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BIBLIOBUS Littérature française

Chapitre 10 - Le Grand Razaïou

 


 

 

 

 

 

Ainsi, le Cosmos était détruit !… de ce merveilleux engin conçu au prix de tant d’efforts, de patientes recherches, il ne restait plus rien.

Notre existence – en admettant qu’elle ne fût pas brusquement tranchée par les Martiens – devait donc s’achever en ce monde étrange, si différent du nôtre…

Quelle vie mènerions-nous dans cette planète mystérieuse où toutes les lois humaines semblaient bouleversées, où rien ne répondait plus à nos besoins… à nos aspirations.

– Qui sait, disais-je tristement, si nous ne serons pas réduits au rôle humiliant d’ilotes, de misérables domestiques ?

« On nous montrera sans doute comme des bêtes savantes… nous irons de ville en ville enchaînés, tels des ours, muselés peut-être, et la maigre nourriture qu’on nous donnera, il nous faudra la gagner par notre docilité, notre soumission à nos maîtres !…

Sur Terre… sur cette Terre si regrettée à laquelle je ne pouvais songer sans que mes yeux se mouillassent, nous nous étions élevés – le docteur surtout – au-dessus de la masse ordinaire ; ici, notre intelligence ne trouverait probablement aucune occasion de s’exercer, nous serions, selon toute apparence, considérés comme de singuliers spécimens d’une race ridicule.

Nous fournirions sans doute matière à de nombreuses dissertations, et il n’était pas impossible qu’un Martien, plus curieux que les autres, un de ces froids savants pour lesquels la vie n’est qu’une manifestation sans importance, s’avisât de tuer l’un de nous afin de l’examiner, le disséquer, pour se rendre compte du fonctionnement de nos organes et de leur analogie avec ceux de ses congénères.

Pourvu encore qu’il ne lui prenne pas fantaisie de nous écorcher vifs comme de simples grenouilles de laboratoire ou de vulgaires cochons d’Inde !…

Pendant que je faisais ces tristes réflexions, le docteur Oméga, la tête penchée en avant, l’œil fixe, la lèvre inférieure pendante, semblait poursuivre une idée…

Parfois, il poussait un petit cri guttural et faisait claquer ses doigts, ou bien il tirait désespérément sur la chaîne qui le rivait au mur.

Je cessai de monologuer afin de ne point troubler les méditations de mon ami… Car en le voyant si absorbé je finis par me bercer de l’espoir que peut-être cet homme étonnant trouverait le moyen de nous sauver…

Pourquoi pas, après tout ?… Était-il inadmissible qu’il parvînt à reconstituer un nouveau navire aérien ?… Les Martiens étaient un peuple industrieux… on devait trouver dans leurs usines tout ce qu’il fallait pour confectionner un Cosmos

Autant qu’il m’en souvient, nous restâmes environ un jour et une nuit dans les casemates martiennes.

Depuis le moment où nous avions aperçu les gnomes qui nous retenaient prisonniers, nous n’avions pris aucune nourriture et nous commencions à ressentir de douloureux tiraillements d’estomac.

– Ces sauvages, dis-je au docteur, veulent donc nous laisser mourir de faim ?

– Cela m’étonnerait, répondit-il…

– Cependant, ils sont assez intelligents pour comprendre que nous ne pouvons nous nourrir en léchant les murs.

– Peut-être leur façon de s’alimenter est-elle différente de la nôtre… des êtres si petits doivent se contenter d’une nourriture insignifiante.

– Pensez-vous qu’ils soient carnivores ?…

– Je n’en sais rien… mais cela m’étonnerait beaucoup… je les crois plutôt végétariens…

Cette conversation fut brusquement interrompue par l’arrivée de trois Martiens qui glissèrent sur le sol comme de gros rats noirs, passèrent auprès de nous et disparurent dans l’ombre… Presque aussitôt, nous entendîmes un bruit sourd, puis la plate-forme sur laquelle nous nous trouvions, après avoir oscillé doucement de droite et de gauche s’éleva rapidement vers la voûte de la crypte…

– Mais… nous allons être écrasés ! hurla Fred…

– Non… dit le docteur… voyez, la voûte s’entr’ouvre progressivement au fur et à mesure que nous montons… tout ici est réglé mécaniquement comme dans un théâtre… Ces petits diables sont décidément de grands ingénieurs…

En effet, le plafond s’était écarté et n’avait pas tardé à disparaître dans des rainures invisibles.

