographe s’arrêta.

— C’est tout ? demanda Barnabette ; rien pour nous ?

— Madame Ponto a oublié votre arrivée, dit le banquier, elle est très absorbée par ses occupations… j’aurais dû lui rappeler que nous vous attendions aujourd’hui.

 

 

II

Père pratique et tuteur pratique. Une victime des Tubes. — La grande réforme de l’instruction. Les classiques concentrés. — Le choix d’une carrière. 

M. Raphaël Ponto, excellent père, avait résolu de consacrer entièrement sa soirée à ses enfants ; renonçant même à l’audition téléphonoscopique d’un acte ou deux de l’Opéra français, allemand ou italien, qu’il s’offrait quotidiennement après dîner pour faciliter la digestion, il sommeilla dans son fauteuil en faisant causer les jeunes filles.

On était tout à fait en famille. Il n’y avait là que le caissier principal de la banque, deux ou trois, amis et un oncle du banquier, très antique, très ridé, très cassé et même quelque peu tombé en enfance. —— « Mon oncle Casse-Noisette ! », disait en parlant de lui l’estimable banquier, en faisant allusion au nez et au menton du digne oncle que l’âge et une sympathie mutuelle portaient à se rapprocher.

Cet homme vénérable, enfoncé dans une bergère, adressait du fond de son faux-col quelques questions à ses petites-nièces sur le voyage qu’elles venaient de faire.

— Alors, mes enfants, vous êtes arrivées à Paris à-quatre heures ? … et parties de Plougadec à ? …

— Oui, mon oncle, parties de Plougadec à trois heures un quart… je vous l’ai déjà dit tout à l’heure, vous savez bien…

— Vous croyez ? … trois quarts d’heure seulement pour venir du fond de la Bretagne à Paris ! … Les heures n’ont toujours que soixante minutes, n’est-ce pas ? … On change tout, maintenant ! … trois quarts d’heure ! … et quand je pense que de mon temps…

— Allons, dit Ponto, voilà que ça lui reprend ! … nos tubes lui mettent la cervelle à l’envers ! … Voyons, mon oncle Casse-Noisette, laissez là vos vieux souvenirs ! …

— Quand je pense que dans ma jeunesse, en 1890, avec les chemins de fer, on mettait dix heures pour aller de Paris à Bordeaux ! … et grand-papa… vous ne l’avez pas connu grand-papa ? … Non… vous êtes trop jeunes… grand-papa me disait qu’avec les diligences, il fallait quatre jours ! … et maintenant le tube vous jette en trois quarts d’heure du fond de la Bretagne à Paris ! …

— Trois quarts d’heure de tube, par train omnibus ! dit Barnabette en riant ; l’express met vingt-huit minutes ! le temps de s’embarquer à Brest ; et vlan ! l’électricité et l’air comprimé vous lancent dans le tube avec une vitesse foudroyante !

— Horrible ! » gémit l’oncle vénérable en s’enfonçant dans le collet de sa redingote.

M. Ponto éclata de rire.

— Notre pauvre oncle Casse-Noisette, dit-il à ses amis, rabâche continuellement de ses chemins de fer ! vous ne savez pas pourquoi ? … C’était un des plus forts actionnaires du chemin de fer du Nord et l’invention des tubes électriques et pneumatiques venant, vers 1915, remplacer les antiques voies ferrées, l’a ruiné complètement… le brave homme n’a jamais pu prendre son parti de cette catastrophe et il poursuit à toute occasion de ses malédictions l’infernal tube, cause de ses malheurs !

« Il a toujours eu depuis la tête dérangée, dit le caissier de M. Ponto, il n’est pas possible qu’on ait jamais mis dix heures pour aller à Bordeaux…

— Je ne crois pas, dit Ponto, il exagère !

— C’est comme ce qu’il nous raconte des omnibus et des tramways du temps jadis…

— Pourtant il y a des vers célèbres là-dessus, dit Ponto, je ne sais plus de qui ; voyons si je me les rappelle…


Quatre bœufs attelés, d’un pas tranquille et lent,
Promenaient dans Paris le bourgeois indolent !

 

— C’était le tramway d’il y a cent ans ! c’est inimaginable ! exclama le caissier.

— Mon pauvre oncle, reprit Ponto, a donc été ruiné de fond en comble par la faillite des chemins de fer à la création des tubes ; il m’a raconté jadis les péripéties de l’affaire… les chemins de fer ont essayé pendant quelque temps de lutter contre les tubes, mais les avantages immenses de cette concurrence — la concurrence ! comme disait mon oncle avec des imprécations, — le bon marché des voyages, la rapidité, ont bien vite fait abandonner la vapeur ; les locomotives se sont rouillées dans l’inaction, on a vendu les rails au vieux fer et tout a été dit !… Avez-vous vu la dernière locomotive qui fonctionna entre Paris et Calais sur la ligne du Nord, en 1915 ? Elle est au musée de Cluny, la pauvre vieille, avec toutes les reliques du moyen âge ! Mon oncle va de temps en temps contempler ce vieux débris d’un autre âge et causer avec elle de la baisse épouvantable des actions survenue l’année des tubes…

— De 3,175 francs à 1 fr. 25 ! gémit l’oncle avec un accent désespéré.

— Il a été ruiné par les tubes comme son grand-père, actionnaire des Compagnies de diligences l’avait été par les chemins de fer… c’est dans la destinée de la famille… Il m’arrivera la même mésaventure quand on remplacera les tubes et l’électricité par quelque moyen de locomotion meilleur et plus rapide !

L’oncle Casse-Noisette, après avoir poussé quelques gémissements inarticulés, ne parla plus et se contenta de protester contre le siècle par des hochements de tête réguliers qui le conduisirent rapidement au sommeil.

— Voyons, mes petites, reprit M. Raphaël Ponto en s’adressant à ses filles, causons de choses plus sérieuses que les antiques chemins de fer et les fabuleuses diligences de notre vénérable oncle ! Voyons, dites-moi, suis-je un homme pratique ?

— Certainement, papa, répondirent Barbe et Barnabette, vous êtes un homme pratique.

— Excessivement pratique ! dit le banquier ; père pratique, tuteur pratique ! je vous ai fait donner une éducation pratique ! La vie de collège, il n’y a que cela pour retremper la jeunesse ; je regarde l’éducation de la famille comme trop amollissante et je pense qu’elle ne donne pas aux jeunes gens le nerf nécessaire pour se lancer dans la vie avec des chances de réussite ; oui, vraiment, le lycée était avantageux pour vous et pour moi… C’est vous surtout, ma chère Hélène, qui devez vous applaudir d’avoir reçu une éducation pratique ! En ma double qualité d’homme et de tuteur pratique, je vous ai flanquée au lycée quand vous avez eu dix ans… dans un lycée éloigné, sur les côtes de Bretagne… bonne situation, air salubre, brises marines fortifiantes, vacances très limitées, ce qui est excellent pour la tranquillité !!… Vous étiez très bien à Plougadec-les-Cormorans…

— La réforme universitaire d’il y a vingt airs a porté d’excellents fruits, dit un des amis de M. Ponto ; l’éducation est maintenant exclusivement pratique !

— Un peu trop de sciences exactes, fit Hélène avec un sourire.

— Jamais trop, mademoiselle, dit sentencieusement Ponto.

— De la physique, de la chimie, des mathématiques transcendantes toujours et toujours… jusqu’à donner le cauchemar ! dit Hélène en esquissant une moue qui prouvait qu’elle n’appréciait que très faiblement les agréments du lycée de Plougadec-les-Cormorans.

— Des mathématiques jusqu’à indigestion ! ajouta irrévérencieusement Barnabette.

— Et le cours de droit, grand Dieu ! reprit Hélène, voilà encore quelque chose de délicieux ! Deux après-midi par semaine consacrées à l’étude des Institutes et des Pandectes… et nos Codes, et Dupin, et Mourlon et Sirey… ah grand Dieu ! si jamais je souffre de l’insomnie, je n’aurai qu’à me rappeler le cours de jurisprudence pour m’endormir !…

— Vos notes n’étaient pas toujours très bonnes, ma chère Hélène, je l’ai constaté avec chagrin… et vous n’avez jamais obtenu qu’un simple accessit de jurisprudence !

— Que je ne méritais guère… c’est Barbe qui m’a soufflé aux examens.

— Moi, dit Barbe, c’est étonnant, mais je mordais assez bien au droit ; je suis ferrée comme un avocat sur les huit codes… Dans le cours spécial traitant des séparations de corps et de biens…

— Ah ! vous suiviez un cours spécial de séparations ?… fit le caissier.

— C’est excellent et très pratique ! dit Ponto ; j’approuve fort le conseil de l’instruction publique d’avoir introduit ce cours dans le programme des études.

— Ne devons-nous pas être armées solidement pour la lutte ? reprit Barbe ; nos professeurs appellent très justement notre attention sur ce cours… Dans le cours spécial des séparations, j’ai obtenu une mention particulière !

— Enfin, ma chère Hélène, jurisprudence à part, vous voici bachelière ès lettres et ès sciences !

— Oh ! vous savez qu’il n’est pas bien lourd, le bachot ès lettres. Pour faciliter et abréger les études littéraires, on a inventé les cours de littératures concentrées… Cela ne fatigue pas beaucoup le cerveau… Les vieux classiques sont maintenant condensés en trois pages…

— Excellent ! ces vieux classiques, ces scélérats grecs et latins ont donné tant de mal à la pauvre jeunesse d’autrefois !

— L’opération qu’on leur a fait subir les a rendus inoffensifs, tout à fait inoffensifs : chaque auteur a été résumé en un quatrain mnémotechnique qui s’avale sans douleur et se retient sans effort… Voulez-vous la traduction concentrée de l’Iliade avec la notice sur l’auteur ? La voici :

Homère, auteur grec. Genre : poésie épique. Signe particulier : aveugle.

 

Sous les murs d’Ilion, dix ans passés, hélas !
Les Grecs ont combattu, conduits par Ménélas,
Ulysse, Agamemnon et le fils de Pelée.
Hector, fils de Priam, périt dans la mêlée.

 

— Bravo ! s’écria M. Ponto, c’est très suffisant ; j’ai dans ma bibliothèque une autre traduction de l’Iliade en quatre volumes, mais je préfère celle-ci ; c’est plus clair et cela se lit plus facilement… À notre époque affairée, il faut des auteurs rapides et concentrés… J’admire beaucoup l’homme de génie qui a inventé la littérature concentrée.

— Les auteurs français n’ont pas eu besoin d’être traduits en quatrains, on en a fait des condensations en vers et en prose. Nous avons Corneille condensé en quatre vers :

La valeur n’attend pas le nombre des années.
Prends un siège, Cinna…, etc.

— Cela suffit parfaitement…

j’aimerais assez voir appliquer ce système de condensation au théâtre ; on pourrait

très bien condenser tout le théâtre de Corneille en un acte, tout Racine en un acte, tout Dumas père et fils en un

acte, tout Victor Hugo en un acte, et enfin tout Dennery

également en un acte ; on pourrait imaginer

facilement une action attachante pour relier les cinq

actes. Le public aurait, de cette façon,

les cinq grands classiques en une seule soirée… ce serait un immense succès !

— Il faudrait condenser toutes les héroïnes si touchantes de ces auteurs, en une seule qui serait à la fois Phèdre, Hermione, dona Sol, Esmeralda, Anne d’Autriche, Madame de Montsoreau ou la Dame aux Camélias…

— Et faire entrer dans la pièce toutes les grandes tirades ou tous les mots célèbres : Grâce ! monseigneur, grâce !… Le danger et moi, nous sommes frères !… C’était une noble tête de vieillard ! Il est trop tard !!! etc., etc.

— Sans oublier la voix du sang, la lettre fatale, la croix de ma mère, la porte secrète, le forçat innocent, le sabre de mon père, l’échelle de corde, le poison des Borgia

— Quelle pièce, messieurs, quelle pièce que celle qui réunirait toutes ces beautés ! J’en parlerai à un auteur dramatique de mes amis…

— Dans les classiques concentrés, reprit Hélène, Racine est en quatre vers :

Oui, je viens dans son temple adorer l’éternel…

 

Et Boileau en quatre vers :

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage,
Polissez-le sans cesse et le repolissez…

 

— C’est donc cela, dit M. Ponto, que les romantiques du siècle dernier l’appelaient Polisson !

— Bossuet en une ligne : Madame se meurt, Madame est morte… ! Fénelon en deux lignes : Mentor, le sage Mentor…, etc. ; Voltaire en deux vers et deux lignes ; Ponson du Terrail en trois lignes : « Non, Rocambole n’était pas mort… etc. ; Victor Hugo en quatre vers ; Émile Zola en trois lignes : « Dans le vert sombre et luisant des tas de choux, des bottes de carottes mettaient des taches rouges… etc. ; Chateaubriand en deux lignes : « L’homme, ce voyageur…… etc.

— C’est parfait ! on ne peut que féliciter le grand ministre, le rénovateur de l’instruction publique qui a si vaillamment rompu avec la tradition et si admirablement simplifié les études. De cette façon, la jeunesse achève rapidement ses études littéraires et peut consacrer tout son temps aux classes sérieuses et pratiques !… Et maintenant, ma chère Hélène, que vous avez conquis vos grades universitaires, dites-moi ce que vous comptez faire ?

— Moi ? dit Hélène en regardant son tuteur avec stupéfaction.

— Sans doute ! Le moment est venu de vous lancer dans une carrière quelconque… l’éducation pratique que je vous ai fait donner, vous a mise à même de choisir : à votre âge, une jeune fille doit songer à se créer une position sociale…

— J’avoue, mon cher tuteur, n’y avoir pas encore pensé.

— Pas pensé à cela ! pas pensé à la carrière que vous devez embrasser ! Que faisiez-vous donc au lycée de Plougadec-les-Cormorans ?

— Je m’ennuyais ! répondit Hélène.

— Vous me troublez prodigieusement ! Voyons, réfléchissez ! comme tuteur, je vous invite à vous prononcer pour une carrière quelconque ! Il le faut !

— Je croyais n’y être pas forcée, balbutia Hélène ; je ne me sens de goût bien déterminé pour aucune carrière.

— Aucune carrière ! Croyez-vous donc pouvoir vous passer d’une profession ?

— Je croyais… je pensais…

— Toutes les carrières sont ouvertes maintenant à l’activité féminine : le commerce, la finance, l’administration, le barreau, la médecine… Les femmes ont conquis tous leurs droits, elles ont forcé toutes les portes… Mes filles à moi, élevées par un père pratique, entendent ne pas rester des inutilités sociales : elles entrent dans la finance ; ma maison de banque est réservée à mon fils Philippe, mais Barbe prendra la succursale de New-York et Barnabette celle de Constantinople… Vous avez reçu la même éducation pratique qu’elles, en auriez-vous moins profité ?

Hélène baissait la tête.

— J’y suis ! poursuivit M. Ponto, vous vous croyez dispensée du souci de conquérir par vous-même une position sociale, vous vous croyez riche !… Ma pauvre enfant, sachez donc que, vos frais d’éducation payés, il vous reste à peine dix mille francs de rente !

— J’ai des goûts simples, dit Hélène.

M. Ponto éclata de rire.

— Innocente ! s’écria-t-il, vous croyez pouvoir vivre avec cela ? Vous ignorez donc que vos dix mille francs de rente suffiront tout juste à payer le loyer d un pauvre petit appartement de faubourg…

— Sans ascenseur ni électricité ! dit le caissier.

— De toute nécessité, il vous faut travailler… L’éducation pratique que je vous ai fait donner vous ouvre une foule de carrières, voulez-vous essayer de la finance ? voulez-vous devenir banquière ? agente de change ? je puis aider à vos débuts en vous trouvant une place chez une agente de change… vous vous initierez là aux grandes questions financières, et avec de l’intelligence, de la volonté, de la persévérance, de l’initiative…

— J’ai l’horreur des chiffres, gémit Hélène.

— Mauvais symptôme !… enfin ! Préférez-vous le barreau ? vous n’avez qu’à continuer vos études de droit… En deux ans, vous pouvez être reçue avocate… Les membres du barreau féminin ont un avenir brillant devant elles, on abandonne de plus en plus les avocats masculins…

— Je vous ai dit que je n’avais jamais pu obtenir qu’un accessit dans mes trois années de droit…

— C’est fâcheux ! si le barreau vous déplaît, vous pouvez devenir notaresse… non ? Que pensez-vous de la médecine ? Je me chargerais de pourvoir à tout pendant le cours de vos études ; en travaillant sérieusement, vous pouvez arriver au doctorat en cinq ou six ans ! Belle carrière encore pour une femme : avec nos relations, je me charge de vous donner bien vite une des plus belles clientèles de Paris…

— Je ne me sens aucune vocation, répondit Hélène ; dans l’intérêt même des malades, j’aimerais mieux autre chose…

— Diable ! Et le commerce ?

— Le goût du commerce me manque absolument.

— L’administration, alors ? Vous n’avez pas d’ambition, vous venez de me dire que vous aviez des goûts tranquilles, ce serait votre affaire ; une place dans un ministère vous irait ; là, pas de responsabilité, pas de tracas, un avancement lent, mais sûr…

Hélène ne répondit pas.

— Cela ne vous va pas non plus ? Mais alors vous n’avez de goût pour rien ? Voyons, cherchez, réfléchissez… Comme tuteur, mon devoir m’oblige à la sévérité. Dans votre propre intérêt, il me faut secouer votre inertie… Je vous donne huit jours pour réfléchir et pour fixer définitivement votre choix sur une carrière quelconque !

Comme M. Ponto allait continuer à admonester une pupille si déplorablement douée au point de vue pratique, un tintement de sonnette électrique retentit ; en même temps, le phonographe placé sur la table, après un tintement correspondant, prononça ces mots avec l’accent alsacien du concierge de l’hôtel :

— L’aérocab de madame !

— Ah ! voilà maman ! s’écrièrent Barbe et Barnabette en se levant.

M{e|me} Ponto venait d’atterrir au belvédère de l’hôtel, et déjà l’on entendait le glissement de l’ascenseur qui l’amenait des hauteurs de la maison au palier du premier étage ; Barbe et Barnabette se précipitèrent et se jetèrent dans ses bras dans l’ascenseur même.

— Bonjour, mes enfants, dit M{e|me} Ponto en se débarassant d’une serviette d’avocat bourrée de papiers ; eh bien, vous voilà donc revenues !… j’attendais ce doux moment de la réunion avec des battements de cœur plus précipités de jour en jour !… C’est pour aujourd’hui, me suis-je dit ce matin en m’éveillant…

— Nous pensions que vous aviez oublié le jour de notre arrivée, dit Barnabette avec un accent de reproche.

— Oublier le jour de votre arrivée ? moi ! fit M{e|me} Ponto en redoublant de caresses, vous dites cela parce que je n’étais pas au tube… ah ! mes enfants, la politique a des exigences cruelles ! cela m’a bien chagrinée d’être obligée de refouler pendant quelques heures de plus toutes les effusions, que dis-je, toutes les explosions de ma tendresse !… mais la politique ! je dînais avec des amies politiques… nous avions la ligne de conduite du parti féminin à déterminer pour la crise prochaine, et tout un programme politique à élaborer… Vous savez que je pose ma candidature aux élections prochaines ?

— Vrai ! tu es candidate, maman ?

— Forcément, mes enfants, on m’impose mon mandat, et savez-vous quel est mon concurrent ? savez-vous contre qui, bien malgré moi, je vais avoir à lutter ? Contre votre père, mes enfants, contre mon propre mari, contre M. Ponto, candidat masculin !…

 

 

III

 

Une nuit agitée par le Monsieur de l’orchestre, l’assassinat du roi de Sénégambie, l’enlèvement de la malle des Indes, etc. Piège électrique à voleur.

Hélène, attristée par la révélation qui venait de lui être faite de l’absolue nécessité où elle se trouvait, avec ses misérables dix mille livres de rente, de fixer à court délai son choix sur une profession quelconque, mais lucrative, venait de gagner la chambre préparée pour elle, à côté de celles de Barbe et de Barnabette.

Fatiguée par les émotions de cette journée si mal terminée, Hélène, sans prendre garde au luxe déployé dans la décoration et l’ameublement, s’empressa de chercher avec le sommeil l’oubli de ses tourments nouveaux. En un clin d’œil elle fut couchée ; à dix-huit ans, le souci endort au lieu de tenir éveillé ; grâce à cet heureux privilège de la jeunesse, Hélène n’avait pas depuis deux minutes la tête sur l’oreiller aux fines dentelles, qu’elle dormait profondément.

Le silence se faisait peu à peu dans l’hôtel. M. et Mme Ponto, après une courte discussion politique, avaient gagné leurs appartements particuliers ; Barbe et Barnabette s’étaient endormies aussi, non sans avoir quelque temps encore bavardé d’une chambre à l’autre.

Les heures passaient. Dans la chambre à peine éclairée par la lueur bleuâtre de la veilleuse électrique, se dessinaient vaguement sur les blancheurs de l’oreiller les contours du visage d’Hélène perdu dans les boucles éparses de ses jolis cheveux ; une respiration calme, à peine perceptible, un demi-sourire sur la figure reposée de la jeune fille, montraient que les soucis de la position sociale à trouver ne la poursuivaient nullement dans ses rêves.

Tout à coup, un sifflement strident et prolongé l’éveilla brusquement ; Hélène ouvrit les yeux en cherchant avec effarement ce que signifiait ce bruit étrange.

Le sifflement semblait venir des profondeurs du lit. Hélène bondit terrifiée ; comme elle venait dans sa terreur de bouleverser son oreiller, le sifflement s’entendit plus clair et plus net. Cela venait du traversin. Hélène osa y porter la main et rencontra une sorte de tuyau de caoutchouc.

— Un téléphone ! fit Hélène avec un soupir de soulagement.

En saisissant l’appareil importun, sa main fit jouer un ressort et le bec du téléphone s’ouvrit. Le sifflement s’arrêta aussitôt, remplacé par une voix d’homme, claire et bien timbrée :

« La première de Joséphine la dompteuse
à la Comédie-Française. »

« On sait que la pièce de M. Fernand Balaruc était attendue avec une si vive impatience par le tout Paris lettré, que depuis plus de six semaines on se dispute à la Bourse, avec un acharnement fantastique, les moindres strapontins de couloir. On se battait sous les arcades de Corneille-Eden ou de Molière-Palace, comme on dit, et ce soir, les abonnés au téléphonoscope occupaient leurs fauteuils pour admirer de plus près les jambes si admirablement modelées de Mme Reynald, la farouche Joséphine de M. Balaruc.

« Chambrée superbe. Le monde, le demi-monde et le quart de monde ont envoyé leurs plus brillantes étoiles, leurs notabilités de primo cartello…… on se montre dans une loge S. M. le roi de Monaco, qui a quitté sa charmante capitale pour la solennité de ce soir…… au balcon, Mme la marquise de Z. et Mme de R., moulées dans les suaves compositions du couturier de génie Mira : Mme de Z. en satin jaune, des molletières au chapeau, et Mme de R. en satin feuille de chou ; — la belle Mme F. dans une toilette d’un haut style, décolletée irrégulièrement d’une épaule à l’autre avec un goût miraculeux ; Mme de C., députée de Saône-et-Loire, dans une sévère toilette de femme d’État. Dans les baignoires donnant sur le fumoir-promenoir, les plus délicieuses des demi-mondaines : la savoureuse Léa, moulée dans un fourreau de satin orange ; Blanche Toc, toujours délirante ; Boulotte de Blangy avec son gros boyard, ancien vice-président de la république Kosake de Kiel ; Justine Fly, Berthe, etc. À propos de demi-mondaines, vous savez quel est le nouveau mot inventé par l’académicien B. pour les désigner ? On les appelle maintenant des tulipes. Savez-vous pourquoi ? C’est bien simple : c’est parce qu’elles coûtent cher à cultiver. »

 

« Tulipes a du succès, les autres appellations sont allées rejoindre dans le gouffre de l’oubli l’antique mot de lorette. On bavarde beaucoup dans la salle et l’on fume avec rage. Enfin l’orchestre entame l’ouverture, un pot-pourri sur les motifs à la mode : Le nez d’Héloïse et J’suis une femme émancipée ! Au refrain, toute la salle répète en chœur : « Fallait voir le nez, fallait voir le nez, le nez, le nez d’Héloïse ! »

« Le premier tableau fait sensation ; nous sommes dans les coulisses de la baraque de la dompteuse. Joséphine s’habille. Les premières tirades sont saluées par un violent coup de sifflet. Tumulte. Le siffleur est accablé de trognons de pommes. Sommé de s’expliquer par le commissaire de police, il s’écrie pour s’excuser : — Je croyais que c’était en vers !

« Le public a gagné à l’interruption, il a pu admirer plus longtemps les formes puissantes de la superbe Mme Reynald. — L’héroïne de Fernand Balaruc est une dompteuse entourée d’adorateurs. — « Je n’aimerai jamais, leur dit-elle, que celui qui viendra me faire une déclaration dans la cage de Gustave, mon grand lion de l’Atlas ! »

Au deuxième tableau, le succès se dessine : ce sont les débuts des nouveaux pensionnaires de la Comédie-Française, les quatre lions savants récemment engagés. — Les adorateurs de Joséphine arrivent résolus à tenter l’épreuve demandée, mais ils reculent au dernier moment. Séance de férocité des quatre lions savants. — Bien rugi, lions ! aurait dit le vieux classique Hugo. Frémissements et cris de terreur dans la salle.

« Troisième tableau. Effet de nuit. Colbichard, jeune étudiant en pharmacie, a juré de triompher de la dompteuse. Il entrera le lendemain dans la cage de Gustave. Mais préalablement, plus malin que ses rivaux, il s’introduit dans la ménagerie et fait avaler du bromure de potassium aux quatre lions.

« Au quatrième tableau, le bromure a produit son effet. Colbichard entre bravement dans la cage et tombe sur les lions à coups de cravache ; — c’est le moment pour les lions savants de montrer leurs talents. — Colbichard fait sa déclaration à la dompteuse : « Non seulement je ne les crains pas, vos lions de l’Atlas que la puissance de mon regard a subjugués, mais encore vous allez voir ce que je vais leur faire ! « Et prenant le lion Gustave par les oreilles, il le traîne devant Joséphine et s’assied dessus. « Assez ! assez ! imprudent, vous allez vous faire dévorer ! s’écrie Joséphine… » Colbichard redouble de coups de cravache. Les lions exécutent des sauts périlleux, passent à travers des cerceaux et font le beau comme de simples caniches… « Assez ! assez ! gémit la dompteuse épouvantée. — Non ! dit Colbichard, passez-moi un jeu de dominos ! » Et tirant le lion Gustave par le nez, il le force à jouer aux dominos avec lui.

— Grâce ! « je t’aime ! s’écrie enfin la dompteuse domptée en tombant dans les bras de Colbichard. »

« Des salves d’applaudissements accueillent ce magnifique dénouement ; toute la salle est debout, le rideau se relève trois fois et Colbichard traîne sur le devant de la scène la dompteuse et le lion Gustave.

« Dans les couloirs on pariait pour douze cents représentations. La Comédie-Française a bien fait de s’adjoindre ses quatre nouveaux pensionnaires. On s’occupe de faire répéter les rôles en double ; les lions seront difficiles à doubler ; on comprend dans quel embarras une maladie de Gustave mettrait la maison de Molière ; par mesure de prévoyance on a téléphoné à Tombouctou pour demander quelques lions de renfort. Leur éducation sera difficile et demandera du temps.

« L’auteur a promis de célébrer la millième par une fête babylonienne. Ne le plaignons pas, il va gagner un million et demi.

