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BIBLIOBUS Littérature française

Chapitre 2 - La « répulsite »

 



 

 

 

 

 

Quand je revins à moi, j’aperçus à la lueur d’une lampe un homme énorme qui se tenait à mes côtés et me regardait en souriant.

Je le fixai d’un air étonné et je m’apprêtais à l’interroger, quand il me dit :

– Hein ? Monsieur, il était temps que j’arrive, sans quoi nous sautions tous, et vous le premier. Mais où est donc le docteur ?

– Il est en bas… répondis-je émerveillé malgré moi par le sang-froid de cet inconnu.

– Comment ?… Il vous avait laissé seul ici sans vous indiquer comment se règle le cubilot ?

– Il croyait pouvoir revenir immédiatement… mais il est à présumer qu’il a été victime d’un accident.

– Il faut aller voir ce qui s’est passé, dit l’homme, qui parut en proie à une subite inquiétude.

Je me levai péniblement, car j’avais les membres rompus, et je le suivis…

Arrivés au bas de l’escalier, nous trouvâmes fermée la porte de communication qui donnait sur le couloir.

– Ah !… je comprends… fit mon compagnon, il se sera enfermé… cela devait lui arriver un jour ou l’autre avec son système de verrous à secret… Mais comment se fait-il que nous ne l’entendions point ?…

– Il a crié longtemps, répondis-je… Peut-être à la fin l’émotion l’a-t-elle terrassé… Cela n’a rien d’étonnant, car il s’attendait, lui aussi, à sauter…

L’inconnu ne répondit pas. Collant sa bouche contre le bois de la porte, il appela d’une voix de stentor :

– Docteur !… docteur !…

Nous entendîmes une sorte de grognement. L’homme appuya alors son épaule contre la porte et, sans effort apparent, la fit sauter de ses gonds.

Nous trouvâmes le docteur accroupi dans le vestibule… Il paraissait furieux… Ses mains étaient ensanglantées… ses habits maculés de plâtre… Il avait dû faire des efforts surhumains pour sortir de sa prison.

Je voulus lui parler… Il me repoussa brutalement. Alors le géant qui m’accompagnait risqua une timide question.

– Assez… Fred… cria le docteur… assez… je ne veux rien entendre.

Cependant il se calma un peu.

– Et le cubilot ?… demanda-t-il.

– Rassurez-vous, docteur… il n’y a plus de danger… je suis arrivé à temps, répondit Fred.

Le savant eut un petit rire. Puis se tournant vers moi, il me dit :

– Ah !… mon cher monsieur Borel… vous avez dû éprouver une terrible émotion.

Tenant à justifier auprès du vieillard le brevet de courage que je m’étais si facilement décerné, je répondis d’un ton très calme :

– Moi ?… Oh ! non… J’ai essayé de conjurer le péril, mais quand j’ai compris que je n’y parviendrais pas je me suis étendu sur le sol et, ma foi… j’ai attendu la mort…

Le docteur me crut sur parole. Mais je surpris sur le visage de Fred un malicieux sourire. Il savait mieux que personne à quoi s’en tenir sur mon héroïque attitude…

Maintenant le bonhomme examinait attentivement ses verrous.

– Voyez… me dit-il, quand je suis descendu pour fermer cette maudite porte qui s’était ouverte sous l’effet de la rafale, un coup de vent encore plus violent que les précédents a poussé cette autre et je me suis trouvé prisonnier… Mes verrous ne glissaient plus dans leur gâche et cette tige de fer qui les relie entre eux s’était subitement faussée… Il faudra que je remédie à cela.

Le jour s’était levé.

– Je crois, ajouta le docteur, qu’après une telle nuit, nous avons l’un et l’autre besoin de repos… Voulez-vous que je vous offre l’hospitalité ?

La perspective de faire trois kilomètres à pied pour regagner mon cottage ne me souriait guère… J’acceptai donc avec empressement la proposition du savant.

Il me conduisit dans une pièce sommairement meublée où se trouvait un petit lit de sangle recouvert d’andrinople.

– Reposez-vous bien, me dit-il… on vous réveillera vers midi ; il est maintenant quatre heures du matin, cela vous fera huit heures de sommeil… ce n’est pas trop… Vos nerfs comme les miens ont besoin de se détendre.