Maintenant, nous étions à l’air libre !

Autour de nous, la foule martienne s’agitait en poussant des cris aigus et des centaines d’yeux glauques, ronds et transparents, nous fixaient avec curiosité…

Nous remarquâmes qu’une grande estrade métallique s’élevait à quelques mètres de nous. Elle pouvait mesurer environ trente pieds carrés et était occupée par plusieurs nains à « grosses têtes ».

Nous allions évidemment comparaître devant l’élite intellectuelle de la planète Mars…

Les chaînes qui nous entouraient les chevilles se desserrèrent tout à coup et disparurent sous la plateforme… Nous n’étions plus attachés que par les mains, mais la tresse métallique qui les retenait nous en laissait à peu près l’usage.

Une des « grosses têtes » fit un signe et notre plancher roulant glissa jusqu’à l’estrade. Les « Mégalocéphales », dont nous n’étions plus séparés que de quelques mètres, nous regardèrent avec attention, puis causèrent longtemps entre eux.

Enfin, celui qui paraissait être le chef des gnomes à gros cerveau fit entendre un sifflement prolongé.

Il y eut une poussée dans la foule, quelques cris bizarres, puis on jeta dans notre enceinte un pauvre petit Martien qui poussait des gémissements lamentables…

– C’est une expérience, dit le docteur, ils veulent s’assurer si nous sommes réellement des sauvages…

Le malheureux sacrifié faisait des bonds désespérés pour échapper à notre étreinte.

Le docteur le saisit délicatement, le souleva de terre et, le mettant sur ses bras, le caressa en souriant comme il eût fait d’un petit animal inoffensif.

Un murmure de sympathie monta de la foule.

Les « grosses têtes » se concertèrent de nouveau et, après une discussion assez animée, nous vîmes un « Mégalocéphale » descendre résolument sur notre plate-forme…

Le savant martien ne semblait guère rassuré ; cependant il faisait assez bonne contenance… il sentait qu’on le regardait et il tenait à honneur de ne point passer pour un poltron. En sautillant, il s’avança vers le docteur et quand il ne fut plus qu’à un mètre de lui il prononça d’une petite voix cassée :

Pohogo !… Pohogo !…

Le docteur Oméga s’inclina cérémonieusement, toujours avec son Martien dans les bras, et répéta : Pohogo !…

Alors, le Mégalocéphale s’enhardit, il fit un petit bond à la façon des kangourous, et avançant les tentacules qui lui servaient de bras, il osa toucher notre vieil ami. Celui-ci sourit aimablement et, à son tour, promena doucement sa main sur la hideuse figure du pygmée…

Des cris s’élevèrent autour de l’enceinte…

Puis, une à une, toutes les « Grosses Têtes » descendirent sur la plate-forme où nous nous trouvions…

Les savants de la planète Mars venaient en corps nous rendre visite… certains maintenant que nous étions des êtres inoffensifs…

Ils s’avancèrent lentement en roulant leurs gros yeux à fleur de tête, puis ils s’assirent pour bien nous prouver sans doute que leurs intentions étaient toutes pacifiques.

Nous les imitâmes…

Il y eut un moment de silence, puis l’un des savants se leva enfin et, s’approchant de Fred, lui tira la barbe…

Le géant ne voulant pas être en reste d’amabilité posa alors sa dextre sur la tête du Martien, mais il avait la main terriblement lourde et le Mégalocéphale poussa un cri de douleur.

Pour réparer la gaffe de Fred, le docteur s’approcha et frotta avec d’infinies précautions le crâne huileux du petit homme…

Ses camarades parurent très touchés de ce geste, et ce fut dès lors au docteur qu’ils prodiguèrent toutes leurs amabilités.

J’eus aussi mon tour et répondis comme il convenait aux avances des horribles nains… J’avoue que nous devions être tous passablement grotesques et, quand je songe à cette première entrevue avec les Martiens, il m’arrive parfois de rire aux éclats…

Une chose inquiétait nos nouveaux amis… ils palpaient et tiraient nos vêtements, se demandant sans doute quelle était cette carapace bizarre qui n’adhérait pas à notre peau…

Je me rendis compte de leur étonnement et j’ôtai mon veston, mon gilet et ma chemise…

En voyant mon torse nu, ils se mirent à sauter comme des cabris, puis ils me posèrent tous, les uns après les autres, leurs froids tentacules sur la peau, ce qui me causa une sensation plutôt désagréable…

Cependant, on devinait qu’ils voulaient correspondre avec nous autrement que par des signes.