« Pendant les entr’actes, comme nous flânions dans les coulisses, nous rencontrons Gustave en train de fraterniser avec les machinistes. Nous lui dérobons une poignée de crins, sans qu’il daigne s’en apercevoir ; on pourra la voir demain exposée dans notre salle. On dit Mme Reynald furieuse. Après l’ovation à elle faite au premier acte, dans la scène de la toilette, elle a vu la faveur du public se porter surtout sur Gustave ; elle accuse les lions de faire tort à ses cheveux et à ses jambes sculpturales. Pourvu, grand Dieu, qu’on ne se donne pas de coups de griffes, entre étoiles, dans les coulisses de Molière-Palace.

« Le Monsieur de l’orchestre. »

Le téléphone se tut.

« J’ai eu bien peur ! fit Hélène, mais je comprends maintenant ; les journaux envoient les comptes rendus de théâtre à leurs abonnés par téléphone… C’est beau la science, c’est beau la littérature, mais je dormais si bien… »

Hélène remit son oreiller sur le traversin au téléphone et chercha tout de suite à reprendre son somme interrompu. Pendant quelques minutes, les lions savants de la Comédie-Française occupèrent son esprit, la dompteuse, Gustave, le lion de l’Atlas, le pharmacien Colbichard, Molière et le Monsieur de l’orchestre tournoyèrent dans une ronde fantastique, luttant de verve endiablée dans les exercices de férocité qui avaient produit une si vive impression sur le public de la Comédie-Française… puis les lions de l’Atlas, lâchés dans la salle, avalèrent quelques spectatrices et broyèrent le buste en marbre de Corneille… puis Hélène s’endormit pour de bon.

Elle dormait depuis dix minutes à peine, lorsque le sifflement strident qui l’avait déjà réveillée une première fois l’arracha violemment encore du pays des rêves.

Après une demi-minute d’effarement, Hélène retrouva tous ses esprits.

« Encore un compte rendu ! il y avait sans doute deux premières représentations ce soir ; un second Monsieur de l’orchestre va me raconter une deuxième pièce… Eh bien ! je ne l’écouterai pas !… je veux dormir, moi… »

Et, couvrant soigneusement le tuyau téléphonique avec son oreiller, Hélène s’appuya dessus de toutes ses forces, espérant étouffer au passage les nouvelles apportées par l’ennemi de son sommeil ; mais l’horrible sifflement retentissait toujours et bientôt Hélène fut convaincue de l’impossibilité de dormir avec ce bruit désagréable sous l’oreiller.

— Écoutons-le ! dit-elle, ce sera plus vite fini !

Hélène souleva encore une fois son oreiller et rendit la liberté au téléphone. Le sifflement s’arrêta aussitôt.

Ferbana, 11 heures du soir ! dit le téléphone.

« S. M. le roi de Sénégambie vient d’être assassiné. Des bombes à la dynamite et des torpilles électriques ont été lancées sur le palais, comme le roi venait de rentrer avec ses femmes d’une représentation des Huguenots à l’Opéra sénégambien. En ce moment des détonations épouvantables se succédant avec rapidité jettent la terreur dans la ville. Sa Majesté a été tuée par la première bombe. Le palais est en flammes. »

— Ce n’est pas le Monsieur de l’orchestre, dit Hélène. C’est terrible, mais c’est moins long que de la critique théâtrale !

Le téléphone ne disait plus rien. Hélène attendit un instant avant de remettre sa tête sur l’oreiller ; le téléphone restant muet, elle se rendormit d’un sommeil maintenant pénible et agité. Le silence dura une grande demi-heure, puis soudain le sifflement d’appel retentit encore.

Hélène rêvait de bombes et d’obus à la dynamite, le sifflement l’effraya.

Ferbana, 11 heures et demie ! reprit le téléphone.

« L’horreur nous pénètre et glace nos paroles sur nos lèvres. Les conspirateurs, après avoir lancé leurs bombes, se sont précipités sur le palais en flammes. Le poste des gardes du corps ayant sauté dès le début, ainsi que l’appartement particulier de Sa Majesté, ils n’ont rencontré qu’une faible résistance. Seuls, quelques ministres dévoués se sont fait tuer sur les marches du grand escalier ; quand tous eurent succombé sous le nombre, les conspirateurs se ruèrent dans les appartements particuliers.. Toute la famille royale a été massacrée, personne n’a échappé. »

Ferbana, 11 heures 40 !

« Les pompiers, accourus aux premières lueurs de l’embrasement du palais, ont été repoussés par des bombes ; tout un quartier de la ville est en feu. »

Hélène commençait à ne plus savoir si elle rêvait ou si elle était éveillée ; l’effroi la gagnait. Ce fut en vain qu’elle tenta de fermer les yeux quand le téléphone en eut fini avec le massacre de la famille royale de Sénégambie.

Dix minutes après, d’ailleurs, le téléphone reprit :

Yokohama, midi un quart.

« Une révolution semble imminente. Après avoir voté quatre ordres du jour de blâme, fortement motivés, contre le ministère, la Chambre des députés vient de mettre le ministère en accusation. Le président a répondu par une mise en état de siège de la ville et de la province de Yokohama.

« La garde nationale a refusé d’obéir aux ordres de désarmement.

Yokohama, 1 heure.

« Devant l’attitude énergique de la population, le ministère a donné sa démission. Le président cherche vainement à constituer un nouveau cabinet. Les rédacteurs en chef des principaux journaux, appelés au palais de la présidence, engagent le président à donner sa démission. »

Yokohama, 1 heure un quart.

« La garde nationale marche contre le palais. L’armée est hésitante. »

Nankin, 1 heure.

« Le Sénat vient de repousser l’article 25 de la loi sur les douanes. Les soies valent 78,25. La Bourse baisse sur des bruits de révolution au Japon. »

Le téléphone resta muet pendant un bon quart d’heure, puis il reprit de plus belle :

Melbourne, 3 heures.

« Horrible accident. Vingt-quatre maisons de douze ou quinze étages chacune se sont écroulées subitement. Six cents cadavres viennent d’être retirés des décombres. »

Boukhara, 5 heures du matin.

« Le tube asiatique continental a été coupé cette nuit à la hauteur de Badakchau dans les montagnes. Une bande de brigands a capturé la malle des Indes ; les voyageurs, au nombre de 250, parmi lesquels on comptait bon nombre de femmes et d’enfants, ont été soumis à d’horribles tortures, décapités et jetés dans un précipice. « Un train spécial a porté un corps de troupes à Badakchau. Deux cents brigands ont été fusillés. On pense que les bandits ont entraîné dans leurs repaires quelques voyageurs survivants. Arrivera-t-on à temps pour les sauver ? »

Costa-Rica, 2 heures.

« Le président vient d’être assassiné. Cela fait le cinquième depuis le commencement de l’année. On commence à s’inquiéter de ces malheurs successifs. Le commerce murmure contre les agissements irréguliers et illicites d’une minorité brouillonne. »

Hélène cherchait vainement à fermer les yeux, les dépêches se succédaient toujours.

« Je veux dormir pourtant ! s’écria la pauvre enfant affolée ; ce téléphone ne s’arrêtera donc pas… que faire ? Comment l’empêcher !… »

Une idée lui vint ; elle sauta hors du lit et chercha dans le petit sac de nuit déposé sur une chaise la paire de ciseaux de son nécessaire. Saisissant alors le tuyau qui continuait à parler, elle essaya de le couper.

« Impossible ! trop dur ! c’est du caoutchouc vulcanisé ! » gémit Hélène en jetant ses ciseaux ébréchés.

Constantinople, 4 heures du matin, dit le téléphone. Une effroyable catastrophe vient…

— Encore, s’écria Hélène épouvantée.

Ses yeux rencontrèrent au fond de son lit un grand cadre renfermant une douzaine de timbres avertisseurs électriques, étiquetés en grosses lettres : Femme de chambre.Concierge.Aérostier.Incendie.Alarme.Voleurs.Indisposition, etc.

Sans plus réfléchir et sans choisir, Hélène appuya violemment sur des timbres. Immédiatement un effroyable vacarme de sonneries retentit dans l’hôtel. — Des tintements électriques continus s’entendirent dans tous les sens, à droite, à gauche, aux étages supérieurs et au rez-de-chaussée. — Une cloche sonna dans le jardin et partout des portes s’ouvrirent.

En même temps, la chambre d’Hélène s’emplit d’une fumée âcre et nauséabonde dont les tourbillons semblaient s’échapper d’une boîte placée sur une console dans un angle de la pièce. — La veilleuse électrique, voilée par l’épaisse fumée, semblait un lumignon expirant. Hélène, épouvantée par l’obscurité, par le vacarme produit dans l’hôtel et saisie à la gorge par les gaz axphyxiants, appelait désespérément d’une voix étranglée par des quintes de toux.

Pour mettre le comble à sa détresse, le sifflement du téléphone retentit et la voix mystérieuse s’entendit de nouveau : Boukhara, 6 heures du matin. « Cent dix-huit cadavres viennent d’être découverts. On n’espère plus arriver à temps pour sauver les derniers prisonniers de la malle des Indes…

Un bruit de pas dans le couloir rendit à Hélène un peu de courage.

« À moi ! au secours ! cria-t-elle.

— Nous voilà, ma chère enfant, rassurez-vous ! » répondit-on.

Hélène reconnut la voix de M. Ponto. Plusieurs personnes accouraient dans le couloir, les sonneries d’alarme retentissaient toujours et l’on parlait de pompiers, d’extincteurs, etc… Le banquier entra dans la chambre de sa pupille suivi de Mme Ponto.

« Eh bien ? où est le feu ? demanda Ponto en toussant et éternuant avec rage.

— Je… je ne sais, balbutia Hélène, cette fumée a envahi ma chambre…

— Cette fumée, c’est le gaz extincteur que la boîte de secours a laissé échapper lorsque vous avez frappé sur le timbre d’alarme… c’est cette fumée qui éteint le feu… mais je ne vois pas de feu, serait-il déjà éteint ? Où était-il ?

— Je ne sais pas… répondit Hélène.

— Comment, vous ne savez pas, où était-il lorsque vous avez sonné ?

— Je ne l’ai pas vu… je ne savais pas… j’ai frappé sans choisir… le premier timbre venu…

— Alors il n’y a pas de feu ?

— J’avais peur…

— Vous aviez peur ? malheureuse enfant, vous jetez l’alarme dans toute la maison sans motif ! Vous sonnez l’incendie… Vous ne savez donc pas que les pompiers du poste sont déjà prévenus, et que les pompes à vapeur sont en marche sur l’hôtel, tout cela pour une terreur de jeune fille… Vite, le contre-signal pour les arrêter ! »

M. Ponto frappa sur un timbre. Toutes les sonneries de l’hôtel s’arrêtèrent instantanément ; l’appareil donna un coup de sifflet strident que tous les appareils répétèrent de chambre en chambre jusque dans le jardin et dans la rue.

« C’est le contre-signal, dit. M. Ponto, l’alarme causée par votre étourderie va se calmer… Et maintenant, de quoi donc avez-vous eu peur ? Vous avez rêvé ? »

Le téléphone interrompit le banquier.

Boukhara, 6 heures et demie.

« Encore un cadavre !… Le corps horriblement mutilé d’une jeune dame vient… »

Hélène poussa un cri.

« Tenez ! Voilà ce qui m’a épouvantée ! C’est cet horrible instrument qui toute la nuit m’a parlé de cadavres, d’assassinats, d’accidents, de révolutions… »

M. Ponto s’écroula dans un fauteuil en éclatant de rire.

« Ce n’est que cela ! s’écria-t-il, c’est le téléphone qui vous a effrayée, c’est pour des dépêches de Boukhara que vous jetez l’épouvante dans une paisible maison de Chatou ?…

— Pardonnez-moi, dit Hélène confuse, je ne savais plus ce que je faisais…

— Mais ce n’est pas votre faute, ma chère enfant, c’est la faute de la femme de chambre qui a négligé de fermer tout à fait le téléphone en faisant votre lit… c’est elle qu’il faut gronder… Nous avons le téléphone dans toutes les chambres, mais quand on ne veut pas être réveillé, on ferme le récepteur et les dépêches de nuit restent dans le tuyau ; le matin on ouvre et on les a toutes en bloc… Pour moi, qui ai besoin de connaître à n’importe quelle heure les événements graves survenant dans les cinq parties du monde, j’ai à mon téléphone particulier un compteur qui ne laisse passer que les dépêches importantes…

— Mais j’ai été réveillée d’abord par le compte rendu d’une pièce de la Comédie-Française.

— La Dompteuse ! oui… j’ai eu aussi mon compte rendu de la Gazette téléphonique… il paraît que c’est un succès ! C’est la faute de la femme de chambre ; si elle avait fermé votre téléphone, vous auriez dormi tranquillement. Tenez, ma chère enfant, voyez-vous ? Vous n’avez qu’à appuyer sur ce ressort, et votre téléphone est muet… Allons, vous allez être tranquille maintenant ; il est trois heures, vous avez encore quelques heures pour vous rattraper de votre veille forcée… Allons, bonne nuit ! Et une autre fois, faites attention aux timbres d’alarme. »

M. et Mme Ponto avaient regagné leurs appartements ; la maison, si singulièrement troublée, avait retrouvé sa tranquillité. Les vapeurs asphyxiantes du gaz extincteur d’incendie s’étaient dissipées ; Hélène, remise de ses terreurs et guérie de sa toux, avait eu grand’peine à se rendormir, mais enfin elle y était arrivée.

Il était pourtant écrit que cette nuit serait jusqu’au bout mauvaise, car, vers trois heures et demie, la malencontreuse sonnerie d’alarme éclatant à son oreille la tira brutalement de ce bon sommeil qu’elle commençait à peine à savourer.

« Ah ! fit Hélène en se dressant avec une migraine soudaine. »

La lampe électrique se ralluma d’elle-même, Hélène à sa clarté, put lire sur le cadre l’étiquette du timbre avertisseur ; d’un seul coup elle retrouva ses terreurs, le timbre d’alarme était étiqueté : « Voleurs ! »

Le vacarme de sonneries et d’allées et venues reprit dans l’hôtel. Hélène s’habilla rapidement et se précipita dans les couloirs sans trop savoir ce qu’elle faisait.

« Eh bien ! où allez-vous comme cela ! dit un homme en robe de chambre qui passait dans le couloir.

— Ah ! monsieur Ponto !… les voleurs !…

— Eh bien, nous allons les prendre !… que signifie cette figure bouleversée ? vous avez peur encore ?

— Oui… non… balbutia Hélène.

— Quelle jeune fille timide vous faites ! vous avez toujours peur !… Voulez-vous les voir, nos voleurs ? Suivez-moi. C’est la caisse qui est attaquée, nous y allons !… »

Le concierge venait au devant de M. Ponto.

« C’est dans la petite caisse de la banque qu’ils se sont introduits, monsieur, dit-il, ils ne sont que deux, mais il y en avait deux autres qui faisaient le guet au dehors… Ceux-là se sont sauvés aux premiers bruits !…

— Nous allons pincer nos deux gaillards ! » dit M. Ponto.

Hélène, prête à défaillir, s’appuya au bras de son tuteur.

« Du calme ! dit le banquier, vous allez rire, ma petite Hélène ! nous voici à la caisse, nos voleurs sont là, derrière cette porte… »

Hélène fit un pas en arrière.

« Ne craignez rien ! en attendant l’arrivée de la police, que le timbre d’alarme a prévenue en même temps que nous, nous allons examiner tranquillement ce gibier de potence. »

Et M. Ponto, malgré les efforts d’Hélène cramponnée à ses bras, ouvrit bravement la porte.

« Voici nos sacripants ! fit M. Ponto en s’appuyant à la porte, regardez-moi ces figures, ma chère enfant… hein ! quelles mines de chenapans !…

— Hais… ils dansent ! s’écria Hélène au comble de la stupéfaction.

— Parbleu ! et une fameuse polka !… Regardez-les en toute tranquillité, c’est très curieux ! Hein ? quelles contorsions ! quelles jolies grimaces ! Ils ne sont plus dangereux… »

En effet, les deux sacripants ne semblaient guère dangereux. Une lanterne sourde posée sur un bureau, des ciseaux à froid, des pinces, des trousseaux de rossignols épars sur le plancher indiquaient cependant assez leur profession, mais les possesseurs de ces instruments ne semblaient guère disposés à s’en servir. Ils dansaient, sautaient, sans suivre aucune mesure et avec des déhanchements bizarres, inusités dans la simple polka, levant une jambe, puis l’autre, et agitant les bras par brusques saccades.

« Vous ne comprenez pas ? dit Ponto.

— Non !…

— Innocente ! vous ne comprenez pas que ma maison est protégée électriquement. Le caissier, en partant, pousse certain ressort qui met la caisse en communication avec une forte batterie électrique… dès que mes sacripants ont touché à la caisse, un courant électrique passant dans toute la pièce les a frappés… et la danse a commencé… Voyez comme ils sautent sur chaque jambe… ils ne peuvent toucher le sol sans recevoir une secousse !…

— Voici la police, monsieur, » dit une voix.

Quatre sergents de ville en capote à capuchons s’avançaient, guidés par le concierge.

« Nous allons cueillir ces deux gaillards, dit un brigadier en tirant de sa poche une paire de menottes ; les deux autres qui faisaient le guet se sont envolés dans un aéro-fiacre marron, mais on est sur leurs traces.

— Allons ! fit le banquier en touchant un timbre, voici le courant électrique interrompu, on peut entrer maintenant… »

Les deux voleurs ne polkaient plus, le sol avait cessé de leur lancer les effluves électriques ; épuisés par les secousses, ils s’étaient laissé tomber sur le plancher, ahuris et penauds.

« Debout ! dit le brigadier en leur frappant sur l’épaule, allons, tendez les pouces, mes petits amours, que nous vous mettions de jolis bracelets… et au poste !

— Quelle nuit ! fit Hélène en regagnant sa chambre après le départ des voleurs, je ne dormirai plus maintenant ! »

 

 

IV

 

Agrandissements et embellissements de Paris. Les quartiers aériens. Un casino en ballon. — Nuage-Palace. — Un grand couturier. — Le Musée de l’industrie. Le tramway des beaux-arts. — Photopeintres et ingénieurs en sculpture.

Vers neuf heures du matin, Barbe et Barnabette réveillèrent Hélène que la fatigue avait fini par endormir.

« Eh bien, paresseuse ! on ne se lève pas ? Et nos promenades ? et notre programme de distractions, ce fameux programme arrêté au collège ?

— Il n’est plus question de promenades pour moi ! répondit Hélène. Vous n’avez pas entendu ce que m’a dit hier mon tuteur ? j’ai huit jours pour me choisir une carrière… Il me faut travailler…

— Et nous aussi ; mais, en attendant, nous avons un peu de vacances ! tu as huit jours à toi, nous les emploierons en promenades… Ce n’est pas en restant ici que tu la trouveras, ta carrière… Nous partons dans une heure !

— J’ai une migraine atroce…

— C’est par le grand air que tu la traiteras. Tu as une heure pour faire ta toilette et déjeuner sommairement… Nous laissons là notre uniforme de lycéennes et nous endossons une petite toilette de jeune fille sérieuse, bien simple, bien modeste, en attendant celles que nous irons dès aujourd’hui commander chez Mira, le grand couturier à la mode. »

Lorsque Hélène, coiffée, habillée et prête à sortir, entra dans la salle à manger, elle trouva les meubles mis de côté et tout le milieu de la pièce occupé par une immense carte étendue à terre.

« Qu’est-ce que cela ? demanda-t-elle en riant.

— Tu vois, nous faisons de la.stratégie, nous préparons nos opérations… nous potassons notre petit plan de Paris ! …

— Il est immense, votre petit plan…

— Six mètres sur six ! Il n’en faut pas moins pour un plan détaillé et complet… celui-ci est le dernier paru, il est au courant des derniers arrangements et des embellissements…

— Ah ! les embellissements ! dit Barnabette. Pendant les huit années que nous avons passées au lycée, il paraît que des changements énormes et de merveilleux embellissements ont été opérés… nous sommes des provinciales, puisque nos dix journées de vacances annuelles nous les passions aux bains de mer.

— Paris s’est encore agrandi pendant ce temps-là… Papa me disait qu’il y a dix ans Chantilly était encore hors barrière, en province… maintenant, c’est un faubourg…

— Et Rouen qui vient d’être annexé !

— Vers l’est, Paris ne va que jusqu’à Meaux…

— Nous verrons tout cela ! nous prenons un aérocab et nous volons d’abord chez le couturier. Aidez-moi donc à plier le plan…

— Nous l’emportons ? demanda Hélène.

— Certainement, nous pouvons avoir besoin de le consulter. »

Après un déjeuner rapide, les trois impatientes jeunes filles, laissant un adieu pour M. Ponto dans leur phonographe, montèrent dans l’ascenseur qui les porta en moins de rien au belvédère de l’hôtel.

Un aérocab les attendait. Sans même consacrer une minute au superbe panorama que l’œil embrassait de la plate-forme de l’hôtel, les jeunes filles s’installèrent dans le véhicule après avoir jeté l’adresse du couturier au mécanicien.

Mira, le grand couturier, avait son hôtel ou plutôt son château à Passy, non loin des hauteurs du Trocadéro, reliées à la plate-forme de l’arc de triomphe par un nouveau quartier aérien. L’aérocab fila en droite ligne par-dessus les ponts superposés de la Seine, les viaducs doubles et triples, construits pour les différents tubes, ces artères qui mènent et promènent sans cesse, du cœur aux extrémités de la France, des flots mouvants de voyageurs.

L’aérocab en approchant de Passy descendit à une altitude de soixante quinze mètres et modéra son allure. Depuis que le grand problème de la direction des aérostats a été victorieusement résolu, un changement des plus importants dans l’architecture des maisons a été imposé par l’importance de plus en plus grande de la circulation aérienne. Jadis on entrait dans les maisons par en bas et les beaux appartements se trouvaient aux étages inférieurs. Les étages supérieurs et les mansardes étaient pour les petites gens. Nous avons changé tout cela. Ce qui était naturel et logique pour nos bons et pédestres aïeux, ces gens si.terre à terre, devenait impossible pour nous. On entre maintenant dans les maisons par en haut, bien que forcément l’entrée du rez-de-chaussée ait été conservée pour les piétons. On n’a pas pour cela deux concierges, ce qui eût été loin de constituer un progrès ; on n’en a qu’un seul, logé sur le toit, dans le belvédère d’arrivée même ou sous le belvédère ; ce concierge aérien communique avec l’entrée inférieure par un téléphonographe, moyen de communication très suffisant pour dire à un visiteur : au deuxième, la porte à gauche ! mais avec lequel les cancans sur les épouses des locataires peuvent être dangereux.

Les grands appartements sont aux étages supérieurs, le plus près possible des toits ; dans les grandes maisons, les principaux locataires ont leurs belvédères particuliers ou de petits belvédères-balcons. Naturellement, les maisons sont numérotées en haut comme en bas et des plaques indicatrices, élevées sur des poteaux, portent les noms des rues en caractères suffisamment gros pour être lus à vingt-cinq mètres en ballon.

 

M. Mira était chez lui. De leur aérocab, les jeunes filles aperçurent sur sa terrasse le pontife de l’élégance, en train de reconduire des clientes. M. Mira, fournisseur habituel de Mme Ponto, était prévenu.

« Permettez-moi de vous étudier un instant, dit-il aux jeunes filles dès les premiers mots, montez, je vous prie sur ce piédestal, ayez l’obligeance de lever la tête… baissez la !… Soyez assez aimables pour lever les bras… marchez ! tournez-vous ! je vous demande encore deux minutes… le temps de laisser venir l’inspiration… Bien ! très bien ! je la tiens ! entrez dans ce salon, et amusez-vous à examiner mes dernières créations pendant que je vais causer avec mes collaborateurs et jeter mes idées sur le papier… »

M. Mira n’avait pas volé son immense et universelle réputation ; les jeunes filles en furent convaincues aux premiers regards jetés — avec respect — sur les créations du grand artiste. M. Mira était complet. C’était à la fois un homme d’imagination et un homme d’érudition, un poète et un archéologue. À côté de toilettes sorties tout entières du cerveau du grand homme, des costumes de styles historiques variés attestaient la sûreté de son goût et l’étendue de son savoir.

Sans que l’on s’en doute, les progrès de la science et les nouvelles idées politiques et sociales sont pour quelque chose dans les variations de la mode. La navigation aérienne et la déclaration solennelle des droits de la femme ont collaboré avec Mira pour amener les modes semi-masculines actuelles. Les longues jupes de nos grand’mères étaient par trop incommodes pour monter en aérostat, et de plus, les femmes d’opinions avancées les considéraient comme les symboles de l’antique esclavage ; après quelques années de lutte mouvementée entre jupes longues et jupes courtes, ces dernières triomphèrent et le costume semi-masculin fut adopté par toutes les femmes.

L’imagination des couturiers, et en particulier celle de l’immense Mira, trouva des modèles charmants. Les femmes portèrent des jupes très courtes relevées sur des culottes de velours de soie, sur des molletières de cuir de Russie brodé d’arabesques ; les grandes élégantes arborèrent les toilettes archéologiques, des costumes Louis XVI, Louis XIII, ou moyen âge, ou 1830, toujours arrangés et masculinisés. Le champ de l’histoire est vaste : en poussant ses recherches vers la mode archéologique, M. Mira répondait au goût actuel universellement porté vers la science, et faisait d’heureuses trouvailles d’ajustements oubliés, de dessins pleins d’intérêt.

M. Mira rejoignit ses clientes après un petit quart d’heure.

« C’est fini, dit-il aux jeunes filles ; je n’ai pas abordé pour vous l’archéologie pure, je suis resté dans le domaine de la fantaisie historique. J’ai trois costumes à faire pour chacune de vous, j’en vois deux en fantaisie pure et un en fantaisie historique. Les croquis sont faits et les ordres donnés.

— Déjà ! fit Barnabette ; et peut-on voir les croquis ?

— Oh ! impossible ! répondit Mira, jamais je ne montre de croquis à mes clientes ! de deux choses l’une : ou elles me feraient des remarques et des observations, ou elles n’en feraient pas ; si elles n’en font pas, leur faire voir les croquis est inutile et si elles en font, cela gêne la verve, cela refroidit l’imagination ! Vous recevrez les toilettes dans trois jours ! »

Il était inutile d’insister.

Les jeunes filles s’inclinèrent devant le maître et reprirent leur aérocab.

« Et maintenant, dit Barnabette, tout à la promenade ! Mécanicien, à l’Arc de triomphe ! »

De grandes transformations venaient de bouleverser ce quartier de Paris. Depuis longtemps la place manquait dans le Paris central ; la nombreuse population qui ne peut s’envoler vers les quartiers éloignés, vers les faubourgs charmants qui s’allongent en suivant les méandres de la Seine jusqu’à Rouen, la vieille capitale normande devenue faubourg de Paris, ne trouvait plus à se loger, bien que les maisons eussent gagné considérablement en hauteur. Dix ou douze étages à chaque maison ne suffisant plus, il fallait prendre de plus en plus sur le ciel.

Des spéculateurs hardis ont acheté l’Arc de triomphe et le Palais construit au dernier siècle sur les hauteurs du Trocadéro ; un tablier de fer colossal, soutenu de distance en distance par des piliers de fer portant sur des cubes de maçonnerie, a été jeté du sommet de l’Arc de triomphe aux deux tours du Trocadéro, par-dessus tout un quartier. — La place de l’Etoile, couverte entièrement, a été convertie en jardin d’hiver. Au-dessus, c’est-à-dire directement sur l’Arc des batailles, un immense palais s’est élevé, portant à des hauteurs inusitées ses pavillons et ses tours.

