BIBLIOBUS Littérature française

1° partie : En ballon dirigeable

 

 

 


 

 

I

Le docteur et l’acrobate

 

À Saint-Cloud, dans son vaste cabinet de travail, dont les quatre fenêtres donnaient sur le parc, et qu’encombrait un pêle-mêle d’appareils électro-thérapiques, de flacons et de livres, le célèbre docteur Rabican était, depuis plus d’une heure, en grande conférence avec un de ses anciens clients, un gymnasiarque devenu aéronaute, et nommé Alban Molifer. Le fils du docteur, le jeune Ludovic Rabican, qui écoutait derrière la porte, et collait, de temps en temps, son œil au trou de la serrure, ne pouvait, malgré ses louables efforts, attraper que des lambeaux de conversation. Il savait qu’Alban, que son père avait, autrefois, guéri, grâce à une opération d’une hardiesse merveilleuse, s’occupait alors, dans le plus grand secret, de la construction d’un aérostat, conçu suivant des données toutes nouvelles.

Ce fait expliquait bien au petit curieux la présence d’une foule d’épures qu’Alban avait étalées sur la grande table de porcelaine du cabinet, et dont il discutait les détails avec le docteur. Ce que l’enfant comprenait moins, c’étaient les feuilles de papier timbré, couvertes d’une grosse écriture, dont Alban faisait la lecture à demi-voix. À ce moment, le jeune indiscret sentit une main se poser sur son épaule. Il se retourna, honteux de sa curiosité ; il se trouvait face à face avec sa sœur Alberte, une belle et sérieuse jeune fille de seize ans, pour laquelle Ludovic, son cadet de trois années, éprouvait autant de respect que d’affection.

— Tu n’as pas honte, dit sévèrement Alberte, d’espionner ainsi notre père !… Ce que tu fais là est mal. Il s’agit peut-être d’affaires très sérieuses, que tu ne dois pas connaître.

Ludovic balbutia des excuses et supplia sa grande sœur de ne pas instruire son père de la faute dont il venait de se rendre coupable.

— Je ne dirai rien pour cette fois, fit-elle en le menaçant du doigt ; mais que je ne t’y prenne plus. Justement, je viens chercher papa, que l’on demande en ville.

Pendant que Ludovic se retirait, tout penaud, Mlle Rabican, après s’être annoncée par trois coups discrètement frappés, pénétrait dans le cabinet de travail paternel.

Le docteur sourit à la vue de sa fille et mit un baiser sur son front. Alban Molifer, après un profond salut, s’était retiré à l’écart.

— Qu’y a-t-il donc, petite, demanda joyeusement le docteur, pour que tu viennes ainsi nous troubler dans nos savantes méditations ?

— Rien de bien grave, papa. C’est encore votre confrère, l’honorable professeur Van der Schoppen, qui a fait des siennes. En appliquant, à trop forte dose, une potion kinésithérapique à l’un de ses malades, M. Tabourin, il lui a démoli un tibia.

— Ce diable de Van der Schoppen est enragé. Avec sa fameuse méthode, et ses biceps de lutteur, il finira par écloper toute la population.

— Mais, interrompit Alban, vous ne devriez pas vous en plaindre. Van der Schoppen travaille à augmenter votre clientèle. Chaque fois qu’il estropie un de ses malades, c’est un client qu’il perd et un que vous gagnez.

— Je suis suffisamment occupé, dit le docteur, pour ne pas désirer un surcroît de travail… Mais je cours chez M. Tabourin. C’est à deux pas d’ici. Vous voudrez bien être assez aimable pour m’attendre un instant… Les journaux d’aujourd’hui sont sur ce guéridon.

Le docteur s’habilla en toute hâte et, suivi de sa fille, quitta le cabinet de travail. Mais à peine avait-il franchi la porte de la rue que Ludovic, toujours aux aguets, se glissait doucement dans la pièce, afin d’aller faire un bout de causette avec son ami Alban, et de découvrir, s’il était possible, tout ou partie du fameux secret.

Le docteur Rabican, une des gloires de la science française, avait fondé à Saint-Cloud, depuis une dizaine d’années, une maison de santé luxueusement aménagée et dont l’installation était renouvelée à de fréquents intervalles, selon les dernières découvertes de la médecine et de la chirurgie modernes.

L’institut Rabican était connu dans le monde entier. Le docteur avait toujours, parmi ses pensionnaires, un nombre respectable de lords splénétiques, d’Américains millionnaires, rois du pétrole ou du coton, de petits princes allemands atteints de maux d’estomac.

Le docteur Rabican méritait, d’ailleurs, l’universelle renommée dont il jouissait. Pour lui, il n’y avait guère de maux incurables ; on citait, à son actif, des guérisons véritablement miraculeuses.

Il tentait parfois des opérations d’une stupéfiante hardiesse, et il les réussissait presque toujours.

On lui avait amené, une fois, un Italien qui se mourait d’un cancer à l’estomac. Le docteur n’avait pas hésité à faire entièrement l’ablation de l’organe, contaminé. L’estomac avait été enlevé, l’œsophage raccordé avec le duodénum par des points de suture et le malade nourri artificiellement pendant un mois. Au grand désappointement des confrères jaloux qui avaient, à l’unanimité, pronostiqué la mort du patient, celui-ci s’était rétabli ; et, résultat véritablement déconcertant, il avait repris l’usage des aliments solides, digérait bien, et se portait à merveille. La sorte de poche qui s’était formée dans le tube digestif, remplaçait d’une façon très satisfaisante le viscère absent.

Une autre fois, une grande famille anglaise lui avait confié un orateur, membre du Parlement, atteint depuis trois ans d’une folie qui paraissait incurable. Le docteur avait promptement reconnu qu’un épanchement sanguin s’était produit dans un des lobes cérébraux. Le baronnet avait été dûment chloroformé ; un fragment de la boîte crânienne avait été scié, et le cerveau mis à nu, consciencieusement nettoyé. Peu de semaines après, le noble lord, tout à fait rétabli, reprenait, au Parlement, la série de ses éloquentes invectives, contre les empiètements coloniaux de la France et de l’Allemagne en Afrique.

Le docteur Rabican faisait plus fort encore. Il avait inventé un appareil à rajeunir les vieillards.

La principale cause de la caducité est l’artériosclérose, c’est-à-dire le durcissement lent, le racornissement[1] graduel, la pétrification, en quelque sorte, des tissus élastiques, dont se compose le système artériel de l’homme. Ce durcissement peut être, sinon entièrement évité, au moins considérablement retardé, par l’application graduée et raisonnée d’un faible courant électrique, sur les centres vasomoteurs[2] du cerveau. Partant de ce principe, le docteur faisait asseoir son malade sur une sorte de chaise longue munie d’appareils électriques spéciaux. Un bandeau entourait son front. Ses pieds, ses mains et son torse étaient pris dans des anneaux métalliques. Puis, on actionnait les piles. Les effluves électriques se répandaient dans tout le système nerveux, et cela pendant plusieurs heures chaque jour. Au bout de très peu de temps, le vieillard soumis à ce traitement commençait à recouvrer son énergie, redressait sa taille, reprenait des travaux depuis longtemps abandonnés, enfin se remettait à faire des projets d’avenir. Le docteur avait eu des clients qui, après une saison de cure électrique, s’étaient remariés à un âge invraisemblable, au grand désappointement de leurs héritiers.

La fortune que le docteur Rabican avait gagnée, grâce à ses cures fabuleuses, était considérable. Il en faisait, d’ailleurs, le plus noble usage, mettant indistinctement, au service des pauvres et des riches, le pouvoir presque surnaturel de sa science.

C’est ainsi qu’il avait fait la connaissance d’Alban Molifer.

Un jour, une femme, encore revêtue du maillot pailleté des acrobates, était venue, tout en larmes, frapper à la porte de l’institut. Son mari, dans un exercice de voltige aérienne, avait manqué le second trapèze ; et au milieu d’un long cri d’horreur poussé par la salle entière, était venu lourdement s’abattre sur le filet tendu au-dessous de lui, sur la piste. Dans sa chute, son poignet avait porté sur le globe d’une lampe électrique qu’il avait brisé. Les nerfs et les artères étaient coupés ; le sang coulait à flots. Le gymnasiarque [3] pouvait périr d’un instant à l’autre.

Dans l’écurie du cirque, où, avec des couvertures de cheval, on avait improvisé un lit au blessé, le docteur se trouva en présence d’un homme, jeune encore, d’une physionomie remarquablement intelligente et noble, que le sang qu’il avait perdu faisait d’une pâleur mortelle.

Le docteur courut au plus pressé. Il procéda d’abord, à la ligature des artères.

Puis il appliqua un premier pansement, et libella une ordonnance.

Très peu de jours après, l’acrobate alla mieux. Le bras en écharpe, il se présenta lui-même à l’institut. Il semblait profondément désespéré. Quand il eut remercié le docteur, qui refusa d’accepter toute espèce d’honoraires, le gymnasiarque enleva le pansement qui recouvrait son poignet malade, et montra anxieusement, au docteur, la blessure en voie de guérison.

— La section des vaisseaux sanguins, dit celui-ci, soignée à temps comme elle l’a été, ne laissera pas de traces.

— Mais, s’écria Alban avec angoisse, ma main est inerte ! En recouvrerai-je jamais l’usage ? Si elle demeure paralysée, c’est pour moi et les miens la ruine et la mort.

Le docteur eut une petite toux sèche, par laquelle il cherchait à dissimuler son émotion. Le ton navrant du blessé l’avait profondément touché.

— Hum !… fit-il, c’est vrai, le nerf est coupé. Il faudrait une opération très osée, très délicate, que je ne crois même pas qu’on ait encore essayée…

— Je suis prêt à tout risquer ; je me remets entre vos mains.

— Eh bien, soit, fit le docteur devenu pensif. Revenez après-demain. Si vous êtes encore décidé, j’essaierai de remplacer le nerf.

Malgré tout son courage, Alban ne peut réprimer un léger frisson de crainte quand on l’eut installé dans le fauteuil à opérations, et qu’il sentit un invincible engourdissement s’emparer de lui, lorsque l’appareil à chloroforme eut commencé de fonctionner.

Sitôt le malade endormi, le docteur rapidement, tira la tringle d’un rideau. Le corps, garrotté et anesthésié, d’un chien de forte taille, apparat sur une table d’amphithéâtre. Le docteur prit quelques instruments dans sa trousse étalée. Il y eut une lueur d’acier. En deux ou trois mouvements, aussi rapides que ceux d’un prestidigitateur, le docteur venait de fendre l’une des pattes du chien et d’en retirer un filament blanc, qui était un nerf encore plein de vie. C’est ce nerf qui fut greffé sur celui d’Alban et servit à en raccorder les deux bouts.

Quand Alban se réveilla, le cerveau endolori, la salle d’opération avait repris son aspect habituel.

— C’est fini, dit le docteur en souriant. Vous n’avez plus, maintenant, qu’à rester quelques jours dans une immobilité absolue. Vous n’enlèverez l’appareil plâtré que j’ai mis autour de votre poignet, sous aucun prétexte, d’ici quinze jours. Au début de ce temps, nous saurons si l’opération a réussi.

Elle réussit, et si bien qu’Alban put reprendre, quelques mois après, sans inconvénient, ses exercices ordinaires d’acrobatie.

Depuis ces événements, deux ans s’étaient écoulés. Alban, qui s’était entièrement voué à l’aérostation, avait, alors, une quarantaine d’années. À sa face complètement rasée, à ses yeux d’un bleu très doux, à ses vêtements entièrement noirs, on eût put le prendre indifféremment pour un acteur ou pour un ministre de l’Église anglicane, si la souplesse de sa démarche, la manière d’effacer les épaules et de bomber le torse, n’eussent révélé l’ancien gymnasiarque, l’homme rompu à tous les sports.

En somme, il y avait en lui quelque chose d’énigmatique, qu’accentuait encore, à certains moments, l’ironie du sourire. Pour un observateur, il eût été difficile à classer. On pouvait seulement être sûr d’une chose, c’est qu’Alban Molifer était un homme bâti pour l’action.

Cela se sentait, rien qu’à la franchise de son regard, à la courbe accentuée du nez, à la saillie de son maxillaire inférieur, et à la forme busquée de son front, que recouvrait une forêt de cheveux blonds taillés en brosse.

Alban, qui avait été autrefois à la tête d’une grande fortune, qu’il avait dépensée en expériences aérostatiques, possédait, d’ailleurs, une éducation et des manières que l’on rencontre rarement chez ses pareils. Il se trouvait, selon l’occasion, tout aussi à l’aise dans un salon que dans la coulisse d’un cirque ou dans la nacelle d’un aérostat.

En voyant entrer Ludovic, dont il connaissait l’espièglerie, il referma négligemment la serviette bourrée de plans et d’épures qu’il tenait ouverte sur la table, et le petit curieux éprouva de ce fait une première déconvenue.

Ludovic, dont les grands yeux noirs pétillaient de malice, et qui tenait de sa mère une délicatesse de physionomie et de tempérament presque maladive, s’avança vers Alban d’un air un peu boudeur.

— Est-ce que vous avez envie d’emmener papa en ballon ? demanda-t-il à brûle-pourpoint… Vous devez comploter tous deux un voyage dans votre Princesse des Airs.

— Attendez d’abord, enfant impatient, qu’elle soit construite.

— Mais quand elle sera terminée, est-ce que papa y montera avec vous ?

— Si le docteur me demande de faire une ascension, certainement que je ne le lui refuserai pas.

— Et moi, me permettriez-vous d’y aller aussi ?

— Si votre père vous y autorise. Seulement, je crains qu’il ne vous trouve encore bien jeune.

— Mais vous emmenez bien Armandine, qui n’est pas plus âgée que moi et qui est une petite fille !

— Elle, c’est bien différent. Elle a été habituée, tout enfant, aux ascensions. C’est une aéronaute de naissance.

Avec la mobilité d’esprit de son âge, Ludovic, voyant qu’il ne pourrait, ce jour-là, rien apprendre de plus sur son sujet favori, l’aérostation, passa brusquement d’une idée à l’autre.

— Vous savez, dit-il, que le docteur Van der Schoppen a encore endommagé un malade… C’est tout de même singulier qu’il conserve des clients avec sa kinésithérapie… Papa m’a expliqué ce que c’était ; mais tout ce que j’en ai retenu, c’est qu’on donne des coups aux malades pour les guérir… Vous savez ce que c’est, vous ?

— Oui. J’ai connu autrefois, très intimement, le docteur Van der Schoppen. La kinésisthérapie, qui est une méthode médicale très en honneur dans les pays scandinaves et le nord de l’Allemagne, consiste à traiter toutes les affections par des coups brusquement décochés sur la partie malade… Ainsi, quand vous avez le hoquet, si on vous applique brusquement, sans prévenir, un grand coup de poing, vous êtes guéri.

— Tiens, c’est vrai !… constata naïvement l’enfant.

— Le docteur Van der Schoppen en agit de même avec toutes les maladies. Il a remarqué que les lutteurs et les soldats, qui passent toute leur vie à se battre, sont les hommes les plus vigoureux et ceux qui se portent le mieux… Partant de ce principe, si un vieux monsieur chétif vient le consulter pour des maux d’estomac, par exemple, Van der Schoppen l’interroge hypocritement, se fait indiquer exactement la partie souffrante ; puis, au moment où le malade est sans défiance… vlan !… il lui décoche un coup de poing à renverser un bœuf…

— Et que se passe-t-il ? demanda Ludovic.

— Généralement, le client se sauve en hurlant et va trouver un autre médecin ; mais il arrive pourtant à Van der Schoppen d’opérer des cures radicales… Ainsi, l’an dernier, il a guéri une dame anglaise, en lui cassant, d’un maître coup de poing, une molaire jusque-là rebelle au davier de tous les dentistes.

— Mais pourquoi M. Van der Schoppen est-il venu en France ?… Papa m’a dit qu’il avait été directeur d’un hôpital en Allemagne…

— C’est exact. Le docteur est un grand savant, quand il se contente d’écrire des livres et qu’il n’opère pas lui-même… Il a perdu sa place de directeur d’un hôpital militaire pour avoir ordonné, aux malades de toute une salle, le massage nasal et réciproque.

— Le massage nasal ?

— Oui. Admettons que nous soyons malades tous les deux… vous m’appliquez un coup de poing sur le nez, je vous en applique un autre ; et cela dure comme ça jusqu’à ce que nous soyons complètement guéris.

— Mais si je suis le moins fort ?

— Alors, je vous aplatis le nez, je vous brise les dents et je vous poche les yeux… C’est ce qui est arrivé à l’hôpital du docteur. Les malades les plus vigoureux ont rossé les autres. Il en est résulté une bagarre épouvantable ; et le scandale a été si grand que le docteur a été destitué…

— C’est sans doute pour cela que les huit petits Van der Schoppen, depuis Karl, l’aîné, qui a deux ans de plus que moi, jusqu’au jeune Ludwig, qui commence à épeler ses lettres, sont toujours déchirés, couverts de bleus et d’écorchures, et passent toute la journée à se battre avec leurs condisciples.

— Vous pouvez en être certain. Et s’il faut en croire les mauvaises langues, le docteur applique même, rigoureusement, sa méthode à Mme Van der Schoppen, chaque fois qu’elle a le malheur de se trouver malade. Le résultat, c’est qu’ils n’ont plus chez eux que de la vaisselle ébréchée, des tables boiteuses et des fauteuils à trois pieds… On leur donne congé tous les six mois ; et il faut vraiment que Van der Schoppen ait beaucoup de conviction et de philosophie pour ne pas envoyer à tous les diables sa méthode.

Ludovic partit d’un franc éclat de rire ; mais il s’arrêta net et demeura coi. Il venait de se sentir pincer par une oreille. C’était le docteur Rabican qui était rentré, sans faire de bruit, et s’était approché, à pas de loup, pour surprendre son fils en flagrant délit de paresse.

— Va donc faire ta version, ordonna-t-il, avec une sévérité que tempérait un ton plein de bonhomie.

Ludovic adorait son père. Il s’empressa d’obéir, Alban et le docteur purent reprendre leur entretien. L’aspect du docteur Rabican formait, avec celui de son interlocuteur, un contraste parfait.

De stature élevée, mais un peu voûté dans sa maigreur nerveuse, le docteur approchait de la cinquantaine. Son visage, d’un ovale très allongé, au front légèrement dégarni par les veilles, s’encadrait de favoris grisonnants et de longs cheveux, presque entièrement blancs, brillants et ténus comme de la soie. Les méplats du visage étaient fortement accusés ; le nez était long et effilé, un nez de flaireur et de chercheur. La bouche, aux lèvres délicates sans être minces, offrait, habituellement, un sourire plein de sérénité, le sourire de l’homme parfaitement conscient et sûr de lui. Le menton, aux rondeurs de médaille antique, les yeux, gris et malicieux, qui avaient conservé l’éclat et la pureté de la jeunesse, complétaient cet ensemble, où le physionomiste n’eût relevé aucun symptôme d’hypocrisie ou de méchanceté. Comme tous ceux qui se sont fait un devoir de consacrer leur existence à des recherches désintéressées, le docteur était, naturellement, très enjoué, et si modeste qu’il s’étonnait encore, avec un peu de naïveté, de cette gloire et de ce succès qui lui étaient venus sans qu’il les cherchât.

Le docteur s’était marié de bonne heure, avec une jeune fille sans fortune, une amie d’enfance qu’il avait épousée lorsqu’il n’était encore que simple chef de laboratoire d’un grand hôpital parisien.

Jamais union ne fut plus heureuse.

C’est grâce à l’affection dévouée et au désintéressement de Mme Rabican, que le docteur avait dû de surmonter les difficultés, toujours si âpres, d’un début scientifique.

Grâce à l’affection sûre dont il se sentait entouré, il avait résisté courageusement, d’abord aux privations, à l’insuccès de ses premières expériences ; ensuite, lorsqu’il commença à devenir célèbre, aux attaques envieuses de confrères jaloux et mieux rentés.

Présentement, le docteur Rabican jouissait, sans arrière-pensée, d’une fortune laborieusement conquise. L’institut de Saint-Cloud, que le docteur avait installé dans l’ancien hôtel des comtes de Lussac, était cité comme une merveille d’élégance moderne et de confort artistique. Un peu à l’écart de la ville, il était précédé d’une monumentale grille en fer forgé, du plus pur style Louis XIV, et entouré de superbes jardins, d’où l’on avait vue sur le parc.

C’est là, en écoutant gronder le tumulte affaibli de la ville lointaine, que les convalescents, miraculeusement arrachés à la mort par le docteur, se promenaient lentement, au bon soleil, appuyés sur leur canne d’ivoire. L’institut Rabican n’avait rien qui sentit l’hôpital ou la maison de santé ordinaires. Éclairées et chauffées à l’électricité, encombrées de meubles d’art et de bibelots précieux, toutes les pièces, depuis le grand salon, muni d’un orgue signé par un facteur célèbre, jusqu’à la salle d’opérations aux murs revêtus de porcelaine et pourvus d’antiseptisateurs électriques, répondaient à l’idéal de confort des malades les plus exigeants.

Le docteur était parfaitement heureux. Sa fille, Alberte, vivant portrait de Mme Rabican, montrait déjà la beauté, la parfaite distinction, la générosité de sentiments et d’intelligence, qui devaient faire d’elle, plus tard, une femme supérieure.

Seul, Ludovic donnait parfois quelques inquiétudes à son père. D’un cœur excellent, d’une mémoire prompte et sûre, d’une intelligence très vive, il montrait une telle pétulance, dans ses désirs et dans ses caprices, un tel entêtement dans ses plus folles imaginations, que le docteur craignait, parfois, d’avoir, plus tard, beaucoup de peine à le diriger.

— Vous avez vu ce petit bonhomme, dit-il, quand Ludovic eut refermé la porte, il m’effraie quelquefois par son trop d’imagination… Bon cœur, mais mauvaise tête… Il raffole de vous et de vos ballons.

— Mais il n’y a pas de mal à cela, reprit Alban, dont le sourire ironique s’accentua… Ne tient-il pas en cela de son père ?

— Vous me faites songer, dit le docteur dont les longues mains sèches s’égarèrent nerveusement dans le fouillis des papiers et des plans, que je vous ai déjà fait perdre une heure, et qu’il faut en finir au plus vite avec ces signatures…

Alban relut les papiers timbrés, qu’il avait mis de côté lors de l’arrivée de Ludovic, et que le docteur cherchait inutilement parmi les épures.

— Alors, dit Alban, il ne vous reste plus qu’à signer.

— C’est bien. Passez-moi la plume… Il est donc entendu que je prends à ma charge toutes les dettes que vous avez contractées pour la construction de vos premiers moteurs. De plus, pour compléter l’aménagement intérieur, et procéder au montage, au gonflement, aux essais de machines, et au lancement de notre aérostat, je vous crédite jusqu’à concurrence de sept cent mille francs. Je veux que la Princesse des Airs soit munie des appareils les plus perfectionnés. C’est une condition indispensable à notre succès. Il faut que l’aménagement intérieur en soit aussi assez confortable pour permettre de longs voyages ; il faut que le fonctionnement des accumulateurs électriques et des appareils producteurs d’air liquide soit impeccable. Ne vous hâtez donc pas, prenez votre temps…

— Je ne dépasserai pas la date que je vous ai fixée. Du moment que vous me commanditez si généreusement, tout ira très vite. Les derniers appareils vont m’être livrés, par les constructeurs, avant la fin de la semaine. Robertin et son aide procèderont immédiatement au montage et à l’ajustage. Nos essais seront très courts, puisque je suis sûr de mes plans. Avant trois semaines vous pourrez assister aux évolutions du premier « aéroscaphe » vraiment pratique et dirigeable qui ait jamais été lancé dans les plaines immenses de l’air.

— Les chemins de fer supprimés et rendus inutiles, les communications devenues presque instantanées, les guerres impossibles, les douanes sans objet, voilà, tout simplement, les résultats qu’aura produits votre découverte !…

— Il est certain que les cuirassés de vingt millions, les canons longs et courts, à freins hydropneumatiques, deviendront parfaitement inutiles lorsque, sans risques aucuns, un aéroscaphe, monté par une demi-douzaine d’ingénieurs, pourra, en lançant commodément quelques bombes électriques, anéantir toute une flotte, ou une ville grande comme New York ou Londres… J’oublie encore, ajouta Alban avec son sempiternel sourire d’ironie, les progrès considérables que fera la science météorologie que…

— On arrive déjà à produire des pluies artificielles et à détruire les trombes, en tirant dessus à coups de canon… Le temps viendra où l’homme pourra faire, à sa guise, la pluie ou le beau temps.

— En attendant, je connais un météorologiste qui sera plutôt vexé, lors de la première ascension de la Princesse des Airs.

— Vous voulez sans doute parler de mon vieux camarade Bouldu ?…

— Précisément.

— Sans lui vouloir de mal, je vous avoue que je ne serai pas fâché de la contrariété qu’il éprouvera. Je lui garde rancune de la manière dont il a agi envers vous.

— Je ne lui en veux plus. Je suis persuadé que ce coquin de Jonathan, son âme damnée, a été pour beaucoup dans notre brouille… Enfin, je sais maintenant ce que c’est qu’une haine de savant.

— Prenez-y garde, Alban. Ce sont les plus terribles… Prenez-y garde.

Et le docteur répéta encore son avertissement, en reconduisant, jusqu’à la porte, le futur capitaine de la Princesse des Airs, qui avait soigneusement serré, dans son portefeuille, les contrats, maintenant revêtus de la signature de son généreux commanditaire.

Alban franchit la grille dorée de l’institut Rabican.

Un personnage, qui se tenait caché dans l’enfoncement formé par deux maisons voisines, se dissimula vivement pour n’être pas aperçu de lui.

Quand l’aéronaute eut fait une centaine de pas, l’espion sortit de sa cachette, et se mit à le suivre, à distance, en ayant soin d’utiliser les angles propices des maisons en retrait, les tournants de rues, les voitures, pour dissimuler sa marche à celui qu’il « filait ».

L’inconnu, d’un âge indécis, et d’une forte corpulence, était reconnaissable à ses moustaches rasées, à sa barbiche taillée en pinceau, pour un citoyen de la libre Amérique. Son teint, rougi par l’abus des boissons alcooliques, son profil anguleux et dur, la ruse et l’hypocrisie que reflétaient ses prunelles métalliques et froides, étaient loin de lui conférer une physionomie sympathique. Il était coiffé d’un chapeau haut de forme roussi, et vêtu d’un ample ulster, à carreaux jaunes et bleus. Il marchait lourdement, le dos courbé, en s’appuyant sur un énorme gourdin de bois de fer.

Alban descendit vers la ville basse, traversa la Seine, et alla frapper à la porte d’une maison de très modeste apparence.

C’est là qu’il habitait.

Quand l’Américain qui, toute la matinée, l’avait espionné, fut sûr qu’il était bien rentré chez lui, il poussa un juron étouffé et reprit, en sens inverse, le chemin qu’il venait de parcourir.

Ce Yankee n’était autre que Jonathan Alcott, à la fois domestique, préparateur et secrétaire du météorologiste Théodore Bouldu, un des camarades de jeunesse du docteur Rabican, et dont l’habitation était située à quelques pas de l’institut.

L’intérieur d’Alban Molifer, plus que sommairement meublé, offrait la preuve de ses préoccupations scientifiques.

Les murs étaient ornés de plans et de dessins d’appareils, de lavis de machines, de photographies d’aérostats et d’aéronautes célèbres.

À la place la plus en vue, un tableau noir, qu’un contrepoids permettait de lever ou d’abaisser à volonté, était couvert de signes algébriques. Dans un autre angle, un établi était encombré de délicates pièces d’acier, de cuivre et d’aluminium ; le sol y était jonché de limaille et de copeaux métalliques.

Quand Alban entra, Mme Molifer achevait de mettre le couvert, tandis que sa fille Armandine, armée d’un pinceau et de plusieurs godets à encre de Chine, achevait de colorier, en teintes plates, une épure de vaste dimension.

— Vous savez, cria joyeusement Alban dès le seuil de la porte, que j’ai les signatures… Le docteur a la foi !… Il m’ouvre un crédit presque illimité !… Enfin, je touche donc au succès ! Dans quelques jours, la Princesse des Airs nous enlèvera tous les trois dans les airs, pour la confusion des envieux et le plus grand triomphe de la science.

Armandine, une maigriote fillette qui gardait, de sa prime enfance, passée dans les baraques foraines, quelque chose d’étrange et d’un peu sauvage, sauta au cou de son père si brusquement, qu’elle renversa un des godets d’encre de Chine.

— Sois donc raisonnable, lui dit sa mère. Tu as failli gâter l’épure du grand moteur… Ne sois pas si folle… On dirait que tu apprends quelque événement inattendu… Moi, j’étais sûre que le docteur nous tirerait d’embarras. Il est trop bon, il aime trop la science pour ne pas s’être enthousiasmé pour les découvertes de ton père.

— Oh ! s’écria Alban, dans un élan de reconnaissance enthousiaste, le docteur m’a sauvé deux fois !… Malgré la certitude que j’ai de réussir, je tremble qu’un accident quelconque ne se produise au dernier moment… Les capitaux qu’il risque pour moi sont considérables. Je serais désolé qu’un échec, même partiel, entraînât de nouvelles dépenses.