Un Mégalocéphale repoussant, avec une petite face plus ridée qu’un pruneau, toucha la tête du docteur et zézaya.

Zoûû

Nous comprîmes aussitôt qu’en langage martien, une tête s’appelait zoûû

Puis il posa successivement ses tentacules sur nos membres qu’il désigna par des mots barbares…

Il appela nos bras des craozo, notre poitrine une ranaïa, nos jambes des piillitt, nos pieds des clakôôs

Au fur et à mesure qu’il parlait, j’écrivais, avec leur prononciation approximative, tous les mots qui sortaient de sa petite bouche triangulaire, ce qui me permit de les répéter assez exactement…

Les « grosses têtes » furent émerveillées de mon intelligence…

Cependant, nous commencions, le docteur, Fred et moi à souffrir terriblement de la faim…

Pensant me faire comprendre des Martiens, je fis le geste bien connu qui consiste à approcher la main de la bouche, mais cette tentative demeura sans succès… je me mis alors à remuer les mâchoires en imitant le bruit que l’on fait en mastiquant les aliments.

Les macrocéphales me regardèrent curieusement et ce fut tout…

– Ces monstres-là ne doivent jamais manger, dis-je au docteur…

– En tout cas, répondit-il, ils ne peuvent broyer leur nourriture… car, ainsi que vous pouvez le constater, leur bouche est dépourvue de gencives et de dents…

– Si encore nous trouvions dans les parages quelque animal à dévorer…

Mais nos nouveaux amis, sans paraître s’inquiéter de mon expressive mimique, continuaient à bredouiller des mots aux terminaisons bizarres…

Enfin, un bruit métallique se fit entendre et les barrières qui nous entouraient s’écartèrent comme par enchantement.

La foule voulut se précipiter vers nous, mais les « Mégalocéphales » la tinrent à distance en braquant sur elle une petite boîte oblongue d’où sortaient, avec un pétillement continu, des lueurs phosphorescentes…

Il y eut une bousculade, des cris, et nous vîmes plusieurs spectateurs rouler sur le sol en agitant leurs tentacules… En passant près d’eux, nous constatâmes avec surprise qu’ils avaient été atrocement brûlés…

– Que peut-il y avoir dans cette boîte ? demandai-je au docteur…

– Je n’en sais rien… mais je ne serais pas étonné que ce fût du radium.

– Du radium… ici ?

– Pourquoi pas ?… D’ailleurs je le saurai bientôt…

Et mon ami eut un petit clignement d’yeux, ce qui, chez lui, était de bon augure…

Une sorte de chariot automobile venait de s’avancer ; les « grosses têtes » nous invitèrent à y prendre place et montèrent à nos côtés.

Quand nous fûmes installés, un petit chauffeur appuya son tentacule droit sur un déclic et nous partîmes à un train d’enfer…

Le singulier véhicule dans lequel nous nous trouvions était de forme ovoïde, et roulait presque à ras du sol, non point sur des roues, mais sur des cylindres, à la façon de ces locomotives routières qui servent à écraser les cailloux sur les routes. Le moteur qui l’actionnait devait être des plus puissants, mais demeurait invisible… Malgré la vitesse à laquelle nous marchions, je pouvais cependant apercevoir la ville, si l’on peut appeler de ce nom une suite ininterrompue de sombres bâtiments de fer. Tantôt ils affectaient la forme de cônes, de pyramides tronquées ou d’aiguilles, tantôt ils figuraient des coupoles, des disques et des dômes…

Une vapeur bleue noyait de temps à autre ces constructions qui, vues ainsi à travers un léger brouillard, apparaissaient démesurément grossies…

Par instant des masses brillantes dont je ne pouvais distinguer la forme passaient en sifflant comme des obus au-dessus de nos têtes et se croisaient avec d’énormes plates-formes volantes dont on voyait parfaitement les hélices…

Bientôt nous quittâmes la ville pour entrer dans un faubourg qui semblait couvert de suie et où s’élevaient des édifices plus noirs que ceux de Londres… puis nous filâmes à travers une vaste plaine où des arbres s’élevaient de place en place, des arbres gigantesques aux rameaux tombants…