Les émotions par lesquelles j’étais passé m’avaient anéanti… brisé… Je me jetai tout habillé sur ma couche et m’assoupis presque aussitôt.

Je dormais profondément et depuis assez longtemps sans doute quand je fus soudain réveillé par de grands cris venant du dehors. Je cherchai à saisir quelques mots au milieu de ces clameurs confuses, mais je ne distinguai rien que des hurlements sauvages et le sifflement de voix menaçantes.

La porte s’ouvrit soudain et le docteur apparut, suivi de Fred qui tenait à la main un énorme bâton…

– Entendez-vous… entendez-vous… s’écria le vieillard… Ils parlent d’enfoncer la porte… Ils profèrent des menaces de mort… et les gendarmes qui les laissent faire… car il y a des gendarmes parmi eux… Mon Dieu !… Mon Dieu !… que signifie tout cela ?

Très inquiet, moi aussi, j’ouvris cependant une fenêtre qui donnait sur la plaine. À ma vue des cris s’élevèrent :

– Ah ! le voilà !… le voilà !…

Et, au premier rang de la foule, j’aperçus mon valet de chambre et mon jardinier.

Je partis alors d’un bruyant éclat de rire et, me tournant vers le docteur :

– Vous avez, lui dis-je, une mauvaise réputation dans le pays… On vous prend pour un sorcier… Mes domestiques savaient que j’étais chez vous… en ne me voyant pas revenir, ils ont supposé que vous m’aviez tué.

Du haut de la fenêtre je haranguai la foule. D’une voix forte j’expliquai que le docteur Oméga n’était pas ce qu’un vain peuple pensait…

– C’est un grand homme, m’écriai-je, un homme merveilleux… Bientôt vous entendrez parler de ses stupéfiantes découvertes… Saluez-le… mes amis… Acclamez-le !… car il honore ce pays… que dis-je ?… il honore la France… le monde entier !

Les applaudissements éclatèrent frénétiques. On eût dit une pluie d’orage tombant sur un toit de zinc.

Le docteur, très ému, s’approcha de la fenêtre et salua gauchement. Les acclamations redoublèrent.

C’était la première fois de sa vie que ce modeste jouissait des honneurs du triomphe.

Il voulut prononcer quelques paroles, mais sa petite voix, paralysée par l’émotion, émit des sons étranges… tour à tour graves et doux, aigres et nasillards. On eût pu croire qu’il chantait une tyrolienne. La foule, qui n’entendit pas un mot de son allocution, n’en manifesta pas moins son enthousiasme.

Il avait suffi de quelques minutes pour rendre sympathique un homme que, le matin encore, on traitait en ennemi… C’est là un des défauts et aussi une des qualités de la foule de changer très vite d’opinion.

Quand les vivats eurent cessé, j’appelai mon valet de chambre, qui se trouvait toujours devant le hangar, et je lui donnai quelques rapides instructions. Me tournant alors vers le docteur dont le visage rayonnait de joie, je lui dis :

– Venez chez moi, mon cher savant, je vous offre à déjeuner…

Au bout de quelques instants, accompagné du docteur et de Fred, je me dirigeais vers ma demeure.

La foule s’ouvrit respectueusement pour nous laisser passer et nous suivit jusqu’à mon cottage.

Là, je fis monter de ma cave quatre barriques d’excellent vin et donnai à boire à toute la population de Marbeuf.

Cette généreuse attention accrut encore la popularité du docteur et me valut beaucoup de considération de la part des paysans.

Au dessert, le savant, mis en gaieté par quelques verres de vin d’Espagne, devint très communicatif.

– J’ai dû, me dit-il, vous faire l’effet d’un bien drôle d’individu la première fois que vous m’avez aperçu ?

– Ma foi…

– Oui… oui… dites-le… vous m’avez pris pour un fou… mais je savais parfaitement que personne n’avait été blessé… Je ne suis ni un Cafre ni un Patagon… Si quelqu’un de mes collaborateurs avait été victime de l’explosion, vous ne m’auriez pas vu aussi joyeux…

– En effet… vous chantiez…

– Je chantais ?… c’est bien possible, mais j’étais tellement heureux !

– Et pourrait-on connaître la cause de cette joie subite ?…

– Je vais à l’instant, cher ami, satisfaire votre curiosité.

