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BIBLIOBUS Littérature française

4° partie : Au pays des bouddhas

 


 

 

I

 

LA MER DE FEU

 

À Tiflis, grande ville morne, qui renferme une petite colonie d’émigrants français, le train s’arrêtait une heure.

Le docteur mit ce temps à profit, en se rendant au bureau de poste. Il eut la joie d’en revenir avec la dépêche que Karl lui avait adressée à la suite de son entrevue avec M. Lecormier.

Ce message, si miraculeusement arrivé à destination, sur l’aile d’un faible insecte, mit le comble au bonheur de Mme Rabican. Cette fois, elle ne doutait plus du salut de son fils.

Le docteur était moins enthousiaste.

— Cette dépêche, dit-il en prenant à part M. Bouldu et Philibert Dubois, ne nous apprend en somme pas grand-chose de nouveau. Sa date est antérieure au message transmis par le télégraphe sans fil.

— Il est regrettable, dit Philibert Dubois, que les voyageurs n’aient pu indiquer exactement la longitude et la latitude du lieu où ils ont atterri.

— Certes, murmura le docteur, j’ai quelquefois de terribles moments de découragement, en pensant que la contrée à explorer est plusieurs fois grande comme la France.

Cependant M. Bouldu, qui avait écouté d’un air distrait, poussa un cri, se frappa le front et disparut comme une flèche à l’autre extrémité du train, laissant ses interlocuteurs fort étonnés.

Il revint quelques instants après, chargé d’un atlas des courants atmosphériques, qu’il étala sur ses genoux et qu’il se mit à étudier consciencieusement.

Le docteur Rabican et Philibert Dubois attendaient patiemment que M. Bouldu voulût bien leur fournir une explication de son étrange conduite.

Après avoir examiné attentivement la carte d’Asie, puis la carte d’Afrique et enfin celle d’Europe, il ferma son atlas des vents, se frotta les mains, puis, brusquement :

— Alors vous croyez, dit-il, que ce message n’a pas une capitale importance ?

— Ma foi non, fit le docteur.

— Eh bien, vous vous trompez. Il en a une telle que, grâce à lui, je vais pouvoir établir la position approximative du lieu où se trouvent nos amis.

— Avec la latitude et la longitude ? demanda le docteur.

— Avec la latitude et la longitude, affirma triomphalement M. Bouldu.

— Par exemple ! s’écria Philibert, si vous faites cela, vous, vous serez un habile homme.

— Rien n’est plus simple, continua M. Bouldu en ouvrant de nouveau son atlas. La sauterelle messagère a été prise aux environs d’Avignon.

Elle venait donc du Sahara portée par le simoun, et ensuite par le mistral.

« Ce premier point établi, puisque nous connaissons le courant qui a porté la Princesse des Airs de Paris en Asie centrale, il ne nous reste plus qu’à chercher s’il existe un courant atmosphérique allant du nord-est au sud-ouest, c’est-à-dire du Thibet au Sahara. L’endroit où les deux courants se croisent ou se rencontrent est forcément celui où se trouvent nos amis.

— C’est merveilleux ! s’écria Philibert.

— Certainement, dit le docteur Rabican après un instant de réflexion, votre hypothèse est très ingénieuse, mon cher Bouldu, mais permettez-moi de vous faire une objection. Vous raisonnez comme si la sauterelle ne se fût arrêtée nulle part et n’eût jamais volé contre le vent. Elle a peut-être fait des détours, ce qu’il nous est impossible de vérifier. Voilà qui rend vos conclusions très aventureuses.

— C’est vous qui êtes dans l’erreur, répliqua M. Bouldu en gesticulant avec véhémence ; il suffit de calculer la vitesse moyenne des courants atmosphériques, par rapport au temps que l’insecte a mis à faire son voyage – ce que nous connaissons par la date de la missive – pour constater que l’animal ne s’est pas arrêté en route. Ensuite les sauterelles ne volent jamais contre le vent. Je suis persuadé, moi, que la nôtre s’est laissé emporter sans résistance, pour ainsi dire à la dérive, par les courants.

— J’espère que vous avez raison, fit le docteur. Mais j’avoue qu’il me reste encore quelques doutes.

— Mais alors, demanda Philibert qui n’en revenait pas de la sagacité de M. Bouldu, quel est, d’après vous, l’endroit exact où se trouvent les naufragés de la Princesse des Airs ?

M. Bouldu désigna du doigt, sur la carte, un massif montagneux du Thibet, un peu au nord de la chaîne des monts Karakorum.

— C’est là qu’ils sont, affirma-t-il avec une confiance qui gagna peu à peu ses interlocuteurs. En explorant ce massif sur une superficie de trente ou quarante lieues, j’affirme que nous retrouverons nos amis.

Le docteur Rabican ne dit rien, mais, à partir de ce jour, il se montra beaucoup plus joyeux. Après avoir examiné à son tour l’atlas de M. Bouldu, il fut obligé de convenir que l’opinion de ce dernier était sinon absolument juste, du moins vraisemblable.

Le professeur Van der Schoppen et les autres membres de l’expédition furent informés de l’heureuse découverte du météorologiste ; mais Yvon insista, appuyé en cela par le docteur Rabican, pour que Jonathan Alcott ne fût pas mis au courant du nouvel et précis itinéraire qui allait être adopté.

Malheureusement, la précaution était inutile.

L’Américain, toujours aux aguets, avait trouvé moyen de se glisser dans le compartiment voisin de celui où discutaient le docteur Rabican, Philibert Dubois et M, Bouldu, et il avait surpris toute leur conversation. Il fut, d’ailleurs, très mécontent de ce qu’il avait entendu, très irrité de la chance qui semblait favoriser l’expédition.

Fidèle à sa tactique, il continua de faire en sorte qu’on s’occupât de lui le moins possible, et il se replongea avec un acharnement plus grand que jamais dans l’étude de ses lexiques.

Cependant, le voyage se poursuivit sans incidents jusqu’à Bakou, d’où les voyageurs devaient s’embarquer sur la mer Caspienne pour Ouzoun-Ada, tête de ligne du chemin de fer transcaspien.

À Bakou, ville mi-orientale, mi-européenne, et qui est appelée à devenir une des capitales du Caucase, les voyageurs se reposèrent vingt-quatre heures, avant de s’embarquer sur un des bateaux de la Compagnie Kavkaz et Merkur.

Le paquebot le Turkestan ne prenait la mer qu’à cinq heures du soir.

Les voyageurs, qui étaient descendus dans un hôtel assez confortable, situé sur le port, eurent donc le loisir de se promener par la ville.

Bakou est une cité en formation.

Les mosquées et les casernes de Cosaques s’y confondent dans un pêle-mêle pittoresque avec les maisons à l’européenne et les vieilles tours du temps de la domination persane.

Pendant cette promenade, le complaisant Philibert servit de guide à ses amis.

Deux personnes demeurèrent seules à l’hôtel : le studieux Jonathan Alcott et le professeur Van der Schoppen, qui avait déclaré avoir à mettre au net ses impressions de voyage.

En demeurant au logis, le professeur avait un autre dessein, dont il s’était bien gardé de faire part à ses compagnons.

Aussitôt que ceux-ci eurent disparu dans l’intérieur de la ville, Van der Schoppen fit prévenir Jonathan d’avoir à descendre dans sa chambre.

L’Américain, qui ne se sentait pas la conscience très nette, n’obéit qu’en rechignant.

Aussitôt qu’il fut entré, le professeur, avec la méthodique lenteur dont il ne se départait jamais, alla pousser les verrous de la chambre.

Cette opération terminée, il se tourna vers le Yankee, de moins en moins rassuré, et lui dit à brûle-pourpoint :

— Jonathan, vous êtes une canaille !

— Moi !

— Oui, vous. J’ai eu l’imprudence, depuis Constantinople, de vous charger de diverses emplettes, et vous en avez profité pour me voler, en majorant le prix de tous les objets et en ajoutant impudemment des zéros à toutes les additions.

— Je vous jure… protesta Jonathan d’une voix faible.

Le professeur lui imposa silence d’un geste impérieux et continua avec autant de flegme que s’il eût fait un cours dans l’amphithéâtre de quelque université :

— Vous avez cru que, préoccupé et distrait comme je suis, j’accepterais vos calculs de confiance. Vous vous êtes trompé. J’ai vérifié tous mes comptes ce matin, vous m’êtes donc redevable de la différence entre votre compte et le mien. Cette différence, vous allez me la rembourser.

Jonathan était devenu d’une pâleur livide. Il ne trouva pas un mot à répliquer et s’exécuta immédiatement.

— Fort bien, dit le professeur ; mais maintenant je devrais prévenir le docteur Rabican et M. Bouldu de la petite canaillerie que vous avez commise et les prier de vous chasser immédiatement.

— Oh ! monsieur le professeur, je vous en supplie…

— Je ne vous dénoncerai pas pour cette fois, reprit imperturbablement le professeur Van der Schoppen, parce que je crois que, dans tout ceci, il n’y a pas eu de votre faute.

Jonathan respira plus librement. Sa face blême reprit ses couleurs naturelles. Le professeur continua :

— Il n’y a pas eu de votre faute, parce que vous êtes malade. Je suis persuadé, avec beaucoup de mes collègues, et des plus illustres, que l’habitude du vol est une maladie mentale. La science la désigne sous le nom de kleptomanie.

Jonathan craignait de comprendre. Il ne tarda pas à être complètement fixé.

— Cette maladie morale, il s’agit de la soigner ; et mes études et mon expérience m’ont convaincu que la méthode kinésithérapique est, dans votre cas, la plus prompte et la plus efficace. Après l’application que je vais vous en faire, je répondrai de votre probité future.

— Grâce ! s’écria Jonathan en voyant le professeur se retrousser les manches jusqu’au coude.

— Inutile de me supplier. Nous sommes assez habitués, nous autres médecins, à voir les malades se révolter contre les ordonnances les plus salutaires. Il est de notre devoir de passer outre.

Et, sans s’attarder davantage à des explications oiseuses, le professeur Van der Schoppen administra avec le plus grand sang-froid, à Jonathan Alcott, une homérique raclée.

Après quoi, il lui ouvrit la porte en l’assurant qu’il le considérait comme à peu près guéri.

Boitant et se frottant les reins, Jonathan regagna sa chambre, et passa le reste de la matinée à frictionner ses contusions, en proférant d’horribles blasphèmes et en jurant, pour la millième fois, qu’il se vengerait.

Fidèle à la parole donnée, le professeur Van der Schoppen ne raconta à aucun de ses compagnons le trait d’indélicatesse de Jonathan.

D’ailleurs, ceux-ci, encore sous l’impression des merveilles de leur excursion dans la ville de Bakou, cette porte de l’Orient russe, ne remarquèrent même pas l’air profondément mortifié du Yankee.

Ils avaient tout vu : les trois enceintes de citadelles qui datent du Moyen Age, l’ancien palais des khans, bâti par Abbas Ier et maintenant en ruines. On y montre encore, dans la salle du jugement, une oubliette où l’on jetait les têtes des condamnés.

Enfin, les bazars avaient été visités, où l’on trouve les plus belles armes du monde, les fusils, les pistolets et les kandjars, incrustés d’or et d’ivoire, et d’une trempe sans rivale, les tapis de la Perse, et la riche orfèvrerie du Caucase.

Bakou est une des villes les plus mystérieuses du monde. Ce n’est que là et à Bombay que l’on trouve encore les Guèbres ou Parsis, adorateurs du feu, et anciens disciples de Zoroastre.

Le docteur Rabican regretta vivement de n’avoir pas assez de temps pour aller visiter, à quelques lieues de Bakou, à Artech-Gah, le sanctuaire du feu éternel, qu’alimentent des sources souterraines de pétrole. C’est à quelque distance de la ville, qu’au dire des historiens anciens et entre autres de Plutarque, Pompée et son armée furent arrêtés dans leur marche par une multitude prodigieuse de serpents. Le pays, à l’heure qu’il est, en est d’ailleurs encore infesté.

Philibert Dubois fit remarquer à ce propos qu’à Bakou, les animaux venimeux étaient très nombreux, les serpents, les vipères, une variété de scorpions rouges très dangereux et les phalanges, hideux insectes tout aussi terribles.

— Heureusement, ajouta Philibert avec emphase, que la nature, toujours prévoyante, a placé le remède à côté du mal. La meilleure manière de se préserver du scorpion, de la phalange et même du serpent, est tout simplement de coucher sur une peau de mouton ; son odeur seule met en fuite toute cette vermine.

— Pourquoi ? demanda Yvon Bouldu.

— Parce que, mon jeune ami, le mouton est très friand de scorpions et de phalanges. Autant d’aperçus par lui, autant de dévorés.

— Je veux bien vous croire, interrompit Mme Rabican, mais je vous avoue que je ne suis pas fâchée que nous partions de Bakou dans deux heures. Quelque pittoresque que soit la ville, je ne m’y sentirais plus tranquille après ce que vous venez de nous apprendre.

— Ce sera pourtant bien pis quand nous serons en plein désert, grommela Jonathan Alcott entre ses dents.

Personne, heureusement pour l’Américain, n’entendit cette réflexion.

— D’ailleurs, continua Philibert, sur le ton aimable d’un propriétaire qui fait les honneurs de son domaine, je n’ai pas encore fini de vous énumérer tous les animaux désagréables du pays, par exemple les sauterelles, dont les Persans et les Géorgiens ont une peur atroce, car elles laissent la plus riche contrée nue comme la main.

— Ne dites pas de mal des sauterelles, grommela M. Bouldu. Depuis la dépêche de Tiflis ce sont des animaux que je vénère.

— En direz-vous autant des moustiques ?

— Ceux-là je vous les abandonne. Mais, comment se fait-il que nous n’en ayons point encore été piqués ?

— Parce que, là encore, le remède est à côté du mal. Tous les appartements de cet hôtel ont été saupoudrés d’une sorte de poudre fortement aromatique que l’on fabrique en Perse, avec les pistils d’une certaine espèce de camomille.

— Jonathan, dit d’une voix douce le professeur Van der Schoppen, je vous prierai d’acheter pour le compte de l’expédition un ou deux sacs de cette poudre, avant que nous n’embarquions.

Le Yankee ne répondit que par un grognement inintelligible, et il quitta la table, après avoir décoché un regard plein de haine au propagateur de la médecine kinésithérapique.

Tout le monde, d’ailleurs, se sépara bientôt, pour veiller aux derniers préparatifs. Yvon prit les devants, tenant en laisse Zénith et Nadir, à qui l’on eut toutes les peines du monde à faire franchir la passerelle d’embarquement.

Ils paraissaient avoir, pour la navigation, une profonde horreur.

À cinq heures, tout le monde était à bord. À six heures, le Turkestan, arborant à la corne d’artimon, le pavillon russe, au grand mât le guidon jaune et vert de la Compagnie Kavkaz et Merkur, sortait des jetées du port de Bakou.

Les flots de la mer Caspienne étaient d’une merveilleuse transparence et d’un azur à la fois doux et profond, beaucoup plus beau, de l’avis d’Alberte, que le bleu criard et cruel des vagues méditerranéennes.

Le temps était beau. Cependant M. Bouldu, chez qui la météorologie ne perdait pas ses droits, remarqua avec inquiétude, dans la direction du sud-ouest, un amas roussâtre de cumulo-stratus qui présageait, assura-t-il, un violent orage.

— Que nous importe cet orage, dit Yvon Bouldu avec une crânerie superbe, la traversée n’est pas longue et le Turkestan est un excellent navire… Je vous avoue, pour ma part, que je ne serais pas content si notre voyage s’achevait sans que j’aie assisté à une belle et bonne tempête.

— La voilà bien, la jeunesse, toujours folle et présomptueuse ! On voit bien que vous ne savez pas ce que c’est qu’une tempête sur la mer Caspienne, pour parier de la sorte, répondit Philibert Dubois avec sévérité. Savez-vous continua-t-il, en appréhendant Yvon par un bouton de son veston, que cet immense lac, à l’eau si bleue, est une des énigmes de la science. Il passe sans transition de la bonace à la tempête.

— On n’a jamais su où se perd l’immense volume d’eau qu’il reçoit des fleuves de l’Europe et de la Sibérie. La mer Caspienne devrait déborder ; au contraire, elle s’ensable.

— Comment explique-t-on ce fait, demanda Yvon ?

— On ne se l’explique pas entièrement. Cependant, on suppose que des canaux souterrains mettent la Caspienne en communication avec l’Océan Indien. On trouve, à certaines époques de l’année, dans le golfe Persique, des fleurs, des racines et des branches d’arbres qui sont propres aux seules rives de la mer Caspienne. Cependant, il est certain qu’elle s’ensable. Dans quelques siècles peut-être, ce ne sera plus qu’une steppe désolée, qu’un marécage coupé de lacs salés, une de ces immenses régions désertes comme on en rencontre dans l’Asie centrale.

— Vous oubliez, M. Philibert, s’écria Yvon avec enthousiasme, qu’avant que cette époque n’arrive, la civilisation aura défriché les steppes, refoulé les sables, et bouché les trous par où fuient les eaux du grand lac russe.

— Tant mieux, dit Philibert avec insouciance. Et il ajouta, avec ce besoin de bavardage qui le caractérisait, qui le forçait à dire, sur une question donnée, tout ce qu’il savait et même tout ce qu’il ne savait pas.

— J’ai oublié de citer une des particularités les plus merveilleuses de la Caspienne : ses sources de pétrole. Vous savez que toute cette région est comme imbibée de naphte. La locomotive qui nous a portés de Poti à Bakou, était chauffée au pétrole ; celle qui nous emmènera demain d’Ouzoun-Ada à Samarkande, sera également chauffée au pétrole. Aux environs de Bakou, c’est par milliers de quintaux qu’on extrait le naphte et qu’on l’expédie dans les cinq parties du monde. Ici, on l’emploie à tous les usages ; on en enduit les outres qui renferment le vin, ce qui lui communique un goût spécial et plutôt désagréable. On en graisse les armes et les essieux des chariots et des wagons, ce qui dispense les Musulmans, en majorité dans la région, de toucher à la graisse de porc, dont ils ont horreur. Enfin, avec la pierre de naphte, on fabrique ce fameux ciment, presque indestructible, qui a servi à la construction de Ninive et de Babylone. Cependant, le pétrole n’a jamais été exploité très sérieusement ; et quand on songe que la marne argileuse qui le renferme s’étend à plusieurs centaines de lieues, tant sur la rive asiatique que sur la rive européenne de la mer Caspienne, on prévoit que le pétrole russe, exploité d’une façon véritablement industrielle, concurrencera bientôt, victorieusement, sur le marché de l’univers, les pétroles américains, auxquels tant de milliardaires ont dû leur fortune.

— Pardon, objecta Yvon Bouldu, vous aviez parlé tout à l’heure du pétrole de la Caspienne.

— J’y arrive. La mer Caspienne, renferme dans ses profondeurs un grand nombre de sources de pétrole qui, beaucoup plus léger que l’eau, monte à la surface et y flotte. Dans le voisinage de ces sources, il suffit de jeter une allumette enflammée pour voir la mer se couvrir, parfois sur une vaste étendue, de belles flammes bleues qui, d’ailleurs, s’éteignent d’elles-mêmes.

— Mais alors, les navires qui se trouvent au milieu de ces incendies aquatiques doivent courir un grand danger ?

— Pas le moins du monde, la couche de naphte n’acquiert un peu d’épaisseur que dans les endroits de la mer où il y a des sources. Le pétrole, très volatil, se vaporise rapidement. J’ai moi-même assisté à un de ces incendies que les Russes et les indigènes de Bakou appellent : feux de mer. Ils sont fréquents et absolument sans danger. La flamme ne s’élève jamais haut : elle donne très peu de chaleur et pourrait, par sa couleur bleue, être comparée à la flamme de l’alcool.

Yvon ne se lassait pas de questionner son ami Philibert, dont la mémoire semblait intarissable.

Ils furent arrachés à leur conversation par la cloche du bord, qui appelait les passagers du Turkestan au dîner.

Il n’y avait, parmi les convives, aucun personnage remarquable. C’étaient presque tous des négociants arméniens ou tartares, ou des officiers russes.

Après le repas, tout le monde remonta sur le pont, pour admirer le soleil, disparaissant derrière le Caucase, dans une magnifique apothéose couleur de sang et d’or.

— Décidément, fit M. Bouldu, je ne m’étais pas trompé, l’orage que j’annonçais tantôt est imminent.

Sauf Yvon, convaincu de l’infaillibilité de son père en matière de météorologie, personne ne fit attention à cette prédiction. Chacun continua de s’amuser à contempler les figures capricieuses qui se formaient dans la masse nuageuse qui, peu à peu, envahissait tout l’horizon.

Mais, une heure ne s’était pas écoulée que la mer, jusque-là aussi calme qu’une nappe d’huile, devint tout à coup houleuse et dure. Les mouvements de roulis et de tangage s’accentuèrent.

Depuis que le soleil avait disparu, l’obscurité, sous un ciel sans lune et sans étoiles était devenue profonde.

Alberte et Mme Rabican avaient regagné leurs cabines.

— Je crois, dit Philibert à Yvon, que votre souhait de tout à l’heure va se trouver pleinement réalisé. Nous allons assister à une jolie tempête.

Comme il prononçait ces paroles, un large éclair blafard déchira le manteau sombre des nuages. M. Bouldu et le docteur Rabican, qui étaient fort sujets au mal de mer, regagnèrent aussi les cabines. Yvon demeura seul avec Van der Schoppen et Philibert. Quant à Jonathan, on ne l’avait pas aperçu depuis le départ de Bakou.

À mesure que le navire faisait route et laissait plus loin l’abri des côtes, les vagues grossissaient, s’enflaient, devenaient de véritables montagnes d’eau, entre lesquelles le Turkestan, balloté comme un fétu de paille, disparaissait parfois de la quille à la pomme des mâts, pour remonter aussitôt au sommet d’une lame gigantesque, d’où il ne tardait pas à dégringoler, l’étrave en avant, le pont inondé d’eau d’un bout à l’autre.

Yvon et ses compagnons étaient trempés jusqu’aux os. Des vagues leur avaient passé par-dessus la tête, les immergeant aussi complètement que si on les eût plongés dans la mer. Tous trois se tenaient cramponnés à des amarres, et, balottés à droite et à gauche, ils avaient besoin de toutes leurs forces pour n’être pas enlevés.

— Il est très imprudent de rester ici, hurla Philibert en se faisant un porte-voix de ses deux mains pour dominer le bruit de la tempête.

Donnant, le premier, l’exemple, il disparut du côté des cabines. Yvon et Van der Schoppen le suivirent. Ils ne tardèrent pas à s’expliquer la véritable raison de la retraite précipitée de leur ami.

Affalé sur un divan du salon des premières, M. Philibert Dubois, blanc comme un linge, était en proie à une terrible attaque de mal de mer.

Van der Schoppen et Yvon, qui, jusqu’alors, en avaient été indemnes, s’empressèrent de voler à son secours. On lui fit boire de l’alcool, et sucer un morceau de sucre trempé dans l’éther.

Mais aucun de ces spécifiques ne fut efficace, et ne contribua à soulager le malade.

Tout à coup, le professeur Van der Schoppen, sans se soucier des coups de mer qui risquaient de le faire tomber de sa hauteur sur le parquet ciré du salon, se frappa le front avec enthousiasme.

— Pardieu ! s’écria-t-il, voilà bien le moment ou jamais de faire une belle application de la kinésithérapie !

— Monsieur le professeur, supplia Yvon, vous n’y songez pas !… Donner des coups de poing à ce pauvre malade, c’est l’achever.

— C’est le sauver, au contraire.

Les supplications du jeune homme furent inutiles. Van der Schoppen s’arcbouta, se retint d’une main à la clenche de cuivre de la porte de la cabine, et de l’autre asséna à l’infortuné Philibert, qui le regardait avec des yeux mourants, un solide coup de poing dans le creux de l’estomac.

À la grande surprise d’Yvon et peut-être du professeur lui-même, l’effet de cette médication fut instantané. Philibert Dubois fut aussitôt pris de vomissements qui le soulagèrent immédiatement.

Ainsi allégé, bien réconforté par une nouvelle absorption de rhum, il ne tarda pas à se remettre complètement.

Son premier mouvement fut pour donner au professeur Van der Schoppen une énergique poignée de main. Cette fois, loin d’être payé d’ingratitude, le professeur venait de gagner un nouvel et fervent adepte à la cause kinésithérapique.

