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BIBLIOBUS Littérature française

Chapitre 1° - L’homme mystérieux

 

 

 

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Comment je connus le docteur Oméga ?

Ceci est toute une histoire… une histoire étrange… fantastique… inconcevable, et peut-être serait-il à souhaiter que je n’eusse jamais rencontré cet homme !…

Ainsi ma vie n’eût pas été bouleversée par des événements tellement extraordinaires que je me demande parfois si je n’ai pas rêvé la surprenante aventure qui m’advint et fit de moi un héros, bien que je fusse assurément le moins audacieux des mortels.

Mais les coupures de journaux, de magazines et de revues qui traînent sur ma table sont là pour me rappeler à la réalité.

Non !… je n’ai point rêvé… je n’ai pas été le jouet de quelque hallucination morbide…

Pendant près de seize mois j’ai effectivement quitté ce monde.

Quel être bizarre que l’homme !…

C’est presque toujours au moment où il est le plus tranquille, où il jouit enfin d’un bonheur ardemment convoité qu’il recherche les plus sottes complications et se crée comme à plaisir des soucis parfaitement inutiles.

Après avoir longtemps pourchassé la fortune sans parvenir à la saisir au vol, j’avais eu la chance inespérée d’hériter un million d’un vieil oncle que j’avais toujours cru pauvre comme Job parce qu’il vivait dans une affreuse bicoque et portait des vêtements sordides qui ne tenaient plus que par miracle.

Après sa mort on avait cependant trouvé dans sa paillasse mille billets de mille francs.

Ils étaient bien un peu fripés, mais je vous prie de croire que je ne fis aucune difficulté pour les accepter.

Dès que je fus en possession de cet héritage, je me retirai aussitôt en province.

J’acquis à Marbeuf, ma ville natale, un joli cottage entouré d’un parc de cinq hectares et j’abandonnai sans regret ce tourbillon parisien dans lequel s’émoussent parfois les énergies et sombrent si souvent les espoirs.

Moi qui avais été un bûcheur… un infatigable ouvrier de lettres, je renonçai subitement, dès que je fus riche, à tout travail de plume, voire même à toute lecture.

Enfermé dans mon home, je vivais cependant sans ennui.

Il paraît que certaines natures n’ont point besoin d’un monde d’incidents pour s’occuper ou s’amuser, et ce qui paraîtrait monotone aux uns abonde pour d’autres en excitations vives, en plaisirs ineffables.

Tout ce qui était activité bruyante et désordonnée affligeait mon oreille par ses discordances et me procurait même une sensation douloureuse.

J’aurais voulu qu’il n’y eût autour de moi d’autre bruit que celui de mon violon.

Car, j’oubliais de le dire, une chose… une seule, me rattachait encore au monde civilisé : la passion de la musique.

J’avais acheté le Stradivarius d’un grand virtuose mort subitement en exécutant un concerto de Spohr et j’avais eu la chance d’obtenir cet instrument presque pour rien : quarante-cinq mille francs.

Cela fera, je le sais, sourire tous ceux qui ont la musique en horreur.

Mettre quarante-cinq mille francs à un violon, c’est de la folie !

Possible, mais chacun son goût.

J’aime mieux exécuter sur un Stradivarius les œuvres de nos vieux maîtres que de brûler les routes à cent à l’heure.

Je passais donc mon temps à promener sur les cordes de mon instrument un superbe archet en bois de Pernambouc dont la monture à elle seule était une petite merveille.

Aussitôt levé je m’installais devant mon pupitre, et travaillais avec ardeur les plus arides concertos de Paganini, d’Alard et de Vieuxtemps.

On ne pourra pas dire que je jouais dans le but d’émerveiller mes contemporains.

J’étais tout simplement un violoniste solitaire, pénétré de son art, un exécutant passionné, infatigable et modeste.

De temps à autre, je recevais la visite d’un vieil ami, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, qui avait été autrefois mon collaborateur et avec lequel j’avais obtenu quelques succès de librairie.

Eh bien ! l’avouerai-je ?… quand cet ami sonnait à ma grille et que j’apercevais dans l’allée sa longue silhouette d’échassier, je ne pouvais réprimer un mouvement de mauvaise humeur.

Je m’efforçais cependant de le bien recevoir (on ne devient pas un sauvage du jour au lendemain) mais, quand j’avais subi sa présence une journée entière, je commençais à manifester de l’impatience… Le deuxième jour de son arrivée je ne l’écoutais déjà plus, et, pendant qu’il se lançait dans de longues dissertations sur la récente découverte d’un « palimpseste » du Moyen Âge, distraitement, je jouais en sourdine quelque adagio de Beethoven.

Cet ami trouva sans doute que j’étais, avec mon violon, aussi ennuyeux que M. Ingres, car il ne revint plus.

Cependant, à force de lire sans cesse des doubles croches et des triples croches, mes yeux se fatiguaient parfois ; mes doigts, par suite d’un surmenage excessif, devenaient raides et malhabiles.