 

Ce palais est un grand hôtel international ; il contient dix mille chambres ou appartements, réunissant l’élégance parisienne au confortable comme on l’entend dans les cinq parties du monde. L’hôtel international symbolisant, pour ainsi dire, l’union des peuples, les architectes, pour rester dans la donnée, ont voulu tenter l’union des styles. Extérieurement et intérieurement, l’hôtel international réunit dans un ensemble grandiose et harmonieux, les architectures de tous les peuples : l’édifice central est européen, l’aile gauche, asiatique et américaine, l’aile droite, africaine et océanienne. Des annexes, des pavillons, des kiosques servent de traits d’union pour passer des styles généraux aux styles intermédiaires ou particuliers. De cette façon, les voyageurs retrouvent, en arrivant, les lignes de leur architecture nationale et ne sortent pour ainsi dire pas de leurs habitudes. Inutile de dire que la cuisine, comme tout le reste, est internationale ; des touristes esquimaux trouveraient au besoin du lait de renne et des plats à l’huile de foie de morue.

De l’Arc de triomphe au Trocadéro court, sur des piliers, un superbe jardin suspendu, un parc aérien réservé aux voyageurs de l’hôtel et aux habitants de l’édifice encore plus aérien que nous allons décrire ; car les architectes ne se sont pas contentés de la construction du gigantesque hôtel qui, jusqu’aux premières nuées, porte des coupoles et des tours. Ils ont voulu faire, en grand, de l’habitation aérienne et ils ont admirablement réussi.

Quand on ne trouve plus de terrain pour construire, il reste le pays des nuages, comme disent poétiquement les aéronautes ; pays charmant, qui est à tout le monde, qui ne coûte pas 5,000 francs le mètre et où l’on n’est pas gêné par les questions de voirie, d’alignement ou de mitoyenneté ; pays admirable et sain, supérieurement ventilé, incessamment balayé par les courants atmosphériques, qui entraînent au loin toutes les impuretés dont souffrent les poumons des simples terriens des villes.

Tout en haut, dans ce pays des nuages, à cent cinquante mètres au-dessus du jardin suspendu, se balance un gigantesque aérostat captif, composé de globes gonflés de gaz, attachés à une sorte de grand champignon, selon un système nouveau qui donne à tout l’ensemble une stabilité presque complète, en neutralisant, par des tuyaux et des tubes à vannes, les courants de l’atmosphère.

Ce gigantesque assemblage de globes captifs supporte, au lieu de nacelle, un grand édifice de forme allongée, construit légèrement mais solidement, sur quatre étages terminés par une terrasse, avec rotonde au centre et pavillons plus élevés aux deux extrémités. L’édifice contient un cercle, une salle de roulette, un café-restaurant, une salle de concerts et quelques appartements.

Chaque soir, une illumination électrique fait de Nuage-Palace une sorte d’astre dont le rayonnement fantastique s’aperçoit à dix lieues à la ronde, et attire magnétiquement, pour ainsi dire, tout ce que Paris renferme de viveurs, d’oisifs, d’étrangers en quête de distractions.

L’affaire rapporte de beaux bénéfices. Les heureux spéculateurs ne s’en tiennent pas là et comptent profiter de l’expérience faite pour lancer aux pays des nuages de nouveaux palais captifs, non plus lieux de plaisir, mais simplement aérostats de rapport, divisés eu appartements.

L’aérocab des demoiselles Ponto fit lentement le tour de l’hôtel international, pour permettre à son joli chargement d’admirer les splendeurs architecturales, les coupoles orientales, les galeries, les minarets, les kiosques chinois, les fantaisistes découpures japonaises et les sévères lignes droites du style australien. Puis l’aérocab s’éleva jusqu’au Nuage-Palace, que les jeunes filles voulurent visiter intérieurement.

« Si nous déjeunions ici ? dit Barbe, en abordant sur la terrasse du restaurant ; je vais prévenir papa par téléphone, pour qu’il ne nous attende pas.

— Quelle admirable vue ! s’écria Hélène ; si j’étais suffisamment pourvue de rentes, je louerais un appartement ici et je passerais ma vie sur cette terrasse.

— Et les accidents à craindre ? les coups de vent ? fit Barbe.

— Mademoiselle, dit le patron du restaurant, il n’y a aucun danger ; les câbles sont à toute épreuve, c’est à peine si, dans les fortes bourrasques, l’on ressent une sorte de roulis… on a un peu le mal de mer pour commencer, mais on s’y fait ! Nuage-Palace, par un système ingénieux, tourne sous le vent sans changer de place… c’est très commode, parce que l’on a ainsi successivement toutes les expositions, tantôt Nord, tantôt Sud… C’est même un des attraits des appartements aériens : on n’a pas toujours la même sempiternelle vue sous ses fenêtres ».

Après avoir déjeuné en garçons au Nuage-Palace, les trois jeunes filles reprirent leur promenade.

« Nous avons jusqu’à six heures ! dit Barbe. Remontons maintenant la Seine jusqu’au vieux Paris.

— Visitons les monuments, comme de simples provinciales.que nous sommes !…

— C’est cela ! Mécanicien, aux Tuileries ! vous nous descendrez au jardin… »

L’aérocab vira de bord et piqua droit sur les Tuileries, éternellement couronnées du panache de fumée vomi par leurs hautes cheminées de briques. On sait que les Tuileries, après une période d’abandon au siècle dernier, ont été définitivement transformées en Musée de l’industrie, et consacrées aux sciences, comme leur voisin, le Louvre, l’est depuis deux siècles aux Beaux-Arts.

L’aérocab descendit au débarcadère central, sur la terrasse de l’Orangerie. Sous les arbres, deux lignes de grands hommes dessinaient leurs profils de marbre ; c’était l’allée des Inventeurs, conduisant à la grande entrée du Musée de l’industrie.

Tous les inventeurs, ces bienfaiteurs ingénieux de l’humanité, ont leur statue qui rappelle au peuple les résultats obtenus par le courage mis au service du génie. — Personne n’a été oublié, depuis les premiers bégayements de l’industrie humaine ; les inventeurs des premiers âges, ceux qui ont trouvé les premiers instruments, ont leurs statues, tout aussi bien que les savants qui ont apporté au monde les gigantesques découvertes des temps modernes !

L’inventeur des tubes électriques et pneumatiques est à côté de l’inventeur de la machine à coudre ; l’inventeur du téléphonoscope, cette étonnante merveille qui permet de voir et d’entendre en même temps un interlocuteur placé à mille lieues, est flanqué de l’inventeur des bretelles à droite et de l’inventeur de la casserole à gauche.

Réunion d’une haute portée philosophique ! N’est-elle pas vraiment sublime la pensée qui fait ainsi fraterniser, à travers les âges, l’inventeur de cet étonnant téléphonoscope avec l’inventeur de l’utile bretelle et avec celui de l’humble casserole ! Ce grand homme n’a-t-il pas profité des travaux de ses humbles devanciers ? Sans eux, sans les travaux des savants primitifs, des précurseurs de notre grande civilisation, aurait-il pu mener tranquillement à bien ses puissantes études ? L’invention de la casserole indique le passage de l’état de nature à l’état de civilisation. Les derniers sauvages ne la connaissent pas encore. Là-bas, dans les îles perdues, celui d’entre eux qui l’inventerait, ouvrirait pour ses frères une ère nouvelle, sa tribu deviendrait soudain nation. La gastronomie fut le premier lien social : sans la casserole, les nations d’aujourd’hui n’existeraient pas ! Saluons donc l’inventeur de la casserole. Cet obscur grand homme a droit à une vénération toute particulière !

Le Musée de l’industrie est surtout rétrospectif ; on s’est attaché à conserver le souvenir des méthodes industrielles abandonnées pour les nouvelles inventions.

La vapeur, cet agent barbare et grossier de la vieille industrie, règne en maîtresse dans la grande usine rétrospective ; partout son souffle brutal fait mouvoir d’antiques et bizarres engins dont nous avons maintenant peine à comprendre le mécanisme compliqué ; partout elle siffle, fume et mugit, faisant tourner les roues, haleter les fourneaux, rouler les courroies de transmission, grincer les engrenages et frapper les marteaux pilons, avec un vacarme digne de l’antre des cyclopes de la fable.

Les jeunes filles, épouvantées par l’effroyable concert et suffoquées par la fumée, traversèrent la grande galerie en courant.

« Allons reposer un instant nos esprits dans le temple des Arts ! proposa Hélène en arrivant aux portes du Louvre.

— Voici le tramway circulaire, dit Barnabette ; nous ferons à l’aise le voyage à travers les chefs-d’œuvre… »

En effet, dernier progrès accompli par un ministre des Beaux-Arts ennemi de la routine, un charmant et élégant tramway, mû par l’électricité, court maintenant sur des rails à travers toutes les galeries du musée. Partant toutes les heures de la galerie des Antiques, le tramway, après avoir traversé toutes les salles du rez-de-chaussée, monte par des pentes préparées au premier étage, commence par la galerie des Maîtres primitifs, arrive au grand salon de la Renaissance, parcourt les galeries des écoles Italienne, Espagnole, Hollandaise, Allemande, suit doucement et religieusement la grande galerie de l’école Française et bifurque ensuite pour monter, par une pente adoucie, au second étage, réservé à la peinture moderne.

Ce voyage à travers les Arts dure une heure à peine. En une heure, les visiteurs ont parcouru toute l’histoire des Beaux-Arts, depuis les superbes époques grecques et romaines jusqu’à la grande révolution des modernistes ou des photopeintres ; en une heure, le visiteur le plus ignorant peut, s’il a des yeux et des oreilles, en savoir presque autant que le critique le plus transcendental.

Les jeunes demoiselles entreprirent avec délices ce pèlerinage artistique. L’effort est inutile et la fatigue supprimée, le tramway est bien suspendu et les coussins fort moelleux invitent au repos. Il suffit de regarder et d’écouter ; on n’a pas besoin de livret, car en passant devant chaque tableau le tramway presse un bouton et instantanément un phonographe donne le nom du peintre, le titre du tableau ainsi qu’une courte mais substantielle notice.

« Raphaël. Sujet religieux. La Vierge dite la Belle Jardinière. — La Fornarina posa, dit-on, pour la figure de la Vierge. Le calme et la sérénité des œuvres de Raphaël sont tout à l’éloge de cette jeune personne.

« Tiziano Vecellio. Sujet intime. La Maîtresse du Titien. Le Titien a réhabilité les rousses. Cette bonne action a été récompensée : l’illustre peintre vécut jusqu’à quatre-vingt-dix-neuf ans.

« Le Corrège. Sujet léger. Antiope. Le Corrège est un peintre vaporeux, etc., etc. »

Dans le grand salon carré, le tramway fait une station de huit minutes

pour permettre d’étudier consciencieusement les œuvres des artistes géants de la Renaissance.

La grande galerie était pleine d’étudiants en peinture et de photopeintres ; partout des objectifs étaient braqués pour reproduire les tableaux célèbres sur toile sensibilisée.

Les progrès de la science ont permis de supprimer à peu près complètement l’usage de la palette et du pinceau. Sauf quelques retardataires obstinés, les peintres ou plutôt les photopeintres collaborent avec la lumière électrique ou solaire ; ils obtiennent ainsi presque instantanément de véritables merveilles en photopeinture sur toile, carton, bois ou peau d’âne ; des reproductions fidèles, soit de tableaux célèbres, soit de modèles vivants habilement groupés. Grâce à cette rapidité d’exécution, une toile comme les Noces de Cana, dont l’original, entre parenthèses, a dû demander un temps prodigieux à Paolo Cabari dit Véronèse, — reproduite en grandeur de modèle, peut être livrée au public pour la faible somme de 99 fr. 95 ! C’est l’art à la portée de toutes les bourses. Quel est le petit rentier, le capitaliste minuscule qui, pour la faible somme de 99 fr. 95, se refusera les exquises jouissances d’un tête-à-tête perpétuel avec le chef-d’œuvre de Véronèse ? La question de grandeur du chef-d’œuvre ne fait rien à l’affaire, puisque les personnes habitant un local trop étroit peuvent se faire livrer les Noces de Cana non encadrées — moyennant rabais bien entendu — et les faire coller sur leurs lambris, à la place d’un vulgaire papier de tenture sans valeur artistique.

Lorsque, il y a déjà longtemps, l’invention de la photopeinture, exploitée en secret par quelques artistes, tomba dans le domaine public, l’État comprit vite la portée de l’invention et l’importance de la révolution artistique qui allait en découler.

Loin de prendre parti pour les artistes rétrogrades, acharnés défenseurs des vieux et naïfs procédés de Raphaël et de Rubens, — l’Etat aborda franchement la grande réforme de l’enseignement artistique. La vieille école des Beaux-Arts, regardée comme l’asile des antiques préjugés, fut supprimée et, à sa place, l’État fonda sur des bases nouvelles et scientifiques, à côté des Facultés de droit et de médecine, une troisième Faculté, la Faculté de peinture et de sculpture, qui eut pour mission de lancer la jeunesse artistique dans la voie de l’art nouveau.

L’antique constitution du quartier universitaire s’enrichit d’un élément nouveau : à côté de l’étudiant en. droit et de l’étudiant en médecine parut l’étudiant en photopeinture ou en galvanosculpture. De tous côtés accoururent en foule au pays latin, les jeunes gens que les familles bourgeoises, moins éprises qu’autrefois du titre de docteur ou d’avocat, destinaient au métier de photopeintres ou d’ingénieurs en sculpture.

Quant au progrès réalisé, les ombres de Rubens, de Rembrandt ou de Michel-Ange, si on pouvait les convier à une promenade aux expositions, l’attesteraient par une stupéfaction respectueuse. — Gloire à l’art moderne, scientifique, puissant et génial !

Agréablement bercées par le tramway dans leur excursion à travers les richesses artistiques du Louvre, Barbe et Barnabette s’endormirent presque. Un coup de sifflet les tira brusquement de ce délicieux engourdissement ; le tramway virait sur une plaque tournante pour reprendre sa promenade en sens inverse.

C’était assez pour un jour ; les jeunes filles descendirent du tramway et quittèrent le Louvre.

« Si nous faisions un petit tour à pied sur les boulevards ? dit Hélène.

— Et notre aérocab ?

— Prévenons-le d’aller nous attendre quelque part.

— C’est une idée, répondit Barnabette ; papa m’a donné une clef d’abonné des téléphones publics, je vais téléphoner… »

Dans les rues, de distance en distance, se trouve une borne téléphonique dont la boîte s’ouvre au moyen d’une clef que possèdent tous les abonnés, c’est-à-dire la presque généralité des Parisiens. Barnabette, à la première borne, téléphona au débarcadère des Tuileries, où l’aérocab les attendait.

Le temps était excellent pour la promenade ; un soleil radieux dorait les façades des maisons et faisait étinceler les milliers de fils téléphoniques qui se croisent dans tous les sens, à toutes les hauteurs, devant les maisons et par-dessus les toits, dessinant sur les architectures et sur le ciel tout un réseau de légères hachures.

Des promeneurs, en foule, suivaient les trottoirs et les allées du boulevard. Nul bruit de voiture sur ce boulevard. On n’est plus assourdi par le roulement de lourds véhicules qui faisait jadis trembler les maisons de l’aube à la nuit, et parfois de la nuit à l’aube, et qui donnait de si féroces migraines à nos pères ; tout le transport des personnes se fait par les voies aériennes, et quant aux paquets, caisses, ballots, marchandises de toute espèce ou objets quelconques, le collecteur-commercial-tube-souterrain-pneumatique les distribue sans bruit dans les milliers d’artères forées sous les rues à ciel ouvert.

Un tintement perpétuel a remplacé le vacarme assourdissant des véhicules terriens d’autrefois. Partout l’électricité circule, mêlée à toutes les manifestations de la vie sociale, apportant partout son aide puissante, sa force ou sa lumière ; des milliers de timbres et de sonneries venant du ciel, des maisons, du sol même, se confondent en une musique vibrante et tintinnabulante que Beethoven, s’il l’avait pu connaître, eût appelée la grande symphonie de l’électricité.

« Superbe, la grande symphonie de l’électricité et intéressante à détailler ! »

C’est ce que se disaient Hélène et ses compagnes, peu habituées à cette musique parisienne.

« Ce crescendo de tintements éclatant devant cette grande maison, disait Hélène, c’est un chef de maison pressant l’activité de ses employés, gourmandant des correspondants éloignés ; ce sont des commis affairés répondant à mille demandes venant des quatre coins du monde…

— Ce trémolo de sonneries, fit Barnabette, c’est une dame qui appelle sa femme de chambre ou qui réclame à sa modiste un chapeau en retard…

— Ces vibrations qui passent et s’éteignent comme un chant d’oiseau égrené dans l’espace, c’est tout simplement l’omnibus qui vole à deux cents mètres au-dessus des cheminées… ce petit timbre, c’est une demande de secours au poste des pompiers, ou c’est un locataire qui commande un aérofiacre à la station pour aller au bois de Fontainebleau… »

 

 

V

 

Les merveilles du téléphonoscope. Cinquante mille spectateurs par théâtre ! — L’orchestre unique. Le théâtre chez soi. Une représentation de Faust. — Les Horaces améliorés. Cinq actes et cinq clous. 

Parmi les sublimes inventions dont le xxe siècle s’honore, parmi les mille et une merveilles d’un siècle si fécond en magnifiques découvertes, le téléphonoscope peut compter pour une des plus merveilleuses, pour une de celles qui porteront le plus haut la gloire de nos savants.

L’ancien télégraphe électrique, cette enfantine application de l’électricité, a été détrôné par le téléphone et ensuite par le téléphonoscope, qui est le perfectionnement suprême du téléphone. L’ancien télégraphe permettait de comprendre à distance un correspondant ou un interlocuteur, le téléphone permettait de l’entendre, le téléphonoscope permet en même temps de le voir. Que désirer de plus ?

Quand le téléphone fut universellement adopté, même pour les correspondances à grande distance, chacun s’abonna, moyennant un prix minime. Chaque maison eut son fil ramifié avec des bureaux de section, d’arrondissement et de région. De la sorte, pour une faible somme, on pouvait correspondre à toute heure, à n’importe quelle distance et sans dérangement, sans avoir à courir à un bureau quelconque. Le bureau de section établit la communication et tout est dit ; on cause tant que l’on veut et comme on veut. Il y a loin, comme on voit, de là au tarif par mots de l’ancien télégraphe.

 

L’invention du téléphonoscope fut accueillie avec la plus grande faveur ; l’appareil, moyennant un supplément de prix, fut adapté aux téléphones de toutes les personnes qui en firent la demande. L’art dramatique trouva dans le téléphonoscope les éléments d’une immense prospérité ; les auditions théâtrales téléphoniques, déjà en grande vogue, firent fureur, dès que les auditeurs, non contents d’entendre, purent aussi voir la pièce.

Les théâtres eurent ainsi, outre leur nombre ordinaire de spectateurs dans la salle, une certaine quantité de spectateurs à domicile, reliés au théâtre par le fil du téléphonoscope. Nouvelle et importante source de revenus. Plus de limites maintenant aux bénéfices, plus de maximum de recettes ! Quand une pièce avait du succès, outre les trois ou quatre mille spectateurs de la salle, cinquante mille abonnés, parfois, suivaient les acteurs à distance ; cinquante mille spectateurs non seulement de Paris, mais encore de tous les pays du monde.

Auteurs dramatiques, musiciens des siècles écoulés ! ô Molière, ô Corneille, ô Hugo, ô Rossini ! qu’auriez-vous.dit au rêveur qui vous eût annoncé qu’un jour cinquante mille personnes, éparpillées sur toute la surface du globe, pourraient de Paris, de Pékin ou de Tombouctou, suivre une de vos œuvres jouée sur un théâtre parisien, entendre vos vers, écouter votre musique, palpiter aux péripéties violentes et voir en même temps vos personnages marcher et agir ?

Voilà pourtant la merveille réalisée par l’invention du téléphonoscope. La Compagnie universelle du téléphonoscope théâtral, fondée en 1945, compte maintenant plus de six cent mille abonnés répartis dans toutes les parties du monde ; c’est cette Compagnie qui centralise les fils et paye les subventions aux directeurs de théâtres.

L’appareil consiste en une simple plaque de cristal, encastrée dans une cloison d’appartement, ou posée comme une glace au-dessus d’une cheminée quelconque. L’amateur de spectacle, sans se déranger, s’assied devant cette plaque, choisit, son théâtre, établit sa communication et tout aussitôt la représentation commence.

Avec le téléphonoscope, le mot le dit, on voit et l’on entend. Le dialogue et la musique sont transmis comme par le simple téléphone ordinaire ; mais en même temps, la scène elle-même avec son éclairage, ses décors et ses acteurs, apparaît sur la grande plaque de cristal avec la netteté de la vision directe ; on assiste donc réellement à la représentation par les yeux et par l’oreille. L’illusion est complète, absolue ; il semble que l’on écoute la pièce du fond d’une loge de premier rang.

M. Ponto était grand amateur de théâtre. Chaque soir après son dîner, quand il ne sortait pas, il avait coutume de se récréer par l’audition téléphonoscopique d’un acte ou deux d’une pièce quelconque, d’un opéra ou d’un ballet des grands théâtres non seulement de Paris, mais encore de Bruxelles, de Londres, de Munich ou de Vienne, car le téléphonoscope a ceci de bon qu’il permet de suivre complètement le mouvement théâtral

Le théâtre chez soi par le Téléphonoscope.

européen. On ne fait pas seulement partie d’un public restreint, du public parisien ou bruxellois, on fait partie, tout en restant chez soi, du grand public international !

Après dîner, comme on ne sortait pas, M. Ponto s’étendit dans son fauteuil devant son téléphonoscope et se demanda ce qu’il allait se faire jouer.

« Oh, papa ! surtout pas de tragédie, ou nous nous en allons ! s’écria Barbe en allant s’asseoir à côté de lui.

— Choisis toi-même alors, dit M. Ponto ; tiens, voici le programme universel que la Compagnie adresse chaque jour à ses abonnés.

— Un peu de musique, proposa Hélène.

— C’est cela, dit M. Ponto, j’aime la musique ; elle m’endort mieux que la simple prose ou les vers.

— Que joue-t-on à Vienne ? demanda Barnabette.

— Voyons : grand Opéra de Vienne… les Niebelungen de, Wagner.

— Ah ! mon enfant, à Vienne, c’est commencé ! l’heure de Vienne avance de quarante-cinq minutes sur celle de Paris ; il est donc huit heures quarante-cinq, nous n’aurons pas le commencement.

— À Berlin, alors ?

— Non, c’est commencé aussi.

— Voyons, l’Opéra de New-York, en ce cas !

— Non, il est trop tôt, ce n’est pas commencé. New-York retarde, il nous faudrait attendre quelques heures.

— Restons à Paris, alors, dit Hélène ; que donne-t-on à l’Opéra de Paris ?

Faust, répondit Barbe.

— Va pour Faust ! dit M. Ponto, je ne l’ai encore entendu que douze ou quinze cents fois… une fois de plus ou de moins !…

— Ah ! dit Barbe consultant son programme, on a ajouté trois grands ballets nouveaux et une apothéose.

— Très bien ! très bien ! dit M. Ponto ; attention, mes enfants, je sonne. »

Et M. Ponto appuya sur le timbre de l’appareil et prononça ces mots dans le tube téléphonique :

« Mettez-moi en communication avec Opéra de Paris ! »

Un timbre lui répondit immédiatement.

« La communication est établie ! dit M. Ponto ; baissez les lampes, nous n’avons pas besoin de lumière. »

Une sorte d’éclair traversa la plaque de cristal, un point lumineux se forma au centre, grandit avec des mouvements vibratoires et des scintillements, puis brusquement la scène de l’Opéra tout entière apparut avec la plus grande netteté.

En même temps éclata le tonnerre des cuivres de l’orchestre[1] ; les trombones, les saxophones et les bugles, habilement perfectionnés et portés à un très haut degré de puissance, rugirent une phrase musicale à faire crouler un édifice moins solidement construit que la maison Ponto.

Hélène sentit comme un grand souffle qui lui faisait voltiger les cheveux, les lampes s’éteignirent tout à fait et les faïences sur les dressoirs frissonnèrent.

« Je vais modérer un peu, dit M. Ponto en tournant légèrement la clef du compteur ; l’orchestre nous assourdirait. »

Le tumulte musical baissa de quelques tons et les cloisons de l’appartement cessèrent de vibrer.

Le docteur Faust en scène venait d’évoquer le Maudit ; quand il acheva son grand duo. avec Méphistophélès, le téléphonoscope transmit comme un écho lointain le bruit des applaudissements de la salle.

« Ah ! on peut applaudir ? dit Barnabette.

— Parbleu ! répondit M. Ponto ; les spectateurs à domicile peuvent envoyer leurs applaudissements aussi. Tenez, j’ouvre la communication avec la salle, vous pouvez applaudir !

— Alors, fit Barbe en riant, on pourrait aussi transmettre des sifflets en cas de besoin ?

— Ah ! mais non, fit M. Ponto, c’est défendu ! Vous comprenez que s’il était permis de transmettre des marques d’improbation, des farceurs pourraient, du coin de leur feu, troubler des représentations…

— Mais alors, reprit Barbe, quand une pièce ennuie un spectateur à domicile, il n’a pas le droit de le dire ? C’est fort désagréable, il faut refouler ses sentiments et garder sa mauvaise impression pour soi.

— Mais non, petite sotte ; le spectateur à domicile peut siffler tout à son aise quand une pièce l’ennuie, mais il doit avoir soin de fermer la communication avec la salle ; de la sorte, il satisfait sa mauvaise humeur sans porter le désordre au théâtre ! Quand les spectateurs de la salle commencent, c’est une autre affaire, on a le droit de siffler avec eux… Ah ! voici un ballet nouveau ; mes enfants, attention ! »

Sur la plaque un changement à vue venait de se produire : le décor du laboratoire de Faust s’était envolé dans les frises pour laisser voir un paysage immense et fantastique rougi par des embrasements de volcans et peuplé de centaines de diables et de diablesses noirs et roses.

« Charmant ! charmant ! soupira M. Ponto, bravo ! bravo ! »

Quand la toile se baissa sur le finale du ballet, le téléphonoscope s’éteignit subitement ; après un intervalle d’une demi-minute, la grande plaque de verre s’éclaira de nouveau ; mais, au lieu de refléter la scène avec son rideau d’annonces, elle encadrait la salle de l’Opéra tout entière, de l’avant-scène de gauche à l’avant-scène de droite.

« Ah ! très bien ! on a retourné l’appareil, dit Barbe.

— Comme toujours, à chaque entr’acte on fait pivoter le téléphonoscope, pour permettre aux spectateurs à domicile de passer la revue de la salle et de saluer leurs connaissances…

— Ah ! voici la loge de Mme Hopstel, dit Barnabette ; elle a toujours ses douze kilos de diamants, Mme Hopstel… M. Hopstel dort dans le fond de sa loge…

— Faut-il le réveiller ? demanda M. Ponto ; je vais lui demander des nouvelles de son affaire du Crédit Tripolitain ; il ne brille pas, le Crédit Tripolitain ; il doit déposer son bilan samedi… Hopstel se retire, il a acheté un duché en Italie…

— Voici l’ambassadrice de Bornéo, un peu jaune aux lumières, malgré sa poudre de riz ; la duchesse de Rieux et ses trois filles, — pas encore mariées ; — Mme de Marcaussy, la loge de la Banque Tirman… Ah ! voici Mme de Montepilloy… très bien habillée, Mme de Montepilloy, et presque autant de diamants que la baronne Hopstel !