« Je vous ai déjà dit que, depuis longtemps, je me livrais à des recherches incessantes sur divers métaux, mais ces recherches portaient particulièrement sur le radium, ce corps nouveau qui a révolutionné la science moderne. Vous n’ignorez pas que, jusqu’en ces dernières années, les savants posaient comme axiome que la matière attirait la matière et que cette attraction était proportionnelle aux masses et inversement proportionnelle au carré de leur distance.

« Or, le radium semble vouloir échapper à cette attraction universelle ; ses molécules, loin de s’attirer, se repoussent au contraire avec une telle énergie qu’elles s’enfuient et s’irradient en tous sens avec une vitesse évaluée à trois cent mille kilomètres par seconde, exactement la vitesse d’un rayon lumineux.

– Oui… oui… répondis-je d’un air entendu, bien que ces explications fussent absolument nouvelles pour moi…

– Or donc, comme tout bon chimiste, j’avais dans mon laboratoire une balance de précision et chaque fois que j’opérais un mélange de plusieurs corps j’avais soin de doser exactement le poids de chacun…

« Depuis Lavoisier il était bien évident – ou du moins, il semblait évident – que le poids du corps composé devait être égal à la somme des poids des corps composants. C’était une vérité tellement indiscutable qu’aucun savant n’aurait songé à la contester…

« Jugez donc de ma stupéfaction quand, un jour, après avoir minutieusement pesé les différents minéraux qui devaient se combiner dans mon cubilot, je m’aperçus, en dosant un résultat, que la balance indiquait un poids sensiblement inférieur à celui que logiquement… indubitablement… elle aurait dû marquer.

« Je crus à une erreur de ma part… J’avais dû mal effectuer mes pesées initiales.

« Je recommençai l’expérience… le même phénomène se produisit.

« Certainement, me dis-je, ma balance est faussée…

« Je la vérifiai en y plaçant deux poids semblables ; les plateaux s’équilibrèrent.

« Je pratiquai alors l’opération bien connue de la double pesée : ma balance était d’une justesse irréprochable.

« Pour la troisième fois, en surveillant bien le mouvement de mes doigts, je renouvelai le pesage des mêmes métaux et j’obtins un résultat en tous points semblable au premier…

« Je commençais à croire que j’avais complètement perdu la tête…

« Cependant… petit à petit… une idée se fit jour dans mon esprit… Ce fut d’abord une supposition vague… quelque chose d’obscur… de confus, qui peu à peu s’éclaira… se précisa. Il devait s’être produit dans mon mélange un corps nouveau jouissant de propriétés phénoménales, inimaginables, stupéfiantes.

« Après de longues réflexions, je finis par avoir l’intuition que le hasard m’avait mis sur le chemin d’une découverte.

« Ce corps mystérieux dont je devinais l’existence devait être, si extraordinaire que cela pût paraître, réfractaire à la gravitation ! Il existait… cela n’était pas douteux… sa masse était évidente… et cependant il ne pesait pas !…

« Dès lors je n’eus plus qu’une idée, isoler ce corps, le dégager de ses alliages…

« Ah ! que de nuits j’ai passées à combiner mes cuissons !… À combien d’expériences inutiles me suis-je livré !

« D’autres se fussent découragés à ma place, mais moi je persistai… quelque chose me disait que je devais réussir…

« Il y a quatre jours, j’avais ajouté deux corps nouveaux dans mon cubilot et je comptais beaucoup sur leur efficacité pour débarrasser le métal mystérieux de ses molécules parasites… le tout était de déterminer au juste le temps de cuisson de cet amalgame…

« Une vieille formule retrouvée dans un ouvrage d’alchimie du XVIe siècle m’avait incité à tenter cette expérience. On ne peut s’imaginer les idées neuves que l’on puise parfois dans les vieux livres.

« Mon nouveau mélange bouillait dans un cubilot semblable à celui que vous connaissez quand, par bonheur, ce cubilot fit explosion grâce à la négligence d’un de mes ouvriers… négligence que je bénis aujourd’hui, vous allez savoir pourquoi.

« Tout d’abord cette catastrophe me désola… J’entrai dans une rage folle… Je faillis tout briser ici.