Alors, je serrais soigneusement mon violon dans un étui en palissandre, véritable chef-d’œuvre de la fin du dix-septième siècle, et j’allais m’asseoir sur une petite terrasse située à l’extrémité de mon parc, en bordure de la route.

Là, tout en rêvant sonates, ariettes ou cantilènes, je laissais errer mon regard sur le paysage qui s’étendait devant moi.

À perte de vue, c’étaient des bois touffus parmi lesquels pointaient ça et là les toits d’ardoise de clochers uniformes… À mes pieds, c’est-à-dire au bas de la terrasse, quelques maisons s’alignaient le long d’une rue à peine carrossable, la plupart d’une architecture navrante ; leurs murs, faits de briques rouges et noires disposées avec symétrie, ressemblaient assez à de vastes échiquiers.

À l’extrémité du village, dormait une grande plaine monotone au centre de laquelle s’élevaient deux affreux hangars en planches goudronnées que j’avais toujours pris pour des usines ou des remises aérostatiques.

Ces lugubres bâtiments gâtaient bien un peu mon horizon, mais je ne m’en affligeais pas outre mesure…

J’étais d’ailleurs, en fait d’esthétique, d’une indifférence sans pareille.

Un soir que je me trouvais sur ma terrasse, l’esprit perdu en quelque rêverie mélodique, je ne m’étais pas aperçu que la nuit était venue…

J’allais me lever pour regagner mon cottage, quand soudain, devant moi, une lueur sinistre bondit dans le ciel, se déployant comme un immense serpent de feu… un grand étincellement illumina brusquement les champs assoupis, et un bruit formidable, un fracas tumultueux comme la voix de mille cataractes emplit les échos… La terre fut secouée d’un frisson.

Je me sentis projeté à bas de mon rocking-chair et les vitres de mon kiosque tombèrent en pluie sur ma tête…

Je poussai un cri.

Mon jardinier et mon valet de chambre accoururent aussitôt et me relevèrent avec des airs éplorés. Peut-être craignaient-ils que je ne fusse dangereusement atteint ; peut-être envisageaient-ils aussi avec inquiétude l’éventualité d’une mort qui les eût privés d’un maître idéal, peu exigeant sur le service et d’une place tranquille qui était une véritable sinécure. Quand ils virent que je n’étais point blessé leur figure se rasséréna.

– Qu’y a-t-il ?… que s’est-il passé ? m’écriai-je…

Un homme qui longeait le mur du parc entendit mon interrogation et à la hâte me jeta ces mots :

– C’est un des hangars du docteur Oméga qui vient de sauter…

Puis il se dirigea en courant vers le lieu du sinistre.

– Le docteur Oméga ?… le docteur Oméga ?… murmurai-je en regardant mes domestiques… Quel est cet individu ?… vous le connaissez ?

– C’est, me répondit le jardinier, un vieil original qui ne parle à personne… Il est étonnant que monsieur ne l’ait pas encore remarqué, car il passe tous les matins sur cette route vers neuf heures. Le docteur Oméga est un petit homme habillé de noir ; il a une figure sinistre et l’on dit dans le pays qu’il jette des sorts ; les paysans le fuient comme la peste… ils évitent même de le regarder… car ses yeux, paraît-il, portent malheur…

– Ah ! fis-je distraitement.

Et, après m’être épousseté avec mon mouchoir, je quittai la terrasse.

Toute la soirée je demeurai songeur… Il me fut même impossible de jouer du violon. Je mis cette nervosité sur le compte de la forte émotion que j’avais ressentie et je montai me coucher.

En arrivant dans ma chambre, je constatai que la glace de mon armoire était fendue et que mon portrait – un pastel qui me représentait à l’âge de vingt ans – était tombé au pied de mon lit.

– Pour une explosion, remarqua mon valet de chambre, on peut dire que c’en est une et une belle… Elle a dû faire des victimes… Quelle force !… Il est certain que ce docteur doit une indemnité à monsieur… Il faudra lui faire remplacer la glace et le cadre du tableau…

– C’est bien, fis-je… nous verrons cela… tirez les rideaux.

Le domestique obéit et, quand je n’eus plus besoin de lui il sortit…

Pendant un quart d’heure, je me promenai dans ma chambre en fumant une cigarette, puis je me couchai et éteignis ma lampe.

Chose singulière, moi qui d’habitude m’endormais toujours comme un bienheureux, je ne pus fermer l’œil ce soir-là…

Je pensais sans cesse au hangar, à l’explosion, au docteur Oméga, et je cherchais, malgré moi, à me représenter la physionomie de cet homme qui inspirait une telle crainte à tout le village.

Qui sait, pensais-je, s’il n’a pas été écrasé sous les décombres de sa bâtisse ? Et je me prenais à le plaindre.

Cela devenait une obsession.

Enfin je m’assoupis.

Mais bientôt je fus réveillé subitement par un craquement léger… une sorte de glissement. J’écoutai quelques secondes en retenant ma respiration, puis je m’assis doucement sur ma couche. Je n’entendis plus rien.

– J’aurai rêvé, pensai-je.

Cependant, comme j’avais la tête lourde, je me levai et ouvris la fenêtre.