— Voulez-vous lui dire bonjour ? demanda M. Ponto.

— Comment, dit Hélène, on peut lui parler ?

— Certainement !… Ah ça, quelle éducation vous donnait-on au lycée de Saint-Plougadec-les-Cormorans, pour que vous soyez si peu au courant ?… Non seulement nous pouvons, d’ici, sans nous gêner, lorgner Mme de Montepilloy, détailler ses toilettes et critiquer son goût, mais encore nous pouvons à volonté communiquer avec elle… Tenez, regardez-la bien dans sa loge, je vais lui parler… »

M. Ponto fit sonner le timbre du téléphone.

« Mettez-moi en communication avec Mme de Montepilloy, loge 24, 1er étage. »

Les jeunes filles virent presque aussitôt Mme de Montepilloy se retourner dans sa loge et saisir derrière sa chaise un cordon téléphonique.

« Attention, dit M. Ponto, voici le timbre de réponse ; la communication est établie, regardez bien la loge.

— Toujours charmante, chère comtesse ! dit M. Ponto dans le récepteur de son appareil.

— Ah ! c’est M. Ponto ! susurra l’embouchure du téléphone, et comment se portent mesdemoiselles vos filles ?

— Elles sont là, répondit M. Ponto, à côté de moi, qui vous admirent comme moi… vous êtes toujours la plus charmante des belles, chère comtesse… Un peu bien maquillée ! ajouta M. Ponto en dehors du téléphone.

— Oh ! mon cher tuteur, elle va vous entendre ! s’écria Hélène.

— Pas de danger, répondit Ponto ; à moins que, par distraction, je ne fasse mes réflexions dans mon téléphone… mais soyez tranquille, je me surveille !… En vérité, comtesse, reprit-il en rapprochant le récepteur, une représentation de l’Opéra serait terne sans vous ! votre loge éclipse toutes les autres ; quand on vous voit, on ne voit plus que vous !

— Toujours galant ! répondit le téléphone, pendant que dans le cadre de cristal la comtesse souriait et semblait regarder son interlocuteur.

— Quelle constellation de diamants ! reprit M. Ponto, décidément, comtesse, pour vous admirer sans danger il faut mettre des lunettes bleues ! Ah, comtesse ! comme si vous ne pouviez pas éblouir sans eux !… Ils ne sont pas payés, dit-il en aparté, Montepilloy cherche à emprunter sur ses terres… sur quatrième hypothèque !…

— Et Mme Ponto ? demanda la comtesse toujours souriante, on ne la voit plus… la politique, n’est-ce pas ?… Vous aura-t-on à notre petite soirée de demain ? vous savez que M. de Montepilloy s’ennuie de ne plus vous rencontrer ?

— Parbleu ! fit M. Ponto en écartant le récepteur, le petit emprunt !… Et vos bébés ? reprit-il.

— Ces chères petites vont bien, je vous remercie… elles deviennent grandelettes…

— Des bébés de quinze à dix-sept ans ! dit M. Ponto à ses filles, madame leur mère a peur de les montrer, leur présence nuirait à ses airs de jeune femme évaporée… »

Les trois coups annonçant la fin de l’entr’acte interrompirent la communication. Le rideau allait se relever sur le second acte de Faust.

« Assez d’Opéra pour aujourd’hui ! dit M. Ponto ; voyons, c’est jour de répertoire au Théâtre-Français ; si nous entendions un petit morceau de chef-d’œuvre classique… pour achever de m’endormir ?…

— Soit ! dirent Barbe et Barnabette en soupirant d’un air de résignation.

— Que joue-t-on ? dit M. Ponto en prenant le programme, voyons,

 

LES HORACES.

Tragédie en 5 actes et en vers
Par Pierre Corneille et Gaétan Dubloquet
Avec 5 clous entièrement nouveaux
Musique de M. Gustave Boirot
Décors de M. Roubières. — Trucs de M. Bertrand
Costumes dessinés par M. Gandolf
Artifices de la maison Godot.

 

— Tiens, dit Hélène, Corneille avait donc un collaborateur ? Au lycée, dans la leçon sur Corneille dans les classiques condensés, il n’était pas question de Gaëtan Dubloquet ?…

— Parbleu ! répondit M. Ponto, Corneille seul est un vieux classique, Dubloquet est un moderne, c’est le rajeunisseur des Horaces. Certes, Corneille avait du talent pour l’époque où il écrivait, mais Dubloquet est plus fort ; Dubloquet est l’auteur des clous…

— De quels clous ?

— Des cinq clous des Horaces… voyez ce que dit le programme : tragédie en 5 actes et 5 clous ! Lès anciens ne connaissaient pas les clous, aussi leurs pièces sont généralement assommantes… pas d’intérêt, intrigue insuffisante, tirades horriblement fastidieuses, etc. ; sans clous, leurs vieilles pièces ne tiendraient pas ; nous voulons bien du classique de temps en temps, mais du classique mis au courant des progrès modernes, du classique perfectionné ! Le clou, voyez-vous, c’est le triomphe de l’art dramatique actuel !

— Et quels sont les clous des Horaces ?

— Il y en a cinq, un par acte ; voyons le programme…

1er clou. — Ballet imité de l’enlèvement des Sabines
Danses latines reconstituées d’après des documents découverts dans les fouilles de Tusculum. — Finale. — Les Romains enlèvent les jeunes filles d’Albe pour avoir des ôtages.

— Ce doit être joli, dit Barbe ; vite, papa, établissez la communication avec le Théâtre-Français !

— Le premier acte doit être joué, nous n’arriverons guère que pour le second clou.

— Dépêchons-nous alors ! »

M. Ponto établit rapidement la communication, et sur la plaque du téléphonoscope la scène de la Comédie-Française apparut, garnie d’une multitude de Romains et de Romaines ; au milieu, le vieil Horace, le chef majestueusement orné d’une chevelure et d’une barbe du plus beau blanc, proférait d’une voix également majestueuse les derniers vers du second acte.

LE VIEIL HORACE.
… Allez, vos frères vous attendent ;
Ne pensez qu’aux devoirs que vos pays demandent !

CURIACE, enfonçant son casque.
Quel adieu vous dirai-je ? et par quels compliments…

À ce moment, les figurants et les figurantes se rangent sur les côtés de la scène et les trois Horaces apparaissent casqués, le bouclier et la lance à la main gauche, le glaive au côté. L’orchestre, sous la direction du maestro Gustave Boirot, entame une marche guerrière sur les motifs de la Marseillaise.

« Le clou ! » dit tout bas M. Ponto à ses filles.

Sur quelques vers ajoutés par Gaétan Dubloquet et dits par un général romain, les trois Horaces tirèrent leurs glaives et les remirent à leur père, pendant que Sabine, femme d’Horace aîné et sœur de Curiace, Camille, amante de Curiace et sœur des Horaces, et la confidente Julie, tombaient sur des sièges les bras étendus et les larmes aux yeux.

Sur ces derniers mots du vieil Horace,

Faites votre devoir et laissez faire aux dieux !


les trois Horaces se rangèrent en ligne, la jambe droite en avant, le bouclier au corps et la main droite étendue pour le serment, et le vieil Horace, élevant vers le ciel une main frémissante, secoua sa barbe blanche et leur tendit les glaives homicides.

« Voici le clou, dit M. Ponto ; c’est en-tableau vivant la reproduction du célèbre Serment des Horaces du peintre David !

— Très beau, très beau ! dirent les jeunes filles.

— Et bien propre à stimuler le patriotisme, acheva M. Ponto ; aussi l’auteur vient d’être décoré, les journaux l’ont annoncé hier…

— Corneille vient d’être décoré ?

— Non, pas Corneille, mais l’auteur des clous, Gaëtan Dubloquet !

— Ah ! voici l’entr’acte ! dit Hélène en voyant dans le téléphonoscope le rideau baisser au bruit des applaudissements de la salle.

— Il n’y a pas d’entr’acte, répondit M. Ponto en consultant le programme ; le rideau va se relever tout de suite pour le 3e clou. Voici le sujet : »

Grand intermède entre le 2e et le 3e acte
Le combat des Horaces et des Curiaces
Pantomime dramatique équestre et pédestre par les Crokson
et les mimes de Chicago.

L’orchestre du Théâtre-Français entamant une nouvelle marche guerrière, annonça le lever du rideau. Le décor était changé ; la scène représentait maintenant un site près de Rome, avec une exactitude d’autant plus complète que le décor était tout simplement une photochromie sur toile, agrandie par un procédé nouveau. Tous les touristes pouvaient reconnaître l’endroit ; avec une bonne lorgnette on distinguait sur la gauche des poteaux télégraphiques, que les décorateurs avaient, pour éviter un anachronisme trop brutal, déguisés en peupliers.

Les Crokson, déguisés en guerriers romains, firent leur entrée à cheval et commencèrent immédiatement à simuler un combat à la lance. Après quelques brillantes passes d’armes, ils jetèrent leur lance et sautèrent par-dessus leurs chevaux pour reprendre la lutte avec le glaive seul. Les épées tourbillonnaient et s’abattaient sur les boucliers et sur les casques avec une violence propre à jeter l’effroi dans le cœur des spectatrices. Deux des Horaces tombèrent ; le troisième Horace, suivant la tradition, prit sa course pour éviter d’être attaqué par les trois Curiaces réunis.

Les mimes de Chicago, groupés dans le fond comme le chœur antique, mimèrent avec une verve dramatique le fameux :

Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ? — Qu’il mourût !

Enfin le dernier des Horaces abattit successivement ses trois ennemis. La partie dramatique était terminée ; la pantomime prit un cours plus drôlatique : les Horaces et les Curiaces, ressuscites, entreprirent une lutte comique entremêlée de sauts périlleux, de culbutes et de contorsions du plus réjouissant effet. Le dernier des Horaces, poursuivi par toute la bande des Curiaces, sautait par-dessus leurs têtes et disparaissait dans le trou du souffleur, reparaissait à l’orchestre, et enfin, après avoir mis tous ses ennemis en capilotade, s’enlevait dans les frises par une corde à nœuds.

Le rideau baissa encore une fois. La salle, mise en gaieté, pouvait maintenant supporter un acte de la vieille pièce, dont les vers avaient à peine été retouchés. Il n’y eut pas trop de bâillements. Les scènes se déroulant avec monotonie furent entendues avec résignation ; les spectateurs fumaient, cela se voyait aux légers nuages blancs qui dessinaient leurs spirales sur la plaque du téléphonoscope. De temps en temps, des tintements de verres et de petites cuillers ou des bruits de pas ponctuaient les tirades du vieux Corneille ; les spectateurs profitaient du peu d’intérêt de l’acte pour renouveler leurs consommations ou pour se dégourdir un peu dans le promenoir circulaire ménagé autour du parterre. On sait que depuis deux ans de grands travaux ont été exécutés dans la vieille salle de la Comédie : on s’y promène maintenant, on fume et l’on consomme comme dans tous les autres théâtres.

 

M. Ponto n’attendit pas la fin de l’acte pour s’endormir tout à fait. Bien étendu dans son fauteuil, il n’entendit même pas la musique annoncer le commencement du 4e acte et accompagner les exercices de trapèze de la très charmante jeune première du Théâtre-Français, Mlle Bertha, tragédienne et gymnasiarque de primo cartello.

Le clou de ce 4e acte était un intermède de haute gymnastique par la malheureuse amante de Curiace, intermède amené ingénieusement par le jeune collaborateur de Corneille. Mlle Bertha, après quelques vertigineux exercices, s’accrocha au trapèze par les pieds et dit, la tête en bas, avec une énergie de gestes et une puissance dramatique extraordinaires, les sublimes imprécations de Camille.

La salle, au comble de l’émotion, enlevée et surexcitée comme aux jours des grandes batailles littéraires, éclata en applaudissements, lorsque Mlle Bertha, à la fin de sa tirade, dit avec une maestria superbe :

Voir le dernier Romain à son dernier soupir,
Moi seule en être cause et mourir de plaisir !

Horace, paraissant alors sur la scène un pistolet à la main, ajuste sa sœur et fait feu.

…Ainsi reçoive un châtiment soudain
Quiconque ose pleurer un ennemi romain.

Camille, atteinte, fait quelques tours, puis lâche brusquement le trapèze, et, par un prodige d’habileté, se rattrapant à une corde, exécute une audacieuse voltige pour tomber debout au milieu de la scène.

 

 

 

VI

 

Le fruit défendu. — La surveillance par téléphonoscope. Indiscrétions téléphonoscopiques. — Les comédiens en chambre. Le théâtre rétrospectif.

Le dernier clou de la pièce, à la fin de l’acte V, était un simple ballet : les noces de Curiace et de Camille ressuscités par le collaborateur de Corneille, avec un feu d’artifice et une apothéose pour laquelle 150 figurantes avaient été engagées.

« Ma foi, dit Barbe, pour voir ce ballet de la fin, il nous faut entendre tout un acte de tragédie classique à peine améliorée ; c’est dur…… Nous dormirons toutes, comme papa, bien avant la fin de cet acte…… Si nous changions de théâtre ?

— Si nous profitions du sommeil de papa, s’écria vivement Barnabette, pour voir quelques scènes des pièces où l’on refuse de nous conduire ?

— Bonne idée ! fit Barbe ; voyons un peu le fruit défendu, les théâtres interdits aux jeunes filles. Ah ! le Palais-Royal ! j’ai des amies mariées qui ne manquent pas une pièce du Palais-Royal ou des Variétés……

— Va pour le Palais-Royal ! voyez le programme, qu’est-ce qu’on joue ?

— Le Dernier des célibataires, charentonnade en 15 tableaux !

— Vite ! Barnabette, établis la communication. »

Barnabette fit sonner le timbre d’appel du téléphonoscope.

« Mettez-nous en communication avec le Dernier des…… avec le théâtre du Palais-Royal ! »

Le timbre répondit au bout d’une minute et le téléphonoscope cessa de refléter la scène du grave Théâtre-Français ; mais lorsqu’au bout d’une éclipse de cinquante secondes la plaque de cristal s’éclaira de nouveau, au lieu d’encadrer la scène du Palais-Royal, ce fut la salle elle-même qu’elle montra aux jeunes filles.

« Oh ! que c’est contrariant ! fit Barnabette, un entr’acte ! Il va falloir attendre…… pourvu que papa ne se réveille pas ! »

En même temps que la plaque montrait la salle, le balcon, les loges et les fauteuils d’orchestre, le téléphonoscope apportait tous les bruits de la salle, le murmure des causeries, les frémissements des éventails et les petits rires perlés s’échappant du fond des baignoires obscures. La pièce devait être gaie, car les spectateurs semblaient en belle humeur.

« Pourvu que papa ne se réveille pas tout de suite ! murmura de nouveau Barnabette, qui attendait les trois coups avec impatience.

— Chut ! chut ! fit Barbe, il remue. »

En effet M. Ponto se réveilla soudain.

« Hein ? quoi ? on rit ? fit-il en se frottant les yeux, on rit au Théâtre-Français ? qu’est-ce qu’il y a ?

— C’est l’entr’acte, papa, répondit Barnabette faisant bonne contenance.

— Mais ce n’est pas la salle de Molière-Palace ! s’écria M. Ponto ; ah ! friponne, vous avez profité de mon assoupissement pour changer de théâtre… vous avez été au fruit défendu, je parie… voyons, quel est ce théâtre ?

— Papa, c’est… l’Odéon ! répondit Barbe.

— Allons donc, je me reconnais très bien, c’est le Palais-Royal ! Ah ! mes enfants, vous irez plus tard, si vos maris vous le permettent, mais pas maintenant… ce n’est pas un théâtre de jeunes filles… mais… Voyons, je ne me trompe pas… là-bas, dans cette baignoire à gauche, c’est votre frère Philippe !

— Philippe est à Constantinople, papa, à la succursale de votre banque, vous le savez bien !

— C’est-à-dire qu’il devrait y être… mais voyez donc, dans la baignoire là-bas…

— À côté de la grosse dame en jaune ?

— Non, deux baignoires plus loin ; il y a une dame en chapeau rose sur le devant… c’est votre frère… il vient de se rejeter dans l’ombre… »

Les jeunes filles se penchèrent sur le téléphonoscope.

« Il me semble… dit Barbe.

— Mais oui ! fit Barnabette.

— Non, ce n’est pas mon cousin Philippe, dit Hélène, je le reconnaîtrais bien…

— Il y a moyen de s’en assurer, reprit Barbe, téléphonez à la baignoire…

— Si c’est lui, il se gardera bien de répondre, dit M. Ponto ; cependant…

— Ah ! la fin de l’entr’acte, voici les trois coups ! s’écria Barnabette.

— Interdit aux jeunes filles ! » s’écria M. Ponto en fermant rapidement la communication du téléphonoscope. »

La plaque de cristal s’éteignit subitement et le salon se trouva plongé dans l’obscurité.

« Ah ! firent les jeunes filles désappointées.

— Je vais savoir tout de même si c’est Philippe que nous venons de voir dans une baignoire du Palais-Royal, dit M. Ponto en reprenant l’embouchure du téléphonoscope ; je vais téléphoner chez lui.

— Mettez-moi en communication avec M. Philippe Ponto, à la banque Ponto, boulevard Mahomet, 235, troisième étage ! »

La sonnerie de réponse se fit attendre deux minutes, mais en même temps qu’elle retentissait, une faible lueur parut sur la plaque du téléphonoscope.

« Bon ! fit M. Ponto, Philippe a oublié de mettre son téléphonoscope au cran de sûreté ; s’il est là, nous allons le voir lui-même…

— Mais on ne voit pas grand’chose, dit Barbe.

— C’est la chambre de Philippe, éclairée par une simple veilleuse… voici le lit dans le fond…

— Philippe est couché ! s’écria Barnabette, je le vois !…

— C’est vrai, dit M. Ponto, je l’aperçois, il dort… ce n’est pas lui qui se dissimulait tout à l’heure dans la baignoire du Palais-Royal ; j’en suis satisfait…

— Mais il dort toujours, il n’a pas entendu le timbre de son téléphonoscope… si on le réveillait pour lui souhaiter une bonne nuit ?…

— Mais non, c’est inutile… si tu veux lui parler demain matin, tu lui téléphoneras… ce soir, laissons-le dormir ! »

Et M. Ponto coupa la communication et ralluma la lampe électrique.

« Comme c’est commode, dit Hélène, le téléphonoscope supprime l’absence !

— À peu près, répondit M. Ponto, puisque l’on peut, tant que l’on veut, causer avec l’absent que l’on regrette et le voir aussi longtemps qu’on le désire…

— À la condition d’être abonné…

— Ce n’est pas indispensable ; il y a les téléphonoscopes de l’administration… il suffit, quand on n’est pas abonné, de se rendre au bureau de l’administration ; la personne demandée se rend au bureau correspondant et la communication est établie… Excellent pour les voyageurs, le téléphonoscope !… on ne craint plus de s’expatrier, puisque tous les soirs on retrouve sa famille au bureau du téléphonoscope !

— Encore faut-il ne pas s’en aller dans les déserts…

— Il y en a si peu maintenant !… Excellent aussi pour la surveillance, le téléphonoscope ! Vous voyez, Philippe ne se doute pas que nous venons de l’apercevoir dans son lit ! Cela aussi peut avoir ses inconvénients ; dans les premiers temps on voulait des téléphonoscopes partout, jusque dans les chambres à coucher ; alors, quand on oubbait de fermer tout à fait l’appareil, on pouvait se trouver exposé à des indiscrétions… Ainsi, par suite d’une erreur d’employé, l’autre matin, comme je demandais à entrer en communication avec un de mes confrères, au quatrième étage, l’employé du bureau central se trompe et ouvre la communication avec le troisième étage… des personnes que je ne connais pas du tout…

— Et ? demanda Barnabette.

— Et au lieu d’un simple banquier à son bureau, la plaque de mon téléphonoscope me montra tout à coup une dame à son petit lever…

— Oh !

— Oui ! j’étais indiscret ; mais la dame ne s’en est pas doutée ; j’ai signalé immédiatement l’erreur à l’employé et l’on a changé discrètement la communication… Je n’ai pas même osé présenter mes excuses pour mon involontaire indiscrétion… Voilà ce que c’est que d’oublier de fermer le téléphonoscope !

— Cet affreux téléphonoscope est un appareil bien dangereux ! s’écria Barnabette.

— Il a ses inconvénients, mais que d’avantages ! la suppression de l’absence, la surveillance facile, le théâtre chez soi…

— Avec le simple téléphone, on a aussi le théâtre chez soi ?…

— Oui, on entend, mais on ne voit pas ! jolie différence ! Voulez-vous en juger ? attendez ! »

M. Ponto se tourna vers le téléphone ordinaire et fit retentir le timbre.

« Mettez-moi en communication avec le Théâtre de chambre ! dit-il. Ce théâtre, mes enfants, reprit-il en se tournant vers les jeunes filles, n’est pas un théâtre.

Le téléphone a fait naître une variété de comédiens, les acteurs en chambre, qui jouent chez eux, sans théâtre. Ils se réunissent le soir dans un local quelconque et jouent sans costumes, sans décors, sans accessoires, sans frais enfin ! C’est le théâtre économique ; malheureusement, il ne peut guère jouer, que la comédie ou le vaudeville !… Ah, voici la sonnerie de réponse ! écoutons ! »

Les voix des acteurs du théâtre de chambre commençaient à s’entendre dans l’appareil téléphonique.

« — Enfin, baronne, vous consentez ?

« — Vicomte, ces deux enfants s’adorent ! et moi qui mettais avec tant d’obstination des bâtons dans les roues de leur bonheur…

« — Me pardonneront-ils jamais ?

« — Ah, madame ! si vous consentez enfin à m’accorder la main d’Angèle, eh bien… eh bien, nous serons deux à vous adorer.

« — Cher Henri !

« — Chère Angèle !

« — Sur mon cœur, mes enfants, je vous unis ! ! »

Le téléphone s’arrêta.

« C’est la fin du cinquième acte, dit M. Ponto… Je vous avoue que cela ne m’a pas beaucoup intéressé…

— Nous sommes arrivés un peu tard, dit Hélène.

— Les théâtres de chambre ont de très bons acteurs, reprit M. Ponto, au grand préjudice des théâtres ordinaires, car lorsqu’un acteur a du talent, lorsqu’il est arrivé à se créer un public, il quitte le théâtre ordinaire pour fonder un théâtre de chambre avec des acteurs à lui ou même sans acteurs, car il joue parfois tous les rôles et se donne la réplique à lui-même. C’est très commode pour cet artiste : sans se déranger, il joue en robe de chambre, au coin de son feu, s’arrêtant de temps en temps pour avaler une tasse de thé…

— Mon Dieu, est-ce que dans la fin de pièce que nous venons d’entendre il n’y avait qu’un seul et unique acteur ?

— Oui, mes enfants ; la baronne et le vicomte, Henri et même Angèle, c’était le même monsieur : un gros joufflu, qui a un nez de structure très peu poétique. Il a du talent, mais j’ai bien entendu qu’Angèle parlait du nez !

— Je préfère décidément le théâtre téléphonoscopique ! s’écria Hélène.

— Nous avons aussi le théâtre rétrospectif, reprit M. Ponto.

— Rétrospectif ?

— Oui, un théâtre où ne jouent que des acteurs disparus depuis longtemps, des artistes du siècle dernier !

— Comment cela ?

— Lors de l’invention du phonographe, à la fin du siècle dernier, on eut l’idée, excellente au point de vue de l’art et des traditions, de demander des clichés phonographiques aux artistes de l’époque. Les comédiens et les comédiennes détaillèrent dans des phonographes les morceaux à succès de leur répertoire ; les tragédiennes déclamèrent leurs grandes tirades, les chanteuses dirent leurs grands airs. On constitua de cette façon une très curieuse collection de clichés qui furent déposés au Conservatoire pour servir aux études des jeunes artistes.

— Et les phonographes jouent encore ?

— De temps en temps on donne une matinée rétrospective. Je vous y conduirai un jour. Quelle belle troupe, mes enfants, que celle de ce théâtre rétrospectif, et comme cependant elle donne peu de soucis à son directeur : il y a une douzaine de cantatrices célèbres, autant, de ténors, cinq ou six tragédiennes, cinquante jeunes premiers, cinquante jeunes premières, des comiques fameux, des duègnes ; et tout ce monde-là se tient tranquille. Les cantatrices, ô miracle ! ne demandent pas d’appointements du tout ; les ténors ne réclament pas de décorations, les tragédiennes n’exigent pas des couronnes d’or et 50,000 francs par soirée, enfin les jeunes premières ne s’arrachent pas mutuellement les yeux. C’est inimaginable ! Il est vrai qu’ils sont en acier laminé et renfermés dans de petites boîtes. Dans ce musée de Cluny de l’art dramatique, tous les artistes sont rangés sur des tablettes ; le jour de la représentation on les époussette, on les met sur une belle table recouverte d’un tapis vert et l’on commence… On presse le bouton du phonographe et Mounet-Sully rugit une scène de Hernani ; on presse un autre bouton et une tragédienne, célèbre par ses talents et par ses découvertes dans l’Afrique centrale, lors de sa tournée de 1884 à Saint-Louis, Tombouctou, Ujigi, Zanzibar, etc., Sarah Bernhardt enfin, lui donne la réplique. On presse encore un bouton et l’on entend la voix de Daubray, un fin et joyeux comédien du Palais-Royal, alternant avec celle de Céline Chaumont dans une pièce de Victorien Sardon. On presse encore un bouton et le phonographe nous chante, avec la voix de Judic, des chansons fameuses aux Variétés du siècle dernier. Ensuite un autre phonographe nous donne des échantillons de Dupuis, chanteur et comédien, dans la belle série de pièces de Meilhac, Halévy et Offenbach : la Belle Hélène, la Grande-duchesse de Gérolstein, etc. Dans un autre phonographe, Judic et Dupuis nous jouent les Charbonniers de Philippe Gille… Il y a comme cela deux cents instruments ; ce phonographe qui parle du nez, c’est Hyacinthe du Palais-Royal ; celui-ci, qui ténorise avec tant de charme, c’est Capoul ; cette voix si suave, c’est Lassouche… non, je me trompe, c’est Faure…, etc… Mais assez de théâtre comme cela, mes enfants, il se fait tard et j’entends descendre l’ascenseur qui nous ramène Mme Ponto du club des revendications féminines.

 

 

VII

 

Un dîner dérangé par la malveillance. La grande lutte des compagnies d’alimentation. — Inondation de potage bisque. L’usine culinaire. — Suicide d’un cuisinier. — Les cas de nullité.

Hélène et ses compagnes dînaient ce soir-là chez les Gontran de Saint-Ponto, des cousins de la famille, nouvellement mariés et somptueusement installés dans une des plus jolies maisons du quartier de Saint-Cloud. M. Ponto les accompagnait, ainsi que le vénérable oncle Casse-Noisette. Mme Ponto, entièrement prise par la politique, n’avait pu laisser ce soir-là son Comité central féminin du 33e arrondissement, mais elle avait promis de causer un instant par le téléphonographe avec la petite cousine de Saint-Ponto.

La charmante installation ! Gontran de Saint-Ponto, trente-deuxième d’agent de change, n’avait pas lésiné. Son mignon petit hôtel, bâti avec le produit d’une heureuse opération de bourse, était un véritable bijou de maison électrique, où tous les services étaient combinés de façon à donner vraiment le dernier mot du confortable moderne : ascenseurs électriques, éclairage et chauffage électriques, communications électriques, réservoir électrique dans la cave et serviteurs presque électriques, que l’on ne voyait pour ainsi dire pas, leur service s’exécutant presque complètement par l’électricité.