— Pourquoi craindre ? s’écria Mme Molifer avec une belle confiance. Je suis, pour ma part, certaine de ton triomphe.

— Oh ! je n’ai pas de craintes sérieuses, fit Alban, dont le front s’assombrit un instant. Mais ce succès si inespéré, si rapide, si complet, m’effraie un peu. J’éprouve je ne sais quels[4] étranges pressentiments.

Mme Molifer eut vite fait de rassurer son mari. Une minute après, il ne pensait plus à ces fâcheuses idées, et s’était plongé dans un calcul de volts, d’ohms et d’ampères qui l’absorbait tout entier.

Armandine s’était mise à orner la robe de sa poupée d’un morceau de paillon emprunté à un ancien maillot d’acrobate.

Mme Molifer arracha bientôt le père et la fille à leurs occupations, en annonçant que le déjeuner était servi.

 

 

 

 

II

 

LE TERRIBLE MONSIEUR BOULDU

 

En pénétrant, sans frapper, dans le laboratoire de son protecteur et maître, le savant météorologiste Théodore Bouldu, Jonathan Alcott fit claquer violemment la porte vitrée.

Le savant, alors occupé à consulter un vaste tableau des hauteurs barométriques, se retourna et, d’une voix où perçait un commencement d’irritation :

– Eh bien, Jonathan, que signifie ce vacarme ? Tu as encore, probablement, quelque mauvaise nouvelle à m’annoncer ?

– Rien qui doive vous surprendre, répliqua l’Américain, avec une familiarité presque insolente… Ce que j’avais prévu arrive, voilà tout. Nous sommes volés.

– Alors, notre invention, nos plans ?…

– …Sont, en ce moment-ci, mis à exécution par ce scélérat d’Alban Molifer, avec la complicité du docteur Rabican, qui a fourni les capitaux.

– Tu es bien sûr de ce que tu avances ?

– Absolument certain, reprit le Yankee avec un sang-froid gouailleur bien fait pour exaspérer l’irritable météorologiste… J’ai filé Molifer toute la matinée. Il est allé chez un notaire, à la Banque, puis chez le docteur… Voilà, je crois, des démarches bien significatives ?

– Mais, qui te dit, interrompit presque rageusement le savant Bouldu, que ces démarches aient abouti, que le docteur ait donné de l’argent ?… Alban n’a peut-être fait qu’une tentative inutile sur le coffre-fort du docteur ?

– Le doute n’est pas possible… Ce maudit saltimbanque a, bel et bien, palpé la forte somme… La meilleure preuve, c’est qu’à son atelier les travaux continuent sans interruption, et qu’il a fait, encore hier, d’importantes commandes à Paris.

– Tu aurais dû me prévenir plus tôt, s’écria impétueusement M. Bouldu… J’en ai suffisamment appris. Laisse-moi réfléchir cinq minutes. Je vais prendre, immédiatement, une décision.

Jonathan savait, par expérience, combien il était imprudent de contrecarrer les volontés du savant, surtout lorsqu’il était en colère.

Il se retira dans un coin, et fit mine de s’absorber dans la contemplation d’une carte des courants aériens ; mais un sourire railleur restait figé sur ses lèvres ; et il observait sournoisement son maître, du coin de l’œil.

Théodore Bouldu, Breton d’origine, acariâtre et coléreux par tempérament, était un petit homme à la barbe d’un blond sale, au front têtu, chez lequel le tempérament bilieux et le tempérament sanguin se combinaient pour produire l’être le plus impatientant et le plus désagréable qui se pût rêver.

Quoiqu’il fût du même âge que le docteur Rabican, et qu’il se fût signalé par des découvertes capitales, il n’avait jamais pu atteindre à la grande notoriété, à cause de la virulence de ses propos, à cause de la facilité avec laquelle il disait, sans y être invité, la vérité aux gens, en leur fourrant le poing sous le nez,

Le docteur Rabican était un des rares savants avec qui il ne fut pas fâché mortellement. Le professeur Bouldu était redouté dans toutes les Académies d’Europe, et même d’Amérique. Il n’avait pas son pareil pour accoler une épithète vengeresse au nom d’un confrère déloyal. Les lettres d’invectives qu’il avait écrites se comptaient par centaines.

Aussi, à part de rares amitiés, dues à sa loyauté, malgré tout irréprochable, était-il cordialement détesté de tous les corps savants. Quand il annonçait une communication à quelque Académie, les trois quarts des membres s’abstenaient de venir, ce jour-là, à la séance, dans la crainte des attaques injurieuses et même des gifles, par quoi se terminaient régulièrement les discussions.

Malgré ses défauts, Théodore Bouldu était estimé comme météorologiste. Ses ouvrages faisaient autorité en la matière.

Heureusement doué d’une assez belle fortune, il poursuivait depuis dix ans ; à ses frais, le rêve chimérique de régulariser le cours des saisons, de faire disparaître les différences de climat, en un mot, de rayer entièrement des almanachs les tempêtes, ouragans, trombes, cyclones, tornades, simouns, siroccos et autres cataclysmes atmosphériques.

Le professeur Bouldu avait déjà obtenu quelques résultats. Il prétendait qu’avec des capitaux suffisants, il eût été possible d’installer des paratonnerres de son invention, pour aspirer, au moment des orages, toute l’électricité nuageuse.

Il avait, aussi, publié une formule très simple permettant de produire, à bon marché, les nuages artificiels, dont les vignerons font usage pour éviter les gelées.

Il était l’auteur d’un « Mémoire sur le dégel des régions arctiques, par la création de geisers artificiels », et il avait soumis, l’année précédente, au ministre des colonies – qui avait failli le faire interner à Sainte-Anne – un projet détaillé pour la suppression des vents brûlants qui désolent les régions sahariennes, et condamnent d’immenses territoires à l’infertilité et au néant.

Les courants atmosphériques sont produits, comme on sait, par une différence de température entre deux couches aériennes. L’air froid descend à la place de l’air chaud qui monte. C’est la température élevée du sol, dans les régions équatoriales, qui produit les vents alizés.

Partant de ce principe, le professeur Bouldu proposait d’installer, au centre du désert saharien, une série de gigantesques lentilles. Elles auraient, selon lui, décuplé la puissance du soleil tropical, et auraient suffi à produire un simoun artificiel qui, prenant l’autre simoun en travers, l’eût fait dévier et l’eût dirigé, par-delà l’Atlantique, chez les Yankees ou les Brésiliens. De cette façon, les colonies africaines eussent pu entrer dans une voie de prospérité jusque-là inconnue ; et les Provençaux eux-mêmes eussent été, une fois pour toutes, débarrassés du sirocco, répercussion affaiblie du grand courant atmosphérique saharien, qui vient briser ses dernières colères contre les glaciers des Alpes.

En dehors de ces projets, scientifiquement vraisemblables, mais peu pratiques, le savant breton avait doté une grande cité industrielle de ventilateurs puissants, dont l’installation avait, en quelques mois, fait diminuer le chiffre des décès de cinquante pour cent.

Le ventilateur Bouldu, en progrès sur celui du suédois Oscar Ostergren et sur les éventails électriques employés aux États-Unis, se compose essentiellement d’une immense tourille de métal remplie d’air liquide et surmontée d’un arbre à hélice creux, chargé de larges éventails métalliques, qu’un ingénieux système fait se mouvoir automatiquement. En quelques minutes, dans le plus vaste hall de construction, sur la place publique la plus encombrée de foule, au cœur de l’été, le ventilateur, en dégageant, à flots, un air pur et presque glacé, fait succéder la fraîcheur de la brise marine ou du sommet des montagnes, à l’atmosphère la plus viciée et la plus malodorante.

Le professeur eût eu grand besoin, en ce moment, de son bienfaisant appareil de ventilation.

Depuis la nouvelle que venait de lui apporter Jonathan, il était dans une violente colère. Il piétinait sur sa chaise, donnait des coups de poing sur son bureau, grinçait des dents et faisait mine de s’arracher les cheveux. La flamme d’une fureur sauvage passait dans ses yeux d’un bleu glauque, de la couleur de la mer, comme ceux de la plupart des Armoricains.

Jonathan, cependant habitué aux emportements de son maître, et qui, d’ordinaire, en riait sous cape, ne l’avait jamais vu dans un tel état d’exaspération. Le professeur, heureusement, se calmait aussi vite qu’il se mettait en colère.

Au bout de quelques minutes, il avait reconquis tout son sang-froid. Mais on voyait qu’il faisait de grands efforts pour se contenir. Ce fut d’une voix sèche et cassante qu’il dit à Jonathan :

– Toi, reste là. Tu vas me prendre la moyenne de la pression barométrique à Paris, hier et avant-hier. Je rentrerai dans une demi-heure.

Au moment où le professeur franchissait, d’un pas saccadé, le vestibule, dont la mosaïque représentait une rose des vents exécutée en marbre, de huit couleurs différentes, il s’entendit appeler par la voix joyeuse et fraîche de son fils Yvon.

– Eh bien, papa, où vas-tu ?… Et le déjeuner ?… Marthe, la bonne, a déjà sonné une fois.

Le docteur se radoucit visiblement, à la vue de son fils, un bel adolescent au regard limpide de franchise, au front intelligent ; et ce fut d’une voix d’où était bannie toute trace de mécontentement, qu’il répondit :

– Marthe attendra… Tu déjeuneras seul, ce matin… Je vais à côté, chez le docteur Rabican, pour une démarche très importante.

– Je vois, papa, que tu es encore en colère. Surtout ne te fâche pas avec les Rabican, j’en serais très peiné.

– Je vais faire mon possible. Au revoir…

M. Bouldu, pour éviter une explication embarrassante, ferma la porte de la rue ; et toujours du même pas saccadé, se dirigea vers la grille de l’institut Rabican.

Le docteur prenait le café dans son cabinet, en consultant une pile volumineuse de revues scientifiques, lorsqu’on lui annonça la visite du professeur Bouldu.

– Diable ! se dit le docteur, nous allons avoir une explication violente, ou je me trompe fort… Ce pauvre Théodore n’a jamais pu se guérir de ses violences de caractère.

Dès les premières paroles de son ami, le docteur Rabican s’aperçut qu’il avait deviné juste.

– Comment, s’écria M. Bouldu sans préambule, j’apprends que tu commandites une invention qui m’a été volée, ainsi que je te l’ai raconté moi-même !… Voilà qui est trop fort, par exemple. Cela me passe !… Je n’en ai rien cru. Il faudra que tu me l’apprennes de ta propre bouche, pour que j’y ajoute foi.

– Je t’en prie, fit le docteur, d’un ton conciliant, n’entame pas la discussion sur ce ton… Je serais désolé de me fâcher avec un ami de trente ans, un savant dont j’apprécie la haute valeur.

– Ne déplaçons pas la question, cria le professeur qui bouillait d’impatience. Es-tu, oui ou non, le commanditaire de ce saltimbanque, de ce coquin que j’ai dû chasser de chez moi, et qui s’est approprié les découvertes de mon préparateur, de mon aide, de mon fidèle Jonathan ?… Grâce à la direction des aéroscaphes, j’allais renouveler la météorologie, réaliser mon grand rêve de l’unification des climats ! C’est une gloire dont tu me dépouilles.

– Je t’ai déjà dit mon opinion sur ton fidèle Jonathan. C’est lui qui a volé une partie des découvertes d’Alban Molifer, que j’estime et que j’admire… Il est très exact que j’ai fourni des fonds à Alban pour la construction d’un dirigeable.

– Je ne te reverrai de ma vie !… rugit M. Bouldu, en se levant aussi brusquement que s’il eut été décoché par un ressort.

– Rassieds-toi, ordonna le docteur, agacé à son tour. Au lieu d’entrer en fureur, tu ferais mieux de m’écouter et de raisonner.

Le météorologiste se rassit, et pour se donner une contenance, se mit à mordre, rageusement, la pomme d’argent de sa canne.

Le docteur continua gravement :

– Depuis que Jonathan est à ton service, il n’a jamais fait aucune découverte intéressante… Alban n’est pas dans le même cas… À ma connaissance, il a réalisé sept ou huit perfectionnements, dont le moindre suffirait à faire la réputation d’un savant… Ce seul fait devrait te convaincre. D’ailleurs, j’ai toujours regardé Jonathan comme un fourbe et comme un hypocrite.

– Je suis sûr de son dévouement !

– Et moi de la loyauté d’Alban… l’avais bien remarqué que tu me battais froid, depuis cette histoire des plans volés. Mais, tu es dans ton tort. Livre-toi à une enquête sérieuse, et tu verras que j’ai raison.

Le météorologiste s’était levé, et avait remis son chapeau.

– C’est tout ce que tu trouves à me dire ?… Je ne ferai pas d’enquête. Ma conviction est faite. Je sais, maintenant, comment apprécier ta conduite. C’est la dernière fois que tu me vois ici.

Le docteur se précipita pour le retenir.

– Mon vieux Bouldu, s’écria-t-il, mon cher camarade ! Est-ce donc là le cas que tu fais d’une amitié de trente ans ?

Théodore Bouldu, qui avait déjà franchi le seuil de la porte, se retourna, et lança, dans un geste foudroyant :

– Non, jamais je ne te reverrai. Tu as aidé à me dépouiller ; tu es un faux bonhomme et un faux savant !

Sur ces paroles, il partit brusquement et le docteur l’entendit descendre, quatre à quatre, les escaliers. À ce moment, Mme Rabican, qui venait de voir le savant Bouldu traverser la cour d’entrée, au galop, en gesticulant, pénétra dans le cabinet de travail de son mari qui, en peu de mots, la mit au courant.

Elle partagea le chagrin que le docteur éprouvait de sa rupture avec un ancien ami, surtout dans de semblables conditions.

– Tu as pourtant raison, dit-elle… Ce M. Bouldu est un être insociable. Pourtant j’éprouve beaucoup de contrariété de ce qui vient d’avoir lieu. Son fils Yvon était, pour notre Ludovic, un excellent camarade. Sa fréquentation exerçait, sur lui, une heureuse influence… Désormais, ils ne pourront guère se voir.

– Je ne m’oppose pas à ce qu’Yvon continue ses visites ici… Bouldu m’en veut, mais moi je ne lui en veux nullement. Il est victime de son malheureux caractère… En tout cas, reprit le docteur, avec vivacité, notre rupture avec les Bouldu dût-elle être définitive, je ne pouvais pas faire autrement… Comme savant et comme honnête homme, je devais prendre le parti d’Alban, que tout le monde attaque, et qui a raison contre tous.

Mme Rabican se retira, pour accompagner sa fille Alberte à son cours de danse ; et le docteur eut bientôt oublié, dans une passionnante expérience sur la vitalité des cellules nerveuses, les sentiments de mauvaise humeur que venait de lui causer la déplorable sortie de son ancien camarade[5].

Il n’en fut pas de même de son adversaire. Théodore Bouldu rentra chez lui, dans un état de fureur à peine concevable.

Il rabroua Marthe, la vieille bonne, tança vertement son préparateur Jonathan, dont les sourires ironiques l’agaçaient, et envoya même promener Yvon, qui essayait de se faire expliquer par son père, les raisons de cet emportement.

– Tout ce que j’ai à te dire, vociféra-t-il, c’est que, désormais, je t’interdis expressément de fréquenter les Rabican, et d’adresser la parole à Ludovic ou à Alberte.

– Mais, mon père, objecta timidement Yvon…

– Je te défends même de les saluer, entends-tu ? Je les mets à l’index ; je les maudis ; je les excommunie… Va travailler ; et surtout ne t’avise pas de me désobéir.

Yvon se retira, le cœur gros. Il adorait le docteur et sa famille.

Privé, de bonne heure, de sa mère, il avait presque retrouvé, près de Mme Rabican, l’affection et les soins dont il était privé. Il passait la moitié de ses journées à l’institut, et considérait Alberte et Ludovic plutôt comme des frère et sœur que comme des camarades ordinaires.

Cependant sa curiosité combattait son chagrin. Tout en soupçonnant qu’il devait y avoir sous roche quelque rivalité scientifique, il se demandait quelles raisons avaient bien pu amener, entre les deux amis, une brouille aussi radicale. Son caractère entêté le poussait aussi à se révolter contre les ordres paternels.

– Mon père, s’écria-t-il, veut me séparer de mes plus chers amis… Eh bien, il n’en sera pas ainsi. J’irai chez les Rabican comme par le passé ; seulement, j’irai en cachette. Le docteur est trop indulgent et trop raisonnable pour me fermer sa porte ; et je suis sûr de l’amitié d’Alberte et de Ludovic… Puis, réfléchit-il, il y a dans tout cela quelque chose que je ne comprends pas. Je soupçonne encore quelque machination de cet hypocrite de Jonathan, qui a déjà fait renvoyer d’ici Alban Molifer.

Pendant qu’Yvon s’abandonnait à ses moroses réflexions, son père était en train de cuver sa fureur en se promenant à grandes enjambées dans son laboratoire, sous le regard narquois de Jonathan.

– Eh bien, demanda celui-ci lorsqu’il vit son maître un peu plus calme, le docteur a-t-il avoué sa participation à l’entreprise ?

– Parfaitement, s’exclama le savant… Mais je lui ai dit son fait ! Nous sommes brouillés à mort !…

– Si seulement nous avions le moteur à poids léger, dont j’avais eu la première idée, et qu’ils ont, paraît-il, fait exécuter, nous pourrions entrer en lutte avec eux, construire, nous aussi, un dirigeable, et arriver bons premiers dans la solution du problème.

– Tu es stupide, s’écria M. Bouldu en gesticulant avec fureur. Nous n’avons ni le moteur, ni les capitaux suffisants. Je ne suis pas riche comme ce coquin de Rabican, pour sacrifier un million en expériences… Tiens, je te défends de m’adresser la parole.

Jonathan marmotta une réponse incompréhensible, et se tint coi.

Histoire étrange que celle de ce Yankee, qui avait parcouru tous les pays du monde, et était au courant de toutes les inventions. Il était entré au service de M. Théodore Bouldu sur la recommandation de trois célèbres industriels américains. Pourtant, il eût été incapable de fournir de nettes explications sur son passé.

Il y avait en lui du domestique et du savant, du reporter et de l’industriel, du coureur d’aventures et de l’espion.

Jonathan Alcott avait fait tous les métiers. Né dans les faubourgs de Springfield, dans l’Illimois, d’un sollicitor qui avait fait de mauvaises affaires, Jonathan s’était, dès quinze ans, évadé de la maison paternelle, pour tâcher de gagner sa vie d’une façon indépendante.

Il avait été, tour à tour, commis épicier, contrôleur sur une ligne de tramways électriques, placier en machines à écrire, émailleur dans une fabrique de dents artificielles, enfin contremaître dans une usine d’appareils électriques.

Là, il avait trouvé sa voie.

Une fois au courant des procédés de fabrication de la maison qui l’occupait, il les avait vendus à une maison rivale. Son ancien patron avait fait faillite.

Six mois après, il recommençait la même fructueuse opération avec un industriel plus riche que celui qui avait payé une première fois sa trahison.

Depuis cette époque, il avait continué, passant d’atelier en atelier, d’usine en usine, trahissant tout le monde, et ne laissant derrière lui que ruines et que désastres.

Quoique la morale publique soit peu scrupuleuse, en Amérique, sur ces sortes d’agissements, Jonathan avait fini par en éprouver les inconvénients.

Il avait fait quelques séjours forcés dans les pénitenciers, et s’était vu, à plusieurs reprises, appliquer de magistrales corrections par quelques-uns de ses anciens patrons. Une fois même, il avait dû garder l’hôpital pendant six mois.

À la longue et quoiqu’il prît la précaution de changer de pays le plus souvent possible, il était devenu si connu dans le monde de l’industrie que personne ne voulait plus l’employer.

Jonathan pensa que le meilleur parti qui lui restait à prendre était de passer en Europe, où il pourrait appliquer son système avec toute la maëstria que donne une expérience chèrement acquise.

Recommandé par trois industriels peu consciencieux, il vint humblement frapper à la porte du coléreux météorologiste.

Mais là, il éprouva une déception : il n’y avait pas moyen de s’approprier les inventions de M. Bouldu ; et cela pour une excellente raison : elles n’étaient pas à vendre.

Dès qu’il avait fait quelque découverte, M. Bouldu la livrait au public, et en expliquait tous les détails dans les revues et dans les journaux.

Le voler, c’eût été perdre son temps.

Cependant, par suite d’une lassitude de sa vie de rapine et de vagabondage, Jonathan Alcott demeura à Saint-Cloud.

Grâce à ses connaissances spéciales, et surtout à son imperturbable patience, il se rendit indispensable au savant ; et, ce qui semblera plus extraordinaire, il en vint à s’attacher à lui.

Son caractère excentrique, sa grande bonté, avaient fait sur le Yankee une profonde impression.

Pendant cinq ans, il se montra, envers son maître, d’une absolue fidélité.

Aussi, l’on juge de la haine et de la jalousie qu’il éprouva lorsque Alban Molifer, à peine remis de sa blessure et présenté par le docteur Rabican, vint, à son tour, collaborer officiellement aux travaux météorologiques de M. Bouldu…

Jonathan était attaché à son maître, mais égoïstement, férocement. Il le voulait pour lui tout seul, avec ses bourrades, ses invectives, son cerveau sans cesse fumant d’imaginations bizarres, et ses éclairs de loyale bonté qui empêchaient qu’on pût lui en vouloir de ses violences.

Dès lors, Jonathan n’eut plus qu’une pensée : évincer, par tous les moyens possibles, cet Alban qu’il jalousait, et dont la supériorité l’humiliait.

C’est alors que ses instincts de détective et de pickpocket reprirent le dessus.

Il épia l’ancien acrobate, et lui subtilisa ses papiers, qu’il remettait en place après en avoir pris copie.

Puis, confidentiellement, en l’absence d’Alban, il entretint M. Bouldu d’une grande découverte qu’il méditait, réussit sans peine à enthousiasmer l’inflammable savant pour la navigation aérienne qui, seule, selon lui, devait donner la clef de tous les grands problèmes météorologiques.

Alban, sans défiance, continuait ses travaux personnels dans le plus grand secret, se proposant de n’en parler à son protecteur que lorsque tout serait complètement terminé.

Il ne lui restait plus à découvrir qu’un perfectionnement au moteur à poids léger, dont l’aéroscaphe devait être pourvu, lorsqu’il se résolut à confier au savant le résultat de ses travaux.

C’est alors que Jonathan intervint, prit à témoin M. Bouldu de l’antériotité de sa trouvaille et accusa nettement l’acrobate de l’avoir dépouillé.

M. Bouldu, après avoir hésité, prit violemment le parti de l’Américain.

Une scène terrible eut lieu, au cours de laquelle le laboratoire fut presque saccagé. Alban dut céder la place ; et toutes les tentatives que le docteur Rabican fit près de son ami, pour rétablir la vérité, furent inutiles.

C’est alors qu’avait commencé la brouille entre le médecin et le météorologiste.

Jonathan Alcott, resté maître de la place, n’était pourtant pas sans inquiétudes.

Il se sentait un adversaire redoutable dans la personne du jeune Yvon Bouldu, qui le détestait d’instinct, ne lui adressait que rarement la parole, et agissait en toutes choses de façon à le contrecarrer dans ses intrigues.

Jonathan sentait bien le péril de sa situation, et il n’en était que plus acharné dans sa haine contre Molifer et contre le docteur Rabican, auquel il en voulait tout spécialement.

M. Bouldu fut tiré de l’état d’irritation qui l’empêchait, cet après-midi-là, de se livrer à aucun travail, par la visite de son ami, le professeur Van der Schoppen, l’apôtre de la kinésithérapie.

L’honorable professeur répondait assez bien, comme physique, au type caricatural de l’universitaire germanique qu’ont popularisé, des deux côtés du Rhin, les journaux illustrés et les revues de fin d’année.

Un vrai géant par la taille, d’une obésité que faisait ressortir la maigreur de ses jambes héronnières, il était vêtu d’un long paletot-sac de couleur verdâtre, chaussé d’espadrilles spéciales, afin de pouvoir décocher plus agilement des coups de pied bas à certains malades, et coiffé d’une casquette de chauffeur à large visière.

De son visage, envahi par une barbe de fleuve qui lui descendait jusqu’à l’estomac, on n’apercevait que des lunettes bleues et de grosses joues roses, si rebondies que le nez en devenait presque invisible.

Le professeur était un fort savant homme, un infatigable chercheur, dont le seul défaut était une certaine naïveté, et trop de passion pour la médecine kinésithérapique.

– Cet animal-là, disait quelquefois M. Bouldu, a plus vite fait d’écrire quatre volumes in-quarto que de guérir un seul malade !… Ses livres sont excellents, mais ses consultations pitoyables… Il devrait se borner à la théorie. Quand il entre dans le domaine de la pratique, tout est perdu.

Par une anomalie assez étrange, Van der Schoppen et M. Bouldu s’entendaient admirablement.

Ils étaient inséparables.

Concession que le météorologiste n’eût faite à personne, il feignait poliment d’ajouter foi aux bienfaits de la kinésithérapie et se laissait, de temps en temps, administrer quelques bourrades démonstratives, par pure condescendance.

De son côté, Van der Schoppen supportait, avec le plus grand flegme, les accès de colère et les invectives.

Quand il pénétra dans le laboratoire, il demeura un instant saisi, à la vue de la face congestionnée du météorologiste.

– Diable ! diable ! fit-il avec un fort accent tudesque, l’apoplexie vous guette, mon pauvre ami.

– Ça m’est égal, fit Bouldu, heureux, au fond, de trouver un confident à sa peine.

Mais le professeur, très ému, et croyant remplir un devoir, s’était approché sournoisement.

Sa large main s’abattit à l’improviste sur la nuque congestionnée de l’irascible M. Bouldu, qui fut presque assommé.

– Vous savez, Van der Schoppen, s’écria-t-il, pas de mauvaises plaisanteries !… Je vous brise ce tabouret sur les reins, si vous recommencez !

Le placide Van der Schoppen, habitué de longue date à la mauvaise humeur de ses clients, se contenta de se mettre hors de portée, tout en s’apprêtant à décocher une seconde « potion » lorsque Bouldu ne se méfierait plus.

Mais le météorologiste, très au courant des ruses thérapeutiques du professeur, ne lâchait pas son tabouret.

Van der Schoppen, le poing serré, guettait l’occasion.

Dans son coin, Jonathan s’esbaudissait franchement.

Les deux honorables savants se regardaient dans le blanc des yeux, comme deux dogues prêts à s’élancer l’un sur l’autre.

La situation était si comique que, malgré toute sa colère, M. Bouldu éclata de rire, et, imprudemment, lâcha son tabouret.

Au même instant, le poing velu de Van der Schoppen s’abattit, pour la seconde fois, sur l’épaule de M. Bouldu.

– Ah ça, grommela ce dernier, moitié furieux, moitié content, j’ai déjà éprouvé assez de désagréments aujourd’hui, sans que vous me cassiez encore les clavicules, pour que la série soit complète… Restez tranquille ou je quitte la place.

Van der Schoppen poussa un éclat de rire qui ressemblait à un hennissement.

– Encore un petit coup seulement, mon bon ami, fit-il… Pour le principe !

M. Bouldu haussa les épaules, et, pour avoir la paix, reçut docilement une troisième bourrade, beaucoup moins violente que les deux autres.

– Ça y est, s’écria triomphalement Van der Schoppen, le sang circule… L’apoplexie est, maintenant, évitée.

– Vous avez peut-être raison, fit Bouldu sans enthousiasme, en frottant son épaule endolorie…

Puis, passant brusquement à un autre ordre d’idées :

– Et Mme Van der Schoppen, et vos huit charmants enfants, comment se portent-ils ?

– Admirablement… Mme la professeur Van der Schoppen devient d’une force étonnante. Elle m’a guéri, hier soir, d’un point de côté, de façon si magistrale, que j’ai bien cru qu’elle avait exagéré la dose… Je suis resté deux heures sans pouvoir bouger… Quant aux enfants, ils se soignent entre eux toute la journée. Ils sont couverts de bleus et de pochons ; mais leur santé est superbe… Par exemple, ce que je ne comprends pas, c’est l’ignorance et la mauvaise éducation des gens de ce pays-ci. Les parents d’un enfant, que mon petit Karl a voulu guérir d’une entorse, sont venus me dire mille injures, et me menacent d’un procès.

– C’est une injustice criante, railla Jonathan.

– Assez sur ce sujet, interrompit M. Bouldu, j’ai à vous parler, mon cher professeur, et sérieusement…

– Je vous écoute.

En quelques phrases brèves, nettes et saccadées, Van der Schoppen fut mis au courant des événements de la journée.

Quoiqu’il estimât fort M. Bouldu, qu’il regardait comme un admirable savant, seulement trop entiché de certaines idées, il ne lui donnait pas entièrement raison dans la querelle. Rivalité médicale à part, il rendait entièrement justice au docteur Rabican, et trouvait que Bouldu avait agi avec beaucoup trop de violence et de précipitation.

De plus, le bon et naïf Van der Schoppen, nourrissait contre Jonathan, une instinctive animosité. Ce serviteur trop habile, qui trouvait moyen d’avoir presque toujours raison, lui était antipathique au premier chef.