Une accalmie, cependant, paraissait se produire dans la tempête, le Turkestan roulait et tanguait beaucoup moins.

Il pleuvait et le tonnerre faisait, sans interruption, entendre de sourds grondements.

Yvon se glissa en rampant jusque sur le pont.

Il regardait, à la lueur des éclairs, la crête blanche des lames fuir dans la nuit, comme les crinières d’un troupeau de monstres pris de panique, lorsqu’un coup de tonnerre, plus violent que les autres, fit tressaillir dans toutes ses membrures la coque du Turkestan.

Un jet de feu coula du ciel sur les vagues.

Au même instant l’horizon s’éclaira d’une immense flamme bleue. La foudre, en tombant dans la mer, venait de mettre le feu dans le voisinage d’une source de pétrole.

Yvon, pétrifié de terreur et d’admiration, regardait de tous ses yeux.

Les vagues, presque calmées maintenant, étaient casquées de flammes bleues.

C’était, dans la nuit, un infernal paysage de feu, dont le ciel reflétait l’éclat livide, et au travers duquel le Turkestan, fuyant à toute vapeur, semblait quelque vaisseau enchanté, quelque légendaire navire fantôme.

Cette lumière ne ressemblait à aucune autre.

Ce n’était ni la lueur argentine de la lune, ni l’état blême de l’aube, ni la rougeur du couchant ; c’était quelque chose de fantastique, de merveilleux à la fois et d’horrible.

Philibert Dubois, qui était venu rejoindre Yvon, observa que c’est sans doute sur les bords de la mer Caspienne que les poètes avaient dû prendre l’idée du Phlégéton, le fleuve de feu de l’enfer mythologique. La tempête était alors tout à fait calmée ; les flammes de naphte, maintenant d’une belle couleur d’or, ne brûlaient plus que par endroits, par petites îles de feu qui allaient se rétrécissant, s’éteignant les unes après les autres.

Quand l’aube se leva, il ne restait plus aucune trace ni de l’orage, ni des « feux de mer ».

Quelques légers nuages flottaient seulement dans le ciel d’un bleu pur ; et l’on apercevait à l’horizon une longue terre basse et nue, aux rives couvertes de roseaux.

C’était la steppe, l’immense steppe, qui commence en Pologne pour ne finir qu’en Chine et qui couvre de ses hautes herbes, plus de la moitié de l’empire de Russie.

Après avoir pris des nouvelles de Mme Rabican et d’Alberte qui, ayant souffert de la tempête, goûtaient maintenant un peu de repos, Yvon et ses deux compagnons allèrent, à leur tour, s’étendre sur leur couchette.

Dans quelques heures, on allait être en vue d’Ouzoun-Ada.

On y arriva sans autre accident et, après un repas auquel, malgré et peut-être à cause des fatigues de la nuit, chacun fit honneur avec un superbe appétit, tous les passagers sortirent pour s’occuper du visa des passeports.

En effet, on ne peut prendre place dans les wagons du chemin de fer transcaspien, sans être muni d’une autorisation spéciale de voyager en Transcaspie, que l’on ne délivre qu’à Ouzoun-Ada.

Grâce aux références dont il était muni, le docteur revint avec une « podorojnaïa » ou feuille de route, dûment visée, pour lui et pour tous ses compagnons.

Le chemin de fer transcaspien, qui met un peu moins de deux jours à faire le trajet d’Ouzoun-Ada à Samarkande, ne le cède en rien comme confortable et comme luxe d’installation au chemin de fer de Poti à Bakou : le matériel en est entièrement neuf et les aménagements très bien compris.

Le buffet était largement approvisionné de mets européens et asiatiques. C’est là qu’Yvon fit, pour la première fois, connaissance avec le chtchi et le bortch, savoureuses soupes, dont les choux, le mouton, le fenouil et l’angélique forment les principaux éléments.

Le Transcaspien, qui court à travers une plaine à peu près sans accidents, n’offre sur son parcours que très peu de travaux d’art, à peine quelques ponts, sur les fleuves tributaires du lac d’Aral et de la mer Caspienne. Le plus beau de ces ponts traverse l’Amou-Daria.

Il n’y a pas un seul tunnel, pas un seul viaduc dans tout le parcours.

Les stations offraient toutes le même aspect, avec leur garde de Cosaques, et leurs maisons en ruine éparpillées autour d’une mosquée.

De temps à autre, pendant que la locomotive, chauffée au pétrole, dévorait la steppe immense et monotone comme la mer, Philibert indiquait à ses amis, dans le lointain, de grandes taches grises sur le gazon, taches qui n’étaient autres que les tentes rondes en feutre gris d’un campement de Kalmoucks ou de Turcomans.

Malgré la complaisance et les bavardages de Philibert, les explorateurs avaient hâte d’être arrivés à Samarkande.

C’était véritablement là qu’allaient commencer les véritables périls, qu’il allait falloir déployer de l’initiative et du courage pour retrouver les naufragés de la Princesse des Airs.

Depuis, Mme Rabican, qu’un peu de sommeil avait tout à fait reposée de l’orageuse traversée de la mer Caspienne, jusqu’à Yvon, épris de dévouement et d’aventures, jusqu’à Jonathan, altéré de vengeance, tous avaient hâte de se trouver aux prises avec le désert.

Ce fut donc avec un véritable sentiment de bonheur, qu’après avoir traversé la vieille cité turcomane de Merv, les voyageurs débarquèrent à Samarkande, l’ancienne capitale de Gengis-Khan.

 

 

 

II

 

EN TARANTASS

 

Samarkande est une des stations principales du chemin de fer transcaspien.

C’est de là que l’expédition allait partir, et se diriger vers les monts Karakorum où, selon les prévisions de M. Bouldu, devaient se trouver les naufragés de l’aéroscaphe.

On procéda avec ardeur aux derniers préparatifs, sans prendre même temps de visiter la ville, cependant une des plus curieuses du monde, avec ses ruines de mosquées et de palais, ses magnifiques jardins et sa population cosmopolite, où les Turkomans, les Kirghiz, les Kalmoucks, les Baschirs se rencontrent avec les Persans, les Russes, les Indiens et les Anglais.

M. Philibert Dubois, qui était au désespoir de se séparer de ses amis, se mit à leur disposition pour toutes les courses et les renseignements pratiques.

Sur ses conseils, ils firent d’abord renouveler leur padorojnaïa ou feuille de route en y faisant joindre, par le gouverneur de la ville, une note spéciale qui les recommandait aux chefs de poste des stations russes, et les autorisait à exiger, au nom du gouvernement, des chevaux et une escorte.

— Sans passeport, dit Philibert, sur tout le territoire russe, on ne trouve ni nourriture, ni abri, ni moyens de transport, et de plus, on ne tarde pas à être mis en prison.

Toujours d’après les conseils de Philibert, les voyageurs se firent confectionner, par un tailleur arménien, des vêtements plus appropriés au pays et surtout moins capables que leurs habits européens d’attirer l’attention.

C’était pour tous, même pour les dames, une sorte d’uniforme ainsi composé : haut bonnet de feutre, tunique à grandes manches ou touloupe, pantalons immenses et valinki ou hautes bottes de feutre indéchirable comme du cuir.

En fait d’approvisionnements, ils avaient les caisses de conserves emportées de Paris.

Mais, ils se proposaient d’être fort économes de cette ressource, de la réserver pour les contrées absolument désertes et de vivre autant qu’il serait possible, à la manière des indigènes, c’est-à-dire de riz, de mouton et de fruits.

— Vous trouverez tout cela en abondance, avait assuré Philibert Dubois, jusqu’à ce que vous soyez arrivés à la région montagneuse, dans les parages glacés du Thibet et de la Mongolie chinoise. Là, le seul aliment qu’on puisse se procurer, c’est de la farine d’orge assaisonnée d’un peu de beurre, et du thé.

Quant aux moyens de transport, le docteur Rabican et M. Bouldu y pourvurent en achetant, à un négociant tartare, deux longues voitures, munies à l’arrière d’une capote de cuir et suspendues sur des ressorts de bois.

On nomme ces véhicules « tarantass ».

Elles sont traînées par quatre vigoureux petits chevaux de la race boukharienne.

On engagea aussi, pour servir à la fois de guide et de yemchtchik (postillon), un Kalmouck nommé Chady-Nouka. Il devait conduire la première tarantass, où prendraient place Van der Schoppen et Yvon Bouldu, et qui porterait la plus lourde partie des bagages.

Dans la seconde, monteraient Mme Rabican, le docteur, Alberte et M. Bouldu.

Cette tarantass, beaucoup moins chargée que la première, devait être conduite par Jonathan, que le docteur n’était pas fâché d’avoir toujours sous les yeux et de surveiller par lui-même.

Chady-Nouka, que Philibert Dubois avait présenté et dont il avait répondu, possédait dans toute sa pureté le type kalmouck. Maigre, nerveux, petit de taille, il avait le nez épaté, les sourcils noirs et peu fournis, les yeux obliquement dirigés l’un vers l’autre. Les pommettes de ses joues étaient saillantes, ses lèvres grosses et charnues surmontées d’une maigre moustache. Ses oreilles énormes étaient très écartées de la tête, qu’il avait à la fois plate et ronde.

Le docteur Rabican avait fait prix avec Chady-Nouka, à raison de cinq roubles d’argent par semaine. Moyennant cette somme, Philibert Dubois avait assuré que son kalmouck se montrerait d’une fidélité à toute épreuve ; et il n’avait pas manqué, à cette occasion de citer un proverbe qui a cours dans le monde commercial de Samarkande :

— Si un Kalmouck vous dit oui d’un signe de tête, vous pouvez avoir confiance en lui pour quelque affaire que ce soit. Vous pourrez vous fier à un Russe s’il vous a donné sa parole, à un Persan s’il vous a donné sa signature, à un Arménien, s’il vous a donné sa signature en présence de deux bons témoins.

Chady-Nouka parlait suffisamment le russe pour se faire comprendre du docteur Rabican.

De plus, accoutumé dès l’enfance à la vie nomade de la steppe, il lui était indifférent de suivre ses maîtres dans quelque pays où ils voulussent aller.

Ce fut un lundi matin, après une nouvelle et soigneuse étude des cartes du pays, que les voyageurs quittèrent Samarkande par une des portes de l’Est.

Ce n’est pas sans émotion que Philibert Dubois et ses amis se séparèrent.

Il accompagna la caravane jusqu’à une certaine distance de la ville.

Pour chacun des voyageurs, il eut des conseils différents et appropriés à leur caractère.

À Yvon Bouldu, il recommanda la prudence, au professeur Van der Schoppen, un peu moins de facilité à appliquer sa méthode thérapeutique à tort et à travers, à M. Bouldu, d’être moins exclusif dans ses opinions, et, quelle que fût sa conviction dans les indications fournies par son atlas des vents, de ne pas négliger pour cela de se renseigner, partout où il passerait, sur la Princesse des Airs.

Enfin, il rappela à Mme Rabican et à sa fille les précautions à prendre contre la morsure des scorpions et des serpents ; et il leur apprit l’existence, dans toute la steppe, des tarrakanes, vocable ronflant qui désigne, en langue tartare, les désagréables insectes que nous nommons en français des cancrelats.

Comme Philibert Dubois, après avoir serré énergiquement la main de tous ses amis, et leur avoir promis de les retrouver à Paris, se disposait à remonter dans la tarantass qui devait le ramener à Samarkande, il prit à part le docteur Rabican :

— Jusqu’à la frontière chinoise, lui dit-il, vous ne courez pas de danger sérieux. Ensuite, la recommandation que vous tenez du prêtre bouddhiste que vous avez soigné pendant la traversée de Constantinople à Poti, vous sera d’un grand secours. Elle vous assurera l’hospitalité dans les lamasseries ou monastères bouddhiques, le respect de beaucoup de chefs de tribus mongols, khirgiz ou thibétains. Peut-être vous conciliera-t-elle la protection, ou tout au moins la neutralité des tribus de montagnards féroces et encore mal connus, qui habitent le Thian-Chan et le Mouz-Tagh.

Le docteur Rabican assura Philibert Dubois qu’il tiendrait grand compte de ses conseils, et l’on se sépara enfin.

La caravane avait à peine fait une centaine de mètres par un chemin boueux et défoncé comme le sont la plupart des chemins de la Russie d’Asie, que le docteur Rabican, qui avait toujours présentes à l’esprit les dernières paroles de Philibert, chercha dans son portefeuille la recommandation d’Okou. Mais, il eut beau fouiller tous les compartiments avec la plus grande attention, il ne put retrouver le précieux papier.

— Je n’ai pu le perdre, réfléchit le docteur. Si cela était, j’aurais égaré en même temps tout ce que contient mon portefeuille : on me l’a donc volé. Mais qui ? Et dans quel but ?

Le docteur songea un moment à Jonathan. Après mûre réflexion, il finit par rejeter cette idée.

M. Bouldu, à qui il fit part de ses soupçons, fut de son avis. Ignorant le vol commis au préjudice du professeur Van der Schoppen, il prit même chaleureusement la défense de son ancien préparateur.

— Jonathan, lui dit-il, ne nous a pas fourni une seule fois l’occasion, depuis le départ de nous plaindre de sa conduite. Je crois son repentir très sincère. D’ailleurs, quel intérêt aurait-il eu à dérober ce papier dont il ignore la valeur et qu’il ne sait même pas que vous possédez, puisque vous n’avez mis dans la confidence que Van der Schoppen, mon fils, notre ami Philibert et moi-même.

Évidemment, il n’y avait pas moyen d’incriminer Jonathan.

M. Bouldu eut vite oublié cet incident auquel il n’attachait pas beaucoup d’importance. Le docteur Rabican, lui, ne cessait d’y penser et en concevait une inquiétude de plus pour l’avenir de l’expédition.

La vérité, c’est que les premiers pressentiments du docteur ne l’avaient pas trompé.

Jonathan, qui avait la spécialité d’écouter aux portes et de lire tous les papiers sur lesquels il pouvait mettre la main, avait surpris, à Bakou, entre le docteur et M. Bouldu, une conversation qui avait trait au fameux sauf-conduit, et il s’était juré de s’en emparer à tout prix.

Le hasard l’avait servi. Pendant la tempête qui avait assailli le paquebot, au cours de la traversée de Bakou à Ouzoun-Ada, le docteur, pour voler plus vite au secours de sa femme et de sa fille, s’était précipitamment débarrassé de sa redingote qui contenait son portefeuille. Toujours aux aguets, Jonathan avait mis cet instant à profit et s’était emparé du précieux sauf-conduit. Il espérait bien en faire usage en temps et lieu, soit pour susciter des ennemis aux explorateurs, soit pour les faire tomber dans quelque embûche.

Heureux de voir que son larcin n’avait pas encore été découvert, le perfide Yankee exultait.

À grands coups de fouet, il faisait voler la tarantass à travers les ornières et les buissons de la route, dans la joyeuse conviction que chaque verste de chemin parcouru le rapprochait un peu plus du théâtre de sa vengeance.

Autour des voitures, Zénith et Nadir, heureux de se sentir en liberté, couraient, sautaient et gambadaient avec de joyeux aboiements.

La région que l’on traversait était agréablement accidentée.

Le terrain y était coupé de vallons et de prairies, et planté de massifs de platanes et de cyprès.

Vers midi, on fit halte au bord d’une source ombragée, et l’on déjeuna d’une partie des provisions apportées de Samarkande.

Le professeur Van der Schoppen exécuta quelques photographies, pendant qu’Yvon Bouldu et Jonathan, aidés du docteur qui leur servait d’interprète, prenaient de Chady-Nouka une première leçon de dialecte kalmouck.

Malgré les formidables cahots qu’occasionne le mode de suspension rudimentaire des tarantass, ce fut sans trop de fatigues, qu’à la fin de cette première journée, les voyageurs atteignirent un petit village moitié mahométan, moitié tartare où un détachement de Cosaques tenait garnison.

Sur le vu de leur padorojnaïa ou feuille de route qu’ils firent viser par le « starosta » (maître de poste), on mit à la disposition des voyageurs, dans l’établissement même de la poste ou « stantzia », trois chambres qui n’avaient pour tout mobilier que de larges bancs de bois et des peaux de mouton. On s’y installa tant bien que mal, et l’on acheva les provisions, déjà fortement entamées par le repas du matin.

Pendant trois jours, le voyage se poursuivit ainsi. On faisait quotidiennement une marche de six à sept lieues, coupée vers midi d’une halte de deux heures, et l’on couchait le soir dans une stantzia, tantôt sur des bancs recouverts d’épaisses pièces de feutre, tantôt sur des lits tartares ou « sartes », qui ne sont autre chose qu’un filet tendu sur un cadre de bois.

Suivant les conseils de M. Dubois, on ménageait les conserves, et presque tous les repas se composaient de mouton accommodé de différentes façons.

On l’appelle « kébab », quand il est grillé sur des baguettes, et « kévardak » quand il est sauté à la marmite.

Chady-Nouka répondait parfaitement aux espérances que l’on avait conçues de lui.

Il était loyal, infatigable et docile à souhait.

Il n’avait qu’un léger défaut, c’était d’adorer l’alcool sous toutes ses formes.

D’un goût peu délicat, il faisait montre d’étranges opinions en matière de comestibles et de liquides. Un jour, il supplia M. Bouldu de lui donner le fond d’une bouteille d’eau de Cologne.

On n’eut pas plutôt fait droit à sa demande, qu’il absorba le liquide jusqu’à la dernière goutte, avec un clappement de langue des plus satisfaits.

M. Bouldu, absolument estomaqué de ce qu’il venait de voir, alla raconter le fait au docteur Rabican.

Les deux amis se divertirent fort de l’aventure.

Une autre fois, à la grande stupeur de Van der Schoppen, Chady-Nouka dévora froidement, avec une galette de seigle, le contenu d’un pot de vaseline boriquée qu’on avait oublié de remettre dans la pharmacie de voyage.

— Tout cela n’a rien de surprenant, dit le docteur Rabican, Chady-Nouka est le dernier descendant d’une longue série d’ancêtres barbares. Il couche n’importe où, boit et mange de tout en grande quantité, et sa santé demeure florissante. Je suis certain qu’il n’a jamais eu à se plaindre de ses digestions et qu’il a un estomac excellent.

À partir de ce jour, M. Bouldu, qui était sujet à des dyspepsies, conçut pour le Kalmouck une véritable admiration, et il gagna tout à fait l’amitié de Chady-Nouka en lui offrant, de temps à autre de petits verres de sirop de tolu et d’huile de foie de morue, dont le Tartare se montrait très friand.

— Si je laissais faire ce gaillard-là, disait-il parfois en plaisantant, il viderait toute la pharmacie par gourmandise.

— Gare à nos alcools, ajoutait le docteur.

— Et à l’huile de ricin, finissait flegmatiquement le professeur Van der Schoppen.

Chady-Nouka était, pour la petite caravane, un éternel sujet de gaieté. D’ailleurs, il se montrait plein d’attachement pour ses nouveaux maîtres. Il n’y avait guère que Jonathan, en qui son instinct plus affiné de sauvage lui faisait sans doute flairer un traître, pour qui il montrât de l’aversion.

Le quatrième jour de marche, au détour d’un petit bois, l’expédition se trouva tout à coup en face d’un campement tartare, composé de sept ou huit tentes de feutre, qu’entourait un immense troupeau de chevaux, de moutons et de bœufs. On délibéra sur la conduite à tenir envers les nomades.

— Chady-Nouka m’assure qu’il n’y a aucun inconvénient à entrer en relations avec eux, dit le docteur. Ce sont de braves gens fort inoffensifs. Grâce à eux, nous pourrions renouveler nos provisions…

— Et, ajouta Van der Schoppen qui depuis Constantinople entassait des monceaux de notes, cela nous permettra aussi de les examiner d’un peu près. Tout en songeant à nos chers naufragés, je ne dois pas oublier que je suis subventionné par mon gouvernement pour étudier les peuples de l’Asie centrale.

Tout le monde étant d’accord, Chady-Nouka partit en ambassade et revint bientôt, assurant que les chefs du campement étaient heureux de recevoir les voyageurs.

Quand les tarantass arrivèrent près des tentes que les Tartares appellent « yourtes », ils furent reçus par trois ou quatre jeunes gens, vêtus de touloupes et chaussés de bottes de feutre.

Avant l’arrivée des voyageurs, ils étaient en train de fumer leur pipe, pendant qu’autour d’eux leurs femmes et leurs filles s’occupaient à traire les juments, ou à d’autres ouvrages.

Ils reçurent avec joie quelques kopecks que leur donna le docteur, et offrirent en échange, dans des gobelets de bois, de « l’araka », sorte d’eau-de-vie que l’on retire, par la distillation, du lait aigri.

Cette visite, très cordiale de part et d’autre, dura plus d’une heure, et se termina par différents échanges et achats.

Voici, d’ailleurs, la note qu’inscrivit, ce soir-là, le professeur Van der Schoppen, sur son carnet de voyage :


« Jeudi : Visité campement de nomades, que, d’après leur langage et leur physionomie, qui se rapprochent beaucoup du langage et de la physionomie de notre guide, je crois être des Kalmoucks.

« Cependant, je ne saurais affirmer le fait, car on m’a appris, à Samarkande, que les voyageurs européens confondent souvent les Baskirs, les Kirghiz et les Kalmoucks qui, quoique étant trois peuples fort distincts, vivent sous les mêmes tentes, ont le même costume et à peu près le même type de physionomie et la même langue.

« Leurs tentes de feutre, ou « yourtes », sont rondes et recouvertes d’une coupole en forme de calotte, percée d’un trou qui sert à la fois de fenêtre et de cheminée. La charpente de ces « yourtes » est formée de claies d’osier maintenues par des perches de saule, auxquelles elles sont attachées par des cordes de crin.

« À l’intérieur, on ne voit pour tout meuble que de grandes pièces de feutre qui servent de lit, et un trépied qui supporte de grands plats de fer. Leurs ustensiles se composent de gobelets de bois, de théières et de seaux en cuir.

« Ce cuir est travaillé d’une façon toute spéciale. Cousu avec des nerfs d’animaux, il est exposé à la fumée pendant plusieurs jours. Au bout de ce temps, il devient aussi dur et aussi transparent que de la corne.

« La boisson de ces nomades se compose de lait frais, et de lait aigri et fermenté qu’ils appellent « koumiss », dont ils retirent par la distillation une eau-de-vie très capiteuse appelée « araka ».

« Leurs richesses consistent en d’immenses troupeaux d’où ils tirent tout ce qui leur est nécessaire. Cependant les riches achètent, aux Russes, du pain ou de la farine de gruau et boivent du thé coupé de lait.

« La préparation du feutre, qui leur est indispensable pour leurs tentes, est des plus curieuses. Pour cela, on étend par terre une pièce d’étoffe, de la même dimension que celle que l’on veut fabriquer, puis on y entasse une couche épaisse de laine que l’on arrose d’eau bouillante. Cela fait, on roule la pièce de feutre, en ayant soin que la laine conserve partout la même épaisseur ; puis, toute la famille s’agenouille dessus et la foule, pour enchevêtrer ensemble les brins de laine. Après avoir répété longtemps et avec énergie cette opération fatigante, on obtient l’étoffe épaisse et spongieuse dont les Kalmoucks couvrent leurs « yourtes » et fabriquent leurs vêtements. Cependant, depuis quelques années, ils commencent à acheter aux Russes du linge et des étoffes.

« À ma grande surprise, j’ai aperçu, dans une des « yourtes » que nous avons visitées, un sabre de grenadier du premier Empire.

« À force de questions, j’ai fini par apprendre qu’un chef kalmouck, nommé Tumène, avait, en 1815, levé à ses frais, dans les steppes de la mer Caspienne, un régiment qui prit part à l’invasion et à la prise de Paris.

« C’est ainsi que beaucoup d’excès, que l’opinion a attribués aux Cosaques de l’armée russe régulière, ont été commis par ces Kalmoucks.

« Les descendants du prince Tumène habitent un superbe palais bâti dans une île du Volga.

« Le docteur Rabican a essayé, mais vainement, de devenir acquéreur de cette arme historique.

« Les Kalmoucks ne s’occupent que de la chasse, de la conduite de leurs troupeaux et de la fabrication des tentes.