Le personnel d’une maison aussi bien comprise est très peu important. Il suffit de deux mécaniciens pour les aéronefs, d’un valet de chambre, d’un concierge et d’une femme de chambre ; pas de chef ni de cuisinière ; la nourriture est assurée par un abonnement à la Compagnie nouvelle d’alimentation et elle arrive par des tuyaux comme les eaux de la Loire, de la Seine, de la Vanne et de la Dhuys. C’est là un progrès considérable. Que d’ennuis en moins pour la maîtresse de maison ! Que de soucis évités, sans parler de l’économie très sérieuse qui en est le résultat !

C’est du moins ce que ce brave Gontran de Saint-Ponto s’efforça de démontrer à M. Raphaël Ponto, lorsqu’en se mettant à table M. Ponto trouva devant lui, comme tous les autres convives, le menu suivant élégamment imprimé sur bristol rose.

 

COMPAGNIE NOUVELLE D’ALIMENTATION

CAPITAL SOCIAL, 35O MILLIONS.

Bureaux et fourneaux, avenue des Champs-Elysées, à l’ex-Palais de l’Industrie


 

SERVICE D’EXTRA

MENU :

Potage bisque.

~~~~~~~~~~

Quenelle de brochets

au beurre d’anchois.

~~~~~~~~~~

Sole en matelote

à la havraise.

~~~~~~~~~~

Timbale de mauviettes.

Émincé de chevreuil

à la compère Guillery.

~~~~~~~~~~

Chaufroid

de perdreaux.

Flageolets à la maître d’hôtel.

~~~~~~~~~~

Aubergines farcies au pont d’Avignon.