Néanmoins, Van der Schoppen, qui était la douceur même, se trouvait très peiné de la colère et du chagrin de son ami.

Pour ne pas encore augmenter sa déconvenue en lui donnant tout à fait tort, il le consola par de prudents raisonnements, qui finirent, peu à peu, par rasséréner le bouillant météorologiste.

– Croyez-le bien, dit-il, le problème de la navigation aérienne est beaucoup trop complexe, beaucoup trop délicat pour que vos adversaires l’aient ainsi résolu du premier coup. Ils ont peut-être réalisé des perfectionnements sérieux, je ne le nie pas ; mais, de là à la solution complète et définitive, il y a loin.

– Ils ont trouvé le moteur à poids léger ! gronda rageusement Bouldu… Avec cela, leur succès est certain.

– Vous raisonnez comme un enfant, reprit paternellement Van der Schoppen. En admettant que vous ayez[6] raison, vous savez bien que, dans une tentative aussi difficile, il suffit de négliger un détail, d’oublier de prendre une précaution élémentaire, pour amener un échec complet. Admettez, par exemple, qu’au dernier moment une tige d’acier renferme une paille et se brise, qu’un orage détraque leurs appareils électriques, c’en est assez pour ajourner une coûteuse ascension et ruiner leur entreprise.

Jonathan qui, dans son coin, ne perdait pas un mot de cette conversation, eut un tressaillement à la dernière phrase du docteur.

Il ne put réprimer un mouvement nerveux.

Un éclair de haine brilla dans ses yeux.

Le plus criminel des projets venait de germer dans son cerveau.

Il entrevoyait maintenant, confusément, le moyen de rendre inutile la générosité du docteur Rabican, et de se débarrasser, à tout jamais, de cet odieux Alban Molifer qui, partout, l’avait supplanté.

Cependant, l’excellent Van der Schoppen, de ce même ton monotone qui agissait, à la longue comme un soporifique sur les personnes nerveuses, continuait à débiter ses consolations platoniques.

– Vous voyez, mon cher Bouldu, disait-il, voici ce qui se produira :… L’ascension d’Alban Molifer n’aura qu’un demi-succès, échouera même, peut-être, complètement. D’ici là, nous piocherons la question. Je laisserai, momentanément, de côté, ma grande thèse sur « le Pugilat et la Longévité humaine », et nous chercherons ensemble ce moteur à poids léger qui vous tient si fort au cœur.

Sans être tout à fait convaincu par les raisons que lui donnait Van der Schoppen, M. Bouldu fut touché de l’amitié qui lui était témoignée.

Après avoir pris rendez-vous pour le soir avec le professeur, il sentit que sa colère était entièrement évaporée.

– Ma foi, songea-t-il quand l’Allemand se fut retiré, ce brave Van der Schoppen est de bon conseil. À nous deux, nous sommes capables de réaliser des découvertes très intéressantes. Travaillons. Il n’y a pas de déboires qui tiennent contre une heure de météorologie.

Peu d’instants après, M. Bouldu, plongé dans la rédaction d’un mémoire sur « la Circulation atmosphérique dans les régions équatoriales », avait entièrement oublié le reste de l’univers.

 

 

 

III

 

AUX CHANTIERS DE L’AÉROSCAPHE

 

Le docteur Rabican, dont M. Bouldu et Van der Schoppen partageaient, d’ailleurs, les opinions, n’avait jamais voulu confier à d’autres qu’à lui-même l’éducation de ses enfants.

Ludovic Rabican n’avait jamais connu ni devoirs fastidieux, ni leçons fatigantes, ni pensums inutiles.

Le docteur s’était contenté d’éveiller habilement sa curiosité, ou de piquer son émulation.

Dès que l’enfant avait su lire, une collection de volumes, choisis avec soin, avait été mise à sa disposition.

Le docteur complétait, par des explications données sur le ton de la causerie familière, le résultat de ces lectures.

Grâce à cette méthode, Ludovic avait fait des progrès surprenants.

Il était beaucoup plus avancé que nombre de ses camarades plus âgés que lui, et pourtant accablés de leçons et de répétitions.

Tout enfant, il s’était [7] passionné pour l’étude, dont on avait su lui faire goûter le charme, en lui en évitant l’amertume.

Ce système avait même si complètement réussi que, parfois, le docteur craignait d’avoir été trop loin, d’avoir forcé la croissance de ce jeune cerveau.

À certains jours, Ludovic posait à son père des questions effarantes, des questions qui étaient plutôt d’un savant déjà avancé dans sa carrière que d’un enfant.

Ces questions rendaient soucieux le docteur.

Il se demandait, avec inquiétude, si plus tard, devenu homme, Ludovic ne perdrait pas ses brillantes facultés ; si, faute d’un développement graduel et modéré, il n’était pas destiné à devenir, comme la plupart des petits prodiges, un homme fort ordinaire dans la suite de sa vie.

– Pourtant, réfléchissait-il, on ne peut pas dire que je l’ai surmené. Je ne lui ai jamais dit de travailler. Il a étudié toujours avec plaisir, et j’ai dû, bien des fois, me fâcher pour l’envoyer à la promenade, ou lui cacher des volumes qu’il me réclamait avec insistance

Ludovic était d’une grande vivacité d’intelligence, et d’une extrême sensibilité de tempérament.

Il voulait comprendre tout ce qu’il voyait ; et tout ce qu’il avait compris, il voulait le réaliser.

Il enrageait de n’être pas encore un homme, et de ne pouvoir partir, courageux explorateur, à la découverte de régions inconnues, de ne pouvoir tenter des descentes en navire sous-marin, ou des ascensions en dirigeable.

Mais la navigation aérienne surtout l’enthousiasmait.

Un aéronaute lui apparaissait comme un être merveilleux.

L’imagination de l’enfant, surchauffée par les conversations de son père et par les récits d’Alban Molifer, lui représentait les couches supérieures de l’atmosphère comme la seule patrie vraiment désirable.

Planer au-dessus de la mer des nuages, dans un ciel éternellement pur, éclairé par des astres dont nulle vapeur, nul brouillard ne vient troubler l’éclat, voir à ses pieds se former et se dissoudre les tempêtes, être emporté sans secousse par ces courants aériens qui traversent l’Europe en quelques heures, quel rêve !…

Pour Ludovic, la science laissait bien loin derrière elle les inventions les plus audacieuses des conteurs orientaux.

Le tapis merveilleux de la reine de Saba, l’anneau du Roi des Génies, et même la lampe d’Aladin, ne lui paraissaient que de misérables imaginations à côté du microphone qui permet au premier venu, comme à la fée Fine-Oreille elle-même, d’entendre l’herbe pousser – à côté du téléphone[8], cent fois[9] plus commode et plus pratique que les miroirs magiques où les enchanteurs faisaient apparaître l’image des absents – à côté des rayons Rœntgen qui photographient jusqu’à l’invisible – du cinématographe qui reproduit les mouvements mêmes de la vie – du phonographe qui emmagasine, pour les siècles futurs, la voix de nos cantatrices et les tirades de nos tragédiens – enfin de cent autres prodiges, effectués par la science, et que l’enfant s’énumérait avec émerveillement.

Ludovic regardait comme presque immédiatement réalisables les hypothèses hardies, mais pourtant justifiées, qui nous montrent, dans l’avenir, une humanité enfin libérée des lois de la pesanteur, installant au-dessus de la région des nuages, dans un air cent fois plus pur et plus vivifiant que le gaz empoisonné de miasmes que nous respirons, des cités flottantes, des îles aériennes, transportées rapidement autour de notre globe par les courants atmosphériques.

L’enfant s’était juré d’être aéronaute ; et quand son père le réprimandait doucement, lui conseillant d’attendre pour se choisir une vocation, il répondait que son parti était irrévocablement pris, que son choix était fait, que rien ne pourrait, désormais, le faire changer de résolution,

Ludovic émerveillait, par ses récits d’anecdotes aérostatiques, ses petits amis, Yvon Bouldu et les frères Van der Schoppen – Karl, Wilhem et Pétrus – qui, comme lui, avaient reçu une éducation presque exclusivement scientifique.

Il possédait, pour son âge, une érudition vraiment complète sur l’histoire de tous les inventeurs de machines volantes, depuis Icare jusqu’au colonel Renard et à Santos-Dumont, en passant par le jésuite Lana, les frères Montgolfier et le marquis Pilâtre des Roziers, sans oublier ce mécanicien espagnol dont le nom s’est perdu et qui, à Paris, sous la Restauration, s’envola, en présence d’une foule de curieux, et parcourut ainsi un espace de plus de trois cents mètres.

Les camarades de Ludovic, tout en s’intéressant à ses récits, ne partageaient pas entièrement son enthousiasme.

Yvon Bouldu, d’un tempérament très énergique, ne désirait qu’une chose, l’action et la lutte.

Il se promettait, plus tard, d’explorer les trois grands continents qui sont encore demeurés presque entièrement fermés à la civilisation européenne : l’Amérique du Sud et les forêts mystérieuses de l’Amazone ; l’Afrique avec ses lacs grands comme des mers, et ses peuples inconnus, parmi lesquels, il y a quelques années, on a retrouvé le peuple des Pygmées décrit par Hérodote ; enfin et surtout, cette Asie centrale où se trouvent les plus hautes montagnes du globe, et où la religion du Grand Lama possède plus de fidèles que l’église catholique romaine n’en a dans le monde entier.

Yvon Bouldu était un explorateur-né.

Quant aux jeunes Van der Schoppen, ils avaient des goûts beaucoup plus sédentaires.

Quoique l’exemple et les conseils paternels les eussent endurcis aux batailles, ils étaient, au fond, d’un tempérament très paisible.

Karl et Wilhelm adoraient l’herborisation et l’étude des insectes.

Dans les bois qui avoisinent Saint-Gond, ils faisaient de longues promenades, interrompues à chaque clairière, par de petits pugilats hygiéniques.

Quand à Ludwig et à Pétrus, ils étaient encore trop jeunes pour avoir une vocation bien marquée.

Ils se contentaient, pour le moment, de se bourrer d’énormes tartines, et de se chamailler, toute la journée, avec leur petite sœur Dorothée.

Au demeurant, les Van der Schoppen, grands et petits, vieux et jeunes, se ressemblaient tous.

Ils avaient les mêmes yeux, bleus et clairs, à fleur de tête, la même tignasse blonde ébouriffée, les mêmes faces rondes et roses, et les mêmes gestes, maladroits et lourds.

Yvon Bouldu, tout en étant en excellents termes avec Karl Van der Schoppen et ses frères, ne leur gardait pas, dans son affection, la même place qu’à Ludovic et à sa sœur Alberte.

Il tenait les petits Allemands pour de bons camarades, un peu bruyants, un peu batailleurs, et c’était tout.

À Ludovic, au contraire, il donnait toute sa confiance, ne lui cachant rien, et ne lui ménageant même ni les conseils ni les leçons.

Aussi, le jeune homme passa-t-il tout l’après-midi, là même où son père lui avait interdit d’aller, chez le docteur Rabican.

Le jeune homme se demandait avec angoisse si la brouille allait durer, s’il allait être, désormais, séparé pour toujours de ses amis ou forcé de ne les voir qu’en cachette.

Le mécontentement d’Yvon s’augmenta lorsque, à la tombée de la nuit, il vit Jonathan se glisser dans la rue et se diriger, en rasant les murs, comme quelqu’un qui craint d’être observé, du côté de la ville basse.

– Il faudra bien pourtant, s’écria le jeune homme en fermant les poings, que je règle un jour mon compte avec ce misérable. Il n’a déjà fait que trop de tort à mon père… Une première fois il a réussi à chasser d’ici Alban Molifer, que j’estime comme un savant et un homme de cœur. Maintenant, il sème la brouille entre mon père et son seul véritable ami, le docteur Rabican… Mais, je jure que j’y mettrai bon ordre ! Je trouverai le moyen de démasquer cet hypocrite Yankee !

Pendant qu’Yvon se dépitait ainsi, en cherchant vainement un moyen de réconcilier son père et le docteur Rabican, Jonathan s’était faufilé dans le parc.

Profitant de l’abri des grands arbres, se dissimulant derrière leurs troncs quand il apercevait un promeneur, l’Américain marchait, d’un pas rapide, vers une clairière où s’élevait une immense baraque en planches.

C’était là, sur un terrain prêté à Alban Molifer, grâce à l’influence du docteur Rabican, qu’avait été installé, provisoirement, l’atelier de construction de l’aéroscaphe : la Princesse des Airs.

Jonathan passait rarement une journée sans aller rôder de ce côté.

Il s’y sentait attiré par une invincible puissance.

Tous les soirs, son instinct malfaisant le conduisait là.

Il restait, parfois des heures, tapi dans un enfoncement sombre, à regarder, avec mille pensées de haine, le mince filet de lumière qui filtrait au-dessous de la porte. Il revenait de ces promenades plus jaloux et plus aigri contre Alban et son protecteur.

Ce soir-là, tout en continuant à prendre de minutieuses précautions, il marchait d’un pas très allègre.

Depuis le départ du professeur Van der Schoppen, il avait échafaudé tout un plan qui devait, croyait-il, le faire triompher de ses adversaires.

– Le professeur l’a bien dit, se répétait l’Américain, en foulant, avec précaution, le gazon humide de rosée, il suffirait d’un léger accident, d’un rien, pour faire manquer l’ascension de leur fameuse machine !… Eh bien, cet accident aura lieu, je le promets !

Haineusement, en disant ces mots, Jonathan tâtait, dans la poche intérieure de son veston une lime, un ciseau à froid et une clef anglaise qu’il avait eu soin d’emporter.

– Avec ces outils, ricana-t-il, j’ai de quoi démolir, en dix minutes, le plus bel aéroscaphe du monde… Et si je rencontre quelqu’un, malheur à lui !…

Aux abords de l’atelier, tout était silencieux.

Pas une lumière ne brillait entre les interstices de la palissade.

– Personne, murmura Jonathan. Ils sont tous partis !… Voilà le moment ou jamais !

Il se hissa pour enjamber la clôture.

Mais, à ce moment, une poigne de fer le saisit à la gorge, et il se trouva face à face avec Alban.

– Que faisais-tu là ? lui demanda celui-ci en le secouant rudement.

L’Américain tremblait de tous ses membres.

Les outils, qu’il avait apportés, avaient roulé à terre ; et dans la pénombre, Alban les avait aperçus.

Il comprit tout.

– Tu venais, s’écria-t-il, pour détruire le résultat des découvertes que tu as d’abord essayé de me voler !… Tu es le dernier des misérables ! Je devrais te livrer à la justice, ou te tordre le cou comme à un animal nuisible !

Le Yankee, haletant, à demi étranglé, n’avait garde de répondre.

– Tiens, ajouta l’acrobate avec dégoût, je te méprise trop… Tu n’es même pas capable de me nuire.

Et d’un formidable coup de poing, Alban l’envoya rouler à quelques mètres de là.

Jonathan tournoya, deux ou trois fois, sur lui-même, roula sur le sol, et se releva, tout meurtri.

Puis, il s’éloigna, en boitant.

Seulement, quand il fut à une bonne distance de son adversaire, il se mit à proférer une foule d’injures et de menaces, à l’adresse d’Alban Molifer.

Jonathan regagna piteusement son laboratoire, à la fois furieux et inquiet des suites de son équipée.

Cette imprudence pouvait lui coûter cher.

Si le météorologiste apprenait la vérité, il mettrait infailliblement à la porte, et peut-être ferait-il jeter en prison son trop zélé préparateur.

Jonathan se coucha donc, ce soir-là, plus haineux et plus mécontent que jamais.

La pensée que M. Bouldu ne voudrait même pas écouter les dénonciations de son adversaire, le rassurait à peine.

Alban Molifer, une fois seul, avait ramassé les outils qui pourraient, au besoin, servir de pièces à conviction ; puis il était rentré dans son atelier, qu’il n’osait plus abandonner.

Le premier mouvement de colère passé, il se trouvait profondément découragé.

Ainsi, ses ennemis ne reculaient même pas devant un crime, pour avoir le dessus dans cette lutte !

Après quelques réflexions qui lui rendirent tout son courage, il conclut qu’il n’avait rien d’autre à faire, que de veiller, nuit et jour, sur son œuvre.

Le soir même, Robertin, un ouvrier de confiance qui avait exécuté les parties les plus délicates du mécanisme de l’aéroscaphe, s’installa dans une cabane en planches, qui se trouvait près de la porte d’entrée de l’atelier.

Il devait y coucher une nuit sur deux, et alterner, dans sa surveillance, avec Rondinet, son aide et son camarade.

Pour plus de sûreté, un chien de garde, emprunté à un voisin, fut laissé libre dans la première enceinte de la palissade.

Alban se retira, un peu rassuré par ces précautions ; mais avant de rentrer chez lui, il se rendit à l’institut Rabican, pour avertir immédiatement le docteur, du fait grave qui venait de se produire.

Le docteur partagea l’indignation de son ami pour le procédé inqualifiable dont il avait failli être victime.

– Cependant, dit Alban, je ne croirai jamais que M. Bouldu qui, malgré son tempérament coléreux, est d’une loyauté parfaite, ait ordonné ou conseillé à Jonathan d’essayer de détruire nos appareils.

– Je ne le crois pas non plus, approuva le docteur, après un silence. Je réponds de l’honnêteté de mon vieux camarade.

– Jonathan serait donc le seul coupable ?

– Sans aucun doute. Lui seul peut avoir conçu l’idée d’un pareil crime.

– Mais alors, interrogea Alban très perplexe, que me conseillez-vous ? Dois-je avertir M. Bouldu, ou déposer une plainte contre Jonathan ?

Le docteur réfléchit un instant.

– Déposer une plainte, répondit-il, je ne vous y engage pas. Vous n’avez ni preuves ni témoins. Jonathan, appuyé par Bouldu, niera effrontément, prétendra que vous ne l’accusez que par rivalité scientifique. Dans le doute, la justice s’abstiendra…

– Mais ces outils que j’ai gardés ! interrompit Alban. Voilà des pièces à conviction.

– Ces outils ne constituent pas des pièces à conviction. On en trouve des milliers de pareils dans tous les ateliers d’ajustage, et même chez tous les quincaillers.

– Dans ce cas, je n’hésite plus. Je vais aller tout raconter à M. Bouldu. Sa première fureur passée, il me donnera probablement raison.

– Je vous aurais proposé, moi-même, de vous y accompagner, si je ne le connaissais trop bien pour savoir qu’il ne voudra pas écouter, de nous, un seul mot d’explications. Il ne verra dans notre récit, qu’une nouvelle machination de notre part, pour perdre son cher Jonathan. Il nous mettra à la porte, et nous abominera d’invectives. L’Américain, d’ailleurs, a dû prendre les devants et lui expliquer les faits à sa façon… Avec tout autre que Bouldu, je vous dirais : « Tentons l’aventure. » Mais il est têtu comme un âne rouge, et aussi brutal et aussi violent que les cyclones et les trombes dont il fait son étude favorite.

– Cependant, dit Alban avec une nuance d’irritation dans la voix, nous ne pouvons laisser détruire nos appareils par ce bandit !…

– Faites bonne garde. Ne vous relâchez pas un instant de votre vigilance. Faites vous-même, chaque nuit, une ronde autour des ateliers… Je n’ai rien de mieux à vous conseiller.

Alban se trouvait tout dépité.

Il pensait, à part soi, qu’il s’était peut-être un peu hâté de se montrer généreux envers son ennemi, et de le remettre si aisément en liberté.

Le docteur, qui devinait les sentiments d’Alban, s’efforça de dissiper sa contrariété, et de lui redonner du courage par quelques bonnes paroles.

– Croyez-moi, mon cher ami, lui dit-il. Dans la lutte que nous soutenons, notre probité et[10] notre désintéressement sont une grande force. La foi, même et surtout la foi scientifique soulèvent les montagnes. Nous réussirons, peut-être, là où de plus habiles, moins enthousiastes que nous, auraient échoué. L’âme des savants, qui ont tout sacrifié à leurs convictions, l’esprit des Archimède, des Galilée, des Képler, des Pasteur et de bien d’autres, nous soutient, et combat avec nous.

– Votre opinion, répondit Alban rêveur, est aussi la mienne. L’avenir montrera qu’elle est plus rationnelle et plus scientifique que beaucoup de gens ne le pensent. Dans la nature, aucune force ne se perd. Pourquoi la puissance psychique, la plus formidable de toutes, s’anéantirait-elle ?… Je n’en donnerai qu’une preuve. En dépit de tout, le progrès humain est un fait. Triomphante des superstitions, des préjugés et des bas instincts, la conscience de l’humanité s’affirme, de jour en jour, plus scrupuleuse et plus forte.

Une fois la conversation orientée du côté des idées générales, Alban et le docteur eurent vite oublié la tentative de vandalisme qui les avait, d’abord, tant préoccupés.

Émerveillé, le petit Ludovic écoutait, dans un profond recueillement, son père décrire, avec un véritable lyrisme, les splendeurs du siècle futur.

– Le xxe siècle, s’écriait le docteur Rabican sera le plus prodigieux, dans l’histoire des races humaines… Nos petits-fils, débarrassés des chaînes pesantes de l’attraction terrestre, maîtres des domaines aériens, délivrés des horreurs de la maladie, connaîtront une existence libre, harmonieuse, éthérée, dont on n’eût jamais pu prévoir, jadis, la possibilité… Déjà, la médecine triomphe de toutes les maladies, recule même, audacieusement, les limites de la dissolution de l’être… Grâce aux rayons Rœntgen, les aveugles voient, les sourds entendent, les voiles de l’invisible s’écartent. Grâce à la chirurgie antiseptique, les organes les plus essentiels sont extraits, guéris, nettoyés et remis en place. La vieillesse même et la caducité reculent devant la force électrique, ancienne puissance créatrice des univers, et que nous commençons à savoir capter… Sur la terre, débarrassée de la fumée délétère des usines, rendue, dans toute sa surface, belle par ses villes et verte par ses feuillages, nos petits-neveux habiteront des édifices entourés de jardins, où la science des saisons, enfin conquise, fera régner un éternel printemps. Ils s’élanceront, d’un lieu à l’autre, à travers les nuages ; ils sillonneront, avec la vitesse d’une ardente pensée, les flots de la mer et les entrailles du sol. Ils se mettront en communication avec les habitants des astres voisins, et recevront d’eux les moyens d’augmenter encore leur bonheur.

Le docteur continua, avec un enthousiasme croissant :

– Le travail sera devenu facile, presque inutile. L’homme n’aura plus guère qu’à surveiller de dociles et infatigables machines qui, sous ses yeux, transformeront la matière au gré de ses désirs. Allégé des soucis matériels, il pourra, tout entier, s’adonner au culte de la science et de la beauté. L’homme deviendra meilleur… Un vice est presque toujours le résultat d’une maladie. C’est dans les lieux où l’oxygène est le plus raréfié, qu’il se commet le plus de crimes. La statistique des suicides et des meurtres concorde avec le tableau météorologique des saisons. La morale est l’hygiène de l’esprit, comme l’hygiène est la morale du corps.

Pendant cette longue tirade, le docteur s’était promené, à grands pas, dans le salon.

Ses longs cheveux argentés voltigeaient autour de ses tempes ; une flamme juvénile brillait dans ses yeux.

Il s’arrêta enfin, en face d’Alban ; et lui serrant les mains avec effusion :

– Pour vous, mon cher ami, s’écria-t-il, vous aurez été un des glorieux promoteurs de l’ère bienheureuse qui va s’ouvrir. Votre place est marquée dans la reconnaissance des générations, à qui vous allez assurer, définitivement, la possession des plaines aériennes.

Alban se retira, très ému. Aux chaleureuses paroles du docteur, son découragement s’était évanoui, comme ces vapeurs malsaines que dissipent les premiers rayons du soleil.

Il avait passé la porte, bien décidé à faire un tour dans la direction des ateliers avant de rentrer chez lui lorsque, en traversant le vestibule de l’institut, que décoraient de hautes statues de bronze portant des torchères électriques, il se sentit tiré par la basque de sa jaquette.

C’était le petit Ludovic, encore sous l’impression des paroles qu’il venait d’entendre.

– Monsieur Alban, dit-il, d’une voix suppliante, je voudrais vous faire une demande… Est-ce que vous me permettrez, dans deux ou trois jours, d’aller visiter les ateliers de la Princesse des Airs, où papa n’a jamais voulu me mener ?

La figure de l’enfant exprimait un si ardent désir, qu’Alban n’eut pas le courage de refuser.

– Eh bien, oui, fit-il… Accordé. Mais venez seulement la semaine prochaine, quand le montage des moteurs sera terminé, et que l’atelier sera un peu moins encombré.

L’aéronaute se retirait.

Ludovic le retint encore.

– Monsieur Alban, balbutia-t-il timidement, je voudrais bien aussi emmener avec moi mon ami Y von Bouldu… Mais vous allez sans doute me refuser ; je sais que vous êtes brouillé avec son père.

– Cela est vrai, répondit sérieusement Alban. M. Bouldu s’est montré fort injuste à mon égard ; mais j’ai toujours eu beaucoup d’amitié pour Yvon qui a pris mon parti, à qui je dois beaucoup de reconnaissance, et qui, d’ailleurs, déteste Jonathan presque aussi cordialement que moi-même.

Ludovic est maintenant tout joyeux.

Le rendez-vous avait été fixé pour le mercredi d’après, dans la matinée.

Aucun incident ne se produisit les jours suivants.

Les travaux étaient poussés avec une activité fébrile.

Alban Molifer, aidé de Robertin et de Rondinet, travaillait nuit et jour.

Le montage de l’aéroscaphe fut poussé avec une telle hâte, qu’on put bientôt prévoir que l’expérience décisive aurait lieu une semaine plus tôt qu’on ne l’avait prévu.

En attendant le jour fixé pour la visite des ateliers, Ludovic avait peine à contenir son impatience.

Toutes les nuits, il voyait en songe des machines aérostatiques, toutes plus bizarres et plus compliquées les unes que les autres.

Une nuit, il rêva qu’il était monté, avec tous ses parents, son ami Yvon Bouldu et ses camarades, les petits Van der Schoppen, dans la nacelle d’une immense machine volante armée d’hélices, d’ailes en toile, et de tuyaux de machine à vapeur.

Le ballon se dirigeait, avec une rapidité extraordinaire, vers un pays féerique, lorsque d’en bas, on avait tiré des coups de canon sur le ballon.

Ludovic avait vu le projectile arriver, grossir démesurément, et finalement, prendre la forme d’un énorme oiseau de proie qui, les ailes étendues, les serres en avant, se précipitait avec une vitesse vertigineuse.

Le plus étrange, c’est que cet oiseau de proie, qui ressemblait assez, pour le reste, à un vautour, avait la tête de l’Américain Jonathan Alcott, dont les yeux étincelaient de haine, et dont un mauvais sourire plissait les lèvres.

Ludovic voyait déjà les serres d’acier du monstre, aussi larges et aussi acérées que des faux de moissonneurs, à quelques mètres à peine de l’aérostat, dont elles menaçaient de déchirer l’enveloppe, lorsque Alban, à l’aide d’un de ses appareils, avait dardé, vers l’oiseau fantastique, un rayon de lumière.

Jonathan avait poussé un grand cri.

Un sourd roulement de tonnerre s’était fait entendre ; et le vautour, devenu un énorme nuage noir, avait été promptement dissipé et déchiqueté en lambeaux par la brise…

Quoiqu’il ne fût pas superstitieux, Ludovic s’éveilla, tout réjoui de ce rêve, qui semblait présager, à ses amis, un triomphe complet.

Quand il fut bien réveillé, il constata, avec une vive satisfaction, en jetant un coup d’œil sur le calendrier qui se trouvait près de son lit, qu’il était arrivé au mercredi, et qu’il ne lui restait plus que quelques heures à patienter pour pénétrer dans les ateliers de l’aéroscaphe.

Il s’habilla en toute hâte, et alla rejoindre son ami Bouldu qui l’attendait près de la grille de parc.

Yvon n’était pas seul.

Le fils aîné du docteur Van der Schoppen, Karl, se trouvait avec lui.

Ludovic fut un peu contrarié de la présence du jeune botaniste ; mais Karl était un si bon camarade, un si franc et si loyal garçon, que sur l’insistance d’Yvon, il se décida à l’emmener aussi.

Karl, d’ailleurs, promit solennellement d’être muet sur l’escapade.

À cette heure, les avenues du parc étaient encore presque désertes ; on n’y voyait que quelques promeneurs, attirés par la beauté de cette matinée de printemps.

Les trois jeunes gens étaient ravis de leur équipée ; et ce fut avec une joie de précoces conspirateurs qu’ils se glissèrent, les uns après les autres, par la petite porte de la palissade.

Le chien de garde, pour qui Ludovic avait eu l’attention d’apporter un morceau de sucre, signala leur arrivée par ses aboiements.

Alban apparut au seuil de la seconde porte, et introduisit, lui-même, ses visiteurs, dans l’atelier.

Il fronça légèrement les sourcils à la vue du jeune Van der Schoppen ; mais la physionomie naïve et loyale du petit Allemand le rassura.