Une chauve-souris passa en voltigeant et plongea dans un taillis.

Au loin, une brume bleutée flottait sur les arbres que la lune éclairait par instants.

Une faible lueur semblable à celle d’un foyer qui couve brillait dans la plaine… c’étaient les décombres du hangar qui achevaient de se consumer…

Je fis le tour de ma chambre, heurtant du pied les objets que l’obscurité me rendait suspects, puis, complètement rassuré, je fermai la croisée et regagnai mon lit.

Combien de temps sommeillai-je ? je ne saurais le dire…

Tout à coup j’éprouvai une bizarre impression de malaise… Il me semblait que j’étouffais, que j’avais un poids énorme sur la poitrine.

Je fis un bond formidable et alors j’entendis très distinctement le bruit d’un corps tombant sur le parquet…

Un engourdissement subit, une sensation étrange pénétrèrent instantanément tout mon être. Mon cœur battit un tocsin désordonné… mes membres frissonnèrent… j’éprouvai un grand froid intérieur et des picotements à fleur de peau.

Je ne pouvais plus douter maintenant…

Il y avait quelqu’un dans ma chambre !… j’en étais sûr…

Longtemps je demeurai immobile, enfoui sous mes couvertures… Enfin, petit à petit, je me risquai à sortir la tête.

Autour de moi tout était silencieux.

Je commençais à reprendre confiance et me donnais déjà mille raisons pour apaiser mon effroi, quand une horrible vision me glaça le sang dans les veines.

Au pied de mon lit… dans l’obscurité… deux yeux me fixaient… deux yeux phosphorescents qui me parurent énormes.

Une terreur folle m’envahit… mes dents claquèrent. Je perdis complètement la tête… mon imagination s’exalta et je vis des choses effrayantes.

Les meubles de ma chambre parurent s’animer et bientôt une sorte de nuage lumineux éclaira une épouvantable figure.

Un être diabolique, un monstre à l’air féroce, était à quelques pas de moi. Il ricanait en me fixant, et une houppe de cheveux blancs semblable à une aigrette se dressait et s’agitait sur son crâne luisant…

Ses yeux étranges, étincelants, roulaient dans leurs orbites, lentement découverts ou voilés par de grosses paupières rouges qui s’abaissaient et remontaient presque régulièrement.

En même temps j’entendis un énorme bruit de mâchoires qui s’entrechoquaient et sur ma glace brisée je lus en lettres de feu ce mot fatidique : Oméga !

Je ne me rappelle plus ce qui se passa ensuite, car je m’évanouis.

Quand je repris mes sens, mon valet de chambre baissait les stores pour me protéger du soleil qui donnait en plein sur mon lit. Je me frottai les yeux, jetai autour de moi un regard ahuri, puis j’examinai le plafond, les murs et les meubles ; à part la fêlure de la glace, je ne constatai rien d’anormal.

Cependant je n’étais pas encore rassuré et, comme mon domestique allait sortir, je le retins sous un prétexte quelconque… Je ne voulais pas rester seul…

Au moment où je m’apprêtais à me lever, je remarquai qu’un chat, un gros matou noir que je n’avais jamais vu chez moi, dormait au pied de mon lit. Effrayé probablement par le bruit de l’explosion, il s’était réfugié dans ma chambre… et, s’y trouvant bien, il y était resté…

Alors la lumière se fit dans mon esprit… Je compris tout… Ce poids que j’avais senti sur la poitrine… ce corps tombant sur le parquet… ces yeux brillants… oui… tout s’expliquait maintenant.

L’animal s’était couché sur moi… De là cette oppression que j’avais éprouvée… Il s’était ensuite placé au pied de mon lit et ces deux globes phosphorescents qui m’avaient tant effrayé… c’étaient ses yeux.

Tout cela s’était passé dans un demi-sommeil et mon pauvre cerveau, fortement ébranlé par les incidents de la journée, avait alors battu la campagne…

Je m’étais endormi en songeant au docteur Oméga et mon imagination s’était forgé des idées fantastiques, comme cela arrive souvent quand un fait vous a profondément frappé avec le sommeil.

Je me levai, pris un bain et me sentis presque calmé. Cependant, au bout d’une heure ou deux, je redevins nerveux, irritable. Le souvenir du docteur me hantait de nouveau.

J’essayai de jouer du violon…

Je manquai toutes mes harmoniques et mon archet, mal équilibré dans ma main, grinça lamentablement sur les cordes.

C’était désespérant.

Je frappai du pied avec colère et sortis.

Je gagnai alors la terrasse et m’accoudai sur le mur qui surplombait la route.

J’étais furieux… furieux d’avoir mal dormi… d’avoir eu ce maudit cauchemar… furieux aussi de songer sans cesse à ce docteur Oméga qui aurait dû m’être tout à fait indifférent.

Quelle fatalité me poussait donc à toujours m’occuper de cet homme ?