« Le lendemain dès l’aube, je sortis pour prendre l’air, car j’avais la tête en feu… et machinalement je me dirigeai vers les décombres de mon hangar. Un plafond de bois supporté par quatre poutres s’élevait au milieu de ces ruines…

« Sans songer au danger auquel je m’exposais, – je n’avais plus conscience de rien – je pénétrai sous ce dais vacillant qui pouvait s’écrouler d’une minute à l’autre.

« Tout à coup, en levant la tête, j’aperçus trois petites sphères de métal qui adhéraient à ce plafond… Je n’attachai pas tout d’abord beaucoup d’importance à cela… Ces blocs minuscules avaient sans doute été projetés avec le métal en fusion et s’étaient soudés aux planches qu’ils avaient rencontrées sur leur route… Rien n’était plus naturel.

« Cependant je crus remarquer que ces sphères n’étaient pas immobiles et qu’elles sautillaient légèrement. Je me frottai les yeux et regardai avec plus d’attention.

« Effectivement, elles remuaient…

« Une table à moitié brisée se trouvait près de moi, je la consolidai à l’aide de pierres et montai comme je pus sur cet échafaudage improvisé.

« En étendant le bras, je parvins à saisir une des sphères ; elle se détacha sans difficulté, mais je sentis cependant, en l’attirant à moi, une petite résistance comparable à celle d’un aimant amorcé sur une lamelle de fer.

« Soudain mon échafaudage s’écroula et je roulai sur le sol. En tombant, j’avais lâché la sphère que je tenais dans ma main ! Immédiatement je la cherchai dans les décombres, remuant planches et plâtras, mais je ne pus la retrouver… j’étais cependant certain qu’elle n’avait pas dû tomber bien loin.

« Je résolus alors d’en aller prendre une autre… Je recommençai mon exercice de gymnastique, mais au moment où je levais le bras pour saisir un des petits blocs de métal, je demeurai stupéfait…

« Il y avait toujours trois sphères au plafond et cependant j’étais bien sûr d’en avoir enlevé une que j’avais laissée tomber à terre !…

« Je m’emparai à la hâte de celle qui était la plus rapprochée et sautai à bas de mon échafaudage. J’examinai alors particulièrement la petite boule… Elle n’offrait rien de particulier…

« Pour mieux l’observer, je la plaçai dans le creux de ma main… mais à ce moment… – ce que je vais vous dire vous paraîtra inouï… prodigieux ! – elle s’éleva doucement et alla se coller au plafond…

« Je poussai un cri de triomphe… que Fred entendit du hangar voisin et je me mis à danser… à gambader comme un fou…

« Quand Fred arriva, je lui dis aussitôt :

« – Vite ! vite !… prends-moi ces boules que tu aperçois au-dessus de ta tête… et surtout ne me les jette pas… ne les jette pas, tu entends, passe-les moi… si tu les lâchais, elles remonteraient en l’air…

« Fred me regarda d’un air ahuri ; néanmoins il obéit sans mot dire, et me passa les unes après les autres les trois petites sphères.

« J’en mis deux dans ma poche, en conservai une dans ma main, puis j’allai me placer sur la route.

« Me baissant alors, je posai la boule à terre, et, après l’avoir lâchée, je me redressai d’un bond. Elle s’éleva aussitôt et quand elle fut à la hauteur de ma poitrine je la rattrapai vivement.

« Alors, je la reposai de nouveau sur le sol, et la laissai libre de nouveau… mais cette fois je ne l’arrêtai plus. Elle monta jusqu’à ma figure, dépassa ma tête, puis s’éleva de plus en plus vite…

« Bientôt je la perdis de vue…

« Elle avait disparu dans l’espace !…

« Ô bonheur !… ô miracle !… J’avais trouvé non seulement un corps réfractaire à la gravitation, mais encore un métal qui, bouleversant toutes les lois de la nature, semblait être repoussé par la force qui attire les corps vers la terre…

« J’étais arrivé à supprimer la pesanteur… vous m’entendez bien… la pesanteur… Je pouvais maintenant imprimer à un corps quelconque revêtu de cette substance merveilleuse une force d’impulsion rectiligne… uniforme… infinie… c’est-à-dire une vitesse constante que rien dans l’éther ne devait plus contrarier !…

– Vous êtes bien certain, hasardai-je, de pouvoir reconstituer ce corps quand vous le voudrez ?