D’ailleurs Yvon répondit de lui.

Quant à Ludovic, il s’était déjà précipité du côté de l’aéroscaphe, et demeurait perdu dans une muette contemplation.

Bientôt Yvon et Karl partagèrent son émerveillement…

Sur des traverses de bois s’allongeait une vaste coque d’acier et d’aluminium qui jetait, aux rayons du soleil, mille éclairs éblouissants.

L’aéroscaphe avait à peu près la forme d’un gigantesque fuseau, percé de quelques étroites fenêtres.

À l’arrière, étaient fixées des hélices ; de chaque côté de l’avant, des portes, à fermeture hermétique, permettaient d’entrer dans l’appareil, ou d’en sortir.

Sur l’un des côtés se voyaient déjà deux immenses ailes en pégamoïd, que Robertin et son aide achevaient d’adapter.

La coque d’acier pouvait avoir quinze mètres de long sur trois mètres de large et quatre de hauteur.

Dans l’air il devait ressembler à quelque monstrueux oiseau.

– Il vous faudra sans doute, demanda Ludovic, un énorme ballon pour enlever toute cette masse ?

– Mon aérostat, répondit Alban, ne cube pas autant que vous pourriez le croire. Cela tient à ce qu’il est gonflé, non avec de l’hydrogène, ni même avec du coronium, ce gaz encore plus léger que découvrit, il y a quelques années, un savant italien, mais avec du « lévium centrifuge », une découverte de moi, un gaz presque impondérable, et qui est, lui, trente fois plus léger que l’hydrogène.

– Mais, interrompit Karl qui ouvrait de grands yeux, je vous avouerai que je ne comprends pas grand-chose à cette machine… Et d’abord, monsieur Alban, voudriez-vous m’expliquer, s’il vous plaît, comment fonctionne un ballon ordinaire ?

– Faut-il que tu sois ignorant !… s’écria Ludovic, sans laisser à l’aéronaute le temps de répondre… Un ballon monte dans l’air, pour la même raison qu’un bouchon flotte sur l’eau, parce qu’il est plus léger. Les ballons sont gonflés avec de l’hydrogène, gaz moins lourd que l’air, ce qui fait que le ballon s’élève.

– Mais pourquoi ne sait-on pas diriger les ballons ?

– Parce que, d’abord, répondit Alban, on les construit généralement de forme ronde, ce qui les rend aussi peu maniables que le serait un baquet à la surface de la mer. Aussi, maintenant, les dirigeables sont-ils généralement construits en forme de cigare. Ensuite, même en leur donnant cette forme, il faut encore leur imprimer une vitesse qui soit supérieure à celle des courants aériens dont ils sont le jouet, et au milieu desquels ils sont plongés.

– Oui, dit Ludovic ; et pour donner de la vitesse, il faut faire tourner des hélices ; et pour les faire tourner, il faut des machines très lourdes, que le ballon alors n’est plus assez fort pour enlever. Toute la difficulté est là.

– Aussi, mes jeunes amis, reprit Alban, malgré les magnifiques expériences du colonel Renard, les ballons sont-ils très peu pratiques comme machines aériennes… L’appareil que vous voyez est une machine plus lourde que l’air ; et elle s’y maintiendra, sans être soutenue par aucun sac rempli de gaz. Elle s’y maintiendra, grâce à la superficie de ses ailes et à la rapidité du mouvement de ses hélices. La difficulté pour les machines de ce genre, consiste surtout à pouvoir quitter la terre. Cette difficulté, je l’ai résolue, en adjoignant à mon aéroscaphe, un ballon ordinaire, gonflé de « lévium centrifuge », et qui sera installé au-dessus de la coque d’acier que vous voyez. Ce ballon enlèvera tout mon appareil, à une très grand hauteur. Arrivé là, je me débarrasse du ballon en faisant revenir le « lévium » à l’état liquide ; et la Princesse des Airs n’a plus qu’à se soutenir dans l’atmosphère, par le pouvoir de ses appareils moteurs. L’enveloppe du ballon, une fois vide de « lévium », est pliée et roulée, comme un parapluie après l’orage.

– Et pour redescendre ? questionna Yvon.

– Vous touchez là, jeune homme, une des plus graves difficultés du problème ! L’aéroscaphe ne se maintient en l’air que grâce à sa vitesse. Sitôt qu’on l’a ralentie, il est exposé, à cause de son poids considérable, à tomber comme une masse inerte. J’ai paré à cet inconvénient en disposant, tout autour de la coque de l’aéroscaphe une série de tubes d’acier chargés d’air liquéfié et dont l’ouverture est braquée du côté de la terre. Par le mouvement de recul que ces espèces de fusées impriment à la machine, d’une manière graduelle et continue, quand je donne issue à l’air liquide, l’aéroscaphe vient se reposer sur la terre avec la douceur et la légèreté d’un papillon qui se pose sur une fleur.

– Oui, demanda Karl, qui avait écouté ces explications en donnant tous les signes de la plus profonde et de la plus religieuse attention, vous avez dit tout à l’heure, monsieur Alban, que le moteur qui actionne vos hélices et vos ailes devait être d’une très grande puissance, et en même temps d’un très faible poids ?…

– Voilà une objection qui prouve beaucoup de bon sens, répondit Alban. La difficulté de trouver un moteur à poids léger, a longtemps retardé la science aéronautique. Grâce à l’air liquide et à l’électricité combinés, je l’ai enfin découvert, après de longues et pénibles recherches.

– C’est même le secret de ce moteur que Jonathan a vainement essayé de vous dérober ! s’écria Yvon.

– Précisément…

– Pourquoi, demanda Ludovic, l’aéroscaphe est-il construit presque complètement en aluminium.

– Parce que c’est un métal à la fois très résistant et très léger.

Alban fit voir à ses visiteurs l’intérieur de l’aéroscaphe, divisé en cinq pièces confortablement aménagées : celle de l’avant, munie d’épaisses vitres de cristal, devait être occupée par le timonier, qui avait, à sa portée, les différents leviers commandant la vitesse ou la direction.

La seconde, sur laquelle s’ouvraient les portes, était la salle commune ; la troisième renfermait les couchettes, aménagées à peu près comme dans les paquebots transatlantiques ; la quatrième était la salle des machines ; la dernière, le magasin.

Une passerelle circulaire, munie d’un garde-fou en cordage tressé, régnait tout autour de la coque.

Sous le plancher de la passerelle se trouvaient disposées les fusées.

On accédait à la plate-forme, légèrement bombée, qui formait, en quelque sorte, la toiture de la coque, par deux échelles à rampes qui partaient de la passerelle.

Les trois enfants remercièrent chaleureusement Alban de leur avoir ouvert l’entrée des chantiers de construction de la Princesse des Airs et se retirèrent.

– Je n’y ai pas grand mérite, dit l’aéronaute en les reconduisant. À part quelques perfectionnements, que la plupart des constructeurs auraient pu réaliser aussi bien que moi, tout le secret consiste dans l’invention de mon moteur léger ; et cette invention-là, je ne vous en ai pas expliqué les détails.

Au retour, les trois jeunes gens furent silencieux.

Karl, qui mettait beaucoup de temps à comprendre ce qu’il apprenait, ruminait encore les explications qu’on lui avaient données.

Yvon songeait aux belles explorations que l’on pourrait faire dans les régions inconnues du globe, avec un appareil aussi perfectionné et aussi facile à manier que le merveilleux aéroscaphe la Princesse des Airs.

Quant à Ludovic, il était plongé dans une profonde tristesse.

– Ainsi donc, songeait-il, sous prétexte que je suis trop jeune, il me faudra attendre six ans, dix ans peut-être, avant de pouvoir me lancer dans les belles aventures scientifiques qui m’enthousiasment. On dit que je ne suis pas un homme… Pourtant je me sens la force de tout entreprendre… Ah ! si mon père et Alban consentaient à me laisser m’embarquer dans l’aéroscaphe… Puisqu’il paraît qu’on n’y court aucun danger, je ne vois pas pourquoi on me refuserait…

Au déjeuner, en famille, Ludovic sembla préoccupé.

Sa sœur et sa mère le remarquèrent en plaisantant ; mais c’est à peine s’il daigna leur répondre, lui qui, d’ordinaire, était si prompt à la riposte, et réjouissait la famille de ses saillies.

Le repas terminé, Ludovic prit son père à part, et lui annonça gravement qu’il voulait lui parler en particulier.

– Tu me demandes une audience, alors ? s’écria le docteur, en souriant. Qu’est-ce que tu me veux ? Quelle nouvelle folie t’a traversé la cervelle ?… Dis-le-moi bien vite, car aujourd’hui je suis très occupé.

– Cela ne peut pas s’expliquer comme ça, répondit l’enfant avec le même sérieux. Ce que j’ai à vous dire est très important.

– Alors, monsieur, passons dans mon cabinet.

Quand Ludovic eut soigneusement refermé la porte, il s’approcha de son père qui s’était assis dans son fauteuil de consultation, et il déclara nettement.

– Vous me rendrez cette justice, mon père, que par mon travail et ma conduite, je vous ai toujours satisfait. Je viens, aujourd’hui, vous demander une grande faveur : je veux prendre part, avec Alban, à l’ascension de la Princesse des Airs.

Le docteur fronça les sourcils.

– Toujours ton idée fixe ?… Mais c’est de la folie, murmura-t-il… Je refuse net.

– Je vous en supplie, papa, insista l’enfant, les larmes aux yeux.

– Sois raisonnable, dit le docteur d’un ton plus doux. Tu n’as ni l’endurance ni l’expérience qui sont indispensables dans les expéditions de ce genre… D’ailleurs ma conscience est engagée. Vois-tu quelle serait ma responsabilité, s’il allait t’arriver malheur !… Tu n’as pas songé à cela ; tu n’as pensé qu’à satisfaire ton caprice !… Je t’aime trop, j’ai fondé sur toi de trop grands espoirs pour permettre que tu t’exposes aussi légèrement… Quand tu seras devenu vraiment un homme, que tu accorderas moins de part à l’imagination et davantage à la raison, tu me remercieras de ma prudence.

– Mais puisqu’il n’y a pas de danger !… insista l’enfant, à travers ses larmes.

– Il n’y en a peut-être pas beaucoup pour des hommes de métier et d’expérience comme Alban ; mais pour toi, il y en a suffisamment pour que je sois obligé de te refuser… Tu me feras même grand plaisir en ne me reparlant jamais de ce présomptueux projet.

Ludovic se le tint pour dit. Il savait que son père, très bon et très indulgent dans la plupart des cas, était inflexible lorsqu’il avait pris une résolution sérieuse.

Il essuya ses yeux, et monta à sa chambre pour s’y abandonner sans contrainte au chagrin et à la colère que lui causait cette déception.

Après avoir réfléchi tout l’après-midi, combattu entre la crainte qu’il avait d’affliger ses parents et son désir maladif de prendre part à l’ascension, il pencha enfin pour le second parti.

– Tant pis, s’écria-t-il, il en arrivera ce qu’il pourra, je vais faire en sorte d’être le compagnon d’Alban dans son voyage, et de prendre passage, en dépit de tout le monde, à bord de la Princesse des Airs.

Le lendemain, Ludovic avait repris sa gaieté habituelle ; le docteur pensa que l’enfant avait tout à fait renoncé à ses projets de vagabondage aérien, et il s’applaudit de la fermeté qu’il avait déployée la veille.

Seule Alberte, avec sa clairvoyance féminine, crut remarquer que son frère lui cachait quelque chose.

– Tu dois méditer une escapade, lui dit-elle ; tu ris du bout des dents ; tu n’as pas la franche gaieté que je te connais… Serais-tu dans tes mauvais jours ?

Les avances de la jeune fille furent inutiles.

Ludovic s’était promis de ne confier ses projets à personne.

Alberte ne put réussir à tirer de son frère aucun aveu, aucune confiance.

 

IV

 

AVANT L’EXPÉRIENCE

Les préparatifs de l’ascension de la Princesse des Airs avaient été poussés avec une énergie infatigable.

Alban et ses hommes avaient veillé plusieurs nuits de suite.

Tout était prêt, depuis les moteurs que l’on avait essayés à part, jusqu’aux hélices en acier chromé de première qualité, qu’Alban avait commandées aux usines du Creusot.

L’enveloppe de l’aérostat, munie de ses agrès, était disposée au-dessus de la coque, et déjà reliée par des tubes aux appareils producteurs de « lévium centrifuge » pour le gonflement.

Les provisions de bouche ainsi que les réserves d’air liquide et les acides destinés aux piles électriques avaient été embarqués.

La veille au soir, Alban avait fait démolir le toit mobile du hangar ; et bien qu’il fût brisé de fatigue par cinq nuits de veilles consécutives, il avait, avant d’aller goûter un peu de repos, inspecté lui-même, soigneusement, chacun des organes de l’aéroscaphe.

Tout était en ordre.

Pas une chaîne, pas une plaque, pas une tringle d’aluminium ou d’acier, dont la qualité ne fût garantie, dont la résistance n’eût été minutieusement éprouvée.

Le docteur, qui avait accompagné Alban dans sa visite, avait donné tout son soin à l’aménagement intérieur.

Il ne manquait ni un gramme de biscuit, ni une boîte de conserves dans les soutes, ni un flacon dans la pharmacie de voyage.

Assuré du succès, Alban alla dormir.

Il avait tout à fait oublié la criminelle tentative de Jonathan Alcott.

D’ailleurs, la présence du fidèle Robertin, qui continuait à coucher dans l’appentis situé entre l’atelier et la palissade de clôture, le rassurait complètement.

En outre, au moindre bruit, le chien de garde, laissé libre dans l’enceinte, eût donné l’alarme.

La date de l’ascension avait été tenue secrète, afin d’éviter l’affluence des curieux.

L’expérience, qui devait avoir lieu à huit heures du matin, n’était connue que d’un petit nombre de personnes, auxquelles le docteur avait adressé des invitations.

De ce nombre étaient les officiers de l’École d’aérostation militaire de Meudon, un commissaire du Gouvernement, et quelques autorités civiles, plus un groupe de savants français et étrangers, pour la plupart amis ou correspondants du docteur Rabican.

Il avait même invité le docteur Van der Schoppen, sa femme, son fils aîné, Karl, et l’irascible M. Bouldu.

Aux deux cartes d’invitation qu’avait reçues ce dernier, était jointe une lettre du docteur, dans laquelle celui-ci faisait une dernière tentative pour renouer leurs bonnes relations d’autrefois.

Il proposait même au météorologiste de l’associer, pour une part, à l’entreprise, à condition qu’il mît de côté toute rancune.

M. Bouldu, dès qu’il eut reconnu l’écriture, déchira, sans la lire, la lettre, en tout petits morceaux.

Les cartes d’invitation allaient avoir le même sort, lorsque Jonathan pénétra dans le laboratoire.

Depuis qu’il se croyait sûr de l’impunité, il avait repris toute son audace.

– Cher maître, s’écria-t-il, gardez-vous bien de détruire ces cartes.

– Et pourquoi, s’il te plaît ? demanda le savant, qui s’arrêta dans son geste.

– Parce qu’il faut que vous assistiez à l’ascension, déclara froidement l’Américain.

– Jamais de la vie !… Jamais je n’irai m’exposer à une semblable humiliation.

– Vous irez, vous dis-je.

– C’est ce que nous verrons.

Le météorologiste bondit de son fauteuil, en serrant les poings.

– Que diable, laissez-moi vous expliquer, insista Jonathan avec le même flegme… Vous irez, d’abord pour répondre à l’invitation du docteur, qui vous provoque et vous insulte par l’envoi de ces cartes et de cette lettre ; ensuite et surtout, pour jouir de leur confusion, lorsqu’ils verront leur machine incapable de s’élever… J’ai le pressentiment que leur Princesse des Airs ne leur causera que le plus piteux des insuccès, la plus humiliante des défaites.

– Il fallait donc le dire tout de suite, s’écria M. Bouldu rasséréné. Voilà qui change la thèse… Dans ces conditions j’irai certainement, et tu m’y accompagneras. Il ne sera pas dit que moi, Bouldu, j’aie reculé devant une provocation, de quelque nature qu’elle soit… Mets précieusement ces cartons de côté. Pour moi, je cours chez ce brave boxeur de Van der Schoppen pour lui dire la nouvelle.

Quand son maître fut parti, Jonathan Alcott se baissa, et ramassa soigneusement les menus fragments de la lettre, qu’il colla ensuite, patiemment, les uns après les autres, en les rapprochant sur une feuille de papier pelure.

Ce travail de reconstitution terminé, Jonathan lut la lettre du docteur ainsi reconstituée. Puis il la serra soigneusement.

– Le patron a bien fait, ricana-t-il, de la déchirer avant de la lire… J’ai décidément de la chance… En attendant, je vais mettre ce papier de côté ; on ne sait jamais à quoi cela peut servir.

Quand M. Bouldu rentra, une heure après, il était de fort méchante humeur.

Van der Schoppen, qui avait eu une entrevue, quelques jours avant, avec le docteur Rabican, s’était répandu en éloges sur son compte, et avait parlé du grand désir qu’avait le docteur de se réconcilier avec son vieux camarade.

Dans ces conditions, la provocation ne s’expliquait plus.

– Je suis toujours trop vif aussi, se dit M. Bouldu. J’aurais dû lire cette lettre… Mauvais drôle, s’écria-t-il, en s’adressant à Jonathan, où sont les morceaux de cette lettre que j’ai déchirée tout à l’heure ?

– Il y a beau temps que je les ai balayés et jetés dans le fourneau du laboratoire… Vous me reprochez toujours mon manque de soin et de propreté.

– Tais-toi, interrompit M. Bouldu avec humeur. Je sais que tu trouves le moyen d’avoir toujours raison.

Le savant météorologiste était fort mécontent de lui-même.

Il avait conscience d’être dans son tort.

Aussi se montra-t-il, tout le reste de l’après-midi, d’une humeur massacrante.


Il rudoya Jonathan, cassa plusieurs tubes d’expérience et finit par aller se coucher en envoyant tout le monde au diable.

Jonathan, lui, était radieux, et bien décidé à tout risquer, pour empêcher l’ascension de l’aéroscaphe.

– Ils ne partiront pas, je le jure, se disait-il. Et pourtant, je vais peut-être commettre une sottise. Ce Bouldu est si sentimental avec ses airs terribles, qu’il est capable de se réconcilier avec le docteur Rabican, ne fût-ce que pour le consoler de son échec… Dans ce cas, c’est moi qui paierais les frais du racommodement. Il faudra que je voie à empêcher cela !

Le docteur Rabican, tout entier aux apprêts de la grande solennité scientifique qu’allait être l’ascension de la première machine volante, vraiment digne du nom de dirigeable, était loin de se douter que son ami Bouldu n’avait même pas lu sa lettre.

Il fut d’abord un peu surpris de ne pas recevoir de réponse ; mais au milieu des mille préoccupations qui l’absorbaient, il n’y pensa plus.

Il oublia aussi de surveiller de près Ludovic, dont sa sœur Alberte était la seule à remarquer les manières étranges.

Quand il ne se croyait pas observé, l’enfant dépouillait bien vite le masque de gaieté grâce auquel il faisait illusion au reste de la famille, et apparaissait sombre et soucieux.

C’est que, malgré la résolution qu’il en avait prise, il ne pouvait se décider, sans remords, à son escapade.

Bien des fois, il fut sur le point d’y renoncer.

Il se représentait la douleur de sa mère, l’affliction et la colère de son père, le chagrin de sa chère Alberte et de son ami Yvon Bouldu, lorsqu’on s’apercevrait de sa disparition.

Il était bien obligé d’en convenir avec lui-même, il allait agir, envers ses parents, avec une noire ingratitude.

Le mercredi soir, la veille même du jour fixé pour l’ascension, il était encore indécis.

Après avoir embrassé ses parents, non sans émotion, – c’était peut-être la dernière fois qu’il les embrassait, – il se retira dans sa chambre, en proie à une extrême agitation.

De sa fenêtre, au premier étage, il apercevait les jardins de l’institut, dont les massifs d’arbustes rares étaient vivement éclairés par la lune ; et tout là-bas, derrière les futaies bleuissantes du parc, la silhouette d’une masse blanche, à peine visible dans la nuit, dont la seule vue lui faisait battre le cœur. C’étaient les ateliers de la Princesse des Airs.

Allait-il donc, pour satisfaire une de ses volontés, plonger dans les larmes toute sa famille !

Il ne s’en sentait plus le courage.

Il souffrait tellement de cette lutte intérieure, qu’il failli renoncer tout à fait à son projet de fuite.

Il était tenté de se lever, d’aller frapper à la porte de la chambre de son père, et de lui avouer tout.

Une mauvaise honte le retint…

– Après tout, se dit-il, mon père me pardonnera aussi bien au retour. Il est si bon… Puis, ce voyage ne durera que quelques jours peut-être… Je laisserai, d’ailleurs, une lettre pour Yvon, afin qu’il prévienne tout le monde… D’ailleurs le temps se passe, la nuit s’écoule ; ce n’est plus le moment d’avoir des irrésolutions.

Avec un trouble qu’il essayait vainement de se dissimuler à lui-même, Ludovic s’habilla de ses vêtements d’hiver ; car il avait entendu dire qu’à une grande altitude, la température est glaciale.

Il eut soin d’emporter les photographies de ses parents et celle d’Yvon, ainsi qu’un beau canif, à manche de nacre, dont, quelque temps auparavant, sa grande sœur Alberte lui avait fait présent.

– Allons, s’écria-t-il, le sort en est jeté !…

Délibérément, il appuya sur le bouton de sa lampe électrique, et plongea la chambre dans l’obscurité.

Il prêta l’oreille quelques instants : la maison était silencieuse ; chacun dormait d’un profond sommeil.

En tapinois, ses souliers à la main, il passa devant la chambre de ses parents.

Son cœur battit plus fort à cette minute.

Mais il réprima son émotion.

Il descendit, sans bruit, jusqu’au vestibule, prit, à une place qu’il connaissait, la clef d’une petite porte du parc, et dont le docteur se servait parfois pour sortir sans réveiller le concierge.

Après avoir ouvert la porte du parc, il l’assujettit avec une pierre pour l’empêcher de se refermer, et retourna porter la clef à l’endroit où il l’avait prise.

Une fois dehors, il traversa la ville endormie, et s’enfonça dans l’avenue pleine d’ombre.

Il se faufilait le long des troncs, ramassait encore sa petite taille, se faisait tout petit.

Comme il approchait de l’atelier, il faillit se heurter contre un individu aux aguets derrière un gros arbre.

Jonathan, car c’était lui, s’effaça et retint son souffle.

Ludovic, dans son trouble, n’aperçut même pas l’Américain.

Il continua tout droit, son chemin vers la palissade.

L’enfant était très agile. Il avait été entraîné, de bonne heure, à la gymnastique.

Ce fut, pour lui, un jeu, de grimper jusqu’au sommet de la palissade et de se laisser glisser de l’autre côté.

À son grand étonnement, le chien de garde n’aboya pas.

L’ajusteur Robertin, brisé de fatigue par le travail des jours précédents, n’entendit rien.

L’enfant put donc sans donner l’éveil, atteindre d’abord la passerelle à balustrade de cordages qui entourait la coque de l’aéroscaphe, et pousser ensuite la porte d’aluminium qui donnait accès dans l’intérieur de la salle commune.

Il pénétra, de là, dans la cabine où se trouvaient les couchettes, et se glissa sous l’une d’elles.

Il avait réfléchi que c’était là la meilleure cachette.

Alban irait, sans doute, fréquemment, dans la chambre des machines ; il pourrait avoir besoin d’un des objets empilés dans le magasin, à l’arrière. Les couchettes ne servant que la nuit, Ludovic espérait que personne ne viendrait le déranger dans son asile, pendant l’appareillage et le commencement de l’ascension.

Ludovic s’applaudissait de son idée, lorsqu’il crut entendre marcher, sur la plate-forme au-dessus de sa tête.

L’enfant, transi de peur, se raidit dans une immobilité absolue, et retint sa respiration.

Il écoutait de toutes ses oreilles.

La coque métallique de l’aéroscaphe, dans le silence de la nuit, transmettait les moindres bruits avec une incroyable netteté.

Ludovic, que son père avait habitué, de bonne heure, à se rendre compte de ses sensations et à les analyser, perçut d’abord le crissement de souliers ferrés sur la tôle d’aluminium de la plate-forme ; puis un murmure de jurons étouffés, et enfin le grincement d’une lime mordant le métal.

Puis, de nouveau, les pas lourds résonnèrent ; et tout rentra dans le silence.

Ludovic, glacé de peur dans son coin, se demandait avec angoisse, qui pouvait bien être venu travailler ainsi aux ailes de l’aéroscaphe, en pleine nuit, alors que tout devait être prêt.

– Peut-être, songea-t-il, Alban a-t-il eu, au dernier moment, l’idée d’un perfectionnement, d’une simplification… Mais non, c’est impossible. Alban est épuisé de fatigue ; et, d’ailleurs, les organes de l’aéroscaphe sont d’une construction trop délicate pour pouvoir être ainsi modifiés, en quelques instants, par quelques coups de lime – car c’est bien le bruit d’une lime que j’ai entendu… Mais si c’était un malfaiteur, un ennemi !… M. Bouldu ?… Jonathan, peut-être ! Ah ! si j’en étais sûr, je me lèverais et j’irais avertir mon père… Mais oui, ce doit être certainement Jonathan ! Je vais avouer mon escapade et tout raconter. Il le faut !

Ludovic, dont les nerfs étaient déjà très tendus par les émotions de cette nuit, fit un brusque mouvement pour sortir de dessous la couchette sous laquelle il était blotti.

Mais, dans sa précipitation, au milieu de l’obscurité profonde où il se trouvait, sa tête porta contre un des boulons d’acier qui reliaient entre elles les plaques d’aluminium.

Il poussa un faible gémissement et demeura inanimé dans sa cachette.

L’homme que Ludovic avait entendu était bien le misérable Jonathan Alcott.

La chance venait, encore une fois, de se déclarer pour lui.

Voici ce qui s’était passé : Jonathan, depuis longtemps résolu à empêcher, fût-ce au péril de sa vie, le succès de l’ascension de la Princesse des Airs, s’était, de très bonne heure, tapi dans un fourré pour surveiller les ateliers de l’aéroscaphe.

En voyant Alban Molifer et le docteur se retirer, il avait eu un ricanement satanique.

– Ils ne sont guère pratiques, s’était-il dit. Ils se relâchent de leur surveillance juste au moment où il leur faudrait redoubler d’attention… À moi la lime et le marteau !… Je vais leur préparer une belle chute verticale de deux ou trois mille mètres !…

À la nuit close, le Yankee s’était donc avancé, prudemment, jusqu’à quelques mètres de la palissade.

Il ne redoutait guère la surveillance de Robertin, qu’il savait épuisé de fatigue, et qui devait certainement dormir à poings fermés dans sa cabane.

– D’ailleurs, marmonna-t-il, s’il fait un mouvement, ce sera tant pis pour lui !

Et Jonathan vérifia, d’un geste, la présence d’un long couteau à virole dans la poche de son veston de cuir.

Le péril le plus sérieux venait du chien de garde.

Mais Jonathan avait prévu le cas.

Très adroitement, il lança, par-dessus la palissade, une douzaine de boulettes de viande fortement assaisonnées de strychnine.

Puis, anxieusement, il attendit.

Un quart d’heure s’était à peine écoulé, qu’il perçut un aboi sourd, une sorte de râle, qui lui prouvait le succès de sa tentative d’empoisonnement.

Par prudence, il laissa s’écouler encore un quart d’heure avant de risquer l’escalade de la clôture.

C’est à ce moment qu’il faillit se heurter contre Ludovic.

Il reconnut très bien l’enfant, devina immédiatement le motif qui le guidait, et le vit escalader la palissade.

D’abord, le Yankee se réjouit du hasard qui lui livrait ainsi le fils d’un de ses ennemis.

– Le petit sera écrabouillé en même temps que les autres, ricana-t-il… Le docteur en fera une maladie. Il sera peut-être un peu moins fier après cette aventure… Il est très heureux que ma strychnine ait déjà opéré sur le chien. Le jeune Ludovic n’éprouva aucune difficulté à choisir une cachette à sa convenance dans l’intérieur de la machine.

Telle fut la première pensée de Jonathan ; mais, dans sa joie, il avait oublié une chose :

L’enfant, caché dans l’intérieur de la coque de l’aéroscaphe, le verrait et l’entendrait.

Il pourrait devenir plus tard, s’il en réchappait, un témoin gênant et irréfutable.

Le Yankee demeurait très perplexe…

À la fin, il se décida.

– Je vais faire le moins de bruit possible, se dit-il… Si le petit bouge ou crie, j’ai mon couteau !… Je cache son corps dans une des soutes, l’écrabouillement total de la machine expliquera tout naturellement cet accident… Mais, il ne bougera pas. Il doit avoir trop peur de son père et d’Alban… En tout cas, je risque l’aventure !…

Cette décision prise, l’Américain se hissa péniblement au-dessus de l’enceinte de planches, grimpa sur la plate-forme de la coque, et alla droit à la partie la plus vulnérable de l’appareil.

Il lui eût fallu trop de temps et trop de travail pour fausser les hélices.