Certains experts en sciences psychiques ne manqueraient pas d’expliquer cet état d’âme singulier par un phénomène de télépathie ou de transmission de pensée, mais rien entre le docteur Oméga et moi ne pouvait donner lieu à semblable supposition. Comment deux êtres qui ne se sont jamais vus, qui s’ignorent réciproquement, pourraient-ils se trouver en communion d’esprit ?…

J’en étais là de mes réflexions quand j’entendis au-dessous de moi, sur la route, une petite voix chevrotante, nasillarde, horripilante.

Je me penchai en dehors du mur et ne pus retenir un cri de stupéfaction.

Cette voix !… c’était celle du docteur Oméga… oui… c’était lui que j’avais devant les yeux… C’était bien l’homme que m’avaient dépeint mes domestiques.

Et il chantait… ! il chantait !… quelques heures après l’affreuse catastrophe qui probablement avait dû faire des victimes.

C’était inouï… incompréhensible !…

J’allais l’interpeller quand il fit un brusque crochet et prit à gauche un petit sentier qui serpentait entre des haies.

J’eus alors l’idée de lui crier de s’arrêter…

J’allais même le faire, mais un sentiment de convenance me retint.

Je ne pouvais décemment héler ainsi un homme que je ne connaissais pas.

Il me fut enfin permis d’examiner à loisir cet extravagant personnage, car il se présentait de trois quarts dans le chemin qu’il suivait.

C’était un tout petit homme qui ressemblait beaucoup à feu M. Renan. Il avait comme lui une grosse tête, de longs cheveux blancs, une face grasse et blême.

Il était coiffé d’un chapeau de soie, malgré la chaleur – nous étions en plein été – et vêtu d’une redingote noire aux larges basques dans les poches desquelles on apercevait des rouleaux de papier blanc.

Il marchait en sautillant et ses bottines qui craquaient faisaient un petit bruit assez semblable au chant du cri-cri.

À la main, il tenait une badine avec laquelle il traçait de temps à autre des figures sur le sol, sans pour cela interrompre son agaçante mélopée.

Au fur et à mesure qu’il s’éloignait, peu à peu sa voix s’atténuait…

Ce ne fut bientôt plus qu’un faible murmure à peine perceptible… un petit roucoulement ridicule.

Cette brusque apparition, loin de calmer ma curiosité, ne fit au contraire que l’aviver.

Ce bonhomme, qui en toute autre circonstance n’eût même pas retenu mon attention, me fit l’effet d’un être étrange… diabolique…

Il m’apparut comme un de ces damnés, dont parle Dante, qui chantent au milieu du feu… comme un mauvais esprit, un gnome malfaisant plein d’une infernale malice.

Est-ce que l’on chante quand on a failli semer la mort autour de soi ?

Toute la journée je fus d’une humeur de dogue et mes domestiques, qui étaient habitués à ne jamais recevoir de reproches, ne furent pas peu surpris en m’entendant les invectiver à tout propos.

Je ne songeais même plus à mon pauvre Stradivarius. Seul le docteur faisait l’objet de toutes mes réflexions.

Sa figure, que je connaissais maintenant, prenait tour à tour dans mon esprit des expressions bizarres.

J’en arrivai même à faire cette remarque : le monstre que j’avais vu dans mon cauchemar et le docteur Oméga se ressemblaient étrangement.

C’était à croire qu’il y avait dans mon rêve un semblant de vérité et que mon imagination affolée n’avait pas entièrement inventé la scène de la nuit.

Une curiosité de plus en plus cuisante m’aiguillonnait.

Je voulais à toute force connaître ce vieillard énigmatique… je voulais lui parler, ne fût-ce qu’un instant… l’interroger… savoir enfin à quel mystérieux travail il se livrait.

Mon parti fut vite pris.

Le lendemain, à l’heure de la promenade du docteur, je me trouverais sur son chemin.

Comme je craignais d’avoir encore un affreux cauchemar pendant mon sommeil, je ne me couchai pas ce soir-là.

Je m’étendis dans un fauteuil et laissai ma lampe allumée.

Que la nuit me parut longue !

Enfin, un petit filet blafard glissa entre les doubles rideaux de ma fenêtre.

Je m’habillai sans l’aide de mon valet de chambre, et sortis du parc par une barrière qui donnait sur les champs.

C’était folie de quitter si tôt ma demeure, puisque celui que je voulais voir ne passait habituellement qu’à neuf heures au pied de la terrasse. Mais une impatience fébrile me torturait… Je n’aurais pu rester chez moi. Il me fallait du mouvement pour tromper mon attente.

À peine eus-je dépassé les prés qui bordent mon cottage que je fus, comme malgré moi, poussé justement du côté où je ne voulais pas aller.

J’avais beau m’arrêter, louvoyer, prendre des sentiers inconnus, une force invincible me ramenait toujours vers un chemin montant qui conduisait à la plaine habitée par le docteur. Enfin, j’arrivai à un endroit où la côte s’arrêtait brusquement.

Devant moi s’étendait la vallée et, sous le soleil levant, les routes lointaines, que la perspective rendait plus escarpées, prenaient des tons d’or en fusion.

Comme mes yeux s’étaient portés sur la plaine, je vis une masse compacte de débris fumants qui se composaient de grosses poutres, de planches et de ferrures bizarrement entremêlées.