« Tout le reste regarde les femmes. Ce sont elles qui traient les juments et les vaches, qui fabriquent le beurre et les fromages, qui cousent et préparent le cuir.

« Ce sont même elles qui montent et démontent les « yourtes », et qui sellent les chevaux si leur mari va à la chasse ou en voyage. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La caravane, les jours suivants, poursuivit lentement sa route dans la direction de la frontière chinoise.

Il était bien rare qu’une journée se passât sans qu’on fît rencontre d’un campement de Kalmoucks.

Les voyageurs, maintenant familiarisés avec ces nomades inoffensifs, manquaient rarement d’aller visiter leur camp et d’échanger avec eux des provisions ou des présents.

Jusque-là, la santé des explorateurs était demeurée excellente ; mais le docteur Rabican redoutait fort, pour sa femme et sa fille, la traversée des montagnes, où le froid serait terrible, la marche lente, les approvisionnements rares et les accidents très fréquents.

Loin de partager les appréhensions du docteur, Mme Rabican et sa fille montraient autant d’ardeur que lorsqu’on avait quitté Paris.

— Jusqu’ici, disait Alberte, l’expédition a été une véritable partie de plaisir. Sauf la tempête que nous avons essuyée sur la mer Caspienne, nous n’avons véritablement pas à nous plaindre.

— Quels que soient les dangers qui nous attendent, approuva Mme Rabican, je suis prête à les affronter tous pour retrouver mon fils.

Après en avoir délibéré, les voyageurs avaient résolu, d’un commun accord, de suivre de point en point l’itinéraire fourni par l’atlas des courants atmosphériques de M. Bouldu.

— Mon opinion est la plus vraisemblable, avait dit le savant météorologiste. D’ailleurs, nous sommes obligés de spécialiser nos recherches, et nous ne pouvons songer à explorer tout le plateau de l’Asie centrale.

— Nous l’explorerons pourtant s’il le faut, avait déclaré le docteur.

— D’accord. Mais il sera temps de le faire si nous ne trouvons rien dans la région du Pamir.

— Cette région est, d’ailleurs, ajouta Van der Schoppen, celle où nous avons le plus de chances de retrouver nos amis. Si la Princesse des Airs avait fait naufrage plus au nord, son équipage eût pris terre dans les possessions russes, d’où les communications avec l’Europe sont faciles. Plus au sud, c’est l’Inde et l’Indochine, qui sont aussi des pays civilisés. Plus à l’est, c’est le Thibet et la Chine, que l’on ne peut considérer comme des contrées tout à fait barbares et qui, d’un bout à l’autre, sont sillonnées par des missionnaires catholiques et protestants. De Chine, Alban aurait déjà trouvé depuis longtemps le moyen de regagner l’Europe.

— Votre raisonnement est d’une admirable justesse, fit observer en souriant M. Bouldu. Mais il y a une raison qui prime toutes celles que vous venez de donner.

— Et laquelle, s’il vous plaît ?

— Tout simplement parce que, dans les messages qu’ils ont réussi à nous faire parvenir, nos amis désignent comme lieu de résidence une région montagneuse du centre de l’Asie, qui n’est ni la Chine, ni la Sibérie, ni l’Inde, et qu’ils croient être la région himalayenne.

— Avouez que vous êtes véritablement distrait, fit remarquer amicalement le docteur Rabican.

— C’est qu’aussi je suis très préoccupé, répondit Van der Schoppen. L’étude spéciale que j’ai faite des régions dans lesquelles nous allons pénétrer, me donne beaucoup d’inquiétudes. Nous allons avoir à aborder ce terrible amoncellement de rocs et de neiges éternelles que les Mongols ont appelé le « Toit du monde » et qui atteint la hauteur du Mont Blanc sur un espace grand six ou sept fois comme la France. Là se trouvent les plus hautes montagnes du globe. Là nous entrons en pays inconnu. Des peuplades sauvages habitent ces régions, où des déserts aussi brûlants que le Sahara, succèdent à des glaciers vieux de plusieurs milliers d’années…

M. Bouldu interrompit avec vivacité le professeur Van der Schoppen au milieu de sa tirade et l’emmenant à l’écart :

— Vous voyez bien, murmura-t-il, que vous allez fâcheusement impressionner le docteur Rabican, et par le tableau effrayant que vous tracez, faire entrer le découragement dans notre esprit à tous… D’ailleurs, continua M. Bouldu, est-ce que les Bonvalot, les Capus, les Pépin, les Sven-Hedin n’ont pas déjà résolu triomphalement le problème, sans disposer d’autres moyens que les nôtres. Ils ont traversé toutes ces régions, et sont revenus sains et saufs après avoir déchiré une partie du voile qui recouvre les mystérieuses contrées de l’Asie centrale. Nous réussirons comme ils ont réussi !

— En outre, ajouta gravement le docteur Rabican qui, pendant cette conversation, s’était doucement rapproché des deux amis, les grands voyageurs dont vous venez de citer les noms, n’étaient mûs que par l’intérêt de la science. Nous avons de plus qu’eux, l’espoir de sauver les naufragés de la Princesse des Airs, et cette raison doit doubler notre courage et nous rendre insensibles à tous les périls.

M. Bouldu convint aisément que le docteur avait raison.

D’un caractère très primesautier, l’excellent météorologiste passait sans transition par des alternatives d’enthousiasme et de découragement. Il fallait, pour le maintenir dans toute son ardeur, la foi sereine du docteur Rabican, l’entêtement placide de Van der Schoppen, la fougue d’Yvon et la patience admirable de deux femmes.

Il est bon de remarquer que, malgré les accès de doute et de faiblesse qui le prenaient de temps à autre, M. Bouldu était toujours au premier rang dès qu’il s’agissait d’un péril à courir.

Cependant, à mesure que l’on approchait de la frontière chinoise, le paysage se faisait de plus en plus accidenté et de plus en plus sauvage.

Aux riantes vallées, succédaient des escarpements rocheux couverts de sombres massifs de pins et de bouleaux.

L’approche des formidables sommets du Pamir faisait, presque sans transition, succéder au doux climat du Turkestan russe, la température glaciale du plateau central. Les voyageurs durent s’envelopper de chaudes fourrures.

La route aussi se faisait de plus en plus pénible. Pendant des journées entières, les tarentass gravissaient au pas des côtes abruptes : et souvent les voyageurs étaient obligés de descendre pour alléger d’autant leur équipage.

On ne rencontrait plus de campements kalmoucks qu’à de rares intervalles, et l’on en était réduit à se contenter, presque exclusivement, de conserves.

Les stations russes, où l’on s’arrêtait, étaient de plus en plus pauvres.

Il ne fallait pas songer à y trouver des vivres pour l’approvisionnement de la caravane.

Il y avait vingt-cinq jours que l’on avait quitté Samarkande.

Comme la route devenait de plus en plus montueuse, et la marche en tarentass presque impossible, le docteur Rabican, sur le conseil de Chady-Nouka, vendit à un chef de poste russe ses deux voitures.

Ce chef de poste, qui parlait un peu d’anglais et de français, et qui était enchanté de la distraction que lui apportait l’arrivée des explorateurs, eut même l’obligeance de s’entremettre entre le docteur Rabican et le khan d’une horde tartare du voisinage, qui consentit à céder à la caravane, une douzaine de superbes yacks. Grâce à une cinquantaine de roubles qui lui furent donnés pour rétablir l’équilibre entre le prix des douze yacks et celui des huit chevaux, il se retira enchanté.

M. Philibert Dubois et Chady-Nouka lui-même en avaient depuis longtemps prévenu le docteur : sans yacks il est impossible de risquer une exploration dans les montagnes.

Le yack est une sorte de bœuf à queue de cheval, spécial aux régions himalayennes.

Endurant à la faim et à la fatigue comme le chameau, il a le pied aussi sûr qu’un mulet ; et, malgré son apparence trapue, il est agile comme un chamois et habitué au froid comme un renne.

La partie la plus lourde des bagages fut chargée sur les quatre yacks les plus vigoureux.

Les huit autres, qui devaient servir de monture aux voyageurs se répartirent le reste.

Alberte et Mme Rabican, adonnées depuis longtemps à tous les sports, forent commodément installées sur de hautes selles cosaques.

Loin de se plaindre de ce nouveau mode de locomotion, elles se divertirent fort de monter ces bizarres animaux, dont l’aspect disgracieux eût certainement fait jeter les hauts cris à leur professeur d’équitation de Saint-Cloud.

— J’exige, Monsieur Yvon, déclara gravement Alberte, que vous me photographiez immédiatement sur mon nouveau coursier. Je veux rapporter ce souvenir à mes petites amies de France.

Yvon Bouldu se rendit avec empressement au désir de la jeune fille.

Il photographia même tout le monde, depuis le maigre Chady-Nouka, qui sur son yack eut pu être facétieusement comparé à une paire de pincettes à cheval sur un peloton de laine, jusqu’au puissant Van der Schoppen dont les pieds traînaient presque à terre et qui faisait plier sa monture sous son poids.

On se reposa vingt-quatre heures à Yokchick – tel était le nom du village où l’on avait négocié l’achat des yacks – autant pour faire plaisir à l’obligeant maître de poste que pour se préparer aux fatigues qui attendaient les explorateurs dans la montagne.

Jusqu’ici, les voyageurs n’avaient pu recueillir aucun renseignement sur les naufragés de la Princesse des Airs. Cependant, le maître de poste leur donna quelque espoir.

— Les Baskirs de la plaine et les Kirghiz des montagnes, dit-il, parcourent, dans leurs pérégrinations, d’immenses étendues de pays. Ils sont admirablement informés de tout ce qui se passe dans un rayon de plusieurs centaines de lieues. Il est à peu près impossible que les tribus que vous rencontrerez ne vous mettent pas au courant de l’endroit approximatif où ceux que vous cherchez ont pu atterrir.

On se mit en route, un peu réconforté par cette espérance.

Tout la journée, on gravit une sorte de lande semée de blocs de rochers tandis qu’à l’horizon, les premiers sommets du Pamir s’élevaient comme un gigantesque rempart de glace azurée.

Le froid était devenu terrible. Le soir, Chady-Nouka installa entre deux rocs les tentes de feutre dont on s’était muni à Yokchick.

Un grand feu fut allumé ; on fit le thé, on ouvrit quelques boîtes de conserves et, malgré la fatigue, chacun mangea de grand appétit.

C’était la première fois, depuis leur départ de France, que les explorateurs campaient véritablement en plein désert.

Jusque-là, ils avaient trouvé abri dans les postes rosses qui, malgré leur installation sommaire, pouvaient faire croire encore à quelque inconfortable civilisation.

Sous un ciel semé de constellations, que la pureté de l’atmosphère rendait plus brillantes, un silence régnait, un mortel silence troublé seulement par le sourd grondement de quelque cataracte éloignée.

Les explorateurs étaient à plusieurs lieues de tout secours humain, dans un des déserts les plus sauvages du monde, à la merci de tous les cataclysmes, de toutes les attaques des nomades montagnards, sans avoir à compter sur autre chose que sur leur intelligence et leur courage.

En s’endormant, roulée dans une épaisse couverture de feutre, auprès du feu, sur lequel veillaient Yvon et Chady-Nouka, Mme Rabican ne put s’empêcher d’éprouver un frisson de terreur.

Mais, il lui suffit de jeter sur sa fille, endormie à ses côtés, un seul regard, et elle domina vite ce sentiment de faiblesse.

Avec l’heureuse insouciance de son âge, Alberte dormait déjà.

Une expression de souriante sérénité répandue sur son visage ne laissait aucun doute sur la douceur et le calme de son sommeil.

Dans une autre partie de la tente, M. Bouldu et le professeur Van der Schoppen, qui venaient de pointer, sur une carte de l’état-major russe, l’itinéraire du lendemain, prenaient congé du docteur, avant de se retirer sous la tente qu’ils occupaient à côté de celle de Jonathan et de Chady-Nouka, de l’autre côté du brasier.

Assis près de Zénith et Nadir étendus tout près du feu, Jonathan, lui, ne dormait pas…

Avec l’entêtement d’un écolier laborieux, il se répétait à lui-même, à voix basse, les mots que dans la journée il avait appris de Chady-Nouka, devenu, bien malgré lui, professeur de kalmouck.

En apparence, la conduite de Jonathan Alcott avait été irréprochable depuis Samarkande.

Le docteur Rabican, Yvon Bouldu et même Van der Schoppen en avaient été pour leur surveillance.

Sans concevoir beaucoup d’estime pour l’Américain, ils en venaient à croire qu’il était sans doute moins dangereux qu’ils ne l’avaient cru tout d’abord.

En cela ils se trompaient.

Jonathan n’avait nullement renoncé à ses projets de vengeance.

Satisfait d’avoir dérobé le sauf-conduit donné par Okou, il attendait impatiemment l’occasion d’en faire usage contre les membres de l’expédition.

Il voyait avec joie, à mesure que l’on s’enfonçait dans la montagne, que l’on avançait vers les pays de religion bouddhique – vers le territoire interdit du Dalaï-Lama – ses abominables projets devenir plus exécutables.

Cependant il avait éprouvé une légère contrariété : Chady-Nouka, dont il avait essayé de gagner l’amitié par de menus cadeaux, avait constamment repoussé ses avances.

Évidemment le Kalmouck n’avait pas l’étoffe d’un traître.

Jonathan, d’abord vexé de cette constatation qui dérangeait fort certains de ses projets, avait fini par en prendre son parti.

— Tant pis pour le Kalmouck, s’était-il dit. S’il ne veut pas devenir mon complice, il deviendra ma victime !

En attendant, Jonathan, de même d’ailleurs qu’Yvon Bouldu, étudiait avidement le dialecte tartare que parlait Chady-Nouka, et grâce auquel on peut se faire comprendre d’un bout à l’autre de l’Asie centrale, des frontières occidentales de la Perse jusqu’aux frontières orientales de la Chine.

Le jour suivant, la caravane traversa un plateau absolument stérile, où ne se rencontraient que des touffes d’herbe à demi desséchées et des tamaris rabougris.

Les cimes neigeuses semblaient se rapprocher à vue d’œil ; le sol était couvert de verglas, et les yacks ne pouvaient avancer qu’avec lenteur.

Alberte et Mme Rabican, enveloppées jusqu’aux yeux dans leurs fourrures et bercées par le trot monotone de leur monture, s’abandonnaient silencieusement à leurs rêves.

Toute leur gaieté des premiers jours avait disparu.

Vers le milieu de la journée, on dut faire halte, pour allumer un grand feu.

Tout le monde mourait de froid.

On avala en hâte de grandes tasses de thé bouillant, et l’on se remit en marche.

À mesure que le jour disparaissait, un voile de tristesse et de silence semblait s’étendre sur l’âme des voyageurs.

Ce fut avec une véritable satisfaction qu’ils virent flotter au-dessus d’une cime l’aigle noir de l’étendard impérial russe.

Ils étaient arrivés à Cedvack, une des forteresses les plus élevées du globe, sur la limite de la sphère d’influence anglaise.

C’était là qu’ils avaient résolu de passer la nuit.

Cedvack est dans ces régions, pour ainsi dire la dernière sentinelle de la civilisation.

Ensuite, l’expédition allait rentrer dans des territoires nominalement soumis à la Chine, mais en réalité occupés par des Kirghiz indépendants.

La garnison de cette forteresse, qui commande un des défilés les plus importants du Pamir, fit aux voyageurs un accueil enthousiaste.

Le colonel et plusieurs officiers parlaient français ; beaucoup de soldats jouaient de cette sorte de guitare cosaque qu’on appelle la balaïka.

Une soirée fut organisée.

La garnison russe qui, pendant cinq mois de l’année, est bloquée par les neiges, ressentait, de la visite des Européens, une véritable allégresse.

Il n’eût tenu qu’aux explorateurs de rester huit jours et même plus à Cedvack.

Ils ne purent moins faire que d’y demeurer quarante-huit heures, et ce fut avec un vif sentiment de regret, qu’ils virent disparaître dans le lointain, les canons d’acier bronzé et les tentes de feutre gris du campement russe.

Le docteur Rabican avait obtenu du colonel de précieux renseignements pour son itinéraire. Grâce à lui, les voyageurs évitèrent un glacier à peu près infranchissable, que ne leur signalaient pas les cartes dont ils étaient munis.

La route qu’ils suivaient n’était qu’une succession de sentiers rocheux recouverts d’une couche de verglas presque aussi lisse qu’une plaque de verre, et sur laquelle on ne pouvait avancer qu’avec d’infinies précautions.

Au-dessous de ces sentiers, se creusaient d’effroyables précipices.

Plus loin, on traversa une couche de neige molle, où les yacks enfonçaient jusqu’au poitrail.

Enfin, le chemin se trouva tout à fait barré par un colossal amas de neige, ce que les météorologistes appellent un cône d’avalanche.

Il fallut s’y tailler une route à coups de pioche et de bêche.

M. Bouldu ne décolérait pas.

Van der Schoppen suait à grosses gouttes.

Seuls, Chady-Nouka et Jonathan, impassibles, travaillaient infatigablement.

Mme Rabican et Alberte, courageusement, voulurent aider les travailleurs.

Il fallut que le docteur leur démontrât que leur coopération serait plus nuisible qu’utile, pour qu’elles ne se missent pas la pioche en main.

Quant à Yvon Bouldu, il exultait et avait peine à cacher sa joie de se trouver en face de périls réels, comme en avaient affronté les explorateurs glorieux dont il savait l’histoire.

Le soir tombait quand les voyageurs eurent achevé la traversée du cône d’avalanche, et ce fut avec bonheur qu’ils aperçurent enfin, dans une ravine, un bouquet de mélèzes qui avaient poussé à l’abri du vent.

Ces arbres allaient fournir le combustible nécessaire ; et il fut résolu, d’une voix unanime, que sans chercher plus loin, on camperait à l’endroit même où ils se trouvaient.

Une demi-heure après la théière du campement chantait dans la cendre chaude.

Puis, chacun s’abandonna à un sommeil bien gagné par cette journée de fatigue.

Le lendemain, en explorant un sentier abrupt, Chady-Nouka glissa si malheureusement qu’il se démit l’épaule.

C’était un grand malheur pour la caravane que cet accident.

Silencieux, infatigable, dévoué, Chady-Nouka était absolument indispensable à l’expédition.

On dut faire halte au premier endroit favorable.

Pendant que l’on dressait les tentes et qu’Yvon et Jonathan allumaient un feu de broussaille, le professeur Van der Schoppen examinait soigneusement l’épaule du Kalmouck, dont la figure osseuse était contractée par une douloureuse grimace.

Tout d’un coup, avant que M. Bouldu et le docteur Rabican eussent eu le temps d’intervenir, le professeur Van der Schoppen se mit en garde, et Chady-Nouka fit connaissance avec la méthode kinésithérapique.

Le Kalmouck poussa un effroyable rugissement de douleur et dégaîna son sabre.

L’habile guérisseur n’eut que le temps de faire un bond en arrière pour n’être pas embroché ou décapité.

On s’interposa…

Tout en essayant de calmer Chady-Nouka, M. Bouldu et le docteur Rabican jetaient au malencontreux Van der Schoppen des regards sévères.

Quand Chady-Nouka, réconcilié par plusieurs tartines de saindoux et par quelques petits verres d’alcool à brûler se fût un peu calmé, le professeur Van der Schoppen s’approcha avec précaution.

D’une voix de fausset suraiguë, il poussait de longs éclats de rire.

— Hi ! hi ! hi ! hi !

— Je crois, dit avec sévérité le docteur Rabican, que voilà une gaieté bien intempestive.

— Une gaieté d’un goût déplorable, ajouta M. Bouldu avec un regard foudroyant à l’adresse de Van der Schoppen.

Mais, celui-ci continuait à rire aux éclats, sans donner aucune réponse.

— Hi ! hi ! hi ! dit-il enfin. Vous n’avez pas remarqué ?…

— Hé ! quoi donc ! fit le docteur impatienté.

— Chady-Nouka a tiré son sabre de la main droite.

— Eh ! bien ?

— Eh ! bien ! c’est son épaule droite qui était démise. Donc, il est guéri.

On fut obligé de convenir du fait.

Le docteur Rabican et M. Bouldu demeuraient interloqués.

Il n’y avait pas à dire, le Kalmouck, quoique encore un peu endolori, avait recouvré l’usage de ses biceps et de son deltoïde.

Quand il se fut rendu compte de la vérité, Chady-Nouka remercia chaleureusement Van der Schoppen et lui accorda dans son estime la place d’honneur, entre les docteurs russes qu’il avait connus à Samarkande et les « darns » ou sorciers kirghiz de la steppe.

Le voyage se poursuivit ainsi pendant une semaine, sans incidents notables.

Mme Rabican et Alberte, seules, donnaient de l’inquiétude à leurs compagnons.

Elle semblaient tristes et avaient entièrement perdu l’appétit et la gaieté.

Il y avait quarante et un jours que l’on avait quitté Samarkande quand les voyageurs parvinrent au plateau tempéré de Maraou-Dorjen, où se trouvait un campement important de Tartares kirghiz.

 

 

 

III

 

LE GUET-APENS

 

Philip Myrtall, fils d’un pauvre pêcheur de Portsmouth, était le type du véritable aventurier.

À peine âgé de dix-huit ans, il avait fait, dans la République Argentine, une infructueuse tentative de colonisation.

Il avait ensuite, quelque temps, couru la prairie avec les Indiens de l’Amazone.

Puis il avait amassé, au Klondyke, une petite fortune qu’il avait rapidement perdue au jeu.

Rapatrié par les soins du consulat d’Angleterre, il était revenu à Londres, où il n’avait pas tardé à tomber dans la misère la plus noire.

Un soir d’ivresse, n’ayant plus un sou en poche, pris entre la Tamise et la faim, il avait été accosté par un racoleur qui, parlant au nom de Sa Majesté britannique, n’avait pas eu de peine à lui persuader de signer un engagement pour l’armée des Indes.

Aux Indes, Philip Myrtall, qui décidément manquait d’esprit de suite, n’avait pas tardé à déserter. Il s’était enfoncé, en compagnie de quelques-uns de ses camarades, dans les solitudes inaccessibles du plateau de Pamir.

Les déserteurs avaient été repris et fusillés presque tous. Philip n’avait dû la vie qu’à l’intercession d’un de ses anciens officiers, homme avisé qui avait pensé que le déserteur pouvait rendre de grands services, grâce aux relations qu’il possédait chez les Kirghiz.

Le plateau de Pamir s’élève comme un gigantesque retranchement au-dessus de l’ancien continent. De ces chaînes de montagnes qui atteignent jusqu’à six mille mètres, descendent tous les fleuves de la Chine, de l’Inde et de la Sibérie.

C’est de la possession de cette forteresse de neiges et de glaces éternelles que dépendra, un jour, le sort de la moitié de l’univers.

C’est là que s’étendent les territoires contestés, à la fois revendiqués par l’Angleterre et la Russie.

Certains campements russes ne sont éloignés des campements anglais que d’une centaine de kilomètres. Aussi, les deux nations rivales entretiennent-elles, à grand frais, des espions, chez les Kirghiz indépendants, sur les plateaux glacés de ces solitudes inaccessibles.

Les Kirghiz, chez qui les préceptes de la religion bouddhique ont pénétré, sont barbares, mais de mœurs hospitalières.

Ils accueillirent avec joie Philip Myrtall qui, grâce aux subsides qu’il recevait du gouvernement anglais, put acquérir un troupeau de yacks et de chevaux, des tentes de feutre, des armes, tout ce qui constitue la richesse de ces peuples pasteurs.

Il épousa une jeune fille kirghiz et conquit, peu à peu, parmi ses concitoyens d’adoption, une influence grandissante. Ses connaissances pratiques en médecine et en chirurgie le firent respecter à l’égal de ces sorciers qui, chez les Kirghiz, continuent à prédire l’avenir par les entrailles des animaux et le vol des oiseaux.

Il usa de son prestige pour faire comprendre aux Khans de sa horde que les Russes en voulaient à leur indépendance.

Il arma les guerriers de carabines Winchester, venues de la forteresse anglaise de Pamir-Post et dirigea, à plusieurs reprises, des expéditions contre les villages kalmoucks du Turkestan russe.

La horde qui avait accueilli Philip Myrtall, était en ce moment campée, en prévision de l’hiver, sur le plateau tempéré de Dalaou-Dorjen.