Une déchirure à l’enveloppe de l’aérostat eût été constatée et réparée, séance tenante, lors du gonflement.

Il s’attaqua donc aux tringles d’acier qui reliaient les ailes – les planeurs – aux machines motrices, et il les lima à l’articulation même de la bielle, d’une construction spéciale, qui communiquait aux ailes la force produite par les moteurs.

Jonathan avait eu soin de se munir d’une boule de mastic, colorée avec de la limaille métallique.

Il s’en servit pour dissimuler les traces de son méfait et se retira, persuadé qu’il n’avait été ni vu ni entendu de personne.

Il regagna à la hâte la maison de M. Bouldu, se déchaussa pour monter sans bruit l’escalier, et se coucha, persuadé qu’en cas de malheur il s’était créé un alibi, et qu’il pourrait, au besoin, justifier de sa présence, toute la nuit, dans la chambre qu’il occupait sous les combles.

La nouvelle de l’ascension de la Princesse des Airs[1], malgré les précautions prises par le docteur, s’était ébruitée par la ville et y causait une profonde sensation.

Tout le monde aurait voulu assister à l’expérience.

Les heureux mortels qui, comme le professeur Van der Schoppen et le savant Bouldu, avaient été favorisés d’une invitation personnelle, étaient regardés d’un œil d’envie par leurs concitoyens.

Le docteur Rabican s’applaudit d’avoir fixé le moment de l’expérience à une heure aussi matinale.

Si l’ascension de la Princesse des Airs avait eu lieu à midi, par exemple, il y aurait eu dix mille spectateurs, ce que les organisateurs voulaient éviter à tout prix.

Heureusement qu’en général les notables, et même les savants, se lèvent tard.

Les invités eux-mêmes durent faire preuve du plus louable zèle, afin d’arriver à l’heure exacte.

M. Bouldu, qui avait le sommeil très dur, avait eu soin de remonter, la veille au soir, une sirène, inventée par lui quelques années auparavant, pour éviter les abordages en mer, en temps de brouillard, et oubliée depuis, par lui, dans les greniers.

Cet appareil, qu’un simple mouvement d’horlogerie mettait en branle, produisait des sons si aigus et si discordants que les habitants de quatre ou cinq rues voisines sortirent épouvantés de leurs demeure en croyant à une révolution, ou tout au moins à la fin du monde.

Des sergents de ville, trop zélés, dressèrent un procès-verbal au météorologiste.

Mais, comme aucune des autorités compétentes en la matière ne se souciait de s’attirer les rancunes de l’irascible savant, le juge de paix et le maire reconnurent, d’une voix unanime, que le tapage ayant eu lieu en plein jour, « et peut-être pour cause d’expériences scientifiques importantes », il n’y avait pas lieu de poursuivre l’honorable M. Bouldu.

Aussi, Grâce à cette initiative hardie, quand le météorologiste et son fidèle Jonathan traversèrent les rues, les boutiques étaient-elles déjà ouvertes, et une foule de commères et de garçons laitiers discutaient-ils avec animation sur la nature des hurlements, aussi formidables que bizarres, qui avaient mis tout le quartier en émoi.

M. Bouldu, qui ne soupçonnait nullement les alarmes qu’il avait causées, fit remarquer à Jonathan que, depuis les récents progrès de la science, l’hygiène était bien mieux comprise des foules.

– On vit cent ans, déclara-t-il, en se levant avec l’aurore. L’anémie cérébrale, qui fait tant de ravages dans les grandes villes, serait encore un mal inconnu si l’on se couchait en même temps que le soleil, ainsi que les animaux guidés par leur instinct, nous en donnent l’exemple.

– Vous voyez, répliqua Jonathan avec son ironie coutumière, que les véritables principes de l’hygiène commencent à se faire jour… Admirez la mine éveillée de ces crémières et de ces garçons bouchers ; ils ont l’air d’être debout depuis deux ou trois heures.

Fidèle à sa méthode, le professeur Van der Schoppen n’avait voulu d’autre réveille-matin qu’une bonne bourrade kinésithérapique.

Il avait, dès la veille, donnée des instructions en ce sens à Mme Van der Schoppen, que ses poings robustes et sa stature colossale mettaient à même de réaliser ponctuellement les instructions de son mari.

Dès l’aurore, le digne professeur, encore plongé dans un rêve délicieux où il voyait tous les souverains de l’Europe, convertis à sa méthode, fraterniser à coups de poing, en fut tiré par un formidable renfoncement dans le creux de l’estomac.

Instinctivement, avant d’être complètement réveillé, il riposta ; et son poing redoutable envoya se pulvériser contre le mur une superbe veilleuse en cristal de Bohême, rouge-clair, de la bonne époque, qui était un cadeau de Mme Van der Schoppen à son mari.

Mme la professeur, qui était très sentimentale de sa nature, entra dans une réelle colère à la vue de ce dégât ; et ce fut avec une sincère conviction qu’elle appliqua à son époux la fin de la médication kinésithérapique…

Quand il fut tout à fait réveillé et habillé, le docteur remercia sa femme, frictionna vigoureusement les bleus qu’il avait reçus, et promit de rapporter de Paris une veilleuse beaucoup plus belle, qu’il avait vue chez un brocanteur.

Pendant que Mme van der Schoppen, déjà consolée, apprêtait, pour le petit déjeuner, une chaudière entière de café au lait et une colline de tartines beurrées, le docteur allait réveiller son aîné Karl, dont les ronflements, aussi sonores que la sirène de M. Bouldu, ébranlaient les cloisons de la chambre des enfants.

Karl était déjà presque aussi fort que son père.

Aussi, ce ne fut pas sans une lutte tumultueuse que le professeur parvint à lui persuader de s’habiller.

Dans les lits voisins, rangés à intervalles égaux comme dans un dortoir de collège, une véritable bagarre se produisit.

Chacun tapait consciencieusement sur son voisin.

À la fin, tout le monde, avec des yeux plus ou moins pochés, des membres plus ou moins endoloris, se réunit autour du café au lait central.

Le professeur partit en avant avec son fils Karl, muni des deux cartes qui leur donnaient accès dans l’enceinte réservée.

Mme Van der Schoppen et la petite classe devaient assister à l’ascension en dehors des palissades.

Le professeur tenait à frapper ces jeunes imaginations par le spectacle d’une des plus belles expériences de ces temps-ci.

– Il faut, dit-il gravement, que ces enfants voient monter en ballon. Un auteur français fort célèbre, et qui était contemporain de Montgolfier, n’a-t-il pas dit : « Montez, montez, il en restera toujours quelque chose. »

– Ce monsieur encourageait l’aérostation, monsieur le professeur Van der Schoppen ?

– Beaucoup, madame la professeur Van der Schoppen.

– N’était-ce pas M. de Voltaire ?

– Parfaitement.

Le docteur Rabican, lui, n’avait eu besoin d’employer ni la sirène de Bouldu, ni la kinésithérapie.

L’émotion, que lui procurait le grand fait scientifique qui allait s’accomplir, l’avait tenu, de bonne heure, en éveil.

Il était sûr du succès, mais il ne s’en réjouissait pas au point de vue de la gloire qui pourrait lui en revenir.

Le docteur n’avait aucune vanité : ses sentiments étaient plus généreux et plus larges.

Il se réjouissait seulement de voir l’intelligence humaine franchir un pas de plus vers la connaissance du vrai ; il espérait que la conquête et l’étude des régions atmosphériques, des immenses plaines d’air pur qui s’étendent à quelques centaines de mètres au-dessus de nous, créeraient de nouvelles conditions hygiéniques, permettraient de guérir certaines maladies et de reculer un peu plus, pour les hommes, le domaine de la mort.

– Il n’y a pas d’aéronaute phtisique, réfléchissait-il. L’air dénué de microbes, et plus oxygéné, des régions supérieures, active la circulation, excite l’appétit, et par conséquent favorise la suralimentation, seul remède à la tuberculose. Certaines espèces de folie, la neurasthénie, les migraines, l’épuisement ne tiendraient pas huit jours de suite contre l’air vivifiant et glacé que l’on respire aux grandes altitudes. Même, les expériences de l’allemand Charwell ont prouvé que les plaies et les blessures se cicatrisent mieux au-dessus de la région des nuages que dans la salle d’opération la mieux antiseptisée… À quand les hôpitaux aériens ?… Pourquoi l’homme, le véritable roi de la nature, consentirait il plus longtemps à ramper, tandis que les animaux, dont le cerveau est bien moins développé que le sien, sillonnent les royaumes de l’air ?… On atteindrait, j’en suis persuadé, l’âge des patriarches, en ne respirant que la pure atmosphère qui s’étend au-dessus de la couche des nuages… Nous vivons au fond de l’océan atmosphérique comme les crustacés[2] et les coraux au fond de la mer. Nous ignorons la moitié des merveilles de la nature, même sur notre propre planète. Grâce à nous, grâce à Alban surtout, les conditions de la vie humaine vont changer. D’ici quelques années, on aura une « ville captive » à trois mille mètres d’altitude, comme l’on en a une maintenant à Nice ou à Trouville. Les malades n’auront plus besoin d’aller chercher, à grands frais, très loin, l’air pur des montagnes. La santé se trouve au-dessus d’eux… plus haut, toujours plus haut.

 

 

 

V

 

LÂCHEZ TOUT

 

Alban Molifer n’avait pas toujours porté ce pseudonyme théâtral.

Il était l’unique descendant d’une très ancienne famille du nord de la France ; et il aurait pu, sur ses cartes de visite, faire surmonter son véritable nom d’une couronne de vicomte.

Il s’appelait Jean-Guillaume-Robert La Hardye de Florizel.

Dans toute la Flandre, le mélange de la race espagnole et de la race germanique a produit un type bien spécial.

L’hispano-flamand est à la fois un rêveur et un homme d’action.

Il a, de l’Espagnol, la fierté, la bravoure et l’amour des aventures ; du Flamand il tient la patience, l’entêtement et le sens commercial.

La Hollande, la Belgique et le nord de la France doivent leur prospérité à cette alliance de deux éléments en apparence inconciliables.

Le père d’Alban, le vieux vicomte La Hardye, descendait directement d’un gentilhomme espagnol qui avait accompagné Pizarre lors de la conquête du Mexique.

Son fils avait été envoyé en Flandre par Charles Quint à la suite du duc d’Albe, et pourvu d’un fief considérable, récompense d’une victoire partielle remportée sur la démocratie flamande, en révolte contre l’autocrate espagnol.

Avec le temps, les Florizel ne s’étaient pas enrichis.

Un ancêtre d’Alban, armateur à Dunkerque, avait commencé la ruine de la maison.

Les navires qu’il possédait avaient été capturés par des corsaires anglais, à l’époque de la Révolution.

Le père d’Alban, que son orgueil et son insouciance tinrent éloigné des intrigues de la cour de Louis-Philippe, avait accentué encore le désastre de la maison.

Sans vouloir, avec son tempérament d’Espagnol, tenir compte des progrès déjà considérables de la science moderne, il s’était occupé d’alchimie, essayant de réaliser à la lettre les fantastiques expériences de Bombaste Paracelse, d’Albert Le Grand, de Raymond Lulle et de Van Helmont.

Une à une il avait dû vendre, pour acheter des substances chimiques coûteuses ou des appareils délicats, les quatre grandes fermes qui entouraient le château de Florizel.

Le vicomte, travaillant sans méthode, et s’obstinant à réaliser l’impossible, n’était, comme on le pense bien, parvenu à aucun résultat sérieux.

Mais il était arrivé à de curieuses découvertes de détail.

En appliquant certaines formules de la médecine et de la pharmacie du Moyen Âge, il guérissait, chez les paysans, des maladies que la science officielle considère, encore aujourd’hui, comme incurables.

Dans le pays, il était à la fois aimé et craint. Les uns le considéraient comme un saint, les autres comme un infâme sorcier.

Privé de bonne heure de sa mère, Alban avait été élevé un peu à la diable, par de vieux serviteurs, qui faisaient, pour ainsi dire, partie de la famille, dans le château poussiéreux et mélancolique dont l’ameublement n’avait pas été renouvelé depuis Louis XIV, et dont toutes les pièces étaient encombrées de bouquins et d’appareils bizarres.

De bonne heure, son père, l’avait initié à la chimie telle qu’il la comprenait ; mais Alban, d’une intelligence très précoce, avait promptement reconnu la vanité de ce fatras de formules contradictoires ; et sur les conseils d’un vieux gentilhomme du voisinage, M. de Liberges, qui avait connu l’illustre baron Thénard, il s’était mis à étudier, tout seul, les sciences, avec la rigoureuse méthode moderne.

Le père et le fils n’avaient pas tardé à se brouiller.

Le vieux vicomte, qui était un mystique, une sorte d’illuminé, ne pouvait admettre des théories qui renversaient ses projets les plus chers, et mettaient à néant des idées qu’il avait regardées, toute sa vie, comme des articles de foi.

De plus, il trouvait son fils trop tapageur, trop enclin à s’adonner aux exercices corporels.

Le jeune homme tenait de sa mère une robuste Flamande, un besoin de lutte, d’activité, de vie au grand air, que le vieux vicomte, toujours confiné dans sa bibliothèque, ne parvenait pas à comprendre.

Alban chassait, pêchait, montait à cheval comme un écuyer de l’Hippodrome, passait des nuits entières à l’affût, et allait dénicher, à la cime des sapins ou des peupliers, des nids de pies et de corneilles.

Sa force physique et son agilité lui avaient conféré une sorte de royauté parmi les jeunes gens du pays.

Alban avait vingt ans lorsque le vieux vicomte, qui était devenu de plus en plus sévère et de plus en plus maussade, mourut subitement.

Le jeune homme trouva des affaires très embrouillées.

Il dut passer à travailler une huitaine de jours avant d’y voir clair dans le monceau de paperasses que son père avait oubliées, insoucieusement, un peu partout, jusque dans les tiroirs du buffet de la salle à manger.

Tout compte fait, les créanciers les plus exigeants apaisés, les hypothèques remboursées, Alban se trouva à la tête de trois cent mille francs.

C’était peu, en comparaison de la fortune princière qu’avaient possédée les Florizel un siècle auparavant.

Mais le jeune homme n’avait aucun goût dispendieux.

La science et la chasse lui suffisaient. Il se fût trouvé très heureux dans son château, perdu au fond des bois, sans une circonstance qui lui révéla sa vocation, et décida de sa vie.

Dans un voyage qu’il fit à Lille, pour ses affaires, il assista par hasard, à une ascension aérostatique.

Il fut enthousiasmé, et regagna son château, en proie à une foule de désirs et de pensées.

Le vieux sang de ses ancêtres, qui avaient, découvert et conquis un nouveau monde, le vieil esprit d’aventures des Colomb et des Cortez se réveilla en lui.

Ses pères avaient doté l’univers de riches continents insoupçonnés ; lui, il voulait conquérir le royaume des airs, transformer la science aéronautique encore dans l’enfance, et rendre faciles pour tous l’étude et l’observation[3] des plaines éthérées.

De ce jour, avec une insouciante prodigalité, un parfait mépris de l’argent, il commença une série de coûteuses expériences.

Rien ne le rebuta.

Ses tentatives, mal dirigées, eurent d’abord un insuccès complet.

Plusieurs fois, il manqua de perdre la vie.

Un jour qu’il était parti de la cour du château de Florizel dans un ballon de son invention, l’aérostat, trop gonflé, fit explosion à une altitude de mille mètres.

Alban déploya son parachute.

Il eût sans doute atterri sans accident, si sa nacelle n’avait heurté violemment la cime d’un sapin.

Le choc fut épouvantable.

Alban fut lancé en dehors de la nacelle d’osier, et précipité dans le feuillage de l’arbre.

Il dégringola de branche en branche, et n’arriva à terre que meurtri et contusionné.

On le crut mort.

Des paysans le soignèrent pendant quinze jours.

Au bout de ce temps, il regagna son château, mal guéri, mais nullement découragé.

Une autre fois, il s’envola, à l’aide d’un appareil qu’il avait imaginé, par l’une des fenêtres du château.

Il fit une chute, à peine amortie par les ailes qu’il s’était adaptées aux épaules, et se démit un pied.

Rien ne pouvait le corriger.

Cependant, ces coûteuses expériences entamaient sa fortune.

Les dernières fermes, puis le parc durent être vendus.

Alban, réduit à la pauvreté, se trouva dans l’impossibilité d’entreprendre de nouveaux essais.

Il ne renonça pas, pour cela, aux ascensions.

Il s’était mis en rapport avec les principaux aéro-nautes français et étrangers.

Chaque fois qu’on devait lancer un ballon, il se proposait pour accompagner les ascensionnistes.

Comme on connaissait son expérience et son sang-froid, il n’essuyait guère de refus.

Dans les loisirs forcés que lui laissaient ses voyages aériens, il travaillait, avec acharnement, aux plans d’un dirigeable.

Quand il crut avoir trouvé la solution du problème, il risqua noblement, dans une suprême tentative, les derniers capitaux qui lui restaient.

La machine qu’il avait construite, le Florizel, eût certainement pu, par un temps calme, partir d’un point et y revenir, comme nos aéorostats militaires.

Malheureusement, Alban et le savant qui l’accompagnait furent pris par une rafale terrible.

Le ballon fut précipité dans la mer Baltique.

Des pêcheurs les sauvèrent.

Mais Alban était ruiné.

Il fut rapatrié par les soins du consul, et eut, peu après, la douleur d’assister à la vente du château.

Le jeune homme, malgré ses déboires, gardait une foi tenace en ses idées.

Sa ruine ne le toucha que médiocrement.

La ville de Bruges organisait alors de grandes fêtes.

Il s’entendit avec la municipalité, et s’éleva, devant des milliers de spectateurs ébahis, dans une nacelle simplement composée d’un filet.

Son succès fut considérable.

Depuis lors, le jeune vicomte de Florizel, sous le pseudonyme emphatique d’Alban Molifer, courut les fêtes, et vécut du produit de ses ascensions.

Malheureusement, les mortes-saisons sont longues et fréquentes, dans le métier d’aéronaute-exhibitionniste.

Alban, après avoir été dans la gêne, connut la misère dans toute son horreur.

Il manquait de relations. Sa franchise et sa fierté naturelles avaient écarté de lui certains protecteurs. Il ne sut que devenir.

C’est alors qu’un acrobate, que la hardiesse avec laquelle il faisait du trapèze au-dessous de la nacelle d’un ballon captif, avait rendu célèbre, proposa à Alban, auquel il s’intéressait, un engagement dans un cirque.

Abandonné de tous, désespéré, le jeune homme accepta.

Sa force et son agilité naturelles lui permirent bien vite de tenter les exercices les plus difficiles et de rivaliser brillamment avec les professionnels.

Cependant, le jeune homme n’avait nullement renoncé à sa chère aérostation.

Il faisait des ascensions chaque fois que l’occasion s’en présentait.

Ce qui ne l’empêchait pas, dans ses heures de loisir, que ce fût dans l’écurie du cirque, ou dans la cellule roulante du nomade, de piocher, avec un acharnement inlassable, son projet de ballon dirigeable ; et il n’hésitait pas à sacrifier la majeure partie de ses maigres appointements en achats de traités spéciaux.

Dans le monde des forains, où Alban était très aimé et très respecté, on le considérait malgré tout un peu comme un maniaque.

C’est à cette époque qu’Alban fut engagé comme trapéziste par M. Stéphen Bunger, manager d’un grand cirque qui faisait le tour de l’Europe avec deux cents chevaux, quatre éléphants, treize lions, dix-huit tigres, un poney qui disait l’heure, deux ânes qui jouaient aux dominos, un chien parlant et valsant, six chats mandolinistes, une chèvre qui comptait jusqu’à cent – ex-comptable, assurait le clown en saluant, à la Banque royale d’Angleterre – deux dromadaires, trois chameaux, une girafe, un cochon qui, de son groin signait son nom sur le sable bien ratissé de la piste, aussi lisiblement que le clerc d’huissier le plus calligraphe, sans compter une foule de lapins, de hyènes, de singes, d’ours blancs et noirs et de chacals.

Alban gagna rapidement l’amitié du directeur.

Il n’avait pas son pareil pour jongler en équilibre sur la corde raide, avec une douzaine de poignards et des torches allumées, pour saisir au vol d’une seule main, le trapèze lancé à toute volée, de l’autre extrémité du cirque.

Grâce à ses connaissances scientifiques, il imagina même une attraction qui, pendant plusieurs mois, fît pleuvoir l’or dans la caisse directoriale.

Alban marchait littéralement la tête en bas et les pieds à un plafond disposé tout exprès, sur quatre poteaux, au centre de la piste.

Le truc employé était d’ailleurs des plus simples.

Alban portait des chaussures à semelles de fer doux qui communiquaient avec une pile minuscule qu’il portait sur lui, et qu’il pouvait actionner, sans être vu des spectateurs.

Le plafond, entièrement en acier était habilement machiné.

Pour y marcher, Alban désaimantait, d’abord la semelle de son pied gauche, la posait plus loin en la réaimantant, puis recommençait la même manœuvre pour le pied droit.

À force d’exercice, il était arrivé à marcher presque vite.

Mais, il eût suffi d’un instant de distraction, d’une erreur dans la manœuvre des électro-aimants, pour que les deux pieds de l’acrobate se détachassent en même temps, et qu’il fût précipité dans le vide.

C’est à cette époque que la fille du directeur, Mlle Ismérie, revint de l’institution où elle avait fait ses études.

M. Bunger, qui malgré son nom et ses favoris britanniques était aussi français que possible et s’appelait tout simplement Étienne Plongeur, ne cacha pas le désir qu’il avait de marier sa fille avec le plus brillant de ses artistes acrobates.

Mlle Ismérie Bunger, en dépit de son prénom théâtral et démodé, était une jeune fille très instruite, très intelligente et moderne à souhait.

Comme la plupart des forains, M. Bunger avait des idées particulières sur l’éducation.

Il avait consenti à des sacrifices pour donner à sa fille la plus brillante instruction possible ; mais il n’entendait pas en faire, comme il disait, une bourgeoise, une fainéante.

Il voulait qu’elle fût en état, comme ses père et mère, de présenter au public un cheval de race savamment dressé, et de franchir, d’un bond plein d’élégance, pour retomber ensuite sur sa selle, les disques de papier et les cerceaux enflammés.

Alban fut séduit par cette jeune fille qui joignait à une rare beauté, des qualités de femme d’intérieur que ne possèdent pas beaucoup de modernes fiancées.

Alban n’eut pas une minute d’hésitation.

Malgré ses parchemins, il consentit à unir sa destinée à celle de cette jeune fille élevée en dehors des préjugés habituels du monde, mais dont l’honnêteté et la grâce étaient parfaites.

Les deux jeunes gens n’étaient encore que fiancés lorsque M. Bunger fut victime d’une terrible catastrophe.

Le cirque se trouvait alors à Poitiers.

La ville avait loué, pour une durée de deux mois, un vaste baraquement en planches construit sur la place de la Lamproie.

Soit malveillance, soit incurie, le feu prit dans la lampisterie ; et malgré tous les secours, l’incendie, activé par un fort vent d’ouest, eut bientôt dévoré le fragile édifice.

C’est à grand-peine que les pompiers et les soldats purent préserver les maisons voisines.

Malheureusement, les dégâts ne furent pas seulement matériels.

M. Bunger, qui s’était précipité au milieu des flammes, pour sauver au moins la caisse et la comptabilité, fut une des premières victimes.

On retrouva dans les décombres, son cadavre à demi carbonisé.

À part quelques chevaux, qui avaient réussi à briser leurs longes, et qui, fous de terreur, s’étaient précipités à travers la ville dans une galopade effrénée, tous les animaux furent brûlés ou asphyxiés.

On entendit, à une distance considérable, le rugissement des lions, le barrissement des éléphants qui se débattaient affolés au milieu des flammes.

Il ne resta rien de la ménagerie et des accessoires[4], qui représentaient un capital fort important.

Ismérie qui, la veille, aurait pu être considérée comme un brillant parti, se trouva du jour au lendemain, sans ressources.

Alban, qui pendant l’incendie, s’était signalé par sa bravoure, et qui portait, aux mains et au visage, les traces de nombreuses brûlures, reçut, dans la chambre d’hôtel où ses blessures le clouaient, la visite de la jeune fille.

Elle était pâle et ses yeux étaient rougis de larmes.

– Monsieur Alban, dit-elle, je suis orpheline et je ne possède plus rien maintenant. Je ne suis plus qu’une humble foraine, sans argent et sans amis. Voudrez-vous encore de moi dans ces conditions ?…

Alban, tout emmailloté de bandages, et à qui on avait recommandé l’immobilité la plus absolue, se redressa, dans un élan dont il ne fut pas maître.

– Mademoiselle, s’écria-t-il, si les sentiments que vous venez de m’exprimer n’étaient dictés par une délicatesse exagérée, comme je le crois, je serais en droit de m’en trouver gravement insulté… Vous avez ma parole, comme j’ai la vôtre… Le malheur qui vous frappe n’est qu’une raison de plus, pour moi, de vous aimer davantage.

– J’avoue que j’ai eu tort, répondit la jeune fille avec émotion. Je n’ai jamais eu, un instant, la pensée de mettre en doute votre générosité et votre noblesse de cœur. D’avance, j’étais sûre de votre réponse… Que ceci soit oublié.

– Je ne vous en veux point, dit Alban avec un faible sourire.

– Ah ! sanglota la jeune fille, si seulement mon père n’était pas mort !…

Elle était en proie à une violente crise de larmes.

Alban la consola, la rassura par de bonnes paroles, et l’exhorta à prendre courage.

Le désastre était irréparable.

Ils allaient, désormais, être obligés de ne plus compter que l’un sur l’autre.

Mais, les temps de malheur ne dureraient pas toujours.

Alban avait espoir dans un avenir meilleur, et il se sentait la force de tout braver, de tout entreprendre pour le bonheur de celle qu’il aimait.

Le mariage eut lieu quelque temps après.

Puis, les époux durent se mettre en quête d’un engagement dans un autre cirque.

Ils l’eurent vite trouvé et continuèrent dès lors à mener l’existence hasardeuse et nomade des artistes forains.

Alban avait promptement fait partager à Ismérie sa passion pour les voyages aériens.

Ils exécutèrent ensemble plusieurs ascensions, et la jeune femme devint une aéronaute de première force.

C’est deux ans après l’incendie du cirque que naquit la petite Armandine, qui fut, de bonne heure, habituée aux exercices acrobatiques.

Dès l’âge de sept ans, elle avait déjà fait sa première ascension.

Après de longues années d’épreuves, Alban touchait enfin à la récompense de ses efforts.

Il allait dépouiller la défroque étincelante du banquiste pour redevenir, aux yeux de tous, le gentilhomme et le savant qu’il n’avait pas cessé d’être.

Mme Ismérie, qui allait avoir trente-cinq ans, n’annonçait en rien, par ses allures et sa toilette, la bohémienne des cirques et des champs de foire. À la voir, on ne se serait guère douté que cette silencieuse personne, aux traits réguliers et graves, au regard calme et limpide, était l’audacieuse gymnasiarque, l’ascensionniste intrépide dont, chaque année, à intervalles réguliers, les journaux parlaient avec éloge.

Toujours vêtue de noir, elle ressemblait bien plus à la femme d’un fonctionnaire ou d’un industriel qu’à une écuyère en renom.

D’ailleurs, c’était, par excellence, une femme pratique.

C’est elle qui, par une constante économie, par une comptabilité rigoureuse, réparait les écarts d’imagination d’Alban, et l’empêchait de glisser sur la pente fatale des prodigalités.

Mme Ismérie Molifer paraissait très jeune.

Grâce à sa vie passée tout entière au grand air, elle jouissait d’une robuste santé.

Alban prétendait même, d’accord avec les théories du docteur Rabican, que les nombreuses ascensions qu’elle avait faites, avaient eu, sur sa santé, la plus bienfaisante influence.

La petite Armandine tenait de sa mère de grands yeux bruns, très doux, et de superbes cheveux blonds cendrés.

Elle avait la même imagination rapide que son père, la même vivacité d’intelligence, le même défaut d’esprit pratique.

L’éducation singulière, qu’elle avait reçue, avait mis dans son cerveau un fatras de notions disparates.

Elle connaissait la barre fixe et la formule de l’hydrogène, et mélangeait curieusement, dans sa conversation, l’acrobatie et les mathématiques.

D’ailleurs, elle avait pour ses parents, qui l’avaient toujours surveillée de très près et lui avaient évité toute fâcheuse fréquentation, une affection et une reconnaissance sans bornes.

Alban n’eût pu se faire à l’idée de se séparer, même pour un seul jour, de sa femme et de sa fille ; et il trouvait tout naturel qu’elles partageassent les périls qu’il courait, qu’elles fussent les collaboratrices de ses expériences les plus audacieuses.

Grâce à la force de l’habitude, Mme Ismérie et sa fille n’avaient jamais eu la pensée qu’il pût y avoir quelque danger à monter en ballon.

Aussi, se réjouissaient-elles sincèrement de prendre place à bord de la Princesse des Airs et de participer à la gloire et au succès d’Alban. Armandine, surtout, laissait éclater une exubérante joie.