Une sorte de réverbération verdâtre produite sans doute par la décomposition d’acides et de substances chimiques flottait au-dessus de ces ruines.

Il me sembla même apercevoir, au milieu des décombres, des corps carbonisés qui levaient vers le ciel leurs bras tordus et noircis.

M’étant approché, je reconnus que ce que je prenais pour des corps, c’était tout simplement de petits réservoirs cylindriques auxquels adhéraient encore des supports de bois brûlé.

Au milieu de cet enchevêtrement, un globe terrestre demeuré intact, mais noirci par la fumée, émergeait, telle une grosse tête de nègre, et cela avait quelque chose de grotesque et de lamentable.

Plus loin des livres étaient éparpillés… un vieux chapeau haut de forme et une robe de chambre rouge accrochés à une cloison branlante.

Autour du lieu de l’explosion la terre était crevassée, labourée… quelques arbres avaient été coupés à ras du sol.

J’étais occupé à contempler ce triste spectacle quand une petite voix joyeuse s’éleva tout à coup.

Je me retournai d’un bond et me trouvai en face du docteur Oméga…

Il me salua en souriant, mais il me parut qu’il y avait dans cette amabilité quelque chose d’ironique et de cruel.

– Hein ?… fit-il avec un ricanement aigu, cela a merveilleusement sauté !

– Oui… en effet… balbutiai-je… et il est fort heureux qu’il n’y ait pas eu de victimes…

Le docteur parut ne pas entendre cette réflexion. Je m’enhardis.

– Vous êtes sans doute inventeur, monsieur ? lui dis-je.

Il fit un signe de tête affirmatif.

J’allais lui demander en quoi consistaient ses inventions, mais je n’osai pas.

Je ne pouvais cependant le laisser partir ainsi ; il fallait qu’il s’expliquât.

Heureusement, j’eus un trait de génie.

– Moi aussi, m’écriai-je, je suis… inventeur…

Le vieillard me regarda quelques secondes avec attention, et il faut croire qu’il fut satisfait de cet examen, car un petit sourire plissa sa grosse face glabre. Me posant brusquement la main sur l’épaule, il me fit cette question inattendue :

– Êtes-vous un homme courageux ?

– Pourquoi cela ?… interrogeai-je, assez inquiet.

– Vous le saurez plus tard… je vous demande si vous êtes un homme courageux.

– Certainement, répondis-je en cambrant la taille et en fronçant le sourcil.

– Avez-vous quelquefois eu peur dans votre vie ?…

– Jamais !… mentis-je avec aplomb.

– C’est bien, dit le docteur… vous êtes celui que je cherchais… Comment vous appelez-vous ?

– Denis Borel…

– Venez me voir ce soir… à neuf heures.

– Là ?… fis-je en désignant du doigt le hangar demeuré debout malgré la catastrophe.

– Oui… là… Vous sonnerez à cette petite porte… mais, je vous préviens, sonnez fort… car je suis un peu sourd… allons, au revoir… à ce soir, mon ami !…

Et le docteur me serra la main.

Ce contact me fit un effet désagréable.

J’eus comme la sensation d’avoir touché une peau de serpent…

Mon ami !… Il m’a appelé son ami !… pensais-je en m’en retournant…

Du diable si je me rends à son invitation ! cet homme est tout simplement un fou…

S’il voulait causer avec moi… il pouvait le faire à l’instant. Ah ! s’il se figure par exemple que je vais venir dans sa baraque en pleine nuit… il se trompe.

Je ne me soucie guère de passer une soirée avec un dément…

Rentré chez moi, je déjeunai de fort bon appétit et, dans l’après-midi, je jouai du violon pendant deux heures.

J’exécutai à ravir la Ronde des Lutins de Bazzini… et il me sembla même que mes pizzicati pouvaient presque rivaliser avec ceux de Jan Kubelik.

Cependant, quand vint le soir, mon obsession me reprit.

La conversation de la matinée me revint à l’esprit, et, de déductions en déductions, j’en arrivai à me demander si le docteur était réellement un aliéné.

Après tout, me disais-je, ses yeux n’ont rien d’inquiétant… Ils sont un peu durs, c’est vrai, mais cela tient sans doute à ce qu’ils sont d’un bleu très clair.

Ses gestes ne paraissent pas ceux d’un halluciné… les fous ont des mouvements saccadés, brusques, nerveux, et, ma foi ! le docteur Oméga est plutôt sobre de gestes. C’est sûrement un original… mais qui ne l’est pas ?

Ceux qui passent leur existence à chercher sans cesse ont bien le droit, après tout, d’être un peu singuliers d’allures…

Rien ne vous détache des choses extérieures comme la fièvre de l’invention.

Somme toute, les penseurs sont des êtres à part, au cerveau merveilleux, puissant, trop compliqué pour être compris des vagues individualités qui traitent d’utopie tout ce qui dépasse leur conception.

Ai-je vraiment le droit de considérer le docteur Oméga comme un fou avant d’avoir jugé son œuvre ? Si cet homme était un génie ?