– Non seulement j’en suis certain, mais j’ai déjà chez moi plusieurs blocs de ce métal que j’ai fondus sans difficulté… Vous en avez même touché un…

– Ah ! oui… le fameux bloc qui pèse moins qu’une plume.

– C’est cela même… Vous pensez bien que j’ai analysé minutieusement les petites sphères qui me restaient… et j’ai maintenant la formule de ce corps nouveau que j’ai nommé « répulsite » parce qu’au lieu d’être attiré par la pesanteur il en est repoussé et s’en sert, pour s’élever, comme d’un point d’appui.

« Oh ! il m’en faut beaucoup, de cette répulsite !… pour tenter le voyage que je rêve d’accomplir, car cette découverte m’a donné l’idée d’une grande traversée aérienne qui vous semblera certainement fantastique : – Je veux aller dans la planète Mars…

– C’est une excursion peu banale, en effet, répondis-je, mais je ne vois pas trop comment, avec votre répulsite, vous pourrez accomplir cette longue course dans l’espace.

– Tout est prévu, cher ami, et si vous voulez venir jusqu’à mon laboratoire, je vous montrerai des plans fort curieux auxquels j’ai déjà travaillé. Vous devez les connaître puisque vous serez de ce voyage… Vous êtes toujours décidé à m’accompagner, n’est-ce pas ?

– Mais comment donc ! plus que jamais !…

– Eh bien ! allons…

Une demi-heure après, je me trouvais de nouveau dans le laboratoire du docteur Oméga.

– Nous sommes aujourd’hui le 24 août… me dit le docteur, il faut que le 18 avril nous ayons quitté la Terre.

– Pourquoi le 18 avril ? demandai-je étonné.

– Parce que j’ai calculé qu’en partant à cette date nous atteindrions la planète Mars au moment précis où elle ne sera qu’à 56 millions de kilomètres de la Terre.

– C’est déjà une jolie distance !…

– Oui… mais elle est relativement minime si l’on songe que, lorsque cette planète est à son aphélie, elle est distante de notre globe de 400 millions de kilomètres. Il nous faudra juste dix-sept jours et deux heures pour arriver jusqu’à Mars.

– Et comment êtes-vous parvenu à déterminer si exactement ce temps ?

– Rien de plus simple… Vous connaissez la loi de la chute des corps, n’est-ce pas ? Vous savez que tout corps abandonné à lui-même est sollicité par une force constante qu’on appelle pesanteur et tombe vers le sol en prenant un mouvement uniformément accéléré.

– Parfaitement…

– Pendant la première seconde de sa chute, ce corps fera 4 m. 90 ; il aura parcouru 19 m. 60 pendant les deux premières secondes ; 44 m. 10 pendant les trois premières ; 78 m. 40 pendant les quatre premières et ainsi de suite.

« La répulsite, comme son nom l’indique, est, non pas attirée vers le sol, mais repoussée par une force tout aussi constante que la pesanteur.

« Elle prend donc un mouvement uniformément accéléré, mais en sens contraire.

« Elle monte au lieu de tomber et la vitesse de son ascension est exactement celle que prendrait un corps soumis aux lois de l’attraction.

« Elle s’élèvera donc de 4 m. 90 pendant la première seconde ; de 19 m. 60 pendant la deuxième ; de 44 m. 10 pendant la troisième ; de 78 m. 40 et ainsi de suite, selon la formule bien connue :

 

jusqu’au moment où nous pénétrerons dans la zone d’attraction de la planète Mars, après huit jours et treize heures de voyage environ.

« À ce moment nous marcherons à raison de 800 kilomètres à la seconde.

– Mais, objectai-je, avant d’arriver à cette zone d’attraction, comme notre vitesse augmentera dans des proportions fantastiques, ne risquons-nous pas d’être brûlés, volatilisés ?

– Non… car lorsque nous prendrons réellement une allure dangereuse à ce point de vue, nous aurons depuis longtemps franchi les extrêmes limites de l’atmosphère qui ne dépassent guère une centaine de kilomètres…

– Ah ! très bien, fis-je… Mais vous ne m’avez pas dit quel genre de véhicule vous emploierez pour faire ce voyage.