– C’est ma première ascension sérieuse, disait-elle avec la gravité d’une petite femme.

– Oui, répondait Alban, ton nom va prendre place, désormais, dans les annales de la science.

– Espérons que ce ne sera pas dans le martyrologe, fit gaiement Mme Ismérie.

Alban dormait encore à poings fermés, tant les veilles des nuits précédentes l’avaient fatigué, lorsque, vers six heures, sa fille vint le réveiller.

– Allons, père, s’écria l’enfant en battant des mains… Debout ! Vite ! Tu es bien paresseux aujourd’hui !… Le grand jour est arrivé !… Maman et moi nous sommes déjà prêtes.

Avec la rapidité propre aux hommes d’action, Alban se leva et s’habilla en un clin d’œil.

Un déjeuner de thé et de viande froide était déjà servi sur la table de la salie à manger.

Mme Ismérie et sa fille avaient déjà revêtu la culotte de cycliste qu’elles avaient adoptée, comme plus commode pour les ascensions.

Elles étaient coiffées de casquettes blanches et plates à large visière, au-dessus desquelles on lisait : Princesse des Airs en lettres d’or.

– Je vois que mon équipage est au complet, dit Alban, qui lui-même se coiffa d’une casquette semblable et revêtit un veston de cuir, intérieurement doublé de fourrure.

Il jeta sur ses épaules un ample caban en étoffe imperméable, dont il avait éprouvé l’utilité dans la traversée des masses nuageuses, au cours de ses précédentes ascensions.

Il se chargea, en outre, de couvertures de voyage pour les deux femmes, prit à la main une petite valise. Puis, on se mit en marche.

– Je crois, dit Alban, que je puis fermer la porte à double tour… Nous voilà partis ; qui sait quand nous rentrerons ?

– Voilà qui ne me préoccupe guère, fit Arman-dine en haussant les épaules avec insouciance.

– Vous avez tort tous les deux, fit gravement remarquer Mme Ismérie. La Princesse des Airs étant vraiment dirigeable, peut revenir exactement, à la minute précise, au point d’où elle est partie. Nous rentrerons donc quand nous voudrons.

– Pour que notre expérience soit véritablement décisive répondit Alban, notre voyage doit être d’une longue durée. Je veux, par exemple, aller atterrir en Allemagne ou en Russie, repartir de là, et revenir ensuite aux ateliers mêmes où a été construit l’aéroscaphe… En agissant ainsi, personne ne pourra me contester ma découverte. L’ascension de la Princesse des Airs doit avoir pour but un véritable voyage circumterrestre. Notre tentative ne doit pas être confondue avec les essais de certains dirigeables qui progressent de quelques mètres dans une enceinte fermée, où l’air est absolument calme, mais qui sont hors d’état de diriger leurs mouvements au sein des tourbillons atmosphériques.

– Bravo ! père, s’écria Armandine. Nous allons nous élever au-dessus de la région des orages, narguer la tempête et voir à nos pieds la cime des plus hautes montagnes.

Les aéronautes étaient arrivés à peu de distance des ateliers.

La foule, une foule silencieuse et grave, vêtue de noir, y était déjà nombreuse.

Une escouade de soldats du génie, sous la direction d’un sous-lieutenant, avait établi, dans l’avenue, une sorte de barrage, et ne laissait approcher de l’aéroscaphe que les personnes munies de cartes d’invitation.

Une équipe d’ouvriers, sous la direction de Ro-bertin, achevait de démolir les murailles de bois de l’atelier.

La Princesse des Airs, éblouissante aux rayons du soleil matinal, apparaissait ainsi qu’un fabuleux oiseau de métal, avec sa longue coque d’aluminium étincelante et ses vastes ailes d’une couleur plus sombre.

Le docteur Rabican, au centre d’un groupe de personnages chamarrés de décorations, paraissait radieux.

Il avait peine à répondre aux félicitations et aux compliments, et serrait énergiquement toutes les mains qui lui étaient tendues.

L’arrivée des trois aéronautes fut saluée par de longs vivats.

Alban Molifer, dont une flamme illuminait le regard, remercia modestement ses amis, franchit l’enceinte, et se mit en devoir de procéder à la préparation du « lévium » qui devait gonfler l’aérostat disposé au-dessus de la coque de la Princesse des Airs.

La préparation de ce gaz n’était, heureusement, ni longue ni difficile.

Quelques bonbonnes d’acide, quelques kilos de rognures métalliques, et c’était tout.

Une effervescence se produisit dans les cuves de porcelaine, et le gaz commença à se dégager.

Le ballon se gonfla lentement, et les soldats, gracieusement mis à la disposition du docteur Rabican par la Direction de l’artillerie, se saisirent des cordages qu’ils ne devaient abandonner qu’au moment du suprême : « Lâchez tout. »

Parmi les spectateurs, Alban remarqua le terrible M. Bouldu, dont les autres assistants s’écartaient prudemment.

Quelle ne fut pas la surprise de l’aéronaute, d’apercevoir à ses côtés Jonathan Alcott, dont un mauvais sourire plissait les lèvres minces.

– Vous avez vu, docteur, dit Alban… Ce maudit Yankee a eu l’impudence de venir nous braver ici !… C’est véritablement du cynisme. Mais, comment se fait-il qu’il ait pu pénétrer dans l’enceinte réservée !

– La faute vient de moi, répondit le docteur. J’ai cru devoir envoyer deux cartes à Bouldu ; mais je destinais la seconde à Yvon, qui est un camarade de mon fils, et non pas à ce maudit Américain.

– Cela n’a guère d’importance, interrompit Mme Ismérie. Je me réjouis même que M. Bouldu et son aide se trouvent ici. Ils auront la déception d’assister à notre triomphe…

– Ce pauvre Bouldu est capable de s’en faire mourir de colère, dit le docteur en souriant… Il gesticule comme un pantin, et sa face est aussi rouge qu’une pivoine. Je crains pour lui l’apoplexie.

– Votre conscience peut être en repos à ce sujet, répliqua Alban Molifer. Je vois arriver, là-bas, le professeur Van der Schoppen et sa belliqueuse famille. Si M. Bouldu se trouve mal, ils ne lui ménageront pas les coups de poing.

Les Van der Schoppen avaient revêtu, pour cette solennité scientifique, les costumes les plus brillants de leur garde-robe.

Le professeur était coiffé d’un immense chapeau de feutre gris, qui s’harmonisait assez mal avec une cravate rouge, une immense houppelande verte à gros boutons de nacre, des souliers vernis et une énorme canne à pomme d’ivoire.

Le jeune Karl avait arboré un chapeau haut de forme beaucoup trop grand pour son crâne, et qui, sans les oreilles qui l’arrêtaient, heureusement, lui fût venu jusqu’aux yeux.

Il portait un veston beaucoup trop court, et il était chaussé de souliers jaunes.

Une énorme chaîne de montre en argent, des gants beurre frais et une badine complétaient son équipement.

Mais Mme Van der Schoppen éclipsait toutes les personnes présentes par la somptuosité de sa toilette.

Pour honorer la capitale expérience scientifique qui allait avoir lieu, elle avait sorti de ses tiroirs une magnifique robe en soie bleue ornée de rubans vert-pomme.

Son corsage, de la même couleur, que la robe, représentant des couronnes de chêne et de laurier agréablement entrelacées, elle eût pu, très vraisemblablement, symboliser, dans une revue de fin d’année, l’Agriculture française ou la Cuisine nationale.

Quand à son chapeau, c’était un véritable poème.

Le professeur Van der Schoppen, qui avait la prétention d’innover en toutes choses, avait retrouvé, à l’usage de Mme la Professeur, la formule des chapeaux dramatiques autrefois inventés par Champ-fleury.

Sur le devant du chapeau, trois cigales s’enfuyaient, poursuivies par un merle empaillé.

Mais l’oiseau devait être bientôt châtié de sa voracité, car la tête d’une couleuvre, émergeant d’un énorme buisson de roses-choux, annonçait clairement aux moins avertis la punition prochaine de l’insectivore.

Les chapeaux de Mme Van der Schoppen étaient légendaires dans la ville de Saint-Cloud.

On les expliquait aux petits enfants, comme des fables de La Fontaine. Souvent, ils avaient donné lieu à des attroupements, que le professeur mettait naïvement sur le compte du bon goût et de l’admiration des passants.

Ajoutons que Mme la Professeur avait cru devoir exhiber tous ses diamants et tous ses bijoux.

Les officiers, que cette somptuosité amusait fort, déclarèrent la dame éblouissante.

De fait, au moindre mouvement, elle lançait des feux de toute part.

Les autres membres de la famille étaient tous habillés avec autant de richesse et d’élégance.

Aussi, les Van der Schoppen obtinrent-ils un véritable succès.

M. Bouldu lui-même en demeura stupide.

Il oublia, un moment, ses rancunes et sa colère, et poussa un long et strident éclat de rire, qui fit se retourner[5] toutes les personnes présentes.

– Vous êtes bien gai, mon bon ami, dit le professeur Van der Schoppen… Pourquoi donc riez-vous ?

– Je ris, répondit M. Bouldu, en reprenant aussitôt son sérieux, de la déconvenue qui attend nos adversaires… C’est de la folie ! Unir un ballon ordinaire à une machine plus lourde que l’air ! C’est, permettez-moi de le dire, un accouplement monstrueux, antiscientifique… La carpe et le lapin !… Cela ne marchera pas !

– Nous allons le savoir tout à l’heure, se contenta de répondre Van der Schoppen avec son sang-froid coutumier.

– Mais moi, je le sais d’avance que cela ne marchera pas, rugit M. Bouldu… Je n’ai même pas besoin de le voir ; j’en suis sûr.

Quand à Jonathan Alcott, il demeurait silencieux, et dissimulait de son mieux les angoisses qu’il éprouvait.

Il savait fort bien que si les avaries qu’il avait causées étaient constatées avant le départ de l’aéroscaphe, il serait, lui, Jonathan, soupçonné le premier, et arrêté séance tenante.

Le cœur lui battait à grands coups pendant qu’il suivait, d’un œil anxieux, les détails de l’opération du gonflement.

Qu’Alban eût l’idée de visiter une dernière fois, les organes de la machine, et Jonathan serait perdu, abandonné de son maître, livré au mépris et à la risée de ses adversaires.

Puis, il y avait l’enfant, le petit Ludovic…

– Il m’a peut-être entendu, se disait l’Américain… Peut-être même m’a-t-il vu et reconnu ! Peut-être va-t-il se montrer au dernier moment, et tout raconter !

Jonathan ne se rassura qu’en voyant le ballon, entièrement gonflé, soulever à quelques mètres de terre l’aéroscaphe, qui maintenant n’était plus retenu que par les amarres sur lesquelles tiraient les soldats.

Alban, entouré d’un groupe de savants, qui l’assaillaient de questions, ne songeait guère à visiter, de nouveau, l’aéroscaphe, de la parfaite solidité duquel il se croyait sûr.

Peu à peu, le soleil s’était élevé au-dessus de l’horizon.

La foule augmentait de minute en minute.

Les soldats avaient grand-peine à la maintenir.

Après une chaleureuse poignée de mains au docteur, les trois aéronautes se hissèrent jusqu’à la passerelle qui faisait le tour de la coque.

À ce moment, les applaudissements éclatèrent.

Un jeune homme, qui n’était autre que le jeune Karl Van der Schoppen, fendit la foule en brandissant un énorme bouquet de fleurs multicolores, et bizarrement composé, par le jeune naturaliste, de plantes rares et de corolles potagères.

Il le tendit à Mme Ismérie.

Ce fut la petite Armandine qui le prit, et qui remercia gentiment le public avec une profonde révérence, ainsi qu’elle l’avait vu faire, autrefois, au cirque, à ses grandes camarades.

Alban venait de pousser la porte d’aluminium qui donnait accès dans l’intérieur de la coque.

Il avait rattaché le chaînon mobile de la balustrade.

Tout était prêt.

Debout sur la passerelle, d’une voix ferme, Alban donna le signal du : lâchez tout !

Jonathan poussa un immense soupir de satisfaction, tandis que M. Bouldu laissait échapper un rugissement de colère, que d’ailleurs personne n’entendit, dans l’immense clameur d’enthousiasme qui s’éleva de toutes les poitrines, au moment où l’aéroscaphe quittait la terre.

Le vent était, ce jour-là, à peu près nul, dans les basses régions atmosphériques.

La Princesse des Airs monta presque en droite ligne.

Le docteur Rabican, et tous les savants qui l’accompagnaient, attendaient avec émotion, l’instant où Alban, parvenu à une altitude suffisante, allait dégonfler l’aérostat et faire usage des ailes et des hélices de son aéroscaphe.

À la grande surprise des assistants, à la consternation profonde du docteur, rien de semblable ne se produisit.

La Princesse des Airs devenue maintenant à peine visible, et sans doute emportée par un courant aérien impossible à maîtriser, disparaissait avec une vitesse vertigineuse dans la direction[6] de l’est…

Bientôt ce ne fut plus qu’un point noir qui finit par devenir imperceptible dans le ciel…

 

 

VI

 

L’AILE BRISÉE

 

À l’instant précis du départ, Alban Molifer avait refermé soigneusement, derrière lui, les portes métalliques qui donnaient accès dans l’intérieur de l’aéroscaphe et s’était installé à son poste dans la cabine vitrée de l’avant, d’où, à l’aide de quelques leviers, il pouvait mettre en marche les divers moteurs dont dépendaient la vitesse et la direction de la machine.

Mme Ismérie et Armandine, dans la salle commune, s’occupaient des détails de leur installation.

L’aménagement intérieur était une merveille de confortable[7] et d’ingéniosité pratique.

On s’était attaché à réduire le poids de tous les objets, sans pourtant que rien d’utile ni même d’agréable fît défaut.

Une banquette pneumatique faisait le tour de la salle commune ; et, au-dessus, était disposée une série de vitrines qui renfermaient les instruments de précision, les provisions, la pharmacie, et une foule d’autres objets.

Une plaque de cristal, encastrée dans le plancher métallique, permettait aux voyageurs de voir au-dessous d’eux.

Deux fenêtres, à droite et à gauche, et une ouverture circulaire au plafond, complétaient, pendant le jour, ce système d’éclairage.

Pour la nuit, il y aurait la lumière électrique.

De longues caisses, disposées sous les banquettes, renfermaient les appareils producteurs de la force éclairante, ainsi que de nombreuses bonbonnes ovoïdes en acier, contenant l’air liquide, nécessaire au fonctionnement des appareils de l’aéroscaphe.

On sait que les aéronautes ne ressentent aucune commotion, aucun mouvement appréciable.

Dans leur nacelle, ils pourraient se croire parfaitement immobiles s’ils ne voyaient, au-dessous d’eux, l’horizon terrestre s’éloigner, s’élargir, et contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, apparaître sous une forme concave.

Les deux femmes, habituées depuis longtemps à cette sensation, n’y prêtaient aucune attention ; elles s’occupaient, paisiblement, à ranger les objets et les appareils, tandis qu’Alban, l’œil fixé sur le baromètre, attendait d’être parvenu à une hauteur suffisante, pour s’occuper du dégonflement de l’aérostat, mettre en marche les ailes, les hélices et le gouvernail, sur le bon fonctionnement desquels il comptait absolument, puisqu’il l’avait vérifié, à plusieurs reprises, dans des expériences partielles.

Le ciel était d’un azur admirable.

Au-dessous de lui – car le plancher de la cabine était également muni de hublots de cristal épais – Alban voyait se dérouler le panorama du Paris à vol d’oiseau, et il distinguait, avec une singulière netteté, jusqu’aux moindres édifices.

Bien qu’il fût parvenu à plusieurs centaines de mètres, il percevait encore, transmis par les vibrations de l’atmosphère limpide de cette matinée, les cris et les acclamations des spectateurs, qui n’étaient pourtant déjà plus à ses yeux, qu’une tache grise, une sorte de fourmilière qui se confondait, de minute en minute, avec la tache verte des bois.

Les instruments indiquaient une altitude de six cents mètres.

Alban jugea que le moment était venu de dégonfler l’enveloppe de l’aérostat, et de mettre en mouvement les ailes et les hélices.

Il courut à la chambre des machines, à l’arrière, et actionna la roue qui commandait un puissant appareil liquéfacteur.

L’aérostat commença à se dégonfler.

Alban, aussitôt, essaya de mettre en jeu les ailes.

À son grand étonnement, elles demeurèrent immobiles.

Il jeta un coup d’œil sur le baromètre : l’aéroscaphe commençait à tomber d’une chute verticale et lourde.

Sans chercher à s’expliquer les raisons de l’immobilisation des appareils, Alban se précipita sur la roue du liquéfacteur : le gaz recommença à fuser par les tubes adducteurs ; l’enveloppe de l’aérostat se regonfla ; la Princesse des Airs reprit son mouvement ascensionnel.

Alban avait senti une sueur froide perler à son front.

Le danger d’une chute était momentanément écarté.

Mais il fallait découvrir, à tout prix, la cause de l’immobilisation des ailes.

Sans prévenir d’abord les deux femmes qu’il craignait d’effrayer, Alban commença par inspecter, soigneusement, la machinerie intérieure.

Les hélices, les moteurs, le gouvernail étaient en parfait état.

Il poussa la porte extérieure, s’engagea sur la passerelle, d’où il se hissa sur la plate-forme de la coque, immédiatement au-dessous de l’aérostat.

À sa droite et à sa gauche, il voyait les ailes, pendre inertes, comme paralysées.

La construction de ces ailes lui avait demandé un travail considérable.

Il leur avait donné, en les construisant, les courbures combinées des ailes des oiseaux qui volent le plus longtemps et le plus haut : l’albatros, qui fait le tour du monde en volant, et le grand condor des Andes, qui plane au-dessus des volcans et des neiges éternelles.

Les tringles d’acier qui les reliaient à la chambre des machines et leur transmettaient le mouvement, lui parurent d’abord intactes ; mais, en s’approchant de plus près, il vit qu’elles étaient cassées à l’endroit des articulations, d’une cassure nette et brillante, toute fraîche.

Il reconnut même les traces du mastic métallique que Jonathan avait employé, pour dissimuler les morsures de la lime.

L’aéronaute ne put retenir une exclamation de colère.

Ses premiers soupçons se portèrent sur Jonathan.

– Il n’y a, s’écria-t-il, que cette canaille de Yankee, pour avoir commis un tel méfait… Il est encore heureux, songea-t-il, qu’il n’ait pas pensé à détraquer le liquéfacteur. Nous aurions fait une chute de huit cents mètres, et nous aurions été broyés en mille miettes… Présentement, le danger n’est pas considérable. Nous allons continuer à nous élever ; et vers mille ou douze cents mètres, nous rencontrerons le grand courant atmosphérique qui porte dans la direction de l’est. Il nous mènera où nous avions d’abord résolu d’aller, c’est-à-dire sur la frontière russo-allemande ; et pendant le voyage, je trouverai bien le moyen de réparer l’avarie… Notre ascension réussira malgré tout. D’ailleurs je n’ai pas le choix. La descente, dans les conditions où je me trouve, est impossible. Sans les ailes, dont l’immense surface devait former parachute, les fusées à air liquide sont tout à fait insuffisantes pour modérer convenablement notre dégringolade verticale.

Après y avoir réfléchi, Alban se décida à prévenir sa femme de ce qui se passait.

Il la connaissait prudente et courageuse ; il valait mieux qu’elle connût tout de suite la vérité, qu’elle aurait fini par deviner.

Mme Ismérie se fit expliquer tous les détails de l’avarie ; et, comme son mari s’y attendait, ne se montra pas extraordinairement émue.

La Princesse des Airs dit-elle, ne peut plus actuellement être considérée comme un dirigeable… Puisque nous sommes forcés de ne pas dégonfler l’aérostat, notre voyage se réduit à une ascension ordinaire…

– Avec cette différence qu’il nous est difficile de descendre sans nous exposer à perdre la vie.

Dans la pièce voisine, celle où étaient disposées des couchettes, à peu près de la même façon que dans les cabines de première classe des transatlantiques, on entendit tout à coup Armandine pousser un cri de frayeur.

– Il y a quelqu’un de caché sous un lit !… Au secours ! Au secours !…

Alban se précipita, s’imaginant qu’il allait sans doute mettre la main sur le misérable qui avait disloqué l’appareil planeur de l’aéroscaphe.

Il saisit un pied qui dépassait, et bon gré mal gré, tira de sa cachette le petit Ludovic Rabican, plus mort que vif. On juge de la surprise des Molifer.

– Que faisiez-vous là, petit malheureux ? demanda sévèrement Alban.

L’enfant ne put d’abord articuler une réponse.

Il était pâle, défait, et le sang qui avait coulé de la blessure qu’il s’était faite à la tempe, lui barbouillait le visage.

– Je voulais prendre part à l’ascension, finit-il par dire, en pleurant. Je me suis caché ici la nuit dernière… En me débattant dans l’obscurité je me suis blessé à la tête, et j’ai dû rester très longtemps évanoui.

– Alors, ce n’est pas vous qui avez brisé les ailes de la machine, n’est-ce pas ?

– Ce n’est pas moi, je vous le jure, répondit l’enfant avec énergie… Mais je me souviens, ajouta-t-il en passant la main sur son front… J’étais à peine installé dans ma cachette, que j’ai entendu marcher au-dessus de moi, sur la plate-forme, et j’ai entendu distinctement le grincement d’une lime.

– Vous n’avez pas reconnu le malfaiteur ? demanda anxieusement Mme Ismérie.

– Ce ne peut être que Jonathan ! s’écria Alban avec violence.

– Je ne l’ai pas vu, répliqua l’enfant, mais c’est lui que je soupçonne… Quand j’ai entendu le bruit de la lime, j’ai deviné ce qui se passait. J’ai voulu me lever, aller prévenir mon père, vous-même, M. Bouldu ; et c’est dans le mouvement brusque que j’ai fait que ma tête a porté sur un angle du métal. Alors, je me suis sans doute évanoui, car, depuis ce moment, je ne me souviens plus de rien.

– Mais, mon pauvre enfant, interrompit Mme Ismérie, il faut bien vite appliquer une compresse sur votre blessure, et prendre quelque chose de réconfortant !…

Quelques minutes après, Ludovic, pansé et restauré, s’abandonnait tout entier au plaisir de voguer dans les plaines atmosphériques.

Il avait compté sans Alban.

– Vous avez commis une faute grave, dit sévèrement l’aéronaute. Par votre étourderie et votre désobéissance, vos parents doivent être, à l’heure actuelle, plongés dans le désespoir. J’ai d’autant plus le droit de vous faire des reproches que votre père peut me regarder comme responsable de votre existence, et qu’à l’heure actuelle nous courons un grave péril.

– J’ai eu tort, avoua l’enfant ; mais quant au péril, avec vous je ne redoute rien !

– Je vois, dit Alban en souriant de l’enthousiasme du jeune homme, que si vous êtes volontaire et inconsidéré, au moins vous êtes courageux ; mais il s’agit, d’abord, de prévenir vos parents.

Alban rédigea une note sommaire qu’il recopia à plusieurs exemplaires, et dans laquelle il prévenait le docteur Rabican de tout ce qui s’était passé.

Ces missives, qui se terminaient par une promesse de récompense pour la personne qui les ferait parvenir à destination, furent roulées et ficelées, chacune autour d’un boulon de métal, et jetées du haut de la passerelle de l’aéroscaphe.

Malheureusement aucune d’elles ne parvint à son adresse.

Il est à supposer qu’elles tombèrent dans des rivières ou des étangs, ou dans des forêts peu fréquentées, peut-être même dans des champs, où leur poids et la vitesse de leur chute les firent s’enfoncer profondément dans la terre molle.

Avec l’insouciance de son âge, Ludovic, qui s’imaginait que son père était presque aussi bien averti que par une lettre dûment affranchie et mise à la poste, se laissa aller à la joie de planer au-dessus des nuages.

Il accablait Alban de questions, voulait connaître le maniement de tous les appareils ; et il s’offrit pour l’aider à réparer les tiges d’acier brisées par la lime de Jonathan.

Alban remit à l’après-midi ce travail, qu’il voyait déjà la possibilité d’exécuter, sans trop de difficultés.

Tout le monde prit place, pour le déjeuner, autour du guéridon métallique vissé au centre de la salle commune.

Le frigorifique à air liquide était amplement muni de vivres frais.

Les casseroles électriques tirées de leurs compartiments, et les enfants s’émerveillèrent d’assister, en moins de quarante-cinq secondes, à la cuisson d’un poulet.

Ces casseroles, tout en nickel battu, ne différaient guère de celles que l’on emploie ordinairement.

Seulement, elles étaient mises en contact, par un fil, avec un accumulateur.

La queue de l’ustensile portait un cadran muni d’une aiguille, qu’il suffisait de faire avancer ou reculer de quelques degrés pour interrompre le courant, ou pour produire une chaleur intense.

Le fluide passe ; il n’y a plus qu’à servir chaud.

La cuisine électrique, qui ne produit ni mauvais goût, ni fumée, est la plus rapide et la plus économique de toutes.

Elle est, depuis plusieurs années, d’un usage journalier, dans beaucoup d’hôtels et de restaurants d’Allemagne, d’Angleterre et d’Amérique.

Les gourmets seuls préfèreront sans doute, longtemps encore, la vieille cuisine française ; et le perdreau rôti devant une claire flambée de sarments n’est sans doute pas encore prêt de perdre son antique réputation.

Par les fenêtres de cristal, les voyageurs apercevaient, au loin d’immenses plaines de nuages blancs, que les aéronautes ont justement comparées à un océan de laine cardée.

À leurs pieds, à douze cents mètres au-dessous d’eux, ils voyaient la terre comme une gigantesque carte géographique, dont la teinte verte générale se diaprait, par endroits, de roux, de brun, et de gris.

Les fleuves et les rivières n’apparaissaient que comme de minces rubans d’argent ; les villes et les villages, que comme ces minuscules constructions que les enfants édifient avec des osselets.

– Nous sommes, en ce moment-ci, au-dessus de la Champagne, déclara Alban. Cette petite masse grise, à gauche, doit être la ville de Troyes. Nous voguons au-dessus des plus fameux vignobles du monde.

Ludovic regardait de tous ses yeux et écoutait de toutes ses oreilles.

Mais, ce qui l’étonnait le plus, c’était l’immobilité apparente de l’aéroscaphe.

Bien qu’on lui eût expliqué ce phénomène très connu des aéronautes, il avait peine à croire, comme le lui dit Alban, que l’aéroscaphe marchât à une vitesse supérieure à celle des trains express les plus rapides.

Il dut, cependant, se rendre à l’évidence.

Le paysage se modifiait avec rapidité.

Les villes, les coteaux, les fleuves, se succédaient et disparaissaient, les uns après les autres, derrière la ligne de l’horizon.

Alban cita à l’enfant, pour le convaincre, plusieurs exemples de cette vitesse des aérostats, que l’on a reconnue être toujours égale à celle des courants atmosphériques dans lesquels ils sont plongés.

Un ballon, illuminé de verres de couleurs, lancé à Paris, le soir du sacre de l’empereur Napoléon Ier, vint atterrir à Rome, le lendemain matin.

Pendant le siège de Paris, des aéronautes furent portés, en quelques heures, jusqu’en Norvège…

Tout en racontant les anecdotes, du même genre, dont sa mémoire était amplement fournie, Alban s’était mis à l’œuvre.

Il croyait avoir trouvé un excellent moyen de ressouder les deux tronçons des verges d’acier.

Il monta sur la plate-forme, et ajusta, à l’endroit des cassures, une série de conducteurs électriques.

Il voulait, à l’aide des courants, très puissants, dont il disposait, faire rougir les tiges de métal, les fondre partiellement, de manière à ce qu’elles se soudassent par un simple rapprochement.

Par malheur, dans sa précipitation, Alban avait mal calculé la force du courant qu’il mettait en œuvre.

La chaleur produite fut si grande, qu’une portion de la tige s’amollit et se fondit.

Sous peine d’un désastre complet, il dut abandonner sa malencontreuse tentative.

Il était si dépité qu’il eut, un instant, malgré le danger auquel il se serait exposé, l’idée de tenter une descente.

Mais, il réfléchit qu’après tout, il valait mieux essayer encore de raccommoder les ailes, que de s’exposer imprudemment.

Tant qu’ils ne descendraient pas, ils étaient absolument en sûreté.

Le magasin de l’arrière renfermait même une provision suffisante de « lévium » liquide, pour parer à une déchirure ou à une déperdition de gaz.

D’ailleurs, la nuit allait venir dans quelques heures ; le moment était mal choisi pour faire un autre essai de réparation de l’appareil planeur.

Alban rentra donc dans la salle commune et, la tête entre ses mains, s’absorba dans ses pensées.

En lui-même, il ne voulait pas s’avouer vaincu.

Il faudrait bien qu’il découvrît le moyen de sortir d’embarras, et de faire, avec l’aéroscaphe, une rentrée triomphale à Saint-Cloud.

Le soleil commençait à décliner vers l’horizon.

De la hauteur où ils se trouvaient, les aéronautes voyaient se déployer les magnificences du couchant avec un éclat et une intensité dont ceux qui n’ont jamais fait d’ascension, ne peuvent se faire aucune idée.