Enfin une nouvelle ville se dessina à l’horizon au milieu de nuages rougeâtres…

Razaïou !… Razaïou !… s’écrièrent nos compagnons en agitant leurs grosses têtes en cadence…

Razaïou ! répétai-je très haut – ce qui me valut de la part des Martiens de longs et désagréables frottements de tentacules…

L’automobile s’était arrêtée…

En face de nous courait un torrent impétueux qui charriait non point de l’eau écumante, mais une matière en fusion d’où montaient d’énormes flocons de fumée âcre…

L’un des « Mégalocéphales » poussa un petit cri et aussitôt, d’un vaste échafaudage métallique que je n’avais pas remarqué, tant j’étais absorbé dans la contemplation du fleuve de feu, quatre chaînes descendirent et s’accrochèrent automatiquement à notre véhicule qui, soulevé avec une force prodigieuse, s’éleva dans les airs comme un aérostat… À une hauteur de cent pieds environ, cette singulière machine tournoya sur elle-même et nous filâmes horizontalement au-dessus du gouffre embrasé.

– Ces Martiens sont des génies, s’exclama le docteur… ils ont trouvé les ponts aériens… C’est merveilleux !… C’est féerique !… voyez comme tout ceci est merveilleusement réglé, quelle précision… tenez, maintenant nous descendons… nous sommes sur l’autre rive… Oh ! il est impossible que je n’arrive pas, un jour, dans ce pays enchanté, à reconstruire un nouveau Cosmos… courage !… espoir… mes amis !…

Notre véhicule venait de toucher le sol ; les chaînes qui le maintenaient se décrochèrent et il reprit sa course folle…

Bientôt une montagne se dressa devant nous… Le docteur et moi nous attendions encore à être saisis par un engin monstre, mais, à notre grand étonnement l’automobile en pleine vitesse aborda victorieusement cette rampe presque verticale et la gravit en un clin d’œil…

Nous nous trouvâmes alors en face d’un palais qui dressait dans le ciel rouge ses tours et ses dômes de fer et dont les portes merveilleusement ouvragées affectaient la forme de fleurs de lys ou de trèfles.

Elles ne s’ouvraient point en roulant sur leurs gonds, mais se levaient et s’abaissaient comme des rideaux de théâtre…

Des guirlandes de pierres précieuses couraient autour de l’édifice et retombaient gracieusement sur des chapiteaux faits d’un métal vert aux tons changeants…

Notre véhicule pénétra dans une cour qui avait la forme d’un trapèze et aussitôt une nuée de Martiens se rangea le long des murs en agitant des sortes de grelots qui rendaient un son étouffé.

Les Mégalocéphales nous invitèrent gracieusement à mettre pied à terre et nous nous dirigeâmes, au milieu d’une foule enthousiaste, vers l’intérieur du palais…

Après avoir longé de longues galeries ornées d’ouvrages en fer, nous parvînmes à une salle immense dont je renonce à décrire la décoration tant elle était somptueuse et compliquée…

Un trône de métal bleu surmonté d’un dais de verre rouge s’élevait sous une voûte décorée d’une mosaïque de rubis et de topazes.

Nous allions comparaître devant Razaïou le roi des Martiens…

J’avoue que j’éprouvai à ce moment une légère émotion. Comment le grand chef de ce monde inconnu allait-il nous accueillir ?

Était-ce un être intelligent ou simplement quelque brute couronnée !

Des trompettes emplirent la salle de leurs petits sons nasillards, la voûte s’illumina soudain et le Souverain parut…

Il était grotesque et j’eus peine à réprimer une exclamation de surprise.

Figurez-vous un ballon de baudruche posé sur un corps de cigale… et vous aurez un portrait très exact du maître des régions martiennes…

Il était coiffé d’une sorte de tiare phosphorescente et tenait dans son tentacule droit un bâton de verre terminé par une ampoule dans laquelle brillait une petite flamme bleue…

Des pierres de couleur couvraient sa poitrine jaune, et sur son ventre piriforme s’étalait un médaillon carré qui contenait un affreux portrait – celui de la reine, comme je l’appris plus tard.

Une clameur s’éleva :

Razaïou !… Razaïou !…

Et les Martiens se couchèrent sur le dos en frappant le sol de leurs têtes.

Nous crûmes devoir, par convenance, nous livrer aussi à cette manifestation ridicule, ce qui parut beaucoup étonner Razaïou.