– J’y arrive, répondit le docteur… Nous partirons dans un obus…

– Comme les héros de Jules Verne ?

Le docteur Oméga haussa les épaules.

– Je vous parle sérieusement, dit-il… Vous n’allez pas comparer au nôtre un voyage imaginaire ?… La conception de Jules Verne était purement hypothétique, tandis que la mienne…

– Continuez, docteur, je vous en prie.

– Je disais donc que nous partirions dans un obus… C’est la vérité, et vous pouvez croire que ce projectile sera merveilleusement construit.

« Voici les quelques plans que j’ai ébauchés, et si vous le voulez bien, nous allons y jeter un coup d’œil.

Le docteur Oméga me mit alors sous les yeux de petites feuilles de papier sur lesquelles était représenté en différentes coupes un obus très allongé muni d’accessoires compliqués.

– Voyez, me dit le savant… voici notre véhicule… il aura 13 mètres de long sur 3 de diamètre… mais il ne sera pas seulement obus-projectile, il sera tour à tour sous-marin et automobile.

J’ouvris des yeux larges comme des soucoupes.

– Oui… je dis bien… automobile et sous-marin… Avant d’atteindre les rochers de Mars il nous faudra traverser les mers immenses qui entourent cette planète ; ensuite nous devrons parcourir rapidement ce monde inconnu afin de nous transporter vers les centres habités…

 

– Vous croyez qu’il y a des habitants dans Mars ?

– Nous le saurons bientôt… Mais je reprends ma description…

Le projectile sera entouré d’une couche de répulsite de cinq centimètres d’épaisseur, sous laquelle se trouvera en quelque sorte un second obus en acier léger, absolument indépendant, quand nous le désirerons, de l’enveloppe extérieure, dont nous pourrons nous débarrasser progressivement… mais je vous expliquerai cela plus tard.

– Quatre chambres, continua le docteur, seront ménagées dans l’intérieur de notre véhicule… et nous nous éclairerons au moyen de lampes électriques actionnées par une dynamo et un moteur à huit cylindres de 200 chevaux. Les planchers de chacune de ces chambres reposeront sur une suspension à la cardan… Vous savez qu’un corps maintenu par ce système reste toujours dans sa position normale, quelle que soit l’inclinaison que l’on donne à l’appareil, grâce à un jeu de cercles concentriques qui oscillent les uns dans les autres autour de pivots perpendiculaires entre eux.

« Nos hublots, nos fenêtres, si vous aimez mieux, au lieu d’être garnis de vitres qui annihileraient la force ascensionnelle, seront en répulsite transparente… Voyez maintenant cette hélice double…

– Oui…

– Il suffira d’appuyer sur un levier pour la faire sortir instantanément du projectile ; elle est reliée au moteur par un arbre de couche en acier…

– Et ces roues que j’aperçois là ?… demandai-je.

– Ce sont les roues de l’automobile… Quand nous voudrons faire de notre obus un véhicule terrestre, il suffira d’un simple déclenchement pour qu’aussitôt ce châssis que vous voyez teinté en rouge s’abaisse d’un mètre et vienne s’adapter dans des coulisses et des rainures ménagées au fond de l’obus.

« Ce mouvement de descente fera jouer en même temps quatre ouvertures pratiquées dans les flancs du projectile et les roues prendront ainsi contact avec le sol. Alors au lieu de diriger le véhicule à l’aide d’un gouvernail, comme lorsqu’il sera sous-marin, nous le conduirons au moyen de ce volant. Enfin deux freins puissants donneront à notre obus planétaire toutes les qualités d’une automobile.

– Tout cela est merveilleusement conçu ! m’écriai-je… Ah ! docteur, vous êtes un génie ! un novateur que l’on regardera dans quelques mois comme une de nos gloires nationales !

Le savant ne répondit pas, mais je vis dans ses petits yeux briller une lueur d’orgueil.

– Soyez convaincu, continua-t-il, que chaque chose aura sa place dans notre wagon métallique… Rien n’y manquera.

– Mais comment respirerons-nous ? Il sera impossible d’ouvrir les hublots pour renouveler notre provision d’air ?

– Vous supposez bien que je n’ai pas oublié le principal… Nous emporterons avec nous des tubes d’oxygène suffisants pour effectuer l’aller et… le retour.