L’heure du dîner arriva.

Je ne touchai pas aux plats qu’on me servit ; je me contentai d’un bouillon dans lequel je cassai deux œufs et je bus un demi-verre de vin.

Lorsque je me levai de table j’étais plus inquiet, plus perplexe que jamais.

Je m’assis dans mon salon et réfléchis de nouveau.

Si je n’allais pas au rendez-vous que le docteur m’avait fixé, je passerais à ses yeux pour un poltron et quand il me rencontrerait dans la suite, il me rirait au nez.

D’un autre côté, je m’intéressais trop à cet homme pour ne point profiter de la circonstance qui m’était offerte de le connaître enfin.

Une chose m’inquiétait toutefois : Pourquoi m’avait-il demandé si j’avais déjà eu peur dans ma vie ?…

Bah ! fis-je, nous verrons bien !

La demie de huit heures venait de sonner. Je m’étais levé et me disposais à partir quand une réflexion nouvelle m’arrêta.

Si le docteur allait me soumettre à quelque terrible épreuve ?… Si c’était vraiment un fou dangereux ?… Ah ! ma foi, tant pis ! je me défendrai… D’ailleurs je serai armé… j’emporterai mon Smith et Wesson.

Je verrai bien en arrivant quelle sera son attitude… Si elle me semble équivoque, j’aurai vite fait de fausser compagnie à ce mystérieux inventeur.

Dans le cas où il voudrait me retenir de force, je parviendrai bien à lui échapper… que diable !

Je suis jeune, vigoureux… lui, c’est un vieillard… J’en aurai facilement raison…

Déjà j’étais dans le vestibule.

Je demandai mon manteau de caoutchouc, car le temps était à l’orage, et je glissai mon Smith dans la poche de côté de mon veston.

Mon domestique, qui vit ce geste, ne put réprimer un mouvement d’effroi.

– Monsieur sort ? me demanda-t-il d’un air hébété.

– Oui… qu’y a-t-il là d’extraordinaire ?

– C’est que depuis que je suis à son service, monsieur n’est jamais sorti de la maison.

– J’ai un rendez-vous, répondis-je.

Et j’ajoutai par pure forfanterie, en appuyant bien sur les mots :

– Un rendez-vous avec le docteur Oméga…

Le valet roula des yeux épouvantés.

– Vous allez chez ce… vieux sorcier ?… Oh !… prenez garde, monsieur… cet homme est capable de tout… cet après-midi on m’a encore raconté sur son compte des choses effrayantes… si vous saviez…

Je haussai les épaules et m’en allai d’un air calme, bien que je fusse intérieurement fort troublé.

Dès que je me trouvai sur la route, je me mis à marcher très vite en faisant sonner les talons…

De gros nuages roulaient dans le ciel leurs volutes sombres… Je n’y voyais pas à dix pas devant moi.

Cependant, quand j’eus dépassé les premières maisons du village, la lune se montra un instant. Mon ombre alors se dessina sur le sol… une ombre démesurée, gigantesque, qui formait devant moi une énorme tache vacillante.

Comme je passais devant une ferme, située à l’entrée de la plaine, un chien se mit à hurler et je fus pris d’un tremblement nerveux.

Mon courage allait-il m’abandonner ?

Mais je me redressai, assujettis ma casquette et me dirigeai résolument vers le hangar, dont une seule fenêtre était éclairée.

Arrivé devant le noir bâtiment, j’hésitai quelques secondes ; enfin, saisissant une chaînette qui pendait à droite de la porte, je la tirai brusquement.

Il m’est impossible d’exprimer l’effet que produisit sur moi le son de la petite cloche que je venais d’agiter ; un trépassé auquel la Providence aurait laissé la cruelle faculté d’entendre sonner son glas, ne serait pas plus émotionné que je le fus en cet instant.

Bientôt une lumière brilla au travers d’un judas grillé ; la porte s’ouvrit et je me trouvai en face du docteur Oméga.

Il était nu-tête et sur son crâne d’ivoire je remarquai avec effroi une petite houppe de cheveux blancs qui se tenait droite comme une aigrette.

Instantanément, je me souvins du rêve que j’avais fait et mes jambes flageolèrent sous moi.

Je fis même un mouvement de recul pour m’enfuir, mais à ce moment, le docteur qui venait de fermer la porte disait avec un petit rire qui ressemblait à un gloussement de gallinacé :

– Là… comme cela… elle ne s’ouvrira plus… Voyez mon système de fermeture… Est-il assez ingénieux ? et cependant il est fort simple.

Il y eut un petit déclic, puis le bonhomme ajouta :

– C’est un vrai verrou de sûreté… un verrou comme il n’y en a pas… Mais montez donc.

Et le petit vieux me précéda, tenant à la main une lampe de cuivre qui projetait le long des murs une clarté tremblotante.

Je m’assurai vivement que mon revolver était toujours dans ma poche… J’en sentis la crosse et repris confiance.

Le docteur montait les escaliers tellement vite que j’avais peine à le suivre ; cet homme avait des jarrets d’acier.