~~~~~~~~~~

Glaces aux fraises.

~~~~~~~~~~

Madère, Saint-Émilion 1925, Pomard 1920, Champagne frappé.

 

« Vous semblez faire la moue, mon très cher, dit Gontran, auriez- vous découvert dans ce menu une faute gastronomique assez sérieuse pour constituer une hérésie ?…

— Non, ce n’est pas cela… Je suis, vous le savez, quelque peu connaisseur, et je pourrais facilement, à ce titre, vous signaler des petites erreurs ; mais ce n’est pas ce qui m’a fait faire la grimace que vous avez surprise…

— Qu’est-ce donc ?

— C’est votre compagnie d’alimentation que je n’aime pas…

— Comment, fit Mme Gontran, vous ne nous approuvez pas d’avoir suivi le progrès et de nous être abonnés à…

— Je n’approuve pas votre choix !

— Pourtant la Compagnie nouvelle d’alimentation sert très bien ses abonnés… je n’ai encore eu aucune plainte ou réclamation à formuler…

— Tant pis.

— Ce qu’elle nous sert est excellent !… cuisine moelleuse, fine, délicate et variée…

Tant pis…

— Ses vins sont exquis.

— Tant pis, vous dis-je.

— Comment, tant pis ?

— Mais oui, je déplore cette perfection dans le service, ce moelleux et cette délicatesse des mets, cette exquisité des liquides… Comme convive, je vais tout à l’heure savourer toutes ces qualités, mais comme actionnaire d’une compagnie concurrente, j’en aurai la mort dans l’âme. »

Tous les invités des Saint-Ponto se mirent à rire.

« Comment ! s’écria Gontran de Saint-Ponto, vous, Ponto, banquier plein de flair, vous avez encore des intérêts dans la Grande Compagnie d’alimentation ? Vous m’étonnez, mon cher ! Je ne donne pas quatre ans à la Grande Compagnie pour être coulée par ses rivales, et surtout par la Compagnie nouvelle !

— Je ne pense pas comme vous.

— Mais les services de la Grande Compagnie sont défectueux, sa cuisine est de seconde classe ! La preuve, c’est que vous, intéressé dans l’affaire, vous n’êtes même pas abonné !

— Sans doute ; mais si notre cuisine est de seconde catégorie, nos dividendes sont de la première. C’est quelque chose, cela ! tandis que votre Compagnie nouvelle, avec sa cuisine de première classe, donnera des dividendes d’une maigreur à impressionner désagréablement l’actionnaire !

— Cela n’est pas certain ! Les abonnés quittent en foule la Grande Compagnie pour venir à la Compagnie nouvelle… c’est la grande lutte, la bataille à outrance entre les compagnies ! Nous avons six compagnies principales d’alimentation : la Grande Compagnie, la Compagnie nouvelle, la Lucullus-Company, la Cuisine nouvelle, les Éleveurs-réunis et la Rosbif-Company… Ces six compagnies cherchent à accaparer la confiance du public en accablant le client d’avantages et de douceurs. C’est à qui servira le mieux ses abonnés et leur donnera les choses les plus exquises : primeurs, raretés, vins supérieurs etc. Cette concurrence tournant au bénéfice de l’abonné, je la bénis !

— Et les actionnaires, mon ami, les actionnaires ?

— Cela ne me regarde pas ! je n’ai pas pris d’actions.

— Moi, j’en ai, et beaucoup, de la Grande Compagnie ! Et je vous dis ceci : notre Compagnie a les reins solides, nous lutterons sérieusement et nous ferons manger à la Compagnie nouvelle tout son capital de 350 millions ! Si elle vous sert des dîners comme celui-là, elle n’en aura pas pour longtemps ! Et tenez, je suis sûr qu’avant peu elle sera obligée de mettre un frein à ses générosités… Quand ce moment sera venu, les abonnés n’auront plus qu’une cuisine de catégorie très inférieure, et je puis très bien prévoir le jour où elle vous fera manger des plats de sixième ordre !

— La Compagnie nouvelle a les premiers chefs de Paris… elle s’est assuré les meilleures collaborations…

— Très bien ! mais cela ne durera pas longtemps ! Vous avez pour le moment des Vatel, nous les détournerons au bon moment en leur offrant des appointements supérieurs, et vous n’aurez plus que des gargotiers !

— Je te le disais bien, mon ami, dit à son mari Mme Gontran, tu as peut-être eu tort de t’abonner à la Compagnie nouvelle…

— Mais puisqu’elle nous sert admirablement.

— Mais si cela ne dure pas ?

— Jusqu’à présent, nous n’avons pas constaté de défaillance ! bien au contraire, nous avons tous les jours des surprises agréables ! tous les jours nous dégustons des petits plats confectionnés de main de maître…

— Mais puisque cela ne durera pas !

— En attendant les mauvais jours, savourons toujours ce repas ! dit Ponto pour en finir ; nous allons voir si la nouvelle Compagnie s’est

encore montrée digne, aujourd’hui, des éloges que vous lui prodiguez !

Gontran de Saint-Ponto frappa sur un timbre ; immédiatement un domestique parut.

— Eh bien, et ce potage ? demanda Gontran.

— Pas arrivé, monsieur, dit le domestique d’un air surpris.

— Comment ! fit Gontran, pas arrivé ? il est sept heures et deux minutes… le potage arrive régulièrement tous les jours à sept heures précises…

— J’ai tourné le robinet et rien n’est venu.

— C’est étonnant ! c’est la première fois qu’un retard se produit…

— Vous avancez peut-être, dit Ponto, ou bien il sera survenu quelque accident aux chaudières… attendons quelques minutes. À propos, avez-vous jamais visité l’usine de la Grande Compagnie d’alimentation ? c’est une des curiosités de Paris… Vous connaissez le Creusot ? Eh bien, c’est plus imposant ! Les hauts fourneaux rôtisseurs qui font rôtir 20,000 poulets en même temps, ont été admirablement montés par des ingénieurs du plus haut mérite… C’est un spectacle effrayant… Nous avons aussi deux grandes marmites de briques et fonte, contenant chacune cinquante mille litres de bouillon ! ces deux récipients sont sous la direction spéciale d’un ingénieur mécanicien qui reçoit des appointements de ministre ! Vous comprenez l’immense responsabilité qui lui incombe. Une simple petite négligence d’une minute, quand les marmites sont en pression, et tonte l’usine saute ! et les rues environnantes reçoivent un véritable déluge de bouillon brûlant…. cent mille litres !

— C’est effrayant ! fit Mme Gontran en frissonnant.

— Je ne vous parle pas des hachoirs a vapeur pour la fabrication de la julienne, ni du marteau-pilon pour les purées…

— Ah ! je vous arrête à votre marteau-pilon, s’écria Gontran, voilà précisément une des raisons pour lesquelles je ne me suis pas abonné à votre Grande Compagnie… Vous vous rappelez l’affaire de ce cuisinier qui a été mis en purée comme ses légumes avec votre marteau-pilon ?

— Parfaitement… mais c’était un suicide.

— Oui, mais on ne s’est aperçu de l’accident qu’après le dîner… vos abonnés ont dégusté votre cuisinier…

— Si les journaux n’avaient pas sottement ébruité l’affaire, on ne s’en serait pas aperçu ! La preuve c’est que le bureau de dégustation, qui goûte tous les plats avant de leur délivrer le laissez-passer, n’avait trouvé à la purée aucun goût particulier… c’est un accident insignifiant… il en arrive tous les jours d’équivalents dans les usines ! Dans tous les cas, la surveillance est maintenant organisée de telle façon que ce fait ne pourrait se renouveler… Au bureau de dégustation il a été adjoint un bureau de vérification ; après la dégustation, les chimistes analysent… ils ne laisseraient passer rien de douteux… Et tenez… un dernier argument en faveur de la Grande Compagnie… le Gouvernement vient encore de nous accorder trois croix de chevalier et une d’officier de la Légion d’honneur ! Sans parler des administrateurs et ingénieurs qui sont tous décorés, la Grande Compagnie d’alimentation a parmi ses cuisiniers dix-huit chevaliers et un officier ! La Compagnie nouvelle peut-elle en montrer autant ?

— Parbleu, elle n’a encore que six mois d’exercice… Laissez au moins à son personnel le temps de se distinguer !

— En attendant, il me semble qu’elle commence à montrer de la négligence… son potage a du retard !

Gontran sonna de nouveau.

— Rien encore, monsieur ! fit le domestique de plus en plus étonné. Gontran se leva de table et, suivi de quelques-uns de ses convives, se dirigea vers l’office où les robinets et les plaques de la Compagnie s’alignaient en ordre de bataille, au-dessus d’un grand dressoir à carreaux de de faïence.

— Voyons ! fit Gontran en tournant lui-même le robinet, rien ne vient et cependant, messieurs, mon odorat perçoit très nettement des effluves de bisque… c’est très contrariant, mais je crains un accident…

— La Compagnie aurait dû vous téléphoner……

— Ce ne doit être qu’un accident partiel, puisque je sens très bien 1’odeur du potage… quelque tuyau dérangé… je vais en avoir le cœur net.

Et Gontran téléphona immédiatement à un abonné du bout de la rue pour savoir si le potage lui était arrivé comme à l’ordinaire.

— Pas de potage dans toute la rue ! — répondit le voisin ; les rues voisines l’ont reçu, mais le potage ne va pas plus loin que votre maison… on est allé chercher l’ingénieur de la Compagnie.

— Diable ! fit Gontran, pourvu que le reste du dîner arrive !…

— Ah ! ce sera joli ! fit Mme Gontran, voilà un dîner manqué… Eh bien, elle est jolie, ta Compagnie… ayez donc du monde à dîner !… je te fais mon compliment sincère…

— Est-ce ma faute à moi si quelque tuyau s’est détraqué ?…

Au même instant le valet de chambre se précipita dans la salle à manger.

— Monsieur ! Monsieur ! il y a une fuite dans les tuyaux… le bouillon coule dans les appartements…

— Vite, vite, cherchons où est la fuite… je vous demande pardon, mesdames, je vous fais toutes mes excuses…

— Quel dîner ! s’écria Mme Gontran, j’en perdrai la tête.

Comme pour achever de faire perdre à Mme de Saint-Ponto le peu de tête qui lui restait, sa femme de chambre accourut à son tour avec une horrible nouvelle.

— Madame ! Madame ! il y a un mètre de bouillon dans la chambre de madame !…

— Grand Dieu, un ameublement tout neuf, satin rose… tout est perdu !

— Voyons, voyons, pas de cris ! fit Gontran ; s’il y a des dégâts, j’actionnerai la Compagnie en dommages et intérêts…

— Elle est jolie, votre Compagnie ! Vous avez été stupide, tout simplement, le jour où vous vous êtes abonné à une Compagnie qui a de si mauvais tuyaux…

— Vous êtes bien sotte de vous tourmenter comme cela…

— Ah ! je suis une sotte ? fit Mme Gontran en jetant une assiette à la tête de son mari, et vous, vous n’êtes qu’un imbécile !

Ahuri par la catastrophe et par les reproches de Mme de Saint-Ponto, Gontran se laissa aller jusqu’à la violence ; il osa répliquer à madame qu’elle était une triple sotte ! Il avait évité l’assiette, mais cette fois il n’évita pas la gifle qui vint immédiatement le punir de son forfait.

Les convives, atterrés, gardaient un silence mortel.

— Nous reprendrons cette conversation tout à l’heure, madame ! fit Gontran avec dignité ; voyons d’abord au plus pressé… si nous tardons à découvrir cette fuite, le bouillon va envahir toute la maison…

— Nous nous plaignions de ne pas en avoir assez tout à l’heure, dit Mme Gontran, nous en avons trop maintenant…

— C’est bien, ajoutez l’ironie à… l’inconvenance ! Nous causerons tout à l’heure.

— Voici l’ingénieur, monsieur, dit le valet de chambre reparaissant suivi d’un monsieur inconnu.

— Je vous demande pardon, mesdames et messieurs, dit l’ingénieur, mais tout va être réparé ; la fuite est trouvée, mes hommes réparent le tuyau ; dans cinq minutes vous pourrez dîner… je vous prie seulement de me donner vos noms et prénoms pour le procès-verbal…

— Pour le procès-verbal ?…

— Oui ; monsieur ; il y aura enquête sérieuse, car la malveillance n’est pas étrangère à l’événement… des tuyaux ont été coupés ou arrachés !…

— Coupés !

— Des malfaiteurs ont profité des travaux en cours dans la maison voisine pour accomplir leur odieuse manœuvre ; mais nous saurons les découvrir… vous connaissez le vieil adage : Cherche à qui le crime profite !… c’est une Compagnie concurrente qui a fait le dégât pour nous faire du tort, c’est elle qui payera les frais !… J’ai l’honneur de vous saluer !

— Le robinet marche, voici le potage ! s’écria triomphalement un domestique faisant son entrée avec la soupière.

— Veuillez encore une fois agréer toutes mes excuses ! fit Gontran de Saint-Ponto qui avait repris tout son sang-froid et… à table !

— Vous avez raison, dit Raphaël Ponto après avoir dégusté le fameux potage, cette nouvelle Compagnie fournit de merveilleux potages, vraiment !

— Si vous en redésirez, fit Gontran en essayant de sourire, il y en a deux mètres dans la chambre de madame.

Malgré ce timide essai de plaisanterie, le dîner ne brilla point par la gaieté ; il était visible que la brouille survenue entre M. et Mme Gontran de Saint-Ponto était très sérieuse.

À la fin du dîner, Gontran prit la parole avec une certaine solennité.

— Vous avez, dit-il aux convives, assisté tous à notre repas de noces, vous avez vu le commencement de notre union, vous en voyez la fin, car vous venez de prendre part ici au mélancolique repas du divorce !

— Mon Dieu oui, dit Mme Gontran ; la situation était déjà tendue avant ce malencontreux dîner, l’événement de ce soir ne fait que précipiter les choses !…

— Il y avait décidément incompatibilité entre madame et moi…

— Entre monsieur et moi… fit madame.

— Autant en venir tout de suite au dénouement !…

— Permettez-moi, mon cher Gontran, dit Ponto, et vous aussi, madame et chère ex-cousine, de boire à votre bonheur… Voyez-vous, je vous approuve : quand on ne l’a pas trouvé tout de suite, il vaut mieux ne pas s’obstiner et reprendre les recherches…

— Certainement !

— Et bénissez l’accident de ce soir ; sans cette rupture du tuyau des potages, vous ne vous seriez peut-être pas aperçu de l’incompatibilité immédiatement… vous auriez balancé quelques années, et cela vous aurait été fort désavantageux au point de vue de votre établissement futur… Tout est pour le mieux ! vous êtes libres, vous êtes jeunes, vous ne resterez pas longtemps dans le célibat.

— Gontran ? fit Mme Gontran avec émotion.

— Valentine ?

— Sans rancune, mon ami !

— Sans rancune, Valentine !… Et j’espère que lorsque nous nous rencontrerons dans le monde, nous causerons en bons amis…

Le dénouement de cette scène conjugale avait stupéfié Hélène. Quand on passa au salon, elle glissa quelques mots tout bas à Barbe pour manifester son étonnement.

— Je ne comprends rien à tout ce que l’on vient de dire ; le divorce est donc rétabli ? dit-elle.

— Mais non, fit Barbe, tu le sais bien, tu as pourtant suivi le cours de jurisprudence…

— Tu sais bien que je l’avais en horreur… je tâchais de ne pas entendre !

— Tu avais tort ! moi, ça m’amusait…

— Mais si le divorce n’existe pas, M. et Mme Gontran plaisantaient en parlant de séparation…

— Du tout ; si tu avais écouté, tu aurais entendu notre professoresse de droit nous dire — en parlant du nez : — Mesdemoiselles, le divorce n’existe pas en droit, parce qu’il a toujours effrayé les législateurs ; mais, rassurez-vous, s’il n’est pas inscrit dans nos codes, il existe en fait ! Prenez note de ceci, mesdemoiselles !… Il est expressément recommandé à tous officiers ou employés de l’état civil de glisser dans tous les actes de mariage une inexactitude pouvant fournir un cas de nullité, comme une erreur de noms ou de sexe…

— Je comprends !

— C’est très simple, tu le vois ; lorsqu’il y a incompatibilité entre les époux, lorsqu’on a cessé de se plaire, on invoque le cas de nullité et tout est dit ! C’est bien plus commode que le divorce !

Cependant une certaine mélancolie continuait à planer sur le salon ; pour achever de dissiper cette mauvaise impression, Gontran conduisit ses invités examiner les dégâts causés dans les appartements par l’inondation. Des filets de bouillon coulaient dans l’escalier, et la chambre de Mme de Saint-Ponto en avait encore quelques centimètres que les domestiques épuisaient avec des casseroles.

— Et voilà, dit M. de Saint-Ponto en s’efforçant de rire, si l’on n’avait pas découvert la fuite immédiatement, nous périssions tous noyés et cuits !

 

 

VIII

 

Le bureau central des omnibus aériens sur les tours de Notre-Dame. — La tour Saint-Jacques transformée. — Les faiblesses de M. Ponto. — Le restaurant de la tour de Nesle. — Paris la nuit. — Attaque nocturne. — Malfaiteurs aériens et gendarmes atmosphériques.

Hélène et les deux demoiselles Ponto se promenaient depuis huit jours. Comme de véritables provinciales, elles avaient visité tous les monuments de Paris, admiré sur toutes les faces, en aéronef ou en ascenseur, toutes les tours, tous les dômes, toutes les colonnes de la grande ville. Elles avaient déjeuné au grand restaurant de Notre-Dame, élevé sur une plate-forme aérienne au-dessus des deux tours.

Ah ! la vieille cathédrale gothique avait bien changé d’aspect, depuis qu’à la fin du moyen âge, Victor Hugo, le grand poète, avait fixé son image dans un admirable roman. Les ingénieurs l’ont savamment remaniée et modernisée. Des ascenseurs ont remplacé les petits escaliers de cinq cents marches par lesquels on grimpait tortueusement et laborieusement au sommet des tours. Les façades latérales ont été louées aux entreprises d’affichage et d’annonces, enfin les plates-formes de l’édifice ont servi de bases pour l’établissement de la station centrale des aéronefs-onmibus.

À quinze mètres au-dessus de chaque tour, une seconde plate-forme pour les bureaux a été établie sur une solide charpente de fer ; les piliers de fer s’élevant avec hardiesse par-dessus les bureaux, forment une arche immense entre les deux tours et portent à quarante mètres plus haut une troisième terrasse sur laquelle a été établi un café-restaurant de premier ordre. On ne saurait trop louer les ingénieurs pour la majesté de la construction et l’élégance pleine d’audace avec laquelle leur ferronnerie, si légère d’apparence, s’élance dans la nue. Ce couronnement du poème de pierre des architectes du moyen âge fait le plus grand honneur aux artistes modernes qui ont été chargés de le compléter.

La cuisine du restaurant de Notre-Dame est, disent les gourmets, à la hauteur des splendeurs de l’édifice. Et pourtant, comme on oublie facilement les œuvres de l’artiste culinaire qui préside aux cuisines, lorsque l’on jette les yeux par-dessus la balustrade et que l’on se perd dans la contemplation du merveilleux paysage de tours, de viaducs, de phares et de toits qui s’étend à perte de vue, coupé par le grand ruban de la Seine aux deux cent cinquante ponts et animé par un fourmillement d’aérostats de toutes les formes et de toutes les dimensions !

Et quels admirables premiers plans ! les clochetons du musée gothique fondé au pied de Notre-Dame, les arches des tubes du midi s’alignant au-dessus des toits jusqu’au fond de l’horizon, la vieille tour Saint-Jacques transforméee en station d’aérocabs et portant haut dans les airs toute une flottille de véhicules amarrés à sa plate-forme !

Hélène et ses amies avaient aussi consacré de longues heures aux splendeurs des grands bazars de l’industrie moderne. Les grands magasins de nouveautés du Trocadéro, surtout, les avaient émerveillées. Dans ces halles centrales de la coquetterie, dans ces docks de la mode et du bibelot, on trouve tout, depuis les vieilles dentelles de Malines à 12,000 francs le mètre ou les nouvelles à 60 centimes, jusqu’aux boîtes de sardines de Nantes, depuis les pâtés de foie gras, les faux cols, les nids d’hirondelle ou les barriques de vin de Bordeaux, jusqu’aux belles soieries lyonnaises, chinoises ou japonaises.

Huit cents galeries donnant un développement de 28 kilomètres courent sur quinze étages, dont quatre souterrains. Des ascenseurs aérostatiques portent les visiteurs des dernières caves consacrées aux rayons des fromages, salaisons et charbons de terre jusqu’aux galeries supérieures des toiles et cotonnades.

 

Il y a des restaurants avec cuisines de plusieurs nationalités, et les clients qui ne peuvent faire leurs achats en un jour ont le droit de coucher dans les magasins où de somptueux dortoirs ont été aménagés. Les seuls magasins du Trocadéro occupent quinze mille employés ou employées. Les employés masculins sont enrégimentés. Tous les mois, il y a grande revue et manœuvres militaires autour des magasins : spectacle très apprécié des Parisiens et des étrangers.

Par malheur, dans toutes ces promenades, Hélène n’avait pas découvert l’ombre d’une position sociale pour elle. Elle n’avait senti aucune vocation se révéler et elle avait beau se creuser la tête chaque soir, aucune idée ne lui venait, à son grand désespoir..Qu’allait-elle faire ? Qu’allait-elle répondre à son tuteur quand il allait lui demander si elle avait enfin choisi une carrière à embrasser ?

Un événement imprévu lui vint en aide.

M. Ponto était un excellent homme et un bon mari, mais il n’était pas exempt de certaines faiblesses inhérentes à la nature des hommes en général et des gros banquiers en particulier. Il se permettait parfois des excursions en aimable compagnie dans le gracieux pays du Tendre, et Mme Ponto, entièrement prise par les graves préoccupations de la politique, dédaignait d’abaisser sa pensée jusqu’à ces fadaises.

Nous avons dit que M. Ponto avait l’habitude de s’offrir, pour aider à la digestion après dîner, une petite audition téléphonoscopique au cours de laquelle il s’endormait généralement. M. Ponto avait un faible pour les pièces endormantes ; en ce siècle, les pièces endormantes se font de plus en plus rares, non que la prose de nos auteurs dramatiques soit moins chargée de qualités soporifiques que celle des vieux écrivains du siècle dernier, mais parce que nos dramaturges actuels ont soin de garnir leurs pièces de clous nombreux et de semer leur prose — ou leurs vers — de coups de fusil, pistolet ou mitrailleuse, de pendaisons, guillotinades, dissections et autres attractions qui tiennent forcément l’esprit en éveil.

 

M. Ponto, ennemi des émotions violentes, avait un faible pour les ballets, genre de littérature éminemment somnifère. Pour les ballets surtout, le téléphonoscope est précieux ; en assistant ainsi, pour la vingtième fois peut-être, à la représentation d’un ballet en vogue, M. Ponto avait fini par devenir amoureux d’un premier sujet, la très charmante Rosa, ballerine douée d’un grand talent et d’une pureté de lignes très appréciés des habitués de l’Opéra et des abonnés du téléphonoscope.

Au lieu de somnoler doucement dans son fauteuil, comme aux premières représentations de son ballet, M. Ponto s’était mis, premier symptôme, à rester éveillé jusqu’à la fin. Puis le téléphonoscope ne lui avait plus suffi et il était allé, pour voir Mlle Rosa de plus près, jusqu’au foyer de l’Opéra, dont il avait été jadis un des fidèles.

Mlle Rosa n’était pas de marbre — on le savait — et elle ne se montra pas cruelle du tout.

M. Ponto redevint, pour ses beaux yeux, un habitué du foyer de la danse. Les jours où, par hasard, il ne pouvait voler jusqu’à l’Opéra, il reprenait son téléphonoscope et suivait d’un cœur ému tous les pas de son idole. Mlle Rosa était prévenue. Les sourires qu’elle semblait envoyer à la salle, le téléphonoscope fidèle les transmettait jusqu’au foyer conjugal de M. Ponto, et M. Ponto fatiguait les employés de la Compagnie par la transmission incessante d’applaudissements chaleureux destinés à la seule Rosa.

 

Un soir qu’elle ne dansait pas, la belle capricieuse eut la fantaisie de souper gaiement à la Tour de Nesle, le magnifique restaurant moyen âge, élevé par un restaurateur archéologue sur le terre-plein du Pont-Neuf, à peu de distance du véritable emplacement de la première Tour de Nesle de galante et sanglante mémoire.

Construit par des artistes soigneux, le restaurant gothique avait presque le caractère d’une reconstitution. Marguerite de Bourgogne et Buridan eussent reconnu leur vieille tour. La grande salle du restaurant, ouvrant sur la Seine par de hautes fenêtres à vitraux rouges, flamboie tous les soirs, remplie à déborder de joyeux viveurs ; les cabinets particuliers sont dans la tour ; ils ont été particulièrement soignés comme décor et mise en scène. Il n’y a même pas d’ascenseur, on monte jusqu’au dernier étage, par un véritable escalier non machiné ; les garçons portent en partie le costume moyen âge, c’est-à-dire des vestes à crevés et des capuches rouges.

« Par la sang-Dieu ! une belle nuit pour une orgie à la tour ! les huîtres sont exquises ! » ne manque pas de dire le patron du restaurant en allumant un feu de Bengale au pied de son castel à l’arrivée de chaque client.

M. Ponto avait donc gaiement soupé tout en haut de la tour, dans un cabinet tendu de drap noir, semé de larmes d’argent, de lions héraldiques tirant une langue rouge et de potences en croix. Rosa avait ri énormément et, au départ, avait tenu à embrasser sur son casque, le valet de pied enfoui dans une armure historique, qui faisait faction sur la plate-forme de la tour.

« Un aérocab ! » demanda Ponto en boutonnant son pardessus.

Le valet de pied bardé de fer alluma un feu de Bengale vert et tira la corde d’une cloche qui rendit un son lugubre. C’était le signal pour la station d’aérocabs de la tour Saint-Jacques. Un de ces véhicules démarra et fut en une minute au sommet du restaurant.

M. Ponto allait reconduire la charmante Rosa jusqu’au délicieux petit appartement qu’il lui avait fait meubler sur les hauteurs de Saint-Cloud. Il donna l’adresse au mécanicien et l’aérocab, vira de bord.

Faut-il le dire ? M. Ponto s’endormit aussitôt. Il avait l’âme bien terre à terre, ce banquier, et la poésie n’était pas son fort. Paris la nuit ne l’intéressait même pas. Il ne donnait rien de plus qu’un regard dédaigneusement distrait au magique spectacle présenté par l’énorme cité, fantastiquement éclairée par ses phares électriques à réflecteurs.

Sous l’aérocab planant à deux cents mètres, Paris prenait des aspects diaboliques ; des masses confuses de maisons se déroulaient coupées par les raies lumineuses des rues et striées soudain par des éclats de lumière, par l’étincellement des places et le flamboiement des monuments électriquement éclairés de la base au faîte. De distance en distance brillaient les phares électriques, placés soit sur de vieux monuments surélevés, soit sur des édifices spéciaux ; pour aider à la circulation aérienne, ces phares ont des foyers de formes variées et donnent une lumière de couleur différente pour chaque quartier. De la sorte, quand un aérocab arrive dans la zone bleue, devant un phare en forme d’étoile, le mécanicien sait qu’il est au-dessus du vieux quartier Saint-Denis ; le foyer du phare à la forme de croissant de lune indique le quartier Bonne-Nouvelle et le foyer carré, toujours donnant une lumière bleue, annonce le faubourg Montmartre.

La nuit est donc à peu près supprimée ; à trois cents.mètres d’altitude règne encore une sorte de crépuscule qui permettrait à la rigueur aux véhicules aériens de manœuvrer sans danger, mais pour plus de sûreté et pour parer aux brouillards, les aéronefs trouent l’atmosphère de jets de lumière électrique et les aérocabs s’annoncent par de puissantes lanternes à réflecteurs. On les aperçoit au loin voguant avec rapidité comme des bolides ou comme des astres doués d’une vélocité supérieure.

 

M. Ponto dormait. Mlle Rosa rêvait. Le mécanicien de l’aérocab avait sans doute bu avec ses camarades de la station, car il ronflait et laissait l’aérocab filer sans se préoccuper ni de la direction ni des rencontres à éviter. Déjà une robuste aéronef de la ligne de Versailles avait dû faire un brusque crochet pour éviter un abordage et le mécanicien ne s’en était pas même aperçu.

Il ne vit pas davantage un aérocab suspect s’approcher, fanaux éteints, le longer à quelques mètres au risque d’accrocher, le dépasser et revenir tout à coup en arrière. Une brusque secousse réveilla le mécanicien, fit vaciller M. Ponto et sauter Mlle Rosa ; l’aérocab suspect venait de s’amarrer à l’arrière du leur. Le mécanicien, tiré de sa torpeur, lança son propulseur à toute vitesse, mais il était trop tard ; déjà deux hommes venaient de sauter dans l’aérocab et commençaient sans façon à dévaliser M. Ponto.

La navigation aérienne a ses inconvénients et ses dangers. Les abordages accidentels sont à craindre et aussi les abordages malintentionnés des écumeurs de l’atmosphère. Les attaques nocturnes ne sont pas rares, malgré la surveillance de la police aérienne et spécialement du corps de gendarmerie atmosphérique, dont les hommes et les patrouilles sillonnent sans cesse les régions dangereuses au-dessus de Paris.

Mais les malfaiteurs, bien que traqués à outrance, trouvent assez souvent moyen de mettre la surveillance en défaut et s’abattent la nuit des couches supérieures de l’atmosphère, comme des éperviers sur leur proie, sur de bons bourgeois revenant de soirée ou sur des maisons où quelque bon coup à faire leur a été signalé par des complices.

Les assaillants de l’aérocab étaient des gens pleins d’expérience ; en deux minutes, M. Ponto et sa compagne furent dévalisés, et leur mécanicien lui-même fut débarrassé de sa montre. L’opération terminée, les malfaiteurs remontèrent dans leur véhicule et abandonnèrent leurs victimes.

Il n’y avait qu’une chose à faire. Gagner le plus prochain poste de police et faire sa déclaration. Immédiatement, quatre gendarmes munis du signalement de l’aérocab des voleurs, se lancèrent dans des directions différentes.

M. Ponto reconduisit. Mlle Rosa et rentra ensuite chez lui assez contrarié.

Il eut des nouvelles de ses voleurs dès le lendemain. Les gendarmes lancés sur la piste, parvenus à une certaine hauteur, avaient masqué les fanaux de leurs hélicoptères pour ne pas se laisser apercevoir. Ils décrivaient dans les airs de vastes cercles et couraient des bordées depuis près de deux heures sans avoir rien aperçu de suspect, lorsque du côté de Fontainebleau, à près de douze cents mètres d’altitude, ils aperçurent un point lumineux, se déplaçant lentement dans l’atmosphère.

« Vérifions ! » dit le brigadier en resserrant sa troupe et en courant droit à l’aréostat en panne.

Arrivés bord contre bord sans être signalés, les braves gendarmes firent irruption dans l’aérostat et se trouvèrent en présence d’une société d’aspect douteux, jouant avec acharnement au lansquenet. L’aérostat était un tripot clandestin où toute la nuit se jouait un jeu d’enfer et qui prenait au matin l’honnête aspect d’une aéro-berline. Les joueurs furent tenus d’exhiber leurs papiers ; il y avait là quelques jeunes viveurs, naïfs pigeons mêlés à des grecs de profession. Parmi ces derniers, les gendarmes reconnurent les voleurs de M. Ponto, encore nantis des bijoux et du portefeuille du banquier ; leur coup fait, ils avaient remisé leur aérocab marron et s’étaient empressés de gagner le tripot aérien.

 

M. Ponto, appelé chez le juge d’instruction pour y déposer contre les deux sacripants, fit la rencontre au Palais de justice de Mlle Malicorne, une jeune avocate en train de devenir une célébrité du barreau. M. Ponto avait été très lié avec sa famille et la voyait souvent dans les salons politiques. L’idée lui vint de parler d’Hélène à l’avocate et de lui demander conseil.

En rentrant chez lui, M. Ponto fit immédiatement venir Hélène et lui demanda si elle était enfin fixée dans le choix d’une carrière. La jeune fille, troublée, ne répondit pas.

« Enfin, vous n’avez rien trouvé ! dit M. Ponto ; eh bien, moi, j’ai choisi pour vous et je vous ai trouvé une situation. Vous entrez demain comme quatrième secrétaire chez Mlle Malicorne, la célèbre avocate !

— Avocate ! fit Hélène, je n’ai peut-être pas la vocation…

— Oui, je le sais, vous me l’avez dit… mais cela vous viendra… les femmes ont une disposition naturelle pour le barreau… les questions de jurisprudence vous ennuient, c’est possible ; mais sachez que les procès de droit, les affaires contentieuses sont généralement réservés aux avocats masculins, tandis que les avocats féminins ont la spécialité des causes criminelles… vous plaiderez pour les criminels, c’est moins ennuyeux ; et tenez, vous avez déjà une physionomie attendrissante, vous devez avoir la larme facile… je vous prédis des succès ! »

 

 

IX

 

Une cause célèbre. — Les avocats féminins. Comment Hélène, à ses débuts au barreau, épargna des désagréments à l’intéressant et infortuné Jupille, coupable d’un homicide par contrariété. 

Hélène avait une physionomie attendrissante ! M. Ponto l’avait dit. Les premiers mots de M11e Malicorne, lorsque M. Ponto lui présenta sa pupille, furent une remarque sur les lignes douces et sur le caractère attendrissant de la figure d’Hélène.

« Mademoiselle, s’écria M11e Malicorne, votre tuteur a bien raison de vous lancer dans le barreau, vous avez tout à fait le physique de l’emploi… une figure régulière, une bouche expressive, de grands yeux où les larmes doivent venir facilement… très bien !… très bien !… avec des études et mes conseils, vous ferez très vite une bonne avocate criminelle ! »

M11e Malicorne était une des avocates les plus occupées du barreau de Paris ; elle partageait avec M11e Lachaud, l’arrière-petite-nièce d’un éminent avocat du xixe siècle, le monopole des grands procès criminels, des causes célèbres qui tiennent les populations haletantes et font rêver les concierges sur leurs journaux.

Pas un criminel poursuivi, pas un innocent injustement accusé, pas un assassin célèbre ne voulait se faire défendre par une autre avocate que l’une des deux. Quand ils ne pouvaient obtenir le secours puissant de la parole et des larmes de M11e Lachaud ou de M11e Malicorne, les criminels étaient désespérés et faisaient des façons pour se laisser juger, sachant bien que nulle avocate ne saurait, mieux que ces deux célébrités, les tirer d’affaire à meilleur compte.

Hélène Colobry, quatrième secrétaire de Me Malicorne, n’avait autre chose à faire qu’à étudier les dossiers et débrouiller les menues affaires ; cela lui prenait quelques heures dans la journée. Le reste de son temps était consacré aux cours de la Faculté de droit. Lorsque M11e Malicorne plaidait, Hélène la suivait à l’audience, au milieu d’un état-major de jeunes avocates qui prenaient là des leçons de grande éloquence et d’attendrissement.

On ne voit plus guère maintenant dans la salle des pas perdus du Palais de Justice que des avocats féminins. Les avocats masculins sont en minorité ; ils ne plaident plus qu’au civil et encore dans les affaires où il est surtout question de chiffres ou de points de jurisprudence ennuyeux à éclaircir. À la cour d’assises, ils paraissent rarement et seulement pour les affaires vulgaires ou pour les procès féminins, par exemple quand il s’agit de défendre quelque vitrioleuse de bas étage.

Les belles causes sont exclusivement réservées aux avocats féminins. Les crimes causés par la jalousie, ayant toujours un côté poétique, se prêtent merveilleusement à l’éloquence des avocates, et, nous n’avons pas besoin de le dire, dans ces causes sentimentales, il ne faut pas de grands efforts pour arracher des acquittements ; mais quand il s’agit de simples assassinats sans jalousie, avec ou sans circonstances aggravantes, la tâche est plus difficile. Il faut alors entendre les accents émus de M11e Malicorne et voir avec quel art elle tire parti de sa physionomie naturellement attendrissante et des larmes dont elle arrose sa plaidoirie aux endroits pathétiques.