Mais le savant hésita quelques secondes avant de prononcer ce dernier mot.

Peut-être, malgré toute la confiance qu’il semblait avoir dans l’issue de ce voyage, n’envisageait-il pas l’avenir sans une certaine inquiétude.

Enfin il sortit d’un tiroir une immense feuille sur laquelle se trouvait dessiné notre futur véhicule.

Je n’avais vu jusqu’alors que des parties séparées du grand tout qui devait composer le projectile aérien…

Cette fois, au lieu d’être représenté horizontalement il était légèrement incliné… c’est-à-dire en la position qu’il devait occuper dans l’espace.

Je remarquai alors qu’il était séparé dans sa longueur, au-dessous de sa partie ogivale jusqu’au culot, par une sorte de cloison métallique sur laquelle s’étageaient trois pièces d’égale dimension communiquant entre elles par des portes très étroites.

Figurez-vous un édifice ayant un peu la forme d’une mosquée sur la gauche duquel serpenterait un escalier de fer.

La cabine du bas était réservée aux approvisionnements, car le docteur, qui pensait à tout, n’avait pas oublié les vivres. Nous emporterions avec nous quantité de jambons, de viandes salées, de conserves et de biscuits, des bouteilles de pale-ale, de champagne, de vin et d’eau minérale.

La chambre du premier étage, entourée de petites armoires carrées, contenait deux lits et une table mobile posée sur un pivot translateur.

La pièce du troisième, c’est-à-dire, celle d’avant, devait être le poste-vigie. Ce serait là que se tiendrait le docteur pour surveiller la marche de son projectile.

L’autre compartiment – j’ai dit que l’obus était partagé en deux dans le sens de la longueur – contenait aussi trois pièces, mais, je ne sais par quel système, il suffisait d’appuyer sur un levier pour qu’immédiatement échelle et planchers se rabattissent contre la paroi du véhicule.

Pendant que je regardais ce plan avec attention, le docteur Oméga m’observait par-dessus ses lunettes.

Enfin je m’écriai :

– Tout cela est féerique !… Pourvu que vous puissiez mettre à exécution ce projet grandiose !…

– Rien ne m’en empêche, répondit le savant… J’ai fait le sacrifice de ma fortune pour mener à bien cette entreprise.

Je me suis déjà entendu télégraphiquement avec les établissements du Creusot ; prochainement je leur enverrai un double de ces plans et ils commenceront aussitôt les travaux.

 

* * *

 

Pendant près de trois mois nous travaillâmes sans relâche. Le savant refit tous ses calculs, modifia une partie de ses plans et moi je recopiai les indications qu’il avait hâtivement griffonnées.

Enfin, le 27 novembre, je partis pour le Creusot, en compagnie du docteur et de Fred.

Quand nous arrivâmes aux usines, l’énorme projectile avait déjà été coulé dans les moules, mais comme, bien entendu, on n’avait pu le fondre d’un seul bloc, il était divisé en trois parties que l’on devait réunir entre elles à l’aide de boulons et de frettes.

Le docteur examina attentivement ces premiers travaux et parut satisfait, puis il s’entretint longuement avec les ingénieurs de l’usine.

Je crus remarquer que ceux-ci prenaient mon pauvre ami pour un fou. Néanmoins, comme il payait, on suivit à la lettre ses instructions.

Pendant six mois, trente ouvriers furent attachés au service du docteur, et vers le milieu de mars notre véhicule était presque terminé.

Il ne restait plus qu’à fondre l’enveloppe de répulsite. Là commencèrent réellement les difficultés.

On dut transporter le projectile sous un hangar très bas dont le toit avait été fortement consolidé, car les morceaux de répulsite que l’on sortait des moules montaient aussitôt en l’air comme de simples feuilles de papier et se collaient aux poutres supérieures.

Le 2 avril, le projectile était entièrement revêtu de sa cuirasse anti-gravitationnelle. Il ne faudrait pas croire cependant que l’enveloppe de répulsite était soudée à l’obus.

Au contraire, elle était mobile et pouvait, grâce à une manœuvre des plus simples, glisser rapidement autour du véhicule.

Ceci est important à retenir.

 

 Chapitre 3 - Le départ du « Cosmos »

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021