C’était à cette horde que l’expédition dirigée par le docteur Rabican, allait demander l’hospitalité. Les explorateurs, grâce à leurs présents, furent admirablement reçus par les nomades.

Il y eut, dans la yourte du khan, un festin où le « koumiss » le lait de jument et l’hydromel coulèrent à flots. Les Kirghiz avaient tous revêtu, par-dessus leur robe de feutre, des blouses de soie aux couleurs éclatantes : rouges, bleues, vertes, jaunes et violettes.

Le festin fut suivi d’une « baïga », sorte de fantasia indigène où les nomades, montés sur des yacks et des chevaux, se disputent, à coups de lance et à coups de poing, le cadavre d’un bouc.

Le vainqueur vint en déposer la peau lacérée aux pieds du docteur Rabican, qui reconnut cet hommage par le don d’une bouteille d’alcool et de quelques roubles d’argent. À la nuit tombante, chacun se retira dans sa tente.

Le docteur Rabican, de plus en plus inquiet de la santé de sa femme et de sa fille, résolut de se reposer quelques jours chez ces Kirghiz hospitaliers.

Tout entier à ses préoccupations, il eut l’imprudence de cesser de surveiller Jonathan.

Il n’eut pas conservé une semblable tranquillité si, pendant le banquet, il eût remarqué l’air d’attention profonde avec lequel Jonathan Alcott regardait Philip Myrtall qui, dès l’arrivée des explorateurs, s’était offert comme interprète entre eux et les Kirghiz.

Quand Jonathan se fut assuré que ses compagnons de tente dormaient profondément, il glissa dans sa poche un revolver, un flacon de vodka et quelques pièces d’or, et il se dirigea en rampant du côté de la yourte occupée par le déserteur anglais.

La yourte de Philip était une des plus somptueuses du campement.

Elle était fermée par une porte de bois, ornée d’arabesques formées de petits os.

Jonathan frappa un ou deux coups discrets. Myrtall vint ouvrir lui-même. Il accueillit Jonathan d’un sourire, et le fit asseoir près du feu, sur lequel bouillait un gigantesque samovar.

Il ne lui laissa pas la peine de s’expliquer.

— Je ne suis, dit-il en anglais, qu’à demi surpris de votre visite. J’étais à peu près certain, d’après votre physionomie, d’avoir affaire à un compatriote.

— Je ne suis pas Anglais, répondit Jonathan ; je suis Américain.

— Vous êtes Anglo-Saxon, cela suffit pour vous conquérir toute ma sympathie. Mais, vous auriez dû me le dire plus tôt, au banquet, ou pendant la baïga.

— J’avais mes raisons pour ne vous prévenir que maintenant.

Myrtall jeta à son interlocuteur un singulier regard.

— Je vois, dit-il, que vous avez à causer avec moi sérieusement. Vous pouvez, ici, parler en toute franchise. Tout le monde dort dans le campement et aucun de mes serviteurs ne parle anglais.

Ce fut au tour de Jonathan d’être embarrassé.

Il ne savait comment expliquer ce qu’il avait à dire.

Myrtall, qui flairait quelque combinaison lucrative, redoubla de bienveillance.

— Vous aviez, demanda-t-il, vos raisons de me cacher, cet après-midi, votre nationalité ?

— Oui, et même je vous demande le plus profond secret sur cet entretien. La plupart des membres de l’expédition sont mes ennemis. En pays étranger, un compatriote est un ami : vous saurez donc toute mon histoire ; ensuite, je vous demanderai conseil.

L’Anglais, devenu très attentif, jeta sur le foyer une poignée de bouse de yack desséchée, émietta dans le samovar les fragments d’une brique de thé. Jonathan déposa sa bouteille de vodka sur la table.

Ces préliminaires terminés, l’Américain, décidé à risquer le tout pour le tout, raconta à Philip Myrtall ses aventures, mais en ayant soin, naturellement, de s’attribuer le beau rôle.

Il représenta M. Bouldu et le docteur Rabican comme des misérables qui lui avaient volé ses découvertes, l’avaient humilié, dépouillé et n’attendaient même que l’occasion de se débarrasser de lui.

À mesure que l’Américain avançait dans ses confidences, un sourire plus accentué se dessinait sur sa face rougeaude et rasée.

Il y eut un moment de silence. Philip semblait réfléchir profondément.

— Que feriez-vous à ma place ? demanda enfin Jonathan avec une certaine inquiétude.

— Moi, dit l’Anglais avec flegme, je me vengerais, et terriblement. Des injures du genre de celles dont vous venez de me parler ne doivent pas être supportées patiemment.

— Mais, balbutia Jonathan, je suis seul…

L’Anglais éclata d’un large rire.

— Ah ! ah ! fit-il, je commence à voir clair dans votre conduite. Vous voudriez bien que l’on vous aidât contre vos ennemis, et vous êtes venu me trouver, en catimini, pour tâter le terrain, comme on dit.

— Certainement, j’en conviens.

— Mais, mon cher, reprit avec froideur Philip Myrtall, quel intérêt aurai-je à devenir votre complice dans un guet-apens contre d’honnêtes explorateurs ?

— Pardieu ! vous hériterez des armes, des munitions, des outils et des instruments de la caravane.

— Y a-t-il de l’argent ?

— Peut-être un millier de livres ou deux.

L’Anglais sembla se livrer à un calcul mental.

— Écoutez, dit-il enfin, vous m’intéressez beaucoup. Je ne demanderais pas mieux que de servir vos projets de vengeance. Malheureusement, je n’en vois guère la possibilité. Ah ! si seulement vos ennemis étaient Russes, ce serait autre chose !…

— Pourquoi ?

— Parce que mes compatriotes d’adoption, les Kirghiz de cette horde, ont une haine terrible contre les Russes.

— Sans doute parce que vous êtes Anglais, insinua Jonathan en souriant.

— Peut-être bien, fit Myrtall en souriant à son tour. Les Kirghiz se figurent que les Russes en veulent à leur indépendance. S’ils croyaient que vos compagnons soient Russes, c’en serait fait de leur vie.

— Qui nous empêche de supposer pour un instant qu’ils sont Russes, ou du moins envoyés par la Russie ? D’abord, le docteur Rabican parle russe. Ensuite, la caravane est venue à travers les possessions russes et avec la protection officielle des autorités russes. Enfin, ils payent en roubles. Je ne suis pas sûr, après tout, que le czar n’ait pas chargé le docteur Rabican de quelque mission secrète.

— Vous pourriez bien avoir raison. J’ai maintenant des soupçons qu’il est urgent que je communique à mes Kirghiz.

Les deux coquins s’entendaient à demi-mot.

— Passons à l’exécution matérielle, si vous voulez bien, fit Jonathan la face illuminée d’un mauvais sourire.

— Voici ce que je compte faire. Sitôt que vous serez partis, c’est-à-dire demain, je fais part de mes soupçons aux plus braves guerriers de la horde et nous nous mettons à votre poursuite.

— Pourquoi demain ? Pourquoi pas aujourd’hui… cette nuit-même ?

— Aujourd’hui, je ne puis rien contre vos ennemis. Les lois de l’hospitalité kirghiz font de tous les membres de la mission des êtres sacrés, au moins jusqu’à ce que vous soyez éloignés de notre camp de plusieurs milles… Alors, tout change. Vous n’êtes plus nos hôtes, vous êtes des Russes, des ennemis que nous rencontrons en plein désert, et que nous attaquons, comme c’est notre droit. Nous tombons sur la caravane au moment de quelque passage difficile, nous pillons les bagages et nous passons tout le monde au fil de l’épée.

— Tout le monde ! sauf moi, pourtant, fit Jonathan avec une grimace d’appréhension.

— Bien entendu, il n’est pas question de vous. Je dirai que vous êtes un compatriote ; et je vous donnerai une bonne escorte qui vous conduira jusqu’au premier fort anglais du Pamir. Vous raconterez que je vous ai sauvé la vie et vous pourrez regagner paisiblement l’Europe en passant par l’Inde. Vous vous poserez en victime et vous aurez droit aux égards dont tout le monde entoure le dernier survivant d’une mission célèbre.

— C’est bien ce que je compte faire, ricana l’Américain.

Les deux complices passèrent une partie de la nuit à arrêter les derniers détails du guet-apens qu’ils méditaient et se retirèrent enchantés l’un de l’autre. Il y avait eu, entre ces deux natures pleines de bassesse, une subite attraction, une confiance où ne se mêlait pour le moment aucune arrière-pensée.

Du premier coup, ils avaient compris qu’il était de leur intérêt commun, jusqu’à ce que le crime fut consommé, de ne pas se trahir mutuellement.

Philip Myrtall était aussi joyeux que Jonathan Alcott lui-même. Avec l’argent des explorateurs, l’Anglais ferait bâtir et armer par ses Kirghiz un véritable fort qui lui assurerait une influence prépondérante sur toutes les hordes voisines.

Plus tard, il se réservait de livrer ce fort à l’Angleterre ou à la Russie, suivant qu’une de ces nations paierait mieux que l’autre, et de rentrer dans l’armée régulière avec un garde et des économies.

Quant à Jonathan, Philip Myrtall n’avait, certes, nulle envie de le dénoncer au docteur Rabican, mais il comptait bien lui brûler la cervelle de sa propre main, au cours du combat qui devait avoir lieu le lendemain.

L’Américain, de son côté, était bien résolu, une fois ses compagnons exterminés, à gagner le premier poste russe qu’il rencontrerait, en réclamant contre les Kirghiz une éclatante vengeance. Une fois qu’il aurait, de cette façon, reconquis les bagages de l’expédition, il continuerait, pour son propre compte, à rechercher les naufragés de la Princesse des Airs, quitte à se défaire ensuite d’Alban par quelque trahison. Il voulait retrouver l’aéroscaphe et revenir en Europe couvert de gloire.

Aucun des membres de l’expédition n’avait soupçonné l’entrevue de Jonathan et de Philip Myrtall.

Tout le monde était harassé de fatigue.

De plus, le docteur Rabican avait passé une partie de la nuit au chevet de sa femme et de sa fille, dont l’état s’aggravait.

Les deux femmes étaient en proie à une fièvre brûlante. Quoiqu’elles ne se plaignissent jamais, qu’elles se prétendissent en parfaite santé, il était facile de s’apercevoir que, minées par la lassitude, frappées dans leur délicate constitution par le changement de régime et la rigueur du climat, elles ne tarderaient pas à devenir malades au point qu’il leur serait impossible de continuer le voyage.

Le docteur Rabican avait appris du khan kirghiz qu’il se trouvait, à quatre journées de marche du campement, un couvent bouddhiste, et il comptait s’y arrêter au moins une huitaine de jours, pour permettre aux deux femmes de se rétablir complètement. Il espérait que, là, les soins et le repos auraient raison de la peine qui les minait. Quoique remplie de courage et de résolution, Mme Rabican avait parfaitement conscience de la gravité de son état ; mais elle ne voulait convenir que d’une chose, c’est qu’elle était un peu fatiguée.

— Arrivons vite à ce monastère bouddhique, dit-elle. Je sens qu’après huit jours de repos je serai tout à fait remise. Je fais en ce moment mon apprentissage d’exploratrice, mais j’aurai vite fait de prendre l’habitude de la fatigue et du climat.

— Moi, faisait Alberte d’une voix faible, je me sens beaucoup mieux.

Mais le visage apâli de la jeune fille et le tremblement nerveux dont elle était agitée démentaient ses paroles.

Il est facile de se rendre compte qu’absorbé par ses préoccupations, le docteur eût totalement oublié de surveiller Jonathan.

M. Bouldu et son fils prenaient des relevés météorologiques et faisaient des photographies.

Van der Schoppen étudiait le crâne des Kirghiz.

Chady-Nouka, toujours satisfait de ses nouveaux maîtres et toujours philosophe, ne faisait entre ses repas, que dormir, boire et fumer, fumer, boire et dormir.

Le lendemain, après avoir pris congé des hospitaliers Kirghiz, les voyageurs se remirent en route, en suivant une vallée couverte d’une neige molle et peu épaisse, où la marche était relativement facile.

Suivi des chiens, déjà très affaiblis par la rigueur du climat, Jonathan, dont le yack se trouvait le dernier de la caravane, passa toute la journée dans un état d’anxiété indescriptible.

D’un moment à l’autre, il s’attendait à voir surgir, d’un défilé ou d’une ravine, Philip Myrtall et ses Kirghiz.

Sa main tourmentait nerveusement la crosse du revolver passé dans sa ceinture. Il était haletant d’émotion.

À son grand désappointement, la journée se passa sans amener l’événement qu’il attendait.

On campa, comme d’ordinaire, dans un vallon abrité.

La nuit était magnifique.

L’atmosphère avait cette limpidité qu’on ne rencontre que sur les hauts sommets.

Dans le ciel, d’un azur presque noir, la lune reluisait comme un disque de métal, avec un éclat insoutenable, illuminant un horizon fantastique de pics de glace déchiquetés et de sombres masses de rocs.

Tout autour des tentes, le sol était couvert de microscopiques cristaux de glace qui reluisaient comme de la poussière de diamant.

Jonathan Alcott, peu sensible de sa nature aux magnificences du paysage, passa pourtant presque toute la nuit en plein air. Il avait demandé comme une faveur à être de garde avec Yvon Bouldu, près du brasier allumé, comme d’ordinaire, au centre du campement.

Il avait réfléchi que les Kirghiz mettraient sans doute la nuit à profit pour attaquer la caravane, et il voulait être prêt, en toute éventualité, à prêter main-forte à son complice.

À sa grande colère, la nuit s’acheva sans incident. Jonathan commença à penser que l’astucieux Philip Myrtall s’était moqué de lui.

— Quel dommage, maugréait-il. Voilà une occasion que je ne retrouverai jamais.

Au petit jour, on se remit en marche.

Tout le monde avait hâte d’être arrivé au monastère bouddhique.

Vers midi, les voyageurs parvinrent à l’entrée d’une gorge sauvage, qui allait en s’élargissant depuis son entrée et dominait une immense vallée couverte de bois.

Dans un espace découvert, on apercevait une douzaine de taches grisâtres qui n’étaient autres que les tentes d’un camp de nomades.

Chady-Nouka, qui avait la vue aussi perçante qu’un oiseau de proie, les aperçut le premier et les montra au docteur Rabican.

Celui-ci résolut de pousser jusqu’à ce campement, ne fût-ce que pour se procurer des vivres frais et des indications sur la route à suivre.

Le soleil déclinait à l’horizon, et les explorateurs étaient à peu près à une demi-lieue des tentes des nomades, lorsque Yvon Bouldu, qui était resté un peu en arrière pour rattacher les sangles de sa monture, poussa un cri d’alarme.

Une masse confuse de cavaliers armés apparaissait à l’entrée du ravin, au sommet de la route même que la caravane venait de parcourir.

Jonathan avait pâli de joie et d’émotion.

Il avait reconnu ses amis les Kirghiz ; mais, jusqu’à leur arrivée, il jugea bon de se tenir coi.

Il savait qu’au moindre geste de trahison, Van der Schoppen aurait vite fait de lui broyer le crâne d’un coup de poing, ou Yvon Bouldu de lui brûler Sa cervelle.

D’ailleurs, il n’aurait pas longtemps à attendre, une demi-heure tout au plus.

Le groupe des cavaliers grossissait à vue d’œil.

Ils excitaient leurs chevaux et leurs yacks par de sauvages clameurs que l’on discernait confusément.

Les explorateurs avaient fait cercle autour de Mme Rabican et d’Alberte, et avaient armé leurs carabines à répétition.

— Qu’allons-nous faire ? demanda Van der Schoppen.

— Parbleu ! dit M. Bouldu, nous allons tirer sur ces bandits – car je crois qu’il n’y a aucune illusion à se faire sur leurs intentions – et nous faire tuer jusqu’au dernier, s’il le faut, pour la défense de Mme Rabican et de sa file.

Cependant, le docteur et Chady-Nouka avaient à voix basse une discussion animée. Le Kalmouck montrait, d’un geste têtu, les tentes des nomades, installés au bas de la vallée, et qui n’étaient guère plus maintenant qu’à un quart d’heure de chemin.

Jonathan Alcott était très intrigué et un peu inquiet.

À la fin, le docteur eut un geste de consentement. Chady-Nouka, sautant sur son yack qu’il pressa de toutes ses forces, s’élança dans la direction du campement des nomades et disparut dans l’obscurité.

— Comment ! s’écrièrent d’une même voix Van der Schoppen et Yvon Bouldu, le misérable nous abandonne et nous trahit !…

Le docteur eut un geste résigné.

— Je ne le crois pas, fit-il. Chady-Nouka prétend avoir reconnu, dans le campement qui est près de nous, une horde de Kalmoucks soumis au gouvernement russe et ennemis des Kirghiz. Il va nous chercher du secours. C’est la seule chance de salut qui nous reste.

— Mais s’il nous trahit ! objecta Yvon.

— S’il avait voulu nous trahir, il serait resté ici pour prêter main-forte à nos ennemis. D’ailleurs, nous n’avons pas le choix des moyens. Il ne nous reste qu’à tenir bon jusqu’à l’arrivée du renfort.

— Mais, si nous fuyions ? dit Van der Schoppen.

— Fuir ! Et où cela ? s’écria M. Bouldu avec colère, vous voyez bien que nous sommes pris entre deux feux.

Jonathan avait écouté en silence cette discussion.

Il lui était absolument égal que les Kalmoucks se battissent contre les Kirghiz, du moment que le docteur Rabican et ses amis auraient péri.

Quelle que fut l’issue du combat, il passerait toujours du côté des vainqueurs.

Il lui importait peu d’être protégé par les Kalmoucks de Chady-Nouka ou par les Kirghiz de Philip Myrtall.

L’obscurité était devenue à peu près complète.

Mme Rabican et Alberte étaient descendues de leur monture et s’étaient placées au centre du troupeau de yacks.

Malgré leur pâleur, elles ne montraient aucune faiblesse.

Elles avaient offert elles-mêmes de recharger les armes, ce qui permettrait aux combattants de faire un feu à peu près ininterrompu.

Les Kirghiz n’étaient plus guère qu’à deux cent mètres ; on entendait la terre durcie retentir sous les sabots de leurs yacks, et l’on distinguait nettement les rugissement sauvages des guerriers.

— N’attendons pas le combat corps-à-corps, commanda brièvement le docteur. Feu sur toute la ligne ; il n’y a pas une minute à perdre.

Un quintuple éclair illumina la nuit.

Les hurlements des Kirghiz redoublèrent, rendus plus effroyables par les beuglements d’agonie des yacks frappés à mort, et les aboiements féroces de Zénith et de Nadir, qui s’étaient élancés furieusement, les crocs en avant, à la rencontre de l’ennemi.

Jonathan, que le docteur avait, par prudence, placé en avant des combattants, avait été obligé de tirer comme les autres.

Mais, il se tenait prêt à quitter sa carabine pour son revolver, et à brûler la cervelle à Yvon Bouldu et au docteur Rabican, auxquels il en voulait plus spécialement.

Cependant, les Kirghiz, malgré la fusillade qui les décimait, continuaient d’avancer avec une foudroyante rapidité.

Il entrait dans leur plan de ne pas tirer un seul coup de fusil avant d’être tout près de leurs ennemis.

Avec un sang-froid qui eût, certes, stupéfié les commensaux habituels du salon de Saint-Cloud, Mme Rabican rechargeait les armes qu’Alberte passait au fur et à mesure aux combattants.

De temps à autre, le docteur Rabican se retournait avec anxiété vers le campement kalmouck. Mais, de ce côté du désert, tout n’était qu’obscurité et silence.

— Décidément, fit avec flegme le professeur Van der Schoppen – en déchargeant, peut-être pour la vingtième fois, sa carabine – Chady-Nouka nous a abandonnés. Nous sommes perdus !

— Raison de plus pour nous battre plus courageusement, s’écria M. Bouldu, dont la colère se tournait en héroïsme. Moi, je ne désespère pas de la victoire. Nous devons en avoir tué la moitié. Nous exterminerons les derniers à l’arme blanche !

Le docteur Rabican ne put s’empêcher de sourire.

L’héroïque M. Bouldu ne se rendait pas compte que les Kirghiz étaient au moins au nombre d’une centaine.

Jonathan Alcott passait par des transes effroyables.

Il sentait derrière lui Yvon Bouldu qui ne le perdait pas de vue, et il continuait, pour jouer son rôle jusqu’au bout, à décharger, de temps à autre, sa carabine.

Le professeur Van der Schoppen s’aperçut de cette nonchalance.

— Mon bon ami, dit-il de son ton tranquille, vous me paraissez bien fatigué ou bien paresseux : vous devez être malade. Je vois que je vais encore être obligé de vous appliquer ma méthode, mais, cette fois, à coups de crosse de revolver.

Jonathan se le tint pour dit.

Poussé par la crainte, il se mit à tirailler avec fureur sur ses propres alliés.

Ils n’étaient plus maintenant qu’à quelques mètres de la petite troupe des Européens.

À la lueur livide de la fusillade, Jonathan entrevit Philip Myrtall, et tous deux se trouvèrent face à face.

À la grande stupeur de l’Américain, Philip visa froidement son complice du revolver d’ordonnance dont il était armé.

Jonathan n’eut que le temps de baisser la tête.

La balle alla tuer un des yacks qui servaient de rempart à Alberte et à Mme Rabican.

Mais Jonathan, à son tour, avait mis l’Anglais en joue…

Il venait de comprendre qu’il était perdu de toute façon, s’il ne se débarrassait du complice qui le trahissait si lâchement.

Philip Myrtall, atteint en plein cœur par la balle de l’Américain, tomba de son yack en vomissant un flot de sang.

Alors, le combat devint une horrible mêlée.

Van der Schoppen, à coups de crosse de carabine, fracassait les crânes des Kirghiz. Le docteur Rabican, rouge de sang, M. Bouldu, blessé à l’épaule par les lances des ennemis, se battaient en désespérés.

Alberte et Mme Rabican tiraient au hasard des coups de revolver.

Jonathan, encore sous le coup de l’épouvante que lui avait causée Philip Myrtall, était devenu courageux dans l’excès de sa terreur.

Il se battait comme un lion.

Le secours n’arrivait toujours pas.

Épuisés par le sang qu’ils avaient perdu, brisés de lassitude et de fièvre, les explorateurs faiblissaient.

Tout d’un coup, Yvon Bouldu, à qui le désespoir venait de donner une inspiration subite, se pencha vers Van der Schoppen, le seul qui n’eût encore aucune blessure.

— Tout est sauvé, dit-il. Tenez bon encore quelques instants ; je me charge de mettre en fuite toute la horde.

Sans demander d’autres explications, le professeur continua d’assommer consciencieusement les Kirghiz, pendant qu’Yvon se glissait entre les pieds des yacks, jusqu’à l’endroit où se trouvaient Mme Rabican et Alberte.

— Vite ! commanda-t-il. Passez-moi la caisse où se trouvent les pièces d’artifice que nous avons emportées pour faire des signaux !

Une minute après, une superbe fusée rouge rasa, en sifflant, la troupe des Kirghiz, éclaira un instant l’horrible tableau du champ de bataille et alla se perdre dans les nuages.

Puis, ce fut une fusée verte, puis une orange, puis une tricolore.

Les nomades, épouvantés, commençaient à battre en retraite.

Profitant de leur frayeur, les explorateurs, dont l’espoir du triomphe avait ranimé les forces, se rallièrent et poussèrent leurs ennemis avec plus d’ardeur.

On put recharger les carabines.

Les Kirghiz, décimés, épouvantés, battirent définitivement en retraite sous une fusillade nourrie. Yvon n’en continuait pas moins à lancer des fusées multicolores.

Il avait trouvé la boîte qui contenait les feux de Bengale, et il venait d’en allumer un vert et bleu, dont les lueurs fantastiques, montrèrent dans le décor sinistre et grandiose des rocs et des pics de glace, les Kirghiz en pleine déroute se hâtant de toute la vitesse de leurs montures, vers l’entrée du défilé par où ils étaient venus.

Dans la crainte d’un retour offensif de leur part, le docteur ordonna de continuer le feu jusqu’à ce que les derniers ennemis eussent disparu à la crête du rocher.

Alors, les courageux explorateurs purent respirer un peu, examiner leurs blessures et jeter un coup d’œil sur l’horrible amas de morts et de blessés qui les entouraient et dont le sang se figeait déjà dans la neige en larges plaques roses.