Il agita son petit sceptre et les Mégalocéphales s’approchèrent du trône avec un profond respect, le tentacule gauche sur la gorge, la tête rejetée en arrière… Arrivés devant le souverain, ils poussèrent trois cris et tournèrent sur eux-mêmes comme des toupies…

Razaïou fit un geste et l’un des Mégalocéphales prit la parole…

Il parla longtemps, d’une petite voix grêle, monotone…

Enfin il se tut et le Roi donna l’ordre de nous faire avancer.

On avait ôté les chaînes qui nous entravaient les jambes, mais nous avions toujours les mains attachées.

Il faut croire que l’on n’avait pas encore en nous une absolue confiance.

Ce fut le docteur Oméga qui eut l’insigne honneur d’être présenté le premier à Sa Majesté Razaïou…

Il mit sa main gauche sur sa gorge, rejeta la tête en arrière, poussa trois petits gloussements et se mit à tourner…

Le roi le regardait avec bienveillance…

Ensuite, ce fut mon tour… J’imitai le docteur… Quant à Fred, toujours très maladroit, il faillit renverser le trône de Razaïou. Celui-ci manifesta un trouble extrême, mais fort heureusement, je sauvai la situation en prononçant aussitôt les quelques mots martiens que j’avais inscrits sur mon calepin. Le Roi me toucha alors de son sceptre, mais parut fort étonné que mon corps ne fût pas plus dur. Je renouvelai la scène du déshabillage, et quand il vit mon torse nu, il me montra sa poitrine, sans doute pour me faire comprendre qu’il avait comme moi un habit de « peau ».

Il examina ensuite longuement la tête du docteur, promena ses tentacules sur l’ivoire de son crâne et, se renversant ensuite dans le fauteuil qui lui servait de trône… il s’endormit.

L’audience était finie…

On nous débarrassa de nos chaînes et les Mégalocéphales nous conduisirent dans une pièce immense toute en fer où l’on se serait cru dans l’intérieur d’un réservoir…

La faim nous tourmentait de plus en plus… et la soif venait s’ajouter à notre torture :

– Ma foi, dit Fred, si l’on ne nous donne rien à manger, je prends un de ces vilains macaques et je le « boulotte ».

– Patience, mon ami, dit le docteur… Ne te livre pas encore à quelque excentricité…

– C’est joli à dire… mais j’ai une faim de cannibale… si encore nous pouvions sortir… il doit bien y avoir des animaux dans ce pays-là…

À peine avait-il achevé ces mots que quatre Martiens entrèrent, roulant devant eux un petit chariot de fer recouvert d’une plaque de verre…

L’un des Mégalocéphales s’approcha du docteur et le toucha en disant :

Babaïo

Il tira alors la plaque de verre qui recouvrait le chariot et nous aperçûmes une quantité de petites boules de couleur, assez semblables à des billes…

Babaïo, répéta le Martien.

Puis il prit une boule et l’avala.

– Eh parbleu ! s’écria le docteur, mais ces boulettes sont tout simplement des pilules nutritives… essayons-en toujours.

Et nous nous mîmes à puiser dans le coffre.

Notre faim se calma instantanément… mais la soif nous desséchait toujours le palais…

Un des Mégalocéphales ouvrit alors un petit compartiment ménagé dans une des parois de la boîte et nous indiqua des lamelles jaunes qui ressemblaient assez à des morceaux de colle à bouche. Nous en absorbâmes chacun une douzaine…

Ô miracle ! notre soif s’éteignit… aussitôt ! et nous ressentîmes au palais une délicieuse fraîcheur…

Fred n’en revenait pas… Quant au docteur, son admiration pour les Martiens ne connaissait plus de bornes.