Le criminel, fût-il couvert de crimes accomplis avec préméditation et férocité, eût-il coupé plusieurs personnes en petits morceaux dans le cours de sa carrière, M11e Malicorne arrive toujours à faire mollir le ministère public et à tirer des pleurs des jurés les plus récalcitrants. Les gendarmes et les municipaux fondent en eau et le criminel lui-même, gêné par ses menottes, prie de temps en temps un de ses gardiens de lui essuyer sa paupière humide.

La justice, d’ailleurs, a depuis longtemps mis au fourreau le vieux glaive qui faisait partie de ses attributs : les philanthropes ont obtenu, au commencement de ce siècle, l’abolition de la peine de mort, ce dernier vestige des siècles de barbarie qu’a traversés l’humanité.

Ce grand triomphe des idées modernes a donné le signal d’une foule de réformes et d’améliorations dans le régime des bagnes et des prisons. Il fallait mettre le système de répression en harmonie avec la douceur des mœurs ; tous les philanthropes et tous les penseurs étaient d’accord là-dessus. Tout d’abord les mots emprisonnement et prison furent supprimés comme attentatoires à la dignité humaine ; on les remplaça par les mots retraite et maisons de retraite. Les bagnes furent supprimés aussi et la peine des travaux forcés remplacée par la colonisation ou la villégiature. Le système de répression comportait donc trois degrés : la retraite pour les petites peines, la villégiature pour les condamnés à plus de six mois, et la colonisation pour les condamnés à plus de deux ans.

Hélène était depuis près de deux mois secrétaire de Me Malicorne, lorsque s’ouvrit la session des assises. L’éminente avocate, satisfaite de l’assiduité d’Hélène et de ses efforts, ne dédaignait pas de lui donner quelques leçons particulières d’éloquence ; comme elle allait plaider une affaire d’assassinat assez émouvante, elle choisit Hélène pour l’accompagner à la barre et lui porter son dossier.

« Voyez-vous, ma chère secrétaire, lui disait-elle en arpentant la salle des pas perdus, sachez ceci : Il n’y a pas de mauvaises causes ! une bonne avocate sait tirer parti même des plus mauvaises circonstances. Ainsi supposons un crime quelconque : de deux choses l’une, le crime devait profiter à l’accusé ou il ne devait pas lui profiter. Premier point. Le crime est patent, préméditation, atrocité, cynisme, etc., tout y est… l’accusé a été arrêté couvert du sang et du paletot de sa victime… très bien ! Je plaide : Ce crime, messieurs les jurés, devait-il profiter à l’accusé ? Oui ! tout le prouve, l’accusé a été poussé par un désir de lucre, par l’espoir d’un sérieux profit… un impérieux besoin d’argent, des dettes criardes, peut-être, ont armé son bras… donc, circonstance atténuante ! Second point du dilemme : le crime ne devait rapporter aucun profit à l’accusé. Je plaide le crétinisme, l’irresponsabilité, et je réclame l’acquittement ! Et voilà ! Il n’y a pas de mauvaise cause, ma chère enfant ! »

Et M11e Malicorne, enfonçant sa toque sur sa tête, se dirigea vers la salle des assises, suivie par sa très respectueuse élève.

Des avocates en grand nombre et quelques avocats barbus s’empressèrent autour d’elles et entamèrent une conversation sur la cause célèbre du jour.

« Ce Jupille est un horrible gredin, dit une grosse avocate à mine réjouissante qui avait la spécialité des causes gaies ou scabreuses, comme procès en séparation, recherches de paternité, coups de canif et autres ; vous aurez de la peine à le rendre intéressant.

— Mais je tâcherai ! répondit M11e Malicorne.

— Escalade nocturne, effraction, meurtre d’une vieille tante, d’une bonne et d’un caniche, c’est raide !

— Sans parler de la préméditation qui n’est pas discutable, car Jupille avait donné, huit jours avant, des boulettes au caniche, dit une autre avocate maigre, autre spécialiste des procès de coups de canif et renommée pour sa manière d’accommoder ses adversaires à la sauce piquante.

— Oui, dit négligemment M11e Malicorne, je sais que mon client est un abominable scélérat, et je m’en félicite au point de vue de l’art !… Tant mieux si la lutte avec le ministère public présente plus de difficultés ; j’aime les difficultés, cela surexcite ma verve !… Hier, pendant l’audition des témoins, je disais encore à mon client : Mon ami, ne vous gênez pas pour moi, ne cherchez pas à diminuer ma tâche, ne bataillez pas pour des broutilles ; peu importe un chef d’accusation de plus ou de moins ; au contraire, plus votre affaire sera mauvaise, et plus je me sentirai enlevée, inspirée !

— Vous savez, mademoiselle Malicorne, que vous m’avez promis deux ou trois autographes de ce Jupille ! ce n’est pas pour moi, c’est pour des dames du monde qui me tourmentent… Il paraît qu’elles ont des autographes de toutes les célébrités ; Jupille leur manque…

— Je le trouve un peu surfait, moi, ce Jupille ; je ne comprends pas sa vogue, fit M11e Malicorne ; ainsi voilà six fois qu’il se fait photographier, ses portraits s’enlèvent aussitôt parus et il a déjà distribué cinq ou six douzaines d’exemplaires de chaque pose, avec des dédicaces ! et pourtant c’est un criminel bien vulgaire ! »

L’entrée de la cour et du jury interrompit les conversations.

« Affaire Jupille ! » glapit le greffier qui parlait du nez comme tous les greffiers.

Une porte s’ouvrit et l’accusé parut entre deux gendarmes. Il était réellement doué d’un physique peu sympathique, l’accusé Jupille ; on lisait le vice et le crime à première vue sur ses traits, malgré certaines allures chafouines et doucereuses qui donnaient à sa figure un caractère mélangé d’hypocrisie basse et de bestiale férocité.

Hélène alla s’asseoir avec un certain effroi au banc de la défense, à deux pas du gredin. Mlle Malicorne, avant de prendre la parole, communiquait avec l’accusé et lui demandait des autographes et des nouvelles de sa santé. Jupille, l’air ennuyé, bâillait au nez de la cour ; pour satisfaire son avocate, il emprunta une plume au greffier et se mit à bâcler les autographes demandés.

Tout à coup, au moment où Mlle Malicorne prenait son dossier des mains d’Hélène, pour y jeter un dernier regard avant de commencer sa plaidoirie, l’accusé Jupille bondit sur son banc.

« Une estant ! fit-il d’une voix rauque en arrêtant Mlle Malicorne, c’est pas vous que je veux, c’est cette petite-là !

— Plaît-il ? fit Mlle Malicorne, se retournant étonnée vers son client.

— C’est pas vous, que je vous dis ! je vous récuse comme mon avocate, je vous retire ma confiance…

— Qu’est-ce à dire ?

— Rendez le dossier, que je vous dis ! passez-le à la petite… C’est elle qui me défendra.

— Mon ami, mademoiselle est mon secrétaire… elle débute au barreau, elle porte la toge, mais elle n’est même pas avocate stagiaire !…

— Qu’ça m’fait ! j’ai le droit de m’en passer la fantaisie… C’est elle que je veux pour avocate ! voulez-vous que je vous dise ? elle a une bonne balle, la petite ! j’ai idée qu’elle fera de l’effet sur les jurés… allons, larmoyez donc un brin, la petite avocate, que je voie un peu…

— Jupille, réfléchissez, mademoiselle manque encore d’expérience…

— Je suis entêté que je vous dis ! demandez-le plutôt à défunt ma tante !… je veux ma petite avocate, je m’y connais, peut-être, et si on me la refuse, j’en fais une maladie !

— Eh bien, soit ! mademoiselle vous défendra, mais je vais rester à ses côtés pour l’aider de mes conseils.

— Mais je refuse, s’écria Hélène épouvantée, je n’oserai jamais… je ne sais pas du tout ce que je pourrais dire…

— Je vous aiderai ! dit Mlle Malicorne, ne craignez rien et rappelez-vous ce que je vous disais tout à l’heure : ce crime devait-il profiter à l’accusé ?… »

Hélène, poussée par la grande avocate, se leva très embarrassée au banc de la défense et se tourna vers la cour.

« Messieurs les jurés ! souffla Mlle Malicorne à son secrétaire, allons, et un beau geste, arrondissez le bras et frappez sur la barre !

— Messieurs les jurés ! fit Hélène dont le bras blanc s’agita tremblant hors de ses larges manches, messieurs les jurés !…

— La tâche imprévue, qui m’incombe, loin de m’accabler, souffla Mlle Malicorne…

— La tâche imprévue qui m’incombe, loin de m’accabler, s’écria Hélène, surexcite mon courage…

— Élève mon âme… souffla la grande avocate.

— Élève mon cœur… non, mon âme, à la hauteur de…

— La difficile, mais noble mission !

— De la difficile, mais noble mission de défenseur d’un inno…

— D’un grand coupable !

— D’un grand coupable, égaré par les sophismes d’une conscience faussée et jeté dans le crime par… par…

— Par un concours de circonstances…

— Par un concours de circonstances fatales ! je trouverai dans mon cœur, je l’espère, la force nécessaire pour expliquer par quelle suite inouïe de nécessités inéluctables, Jupille a été amené, d’abord à envier la petite fortune de sa tante et ensuite à s’impatienter de la lenteur que cette petite fortune mettait à venir à lui, unique héritier de la vieille dame…

— Et père de famille ! souffla l’avocate.

— Père de famille, Jupille était aux prises avec toutes les difficultés de la vie, tourmenté par d’âpres créanciers et poussé par une adversité constante, par des échecs répétés, jusqu’à l’extrême limite du désespoir…

— L’ivrognerie… souffla Mllz Malicorne.

— Cette ivrognerie que le ministère public nous reprochait hier, reprit Hélène en consultant les notes de son dossier, je n’y vois autre chose que le refuge désespéré de Jupille contre les chocs de l’adversité ! Oui, dans ces habitudes d’ivrognerie invétérées, je vois le dernier effort de l’âme cherchant à s’échapper d’un abîme de misères. Dans ces excès alcooliques répétés, je vois la recherche de l’oubli, ce baume bienfaisant des douleurs morales ! et quant à la sauvage brutalité de Jupille, dont le ministère public a voulu aussi faire un grief contre lui, elle témoigne tout simplement d’un défaut de caractère dont il faudra lui tenir compte tout à l’heure, quand nous discuterons les circonstances du meurtre ; car si nous défalquons du crime en lui-même ce qui n’était d’abord que témoignages de mauvaise humeur ou accès de brutalité, nous resterons en présence d’un simple homicide par imprudence.

— Très bien ! dit Jupille.

— Les chagrins de Jupille ! souffla M11e Malicorne, voyez mes notes, les effets sont indiqués !

— Sans vouloir faire de sentimentalité, reprit Hélène avec des larmes dans la voix, je vais tâcher d’expliquer l’état d’esprit de ce malheureux Jupille au moment de l’événement. »

Et, consultant les notes de M11e Malicorne, Hélène entreprit une lamentable peinture de l’existence de Jupille, poursuivi dès son enfance par le malheur et conduit au crime par l’obstination de sa tante à lui faire attendre un héritage qui lui revenait de plein droit. Elle parla des quatre ou cinq enfants de Jupille et prouva, toujours d’après les notes de M11e Malicorne, que si Jupille les avait abandonnés, comme le ministère public le lui avait reproché, c’était précisément par suite de la délicatesse de sa fibre paternelle, c’était pour ne pas les voir souffrir des privations qu’il n’était pas en son pouvoir de leur épargner.

Quelques jurés commencèrent à donner des signes d’émotion.

« Vous êtes des pères de famille appelés à juger un père de famille, reprit Hélène en suivant ses notes, écoutez donc et jugez de la situation de l’infortuné Jupille à la veille de son accès de brutalité ! »

Et, feuilletant son dossier, essayant chacun des effets indiqués par l’éminente M11e Malicorne, Hélène parla pendant une heure, frappant du poing sur la barre quand M11e Malicorne le lui disait et s’attendrissant aux passages émouvants, lorsque la grande oratrice lui poussait le coude pour lui recommander de mettre quelques sanglots dans sa voix.

L’affreux criminel était devenu le pauvre Jupille, le malheureux Jupille, l’infortuné Jupille ! L’auditoire, prévenu d’abord contre lui, le considérait avec commisération : quelques dames pleuraient franchement dans leurs mouchoirs et les dessinateurs des journaux judiciaires le Crime illustré et la Revue des assises, qui d’abord avaient dans leurs croquis donné à l’accusé une physionomie d’abruti féroce, reprenaient leurs esquisses et faisaient de Jupille un criminel à l’œil sentimental et intéressant.

Jupille se frottait les mains et faisait des signes joyeux à M11e Malicorne.

Quand Hélène, épuisée, se tut après une péroraison qui avait arraché des larmes à tout l’auditoire, toutes les avocates se portèrent à son banc pour la féliciter.

— Je salue une future gloire du barreau !

— Plus attendrissante que M11e Lachaud elle-même ! je vous fais mon compliment.

— M11e Malicorne, votre élève a un bel avenir devant elle ! les jurés ne lui résisteront jamais !

— Une émotion contagieuse au plus haut degré !

— De vraies larmes !

— Hein ? fit Jupille ; n’est-ce pas que j’ai du flair ? j’avais vu du premier coup que la petite ferait de l’effet ! j’en suis encore tout émotionné !… Dommage que ma pauvre tante n’ait pas pu l’entendre, elle qui n’avait que des choses désagréables à me dire !… »

Le ministère public tenta de prendre sa revanche dans une longue réplique qui fut écoutée au milieu d’un bâillement général, puis le jury se retira dans la salle des délibérations. On attendait l’arrêt avec une impatience fébrile ; enfin la cour rentra et le président donna lecture de la sentence.

L’infortuné Jupille, reconnu coupable d’homicide par contrariété, avec admission de circonstances atténuantes, était condamné à quinze mois de retraite. Il avait deux jours pour se pourvoir en cassation ou pour se décider sur le choix de la région qu’il lui convenait d’habiter.

« Merci ! dit le criminel en saluant la cour, l’air du Midi serait contraire à ma santé, je préfère les environs de Paris. »

Et il tendit la main à Hélène qui se recula avec horreur.

« Vous m’en voulez ? fit Jupille étonné, vous qui me disiez des douceurs tout à l’heure ; mais puisque je paye ma dette à la société, personne n’a plus rien à me dire !… Enfin, comme vous voudrez, je vous remercie tout de même du fond du cœur, là, en ami ! J’espère que vous viendrez me voir à la maison de retraite. »

 

 

X

 

Une grande soirée électrique. — Les derniers pianos. La musique au xxe siècle. — Les théâtres en trois langues. Invention d’une langue nouvelle. 


Hélène et Mlle Malicorne, se dérobant aux félicitations, gagnèrent le vestiaire pour se débarrasser de leurs robes et de leurs toques.

En rentrant dans son cabinet, Mlle Malicorne complimenta vivement sa secrétaire sur la façon remarquable dont elle s’était tirée de sa première plaidoirie.

« Vous avez de l’avenir, ma chère secrétaire ; vos dons naturels, aidés par l’étude sérieuse de la jurisprudence et par l’expérience que les années vous apporteront, ne peuvent manquer de vous faire réussir au barreau. Ce début éclatant vous classe au premier rang des jeunes avocates…

— Mais je n’ai fait que suivre vos notes et développer les arguments préparés par vous ! ce n’est pour ainsi dire pas moi qui ai plaidé, c’est vous…

— N’importe, vous avez admirablement réussi ; ce sont vos dons naturels, l’émotion, l’attendrissement, qui ont tout fait ; il faut cultiver ces dons naturels et vous mettre sérieusement à l’étude du droit ! »

Hélène poussa un soupir et se remit à compulser des dossiers avec résignation.

De nombreuses cartes étaient arrivées chez M. Ponto pour le féliciter du succès de sa pupille. Mme Ponto voyant poindre un nouveau champion féminin, était très satisfaite ; Barbe et Barnabette embrassèrent leur cousine et voulurent essayer sa robe et sa toque. Seules toutes les trois dans le salon, elles refirent, en riant comme des folles, la plaidoirie d’Hélène ; l’infortuné Jupille, reconnu victime des mauvais procédés de sa tante, fut jugé digue de recevoir les palmes du martyre, accompagnées d’une forte indemnité.

Quant à M. Ponto, pour témoigner sa satisfaction, il résolut de donner une grande soirée en l’honneur d’Hélène.

Un beau soir, l’hôtel Ponto tout entier resplendit sous une féerique illumination ; de la base au faîte, des girandoles de lumière électrique dessinèrent des arabesques flamboyantes et lancèrent jusque sous les derniers arbres du jardin, de longues gerbes d’étincelles semblables à des queues de comète. Les fanaux de gala s’allumèrent sur les toits, pour indiquer de loin le débarcadère aux aérocabs des invités.

Dans les belles maisons modernes, les grands salons de réception sont à l’avant-dernier étage ; au dernier étage se trouvent les remises pour les aérocabs et les hélicoptères, les réservoirs d’électricité et les logements des mécaniciens. L’hôtel Ponto était aménagé d’une façon vraiment princière. Son belvédère d’arrivée s’élançait à dix mètres au-dessus des toits, porté sur des charpentes en ferronnerie artistique fermées par des vitraux de couleur. Ses remises étaient les plus belles de Paris et les mieux montées, et l’on citait au bois de Fontainebleau ses équipages comme des chefs-d’œuvre de carrosserie aérienne, ses mécaniciens comme les mieux stylés et les plus adroits des conducteurs électriciens.

Les visiteurs de l’hôtel Ponto débarquaient à couvert et descendaient aux salons par un ascenseur capitonné d’une sensibilité exquise. Le plus petit doigt de la plus mince des Parisiennes suffisait pour le diriger : on n’avait qu’à presser le bouton portant le numéro de l’étage où l’on voulait s’arrêter, et le véhicule descendait doucement pour remonter ensuite tout seul à son poste.

Les amis de la maison Ponto répondirent en foule à l’invitation du banquier. Le monde politique, gouvernemental ou opposant, était représenté par ses notabilités les plus marquantes, le faubourg de Saint-Germain-en-Laye et le monde élégant international par leurs personnalités les plus en évidence, par les reines de la fashion et par les gentlemen à la mode.

À l’hôtel Ponto, les dernières conquêtes de la science ont trouvé leurs applications. M. Ponto, homme de progrès, a résolument adopté pour principe d’utiliser partout et en toutes choses les forces électriques ; une grande maison comme l’hôtel Ponto arrive ainsi à marcher sans le nombreux personnel qui encombrait les maisons d’autrefois. Plus de domestiques occupés à mettre le désordre au vestiaire, mais un appareil automoteur qui donne les numéros et rend les effets mécaniquement ; plus de valet pour annoncer les invités à l’entrée du salon, mais un phono-annonceur à clavier. Les invités en entrant dans les salons trouvent une sorte de piano dans l’antichambre ; ils n’ont qu’à jouer leurs noms sur le clavier, c’est-à-dire à frapper sur les touches syllabiques, pour que le phono annonce d’une voix discrète ou d’un organe de stentor, à volonté, suivant la force de la pression.

La musique n’est pas exilée de la fête, bien que M. Ponto n’ait engagé aucune artiste lyrique ni retenu aucun orchestre. Chez M. Ponto, comme partout maintenant d’ailleurs, la musique arrive électriquement par les conduits de la grande compagnie de la musique, qui a peu à peu centralisé tous les abonnements et absorbé les petites compagnies rivales, la compagnie de musique légère, la compagnie de musique sérieuse et la compagnie de musique savante.

L’usine de la grande compagnie de la musique s’élève seule maintenant dans Paris. Le musicien, ce fléau du siècle dernier, cet être insinuant et absorbant qu’on avait à juste titre surnommé le choléra des salons, le musicien a disparu. Les seuls survivants de l’espèce, au nombre d’une douzaine, sont employés à l’usine. Enfin il n’y a plus de pianos !

Ô progrès, peux-tu avoir encore des contempteurs ! science, soleil vivifiant et purifiant ! niera-t-on encore tes bienfaits ! Le piano a disparu, la paix, le calme, la douce tranquillité, exilés pendant un siècle, sont revenus au foyer de la famille ; l’esprit a refleuri, les grâces de la conversation, si longtemps étouffées par les gammes, ont pu reparaître, victorieuses enfin de leur féroce ennemi !

Plus de maîtresses de piano, plus de malheureuses jeunes filles se déformant cruellement au physique et au moral, se desséchant le cœur et le cerveau et atrophiant en germe tous les charmes, toutes les exquisités féminines pour étudier sur le clavier l’art d’être désagréables en ménage !

Les fabricants de pianos seuls ont pleuré, les instruments de torture délaissés ont été transformés en buffets ou brûlés, ce qui valait mieux. Certains collectionneurs, par amour du bibelot, ont sauvé quelques-uns de ces barbares instruments, mais ils ne savent pas en jouer ; enfin dans tous les musées des horreurs promenés dans les capitales par des Barnums, le piano a sa place marquée à côté de la guillotine, sa sœur cadette, née comme lui vers la fin du xviiie siècle, aux plus sombres jours de notre histoire, perfectionnée comme lui au xixe siècle et morte comme lui au commencement duxxe siècle.

a compagnie de la musique entretient encore cinq ou six pianistes, deux violoncellistes, deux flûtistes et deux clarinettistes. Grâce à la modicité de ses prix, la plupart des maisons ont maintenant la musique à tous les étages, comme l’eau ; la concession de piano coûte pour toute la maison 10 francs par an, celle de violon ou de flûte 6 francs et celle de clarinette 2 fr. 50 seulement. C’est pour rien. Mais que l’on se rassure ; de ce que l’on a la concession de musique, il ne s’ensuit pas que l’on doive consommer toute la musique envoyée par l’usine dans les tuyaux. Il y a un robinet de trop-plein communiquant par un fil avec le toit, ce robinet doit toujours être tenu ouvert pour éviter l’emmagasinement des sons dans les tuyaux ; par un système aussi simple qu’ingénieux, il suffit, quand on veut de la musique, d’ouvrir le grand robinet, pour fermer automatiquement le robinet de trop-plein.

M. Ponto avait, en plus, la grande concession pour bals et soirées. Ce soir-là on se contenta d’un concert-salade où furent joués les morceaux en vogue des grands opéras de tous les pays. Ceci était commandé par le cosmopolitisme de la réunion.

Tous ou presque tous les invités de M. Ponto étaient Français, mais Français mâtinés, c’est-à-dire Franco-Anglais, Franco-Belges, Franco- Russes, Franco-Allemands, Franco-Espagnols ou même Franco-Russo-Anglais, Anglo-Italo-Français, etc., etc. Depuis près d’un siècle, par suite de l’excessive facilité des communications, tous les peuples européens se sont pour ainsi dire fondus en une seule et unique nation.

Il n’y a plus en Europe de types bien tranchés, bien originaux comme autrefois ; mais ce que les types ont perdu comme netteté, les nations l’ont regagné en moelleux et en coulant ; différant à peine par quelques nuances les uns des autres, les peuples s’accordent plus facilement.

C’est du moins ce que disent les philosophes. Les sceptiques pensent que la fusion des peuples n’a pas tout à fait tué la guerre ; on se chamaillera désormais en famille et voilà tout.

Dans un coin du salon, M. Ponto causait précisément de ces choses avec un diplomate belge ou plutôt italo-russo-belge, un député français de sang franco-anglo-italo-portugais et un homme de lettres franco-helvético-gréco-allemand.

« Cette fusion des peuples, disait le diplomate, amènera fatalement la fusion des langues ; il n’y aura pas triomphe d’une langue sur ses rivales ; le caractère éclectique du mouvement indique, au contraire, que toutes les langues actuelles se fondront en un seul idiome. Voyez en quelle quantité les mots étrangers s’infiltrent dans la langue française depuis un siècle, la moindre conversation est parsemée de termes anglais, allemands, italiens… et il en est de même dans toutes les langues.

— Oui, dit l’homme de lettres, le cosmopolitisme actuel est tel que les théâtres vont être obligés de jouer en plusieurs langues en même temps. On a déjà commencé, la Porte-Saint-Martin a deux troupes, une anglaise et une française ; il y a deux jeunes premiers et deux jeunes premières en scène en même temps, ils font exactement les mêmes pas, les mêmes gestes ; mais le jeune premier de l’un des couples roucoule en français et l’autre en anglais. Dans les scènes qui nécessitent un grand nombre de comparses, seigneurs, soldats, peuple, une moitié joue en français et l’autre moitié répète les mêmes phrases en anglais.

— C’est très amusant, dit le diplomate ; quand il y a un duel, un assassinat, on a double émotion ! et les scènes de passion, donc ! et les scènes de séduction !…

— Et le Gymnase ! dit Ponto, c’est encore mieux qu’à la Porte-Saint-Martin, on va jouer en trois langues !

— J’y ai vu jouer hier une vieille pièce du siècle dernier, Antony, de

Dumas père, en anglais, en allemand et en français ! La scène est coupée en trois étages : à l’étage supérieur un Antony anglais, à l’étage inférieur un Antony allemand et un Antony français à l’étage intermédiaire. C’est très curieux et la tentative du Gymnase a parfaitement réussi. Les trois troupes parlent en même temps.

— Mais cela doit produire une véritable cacophonie, ce n’est plus une pièce, c’est une tour de Babel, dit le député.

— Du tout ! au bout de cinq minutes tout le monde est fait à ce mélange de trois langues et chacun suit la pièce dans son idiome particulier sans être aucunement gêné par les autres Antony. Ç’a été un triomphe quand au Ve acte, les trois Antony, MM. Landesberg, Caillot et Blackson, ont poignardé les trois Adèle d’Hervey, Mmes Frisch, Mailly et Mansfield, en jetant tragiquement dans les trois langues aux trois colonels la phrase célèbre :

Elle me résistait… je l’ai assassinée !

On n’a pu relever qu’une seule petite anicroche ; il n’y avait eu de rappels qu’en anglais et en allemand et comme le rideau se relevait, l’Antony et l’Adèle d’Hervey français restèrent étendus le poignard dans la poitrine, pendant que les deux autres couples répétaient la phrase bissée. Cela jetait un froid, alors Antony et Mme d’Hervey se sont relevés, Antony a repris le poignard et en a frappé sa maîtresse en s’écriant :

Elle me résistait encore, je l’ai réassassinée !

— J’irai voir cela ! dit le diplomate, je comprends les trois langues, j’y aurai triple plaisir.

— Bon ! dit Ponto, je vais vous signaler à la direction ; vous payerez triple place, puisque vous consommerez triple !

— Nous aurons donc le salade-concert et le salade-théâtre, reprit l’homme de lettres, le salade-langage va les suivre. Quelques professeurs travaillent en ce moment à faire adopter officiellement une grammaire mixte où toutes les principales langues, habilement travaillées et amalgamées, se trouvent pour ainsi dire fondues en une seule. Cette mixture est appelée à devenir la langue européenne et à remplacer avant peu toutes les autres langues. C’est très simple, écoutez cette phrase — la phrase traditionnelle de toutes les grammaires — par laquelle débute la grammaire du salade-langage :

La grammar e l’arte of sprichablar y scribir correctement.

Vous voyez que cela peut être compris presque partout. Les auteurs ont trouvé un excellent système de conjugaisons : ich bin, tu es, he is, siamo, este, sono ! On a pris dans chaque langue les termes les plus simples et les plus faciles à retenir, en éliminant les mots difficiles ou mal bâtis. C’est une sorte de concours entre toutes les langues ; quand le terme anglais pour désigner une chose quelconque est meilleur que le même terme dans les autres langues, on choisit le mot anglais… quelquefois on a fondu deux mots ensemble, un radical français avec une terminaison anglaise.

— Pourvu que cela n’aboutisse pas à une sorte de patois nègre, dit M. Ponto en riant, et que bientôt l’on ne dise pas couramment des phrases comme celle-ci : Volete permitt offrir mio corazon and ma main ? Go chez maire !

— Mais cela n’est déjà pas si petit nègre ! C’est assez joli comme son et cela, de plus, a le grand avantage de pouvoir être compris dans trois ou quatre pays. Les professeurs de salade-langage ont précisément voulu prouver par des exemples que la nouvelle langue prêtait fort à la poésie et sonnait merveilleusement aux oreilles. Ils ont traduit quelques fragments de nos chefs-d’œuvre en salade-langage :

It was pendant l’horror d’una noche negra
Ma madré Jézabel to my ey’s se montra, etc., etc.

Vous voyez que c’est euphonique et très harmonieux ! Avant vingt ans, il n’y aura plus que les habitants des campagnes reculées qui s’obstineront encore à parler les langues actuelles…

— Et les savants ! dit Ponto.

— Parbleu ! les savants apprendront le français comme ils apprennent le latin, le grec, l’hébreu, le cingalais ou le tartare mandchou. Un jour viendra où tout le monde parlant le salade-langage, on ouvrira une chaire de français au Collège de France ! »

M. Ponto, s’arrachant à ces discussions linguistiques, se rappela le but de la soirée et présenta sa pupille, la triomphatrice de la cour d’assises aux notabilités présentes.

« Dans toutes les carrières, dit-il, la femme se montre de plus en plus supérieure à nous autres, pauvres hommes ! ainsi voilà ma pupille Mlle Hélène Colobry, une jeune fille sortant à peine du collège, qui ient du premier coup de se placer au rang des premières avocates !

— J’ai entendu mademoiselle, dit le député de tout à l’heure en s’inclinant et j’ai admiré ses mouvements oratoires !

— Ma chère Hélène, je vous présente M. Zéphyrin Rouquayrol, le député leading de la gauche, un des plus redoutables adversaires du gouvernement…

— Un peu mollasse ! dit un monsieur assez mal mis derrière le député.

— Et qui sera gouvernement lui-même avant peu, reprit le banquier.

— On ouvrira l’œil, alors ! continua le même monsieur. »

Le député, après avoir présenté ses compliments à. Mme Ponto ainsi qu’à M11es Ponto, qui causaient finances dans un coin avec des banquiers de Vienne et de Berlin, s’assit près d’Hélène et se remit à la complimenter.

— Oui ! mademoiselle, je vous ai entendue l’autre jour dans l’affaire Jupille et j’ai été fort émotionné… Je ne vous cache pas que j’avais des préventions contre cet infortuné Jupille, mais la puissance de vos arguments m’a ouvert les yeux… tout le monde était contre lui, le tribunal, l’auditoire et les jurés. Quelle éloquence il vous a fallu déployer pour convaincre les esprits prévenus et faire admettre comme chef d’accusation le simple homicide par contrariété ! Je suis encore sous le charme…

— Permettez ! fit l’opiniâtre interrupteur du député en avançant un siège entre Hélène et M. Rouquayrol et en s’asseyant sans façon.

— Oui, mademoiselle, continua le député, rien qu’en paraissant à la barre… votre seul aspect a fait battre tous les cœurs… vos beaux yeux…

— Des fadeurs ! glissa l’interrupteur en s’interposant entre les causeurs.

— Vos beaux yeux noyés de larmes, continua M. Rouquayrol, ont ému jusqu’au ministère public !

— Monsieur ! fit Hélène embarrassée.

— Et les beaux gestes ! reprit M. Rouquayrol, vous avez une main de déesse, mademoiselle ! c’est précieux pour une avocate, une main élégante et fine sortant des plis de la toge pour frapper sur la barre ou levée tremblante, an moment suprême, pour faire valoir une péroraison et éblouir les jurés… Celui à qui vous l’accorderez un jour sera bien heureux !

— Hum ! hum ! hum ! fit l’interrupteur comme pris d’un accès de toux. »

Hélène rougit, de plus en plus embarrassée.

Heureusement Mme Ponto survenant la dispensa de répondre.

« Eh bien, mon cher député, vous étiez à l’audience, l’antre jour ? Retenue au sein de mon comité électoral je n’ai pu assister aux débuts oratoires de ma chère pupille et j’avoue que je ne m’attendais pas à une réussite si prompte et si complète, notre cachottière ayant affecté jusqu’ici une certaine antipathie contre le barreau… Je suis enchantée ! voici une bonne recrue pour la cause féminine !… Gardez bien votre circonscription, on vous suscitera aux élections une concurrence féminine !

— Mademoiselle n’aurait qu’à paraître, dit le député, pour abattre toute candidature masculine.

— Des fadeurs ! fit l’interrupteur.

— Voulez-vous me donner votre bras, mon cher député, reprit Mme Ponto, nous causerons du programme féminin… En adversaire loyale, je tiens à vous signaler les points sur lesquels porteront nos réclamations et revendications… »

L’interrupteur du député mâchonna, d’un air de mauvaise humeur, des phrases incohérentes entre ses dents. Hélène, très surprise, saisit quelques mots : faudrait voir, corruption, high life, braves citoyens, méfiance, femme du monde !

M. Rouquayrol s’était levé pour offrir galamment son bras à Mme Ponto. L’interrupteur se leva aussi et arrêtant le député par une basque de son habit :

« Dites donc, fit-il, vous ne me soignez guère ! vous n’avez pas soif ?

— Ah, pardon, dit le député, j’oubliais…

— Permettez, fit Mme Ponto, voici les robinets de rafraîchissements… Mon cher député, acceptez-vous un sorbet ou un verre de groseille framboisée ?…

— Un sorbet, dit le député.

— Moi, je prendrai un simple cognac, dit l’interrupteur, ou un verre de parfait amour !

— Voyez le robinet du cognac supérieur, répondit Mme Ponto sans s’effaroucher du sans-gêne de l’ami du député. »

Grâce aux Compagnies de rafraîchissements pour bals et soirées, on n’a plus, dans les salons, l’ennui de faire porter de groupe en groupe, par des domestiques souvent maladroits, les plateaux chargés de glaces et de liqueurs. C’est un embarras de supprimé et bien des robes tachées, bien des dentelles perdues en moins. Les dames sont moins exposées à prendre un bain de punch au rhum ou à recevoir dans le corsage une douzaine de glaces vanille et pistache, versées par un domestique trop empressé ou trop distrait.

Il suffit aux personnes altérées de se diriger vers le coin de chaque salle spécialement réservé aux rafraîchissements, pour trouver des plateaux chargés de verres sous les robinets de liqueurs fines et variées fournies aux abonnés par la Compagnie.

Pendant que M. Rouquayrol dégustait, en compagnie de Mme Ponto, des sorbets arrivés par tube pneumatique, Hélène, très intriguée par les allures de l’interrupteur acharné du député, faisait part de son étonnement à sa cousine Barbe Ponto.

« Ce monsieur, là-bas, derrière M. Rouquayrol ? dit Barbe, en effet il n’a pas l’air d’un ambassadeur, mais ça s’explique. C’est M. Rouquayrol qui l’a amené, j’étais là à leur entrée et je les ai entendus s’annoncer : Zéphyrin Rouquayrol, député de la plaine Saint-Denis et Jean-Baptiste Michu, membre du comité de surveillance de la plaine Saint-Denis !

— Je ne comprends pas.

— Comment, tu ne comprends pas ? Maman me dit que te voilà devenue une femme sérieuse et tu ne sais pas ce que c’est qu’un comité de surveillance ?

— Non !

— Et tu seras bientôt électrice ! tu m’étonnes !

— Alors ce monsieur est du comité de surveillance ? il surveille la plaine Saint-Denis ?

— Mais non, il surveille le député de la plaine Saint-Denis ! Demande à papa, le voilà qui cause avec l’ambassadeur de Monaco… Dis donc, papa, Hélène qui ne connaît pas les comités de surveillance des députés ? »

M. Ponto et l’ambassadeur se mirent à rire.

« C’est pour le surveillant de ce pauvre Rouquayrol que tu dis cela ? fit M. Ponto, il me l’a présenté tout à l’heure… Ah ! le métier de député n’est pas des plus agréables, maintenant que les électeurs se sont mis en tête de surveiller étroitement leur mandataire, de diriger sa conduite et de lui dicter ses votes ! Les pauvres députés, je parle de ceux des grandes villes seulement, car les autres n’ont guère d’autres ennuis, en dehors de la période électorale, que les visites et les commissions des électeurs ruraux, les pauvres députés sont absolument tyrannisés par leurs comités électoraux !