Plus de cinquante Kirghiz avaient succombé ; des yacks blessés erraient autour des cadavres en poussant des meuglements plaintifs.

De Zénith et de Nadir on ne retrouva que les cadavres.

Victimes de leur fidélité, ils avaient été poignardés par les Kirghiz dès le commencement de la lutte.

Madame Rabican et Alberte, dont l’exaltation qui les avait soutenues pendant le combat était tombée, étaient ensanglantées et tremblantes, mais sans blessures.

Le docteur avait reçu plusieurs coups de lance, mais un seul, à l’avant-bras, présentait quelque gravité.

Van der Schoppen et Jonathan n’avaient que des égratignures.

Yvon Bouldu, auquel on devait le salut de la caravane, avait reçu une large estafilade à la cuisse. Son bonnet de feutre avait été traversé d’une balle.

M. Bouldu, qui avait été blessé d’un coup de lance à l’épaule, était tombé sous le sabot des yacks.

Il s’était fait quelques contusions assez sérieuses, mais il déclarait que la bataille avait été superbe.

Il félicita chaudement Mme Rabican et sa fille de leur courage.

— Mesdames ! s’écria-t-il, dans un bel élan d’enthousiasme, je déplore aujourd’hui, pour la première fois, que mes facultés cérébrales aient été entièrement tournées du côté des sciences au lieu d’être dirigées vers les belles-lettres. Si j’avais le bonheur d’être poète, je composerais séance tenante, en votre honneur, une ode triomphale auprès de laquelle toutes celles de Pindare ne seraient, je vous jure, que des vers de mirliton !

— Vous avez dix fois raison, fit le docteur Rabican impatienté, mais il me semble que le moment est mal choisi pour faire des madrigaux. Il faut que nous soyons en sûreté avant que les Kirghiz aient eu le temps de revenir sur nous avec du renfort.

— Et d’abord, fit observer Van der Schoppen, deux de nos yacks ont été tués dans la bataille. Il s’agit, pour les remplacer, d’en capturer deux, de ceux qui errent encore sur le champ de bataille.

— Vous avez raison, dit le docteur. Et, surtout, ayons soin de choisir les moins blessés.

Les yacks, affolés, ne faisaient aucune résistance. Jonathan et Van der Schoppen purent, sans trop de difficulté, en capturer deux qui n’avaient que des égratignures et qui furent chargés du bagage de ceux qui avaient péri sous les balles des Kirghiz.

— Il est bien entendu, dit le docteur, que nous battons en retraite, du côté du campement où Chady-Nouka est allé nous chercher du secours. Nous n’avons pas d’autre alternative.

La petite troupe se reforma.

Mais, avant qu’on se remit en route, Alberte versa, dans une tasse de cuir, à chacun des vainqueurs, une ample rasade de vodka, afin de combattre, dans la mesure du possible, la fraîcheur glaciale de la nuit, et la prostration qui avait suivi la fièvre de la bataille.

Jonathan Alcott seul se tenait à l’écart, un peu honteux, malgré son cynisme.

Il n’osait s’approcher, M. Bouldu le prit par le bras.

— Allons, Jonathan, fit-il, pas de fausse modestie. Venez trinquer avec nous ; vous vous êtes bravement conduit. Vous avez montré que vous étiez capable de racheter vos fautes passées.

— Il est certain, dit le docteur Rabican, avec son impartialité habituelle, que j’ai vu de mes propres yeux Jonathan mettre à mort le cavalier qui marchait en tête des Kirghiz, précisément ce déserteur anglais qui nous avait accueillis si chaleureusement avant-hier.

Jonathan s’approcha en rougissant.

Malgré son impudence, il ne pouvait s’empêcher d’éprouver un léger tremblement en buvant à la santé de ceux dont il avait comploté la mort.

Son dépit et sa rancune ne firent que s’accroître de la bienveillance qu’on lui témoignait.

 

 

 

IV

 

SOUS LA YOURTE

 

 

Lentement, la caravane s’était remise en marche dans la nuit.

On avançait, l’arme au bras, le doigt sur la gâchette, dans la crainte de quelque nouvelle attaque, avec cette défiance dont un explorateur ne doit jamais se départir en pays inconnu.

Sous leur apparente tranquillité, les voyageurs étaient en proie à une anxiété poignante.

Ces Kalmoucks, vers lesquels ils se dirigeaient, étaient-ils des adversaires ou des alliés ?

Chady-Nouka était-il un traître ?

Telles étaient les questions qu’ils se posaient à eux-mêmes, sans oser les émettre à haute voix pour ne pas augmenter le découragement général.

Cependant M. Bouldu, moins réservé que ses compagnons, ne put s’empêcher de s’écrier :

— Je serais curieux de savoir ce qu’est devenu notre guide au nez camard, et où se trouvent les secours qu’il devait nous amener.

— Je crois que le voici, dit Yvon, qui avait l’ouïe excessivement fine.

Tout le monde prêta l’oreille. Et l’on distingua bientôt, à peu de distance, le galop lourd d’un yack. À la lueur de la lune, les explorateurs reconnurent la silhouette efflanquée du Kalmouck, qui pressait sa monture de toutes ses forces, avec des gestes d’affolement et des exclamations de désespoir.

Il était seul.

Quand il se fut approché, personne ne put s’empêcher de rire à l’aspect de sa physionomie bouleversée, où la crainte et la désolation se mêlaient en une grimace inénarrable.

À la vue de la caravane, il poussa des cris de joie, compta sur ses longs doigts osseux pour voir si personne ne manquait à l’appel, et ses gestes et son maintien avaient une expression de vérité et d’émotion telle, que personne n’eut même l’idée de soupçonner sa bonne foi.

— Vous revenez seul ? lui demanda doucement le docteur Rabican.

On s’expliqua.

Le campement où s’était présenté Chady-Nouka appartenait à un « aoul » des Kirghiz-Kaïssak de la Grande Horde, précisément les ennemis de ceux qui venaient d’attaquer la caravane.

Le Kalmouck n’avait eu aucune peine à leur faire prendre les armes. Mais, au moment où ils se mettaient en route, le feu d’artifice avait éclaté.

De ce moment, chacun était rentré sous sa tente, et les darns ou sorciers avaient défendu à tout le monde de sortir, en disant que les Européens étaient la proie des mauvais esprits et que tous ceux qui auraient la témérité de les défendre, deviendraient, comme eux, la proie des serpents de feu.

Quoiqu’il ne fût pas éloigné de partager cette opinion, Chady-Nouka avait essayé de les entraîner quand même. Voyant l’inutilité de ses efforts, il revenait bravement mourir à côté de ses maîtres.

— Tu es dévoué, tu seras récompensé, dit gravement le docteur, mais apprends la vérité à tes amis, les Kirghiz-Kaïssak. Dis-leur que le Bouddha s’est ému de colère contre ceux qui, au mépris des lois de l’hospitalité, essayaient de nous mettre à mort. Il les a livrés au mauvais esprit. Va voir l’endroit où ils nous ont attaqués ; il est jonché de leurs cadavres.

Ces paroles parurent faire une grande impression sur Chady-Nouka.

Il demanda la permission d’aller au campement – dont la caravane ne se trouvait plus guère éloignée que d’une centaine de mètres prévenir les Kirghiz-Kaïssak de l’arrivée des hôtes quasi célestes qui leur étaient envoyés par le Bouddha.

Le docteur Rabican avait parlé à tout hasard du Bouddha ; il ignorait la véritable croyance des Kaïssak, qui sont à la fois Bouddhistes et Manichéens, mais surtout superstitieux.

La communication n’en fit pas moins d’effet.

Les membres de la caravane furent reçus avec le plus grand respect, et, quand ils eurent dressé leurs tentes et allumé leur feu, les Kirghiz leur apportèrent deux moutons, trois seaux de cuir remplis de koumis et une gourde d’araka.

En signe de distinction, le khan leur fit aussi envoyer un pain rassis, une brique de thé et une grande assiette d’étain pleine de miel sauvage.

Le docteur Rabican remit au lendemain ses remerciements et sa visite au chef du campement. Sitôt que le repas fut terminé, que les blessures eurent été sommairement pansées, chacun se roula dans sa couverture de feutre et ne tarda pas à s’endormir sous la garde de Chady-Nouka et de Van der Schoppen.

Le lendemain, le docteur Rabican et ses amis se rendirent à la yourte du khan.

Cette yourte, la plus magnifique de toutes, était de drap écarlate doublé de soie.

Celles des principaux chefs étaient de feutre blanc ; celles de Kaïssak, d’une condition moindre, de feutre gris.

Enfin, les plus pauvres étaient logés dans des huttes de gazon, d’écorce d’arbre et de roseaux tressés.

Bien qu’il fût encore de très bonne heure, les Kaïssak s’étaient rendus sur le champ de bataille de la veille et avaient dépouillé les morts et rapporté triomphalement les corps d’une dizaine de yacks.

Le docteur Rabican reconnut, sur un des coffres qui servaient de sièges dans l’intérieur de la tente, un poignard qu’il se souvenait avoir vu à la ceinture de Philip Myrtall.

Chady-Nouka servit d’interprète au cours de l’entretien qui eut lieu entre le docteur Rabican et le chef des nomades, un maigre vieillard à la face rasée, aux lèvres minces, au sourire astucieux, que l’on nommait Tadji.

En apparence, le khan se montra plein de cordialité et, quand le docteur eut expliqué qu’à cause de la maladie de sa femme et de sa fille, il serait sans doute obligé de séjourner pendant une huitaine de jours chez les nomades :

— C’est avec grand plaisir, répondit Tadji, que nous t’accordons ta demande. Tous les hommes de ma horde ont vu avec joie ton arrivée, et ils considèrent ta présence comme une bénédiction. Je veux même faire placer près de tes tentes quelques-uns de mes plus fidèles cavaliers, pour que tu sois entièrement placé sous ma sauvegarde, et qu’il ne te soit fait nulle violence.

— Il ne peut rien m’arriver de fâcheux au milieu de tes tentes, répondit gravement le docteur. Je suis protégé par les Puissances d’en haut. Tu as pu voir, de tes propres yeux, de quelle façon terrible ont été punis ceux qui ont osé m’attaquer.

Après une conversation qui dura à peu près une demi-heure, et pendant laquelle Tadji fit une foule de questions sur les hommes et les choses de l’Europe, le docteur Rabican regagna sa yourte, toujours suivi de Chady-Nouka, de M. Bouldu et d’Yvon qui l’avaient accompagné.

En traversant les tentes, Chady-Nouka fit remarquer au docteur les préparatifs que les Kirghiz-Kaïssak avaient faits en prévision des grands froids. Ils avaient amassé des provisions de fourrage, que recouvraient de grandes pièces de feutre, et creusé de profondes tranchées pour abriter le bétail.

De plus, les tentes étaient établies au plus bas de la vallée, dans une sorte de marécage couvert, à perte de vue, de roseaux desséchés.

— Les Kirghiz, à quelque horde qu’ils appartiennent, expliqua le professeur Van der Schoppen, sont tous d’une grande paresse. Ils passent tout l’été dans l’indolence la plus complète, bien au frais sous les tentes, dont on relève les feutres et dont on garnit les treillis de légers rideaux. Comme ils sont bavards et avides de nouvelles, ils se réunissent pour manger et pour boire, pour écouter les musiciens qui jouent de la balaïka et de la tchibregz, et pour raconter des histoires. Tout leur sourit : la steppe qui, quelques mois plus tard, ne sera plus qu’une plaine désolée, est alors couverte de verdure et de fleurs où abondent les oiseaux, les serpents et les lézards. Quand arrive l’hiver, plus rien de tout cela : les oiseaux et les reptiles ont disparu, des monceaux de neige entourent la yourte du Kirghiz, qui grelotte accroupi près du feu, et dont la tempête menace d’engloutir le fragile abri sous des amas de neige. Aussi le Kirghiz choisit-il, pour établir son campement d’hiver, un endroit abrité, mais il recherche surtout les marécages couverts de roseaux, dont les tiges serrées lui fournissent à la fois un rempart contre le vent, une nourriture pour ses troupeaux et du combustible.

Le docteur Rabican ne prêtait pas grande attention aux savantes remarques du professeur Van der Schoppen.

Il était tout entier à la préoccupation que lui causait l’état de faiblesse alarmant dans lequel se trouvaient plongées Mme Rabican et Alberte.

La secousse qu’elles avaient éprouvée le jour du combat avait été au-dessus de leurs forces.

Il leur était impossible de quitter le lit de feutre sur lequel elles grelottaient auprès d’un feu de roseaux qui donnait plus de fumée que de chaleur.

Leurs physionomies étaient hâves et flétries.

Quand le docteur entra, Mme Rabican répétait pour la vingtième fois :

— Ah ! si j’avais le bonheur de retrouver mon fils avant de mourir !

— Quelle sotte imagination, s’écria le docteur en s’efforçant de sourire. Il ne s’agit nullement de mourir, mais bien de reprendre des forces au plus vite pour continuer notre exploration.

— Je crains que vous ne la continuiez sans moi, répondit lentement la malade en arrêtant, sur son mari, un long regard chargé de muettes interrogations.

Le docteur faisait de vains efforts pour dissimuler son chagrin.

Il ne put que serrer, avec émotion, la main de sa femme et sortit pour aller prendre, dans la pharmacie, une potion fébrifuge.

Trois jours se passèrent sans amener d’amélioration sensible.

Mme Rabican délirait, mêlant, en des phrases confuses, le nom de son fils et de son mari, à ceux des peuples et des villes que l’expédition avait visités.

Alberte, moins gravement atteinte, était plongée dans une sorte de coma, dans un état de prostration qui lui permettait à peine de reconnaître ceux qui l’entouraient.

Le docteur ne lui faisait prendre rien autre chose que du lait frais, en grande abondance dans le campement.

La maladie des deux femmes avait plongé tout le monde dans le marasme.

Yvon ne quittait guère la tente où se trouvaient Alberte et Mme Rabican.

M. Bouldu, mélancolique dans sa grande robe de feutre et sous son haut bonnet, n’avait plus jamais de ces soudaines colères, de ces réparties abracadabrantes qui faisaient la joie de ses compagnons.

Van der Schoppen, très sensible sous ses dehors flegmatiques, passait son temps à inventer de nouvelles médications que le docteur Rabican rejetait toujours comme trop entachées de fantaisie.

Il n’était pas jusqu’au brave Chady-Nouka lui-même qui ne prît part à la douleur de ses maîtres et qui ne s’attristât. Un jour, de la meilleure foi du monde, il amena au docteur Rabican un sorcier tartare, célèbre par la façon dont il lisait dans l’avenir à l’aide des signes produits par le feu sur une omoplate de mouton.

Le docteur eut toutes les peines du monde à se débarrasser du charlatan tartare qui insistait pour guérir, même sans récompense, les « deux femmes européennes ».

Jonathan Alcott, seul, ne prenait point part à la tristesse générale. Taciturne, suivant son habitude, il demeurait enfermé dans sa tente presque tout le jour, ne s’informant de la santé des deux malades qu’aussi rarement qu’il lui était possible de le faire sans impolitesse.

En son âme, tout entière livrée aux bas instincts et aux vils calculs, Jonathan se réjouissait de la maladie de Mme Rabican et de sa fille.

Il espérait bien qu’elles succomberaient, et le misérable en était heureux.

— Moins ils seront nombreux, se disait-il cyniquement, plus il me sera facile de m’en débarrasser. Et alors, à moi la vengeance et la fortune !

Cependant l’Américain ne tarda pas à faire une découverte qui lui inspira de sérieuses réflexions.

Un matin, il s’était promené plusieurs heures de suite, à travers le camp, entrant de temps à autre sous une yourte boire un verre de koumis, et distribuant, çà et là, des pièces de menue monnaie aux enfants et aux femmes occupées à traire les juments et les brebis.

L’envie lui prit de s’aventurer dans le marécage de roseaux secs qui s’étendait à perte de vue, pour tâcher d’abattre une outarde ou un cygne sauvage.

Mais, il avait à peine fait quelques mètres hors de l’enceinte des tentes, qu’un cavalier courut après lui, le prit par le bras et le ramena doucement, malgré ses protestations, jusque dans l’intérieur du camp.

Jonathan, que ses études acharnées avaient enfin mis à même de comprendre, et de parler un peu le dialecte tartare, demanda au cavalier pourquoi il ne fallait pas s’éloigner du camp.

— Notre chef l’a défendu, répondit le Kirghiz. Il craint que vous ne soyez attaqué, et il nous a commandé de ne jamais vous laisser vous éloigner des tentes. Vous êtes sous sa protection.

Jonathan eut beau insister, il ne put tirer de son interlocuteur aucun autre renseignement.

Il revint à sa tente, sans savoir au juste s’il était prisonnier ainsi que ses compagnons, ou si la défense de quitter le campement devait au contraire être considérée comme une preuve du bienveillant intérêt que Tadji portait à ses hôtes.

Van der Schoppen, à qui Jonathan raconta ce qui venait de lui arriver, se montra partisan de la première hypothèse.

— Je crois, dit-il, que nous sommes bel et bien prisonniers. Les Kirghiz sont d’une extrême cupidité. Dans l’espoir de tirer une rançon de leurs ennemis, ils ne se décident à les tuer que quand il leur est tout à fait impossible de les prendre vivants. C’est même pour cette raison que nous n’avons reçu que très peu de blessures dans le dernier combat soutenu contre la troupe commandée par Philip Myrtall.

L’incertitude où se trouvèrent les explorateurs de savoir s’ils étaient libres ou captifs, vint encore s’ajouter à leurs autres ennuis.

L’état des malades allait plutôt en empirant.

L’aigre bise de l’Himalaya, s’engouffrant sous le feutre des tentes, glaçait les malheureux Européens qui n’avaient pas été, comme les Kirghiz, habitués dès l’enfance à camper au milieu des glaciers et à dormir, en plein hiver, sans autre oreiller que la selle de leurs chevaux.

Le docteur Rabican toussait. M. Bouldu avait des attaques de rhumatisme. Yvon et Van der Schoppen, lui-même, avaient perdu l’appétit.

Jonathan voyait avec joie arriver le moment, où tous les membres de l’expédition seraient moribonds ou malades. Mais, cette fois encore, il fut déçu dans ses criminelles espérances.

Il y avait bientôt trois semaines que la caravane s’était arrêtée près des tentes de Tadji, lorsqu’un soir, Chady-Nouka se présenta dans la yourte qu’occupaient M. Bouldu et Van der Schoppen.

Accroupis autour d’un plat de fer rempli de charbon, leurs dents claquaient de fièvre et de froid, malgré l’épaisseur des couvertures de feutre dont ils étaient drapés.

Chady-Nouka fit signe à Van der Schoppen de le suivre.

Le professeur, croyant que M. Rabican le demandait, se leva aussitôt. Mais, à sa grande surprise, ce ne fut pas vers la tente du docteur que Chady-Nouka le conduisit, ce fut vers la yourte de drap rouge qu’occupait Tadji.

En entrant, le professeur Van der Schoppen se trouva en face d’un lugubre spectacle.

À la lueur d’une veilleuse, formée d’une mèche de jonc qui trempait dans une tasse de cuir remplie de suif de mouton, il aperçut le khan étendu sur des feutres et tout couvert de sang.

Il avait le tibia brisé en trois endroits.

Sa jambe n’était plus qu’une bouillie de chair mêlée de petits fragments d’os. D’une pâleur livide, le khan semblait à chaque instant près de s’évanouir, et la douleur lui arrachait, de minute en minute, des gémissements plaintifs.

Chady-Nouka expliqua, dans le mauvais français qu’il avait fini par apprendre dans ses entretiens avec Yvon et Jonathan, que Tadji, s’étant aventuré seul dans la montagne, avait été à demi écrasé par un bloc de rocher détaché du sommet d’une falaise granitique.

Son cheval avait été tué ; et ses hommes avaient eu toutes les peines du monde à rapporter leur khan dans sa yourte.

Il soupçonnait les Kirghiz – vaincus dans leur lutte contre les Européens – d’avoir fait rouler sur lui ce quartier de roc.

Van der Schoppen examina la blessure et vit qu’il n’y avait pas de temps à perdre.

— Vite, ordonna-t-il à Chady-Nouka, allez chercher le docteur Rabican. Qu’il apporte ses instruments, et tout ce qu’il faut pour une opération.

Le docteur arriva presque aussitôt. Il ne jeta qu’un coup d’œil sur la blessure.

— L’amputation est nécessaire, dit-il simplement.

Et il disposa son appareil à chloroforme et ouvrit sa trousse.

Mais, quand Tadji vit reluire l’acier brillant des bistouris, des scalpels, des couteaux de dissection et des scies anatomiques, il se mit à pousser des cris lamentables.

Ses yeux se remplirent de grosses larmes.

Le docteur Rabican eut beau lui expliquer, par l’entremise de Chady-Nouka, la nature et l’urgence de l’opération qu’il allait subir, le vieux Kirghiz continua de pleurer sans répondre une seule parole. Les serviteurs kirghiz étaient consternés ; le docteur Rabican et Van der Schoppen eux-mêmes, plus émus qu’ils ne voulaient le paraître.

Le docteur s’était remis à étudier de près l’horrible blessure de la jambe.

Il marmottait entre ses dents :

— Après tout… oui… pourquoi pas ? Le genou, le pied et la cheville sont intacts.

— Que dites-vous ? demanda Van der Schoppen qui n’avait jamais eu beaucoup de goût pour la chirurgie.

— Je crois, répondit le docteur en qui l’instinct scientifique reprenait, pour un instant, le dessus, qu’on pourrait éviter l’amputation. Autrefois, à l’institut de Saint-Cloud, j’ai mené à bien une opération du même genre.

— Et comment feriez-vous ?

— J’enlèverai toute la partie de l’os qui est brisée et je la remplacerai par un autre os pris à un animal quelconque. Je rapprocherai les chairs. La jambe sera maintenue dans un appareil ; et ces Tartares ont une telle vitalité, qu’au bout d’un mois, j’en suis sûr, il n’y paraîtra plus.

— Essayons ! s’écria Van der Schoppen enthousiasmé ; l’opération est magnifique !…

— Essayons, je veux bien, mais à condition que le malade y consente.

Chady-Nouka fut chargé d’expliquer clairement au blessé ce dont il s’agissait.

Tadji devint très attentif en apprenant qu’il ne serait pas nécessaire de lui couper la jambe, et que, même, il ne resterait pas boiteux.

Il se montra tout à fait décidé, lorsque le docteur Rabican lui eut garanti qu’il n’éprouverait aucune douleur et que l’opération se ferait pendant son sommeil.

Immédiatement, on se mit à l’œuvre.

Pendant que Tadji subissait l’influence stupéfiante du chloroforme, le docteur enlevait les esquilles de l’horrible blessure, écartait les chairs, et mettait à nu ce qui restait du tibia.

Sur l’ordre de Chady-Nouka, les serviteurs de Tadji-khan avaient abattu un jeune yack. On en apporta au docteur les pattes de devant encore chaudes. Aidé de Van der Schoppen, il les dépouilla rapidement de la peau, des muscles et des nerfs, tailla de deux coups de scie le tronçon dont il avait besoin, et de deux autres coups de scie enleva un égal tronçon de l’os de la jambe du khan.

Puis, le tibia, complété par le fragment d’os enlevé au yack, fut rajusté et remis en place, après avoir été fortement antiseptisé…

II fut ensuite réuni au péroné qui était indemne, et recouvert de la chair, des nerfs et de la peau.

Le tout fut entouré de bandelettes antiseptiques, et enfin serré dans un appareil composé de planchettes et de ligatures.

Pour mener à bien cette opération, devenue aujourd’hui courante dans toutes les cliniques de chirurgie, le docteur n’avait mis que onze minutes.

Les Kirghiz le regardaient faire avec une stupeur mêlée d’épouvante.

Cependant Chady-Nouka, sur l’ordre du docteur, fit disparaître les débris anatomiques, lava le sang et remit tout en ordre dans la yourte.

Cela fait, Van der Schoppen arrêta son appareil à chloroforme, qu’il fit disparaître avec la trousse, ainsi que les flacons, dans une des poches de sa robe de feutre.

Quelques minutes après, Tadji-khan rouvrait les yeux, et regardait autour de lui avec surprise.

Il était encore dans cet état d’hébétement que produisent les anesthésiques.