Arrivé sur un palier très étroit, il ouvrit une porte et s’effaça en disant :

– Entrez… mon ami…

Je ne sais pourquoi… quand il m’appelait son ami j’éprouvais une sorte de gêne… de malaise.

Je me figurais voir dans ce mot une cruelle moquerie… comme une ironique menace.

Je pénétrai dans une pièce de forme pentagonale et d’assez grande dimension.

À droite, en entrant, on voyait une fenêtre unique, étroite et longue, qui ressemblait plutôt à une meurtrière.

Tout au fond de la salle, dans une sorte de couloir formant cul-de-sac et blindé comme la soute d’un cuirassé, on apercevait un foyer incandescent que surmontait un cubilot cylindrique recouvert d’un capuchon de tôle.

– Asseyez-vous… mon ami, me dit le docteur en m’indiquant un siège de bois grossièrement façonné.

Et comme, malgré son invitation, je restais debout, il insista :

– Mais asseyez-vous donc… je vous prie…

J’obéis machinalement. Le vieillard se plaça alors en face de moi.

La moitié de son visage était noyée d’ombre et la partie éclairée me parut d’une blancheur de cire…

Je remarquai alors qu’un de ses yeux brillait d’un éclat singulier et chaque fois que cet œil lumineux me fixait… involontairement je frissonnais.

Au dehors le vent soufflait avec fureur.

On entendait craquer les arbres et la girouette placée sur le toit du hangar tournait follement avec un bruit de crécelle.

Enfin, le vieillard fit claquer ses doigts et rapprocha vivement son siège du mien.

– Vous voudriez sans doute savoir, me dit-il, en ricanant, pourquoi je vous ai fait venir ici ?…

– Ma foi… répondis-je, j’avoue que…

Le docteur se frotta les mains, puis après un regard en dessous, il reprit :

– Je cherchais un homme courageux pour m’accompagner dans un voyage fantastique – c’est le mot – un voyage extraordinaire que je ne croyais jamais accomplir, mais qu’une récente découverte a rendu possible… Je suis arrivé à trouver un corps qui est repoussé par la pesanteur… et s’en sert comme d’un point d’appui pour s’élever dans les airs…

Je faisais de la tête des signes admiratifs, mais plus le docteur se lançait dans des explications touffues, plus cette opinion s’ancrait dans mon esprit : « cet homme est décidément fou… cependant… c’est une folie douce… en ne le contrariant pas, je n’ai rien à craindre. »

J’eusse même été complètement rassuré, si de temps à autre, le bonhomme ne se fût retourné brusquement sur son siège pour regarder derrière lui…

Plusieurs fois même il se leva et je le vis se diriger vers le cubilot qui chauffait dans le fond de la pièce.

Ce manège m’intriguait et le vieillard lut sans doute dans mes yeux la question que je n’osais lui poser, car il me dit :

– Vous vous demandez pourquoi je vais si souvent jeter un coup d’œil sur le récipient qui se trouve là-bas… Je vais vous le dire…

« Il y bout une substance que je soumets à une forte pression et il suffirait d’un moment de négligence pour que ce hangar-ci sautât comme l’autre.

Je sentis un petit froid me passer le long du corps.

– Oui… reprit le docteur… c’est un récipient comme celui que vous voyez au fond de ce couloir qui a amené la catastrophe d’avant-hier…

« Un de mes ouvriers avait négligé, en sortant, de ralentir l’ardeur du foyer…

Et mon interlocuteur se leva de nouveau pour aller examiner son appareil.

– Nous pouvons, dit-il, en revenant s’asseoir, atteindre 15 atmosphères… c’est la limite extrême, mais à 14 atmosphères 3/4… il faut ouvrir l’œil.

– À combien êtes-vous en ce moment ? demandai-je avec inquiétude…

– Oh !… à 14 à peine… nous pouvons être tranquilles… Je vous disais donc tout à l’heure que j’avais trouvé un corps qui supprimait l’action ordinaire de la pesanteur… Cela semble impossible et cependant, c’est la vérité…

Le docteur, ayant remarqué sur mon visage une lueur d’incrédulité, ajouta, en élevant un peu la voix :

– Vous ne me croyez pas ?…

– Mais si…

– Non… vous doutez, je vois cela… Eh bien ! vous allez être convaincu…

« Tenez… ouvrez ce coffre que vous voyez là et prenez-y le premier objet qui vous tombera sous la main.

Je me serais bien gardé de contrarier le vieux savant. Je soulevai donc le couvercle du grand bahut qu’il m’indiquait et y saisis une épaisse plaque de métal.

– Jamais je ne pourrai soulever cela, m’exclamai-je.

– Essayez… fit le docteur avec un petit rire.

Je réunis toutes mes forces et empoignai l’énorme bloc.

Ô prodige !… ô miracle !… Je l’enlevai sans difficulté… il pesait moins qu’une plume… Bien plus… je remarquai qu’il s’élevait malgré moi et j’avais même toutes les peines du monde à le retenir…

– Eh bien, que pensez-vous de cela ?… me demanda le docteur, en m’enlevant des mains le bloc métallique qu’il replaça dans son coffre.