Le mandat impératif, débattu et signé par-devant notaire, ne leur suffisait plus. Pour tenir un peu plus leur député dans la main, les comités de circonscription ont commis chacun une délégation de quatre ou cinq citoyens, choisis parmi les plus purs et les plus farouches, à la surveillance du malheureux député…

— Haute surveillance ! dit en riant l’ambassadeur de Monaco.

— Surveillance de jour et de nuit ! continua le banquier, car le comité de surveillance a toujours deux de ses membres en permanence chez le député.

— C’est agréable !

— Et commode ! ces deux membres du comité de surveillance n’ont droit qu’au feu et à la chandelle ; ils ne sont pas nourris chez le député, pour éviter au député la tentation de chercher à les corrompre par des moyens gastronomiques…

— Et quand le député va dans le monde il est tenu de les emmener, d’après ce que je vois ? fit l’ambassadeur.

— Oui, mon cher marquis, le député est tenu d’emmener avec lui un au moins de ses surveillants ! Vous comprenez que les relations mondaines surtout sont dangereuses pour le député ! S’il allait se laisser entraîner hors de l’étroit sentier du devoir par des intrigues de salon ou par les beaux yeux d’une grande dame ! Bien dangereux, les salons ! Aussi les comités n’auraient garde d’y laisser leur député papillonner tout seul ; le surveillant délégué ne quitte pas son député d’une semelle et le suit même au bal. Il garde dans la conversation sa rude franchise, le brave surveillant, et au besoin il empêche le député d’énerver son patriotisme dans de fades galanteries !

— Ouf ! fit M. Rouquayrol, reparaissant au même moment, voici enfin un moment de tranquillité.

— Nous causions justement de vous, mon cher Rouquayrol, dit M. Ponto ; comment, vous voilà seul ? »

Hélène, Barbe, M. Ponto et l’ambassadeur de Monaco cherchaient en vain derrière le député son ombre inséparable. — Instinctivement M. Rouquayrol se retourna aussi.

« Vous cherchiez mon surveillant, dit-il, j’en suis débarrassé pour un quart d’heure ; il est allé fumer une petite pipe sur le balcon.

— Voyez-vous, dit l’ambassadeur, les comités ne pensent pas à tout, l’incorruptibilité ne suffit pas, il faut encore que les surveillants ne fument pas ! »

En ce moment les robinets envoyant les premières mesures d’une délicieuse gigue écossaise, les groupes se formèrent pour la danse ; M. Ponto entama très élégamment sa gigue avec l’ambassadrice de Monaco pour partenaire, Mme Ponto sauta en mesure avec l’ambassadeur, et le député Rouquayrol, après un coup d’œil en arrière, pour voir si le citoyen de la plaine Saint-Denis, son surveillant farouche et incorruptible, n’avait pas fini sa pipe, invita Hélène en termes des plus galants.

 

 

XI

 

Les agréments du métier de député. Le comité de surveillance. — Une demande en mariage à l’audience.

Pendant une semaine, Hélène dîna ou dansa en ville tous les soirs avec la famille Ponto. Son succès au barreau en avait fait une étoile du monde parisien. Les invitations pleuvaient à l’hôtel Ponto. Il arriva jusqu’à des bouquets à l’adresse de la jeune fille, poétiques hommages envoyés par des admirateurs anonymes.

La jeune fille, assez ennuyée, ne pouvait se soustraire à ces petites corvées de salon. Il fallut aller dîner en cérémonie chez le député Rouquayrol, l’aimable représentant de la Plaine Saint-Denis.

« Il n’est pas mauvais, ma chère pupille, quand on se destine au barreau, qui touche de si près à la politique, de conserver de bonnes relations avec Rouquayrol, répondit le banquier aux objections de la jeune avocate ; c’est un homme aimable !

— Quand son comité de surveillance le lui permet ?

— Il ne l’aura pas toujours !

— Comment ! il renoncerait à représenter la plaine Saint-Denis ?

— Vous n’entendez encore rien à la politique ! En ce moment Rouquayrol est de l’opposition, il reste d’accord avec ses électeurs et avec son farouche et incorruptible comité de surveillance ; mais dès que ses électeurs l’auront porté au gouvernement, ce qui ne tardera pas, il enverra certainement promener son comité avec désinvolture. C’est dans l’ordre naturel des choses. »

Le député Rouquayrol était célibataire. Sa maison était tenue par sa tante, une bonne dame de province, très bourgeoise d’allures, et par son comité de surveillance. — À la bonne tante étaient dévolus les soins du ménage matériel, au comité de surveillance le ménage moral du député.

Le caractère de sévérité et de puritanisme donné à la maison provenait de la vigilance du comité, toujours en éveil. Tout ce qui dans le mobilier manquait de cette sévérité, avait été peu à peu exilé au grenier, depuis l’élection de Rouquayrol.

Le député possédait un canapé sur lequel, étant étudiant, il avait aimé à fumer de douces cigarettes et à rêver sur les bouquins de jurisprudence ; ce canapé avait été enlevé et avec lui tous les fauteuils de la maison. Le fauteuil de bureau dans lequel, sous prétexte de méditations politiques, Rouquayrol s’endormait quelquefois, avait suivi le canapé. Les tapis avaient été supprimés comme insultants pour la noble simplicité des électeurs.

Après les meubles, le comité avait un beau matin soumis à un examen sévère les tableaux accrochés aux lambris de leur victime.

Tout ce qui, en fait de tableaux ou gravures, avait été trouvé entaché de ce caractère amollissant et rétrograde propre, hélas ! à la grande majorité des œuvres d’art exécutées depuis le commencement du monde, avait dû être, sur l’heure, impitoyablement décroché. De simples paysages représentant des sites espagnols et norvégiens ne trouvèrent même pas grâce devant la rigidité des principes du comité. Ces vues, pour être pittoresques, n’en avaient pas moins été inspirées par des pays monarchiques, et comme tels ne convenaient point à l’ornementation du domicile d’un député républicain. Les vues de Suisse furent admises avec éloge ; toutes les autres durent prendre le chemin du grenier, malgré les protestations de la tante, qui prétendait les garder dans sa chambre. La bonne dame eut beaucoup de peine à sauver de la proscription le portrait de feu son mari, qui avait eu le tort de se faire peindre, en capitaine de la garde nationale de Montélimart, ce qui semblait indiquer au moins un penchant aux idées autoritaires et anti-égalitaires.

Sur les réclamations de la tante, qui se désolait de voir ses lambris réduits à la plus complète nudité, le comité voulut bien se charger de choisir et de faire encadrer un certain nombre de sujets civiques et patriotiques. À force de recherches, il trouva six tableaux pour la salle à manger : une prise de la Bastille, un plan de barricade modèle approuvé par une commission d’ingénieurs, un paysage représentant une forêt qui se transforme quand on la regarde dans un certain sens, un buste de la République, la salle des séances du grand conseil municipal de Paris, avec les portraits de ses 880 membres, une section de vote de la plaine Saint-Denis en photographie instantanée, et les portraits des membres du comité de surveillance, gracieusement réunis en groupe.

Le dîner offert à la famille Ponto fut des plus brillants. Le député avait obtenu l’autorisation de faire un extra, sur le rapport du surveillant qui l’avait accompagné à l’hôtel Ponto.

« Nous n’aimons pas beaucoup que nos députés fréquentent les gens de la haute finance, dit le surveillant, mais Mme Ponto avait de l’excellent parfait amour, allez-y ! »

Naturellement les deux surveillants de service chez le député assistèrent au repas. — Hélène, l’héroïne de la soirée, avait été placée à la droite de Rouquayrol, mais, au moment de se mettre à table, le député fut obligé de reculer d’une place pour donner sa chaise à un membre du comité.

Le dîner envoyé par la Grande Compagnie était exquis. Ce qui surprit Hélène, malgré les explications fournies la veille par son tuteur sur le fonctionnement des comités de surveillance, ce fut de voir son voisin refuser le potage et repousser les verres à madère, à bordeaux et à champagne placés devant lui. Quand il eut ainsi fait place nette, le surveillant tira de la poche droite de sa redingote un saucisson enveloppé de papier et un petit pain et de la poche gauche un litre de vin entamé.

« Voilà ! fit le surveillant après avoir étalé ses provisions, les principes sont d’accord avec la politesse ; je suis à table, mais je ne mange pas la cuisine de mon député !

— Vous avez tort, dit Rouquayrol ; pour un dîner cle cérémonie, vous pouviez vous départir de votre rigidité.

— Jamais ! répondit le surveillant, les principes sont les principes ! ma conscience n’est pas en caoutchouc, je ne jongle pas avec mes devoirs, moi !

— C’est beau, cela ! dit M. Ponto.

— C’est grand ! fit Mme Ponto.

— Je n’accepterai que le café et les liqueurs, dit le.surveillant ; ma conscience ne me permet pas davantage. »

Et, pendant tout le temps du dîner, il mangea fièrement des ronds de saucisson, sans perdre un instant de l’œil son député et en suivant toutes ses paroles d’une oreille attentive, tout prêt à intervenir s’il le fallait pour le rappeler à la sévérité de son caractère de représentant de la plaine Saint-Denis.

Le lendemain de ce dîner chez le député Rouquayrol, Hélène reçut encore un autre bouquet.

« Serait-ce de M. Rouquayrol ? se dit-elle ; malgré son surveillant, il a été très aimable à table. »

Son portefeuille bourré de dossiers sous le bras, elle prit l’aérocab pour le palais de Justice, où plaidait ce jour-là sa patronne. C’était encore à la cour d’assises. Il s’agissait cette fois d’un monsieur qui avait empoisonné sa femme.

La cause était encore plus mauvaise que celle de l’infortuné Jupille. Le prévenu, doué par la nature d’un physique peu agréable, même pour un assassin, n’avait rien d’intéressant ; il arrivait au tribunal entouré de l’antipathie générale. La presse, au premier moment, alors que l’on pensait que ce malheureux avait été poussé au crime par un motif sentimental, par quelque amour coupable hors du domicile conjugal, s’était montrée assez favorable au criminel ; mais l’instruction n’ayant pu découvrir au meurtre d’autre mobile que le caractère désagréable de la victime, les journaux et le public lui retirèrent leur sympathie.

Mlle Malicorne, la grande avocate, ne désespérait pas pourtant pour son client. Nous l’avons déjà dit, plus la cause était mauvaise et plus elle se sentait inspirée, ce qui est le propre des grands avocats.

Ce jour-là, après l’affaire Jupille et le triomphe de sa secrétaire, elle n’était pas fâchée de montrer qu’elle était toujours l’avocate éloquente qui triomphait des jurés les plus granitiques, la providence des malheureux assassins abandonnés. Tous les amateurs de beau langage et de grande éloquence furent satisfaits : Mlle Malicorne plaida pendant six heures avec le style et la verve de ses beaux jours.

Le jury fut retourné comme un gant, l’opinion publique virée radicalement à l’inverse du point où elle était la veille. — Hélène n’avait obtenu pour le trop infortuné Jupille que les circonstances atténuantes et excusantes ; sa patronne, Mlle Malicorne, enleva un acquittement.

Au bruit des applaudissements arrachés à toutes les âmes sensibles de l’auditoire et même à celles plus racornies de vieux juges qui, dans le cours de leur vie, avaient distribué chacun dix ou douze mille années de prison à plusieurs générations de malfaiteurs, le client de Mlle Malicorne fut élargi.

Ses premiers mots, quand les gendarmes lui eurent retiré les menottes qui déshonoraient ses mains, excitèrent une émotion générale.

— Mademoiselle Malicorne ! dit-il avec solennité, après les malheurs de mon premier ménage, je m’étais juré de rester célibataire, mais votre superbe plaidoyer m’a donné à réfléchir… le bonheur peut encore luire pour moi en ce bas monde…

— Sans doute, répondit Mlle Malicorne.

— Vous êtes la femme qu’il me fallait…

— C’est le plus bel éloge que j’aie recueilli dans tout le cours de ma carrière… j’y suis très sensible…

— Mademoiselle Malicorne, voulez-vous accepter ma main ? … Vous me comprenez si bien, vous avez si bien saisi mon caractère… pas de danger d’incompatibilité avec vous…

— Cessez cette plaisanterie ! s’écria Mlle Malicorne, tournant brusquement le dos à son client et mettant ses dossiers sous son bras pour s’en aller.

— Vous refusez ! s’écria l’acquitté, est-ce possible ? … après tout le bien que vous avez dit de moi… Voyons… je comprends tout ce que cette demande présentée à l’improviste a d’irrégulier… je suis trop homme du monde pour insister aujourd’hui… j’aurai l’honneur de vous revoir… »

Mlle Malicorne, entraînant Hélène, s’enfuit, suffoquée d’indignation, dans la salle réservée aux avocats.

Son aventure était déjà connue de ses confrères qui en faisaient des gorges chaudes. Un avocat masculin eut même l’impudence de féliciter son éminente confrère pour son double succès.

« Succès d’avocate et succès de jolie femme, dit-il, vous avz mieux fait que d’attendrir de simples jurés, vous avez attendri le criminel lui-même ! … Ah, ce n’est pas nous, pauvres avocats masculins, qui recueillerions de pareils succès ! …

— L’épouserez-vous ? demanda malicieusement une avocate vouée aux procès en séparation et coups de canif.

— Si nous devions épouser nos clients, je préférerais comme vous ne m’occuper que des maris séparés à consoler, répondit Mlle Malicorne faisant allusion à certains cancans de la salle des pas perdus, d’après lesquels la jeune avocate, prenant trop fortement à cœur la cause de ses clients, aurait à plusieurs reprises prodigué de douces consolations extra-judiciaires à de malheureux maris plaidant en séparation.

Les avocats masculins se frottaient les mains, tout prêts à crier bravo.

« Vous êtes trop charmantes, mesdames, voilà votre grand défaut ; vous sensibilisez jusqu’aux criminels… il ne devrait être permis qu’aux femmes pourvues d’un bon certificat de laideur de se faire inscrire au barreau.

— Allons, laissons ces persifleurs, ils osent nous reprocher.de trop émouvoir notre auditoire, eux qui endorment jusqu’aux gendarmes. »

 

 

XII

 

La maison de retraite de Melun. La répression par le bien-être et la régénération par la pêche à la ligne. La fête de M. le directeur. — Un petit congé.

 

Mlle Malicorne et sa secrétaire retrouvèrent leur aérocab au débarcadère du palais de Justice.

« La demande de ce misérable m’a énervée ! s’écria Mlle Malicorne, j’ai besoin d’air pur et de fraîches émotions ; nous allons aller voir votre client de l’autre jour, ma chère Hélène.

— Cet horrible Jupille ! s’écria Hélène.

— Sans doute… c’est votre premier client et la politesse vous impose une petite visite…. qu’il doit s’étonner d’ailleurs de n’avoir pas encore reçue…

— Il est en prison…

— Oui… j’ai soif de grand air et de verdure, nous allons en profiter pour visiter cette prison… et puis Jupille est notre client à toutes deux… il nous fera les honneurs de l’établissement. »

Hélène, très étonnée, ne trouva rien à dire. Elle avait clés idées bien arriérées, que seul pouvait excuser l’éloignement du collège de Saint-Plougadec-les-Cormorans ; les aspirations idylliques et champêtres de Mlle Malicorne ne lui semblaient pas se concilier aisément avec le projet de visite à la prison de Jupille. Pour elle, le mot prison éveillait forcément des idées de cachot, de barreaux de fer, de lourdes chaînes cliquetantes et de paille humide, bref tout l’arsenal, des vieux contes de Barbe-Bleue.

Mlle Malicorne donna l’ordre à son mécanicien de mettre le cap sur le sud.

« Maison de retraite de Melun ? demanda le mécanicien.

— Oui », répondit. Mlle Malicorne.

Le mécanicien connaissait le chemin. Que de fois déjà il avait conduit l’éminente avocate, chez des clients en villégiature à l’établissement !

La maison de retraite de Melun est située à cinq kilomètres de la ville, dans un site délicieux, sur les bords de la Seine ; elle s’annonce de loin au touriste et au philanthrope en tournée, par un élégant belvédère élevé d’une vingtaine de mètres au-dessus d’un pavillon central, bâti à l’italienne, avec une ravissante colonnade d’où l’on embrasse toute la vue des jardins.

Quand les visiteuses débarquèrent devant le chalet du concierge, ce fonctionnaire était occupé à trier les lettres et les journaux de ses pensionnaires et à les distribuer sur des plateaux étiquetés : quartier du Labyrinthe, quartier du Boulingrin, serre, orangerie, lac, etc.

« M. Jupille ? demanda Mlle Malicorne.

— C’est ici, répondit le concierge.

— Veuillez lui faire parvenir ces cartes et remettre en même temps celles-ci à M. le Directeur.

— Je ne sais si M. Jupille est revenu de la promenade, dit le concierge je vais voir. Dans tous les cas, je préviendrai M. le Directeur, qui sera heureux de recevoir ces dames. »

Hélène et Mlle Malicorne, sur les pas du concierge, se dirigèrent vers le pavillon central habité par le directeur.

« Vous savez, dit Mlle Malicorne à son élève, que le directeur de la maison de retraite est le plus éminent de nos philanthropes modernes. Membre de l’Institut, classe de philanthropie, il a fondé l’association fraternelle des Criminels régénérés par la douceur, et pour cette entreprise merveilleuse, pour cette œuvre colossale il a obtenu, outre les secours particuliers, l’appui et de fortes subventions du gouvernement. Vous allez voir ce penseur doux et profond, cet homme vénérable qui dompte par la douceur les fauves de l’humanité ! »

Les deux visiteuses, en attendant le directeur, prirent place sur le divan d’un grand salon où quelques personnes causaient dans un langage bizarre qu’Hélène ne connaissait pas, bien que, en sa qualité de bachelière, elle eût une teinture légère de toutes les langues européennes.

« C’est de l’argot ! dit tranquillement Mlle Malicorne que son élève interrogeait du regard.

— Alors, ces…

— Ces messieurs ? je les connais presque tous de vue… ce sont des clients. »

Hélène se serra contre Mlle Malicorne.

« Ne craignez rien, ils ont l’air bien tranquilles… ils doivent être régénérés.

M. le Directeur, paraissant tout à coup sur le seuil de son cabinet, calma les craintes d’Hélène. Le digne homme ! tout en lui respirait la philanthropie, son œil austère et doux, son menton replet, son front aux lignes bienveillantes, les méplats de ses joues, ses favoris, sa longue chevelure blanche et son faux col de penseur. La voix elle-même, quand il prit la parole, parut à Hélène onctueuse et régénératrice.

« Mesdames, dit-il, je suis heureux de vous recevoir an sein de cet asile des âmes régénérées. Voulez-vous me permettre de vous en faire les honneurs ?…

— Je suis, vous le savez, monsieur le Directeur, une habituée de la maison, dit Mlle Malicorne en riant. J’ai quelques clients parmi vos pensionnaires, mais mademoiselle ne la connaît pas encore… elle débute… elle n’a même jamais vu de prison…

— Chut ! pas de ces vilains mots ici, fit le directeur en levant une main blanche et grasse, quelque pensionnaire pourrait vous entendre et s’en trouver justement froissé !

— C’est juste ! je retire ce mot malsonnant, que je n’avais prononcé que pour vous faire voir jusqu’où pouvaient aller les préjugés

de mademoiselle. Nous venions donc, mademoiselle et moi, faire une petite visite de politesse à notre client, le sieur Jupille…

— L’infortuné Jupille ! dit le philanthrope, le concierge est allé lui porter vos cartes… En attendant son retour j’aurai le plaisir de faire visiter à mademoiselle notre maison de retraite, qu’elle qualifiait si cruellement tout à l’heure… Nous avons même quelques embellissements sur lesquels je serais heureux, mademoiselle Malicorne, d’avoir votre appréciation. Vous savez que je mets mon amour-propre à ce que ma maison de retraite soit véritablement un établissement modèle : sur ce point tous les philanthropes, je l’avoue sans modestie, ont été unanimes à me décerner des éloges doux à mon cœur. »

M. le Directeur, suivi de ses visiteuses, traversa le groupe des pensionnaires réunis dans le salon.

« Voyez la douceur empreinte dans leurs regards, dit-il tout bas à Mlle Malicorne ; le calme est rentré dans leurs âmes troublées… ils ont retrouvé la vertu, cette santé de l’âme !…

Hélène, qui marchait la dernière, se sentit soudain comme frôlée par un des vertueux pensionnaires du philanthrope, une légère secousse tirailla sa poche ; elle y porta la main et s’aperçut de la disparition de son porte-monnaie. Cependant, pour ne pas causer de chagrin au vénérable directeur, elle n’osa pas se plaindre.

— Voici les salles de récréation, dit le philanthrope en ouvrant une porte, vous voyez que tous les jeux ont été réunis, depuis le billard jusqu’à la roulette ; — oh ! une bien innocente roulette où l’on ne joue que des haricots. Les gens sédentaires, les amateurs de plaisirs tranquilles ont là, sous la main, le loto, les dames, le trictrac, les échecs. À gauche, c’est la bibliothèque : 30,000 volumes divisés en trois classes, épurés, demi-épurés et non épurés. Quand des pensionnaires nous arrivent, pour ne pas brusquer leurs idées et leur jeter tout d’abord une pâture intellectuelle trop sérieuse, nous leur donnons les volumes de la troisième classe, la littérature non épurée. Après quelque temps de séjour, quand leur tête s’est calmée et que la vertu commence à jeter quelques racines dans leur cœur, nous passons à la seconde classe : littérature demi-épurée, qui donne des sensations douces et tièdes ! Enfin, lorsque je les trouve suffisamment régénérés, nous arrivons à la troisième classe : littérature épurée ! Calme de l’âme, sérénité parfaite ! Certes, on ne se serait pas avisé autrefois de ces délicatesses un peu subtiles, mais, voyez-vous, mesdames, la délicatesse, tout est là !

— Tout est là ! répondit Mlle Malicorne.

— Pour les jeunes gens ou pour les tempéraments remuants, dit le philanthrope, nous avons un superbe gymnase et des jeux de jardin. Si vous voulez venir sous la colonnade, nous verrons tous mes pensionnaires à leurs jeux. Tenez, vous apercevez le grand jeu de boules, puis les quilles, les places asphaltées pour le bouchon… tout le monde s’en donne ! Rien de plus sain au moral comme au physique !

— Et vous êtes satisfait de vos pensionnaires ?

— Très satisfait ! Depuis longtemps je l’ai dit, le vice n’est jamais incurable ! Certainement on ne peut, et je le regrette, découvrir ce que j’appellerais une vaccine de l’âme, un préservatif moral et infaillible, mais on peut toujours guérir ! Tous les philanthropes sont d’accord, ce n’est point par la rigueur que l’on peut ramener à la santé morale ces âmes égarées, ce n’est point par les moyens coercitifs, si prônés autrefois, c’est par la douceur, par les bons traitements, par les égards, en un mot par le bien-être ! La voilà, la vraie persuasion ! Ce principe est généralement admis maintenant et ce n’est pas en vain que la philanthropie a bataillé depuis un siècle. Que cherchaient-elles dans le crime, ces âmes troublées et dévoyées ? la satisfaction de leurs appétits ! voilà le grand mot. Eh bien, donnons-leur ces satisfactions ; ces frères égarés dans le mal, ramenons-les au bien par le bien !

— Votre établissement est véritablement un établissement modèle !

— Attendez ! je vous ai dit que j’avais apporté tout récemment

quelques améliorations, vous allez les connaître…

J’ai obtenu la permission de conduire, le jeudi et le dimanche, tous mes pensionnaires en promenade dans la forêt de Fontainebleau. Nous emportons des vivres, un déjeuner simple et frugal, et nous lunchons sur les rochers au bord de quelque source. Ce sont de gentilles petites tournées d’herborisation ; j’apprends à mes pensionnaires la botanique et un peu de géologie… c’est excellent, la botanique, pour amortir les instincts brutaux et jeter quelques grains de poésie dans les âmes. Ces tournées d’herborisation viennent en aide à la pêche à la ligne, mon grand moyen de régénération ! Vous savez que l’administration a fait détourner un petit affluent de la Seine pour l’amener dans notre parc…… vous verrez ce parc et sa petite rivière, mesdames, vous admirerez ce paysage moralisateur… rien ne porte mieux à la rêverie que de suivre, une ligne à la main, les sinuosités de notre ruisseau ou d’explorer ses archipels d’îlots clans un léger batelet… Enfin, outre la rivière nous avons un lac très poissonneux aussi…

— C’est superbe !

— Voilà les importantes améliorations qui font de cette maison de retraite un établissement sans rival ! Elles sont de création bien récentes encore et déjà elles produisent de merveilleux résultats sur les pensionnaires ; les actifs, les tempéraments violents s’amortissent par les exercices violents, taudis que les rêveurs errent sur les bords de ma rivière parmi les ajoncs et achèvent dans les douces émotions de la pêche à la ligne l’œuvre de leur régénération morale. Et tenez, un exemple ! voyez-vous cet homme qui se dirige, une ligne sur l’épaule et un panier à la main, vers le fond du parc ?

— Parfaitement.

— Comment le trouvez-vous ? bonne physionomie, n’est-ce pas ? œil calme, figure tranquille, allures douces…

— Oui, il a l’air d’un très brave homme… on dirait un petit rentier partant pour sa promenade du dimanche.

— Eh bien, il est ici pour six attaques nocturnes et quatre vols à main armée avec escalade et effraction ; mais il est aujourd’hui en bonne voie de régénération… Encore six mois de pêche à la ligne et je rendrai à la patrie un citoyen paisible à la place du scélérat qu’elle m’avait confié ! Et voyez cet autre là-bas, le gros qui fume une pipe en lisant un journal ; c’est, ou plutôt c’était un horrible gredin, envoyé ici pour je ne sais quelle affaire… comment le trouvez vous ?

— Bien portant surtout !

— Il prend du ventre… et il m’est arrivé maigre comme un clou !

Notez ceci, quand un criminel prend du ventre, c’est que la régénération commence ! Quand mes pensionnaires prennent de l’embonpoint, je suis tranquille sur leur santé physique et morale…

— En résumé, ils sont très bien ici !

— C’est au point qu’ils ne veulent pas s’en aller quand ils ont fini leur temps… je suis obligé de les mettre à la porte, cela me fend le cœur, mais j’y suis forcé pour faire de la place à d’autres ! Et ils m’adorent, mes pensionnaires ! ils m’adorent !

Le vénérable philanthrope fut interrompu en ce moment par le retour du concierge.

« J’ai trouvé M. Jupille, dit le concierge ; il est à son jardin et il prie ces dames, de lui faire l’honneur de pousser jusque-là…

— Certainement, répondit Mlle Malicorne.

— Je vous accompagne, fit le directeur. — M. Jupille est un nouveau, j’ai besoin de l’étudier… »

Le vénérable philanthrope offrit son bras à Mlle Malicorne et se dirigea, suivi d’Hélène et du concierge, vers le jardin de Jupille. Sur son passage les pensionnaires occupés à différents jeux s’arrêtèrent et saluèrent poliment les visiteurs. Un jeune homme de mauvaise mine s’approcha d’Hélène et lui demanda des allumettes ; Hélène s’aperçut très bien que cet estimable pensionnaire, en faisant sa demande, lui enlevait sa montre ; mais elle n’osa rien dire.

Tout au bout d’un immense jardin divisé en compartiments séparés par des haies de rosiers, l’infortuné Jupille avait son jardinet. Les visiteurs l’aperçurent étendu dans une brouette, les jambes allongées sur l’herbe, le nez en l’air, la pipe à la bouche et gravement occupé à lancer le plus haut possible, vers les nuages, des bouffées de fumée.

« Il rêve ! dit le philanthrope, c’est bon signe, c’est le commencement de la régénération.

— Bonjour, monsieur Jupille. dit Mlle Malicorne en ouvrant la porte du jardinet, vous vous étonniez peut-être de ne pas avoir encore vu vos avocates, mais nous étions si occupées… Et comment vous trouvez-vous ici ?

— Pas mal, pas mal, je vous remercie… donnez-vous donc la peine d’entrer voir mon petit potager… et d’abord à mon avocate, faut que j’offre un petit bouquet confectionné à son intention… »

Et l’infortuné Jupille tira de dessous sa brouette un petit bouquet qu’il présenta galamment à Hélène.

« Vous êtes assez bien ici, dit Mlle Malicorne le lorgnon à l’œil ; mais ça manque un peu d’ombre… »

Le philanthrope la poussa du coude.

« Pas même un petit berceau… »

Le philanthrope donna un nouveau coup de coude.

« Chut ! glissa-t-il à l’oreille de l’avocate, il y avait une tente dans son jardin, je l’ai fait enlever, pour éviter de lui rappeler la tante qui lui causa tant de désagréments… Pas d’allusions, surtout, je vous en prie !

— Je comprends et j’apprécie toute la délicatesse de ce procédé, répondit tout bas Mlle Malicorne, je vais lui parler d’autre chose…

— Alors, reprit-elle tout haut, vous êtes confortablement ici ?

— Mais oui, je ne me plains pas, répondit Jupille ; la nourriture est convenable, on a des distractions… Je crois que je m’y plairai, il n’y a qu’une chose qui me chiffonne, c’est pas pour faire des reproches à la maison, mais…

— Quoi donc, mon ami ? demanda le directeur.

— C’est le café qui me semble de qualité inférieure, vous devriez changer votre fournisseur… et puis, ça manque de billards…

— Mais il y en a six dans la grande salle de récréation !

— C’est pas assez ! ils sont toujours pris, il faut attendre son tour un peu trop longtemps…

— Mon ami, vous avez bien fait de me le dire, je porterai votre réclamation au ministère et je suis certain qu’il y sera fait droit.

— Bon ! à part ça, je crois que je me plairai ici. »

Cependant Hélène, d’un air soucieux, regardait depuis quelques instants sans mot dire le bouquet que lui avait remis Jupille.

« Des roses superbes, des œillets magnifiques ! dit Mlle Malicorne en regardant aussi le bouquet.

— Vous les reconnaissez ? demanda Jupille à Hélène, je les cultive à votre intention…

— Grand Dieu ! fit Hélène pâlissant.

— Rien qu’à votre intention ! poursuivit Jupille ; je vous l’ai dit à l’audience, vous avez si bien parlé que ça m’a remué… là, vrai, vous avez fait ma conquête ! aussi je vous envoie mes fleurs…

— Ces bouquets que j’ai reçus ?… dit Hélène.

— C’est de mon petit jardin ! répondit Jupille la main sur son cœur et cherchant à sourire le plus gracieusement possible. »

Hélène jeta brusquement loin d’elle le bouquet de l’infortuné Jupille et, abandonnant sans cérémonie l’avocate ainsi que le philanthrope, prit sa course à travers les jardins comme si tous les pensionnaires de l’établissement eussent été à ses trousses.

Le digne philanthrope et Mlle Malicorne, surpris de la fugue d’Hélène, envoyèrent le concierge derrière elle, pour l’aider à traverser le parc sans se perdre et sans mésaventure. Ils présentèrent ensuite leurs excuses à l’infortuné Jupille et prirent congé de lui.

Le philanthrope avait offert son bras à l’éminente avocate et regagnait avec elle le pavillon central.

« Vous ne remarquez pas, dit-il, l’animation de mes pensionnaires… vous ne distinguez pas certains préparatifs ?…

— Mais si, fit Mlle Malicorne, on dirait comme des préparatifs de fête… mais, là-bas, il me semble, on dresse un portique de feuillages !

— En effet, c’est un arc de triomphe !

— Mon Dieu ! attendrait-on quelque visite officielle ?

— Non, c’est un arc de triomphe intime… vous ne devinez pas ?… je vais tout vous dire : c’est aujourd’hui la Saint-Alfred !

— Ah !…

— C’est ma fête !… mes pensionnaires se sont entendus pour me faire une surprise… chut ! n’ayons pas l’air de nous en apercevoir. Figurez-vous, que, depuis huit jours, des listes de cotisation circulent dans l’établissement et qu’avec l’argent recueilli, on a fait faire mon buste en photosculpture, avec ces mots gravés sur le socle : A leur aimable directeur, les pensionnaires de la maison centrale de retraite de Melun !

— C’est très touchant ! fit Mlle Malicorne.

— J’en ai déjà les larmes aux yeux, que sera-ce ce soir ! » dit le philanthrope en tirant son mouchoir.

On était arrivé sous l’arc de triomphe ; le philanthrope marchait les yeux baissés pour avoir l’air de ne pas l’apercevoir et laisser à ses pensionnaires le plaisir de lui en faire la surprise.

« Chut ! ne regardez pas ! » dit le philanthrope en voyant Mlle Malicorne prendre son lorgnon.

Mais il était trop tard, les pensionnaires, voyant leur directeur à portée, avancèrent la cérémonie et poussèrent de bruyants hourras en découvrant l’arc de triomphe.

« Vive la Saint-Alfred ! Vive notre directeur ! »

Le bon philanthrope réussit à prendre un air suffisamment stupéfait et, la main sur sou cœur, s’arrêta pour considérer l’arc de triomphe.

« Mes enfants, balbutia-t-il, je suis touché… je suis ému… je suis…

— La députation ! la députation ! crièrent les pensionnaires, les doyens de la maison !… »

Quatre hommes, portant un immense bouquet, sortirent des rangs.

« Allons ! en chœur ! dit l’un d’une voix enrouée.

vive notre directeur !

Vers composés pour la Saint-Alfred, par Baptiste, de la maison centrale de retraite de Melun.

C’est aujourd’hui sa fête,

Pressons-le-sur nos cœurs

Et que vite il s’apprête

À payer des liqueurs !

— Bravo ! bravo ! cria la foule…

— Ces chanteurs sont les doyens de la maison, dit tout bas le philanthrope à Mlle Malicorne ; ils ont chacun fait douze ou quinze ans ici, en plusieurs fois…

— Et le poète ? demanda Mlle Malicorne.

— C’est Baptiste, un ancien caissier qui s’occupe de poésie à ses moments perdus ! Il est ici pour quelques détournements accompagnés de plusieurs faux… il tient les livres de la maison, il m’a demandé cette place pour ne pas se rouiller… Il m’a révélé sur la cotisation un détail qui m’a fort touché…

— Quoi donc ?

— Voilà, il manquait une certaine somme pour mon buste, alors deux de mes pensionnaires sont allés en cachette attendre sur la route un marchand de bœufs attardé… ils feront six mois de plus, mais la somme a été complétée !

— C’est très beau ! »

Le poète venant de terminer sa lecture, le digne philanthrope, après avoir mis la main sur son cœur d’un air pénétré, prit la parole à son tour.

« Messieurs… mes enfants… toutes les punitions sont levées et je donne congé à tout le monde jusqu’à lundi matin !

— Bravo ! bravo ! des liqueurs ! des liqueurs !

— Attendez ! j’espère que chacun se conduira décemment et que je n’aurai de reproches à faire à personne… Donc, rentrée générale lundi à onze heures pour le déjeuner ; s’il y a des absences non motivées, les manquants seront privés de dessert pendant toute la semaine !

Et que vite il s’apprête

À payer des liqueurs !

entonna toute la foule.

— C’est juste ! dit le philanthrope, le congé ne viendra qu’après les réjouissances ! Je vais donner des ordres… »

Le philanthrope entraîna Mlle Malicorne.

« J’ai les larmes aux yeux, fit-il ; vous voyez qu’ils sont en bonne voie de régénération… Cependant si j’ai un conseil à vous donner, c’est de ne pas trop vous attarder dans les environs ; tout mon monde est en congé, les routes ne seront peut-être pas très sûres tout à l’heure. »

Mlle Malicorne hâta le pas et rejoignit Hélène dans la loge du concierge.

« Allons, en aérocab, ma chère secrétaire et rentrons !

— Mademoiselle, s’écria Hélène, je vous remercie infiniment pour les excellents conseils que vous avez prodigués à une bien pauvre élève, je vous en serai éternellement reconnaissante ; mais j’ai réfléchi, je ne veux plus être avocate…

— Comment ? vous renoncez à la carrière… vous n’y pensez pas, après un si beau début !

— Je suis décidée ! j’abandonne le barreau… et l’infortuné Jupille ! »

 

 

 

Chapitre suivant : 2° Partie

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021