— Tu es guéri, lui dit le docteur Rabican, ou plutôt tu le seras dans quelques jours ; mais il ne faut pas remuer ta jambe sans que je l’aie permis. Je reviendrai te voir demain ; en attendant, bois cette liqueur.

Et il offrait au blessé une tasse de cuir, où il venait de verser quelques cuillerées de chloral.

Tadji but et ne tarda pas à tomber dans un profond sommeil.

Les jours qui suivirent, Tadji eut la fièvre, comme cela devait arriver ; mais, les bons soins du docteur, secondés par la robuste constitution du Kirghiz, en triomphèrent promptement.

Bientôt, il alla mieux, et accabla son sauveur de protestations d’amitié et de cadeaux.

Dans tout le campement, le docteur Rabican fut vénéré à l’égal d’un dieu.

On dit qu’un bonheur ne vient jamais seul.

Bientôt il fit moins froid.

Cette élévation de température se traduisit par un mieux sensible dans l’état d’Alberte et de Mme Rabican.

Le docteur résolut de mettre à profit cette amélioration inespérée. Il jugea que le moment était venu de gagner ce monastère bouddhique des montagnes, qu’on lui avait dépeint comme un endroit où ses compagnons pourraient trouver le repos, et ses chères malades la sécurité et le confortable nécessaires à leur entière guérison.

Mais, pour partir, il fallait au docteur l’autorisation de Tadji-khan.

Il se rendit donc un matin sous sa tente, et quand les salutations et les formules de politesse eurent été épuisées :

— Tu m’as fait, dit-il, une foule de promesses pour me remercier de t’avoir guéri. Je viens voir si tu es disposé aujourd’hui à me rendre service à ton tour.

— Parle. Tu m’as fait une jambe nouvelle, tu m’as arraché à la mort, la moitié de mes biens est à toi, répondit Tadji d’un ton grave qui ne manquait pas de noblesse.

— Il faut que je parte, dit le docteur avec autorité.

— Tu veux partir ? Notre hospitalité te déplaît donc ? Tu ne te crois donc plus en sûreté parmi nous ?

— J’y suis parfaitement en sûreté ; mais on a dit que nous étions prisonniers, que tu ne nous gardais ainsi que pour vendre plus tard notre liberté contre une rançon. Je te demande de me dire ce qu’il peut y avoir de vrai dans tout cela ?

Tadji avait rougi imperceptiblement à ces dernières paroles, que Chady-Nouka venait de lui traduire.

— Il n’y a rien de vrai dans tout cela, répondit-il vivement. Tu m’as sauvé ; il ne peut être question pour moi de mettre à prix ta liberté. J’aurais voulu te retenir plus longtemps ; il m’eût été agréable de t’avoir pour hôte jusqu’au retour de la belle saison ; mais, puisque tu veux partir, tu es libre.

— Je savais bien que tu étais un homme juste. Mais, puisque je pars, je voudrais que tu m’accordes une escorte de quelques cavaliers.

— Tu les auras. De quel côté te diriges-tu ?

— Je voudrais arriver au monastère des Lamas, que l’on m’a dit se trouver à trois journées de marche d’ici. Là, je pourrai me reposer avec mes compagnons.

— Tu auras l’escorte et les guides que tu demandes…

— Tu peux partir aujourd’hui si tu veux, et je ne te renverrai point sans de riches présents.

Tadji et le docteur se séparèrent en se jurant une éternelle amitié. Le docteur n’avait voulu accepter de son malade qu’un pot de porcelaine cerclé d’argent de provenance chinoise, dont la forme baroque et le travail curieux l’avaient séduit. En échange, il laissa au Khan un superbe revolver à six coups et lui apprit la manière de s’en servir. Aucun cadeau ne pouvait faire plus de plaisir au chef tartare. Il pourvut avec célérité à tout ce qui était nécessaire à la caravane ; et il désigna quatre cavaliers intrépides pour l’escorter et un vieillard pour servir de guide.

La première journée de voyage se passa sans aucun incident : les cavaliers et le guide marchaient en tête de la colonne, en observant un profond silence, et obéissaient docilement aux injonctions que leur transmettait le docteur par l’intermédiaire de Chady-Nouka.

La caravane traversa d’abord des marais glacés couverts de mousse et de grands roseaux. Les marais dans cette région sont dans beaucoup de cas formés par d’anciens lacs qui ont été peu à peu envahis par les mousses et les végétations aquatiques qui, en s’épaississant, arrivent à former une sorte de couverture flottante composée de tourbe et de débris de plantes à demi-carbonisées.

La traversée de ces marécages est très dangereuse en été, car il existe, de place en place, des endroits profonds, sortes de puits que les végétaux n’ont pu combler et que la fallacieuse verdure qui les recouvre rend très périlleux pour les voyageurs. Mais, à cette saison, la glace avait assez d’épaisseur pour qu’on pût traverser ces marécages en toute sécurité.

Yvon Bouldu et Chady-Nouka profitèrent de leur passage dans cette région pour abattre quelques douzaines de canards sauvages, de pilets, de vanneaux et de sarcelles. La chair noire et serrée de ces volatiles, un peu maigres, fut très appréciée des voyageurs.

Après ces marais, on aborda brusquement des pentes boisées : dans ces forêts dominaient le sapin ordinaire, le bouleau, le tremble, le pin mélèze (Larix siberica) et le cèdre de Sibérie (Pinus cembra) qui produit de petites noisettes très agréables au goût. Il en restait encore dans les endroits abrités, ou mêlées à la mousse qui couvrait le sol. Yvon en recueillit une certaine quantité à l’intention d’Alberte et de Mme Rabican.

Sur le sol humide étaient étendus d’immenses troncs renversés par l’ouragan, ou tombés de décrépitude et pourrissant sur place ; la surface en était couverte d’une épaisse couche de mousse cédant à la moindre pression ; par-dessous le tronc était vide. Ces arbres à demi pourris servaient de sol à des touffes de fougères et à des colonies entières de champignons à large chapeau.

Cette forêt qui, dans la belle saison, devait être magnifique, n’offrait que des amas de feuillages à demi décomposés, recouverts, çà et là, d’une mince croûte de neige.

L’itinéraire de la caravane dans ces forêts était extrêmement varié. Tout en serpentant parmi d’énormes blocs de pierre disséminés de place en place, le sentier tantôt s’abaissait subitement au fond d’un ravin abrupt et pierreux, tantôt s’élevait sur un rocher presque vertical. À droite et à gauche, entre les arbres, on apercevait de gigantesques troncs couverts d’une vieille mousse brune. De loin, ils ressemblaient si bien à des ours, qu’à la grande joie de M. Bouldu, Yvon mettait involontairement la main à son revolver. Quelquefois, la forêt était interrompue par de nouveaux marais, où les chevaux et les yacks s’enfonçaient jusqu’au-dessus des genoux ; ou bien c’était des fossés à franchir, vu que l’épaisseur de la forêt ne permettait en aucune façon de faire un détour.

Pendant toute cette journée Jonathan, tout entier à ses projets, n’avait pas prononcé une parole.

Le soir, on fit halte sur la rive d’un torrent, dont les eaux glacées formaient d’éblouissantes stalactites. Le cours d’eau était comme encaissé dans d’immenses roches grises, d’origine calcaire, entassées les unes sur les autres dans un désordre bizarre.

Ces roches offraient un certain abri : bientôt le campement y fut installé, et les oiseaux aquatiques tirés le matin ne tardèrent pas à se dorer devant la flamme claire, embrochés sur des baguettes de bouleau.

Après ce repas, arrosé de thé bouillant, chacun alla goûter un repos bien mérité.

Mme Rabican et Alberte avaient assez bien supporté les fatigues de la marche. Quand au docteur Van der Schoppen, il émerveillait tout le monde, même Chady-Nouka et même les guides indigènes, par la vigueur de son appétit.

Le lendemain, on se remit en marche à travers un paysage désolé. C’était, partout, des rocs chauves, de maigres bouquets de cèdres et de mélèzes. De crainte de s’égarer, les guides suivaient autant que possible les rives du torrent dont la caravane remontait le cours.

Chady-Nouka toujours en quête d’une bonne occasion, ne tarda pas à disparaître dans les crevasses de rochers, qui mesuraient cinquante mètres de haut et jalonnées, pour toute verdure, de quelques arbres isolés et rabougris. Mais il revint au bout de quelques instants, et annonça la découverte d’une tanière d’ours.

L’ours gris de l’Himalaya, le même que l’on rencontre aussi en Sibérie, fait pendant la saison froide, comme les marmottes, une sieste d’au moins six mois. Sa fourrure devient alors plus épaisse et plus belle ; et c’est généralement à cette époque que les tribus de la steppe et les chasseurs russes préfèrent l’attaquer.

Le repaire que l’ours se construit lui-même dès les premiers froids, a pour base une grosse branche d’arbre couchée horizontalement sur le sol. Aux rameaux de cette branche qui forment angle droit avec la terre, l’ours ajoute d’autres broussailles et des poignées de feuilles mortes qu’il ramasse par terre avec ses pattes de devant, dont il se sert comme de mains.

Cet amas de branchages finit par constituer une sorte de voûte que la chute des neiges et les premières gelées viennent encore solidifier.

L’ours occupe ce repaire seul quand c’est un mâle, avec ses petits quand c’est une femelle. Une fois tapi sous cet amas de branchages et de neige amoncelés, l’ours ferme l’ouverture qui lui a livré passage, et il attend la fin de la mauvaise saison en se léchant les pattes et en vivant philosophiquement aux dépens de sa propre substance.

Dans beaucoup de cas, l’ours s’évite tous ces travaux de construction, en utilisant un abri naturel tel qu’une caverne ou une anfractuosité entre les grosses racines d’un vieil arbre.

— Mais, demanda le docteur Rabican, à qui Chady-Nouka exposait tous ces détails, un ours ainsi terré doit être fort difficile à découvrir par les chasseurs.

— Nullement, lui fut-il répondu. Voici comment on le découvre. La chaleur de l’animal et sa respiration font fondre la neige à travers les interstices des broussailles, ce qui produit à l’extérieur de petits glaçons d’une forme et d’un aspect parfaitement caractéristiques. Quand les chasseurs, errant à travers les bois, aperçoivent ces glaçons à la surface vierge de la neige qui recouvre le sol, ils n’ont pas la moindre hésitation et, après avoir bien remarqué l’endroit, ils retournent à leur village en poussant des cris de triomphe. Puis ils reviennent avec des chiens spécialement dressés, et démollissent la tanière de l’ours à coups d’épieu ferré. L’ours, surpris et harcelé par les chiens, est abattu à coups de fusil ; mais il ne manque pas, en Sibérie et surtout dans l’Himalaya, de chasseurs assez téméraires pour attaquer l’ours gris, armés d’un simple poignard. Le chasseur s’entoure le bras et la main gauche d’une forte corde et pendant que l’ours mord avec fureur cette espèce de cuirasse et essaie vainement de l’entamer l’homme, de son autre main restée libre frappe l’animal droit au cœur.

— Et que peut valoir une peau d’ours gris ? demanda Jonathan qui ne s’intéressait guère qu’aux questions pratiques.

— Environ quatre-vingts à cent roubles ; et l’on en a vu atteindre jusqu’à cent cinquante et même deux cents roubles.

— Maigre somme pour risquer sa peau, répartit flegmatiquement le Yankee. Vous pouvez bien y aller tout seul ; ce n’est pas moi qui vous accompagnerai.

Yvon Bouldu ne partageait nullement l’avis de Jonathan ; et il demanda avec tant d’insistance, à son père et au docteur Rabican, la permission d’aller chasser l’ours gris, que celui-ci finit pas y consentir, mais à condition que le professeur Van der Schoppen, dont la force et le courage avaient déjà plus d’une fois été mis à l’épreuve, serait de la partie. Chady-Nouka avait d’ailleurs affirmé que la chasse ne présentait aucun danger, à condition qu’on fût prudent et bien armé.

Aussitôt après le déjeuner, les chasseurs se mirent en route. Chady-Nouka leur fit gravir un chemin presque perpendiculaire ; plus ils montaient plus la route devenait ardue, presque impraticable. On voulait un ours à tout prix ; mais M. Van der Schoppen, tout essoufflé trouvait qu’on le payait d’avance un peu cher.

Parvenu au sommet d’une crête très élevée, Chady-Nouka se dirigea sans hésiter vers une succession d’angles saillants qui surplombaient et s’arrêta devant une caverne dont l’ouverture mesurait quelques mètres à peine, et qui s’enfonçait dans le roc.

— C’est ici, déclara-t-il gravement.

— Il paraît, fit remarquer le professeur Van der Schoppen, que notre ours est de ceux qui préfèrent se choisir une habitation toute construite que de s’en bâtir une eux-mêmes. Cet intéressant plantigrade ne doit pas avoir le goût du travail.

— Vous pourriez peut-être le lui inculquer à l’aide de votre méthode, répondit Yvon en souriant.

— Qui sait ? murmura le professeur Van der Schoppen, en contemplant tout pensif le paysage désolé.

Cependant, Chady-Nouka avait appuyé sa carabine contre la paroi du rocher et s’était mis à recueillir une grande quantité d’herbes sèches, qu’il entrelaçait de façon à en faire une sorte de longue mèche ; puis, il visita une dernière fois sa carabine et fit signe à ses compagnons de se tenir à quelque distance de l’orifice de la caverne.

Enfin, il alluma sa torche improvisée ; et traînant son arme après lui, rampant sur les mains et sur les genoux il s’enfonça dans l’antre comme une couleuvre. Yvon et le professeur Van der Schoppen ne purent réprimer un frisson.

Pendant plusieurs minutes ils n’entendirent que le bruit de la carabine traînant sur le roc. Puis, le silence se fit. Le cœur d’Yvon battait à se rompre dans sa poitrine.

Brusquement, il y eut une détonation sourde, que répercutèrent longuement les échos de la montagne. Un nuage de fumée s’échappa de l’ouverture de la caverne ; puis, Yvon et le professeur Van der Schoppen perçurent un puissant souffle, rauque et haletant, qui devint de plus en plus distinct. Bientôt, un muffle ensanglanté apparut, et une énorme masse grise s’enfuit en dégringolant à travers les rochers.

Postés à quelques pas de la tanière, Yvon et Van der Schoppen auraient pu tirer sur l’ours dès son apparition ; mais ils craignaient de le faire rentrer dans sa tanière, furieux d’une seconde blessure peut-être insuffisante pour le tuer, et d’exposer en ce cas l’héroïque Chady-Nouka à de terribles représailles.

Yvon et son compagnon se dissimulèrent donc contre le roc, et attendirent que le redoutable animal se fut éloigné de quelques mètres. Alors, ils se rapprochèrent et, barrant de leurs corps l’ouverture de la caverne, ils tirèrent successivement quatre coups de carabine à balle explosible, sans cependant retarder la fuite de l’ours. Bien qu’il fut certainement blessé à mort, comme l’attestaient ses sourds grognements, l’ours continuait à détaler de la même allure entre les rocs.

Bientôt Chady-Nouka, toujours rampant, apparut au seuil de l’antre. Il n’avait pas une égratignure, et un sourire de triomphe illuminait sa naïve physionomie.

Par une pantomime rapide, il fit comprendre à ses compagnons qu’il continuait la poursuite de l’ours et il dégringola à son tour à travers les rocs.

Yvon et le professeur Van der Schoppen le suivirent, mais d’un peu loin, car ils ne possédaient pas son agilité. Bientôt ils virent Chady-Nouka charger sa carabine tout en courant, mettre un genou en terre, ajuster et faire feu.

Puis il reprit sa course, chargeant et tirant alternativement, sans donner à l’ours une minute de répit.

Yvon et le professeur Van der Schoppen venaient d’escalader un amas de pierres, lorsqu’ils entendirent le bruit d’un nouveau coup de feu. Quelques minutes après, ils retrouvèrent Chady-Nouka, assis sur une roche et fort occupé à nettoyer sa carabine.

Il leur indiqua du doigt une pente escarpée, d’où le carnivore plantigrade semblait regarder les chasseurs, comme un prédicateur du haut de sa chaire. Blessé et reblessé, criblé de balles, il avait encore eu la force de tenter ce suprême effort et de gagner cet endroit relativement inaccessible d’où il semblait narguer ses ennemis.

— À mon tour cette fois, s’écria Yvon Bouldu avec exaltation.

Et, quoiqu’il fût légèrement vexé d’en être réduit à terminer les jours d’une bête déjà blessée à mort, Yvon épaula sa carabine et visa longuement.

Le coup partit : l’ours dégringola de son observatoire avec une balle dans la tête.

Chady-Nouka s’avança, le poignard à la main, et se mit en devoir de dépouiller et de dépecer l’ours gris avec une dextérité qui prouvait une longue habitude.

Dans l’ours, comme dans le cochon de Monselet, tout est bon. Les pattes et les jambons sont vantés par les gourmets ; la hure est également très recherchée ; la graisse, très fine et très blanche, ne rancit jamais et donne un goût délicieux aux préparations dont on l’assaisonne. Il n’est pas jusqu’aux entrailles dont on ne prépare des tripes très appréciées.

Pendant que Chady-Nouka terminait son travail, et que le professeur Van der Schoppen fumait sa pipe, Yvon Bouldu avait tiré son album, et prenait un croquis du champ de bataille tel qu’il lui était apparu quelques instants auparavant, c’est-à-dire Chady-Nouka assis sur sa pierre et, plus haut, l’ours ayant l’air de le narguer du haut de son observatoire. Dans un coin l’on apercevait la doctorale figure du professeur Van der Schoppen, dont Yvon avait assez bien attrapé la ressemblance.

— Vous reconnaissez-vous ? demanda Yvon en présentant son croquis.

— Oui ! pas mal ! fit le professeur.

Puis il ajouta après un moment de silence, car ses idées étaient toujours très lentes.

— Seulement il y a un défaut.

— Lequel ?

— Eh bien, mon cher ami, votre dessin pèche par un manque d’observation, je dirai même de philosophie.

— Allons donc !

— Vous m’avez fait des mains ridiculement exiguës et mesquines. Vous oubliez que je suis un adepte pratiquant du dogme kinésithérapique.

Et il brandit ses formidables poings à quelques pouces du visage de son interlocuteur.

Yvon s’empressa de prendre le large pour laisser au professeur Van der Schoppen l’espace nécessaire à sa gesticulation frénétique ; et il se confondit en excuses, afin de ne pas s’attirer dans l’avenir une correction kinésithérapique. Cependant Chady-Nouka avait terminé sa tâche.

— Très gras, cet ours ! s’écriait-il. Magnifique ! Fourrure superbe !

— Et comment ne vous a-t-il pas étouffé dans la caverne ? demanda le professeur Van der Schoppen.

— Ah ! ah ! répondit Chady-Nouka en riant aux éclats.

Il raconta alors qu’après avoir rampé pendant l’espace de quelques mètres, il s’était relevé, toujours sa torche à la main, au fond d’une vaste grotte à la voûte très élevée. Dans les ténèbres, il avait vu briller, comme deux charbons ardents, les deux yeux de l’ours. Immédiatement, il avait fait feu.

Malheureusement, la balle était allée s’aplatir sur la joue de l’animal. Furieux, l’ours s’était élancé, les griffes en avant, en poussant un grognement terrible. C’est alors que Chady-Nouka, sans perdre son sang-froid, s’était tapi dans un enfoncement du rocher, et avait secoué sa torche enflammée au-dessus du mufle de l’ours.

Épouvanté, brûlé, celui-ci s’était enfui, abandonnant son repaire à l’envahisseur.

Le campement n’était qu’à une demi-heure de marche, et la capture de l’ours n’avait pas demandé plus d’une heure.

Pesamment chargés du produit de leur chasse, Yvon et ses compagnons se hâtèrent de redescendre les pentes escarpées du ravin, et se dirigèrent vers la mince colonne de fumée qui signalait l’emplacement du feu allumé sur les bords du torrent, auprès duquel la caravane avait fait halte.

Tout le monde fit fête aux chasseurs. On décida que les morceaux les plus honorables de l’ours gris seraient servis à la prochaine halte.

Alberte et sa mère se réjouirent de la conquête de la magnifique fourrure qui allait leur fournir une chaude couverture pour les nuits glaciales du bivouac.

Ce jour-là, on se remit en marche, après la halte du déjeuner, beaucoup plus tard que de coutume. La route suivie devenait âpre et difficultueuse. C’étaient des amoncellements abrupts de rocs, des vallons désolés, où des torrents glacés se suspendaient à la cime des falaises granitiques comme de mélancoliques panaches…

Dans les maigres bouquets de bois qui s’étendaient çà et là, c’était un silence de mort : pas un son, pas un cri d’oiseau. Ce silence, ainsi que le crépuscule qui régnait sous les vastes branchages de la forêt, remplissait l’âme des voyageurs d’une sorte de terreur.

Mme Rabican et sa fille furent surtout sensibles à cette pénible impression. À la mélancolie du décor venaient s’ajouter les fatigues de la route. C’étaient des fourrés inextricables, des sentiers que le gel rendait glissants, des clairières encombrées par des monceaux de pierres éboulées et par des amas d’arbres déracinés par l’ouragan.

À l’horizon, on voyait comme une mer de chaotiques sommets dont les pics ondulaient comme des vagues : l’on eut dit un océan dont les flots en révolte se fussent trouvés tout à coup pétrifiés en pleine tempête. À la nuit, on fit halte près d’un bouquet de bouleaux ; et le froid était tellement vif que tout le monde dut dormir, roulé dans des couvertures de feutre et dans des fourrures, auprès du brasier que l’on avait allumé en abattant de jeunes arbres.

Le lendemain, on atteignit un plateau boisé où le chemin devint moins fatiguant. Les yacks marchaient avec plus d’entrain : aux haltes, ils s’arrêtaient pour gratter la neige qui couvrait le sol et pour déterrer des mousses, des lichens, de maigres touffes de gazon, dont ils se repaissaient avidement.

Le paysage était devenu moins tourmenté et plus grandiose. C’était un gigantesque cirque de montagnes, qu’encadraient dans le lointain les pics bleuâtres couverts de neiges éternelles.

Ce jour-là, on se sustenta des reliefs de l’ours, qui, la veille, avait été trouvé délicieux. Dans l’après-midi, Yvon abattit un renard noir à reflets bleutés et à filets d’argent, de ceux qui sont le plus estimés dans le commerce des fourrures. Yvon l’offrit galamment à Alberte, qui se promit de le faire transformer en « boa » une fois qu’ils seraient de retour en France.

— Si toutefois nous avons le bonheur d’y revenir ! s’écria M. Bouldu d’un air maussade.

Personne ne releva cette remarque pessimiste ; et contrairement aux prévisions du météorologiste, qui depuis le combat avec les Kirghiz était plein de méfiance, la halte du soir eut lieu sans incident, dans un vallon abrité, et le reste du voyage s’acheva sans encombre.

Le lendemain, trois jours après avoir quitté les tentes de Tadji, les voyageurs se trouvèrent en vue du monastère bouddhique de Balkouch-Tassa.

 

 

 

V

 

LE YANKEE ET LE LAMA

 

 

Le monastère de Balkouch-Tassa était bâti dans un site singulièrement sauvage et pittoresque.

De trois côtés, il était abrité contre les vents, par trois montagnes aux cimes escarpées. La quatrième face donnait sur un précipice abrupt, au fond duquel on entendait gronder un torrent.

Nul paysage n’eût pu être mieux choisi que cette chartreuse bouddhique, pour le recueillement et la méditation.

On n’y accédait que par un seul sentier, qui courait en lacets à travers les ravines.

L’escorte kirghiz prit congé de la caravane à l’entrée du sentier. Les explorateurs se trouvèrent de nouveau livrés à leurs propres ressources.

Au milieu de ce grandiose décor de vallées et de rocs neigeux, ils apercevaient, à une centaine de mètres au-dessus de leurs têtes, les bâtiments bas et longs du monastère.

À la porte, ils furent reçus par un jeune lama à la mine intelligente et rusée qui les conduisit, avec force politesses, dans la partie du monastère destinée à recevoir les étrangers.

Les bâtiments étaient vastes, séparés entre eux par de grandes cours carrées où, malgré la rigueur du climat, végétaient quelques arbustes.