– Ces gens-là sont merveilleux, surprenants, prodigieux ! clamait-il…

Quand notre repas fut terminé, les Mégalocéphales nous poussèrent doucement devant eux et nous conduisirent dans un grand parc, où se trouvaient réunis quelques Martiens qui, à notre grand étonnement, ne ressemblaient pas à ceux que nous avions déjà vus…

Ils avaient la tête exagérément petite et portaient une sorte de péplum formé d’aiguillettes en verre de couleur. Leurs yeux étaient ovales, leur bouche minuscule et leur nez ridiculement retroussé…

Néanmoins ces petits êtres n’avaient rien de repoussant, et, quoique leur figure ne fût point belle, elle était cependant assez sympathique…

Dès que nous nous approchâmes d’un de ces groupes, ceux qui le composaient poussèrent des cris d’oiseaux effarouchés et voulurent s’enfuir…

Un de nos guides les rassura par quelques paroles et les petits êtres nous regardèrent en tremblant…

Dans un coin du parc, on voyait une sorte de tonnelle faite de plantes qui avaient la forme de cactus…

Cérémonieusement les « Mégalocéphales » nous y conduisirent et nous nous trouvâmes en présence de trois petits monstres accoutrés de façon bizarre… L’un d’eux portait sur la tête une sorte de casque dans lequel était encadré un portrait. C’était celui de Razaïou…

– Eh parbleu ! m’écriai-je !… je comprends maintenant… Ces Martiens sont des femmes… Nous sommes devant la Reine…

Bilitii… prononça un de nos guides…

Et il se mit à plat ventre…

Nous l’imitâmes aussitôt, mais à notre grande stupéfaction, quand nous nous relevâmes, la reine Bilitii et ses suivantes avaient disparu… Nous l’avions effrayée, et, bien qu’elle fût cependant avertie par nos « compagnons », elle n’avait pu supporter notre vue.

Nous ne fûmes pas autrement choqués de cette attitude qui, sur Terre, nous eût paru de la dernière incorrection.

D’ailleurs… n’étions-nous point en présence d’une reine !

Mme Bilitii était une petite Martienne timorée. En apercevant trois êtres énormes, poilus et grimaçants, elle avait éprouvé une répulsion bien compréhensible, imitant en cela la petite souveraine de Mildendo quand elle vit pour la première fois Gulliver. Les Mégalocéphales semblaient navrés que nous eussions été si mal reçus par leur reine, et ils nous emmenèrent dans une prairie où croissaient de grandes plantes rouges et des arbustes dont les troncs ressemblaient à des colonnes de marbre.

Des oiseaux hideux, au bec recourbé, aux ailes dentelées, aux pattes difformes, voltigeaient çà et là en poussant de petits cris rauques.

Parfois, ces volatiles étranges se posaient sur le sol et alors ils tournaient avec une rapidité surprenante jusqu’à ce qu’ils tombassent étourdis.

Plus loin, des animaux d’un vert pâle qui ressemblaient à des concombres glissaient sans bruit devant nous…

Un d’entre eux s’approcha de moi, eut une brusque contorsion et me sauta à la poitrine. Je reculai précipitamment et faillis tomber à la renverse, ce qui amusa beaucoup les Mégalocéphales.

J’appris plus tard que ces concombres rampants étaient des chiens martiens.

Mais nous n’avions pas encore tout vu.

Bientôt se montrèrent des serpents noirs, minces comme des anguilles et velus comme des chenilles.

Cette fois, mon courage m’abandonna.

J’ai déjà dit que les ophidiens me faisaient tomber en pâmoison… Dès que ces vilaines bêtes apparurent, je me mis à sauter sur place comme si j’étais au milieu du feu.

Je crus lire sur les physionomies des Mégalocéphales – autant qu’on pouvait saisir une expression sur ces petites faces parcheminées – un sourire de pitié.

Évidemment, ils ne comprenaient pas que j’eusse peur de ces serpents qu’ils considéraient comme des animaux domestiques, puisqu’ils les prenaient dans leurs tentacules et les caressaient avec tendresse. Deux vilains reptiles enlacèrent les jambes du docteur ; un autre grimpa sur ses épaules.

– Mais tuez donc ces vilaines bêtes, m’écriai-je…

– Vous n’y pensez pas, monsieur Borel, me dit le vieux savant…

« Vous ne comprenez donc pas que ces serpents sont des animaux sacrés… qu’ils jouent ici le rôle des chats dans la religion égyptienne… tâchez de surmonter votre dégoût… songez que si vous écrasiez une de ces vilaines bêtes, vous attireriez sur votre tête le courroux des Martiens…

« D’ailleurs, voyez… ces reptiles sont inoffensifs… ils se rapprochent beaucoup de nos couleuvres terrestres…

Mais le savant avait à peine achevé ces mots que je le vis faire un geste rapide et, presque aussitôt, il poussa un hurlement de douleur…

 

 

Chapitre 11 - La guerre dans Mars

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021