Par-dessus la chaîne des Vosges, dont les sommets, colorés par la lumière, apparaissaient rose tendre et lilas, c’était un amoncellement de nuages d’une couleur plus riche, et dont les formes et les tons se modifiaient, d’instant en instant, comme un décor de féerie.

Il y en avait de violet sombre, de rouge-cuivre, d’orange et de jaunes.

Quand tout le monde eut joui de ce spectacle, que l’altitude à laquelle se trouvait la Princesse des Airs prolongea très longtemps, Alban demanda à Ludovic s’il savait ce que c’était que les nuages.

– Oui, répondit l’enfant. Ce sont des masses de vapeur d’eau qui flottent au-dessus de nous, et qui produisent la pluie.

– Cette explication est très incomplète. Si notre ennemi, le farouche M. Bouldu se trouvait ici, il ne manquerait pas de vous expliquer que beaucoup de nuages ne sont nullement formés de vapeur d’eau. Ceux qui flottent à la plus grande hauteur, par exemple, et qu’on appelle des cirrus, sont composés de menues aiguilles de glace.

– Je sais qu’il y a quatre sortes principales de nuages, dit Ludovic : les nimbus, qui sont les plus considérables, les cumulus, les stratus et les cirrus. Les premiers sont les plus sombres, et s’étendent sur le plus grand espace ; ce sont eux qui se rapprochent le plus près de la terre, et qui produisent la pluie. Ils sont d’une couleur gris sombre ou noirâtre. Les cumulus, que les marins appellent pittoresquement « balles de coton », sont de gros nuages blancs aux formes arrondies, dont l’épaisseur est de quatre à cinq cents mètres, et qui flottent à une hauteur variant entre cinq cents et trois mille mètres.

– Ce sont ces nuages, interrompit Mme Ismérie, qui prêtent le plus aux descriptions des poètes et aux caprices de l’imagination. Ce sont eux qui, dans nos climats tempérés, contribuent le plus au charme des ciels et à l’éclat des couchers de soleil. Le nimbus n’est qu’une masse épaisse et opaque qui voile et attriste toute une partie du ciel. Les cumulus, au contraire, grâce à leur extrême légèreté, à l’immense diversité d’aspects qu’ils revêtent, affectent, en peu d’instants, toutes les formes que peut imaginer l’esprit le plus capricieux et le plus varié. C’est dans les cumulus que les artistes et les rêveurs découvrent, tour à tour, des apparences de châteaux fantastiques, d’hommes, d’animaux, de montagnes, de dragons et de paysages.

– Et les stratus ? interrogea la petite Armandine.

– Les stratus, répondit Alban, sont ces petits nuages qui traversent le ciel comme de longs filaments. De même que les cirrus, qui affectent plutôt une forme crêpelée, ce sont des nuages de glace qui flottent à une hauteur de huit mille à douze mille mètres… Tous ces nuages, d’ailleurs, sont visibles de très loin. C’est ainsi que ceux dont nous admirions les brillantes couleurs à Saint-Cloud, lors du coucher du soleil, et qui semblaient tout près de nous, flottaient au-dessus de la mer de la Manche, dont le reflet contribue à les parer de leurs riches nuances. Les combinaisons des nuages entre eux sont infinies. Ils arrivent à produire des aspects tout à fait invraisemblables… Il y a des ciels dont une partie est envahie par un sombre nimbus, et dont le reste, couvert de cumulus aux formes tourmentées, surmonté, des longs filaments des stratus, offre aux regards la vision d’une falaise aux rivages battus par une mer de rayons et de fleurs…

Cependant le soleil était tout à fait tombé.

Très loin, une nappe de petits nuages d’un rose vif apparaissait seule au-delà des campagnes de France.

L’atmosphère était devenue d’une pureté glaciale.

Une rumeur douce et lointaine, un chuchotement mystérieux et indéfinissable, montaient de la terre, comme une invitation au recueillement et à la méditation.

L’aéroscaphe semblait immobile, au-dessous d’un ciel d’un bleu profond de velours, que des millions d’étoiles commençaient à illuminer.

Invinciblement, la solennité majestueuse du paysage aérien avait gagné tout le monde.

Ludovic surtout, dont le tempérament était d’une sensibilité presque maladive, s’abandonnait, pour la première fois, à cette espèce d’extase pendant laquelle le cœur bat plus également, le cerveau est plus libre, et l’intelligence pour ainsi dire plus vive.

Tous les aéronautes ont subi le charme d’une première nuit passée dans les hautes couches de l’atmosphère, dans cet air plus pur, plus froid et plus subtil, qui ne charrie pas, comme dans les villes et dans les campagnes terrestres, des milliards de microbes, des poisons et des vapeurs délétères.

Alors, l’immensité du spectacle que l’aéronaute a sous les yeux, l’incite à des pensées grandioses.

Il se rend compte du peu de place qu’occupe l’ignorante et faible humanité, dans l’infinité des univers.

Il voit les astres évoluer lentement au-dessus de sa tête « dans un orbe toujours pareil » avec une vitesse éternelle et qui les mène, comme tout ce qui est créé, vers des destinées inconnues.

Il lui semble qu’il n’est pas plus, dans le Grand Tout, qu’un de ces infusoires dont le microscope découvre l’existence dans une goutte d’eau, qu’un de ces minuscules cristaux de glace, flottant à des hauteurs immenses dans l’atmosphère.

La nuit était maintenant tout à fait venue.

Alban fut le premier qui rompit le silence.

Il éprouvait le besoin d’épancher le torrent de pensées et de sentiments dont son esprit débordait.

– Vous faites-vous une idée, s’écria-t-il, de ce qu’est l’atmosphère, cet immense océan de forces et de vies qui nous entoure, dans lequel nous sommes baignés, grâce auquel, sur la terre, subsistent tous les êtres animés, grâce auquel notre globe n’est pas un astre défunt comme son satellite la Lune, cette planète sépulcrale et glacée jetée dans l’infini comme un cimetière astral. C’est l’atmosphère qui permet à la terre de retenir et de garder la chaleur du soleil. C’est d’elle que dépend l’existence de toute créature. De leurs branchies, au fond de l’Océan, les poissons absorbent l’oxygène en dissolution dans l’eau, et peuvent chasser de leur sang l’acide carbonique qui les asphyxierait. L’homme meurt s’il est privé d’air pendant un court laps de temps ; les oiseaux et les insectes en sont tellement saturé que l’air pénètre jusque dans l’intérieur de leurs os, jusque dans les plumes de leurs ailes, jusque dans les plus délicates nervures de tout leur être. L’atmosphère est une mer sans limites dont les flots submergent jusqu’aux plus hauts sommets de notre globe, et qui a ses courants, ses tourbillons et ses cataclysmes, aussi bien que les océans terrestres. Elle tient en suspension des animalcules d’une variété infinie ; elle charrie même les cadavres pétrifiés d’animaux microscopiques, morts depuis des centaines de siècles et dont nous absorbons des milliers dans une seule aspiration… Un savant a observé qu’en passant auprès d’une maison en construction, on avale une incroyable quantité de ces coquillages microscopiques antédiluviens dont l’agglomération a formé les gisements de pierre calcaire, si abondants dans les environs de Paris. Tout, dans l’atmosphère, est dans un perpétuel mouvement. L’équilibre, toujours rompu, se rétablit toujours harmonieusement. Les rayons du soleil élèvent de la mer la vapeur d’eau qui, sous forme de pluie, de glaciers, de rivières et de ruisseaux, ira porter en tous lieux la fertilité et la vie. En rabattant vers le sol les substances en suspension dans l’air, la pluie enrichit, chaque année, le sol, d’une masse de substances fertilisantes, des azotates principalement, dont la quantité, pour un mètre carré et pour une année, a été évaluée, d’après des calculs précis, à plusieurs kilogrammes… C’est le mouvement imperceptible, mais continuel, des eaux qui travaille lentement à engloutir les montagnes les plus hautes et les plus rocailleuses dans le lit des mers. Car l’eau pénètre dans les moindres interstices du rocher. Cette eau, quand elle vient à se solidifier sous l’influence du froid, fait éclater la pierre, l’effrite, la pulvérise, la divise en parcelles assez minimes pour être transportées par les torrents et les rivières, ou pour être facilement assimilées par les plantes des sommets, dont les racines, en quête d’un aliment, rampent sur le roc… L’air, dont nous absorbons l’oxygène en respirant, et que nous saturons d’acide carbonique, est ramené à sa pureté primitive par les végétaux qui, eux, absorbent l’acide carbonique et dégagent de l’oxygène. Rien ne demeure inactif dans la nature… Nous-mêmes, en ce moment, non seulement nous sommes emportés autour du soleil avec une vertigineuse vitesse, en même temps que la terre, dont l’air forme comme la dernière écorce, mais nous progressons très rapidement à travers cette même atmosphère, portés par un courant de vent aussi régulier, aussi bien connu des savants, que peut l’être le cours de n’importe quel fleuve terrestre.

Alban se tut.

Dans la salle commune, le froid commençait à devenir très vif.

Les portes extérieures furent fermées et Mme Ismérie fit briller les lampes à incandescence.

On eût pu, à la rigueur, se passer de leur clarté.

Par les fenêtres et le plafond vitré, les étoiles répandaient une[8] lueur azurée qui eût pu permettre de lire.

C’est qu’à ces hauteurs l’atmosphère, que ne trouble aucune vapeur, est d’une limpidité qui donne à tous les astres un éclat presque insoutenable, un rayonnement féerique.

Alban avait atteint, dans un des casiers, un grand atlas météorologique.

Il expliqua sommairement, à Ludovic émerveillé, comment, par la différence de température, les courants aériens prenaient naissance, en vertu de la plus grande légèreté de l’air chaud qui vient, naturellement, prendre la place de l’air froid.

Il lui fit comprendre pourquoi certains vents, tels que les alizés, soufflent constamment, pendant six mois de l’année, de l’est à l’ouest, dans les régions équatoriales, et pendant six mois, de l’ouest à l’est.

Grâce aux divers courants des vents, il se fait un échange perpétuel entre l’air glacial des régions polaires et l’air embrasé des tropiques.

Dans les parages même de l’Équateur, il règne un calme à peu près absolu ; et l’on a justement remarqué que si Christophe Colomb, à son retour, n’avait pas été favorisé par l’alizé nord-est, qui le poussait vers l’Europe ; que s’il fût tombé dans la région des calmes équatoriaux, où l’immobilité de ses caravelles l’eussent condamné à mourir de soif et de faim, nous ignorerions peut-être encore l’Amérique…

Les vents se divisent en vents invariables, dont le trajet est aussi bien connu que celui des vaisseaux du corps humain, et en vents variables.

On a dressé, des premiers, des cartes fort complètes.

Quant aux seconds, de jour en jour on les connaît mieux.

– M. Bouldu, ajouta Alban, je me plais à lui rendre justice, malgré notre inimitié, a fait faire de grands pas à cette science. D’ici peu d’années, tous les courants atmosphériques seront prévus, connus et classés.

– Mais, interrogea Ludovic avec vivacité, le courant atmosphérique qui entraîne la Princesse des Airs est-il variable ou invariable ?

– Il tient le milieu entre les deux. C’est ce qu’on appelle un vent dominant. Il est, d’ailleurs, noté sur une des cartes de mon atlas.

– Alors, s’écria l’enfant, vous savez où nous allons !

– Certainement… Le courant atmosphérique qui nous porte part de la France, traverse l’Allemagne, l’Autriche et la Russie du Sud, franchit le Caucase, et va se perdre vers les régions de l’Himalaya et du centre de la Chine. Il est même probable qu’il se continue plus loin ; mais la science météorologique demande des observations longues et minutieuses, qu’il ne sera pas possible de faire, sans doute d’ici longtemps, dans ces régions presque inexplorées.

– Nous pourrions les faire, nous !… s’écria Ludovic avec la folle présomption de la jeunesse.

– Si nous étions dans d’autres conditions, je ne dis pas. Par malheur, nous pouvons dire qu’en ce moment, l’aéroscaphe, littéralement, ne bat plus que d’une aile… Mon projet est tout simplement de faire un dernier effort pour réparer notre avarie. Si je ne réussis pas, nous tenterons, à nos risques et périls, une descente dans le voisinage de quelque grande ville d’Autriche ou de Russie, où je puisse trouver des ouvriers capables de remettre tout en état pour le retour.

– Mais si nous nous cassons le cou dans la descente !

Alban demeura silencieux, les sourcils froncés de contrariété.

Il ne se dissimulait pas qu’il était autrement dangereux, avec un appareil aussi lourd que la Princesse des Airs, d’opérer une descente, qu’avec un aérostat ordinaire, ce qui n’eût été qu’un jeu pour lui.

Après un silence, il reprit :

– J’avoue que je ne me résoudrai à descendre que lorsque j’y serai absolument contraint. Je suis responsable ici de quatre existences. Je tiens à vous ramener sain et sauf à votre père. De plus, en admettant que j’arrive à vous débarquer tous heureusement, l’aéroscaphe sera toujours fortement endommagé, et peut-être même hors de service. Ce sera pour le docteur Rabican, qui m’a commandité, une perte d’argent considérable ; pour moi, l’humiliation d’une défaite, la ruine de mes espérances, l’ajournement à une époque indéterminée de la solution du problème de la navigation aérienne.

– Vous pourrez, plus tard, retrouver Jonathan, et lui faire payer chèrement cet insuccès !

– Oh ! Jonathan, je le retrouverai toujours ; mais je sacrifierais volontiers ma vengeance à la gloire d’un succès complet.

Pendant la fin de cette conversation, Mme Ismérie et Armandine s’étaient retirées dans leurs cabines respectives.

Ludovic, sur le conseil de l’aéronaute, ne tarda pas à en faire autant.

En se glissant sous les couvertures de l’étroite couchette, il ne put s’empêcher de penser à sa chambrette, dont les fenêtres donnaient sur les jardins, à la douleur de ses chers parents, dont il était maintenant séparé par plusieurs centaines de lieues.

Cependant, sa fatigue et ses émotions avaient été si grandes depuis vingt-quatre heures, qu’il ne tarda pas à dormir à poings fermés, derrière la cloison de métal.

La Princesse des Airs planait en ce moment au-dessus du massif des Alpes autrichiennes, dont Al-ban, resté de garde dans la cellule du timonier, entrevoyait les cimes bleuâtres, qui étincelaient aux rayons de la lune.

 

 

 

 

VII

 

DISPARU !

 

Après les premiers moments de silence et de stupeur qui avaient suivi la disparition de la Princesse des Airs, la foule, rassemblée pour assister à l’ascension, se divisa en groupes nombreux où l’on discutait avec animation.

Deux partis étaient en présence : M. Bouldu et ses amis, qui triomphaient de la façon la plus insultante, et criaient à tue-tête que l’expérience était complètement manquée, que c’était une mauvaise plaisanterie, puisque le prétendu dirigeable, l’aéroscaphe, n’avait pu, malgré le peu de violence du vent, opérer la moindre évolution aérienne, et était devenu, comme un vulgaire ballon en baudruche, le jouet des courants atmosphériques.

– J’ai de bonnes raisons pour croire, répéta Jo-nathan à plusieurs reprises, en s’adressant à diverses personnes, que l’opinion de M. Bouldu est la seule juste.

Le professeur Van der Schoppen, qui avait entendu ces paroles, pressa de questions l’Américain ; mais celui-ci, comprenant son imprudence, ne voulut rien dire de plus.

Quant au docteur Rabican, il demeurait silencieux et, au fond, très perplexe.

Mais ses amis, et ils étaient nombreux, répondaient victorieusement à leurs contradicteurs que le seul fait, pour l’aéroscaphe, de s’être élevé dans les airs, était une preuve non équivoque de réussite.

Là-dessus ils citaient, avec force détails, ce qu’ils connaissaient de la perfection des appareils moteurs et de l’ingéniosité des procédés de direction.

– Vos appareils sont merveilleux, répliquaient les autres, c’est entendu ; mais les aéronautes ne les ont pas fait marcher.

– Cela ne prouve pas qu’ils ne soient pas excellents. Une circonstance que nous ignorons en a sans doute retardé la mise en mouvement ; mais ils marcheront. Alban Molifer reviendra de son expédition en triomphateur…

– S’il ne se tue pas dans une descente imprudente, comme il est arrivé à la majorité des inventeurs de machines volantes.

– C’est ce que nous verrons !…

Cette discussion, grâce à l’acrimonie de M. Bouldu, à l’hypocrisie de Jonathan, qui se faufilait de groupe en groupe, ranimant la querelle par des insinuations perfides quand il voyait les gens à peu près d’accord, s’envenima si bien que les autorités, craignant une bagarre, firent tout doucement évacuer la place par les soldats et les agents.

Au retour, le docteur Rabican, très entouré, fut invité, par plusieurs savants, à donner son opinion sur la question qui passionnait tout le monde.

Le docteur était trop loyal pour feindre une satisfaction qu’il ne ressentait pas.

– Je suis, dit-il, très inquiet. Il y aurait autant de présomption à croire au succès, que de pessimisme à préjuger une catastrophe. Le mieux est d’attendre quelques jours. Quant à moi, j’ai la plus grande confiance dans l’intelligence et dans l’expérience d’Alban. C’est un aéronaute plein de ressources. Si l’avarie qui a immobilisé ses appareils n’est pas trop grave, j’ai le ferme espoir qu’il réussira.

Ces paroles arrêtèrent net les discussions.

Chacun sentit que le docteur avait parlé de la façon la plus raisonnable et la plus prudente, et que toute autre opinion serait prématurée.

On se sépara donc sans enthousiasme, presque silencieusement.

De son côté, le docteur Van der Schoppen avait, avec son ami Bouldu, une discussion des plus animées.

L’Allemand était de l’avis du docteur Rabican.

Avec son gros bon sens, il ne pouvait admettre que le public regardât comme avortée une tentative dont on ne connaissait pas encore le résultat.

– Je vous dis qu’ils sont perdus, s’écriait M. Bouldu avec feu ; et je les inscris, d’ores et déjà, en compagnie des Blanchard, des Pilâtre des Roziers, et de bien d’autres, au nombre des victimes de l’imprudence scientifique.

– Je m’inscrirai pour un dollar lorsqu’il s’agira de leur élever un monument commémoratif, glapit haineusement l’Américain.

– Permettez-moi, interrompit le professeur Van der Schoppen, dont les idées étaient très lentes, mais qui les suivait jusqu’au bout, permettez-moi, mon cher monsieur Bouldu, de vous demander sur quelles raisons vous vous appuyez pour croire que la Princesse des Airs ne pourra pas opérer sa descente comme un ballon ordinaire ?

– Vous ne savez donc pas le premier mot de la science aérostatique, répondit rageusement M. Bouldu. L’aéroscaphe, ou quelque soit le nom barbare dont on a baptisé cette machine, n’est pas du tout dans les mêmes conditions qu’un autre ballon. La coque métallique pèse un poids de tous les diables ! Quand ils arriveront à une certaine distance de terre, leur aérostat, dégonflé de son « lévium », n’aura plus la force de les soutenir. Ils tomberont avec la rapidité d’une pierre.

L’opinion du météorologiste, qui ignorait l’existence, à bord de l’aéroscaphe, de fusées à air liquide destinées à retarder la chute, était assez plausible.

Le professeur Van der Schoppen, après avoir demandé quelques explications complémentaires, finit par être de l’avis de son ami.

Quant à Jonathan Alcott, il exultait.

Ses yeux, froids et durs, étincelaient de haine satisfaite.

Il n’avait pas le moindre doute sur la catastrophe qui devait, selon lui, terminer l’ascension de l’aéroscaphe.

Il allait avoir la joie, dans quelques jours, peut-être dans quelques heures, d’apprendre la mort de son ennemi.

Il savait aussi, et il était le seul à savoir, que le trépas de l’aéronaute entraînerait celui du jeune Ludovic Rabican ; et il jouissait, par avance, des angoisses du docteur qui, frappé dans son affection paternelle, découragé, à demi ruiné, renoncerait sans doute pour jamais à la science aérostatique.

Les papiers et les plans d’Alban Molifer, auquel on ne connaissait plus aucun parent, seraient vendus aux enchères.

Jonathan les ferait acheter par M. Bouldu, et tous deux entreprendraient la construction d’un autre aéroscaphe qui, Jonathan se le promettait bien, n’aurait pas le même sort que la Princesse des Airs.

Malgré ses beaux projets, l’Américain conservait encore quelque crainte.

Alban avait dû raconter au docteur Rabican la première tentative criminelle.

Qui sait si, dans sa douleur, l’infortuné père n’ordonnerait pas une enquête, dont l’issue pourrait être fatale à l’Américain ?

Cette pensée gâta sa joie.

Il avait beau être sûr de n’avoir pas laissé, derrière lui, de preuves matérielles de son forfait, ses antécédents étaient si déplorables qu’il parvenait, avec peine, à se rassurer complètement.

Le docteur Rabican, lui, était rentré à l’institut un peu avant l’heure du déjeuner.

Il expliqua, avec un grand calme où perçait néanmoins un peu de contrariété, à sa femme et à Alberte les incidents qui avaient signalé l’ascension de la Princesse des Airs.

Le docteur ne voulait pas effrayer les deux femmes, et elles avaient une telle habitude d’ajouter une foi aveugle à ses paroles, qu’elles s’en tinrent strictement à ce qu’il leur raconta.

Il serait toujours assez tôt pour leur annoncer une catastrophe, si elle se produisait.

On se mit à table.

– Tiens, fit remarquer Alberte, Ludovic est en retard aujourd’hui.

– Il n’est pas bien difficile de deviner où il est, dit Mme Rabican. Avec son amour pour l’aérostation, nul doute qu’il ne soit encore à discuter avec ses camarades, dans les environs du lieu de l’expérience… Nous ne l’avons pas aperçu de toute la matinée.

– C’est singulier, fit remarquer le docteur, tout entier à ses préoccupations, je ne l’ai pas, en effet, rencontré une seule fois, dans les groupes… Il est vrai que j’avais à répondre à tant de personnes, qu’il a très bien pu me coudoyer sans que j’y fasse attention.

Le docteur avait pour principe de laisser à ses enfants le plus de liberté possible.

Il agissait toujours sur eux par des conseils, plutôt que par des réprimandes.

Il n’éprouva donc, pour le moment, nulle inquiétude.

Mais, à la fin du déjeuner, quand on vit que l’enfant ne reparaissait pas, le docteur éprouva un peu de mauvaise humeur.

– Ludovic, pensait-il, a vraiment agi avec beaucoup de sans-gêne. Il eût pu, au moins, s’il désirait déjeuner avec un de ses camarades, en demander l’autorisation à sa mère ou m’avertir. Quand il rentrera, je lui ferai remarquer l’incorrection de sa conduite.

Deux heures après, l’enfant n’était pas revenu, le docteur commença à s’inquiéter.

Mme Rabican surtout, éprouva de grandes appréhensions.

– Je crains, dit-elle à Alberte, qu’il ne soit arrivé quelque malheur à Ludovic. Jamais il ne s’est rendu coupable d’un pareil retard. Il est trop docile et trop affectueux pour que son absence ne soit pas involontaire.

Alberte tenta de rassurer sa mère.

– Il a certainement oublié de nous prévenir, répondit-elle. Je suis persuadée qu’il est parti en excursion dans le bois, avec les jeunes Van der Schoppen, ou avec Yvon Bouldu.

Sans se ranger à cette opinion, vraisemblable pourtant, Mme Rabican sonna les domestiques, et les interrogea tous les uns après les autres.

Aucun d’entre eux n’avait aperçu Ludovic depuis la veille au soir.

Le concierge fût dépêché en hâte dans toutes les maisons où l’on croyait avoir des chances de trouver l’enfant.

Personne ne l’avait vu.

Vers six heures du soir, on était toujours sans nouvelles.

En apprenant ce qui se passait, le docteur, que sa femme, tout éplorée, vint interrompre au milieu d’une consultation, eut le pressentiment d’un malheur.

Il essaya de donner le change à sa propre angoisse, en réprimandant doucement Mme Rabican de sa promptitude à s’alarmer.

– Voilà bien du bruit, s’écria-t-il sur en ton de plaisanterie affecté, à cause d’un gamin qui est allé faire l’école buissonnière, qui a profité du beau soleil, pour délaisser un peu ses bouquins. J’avoue que je ne saurais le désapprouver entièrement. Il ne mérite de réprimande que pour ne nous avoir pas prévenus.

– Il sera assez puni, fit observer Alberte, lorsqu’il apprendra les transes qu’il nous a causées, la peine qu’il nous a faite… Je crois, comme papa, qu’il va revenir pour le dîner.

Mme Rabican dut se contenter de ces paroles qui ne l’avaient point rassurée.

Mais, jusqu’à la cloche du repas, qui sonnait à six heures et demie précises, ses tourments ne firent que s’accroître.

Ce soir-là, le dîner fut expédié en quelques minutes.

Le docteur, très nerveux sous son calme apparent, avala en hâte quelques bouchées, et descendit en ville pour commencer, lui-même, les recherches.

Il refit, une à une, et sans plus de succès, les courses qu’avaient faites, inutilement, dans l’après-midi, les domestiques.

Il n’y avait plus que deux maisons où le docteur ne fut pas allé, celle du professeur Van der Schoppen, et celle du météorologiste Bouldu.

Ce fut par les Van der Schoppen qu’il commença.

L’apôtre de la kinésithérapie, présidant une longue table qu’entouraient ses enfants et leur mère, prenait son repas du soir dans un service de terre de fer dont pas une pièce n’était intacte.

Les assiettes, les soupières et même les carafes portaient la trace des luttes hygiéniques en honneur dans la famille.

Le professeur se leva promptement de table, en apprenant le motif qui amenait chez lui son confrère, et déclara qu’il voulait lui-même, aidé de ses deux fils, Karl et Wilhelm, coopérer aux recherches.

Il eut même la délicate attention de se proposer pour aller aux informations chez M. Bouldu, pensant éviter ainsi, au docteur Rabican, une démarche désagréable.

Le docteur attendit impatiemment le résultat de cette visite qui, naturellement, fut négatif.

En apprenant que Ludovic avait disparu, Jonathan n’avait pas bronché ; mais M. Bouldu avait paru très vivement impressionné.

Il n’avait émis aucune observation lorsque son fils Yvon, qui n’avait pu assister à l’expérience le matin, à cause d’un examen qu’il passait à Paris, déclara d’un ton résolu qu’il sortait avec M. Van der Schoppen pour se joindre à ceux qui allaient tâcher de retrouver son ami.

– Vous avez peut-être tort de laisser partir M. Yvon, fit remarquer Jonathan, quand le jeune homme fut sorti… Le docteur Rabican va voir là une concession de votre part !

– Jonathan, s’exclama M. Bouldu, avec un regard terrible, tu es ici pour t’occuper du laboratoire, et non pour te mêler de mes affaires personnelles. Ne l’oublie pas !… Yvon et Ludovic ont été élevés ensemble, comme deux frères. La demande de mon fils est toute naturelle. Je l’aurais vertement morigéné s’il ne l’eût pas faite, s’il m’eût donné une telle preuve de manque de cœur !… D’ailleurs, cela ne te regarde pas. Va-t’en !…

Jonathan s’éclipsa en maugréant.

Il savait, par une longue expérience, combien il était dangereux de contredire M. Bouldu à certains instants.

Le docteur Rabican avait serré avec émotion la main d’Yvon ; puis les recherches avaient continué.

Pendant la soirée, la ville et le parc furent explorés dans tous les sens.

La nouvelle de la disparition du jeune Rabican s’était promptement répandue par la ville.

Les habitants de Saint-Cloud, où le docteur était très populaire, vinrent en foule lui offrir leurs services.

Ce fut une battue générale. Tous les fourrés, toutes les maisons, toutes les ruelles furent explorés.

Sur le pas des portes, les femmes, malgré l’heure avancée, commentaient longuement l’événement.

Il n’y avait qu’une voix pour plaindre Mme Rabican.

Le mystère qui entourait la fuite de l’enfant, ajoutait encore à l’impression produite.

Quelques-uns ne se gênaient pas pour insinuer que M. Bouldu et son serviteur américain pouvaient bien être pour quelque chose dans cette disparition imprévue.

Le docteur dut hautement déclarer, à plusieurs reprises, qu’il n’avait aucun soupçon contre son ancien ami.

La police, immédiatement prévenue, redoutait plutôt, pour l’enfant, quelque accident de canotage, quelque attaque des rôdeurs des bords de la Seine.

Malgré la nuit, de fortes lanternes électriques furent disposées sur des bateaux et sur le rivage ; et une équipe de mariniers explora le fleuve dans tous les sens.

Évidemment, ces recherches demeurèrent sans résultat ; et à deux heures du matin, le docteur dut rentrer, brisé de fatigue, la mort dans l’âme, sans avoir même une parole de consolation, une lueur d’espoir à donner à sa femme et à sa fille.

À peine eut-il franchi le seuil du vestibule que Mme Rabican et Alberte, déjà informées de l’inutilité des recherches, vinrent se jeter en pleurant dans ses bras.

Entre ces trois êtres, si cruellement frappés, pas une parole ne fut échangée.

Le père, étranglé par l’émotion, ne put que mêler ses larmes à celles des deux femmes.