Les chambres, qui furent assignées aux voyageurs, étaient au nombre de trois. Elles étaient meublées avec une simplicité qui n’excluait pas entièrement le confortable. De grands poêles de brique, à la mode russe, y entretenaient une douce chaleur. Il y avait des tables et des bancs, des plats en fer et des écuelles, enfin d’autres objets qui prouvaient que les lamas du couvent s’étaient trouvés en rapport avec les nations de l’Occident.

Le jeune lama invita ses « illustres hôtes » à se reposer. Il les assura qu’on prendrait grand soin de leurs montures, et que leurs bagages seraient soigneusement déposés dans leurs chambres sans qu’ils eussent à s’en occuper.

Peu d’instants après, deux vieux bonzes, vêtus de robes gris cendré, et à qui leur crâne rasé et leurs larges oreilles donnaient un air de niaiserie béate, apportèrent, sur un vaste plateau de bois, les aliments destinés aux hôtes.

Bien que les Bouddhistes fassent profession de respecter la vie des animaux, et d’être végétariens, le repas comprenait un excellent pilaw de mouton, accommodé au riz et au safran.

Il y avait aussi des petits pains d’avoine, des bouteilles de vin de riz, certainement importées de Chine, et de grosses théières de cuir cerclées de métal et remplies d’un excellent thé vert, bien supérieur à l’amer et désagréable thé en brique, le seul que l’on trouve sous les tentes des Tartares nomades.

On n’avait même pas oublié le tabac.

Un grand pot de porcelaine en était rempli ; et des pipes chinoises, en racine de bambou, furent apportées par le jeune lama à la fin du repas.

Les voyageurs avaient mangé de grand appétit.

Pour la première fois depuis des jours, ils se trouvaient en sûreté dans un endroit ou l’hospitalité semblait aussi large que recherchée.

Le docteur Rabican était presque joyeux. Alberte et sa mère avaient assez bien supporté la dernière étape.

Il espérait qu’après quelques jours de repos et de bons soins, leur guérison serait complète.

De plus, le docteur avait l’espoir que le supérieur du monastère pourrait lui donner des nouvelles des naufragés de la Princesse des Airs.

Il savait que les lamas, dont tous les couvents sont en fréquents rapports entre eux, sont admirablement informés de tout ce qui se passe entre l’Inde et la Sibérie. Il n’ignorait pas que beaucoup de prêtres bouddhistes sont d’esprit très large et de mœurs douces.

Il ne désespérait pas d’intéresser quelqu’un d’entre eux au but de l’expédition. Au besoin il citerait le nom d’Okou, parlerait du service qu’il lui avait rendu en le guérissant, et du précieux passeport qui en avait été la récompense.

Après le repas, le docteur Rabican, par l’intermédiaire de Chady-Nouka, entra en conversation avec le jeune lama qui leur avait servi d’introducteur.

— Soyez assuré, lui dit-il, de notre reconnaissance, pour votre généreuse hospitalité. Nous savons que ceux de votre religion sont charitables envers tous les hommes ; mais, comme nous ne sommes pas des voyageurs dépourvus de ressources, nous tenons à ne pas être entièrement à votre charge, pendant le temps que la nécessité de nous reposer va nous forcer de passer dans votre monastère.

Le jeune lama fit le meilleur accueil à la proposition du docteur.

— Vous avez parlé, dit-il, en homme plein de prudence et de charité. Il est raisonnable que les plus riches paient pour les plus pauvres. Cependant, comme ce monastère n’est pas une hôtellerie, il ne m’appartient pas de vous fixer un prix. Vous laisserez l’offrande qu’il vous conviendra.

Le docteur Rabican offrit cinq roubles d’argent pour chaque journée de séjour, ce dont le lama se montra excessivement satisfait.

— Ne pourrais-je, demanda le docteur, être présenté à votre supérieur ? Je serais heureux de m’entretenir avec lui.

— Pour le moment, cela est impossible. Il est en méditation pour plusieurs jours, et il a déclaré ne vouloir être troublé par personne ; mais vous le verrez plus tard. En attendant, vous n’aurez qu’à vous adresser à moi pour obtenir ce qui vous sera nécessaire.

La conversation roula ensuite sur les choses de l’Europe et sur celles de l’Empire chinois ; et le docteur fut très surpris de trouver, au fond de ce désert, un interlocuteur très au courant de la politique russe et anglaise dans l’Asie centrale, et même des plus récentes découvertes scientifiques.

— Vous m’étonnez, dit le docteur. Comment êtes-vous si bien informé de toutes ces choses ?

Le jeune lama sourit avec une certaine fatuité.

— Ici, fit-il, nous sommes en relations suivies, d’une part avec H’Lassa, notre capitale religieuse, d’autre part avec les Khans de la plupart des peuplades nomades de la steppe. Enfin, il passe souvent par ici des caravanes chinoises ou russes, qui nous permettent de communiquer avec les nombreux coreligionnaires que nous avons dans l’Inde, la Chine, le Japon, l’Indochine et même la Malaisie.

Le docteur Rabican marchait de surprise en surprise.

Il n’en revenait pas de trouver de la politesse, de l’instruction, là où il s’était attendu à rencontrer ignorance, abrutissement et fanatisme.

Le jeune lama, qui se nommait To-Chi, et le docteur se quittèrent enchantés l’un et l’autre, en se promettant d’avoir ensemble de fréquents entretiens.

Environ une heure après le repas, qui avait eu lieu à midi, To-Chi vint de nouveau trouver ses hôtes et leur proposa de visiter le monastère. Sa proposition fut acceptée avec joie.

La partie la plus remarquable en était le temple, dont le vestibule était orné de gigantesques colonnes de granit aux chapiteaux formés par des feuillages de lotus. Dans le temple proprement dit, dont la nef, dallée de larges tables de granit, était recouverte d’une natte de fils d’argent tressés, siégeaient, tout au fond du sanctuaire, trois statues de Bouddha entièrement dorées et d’au moins cinq mètres de haut.

— Pourquoi, demanda Yvon, le Bouddha du milieu a-t-il les mains croisées et gravement entrelacées sur l’abdomen, tandis que celui de droite a le bras et la main levés, et celui de gauche la main droite seulement étendue ?

— Ces trois Bouddhas, répondit To-Chi, représentent le passé, le présent et l’avenir. Le passé, c’est le Bouddah central, à qui l’Action est devenue étrangère et qui joint ses mains dans la sereine béatitude, dans la quiétude inaltérable à laquelle il est parvenu. Le Bouddha de droite, c’est le Présent, dont le bras et la main droite sont levés pour agir. L’avenir est symbolisé par le Bouddha de gauche ; et le geste seulement ébauché de la main droite montre qu’éternellement il se prépare à l’action.

Le plafond du temple était orné d’une profusion de lanternes, les unes en papier peint et de provenance chinoise, les autres en corne fondue et en cuir fumé devenu diaphane, sans doute de fabrication tartare. Les murs étaient tapissés de bandes de cuir colorié et de satin rouge, couvertes de sentences. Devant les idoles s’étendait un autel chargé de vases à offrandes et de cassolettes en bronze où brûlaient des bâtons de parfum.

Les visiteurs traversèrent ensuite de longs couloirs, bordés à droite et à gauche par les cellules des lamas.

Dans celle d’un vieux religieux qui paraissait au moins centenaire, To-Chi fit voir à ses hôtes un « kouroudou » ou moulin à prières. Ce curieux instrument, dont l’usage commence à disparaître, se compose d’un essieu de fer reposant sur deux petits pivots de bois, assujettis perpendiculairement sur une planchette. Le cylindre est recouvert d’une pièce d’étoffe où sont tracées des formules de prières. Il suffit de mettre en marche l’appareil pour que les oraisons inscrites sur le rouleau s’élèvent jusqu’à la divinité.

La jeune génération bouddhique n’ajoute plus grande créance à ces oraisons, mais on trouve encore au fond du Thibet de vieux lamas fanatiques, qui passent leur journées à faire tourner leur moulin. Dans certaines communautés, on a même construit de ces moulins d’une très grande dimension et mus par une chute d’eau.

Grâce à cette invention ingénieuse, toute une communauté remplit ses devoirs religieux sans fatigue et sans même avoir à s’en occuper.

To-Chi fit aussi visiter à ses hôtes la bibliothèque. Elle renfermait une dizaine de mille de volumes imprimés sur papier de riz et proprement reliés en taffetas rouge.

À part une trentaine d’ouvrages anglais et français, que To-Chi montra avec orgueil, tous ces livres appartenaient exclusivement à la théologie bouddhique. Ils étaient imprimés en chinois ou en sanscrit.

Le docteur Rabican et le professeur Van der Schoppen se réservèrent de les examiner à loisir, et de faire recopier ceux qui pourraient avoir trait à la médecine.

La visite de ce monastère, dont le luxe intérieur contrastait si singulièrement avec le désert glacial et désolé au milieu duquel il était bâti, se trouvait entièrement terminée. Les voyageurs avaient tout vu, tout examiné en détail, sauf cependant l’aile des bâtiments où se trouvaient les appartements du supérieur du monastère.

Le jeune lama reconduisit ses hôtes aux chambres qu’ils occupaient, non sans les avoir prévenus obligeamment qu’il leur suffirait de frapper sur un gong disposé à cet effet, pour le voir accourir, prêt à leur fournir tout ce dont ils auraient besoin. Les explorateurs étaient enchantés.

— Décidément, s’écria M. Bouldu d’une voix joyeuse, notre séjour dans ce couvent répond de tout point à nos espérances.

— En effet, approuva le docteur, aucune hospitalité ne pourrait être plus large et plus délicate.

— Nous allons repartir d’ici, dit Van der Schoppen, non seulement reposés, mais engraissés.

— Le fait est, reprit le docteur Rabican, que nous avons véritablement de la chance. Non seulement ma femme et ma fille vont recouvrer, dans peu de jours, leur énergie et leur santé ; mais je vais avoir des renseignements sur mon fils et sur Alban Molifer.

— Vous croyez ? demanda anxieusement Yvon.

— J’en suis sûr, répondit le docteur, ou du moins, presque sûr. D’après la façon amicale dont nous sommes reçus, il est impossible que le supérieur de ce couvent, qui doit être un homme humain et intelligent, ne se mette pas à ma disposition. S’il veut s’en donner la peine, il nous indiquera où sont nos amis. Il ne peut l’ignorer. Dans ce pays, les prêtres bouddhistes commandent en souverains absolus. Nulle police n’est mieux faite que la leur. L’arrivée et le naufrage de la Princesse des Airs n’ont pu leur échapper.

Van der Schoppen réfléchissait.

— D’ailleurs, dit-il enfin, en admettant que le lama de ce couvent n’ait jamais entendu parler de la Princesse des Airs, il pourra toujours nous indiquer la montagne escarpée, inaccessible même aux Kirghiz, que les dépêches d’Alban nous désignent.

Pendant que le docteur et ses amis s’abandonnaient tout entiers à leurs espérances, Jonathan Alcott, toujours soucieux de ne pas attirer l’attention sur lui, s’était retiré dans la cellule qui lui avait été désignée.

Il était plongé dans une profonde méditation.

— C’est ici, songeait-il, que ma vengeance doit être satisfaite, que le drame doit avoir son dénouement. Le moment est venu, ou jamais, de faire usage du fameux document que j’ai dérobé au docteur et qui porte, paraît-il, le sceau du grand Lama. Je connais maintenant suffisamment les dialectes tartares, pour expliquer au supérieur de ce couvent que les gens qu’il accueille si généreusement sont des espions de la Russie et de la France, qui ne se sont aventurés à travers les montagnes que pour reconnaître les points importants et préparer, dans l’avenir, l’envahissement du « Territoire interdit » et l’établissement du chemin de fer franco-sibérien qui doit rejoindre, dans un proche avenir, l’Indochine française et les possessions de la Russie en Asie.

Jonathan se croyait sûr du succès. Il savait avec quelle jalousie les lamas défendent leurs prérogatives. Sa dénonciation avait donc les plus grandes chances d’être accueillie favorablement.

Le moins qu’il pourrait arriver au docteur Rabican et à ses amis c’était d’être claquemurés, pendant quelques années, dans les cellules d’une prison, ou d’être livrés aux bouddhistes fanatiques des montagnes qui les massacreraient.

Dans les deux derniers cas, le but du perfide Yankee serait atteint.

Après y avoir mûrement réfléchi, Jonathan se décida à agir sans perdre de temps. Le soir même, quand tous ses compagnons furent endormis, il se glissa, à travers les couloirs déserts du couvent, jusqu’à la cellule de To-Chi.

La jeune lama ne dormait pas encore. La tête dans ses mains, il déchiffrait un livre européen qu’il ferma en entendant frapper.

— Vous avez besoin de quelque chose ? demanda le jeune homme.

— Je voudrais parler à votre supérieur, et cela immédiatement.

— Je vous ai déjà expliqué qu’il était impossible de le déranger.

— Il s’agit d’une affaire de la plus haute gravité, dit Jonathan avec insistance.

Comme To-Chi ne paraissait nullement disposé à céder, Jonathan, pour le convaincre, tira de son portefeuille le mystérieux sauf-conduit.

Le jeune lama n’y eut pas plutôt jeté un coup d’œil qu’il s’inclina respectueusement.

— Du moment, dit-il, que vous avez de telles lettres de présentation, je n’ai plus de raisons de ne pas vous conduire en présence de notre vénéré supérieur.

Et il précéda Jonathan, enchanté de voir la bonne tournure que prenaient les événements.

Arrivés à l’autre extrémité du monastère, ils firent halte devant une porte incrustée d’ivoire, à la mode tartare. To-Chi frappa doucement, dit quelques mots à l’oreille du vieux lama qui vint ouvrir, et se retira pendant que Jonathan était introduit dans les appartements privés du supérieur.

À la suite de son nouveau guide, un vieillard au chef branlant et aux manières obséquieuses, Jonathan traversa plusieurs pièces ornées de cassolettes de bronze et de grands Bouddhas en bois doré.

Il se trouva enfin dans une vaste pièce, qui tenait à la fois du temple et du cabinet de travail.

Des meubles chinois et russes, des armes, des idoles et des livres, y étaient entassés dans un désordre pittoresque.

Devant une table couverte de papiers, un homme au maintien grave, à la face rasée, écrivait à la lueur d’une lampe.

Il était vêtu d’une somptueuse robe de soie noire, et coiffé d’une calotte également en soie noire. Ses doigts maigres, armés d’un pinceau de bambou trempé dans de l’encre de Chine, couraient avec dextérité sur une large feuille de papier de riz, sur lequel il traçait les caractères compliqués de l’écriture chinoise.

À la vue du visiteur qui lui arrivait, il leva les yeux et son visage refléta une profonde surprise.

D’un mouvement rapide et que le Yankee ne remarqua pas, il se recula hors du cercle de lumière projeté par la lampe. De cette façon, ses traits étaient à demi-plongés dans l’ombre.

Le vieux lama qui avait servi d’introducteur, après avoir prononcé quelques paroles à voix basse, était demeuré immobile dans un angle de la pièce, à quelques pas de son supérieur.

— Que désirez-vous ? demanda enfin celui-ci à Jonathan.

Sans s’expliquer pourquoi, le Yankee commençait à être désagréablement impressionné par le silence et la gravité de son interlocuteur. Cette voix, basse et profonde, l’avait fait tressaillir. Il lui semblait confusément l’avoir entendue déjà.

Mais, attribuant son propre trouble à l’importance de la démarche qu’il tentait, l’Américain retrouva promptement son aplomb et, s’inclinant jusqu’à terre, répondit avec l’accent de l’indignation et de la sincérité :

— J’ai la hardiesse de vous troubler dans vos méditations pour vous sauver d’un grand péril. Bien que je ne partage pas vos croyances, je suis indigné de l’odieuse trahison que ceux que vous avez accueillis comme des hôtes préparent contre vous. J’ai cru que ma conscience m’ordonnait de vous prévenir. Je ne suis qu’un domestique au service des Européens qui sont ici. Je ne suis point leur complice, je ne veux pas l’être, et le hasard seul m’a mis en possession de leurs secrets.

Jonathan attendait avec hésitation l’effet de ces paroles. D’un geste plein d’autorité, le lama lui fit signe de continuer.

Enhardi par cet accueil, Jonathan raconta, en l’entourant de tous les détails vraisemblables qu’il put imaginer, l’histoire d’espionnage qu’il avait inventée.

Le lama demeurait impassible.

Ses yeux seuls, arrêtés sur ceux de Jonathan avec une inquiétante fixité, le fouillaient jusqu’à l’âme, le jetaient dans un trouble étrange.

Le Yankee sentait que ses paroles sonnaient faux, qu’il se trouvait en face d’une puissance supérieure à laquelle il ne lui serait pas possible d’en imposer.

Quand il fut arrivé à la fin de sa dénonciation, il était devenu d’une pâleur mortelle.

Le lama demeurait silencieux et paraissait réfléchir. Cependant il ne quittait pas des yeux son interlocuteur. À la fin, il dit :

— Avez-vous encore la lettre grâce à laquelle vous avez pu être introduit près de moi ?

Jonathan eut l’idée de la refuser. Il sentait maintenant, mais trop tard, que s’il remettait au lama le sauf-conduit dérobé au docteur Rabican, il était perdu.

Mais, il se trouvait à la merci d’une puissance supérieure. En dépit de sa volonté, sans pouvoir désobéir à l’ordre irrésistible qui lui était intimé, il ouvrit son portefeuille et donna la lettre.

En avançant la main pour la prendre, le lama était entré dans le cercle lumineux de la lampe. Jonathan ne put retenir un cri de surprise et d’épouvante.

Il venait de reconnaître, dans le supérieur du monastère de Balkouch-Tassa, Okou, l’énigmatique passager à qui le docteur Rabican avait donné ses soins pendant la traversée de Constantinople à Poti, celui-là même qui avait écrit et scellé de son sceau tout-puissant de plénipotentiaire du Dalaï-Lama, le sauf-conduit que Jonathan venait de livrer si imprudemment.

Le Yankee était devenu blême.

Instinctivement, il avait fait un pas vers la porte ; mais il recula bien vite, en voyant que de ce côté la retraite lui était barrée par une demi-douzaine de vigoureux prêtres qui, pendant qu’il parlait, étaient entrés sans bruit et attendaient, immobiles et respectueux, les ordres de leur supérieur.

Cinq minutes s’écoulèrent, qui parurent à Jonathan longues comme des siècles.

Il aurait voulu parler, expliquer, s’excuser.

Sa voix s’arrêta dans son gosier. Il ne put que balbutier en tremblant des paroles inintelligibles.

Dans la pénombre de la vaste salle, le placide sourire des Bouddhas de porcelaine et de bois doré, devenait un rictus diabolique.

Okou, toujours silencieux et sévère, semblait attendre.

Jonathan, tout en maudissant à part soi son imprudence et sa maladresse, se demandait avec un frisson, quelle terrible torture lui était réservée. Il se rappelait d’épouvantables histoires de supplices chinois : des prisonniers brûlés à petit feu avec tant de lenteur que leurs tourments duraient plusieurs jours, d’autres dévorés tout vifs par des rats affamés.

L’histoire d’un missionnaire, surtout, lui revenait à la mémoire avec une atroce netteté de détails. Ce missionnaire avait eu les mains fermées, puis étroitement cousues dans des gantelets de cuir mouillé. Le cuir en séchant, en se rétrécissant, avait fait pénétrer de force les ongles dans la paume. Les ongles, dans leur croissance, avaient traversé lentement toute la main ; et le malheureux était mort de la gangrène, après des semaines de souffrances.

Jonathan fut bientôt tiré de cette sinistre rêverie et ramené au souci de la réalité.

Le docteur Rabican venait d’entrer, suivi de M. Bouldu, de Van der Schoppen et d’Yvon.

Les voyageurs étaient assez surpris d’avoir été dérangés à une heure aussi indue, et brusquement convoqués par le supérieur du monastère.

Ils n’étaient pas, au fond, sans quelque inquiétude, quoiqu’ils ne pussent se persuader qu’on les eût si bien accueillis, pour leur faire subir ensuite quelque vexations.

Le docteur Rabican, qui marchait le premier, eut une vague intuition de la vérité, à la vue de Jonathan qui, pâle et tremblant, s’offrit d’abord à ses regards.

D’un second coup d’œil, le docteur reconnut son ancien client, qui l’accueillait d’un sourire.

Il aperçut en même temps, sur la table, le précieux sauf-conduit qu’il avait si longtemps et si inutilement cherché.

Brusquement, le docteur comprit tout.

Son intéressant malade était le supérieur du couvent de Balkouch-Tassa, et venait sans doute de découvrir une nouvelle trahison de Jonathan.

Complètement rassuré, il s’avança vers Okou qui, après avoir énergiquement serré la main de son médecin, lui avait fait signe de s’asseoir, ainsi que ses compagnons.

— Mon cher docteur, commença gracieusement le lama – qui s’exprimait en latin – je ne savais pas avoir le bonheur de vous avoir pour hôte. Je suis heureux que l’infidélité de votre serviteur m’ait permis d’apprendre votre présence.

— L’infidélité de notre serviteur ! s’écria le docteur Rabican, en jetant du côté de Jonathan un regard sévère. Cet homme seul, ajouta-t-il, était en effet capable de nous trahir.

— Il l’a essayé, dit le lama. Par malheur pour lui, il ne se doutait guère à qui il allait raconter ses mensonges ; et pour me persuader que vous étiez les espions de je ne sais quel gouvernement européen, il a eu la sottise de se servir du sauf-conduit que je vous avais donné, et qui est de mon écriture. Il vous l’avait dérobé, mais le voici ; je vous le rends avec l’espoir qu’il pourra encore vous être utile.

Le docteur, au comble de la surprise et de l’émotion, reprit le précieux sauf-conduit et remercia son hôte avec effusion.

Pendant toute cette scène, Jonathan n’avait pas dit un mot, pas fait un geste. Son sang-froid et sa résolution habituels lui faisaient absolument défaut. Il avait la tête perdue et se sentait mal à l’aise sous le regard inflexible et glacial du lama.

Cependant, de jeunes religieux avaient apporté un grand plateau de laque chargé de théières, de bouteilles de vin de riz, de confitures chinoises. Ils avaient disposé cette collation improvisée sur un guéridon de porcelaine, en face des Européens.

Les lamas qui entouraient Jonathan Alcott, s’étaient lentement rapprochés de lui.

— Voulez-vous, demanda Okou, que je remette ce misérable entre vos mains ?

— Je vous l’abandonne, fit le docteur Rabican, avec un geste de dégoût.

Quant à M. Bouldu, il montrait le poing à son ancien préparateur, d’un air féroce.

— Qu’on le décapite ! Qu’on le pende ! La ciguë ! le pilori ! le pal ! seront encore des supplices trop doux pour un pareil coquin !… s’écriait-il dans un latin mélangé de barbarismes.

Le lama ne put s’empêcher de sourire. Yvon se taisait, de même que Van der Schoppen, à qui le sort de Jonathan semblait être une chose profondément indifférente.

Okou crut devoir donner une explication.

— Il ne sera point fait de mal à cet homme, dit-il. Bouddha recommande la pitié envers tous les êtres. Je vais seulement le mettre hors d’état de nuire. Il va être enfermé dans une des cellules dont nous nous servons pour amender, par la solitude, ceux des religieux qui ont commis quelque faute.

— Mais, objecta M. Bouldu, ne craignez-vous pas qu’il s’échappe, qu’il ne commette de nouveaux méfaits !

Okou eut un étrange sourire.

— Ce n’est pas à craindre, fit-il. Nous ne lui rendrons la liberté que quand il sera entièrement amendé, ce qui demandera, j’en ai peur, beaucoup de temps. En tout cas, il ne sortira d’ici que lorsque je serai sûr que vous et vos amis êtes en sûreté en France.

L’angoisse de Jonathan était à son comble. Pendant que les lamas l’entraînaient, il essaya une dernière fois d’attendrir M. Bouldu.

— Mon cher maître, s’écria-t-il d’une voix déchirante, une dernière fois, ayez pitié de moi ! Livrez-moi si vous voulez à la justice française, mais ne me laissez pas entre les mains de ces gens qui vont me torturer, me brûler vif, me faire endurer mille supplices.

Jonathan Alcott ne parlait pas le latin.

Il n’avait, par conséquent, rien compris à la conversation qui avait eu lieu entre Okou et ses hôtes.