– C’est merveilleux !… inouï !… phénoménal !… prodigieux !… m’exclamai-je avec chaleur.

Ma subite transition du doute à l’enthousiasme amena un sourire de satisfaction sur la figure du docteur.

Je regardais cet homme avec émerveillement. Il me semblait maintenant qu’il se dégageait de sa personne quelque chose de surhumain, et je crus voir une auréole illuminer son front.

Ce petit vieillard, qui m’avait paru odieux et ridicule, se métamorphosait pour moi en demi-dieu.

– Vous voyez, me dit-il, que j’ai résolu réellement le plus merveilleux des problèmes scientifiques… Consentez-vous maintenant à m’accompagner dans le grand voyage que je vais tenter ?

Comment hésiter, après ce que je venais de voir… j’étais fasciné… émerveillé… littéralement ébloui…

– Oh ! docteur… répondis-je, je suis prêt à vous suivre partout… où que vous alliez… fût-ce au bout du monde.

– Nous irons plus loin que cela, prononça le vieillard d’un ton grave.

Mais soudain, malgré moi, je tressaillis… Je venais d’entendre un ronron bizarre… un roûû… roûû… singulier… de plus en plus sonore… Instinctivement… je tournai les yeux vers le cubilot.

– Oh ! ne craignez rien, fit le docteur en souriant… c’est le métal qui commence à subir sa dernière cuisson… Nous sommes à 14 atmosphères 1/4… Dans quelques minutes je ralentirai la combustion…

– Alors ?… il n’y a aucun danger ?

– Pour le moment… non…

Et le savant continua, très calme :

– J’aurais pu emmener avec moi pour m’accompagner quelqu’un de mes ouvriers… mais il ne me faut pas seulement un homme hardi… courageux… j’ai surtout besoin d’un compagnon intelligent qui puisse me seconder utilement… prendre des notes… écrire mes impressions…

– Un secrétaire…

– C’est cela même…

– Oui, oui… je comprends, fis-je distraitement, en regardant de nouveau le récipient dont les roûû… devenaient menaçants…

Il me sembla même entendre de petits craquements comme si les parois de la sphère de fonte se fussent tendues sous l’effort du métal en fusion…

Néanmoins je m’efforçai de ne rien laisser paraître de mon effroi… Les battements de mon cœur soulevaient mes vêtements… mais mon visage demeurait assez calme, bien qu’une petite sueur froide coulât le long de mes tempes.

– Je crois qu’il serait grand temps, dis-je enfin d’une voix timide, de faire tomber la pression…

Le savant eut un petit mouvement d’épaules et ne répondit pas.

Tout à coup un fracas épouvantable se fit entendre au rez-de-chaussée. Une porte battit avec violence.

– Qu’est cela ? fit le vieillard en se dressant subitement… Mes verrous de sûreté auraient-ils glissé dans leur gâche… non… cela est impossible… attendez-moi une seconde… je vais voir… Le temps de descendre et de remonter…

– Je vous suis… je vous suis… m’écriai-je.

Mais le docteur était déjà sorti et la porte par laquelle il venait de disparaître s’était refermée instantanément, grâce à un système invisible qui était encore une invention de cet homme étonnant. Je l’entendis descendre quatre à quatre les escaliers… puis il y eut un bruit de planches qui se heurtent et la petite voix du savant s’éleva glapissante… furieuse.

Que s’était-il passé ?

Je demeurai cloué sur place, angoissé, tremblant.

Les grognements du cubilot s’accentuaient… C’était maintenant un rugissement semblable à celui d’un monstre en furie…

Me ruant sur la porte… j’essayai de l’ouvrir… le verrou de sûreté la maintenait solidement… Je tentai de l’enfoncer… elle résista à mes secousses désespérées.

En bas, le savant criait toujours… je collai mon oreille contre le parquet et j’entendis distinctement ces mots :

– Le cubilot !… Le cubilot !…

C’en était fait de moi !… Ce que je redoutais était arrivé… le docteur ne pouvait plus remonter.

Rassemblant toute mon énergie, je m’approchai du récipient, et sans hésiter, tournai brusquement une manette de cuivre fixée dans le capuchon de tôle. C’était peut-être le salut !…

Malédiction ! J’avais hâté ma perte !…

Aussitôt la substance en fusion se mit à bourdonner avec plus de force… l’aiguille du manomètre fit un petit bond et tremblota sur le cadran… Un flamboiement aveuglant emplit la pièce… une chaleur étouffante me suffoqua.

Je voulus crier. Mais le sang afflua à ma gorge… ma langue demeura collée à mon palais…

Alors je compris que c’était la fin…

Je reculai à l’extrémité de la pièce, fixant d’un œil égaré la lueur sinistre qui rayonnait de plus en plus et, me cachant le visage dans les mains, je me laissai tomber comme une masse…

L’angoisse m’étrangla, anéantissant dans mon cerveau en délire les derniers vestiges de la raison.

 

 

Chapitre 2 - La « répulsite »

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021