Le lendemain, de bonne heure, le docteur, qui n’avait pu fermer l’œil de la nuit, fit reprendre, avec plus de méthode, les recherches commencées la veille.

On télégraphia à Paris, pour faire venir les plus fins limiers de la police de Sûreté.

La photographie de Ludovic Rabican et son signalement furent expédiés dans toutes les directions.

Une forte récompense fut promise à ceux qui pourraient fournir quelque indice.

Tout fut inutile.

Les jours passèrent ; et non seulement l’enfant ne revint pas, mais personne ne put apporter le moindre renseignement sur la manière dont il avait disparu.

Seul, le concierge de l’institut Rabican se souvint d’avoir entendu ouvrir et refermer la petite porte qui donnait sur les jardins, dans la nuit qui avait précédé l’expérience aérostatique.

Cette porte, dont le docteur était le seul à se servir dans ses visites tardives, était interdite aux autres personnes de la maison.

Comme le docteur Rabican affirma n’être pas sorti cette nuit-là, il devint évident pour tout le monde que c’était Ludovic que le concierge avait entendu.

C’était là un indice précieux, mais qui laissait le champ libre aux plus sinistres suppositions.

L’enfant avait pu être attaqué, dévalisé, jeté à la Seine ; et les assassins avaient eu toute facilité pour faire disparaître les traces de leur crime.

– Mais aussi, s’écriait le docteur dans son désespoir, pourquoi donc est-il sorti à une heure pareille ! Qu’allait-il faire ?… Ah ! j’aurais dû veiller avec plus de soin sur cette imagination toujours brûlante, sur ce cerveau toujours en ébullition… Sait-on quelles idées fantasques peuvent germer dans une tête de treize ans !

Les agents de police que l’on avait fait venir, crurent, comme le docteur, à un crime.

Ils dirigèrent dans ce sens, leurs investigations.

Plusieurs individus malfamés furent mis en état d’arrestation.

Toute la population de miséreux des berges de la Seine défila dans le commissariat de police de Saint-Cloud, en une grotesque et lugubre théorie.

Tous les damnés de l’existence, tous les vaincus de la bataille sociale furent « raflés »… les sans-le-sou, les sans-logis, les sans-famille.

Il y avait là de tout jeunes hommes et des vieillards, des vieilles femmes au teint parcheminé, au dos courbé par la misère, en compagnie de fillettes de dix ans, nées on ne sait où, on ne sait de qui, échouées dans les parages des berges parce que, là du moins, au milieu des gueux, rebut de la grande et égoïste Ville, elles pouvaient se sentir à l’aise, sinon en sûreté.

Certains de ces pauvres êtres avaient des physionomies intelligentes.

On se demandait quelle fatalité les avait fait descendre si bas.

Chez d’autres, le regard ne luisait plus que comme un verre dépoli.

On sentait que de trop longues privations avaient fait de ces résignés, des êtres sans force morale ni physique.

De ce qui avait été leur esprit, toute flamme était partie.

Ils étaient devenus imbéciles et idiots.

Et ceux-là étaient renvoyés tout de suite, car on savait bien qu’ils ne pouvaient être dangereux.

D’autres figures portaient le masque d’un invincible désespoir.

Ils étaient nombreux, dans ce groupe.

Ils avaient appartenu à tous les mondes, à toutes les castes sociales.

Un des premiers qui furent arrêtés, n’était autre qu’un authentique marquis, d’une des plus vieilles familles françaises, dont le luxe, sous le second Empire, étonna ses contemporains.

Quand il eut mangé ses biens jusqu’au dernier centime, il était jeune encore, et il eût pu se réhabiliter dans son honneur d’homme, en travaillant.

Il préféra rouler de chute en chute, pour en arriver, finalement, à vivre au milieu des vagabonds, des gueux, des escarpes, des gens sans aveu, sans feu ni lieu, des déclassés de toute catégorie qui, loin de lui marquer leur amitié ou leur estime, se moquaient de ce vieillard, qui avait été un de ces riches qu’ils enviaient ou haïssaient – selon le tempérament de chacun – et qui était devenu, par sa faute, aussi misérable qu’eux-mêmes.

Le marquis-vagabond était connu de la police.

Il avait déjà été arrêté trois fois.

Aussi, comme on le savait complètement inoffensif, et parfaitement incapable de se rendre coupable d’un meurtre aussi odieux que l’assassinat du jeune Ludovic Rabican, ne fut-il retenu au commissariat que juste le temps qu’il fallait pour reconnaître son identité.

Mais il y en avait d’autres, parmi les vagabonds arrêtés, qui n’étaient ni des désespérés, ni des idiots, ni des résignés.

Presque tous dans la force de l’âge, un éclair de haine brillait dans leur regard.

On sentait qu’ils ne se résignaient pas encore, et qu’ils étaient très capables de se venger de ce qu’ils nommaient l’injustice de la Société à leur égard.

Fainéants d’instinct, pour la plupart ; d’autres, parmi eux, payaient chèrement une faute passée.

Lorsque la prison les avait rendus à la vie publique, ils avaient vu tous les ateliers, toutes les usines se fermer devant eux.

Nul ne désirait employer un criminel, ou quelqu’un ayant commis une faute si grave, que la justice avait été obligée de sévir contre lui.

Malgré tout, rien ne prouvait que ces gens eussent commis l’assassinat de Ludovic Rabican.

Car, enfin, dans quel but l’eussent-ils assassiné ?

Et ce crime même, était-il certain qu’il eût vraiment été commis ?

Tous furent relâchés en même temps que leurs camarades.

Un jour, un agent vint avertir le commissaire qu’on venait de retrouver, dans la Seine, le cadavre d’un enfant.

Immédiatement, le docteur Rabican fut prévenu.

On juge de son émotion à cette nouvelle.

Il défendit que l’on prévînt sa femme, ni Alberte, et il sortit seul.

Fébrile, angoissé, il suivit le policier qui était venu le prévenir.

Quand il entra dans la chambre où, sous un drap blanc, reposait le petit cadavre, il fut obligé de s’appuyer à la muraille pour ne pas tomber.

Ses yeux se voilèrent, et il ne pouvait rien apercevoir dans la demi-obscurité de la salle.

Enfin, il fit un effort sur lui-même.

Il se raidit contre son émotion, et, encouragé par les bonnes paroles d’espoir que lui donnaient les agents de la police, il s’approcha…

– Ce n’est pas lui !… Ce n’est pas mon fils !… Ce n’est pas Ludovic ! s’écria-t-il avec un immense soupir de soulagement… Non, ce n’est pas lui !… Dieu soit loué ! tout espoir n’est peut-être pas encore perdu !…

L’enfant retiré de l’eau était à peu près du même âge que Ludovic et de sa taille ; mais les traits étaient si dissemblables que l’erreur n’était pas possible.

Le soir même, il fut reconnu par ses parents… Le petit malheureux s’était noyé par accident : l’idée d’un crime devait être écartée.

Le docteur Rabican rentra chez lui. Et ce ne fut que quelques jours plus tard qu’il raconta à sa femme et à sa fille, la terrible alerte qu’il avait subie.

– Oui, dit Mme Rabican, dont les larmes recommencèrent à couler… mais, qui sait si mon pauvre enfant n’est pas mort, lui aussi, par accident, dans cette Seine aux eaux profondes, et qui charrie tant de cadavres !

Quoi qu’il en soit, plus que jamais, la fuite de Ludovic Rabican demeurait couverte d’un impénétrable mystère.

À l’institut Rabican, dont la façade, autrefois si gaie, avait pris un air de deuil, Alberte et sa mère passaient de mélancoliques journées, dans le silence et dans les larmes.

La maison, naguère pleine de chants et de rires, était devenue lugubre comme un tombeau.

Les riches étrangers, les lords splénétiques, les excentriques Yankees que la face soucieuse et profondément ravagée du docteur ennuyait, s’en allaient, les uns après les autres, se plaignant qu’on les négligeât, qu’on ne s’occupât plus assez de leurs maladies réelles ou imaginaires.

Tout entier à son chagrin, le docteur ne faisait rien pour les retenir.

Il méprisait leurs dollars : et il eût voulu n’être qu’un médecin ignoré, dans une petite ville de province, pourvu qu’il eût encore à ses côtés le fils qui faisait, naguère, toute sa joie et tout son espoir.

On n’avait reçu aucune nouvelle de la Princesse des Airs.

On avait seulement signalé son passage au-dessus de Paris, dans les campagnes de Seine-et-Oise où des paysans l’avaient observée.

À partir de là, on perdait sa trace.

Le docteur pensait souvent au courageux Alban, et restait à se demander par quelle inexplicable fatalité, l’aéronaute ne donnait pas de ses nouvelles par quelque moyen indirect.

Mais, il n’avait pas un regret pour les capitaux, relativement énormes, qu’il avait consacrés à la construction de la Princesse des Airs et qui étaient selon toute vraisemblance, sacrifiés.

L’aéroscaphe avait peut-être été entraîné très loin, en mer ; peut-être avait-il été le jouet de quelque cataclysme aérien, et sa brillante coque d’aluminium brisée, tordue, gisait sans doute dans quelque vallon perdu des Karpates ou du Caucase.

Et l’on serait, sans doute, des années avant de la découvrir.

Les malheurs, dit-on, ne viennent jamais seuls.

Une maison de banque où le docteur avait placé la majeure partie de ses économies, fit faillite.

Le docteur dut congédier plusieurs de ses domestiques, qui le quittèrent en pleurant.

Il réduisit considérablement son train de maison, cessa de paraître dans le monde, et se donna tout entier à sa douleur.

L’institut, dont la plupart des fenêtres étaient fermées, dont l’herbe envahissait les allées, autrefois râtissées[9] avec soin, avait revêtu la lugubre physionomie des demeures que hantent les deuils.

Depuis le jour où son enfant avait disparu, Mme Rabican n’était plus sortie d’une espèce de stupeur, qui donnait à son mari, les plus graves craintes.

Elle demeurait silencieuse des journées entières, ne répondant que par un signe de tête plein de lassitude aux paroles de consolation les plus chaleureuses.

Elle eût pu prendre la même devise que cette grande dame du Moyen Age qui, inconsolable de la mort de son époux, inscrivit au-dessus de la porte de sa cellule :

« RIEN NE M’EST PLUS, PLUS NE M’EST RIEN. »

Il fallait l’avertir à l’heure des repas ; et le docteur était forcé de mettre en œuvre sa plus persuasive éloquence, pour la décider à prendre quelques aliments.

Alberte ne quittait sa mère ni jour, ni nuit.

Elle lui faisait la lecture pendant de longues heures.

C’était la seule distraction que Mme Rabican se permît, et qui apportât quelque adoucissement à sa peine.

Alberte avait été, elle aussi, très douloureusement frappée de la fuite de son frère ; mais elle ne partageait pas, à ce sujet, l’opinion de ses parents.

Elle gardait en elle-même un espoir vivace, qu’aucune raison sérieuse, d’ailleurs, ne justifiait.

Le mystère, la soudaineté de la disparition de Ludovic étaient, pour l’enthousiaste et naïve jeune fille, des raisons suffisantes de conserver un peu de foi dans le retour ou le salut de son frère.

– Il est impossible, se disait-elle, que Ludovic, si intelligent, si brave, soit ainsi mort pour nous, du jour au lendemain. Avec sa folle imagination, il doit s’être lancé dans quelque aventure, poursuivre quelque chimérique entreprise… que sais-je ? Mais il n’est pas mort ; il nous reviendra. Une voix secrète me le dit.

Dans la ville, où le malheur du docteur Rabican ne cessait de faire le sujet de toutes les conversations, beaucoup de personnes, surtout parmi les jeunes gens, étaient de l’opinion d’Alberte.

Des légendes, même, s’étaient formées et circulaient dans les quartiers[10] populaires.

Les uns affirmaient que c’était M. Bouldu qui s’était emparé de la personne de Ludovic, et le retenait prisonnier jusqu’à ce qu’on lui eût restitué[11] l’aéroscaphe, dont il se disait le véritable inventeur.

Les autres prétendaient, au contraire, que l’enfant avait pris passage à bord de la Princesse des Airs, avec la complicité d’Alban, pour une expédition mystérieuse, dont les résultats seraient d’une colossale importance.

Cette fois, le bon sens populaire avait presque deviné juste ; mais, naturellement, comme l’idée du départ de Ludovic à bord de l’aéroscaphe était la plus sensée, personne, parmi les gens d’âge et d’expérience, ne s’y arrêta.

D’ailleurs, l’ascension avait été publique.

On savait qu’Alban avait visité soigneusement toutes les parties de la coque, dont il avait dressé les plans et dont il connaissait les moindres recoins.

Il était impossible qu’on n’eût pas découvert Ludovic, si vraiment celui-ci avait été assez imprudent pour s’y cacher.

On aimait beaucoup mieux supposer que l’enfant avait eu l’étourderie de faire une promenade nocturne, et qu’il avait été assassiné par les rôdeurs qui pullulent aux environs du parc de Saint-Cloud et sur les berges de la Seine.

M. Bouldu, qui fut informé de ces bruits, par Yvon et Marthe, la vieille domestique, fut extrêmement mécontent du rôle que certains lui attribuaient dans la disparition du fils de son ami.

Il ne décolérait plus.

D’un bout de la journée à l’autre, il jurait et tempêtait.

M. Van der Schoppen, et surtout Jonathan, ne l’approchaient plus qu’avec mille précautions.

Évidemment, et quoique, par orgueil, M. Bouldu ne voulût pas en convenir, un revirement se produisait lentement dans son esprit.

Il devait regretter la précipitation et l’injustice dont il avait fait preuve envers son vieil ami, le docteur Rabican.

Jonathan Alcott, qui connaissait admirablement le caractère de son maître, et devinait ce qui se passait en lui, s’émut beaucoup de ces symptômes.

Il en tira la conclusion qu’une réconciliation inopinée de son maître avec le docteur pouvait se produire d’un jour à l’autre.

M. Bouldu avait cela de bon, qu’il se réconciliait aussi vite qu’il s’était fâché.

La perspective d’un raccommodement entre les deux camarades donna beaucoup à réfléchir à l’Américain.

Qu’ils pussent se parler, seulement pendant un quart d’heure, sur le ton de l’ancienne cordialité, et il était perdu.

Jonathan savait que, dans ce cas, la vengeance de M. Bouldu serait terrible.

Il se voyait déjà condamné à de nombreuses années de prison, ou mis en pièces par la foule, qui était toute dévouée aux Rabican, et qui ne manquerait pas de lui attribuer la mort de Ludovic.

Le météorologiste, d’ailleurs, était devenu, dans les derniers temps, absolument insociable.

Au moindre mot, il fracassait ses appareils, jetait ses livres par la fenêtre, et accablait son préparateur d’injures expressives et originales.

– Véritablement, finit par se dire l’Américain, après plusieurs jours de réflexion, la place n’est plus tenable ici. Il y a, d’ailleurs, l’histoire du chien de garde, dont personne n’a encore parlé, jusqu’à présent, mais qui finira bien par me causer, un jour ou l’autre, du désagrément. Il serait de toute prudence de disparaître. Je n’ai pas encore séjourné en Alle-magne où, certainement, je recevrais un bon accueil, grâce aux découvertes et procédés inédits que j’ai collectionnés chez mes anciens patrons. Si j’y allais ?…

Malheureusement, Jonathan était dénué d’argent.

Il avait eu, à différentes époques de sa vie, des sommes importantes à sa disposition ; mais il ne lui restait, maintenant, que les appointements mensuels qu’il recevait de M. Bouldu.

Pour tenter un voyage à l’étranger, il fallait de l’argent comptant.

La première idée qui se présenta à l’esprit de l’Américain, fut de faire main-basse sur toutes les valeurs que pouvait posséder son maître.

D’autres eussent été retenus par des scrupules.

Jonathan, décidé à quitter la France, ne songea pas un instant à l’horrible ingratitude dont il allait se rendre coupable.

Il n’avait qu’une seule préoccupation : savoir exactement le jour où son maître aurait, en caisse, la plus forte somme et se l’approprier.

Quoique Jonathan fût au courant de tous les trucs ingénieux inventés par les cambrioleurs de l’Ancien et du Nouveau-Monde, et professés, presque ouvertement, à l’Université des pickpockets de Londres, l’entreprise n’était pas aisée.

Les valeurs que possédait M. Bouldu étaient toutes renfermées dans un coffre-fort gigantesque, construit d’après ses plans et muni d’un système d’avertisseurs électriques et de revolvers automatiques, qui rendaient l’effraction des plus périlleuses.

Sans être découragé par ces difficultés, Jonathan, très versé dans la mécanique, se promit d’étudier minutieusement la question, et de saisir aux cheveux l’occasion favorable.

Dans tous les cas, il était bien décidé à quitter la France, dont le séjour commençait à devenir, pour lui, dangereux.

Une autre raison, qui militait, dans l’esprit de Jonathan, en faveur de la fuite, c’était l’animosité [12] déclarée que lui montraient les habitants de la ville.

Quoiqu’on lui eût répété qu’en France, la justice avait seule à intervenir dans les affaires criminelles, il avait assisté, dans son pays natal, à trop d’exécutions sommaires, à trop d’applications de la loi de Lynch, pour ne pas garder, de l’opinion populaire, un salutaire respect.

Depuis la fuite de Ludovic, il n’osait plus se montrer en plein jour.

Les hommes le huaient, les femmes se le montraient du doigt, les enfants lui jetaient des pierres.

Toute la population de Saint-Cloud, surtout depuis qu’on connaissait sa ruine, avait pris fait et cause pour le docteur Rabican.

Il ne pouvait suffire à visiter tous les malades qui le réclamaient à grands cris.

La salle d’attente de son cabinet de consultation était, chaque matin, trop étroite pour la foule qui s’y entassait ; et, si le docteur eût eu la fantaisie[13] de se porter comme candidat à la députation, il eût été, du jour au lendemain, élu à une majorité écrasante.

Aucun de ses amis ne l’avait abandonné.

Des indifférents, même, ou d’anciens adversaires, lui avaient prodigué des témoignages non équivoques de sympathie.

Le professeur Van der Schoppen, avec qui le docteur Rabican n’avait, autrefois, que des relations de politesse, venait, maintenant, deux fois par semaine, à l’institut, prendre des nouvelles de Mme Rabican, dont le visage s’animait parfois d’un faible sourire, au récit des folies kinésithérapiques du professeur et de sa famille.

L’Allemand, excellent homme au fond, eût voulu réconcilier le docteur et M. Bouldu.

Mais ce dernier était intraitable, et d’autant plus entêté dans sa rancune, qu’il était persuadé d’avoir tort.

Au fond, l’irascible météorologiste eût été très heureux de trouver un biais, un moyen terme qui lui permît de reprendre ses anciennes relations, sans paraître avoir fait la moindre concession.

Néanmoins, il avait, ouvertement, donné la permission à Yvon, de rendre visite aux Rabican.

Le jeune homme usait largement de cette autorisation.

Il passait toutes ses soirées en compagnie d’Al-berte et de sa mère, auxquelles, dans la réclusion qu’elles s’étaient imposées, sa société était une précieuse consolation.

Au sujet de la disparition de Ludovic, Yvon partageait absolument l’opinion des gens du peuple, de ceux qui prétendaient que l’enfant était parti avec Alban dans l’aéroscaphe, et il était parvenu sans peine à inspirer la même croyance à Alberte.

Mme Rabican, seule, quand Yvon se hasardait à lui parler de son fils, hochait désespérément la tête, se refusant à sortir de son mutisme et de sa douleur.

Yvon s’était alors adressé au docteur ; mais il en avait reçu le même accueil découragé.

Depuis le départ de son fils, il semblait qu’il ne pensât plus, que son esprit eût été subitement dépouillé de sa puissance et de son acuité de naguère.

Il remplissait maintenant, d’une façon machinale, les devoirs de sa profession ; mais la science ne l’intéressait plus.

Il ne lisait pas, ne mettait plus les pieds dans son laboratoire, où les flacons et les appareils se recouvraient d’une couche épaisse de poussière.

Il n’eût pas fait un pas pour mener à bien la plus magnifique découverte.

Il était las de corps et d’esprit, vieilli, ridé, les épaules légèrement voûtées ; son ancien esprit d’initiative et d’énergie l’avait entièrement abandonné.

Cependant l’idée d’un départ de Ludovic en aéroscaphe faisait du chemin parmi les jeunes gens de son âge.

Le clan tout entier des Van der Schoppen, qu’Yvon avait catéchisé, s’était converti à cette hypothèse.

Le professeur lui-même n’était pas loin d’y ajouter foi.

Yvon, qui était d’un caractère sérieux et concentré, avait eu aussi une autre idée.

Les rires ironiques de Jonathan, lorsqu’on parlait de la catastrophe, les plaisanteries qu’il faisait, avaient éveillé les soupçons du jeune homme, qui se promit de le surveiller étroitement.

L’Américain pressentait instinctivement le péril. Il devenait de plus en plus réservé lorsqu’à la table commune, on venait à parler des Rabican.

Un jour même, il lui arriva de déclarer hypocritement que la mort du petit Ludovic était un grand malheur.

M. Bouldu, perdu sans ses réflexions, ne sourcilla pas ; mais Yvon jeta au Yankee un regard si foudroyant, si indigné, que celui-ci s’arrêta net au milieu de sa phrase, rougit, balbutia, et se remit à manger en silence, le nez dans son assiette.

Une foule de menus faits du même genre venaient, chaque jour, attirer l’attention du jeune homme.

Petit à petit, une conviction confuse se précisait dans son esprit.

S’il était arrivé malheur à Ludovic, Jonathan devait y être pour quelque chose.

Malheureusement, Yvon n’avait pas de preuves.

Mais, avec l’entêtement d’un véritable Breton, il se jura d’en trouver.

Dès lors, avec une patience de détective, il épia et nota les moindres gestes du Yankee, enregistra ses paroles ; et dans cette surveillance acharnée, ne lui laissa pas un moment de répit.

Jonathan Alcott était très alarmé.

Il se sentait comme ces voyageurs qui s’enfoncent insensiblement dans le sable mouvant et dont les efforts ne parviennent qu’à les enliser davantage.

Il ne se voyait toujours pas d’autre moyen de salut qu’une prompte fuite à l’étranger.

Il attendait impatiemment le jour où M. Bouldu devait toucher les coupons de ses valeurs, pour mettre à exécution une ingénieuse tentative de cambriolage, dont il avait, d’avance, combiné tous les détails.

Le docteur Rabican se reprenait lentement à la vie.

Il éprouvait, au moral, les impressions que cause un évanouissement prolongé, après une chute dans un précipice.

Il lui semblait qu’il y avait eu, dans son existence, comme un trou noir, un vide, que pendant toute la période qui venait de s’écouler, il avait vécu d’une vie automatique, d’où toute volonté était absente.

Il s’était remis, mais sans la belle conviction d’autrefois, à quelques-uns de ses travaux.

Un matin, qu’il achevait, mélancoliquement, de mettre au net un mémoire sur les maladies nerveuses commencé bien des mois auparavant, il entendit frapper, avec violence, à la porte de son cabinet.

La porte ouverte, il se trouva en présence du professeur Van der Schoppen ; mais dans quel état, justes dieux !…

Ses lunettes étaient cassées, ses yeux pochés.

Sa houppelande vert-olive était dépouillée de ses boutons comme un arbre dont la tempête à fait tomber tous les fruits.

Le professeur s’écroula, plutôt qu’il ne s’assit, en poussant un bruyant soupir, dans un des fauteuils de consultation, dont les ressorts gémirent.

– Eh bien, mon bon ami, dit le docteur en s’empressant… Que se passe-t-il ? En quel état m’arrivez-vous ?

– J’ai eu affaire à forte partie, souffla Van der Schoppen, en s’épongeant avec une compresse d’eau boriquée que le docteur lui tendait.

Après avoir bu un verre de rhum et consolidé sa houppelande avec des épingles, le professeur parut tout à fait remis.

À part un œil poché, qu’auréolait un large cercle noir, il avait repris sa physionomie de tous les jours.

– Mais enfin, interrogea le docteur Rabican que les façons flegmatiques du professeur agaçaient, que vous est-il donc advenu ?

– Oh ! un accident très simple, déclara sérieusement l’Allemand. Une erreur de dose, voilà tout !

– Une erreur de dose ?

– Voilà… J’ai été appelé, ce matin par un garde-chasse, une espèce d’hercule bourru qui loge tout au bout de la ville, à proximité de la forêt. Il souffrait de rhumatismes articulaires. Je lui ai d’abord appliqué quelques coups de pied bas qu’il a empochés sans sourciller. J’ai cru la dose insuffisante, j’ai redoublé. Alors mon homme, que j’avais sans doute atteint au centre même de la maladie, s’est rebiffé, et m’a administré la plus magistrale volée que j’aie jamais reçue au cours de ma longue carrière… Vraiment, je l’admire. Quelle poigne !

Le docteur Rabican qui avait écouté attentivement ces explications posément énoncées, ne put réprimer un sourire.

– Votre méthode est dangereuse, dit-il.

– C’est possible ; moi, je la trouve excellente, répondit Van der Schoppen en prenant congé pour aller changer d’habits.

Dans le vestibule, il se croisa avec une femme, pauvrement vêtue, qui lui jeta, en passant, un regard chargé de haine.

Le savant professeur reconnut la femme de son client, Velut, le garde-chasse, qui venait, sans doute, solliciter, pour son mari, les soins du docteur Rabi-can.

Van der Schoppen ne se trompait pas.

La mère Velut, comme l’appelaient ses voisines, pressa le docteur de se rendre près de son mari, qu’un mauvais charlatan avait presque estropié.

– Heureusement, ajouta-t-elle, que mon mari lui a rendu la monnaie de sa pièce. Il n’est pas près de revenir.

Arrivé à la maisonnette qu’occupait Velut à l’orée du bois, le docteur Rabican ne fut pas peu surpris de trouver son malade sur pied, se promenant de long en large, aussi allègrement que s’il n’avait jamais su ce que c’était que des rhumatismes.

La violente colère qu’avait éprouvée le garde-chasse, en se voyant ainsi rossé tout à loisir, avait déterminé chez lui une réaction si violente que le mal avait disparu, au moins momentanément.

Le bon La Fontaine n’a-t-il pas dit de la goutte, cousine germaine du rhumatisme :

Goutte bien tracassée Est, dit-on, à demi pansée.

La médecine, d’ailleurs, a confirmé, par de nombreux exemples, l’opinion du fabuliste.

Le docteur Rabican, fort égayé par une semblable cure, qui donnait, au moins pour une fois, raison à la kinésithérapie, eut la malicieuse générosité de prendre la défense de son confrère.

– Vous voyez bien que vous êtes guéri, fit-il. Il m’eût certainement été impossible de vous remettre sur pied en aussi peu de temps que l’a fait mon honorable confrère le professeur Van der Schoppen.

Velut ne paraissait nullement convaincu.

Il atteignit une bouteille de vin blanc et deux verres, et força le docteur à trinquer.

– Vous ne voulez faire de tort à personne, vous, dit-il… Mais Van der Schoppen est une canaille ! Je lui pardonnerais encore s’il ne m’avait pas pris en traître… Taper sur un pauvre homme, malade et sans défense, c’est indigne !

– Avouez, riposta le docteur, que vous vous êtes tout de même bien défendu.

– Pour ça, oui. Il a trouvé à qui parler ! Je lui ai donné une leçon de boxe française dont il se souviendra longtemps.

– Il faut vous dire, interrompit Mme Velut, que mon mari, monsieur le docteur, est un ancien moniteur à l’École de Joinville-le-Pont.

– Vous, monsieur Rabican, fit remarquer le garde-chasse après un silence, je vous connais bien. J’ai logé, pendant quelque temps, un ouvrier qui travaillait au ballon que vous avez lancé dans le parc.

– Robertin ?

– Non, l’autre, Rondinet… Il m’a même emprunté, pour garder les ateliers, un de mes chiens, Noiraud, auquel je tenais beaucoup… Le matin du lancement on a retrouvé le cadavre de la pauvre bête, que quelqu’un avait certainement empoisonnée… Rondinet est reparti le même jour pour Paris, sans m’avoir vu ; et je n’ai pas été, d’ailleurs, indemnisé de la perte de mon chien.

– Il fallait venir me trouver, dit vivement le docteur, devenu tout à coup soucieux ; mais je vous paierai ce qu’il faudra.

Les Velut, qui avaient leur fierté, ne voulurent accepter aucun argent.

– On vous a dérangé inutilement, fît Velut avec un gros rire. C’est bien le moins qu’on ne vous fasse pas payer votre visite. D’ailleurs ce n’est pas à vous qu’on avait prêté Noiraud, c’est à Rondinet. Ce ne serait pas juste de vous le faire payer.

Le docteur prit congé de ces braves gens, en proie à mille idées contradictoires.

Pour la première fois depuis le départ de son fils, venait de luire un faible espoir.

L’empoisonnement de Noiraud, dont Jonathan seul pouvait être l’auteur, ouvrait toute une nouvelle voie aux recherches.

Grâce à cet indice, le docteur, dont l’énergie se ranimait, pressentait qu’il allait arriver à découvrir la vérité, peut-être même à retrouver Ludovic.

 

 

2°  partie : les robinsons de l’Himalaya

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021