Il s’était seulement rendu compte d’une chose, c’est que le docteur Rabican l’abandonnait à la justice bouddhique.

Dans la terreur qu’il éprouvait, il essayait de faire appel une dernière fois au bon cœur de M. Bouldu, qu’il savait aussi prompt à s’apitoyer qu’à se mettre en colère.

Cette fois encore, il faillit réussir.

L’impressionnable météorologiste eut la vision d’un Jonathan écorché tout vif, abreuvé de plomb fondu, et il ne put s’empêcher de murmurer à l’oreille d’Yvon :

— Après tout, on pourrait peut-être remettre ce coquin à la justice française ; et cela dans un but de pure humanité. Je sais bien qu’il n’est guère intéressant ; mais ces prêtres, avec leurs physionomies impassibles et rusées, doivent être féroces.

— Par exemple, mon père, répondit Yvon, vous êtes d’une faiblesse et d’une bonté vraiment incroyables ! Vous mériteriez de devenir de nouveau la victime de ce misérable ! Nous avons la chance d’en être débarrassés juste au moment où il vient d’échouer dans un nouveau complot contre nous, et vous voudriez que nous nous en chargions de nouveau ! Lui pardonner ! Vraiment ce serait tenter la Providence !

— Je vous affirme, dit d’un ton de bonhommie Van der Schoppen, qui avait entendu la conversation du père et du fils, que pour mon compte, si ce Jonathan, après la dernière tentative qu’il vient de commettre, se trouve de nouveau en ma présence, je lui brûle la cervelle avant toute autre explication.

— Vous aurez raison, approuva Yvon, et j’en ferais autant.

— Après tout, déclara M. Bouldu, sur qui l’opinion de Van der Schoppen et de son fils avait fait impression, ce Jonathan est une canaille. Je l’abandonne à son triste sort.

Pendant ce colloque, celui qui en était l’objet avait, malgré ses exclamations et sa résistance, été entraîné hors de la salle par les prêtres.

Okou et le docteur Rabican s’entretenaient à voix basse, et un jeune lama versait dans les tasses un thé si parfumé que l’atmosphère de toute la pièce s’en trouva embaumée.

Entre ses gardiens, qu’il n’avait pas même la ressource d’apitoyer en leur racontant son histoire, Jonathan Alcott descendit un long couloir en pente raide, qui semblait s’enfoncer dans les entrailles de la terre comme la galerie d’une mine.

Au bout du corridor, il y avait un escalier d’une vingtaine de marches, puis un autre corridor, puis un autre escalier.

— Ils me conduisent à la salle de torture, songea le Yankee en claquant des dents.

Au bout du quatrième corridor, un des prêtres prit à sa ceinture une clef monumentale, et poussa le prisonnier dans une cellule meublée seulement d’un monceau de paille et d’une couverture de feutre.

Puis, Jonathan entendit la porte se refermer, ses geôliers s’éloigner et, malgré son inquiétude, il finit par s’endormir sur son grabat, en rêvant qu’il était condamné à tous les supplices de l’enfer chinois.

Il s’éveilla, le lendemain matin, tout surpris de se trouver en pareil lieu. Puis il rassembla ses idées, reprit conscience de sa situation, et fit le tour de son cachot.

Les murailles, taillées dans le roc vif, étaient d’une épaisseur considérable. Par une étroite meurtrière, il entrevit, à une profondeur vertigineuse, au-dessous de lui, le fond du précipice sur lequel le monastère de Balkouch-Tassa était bâti.

La porte était d’une épaisseur à défier toute tentative d’effraction. Au pied du grabat se trouvait une jatte de farine d’avoine.

Jonathan, qui avait repris un peu de courage, mangea de bon appétit.

— Puisqu’ils me donnent à manger, s’écria-t-il, c’est donc qu’ils ne veulent pas encore me faire mourir !

Cette réflexion lui rendit quelque espérance.

Il était tout étonné qu’on ne l’eût pas déjà mis à mort.

Mais tout, d’un coup, il se releva, comme s’il eut ressenti une secousse électrique et, sans réfléchir qu’on pouvait l’entendre, il s’écria joyeusement :

— Ils m’ont emprisonné, c’est vrai, mais ils ont oublié de me fouiller. J’ai conservé mon argent, mon couteau et mon revolver ; rien n’est encore perdu !

 

 

 

VI

 

FANTASMAGORIES

 

 

Le premier soin du docteur Rabican fut d’expliquer au lama, avec plus de détails qu’il n’avait pu le faire au cours de leurs relations antérieures, le départ et le désastre de la Princesse des Airs, la conduite de Jonathan, enfin la façon dont ils avaient été miraculeusement informés de la présence des naufragés sur une des cimes de l’Asie centrale.

Okou écoutait avec une extrême attention, se faisait expliquer minutieusement tout ce qui avait trait aux choses scientifiques.

Quand le docteur eut fini, il ne put s’empêcher de pousser un profond soupir.

— Dans quelques années, dit-il gravement, quand on aura construit beaucoup d’aéroscaphes du genre de votre Princesse des Airs nos solitudes jusqu’ici inviolées, notre « Territoire interdit » seront envahis par les soldats et les commerçants du Vieux-Monde. Il nous faudra soutenir des luttes, pour défendre nos prérogatives et notre pouvoir jusqu’ici demeuré intact, dans cette région de montagnes glacées et de déserts.

— Rassurez-vous, répondit le docteur en souriant. Il se passera encore bien des années avant que votre terrible Plateau Central soit doté de chemins de fer, de télégraphes, et surtout de navires aériens. Mais, ajouta-t-il, j’espère que la mauvaise opinion que vous avez de notre civilisation occidentale ne vous empêchera pas de nous aider à retrouver nos amis et la merveilleuse machine grâce à laquelle ils ont pu parvenir jusqu’ici ?

— Nullement, répartit Okou. Le motif qui vous guide est trop louable, et je vous ai trop d’obligation pour ne pas me mettre entièrement à votre disposition. Ne sais-je pas, d’ailleurs, qu’un peu plus tôt, un peu plus tard, nos prêtres devront devenir des savants, s’ils veulent conserver leur place dans l’univers nouveau qui s’édifie autour de nous !… Quelques-uns, d’ailleurs, s’y préparent déjà.

Le regard du docteur, suivant la direction de celui de son interlocuteur, rencontra sur la table de travail des traités de chimie et de mathématiques, ce qui ne laissa pas de le surprendre.

Okou secoua la tête modestement.

— Je ne sais pas grand-chose, fit-il. Je tâche seulement de n’être pas plus ignorant que les enfants de vos écoles d’Occident.

Le lama semblait réfléchir.

— Je vais vous faire voir, dit-il enfin avec un sourire de triomphe au docteur et à ses amis, une merveille que votre science de l’Occident est incapable de produire et qu’elle n’est même pas encore arrivée à expliquer. D’ailleurs ce spectacle ne sera pas seulement une inutile distraction. L’homme qui produit les phénomènes merveilleux dont vous allez être témoins est un de ceux qui sont le plus capables de vous fournir des renseignements utiles sur ceux que vous cherchez.

Le lama s’était levé.

Le docteur Rabican et ses amis l’imitèrent, en proie à la plus vive curiosité.

À la suite de leur hôte, ils pénétrèrent dans une salle plus vaste que celle qu’ils venaient de quitter, et qui semblait une sorte d’oratoire.

Le sol en était seulement recouvert d’une natte de paille ; et l’on n’y voyait, pour tout ornement, que quatre grosses lanternes de corne et quatre grandes cassolettes.

Pendant qu’un religieux allumait les lanternes et jetait des parfums sur les cassolettes, le professeur Van der Schoppen, très intrigué par ces préparatifs, demanda au lama ce qui allait se passer.

— Je vais, répondit Okou, vous présenter un de nos religieux, célèbre par sa piété et par ses miracles. Tout jeune, il a visité les monastères de l’Ile Sainte[31], les ruines de l’Indoustan couvertes d’inscriptions sacrées, et les cryptes secrètes d’Angkor. Du reste le voici.

Les voyageurs furent étrangement impressionnés par la figure du nouvel arrivant.

Sa face était si desséchée que l’on distinguait, à travers son épiderme mince et diaphane, les moindres détails de son ossature crânienne. Dans sa figure, les yeux seuls semblaient vivre, des yeux immenses, liquides et sombres, véritablement effrayants, des prunelles de médium dans une face de squelette. Le corps était aussi d’une maigreur extraordinaire.

— Regardez, ne put s’empêcher de dire Van der Schoppen au docteur Rabican, il n’y a plus en cet homme que des os et des nerfs. La graisse a disparu, les muscles ne sont plus que de maigres cordes que l’on pourrait compter.

Okou imposa silence à Van der Schoppen, d’un coup d’œil. Le religieux, après s’être incliné légèrement, s’était dépouillé de sa robe.

Il apparaissait maintenant entièrement nu, d’une maigreur si effrayante, que le docteur Rabican et ses amis en demeurèrent saisis.

Ils se trouvaient véritablement en face d’un cadavre ambulant.

Okou dit en souriant :

— Vous voyez qu’aucune supercherie ne sera possible de cette façon.

Personne ne répondit. Chacun commençait à éprouver un indéfinissable malaise.

Instinctivement, on s’était écarté du nouveau venu qui, après avoir déposé à ses pieds un panier de cuir tressé, s’était assis sur les talons et avait tracé autour de lui un grand cercle blanc.

— Que personne ne dise un mot, et surtout que personne ne franchisse le cercle, ordonna brièvement Okou, qui s’était assis sur une natte et avait fait signe à ses hôtes d’en faire autant.

Tous prirent place en silence.

Les cassolettes lançaient des trombes de parfums. Une atmosphère spéciale, à la fois lumineuse et lourde, avait envahi la salle, qui paraissait maintenant beaucoup plus vaste.

En pleine lumière, au milieu du cercle qu’il avait tracé, le thaumaturge semblait se recueillir en lui-même. On eût dit qu’il avait oublié la présence des assistants.

Bientôt pourtant il se leva, ouvrit son panier, et montra qu’il ne renfermait autre chose qu’une flûte de bambou et une sorte de loque racornie qui paraissait être une peau de serpent.

Laissant le panier entrouvert, le thaumaturge y remit la peau qu’il en avait tirée, et commença à jouer de la flûte. Il joua d’abord un air lent et doux, mais dont la cadence allait en s’accélérant.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que, dans le panier de cuir tressé, ce qui avait para n’être qu’une peau desséchée se mit à s’agiter comme une chose vivante. Cela s’enfla, se tordit, grossit, s’allongea.

Les spectateurs se trouvèrent en présence d’un épouvantable monstre, qui semblait grossir encore, à mesure que le musicien précipitait le rythme de son air.

C’était un lézard gigantesque qui parut d’abord n’avoir que deux pattes, mais deux pattes énormes et terminées par des griffes pareilles à celles d’un oiseau de proie. Les deux autres pattes, réduites à l’état de moignons, semblaient n’être qu’ébauchées. La gueule du monstre était armée de dents fines et acérées, et sa tête recouverte d’une crête écailleuse.

Affaissés à côté d’Okou, qui essayait de les soutenir de son regard et de son sourire, les voyageurs étaient devenus pâles de terreur.

Ils ne savaient plus s’ils étaient véritablement éveillés, ou s’ils traversaient quelque terrible cauchemar.

Cependant, ils finirent par se rassurer. Van der Schoppen, le premier, remarqua que le monstre, dans ses mouvements, ne dépassait jamais le cercle tracé par la main de celui qui l’avait évoqué.

M. Bouldu fit une remarque plus extraordinaire encore. Il lui fallut faire appel à toute sa force de caractère pour ne pas, immédiatement, en faire part à ses compagnons.

Le fameux reptile qu’il avait devant les yeux n’était autre qu’un animal antédiluvien, le « lœlaps à griffes d’aigle » bien connu des savants qui s’occupent de préhistoire.

La surprise du météorologiste, en face de cette découverte, fut telle qu’il en oublia son effroi.

Cependant, le reptile avait grandi, jusqu’à toucher presque le plafond de la salle. Ses petits yeux, surmontés de crêtes, étaient injectés de sang.

Tout en évitant de s’approcher du thaumaturge, qui continuait impassiblement à jouer de la flûte, il faisait des efforts désespérés, et s’agitait lourdement, pour sortir du cercle où il était enfermé.

Les spectateurs haletaient, dans l’attente de ce qui allait se produire.

Brusquement, la musique changea de rythme.

L’air vif et précipité du début fit place à un air mélancolique et lent, d’une monotonie funèbre.

Aussitôt le « lœlaps », dont les voyageurs entendaient le sifflement sourd, dont ils pouvaient voir à quelques pas d’eux les griffes acérées et compter les multiples écailles, parut éprouver un singulier sentiment de malaise.

Il s’assit sur son arrière-train, flaira avec inquiétude le panier d’où il était sorti, et peu à peu s’engourdit, se rapetissa, et parut ressentir de cruelles douleurs.

Il jetait des regards expirants vers les spectateurs, comme si sa force et sa férocité eussent diminué en même temps que sa grosseur.

Bientôt, ce ne fut plus qu’un inoffensif reptile qui se traîna, moribond, vers son panier, et s’y étendit.

Quelques secondes après, le musicien, dont la cadence était devenue de plus en plus monotone, cessait tout d’un coup de jouer.

Okou dit rapidement au docteur Rabican, qui se trouvait le plus près de lui [32] :

— Vous pouvez maintenant entrer dans le cercle et voir par vous-même qu’aucune supercherie n’est possible.

Le charme était rompu. Les spectateurs, Van der Schoppen en tête, se précipitèrent.

Il n’y avait plus, dans le cercle, que le thaumaturge avec, à ses pieds, la flûte et le panier tressé qui contenait le fragment de peau desséchée d’où était sorti le « lœlaps ».

Van der Schoppen examina curieusement cette peau ; mais il finit par la laisser retomber avec un sentiment d’horreur, en croyant s’apercevoir qu’elle gardait une sorte de frissonnement de la vie momentanée dont la mystérieuse incantation l’avait animée.

Le thaumaturge avait repris sa robe et son panier et s’était retiré, après la même salutation impassible qu’il avait faite en entrant.

Toute la société abandonna la salle, où les fumées exhalées des cassolettes menaçaient de rendre l’air tout à fait irrespirable ; et l’on rentra dans le cabinet de travail où l’on avait pris le thé.

Leur première stupeur un peu dissipée, les voyageurs discutèrent sur la merveilleuse résurrection dont ils venaient d’être témoins.

— Comment expliquez-vous cela ? demanda malicieusement Okou au professeur Van der Schoppen.

— Je ne l’explique pas. Je crois seulement que, de même que quelques solitaires de l’Inde, le religieux ou le thaumaturge que vous venez de nous faire voir a reçu, par tradition, certains secrets naturels que la science moderne n’est pas arrivée à deviner, mais qu’elle s’appropriera un jour. Les rayons Rœntgen, qui permettent de voir à travers les murailles les plus épaisses, de deviner même ce qui se passe dans l’intérieur du corps humain, sont tout aussi surprenants.

Le lama en convint.

— Pour moi, dit le docteur Rabican, je risque une explication. N’est-il pas possible que les parfums des cassolettes ne renferment quelque drogue hallucinatoire dont la puissance, combinée avec le pouvoir de suggestion très réel du thaumaturge, a suffi pour évoquer à nos yeux l’horrible apparition de tout à l’heure.

— D’accord, objecta M. Bouldu. Mais, comment se fait-il que l’on nous ait précisément suggéré la vision d’un monstre antédiluvien, parfaitement catalogué par la science et dont le thaumaturge lui-même ignore, à coup sûr, l’existence ?

— Voilà qui n’infirme en rien mon opinion, répliqua le docteur. J’ai lu, dans un livre de voyage, qu’il pousse au Pôle sud une variété de ciguë qui, prise en décoction, produit des hallucinations, à peu près toujours les mêmes, et au cours desquelles apparaissent des monstres préhistoriques.

— Voilà qui est curieux, dit Yvon. Mais, pour mon compte, je crois parfaitement à la réalité de l’apparition.

— Vous avez raison, répondit Okou. Le pouvoir de la volonté est infini. Vous venez d’assister à ce que nous appelons un phénomène « d’emprunt de matière ». D’ailleurs, le religieux, qui vous a tant émerveillés, vous fournira bientôt d’autres preuves de sa puissance. C’est grâce à lui que j’espère pouvoir vous donner des nouvelles de vos amis. Il va venir nous rejoindre dans un instant.

Le thaumaturge ne tarda pas, en effet, à rentrer et, les yeux baissés, se tint respectueusement debout devant son supérieur, attendant ses ordres.

— Il faut, dit Okou au docteur Rabican, que vous consentiez à ce que ce sage religieux vous regarde fixement et lise dans votre pensée. Ensuite il nous dira, sans doute, où se trouve votre fils.

En proie à la plus violente émotion, le docteur se prêta à l’expérience.

Sur l’ordre d’Okou, le thaumaturge s’approcha du docteur, lui prit les mains entre ses longs doigts de squelette, et lui planta son regard aigu jusqu’au fond des prunelles.

Van der Schoppen, M. Bouldu et Yvon regardaient ce spectacle avec une vive anxiété.

Sous le sombre regard du magnétiseur, le docteur n’avait pu réprimer un frisson de saisissement. Il lui semblait qu’une partie de sa conscience lui faisait brusquement défaut. Sa volonté se retirait de lui, et il avait la désagréable sensation de sentir son « moi » évincé par un autre « moi » plus puissant, qui prenait sa place et commandait à sa mémoire et à son imagination.

Soumis à cette prestigieuse influence, le docteur s’aperçut que, malgré lui, il concentrait sur son fils et sur Alban tout le pouvoir de son attention.

Il assista par la pensée à toutes les scènes qui avaient précédé le départ de la Princesse des Airs, et son souvenir évoqua la mâle et énergique physionomie d’Alban, l’intelligente et fine silhouette de Ludovic, les physionomies plus effacées de Mme Ismérie et d’Armandine.

Le docteur sentait, avec un tremblement d’épouvante, que ce n’était pas volontairement qu’il se remémorait tout le passé, et que le thaumaturge lisait dans sa mémoire comme dans un livre ouvert.

Au bout de quelques minutes, le liseur de pensées abandonna les mains du docteur, qui sentit se dissiper graduellement le lourd prestige qui pesait sur sa volonté.

Un silence profond régnait dans la salle.

Le docteur reprenait peu à peu ses esprits et passait la main sur son front, comme un dormeur qui s’éveille.

— Jamais, s’écria-t-il enfin, je n’aurais cru chose pareille. J’ai éprouvé, pendant les quelques minutes qui viennent de s’écouler, des sensations à la fois si vertigineuses et si déplaisantes, que je ne voudrais, pour rien au monde, être obligé de recommencer une semblable expérience. Il m’a semblé que ma volonté était aspirée par une autre volonté plus puissante, de même qu’une goutte d’eau est bue par le soleil de l’équateur.

Ses amis interrogèrent curieusement le docteur, pendant que le thaumaturge, les lèvres serrées et les mains crispées, semblait faire un effort désespéré pour entrevoir, à travers le temps et l’espace, ceux qu’on lui avait commandé de découvrir.

Un quart d’heure s’écoula sans qu’il ouvrît la bouche.

Les spectateurs de cette scène osaient à peine respirer dans la crainte de le troubler.

Enfin, d’une voix faible, il prononça, tout d’une traite, plusieurs phrases dans une langue qu’Okou fut seul à comprendre, et retomba, épuisé de fatigue, sur la natte qui couvrait le sol.

Presque aussitôt, deux lamas l’emportèrent inanimé.

— Qu’a-t-il dit ? interrogea le docteur avidement. Vous a-t-il révélé où était mon fils ?

— Oui, répondit Okou. Lui et ses compagnons sont en bonne santé, à peu de distance de vous. Ils ont abordé au centre d’un massif montagneux nommé le Kysulty qui ne se trouve qu’à deux journées de marche d’ici.

— Mais, demanda Van der Schoppen, il est étonnant que, dans ce monastère, vous n’ayez pas connu leur présence plus tôt ?

— Vous en serez moins surpris, quand vous saurez que le Kysulty est un immense massif rendu inaccessible de tous côtés par des précipices. C’est, pour ainsi dire, un gigantesque globe de glace, d’où tombent des torrents. Les Kirghiz eux-mêmes, supposant qu’il ne s’y trouve aucun vallon fertile, ont renoncé à l’escalader. Il faut vraiment que vos amis aient possédé une machine aussi merveilleuse que celle dont vous m’avez fait la description, pour parvenir à atteindre cette solitude impraticable. Je m’étonne même qu’ils aient pu trouver à y subsister si longtemps.

— Ils avaient des vivres, dit le docteur avec agitation. Mais que font-ils ? Ils doivent courir de terribles dangers.

— Le voyant les a aperçus en effet, cernés par les glaces. Ils ont failli périr, écrasés par des avalanches.

— Et leur navire aérien, demanda à son tour M. Bouldu ?

— Il a été fortement endommagé dans la chute qu’ils ont faite au milieu des rochers ; mais, ils se sont mis courageusement à l’œuvre, et il est maintenant presque entièrement réparé.

— Tant mieux, s’écria joyeusement Yvon.

— Tant mieux, certainement, grommela Van der Schoppen. Seulement, je m’aperçois d’une chose, c’est que nous ne les retrouverons probablement pas. Du moment que l’aéroscaphe est remis en état, Alban va certainement s’en servir pour retourner en Europe, étant donné surtout qu’il doit se trouver fort mal sur le sommet de cette montagne glacée.

Le docteur Rabican réfléchissait.

— Le professeur Van der Schoppen a raison, dit-il. Nous sommes exposés à trouver mon fils et Alban déjà en route pour l’Europe. Mais, il y a peut-être encore un moyen d’arriver à temps. Ce serait de nous mettre en route dès demain matin, et puisque notre ami Okou dit que leurs préparatifs ne sont pas encore tout à fait terminés, nous les surprendrions.

— Vous oubliez, fit observer gravement Van der Schoppen, qu’on nous a décrit le massif rocheux du Kysulty comme absolument inaccessible ; nous perdrons beaucoup de temps à le gravir, si même nous y réussissons.

— Eh bien, nous ne le gravirons pas, voilà tout, dit Yvon.

— Comment ferons-nous alors ? Je ne vous comprends pas.

— Nous ferons des signaux avec des fusées. Ludovic et Alban qui doivent, au fond, compter sur nous, comprendront que nous sommes là.

— L’idée est excellente, approuva le docteur Rabican. Et, puisque le massif du Kysulty n’est pas à plus de deux jours de marche, que ce couvent est construit sur un point culminant, nous pourrions commencer à lancer quelques fusées dès ce soir.

Okou accéda de grand cœur à cette demande. Avant de se séparer de lui, le docteur lui posa encore quelques questions sur la géographie du Kysulty et sur les paroles exactes qu’avait prononcées le thaumaturge.

Mais, le lama ne put que lui répéter ce qu’il avait déjà dit ; et les voyageurs durent se retirer, pour s’occuper du lancement des fusées.

Le lama, très curieux de pyrotechnie, conduisit lui-même, M. Bouldu, Van der Schoppen et Yvon sur la plus haute terrasse du monastère.

— Je suis enchanté, dit-il, de ce feu d’artifice. Quoique j’en aie vu pendant mon voyage en Europe, je ne serai pas fâché d’en revoir.

— Sans compter, dit Yvon en plaisantant, que ces fusées, aperçues de loin par les tribus kirghiz, vont beaucoup ajouter à la réputation de sainteté du monastère de Balkouch-Tassa. On va penser qu’il s’y produit quelque chose de miraculeux.

Le lama ne jugea pas nécessaire de répondre à l’irrévérencieuse réflexion du jeune homme.

Le docteur Rabican prit, pour quelque temps, congé de ses amis, et se rendit dans la chambre qu’occupaient Mme Rabican et Alberte, sous la garde du vigilant Chady-Nouka.

Depuis son arrivée au monastère bouddhique, le tartare menait une vie de fainéantise et, grâce à son bon appétit, il avait rapidement conquis l’amitié des bonzes cuisiniers.

Le docteur trouva les deux femmes fort inquiètes.

La soirée était très avancée ; et elles se demandaient avec anxiété, depuis bientôt deux longues heures, ce qu’étaient devenus leurs amis.

Elles en étaient à se dire que le bon accueil des lamas n’avait peut-être été qu’un piège pour endormir plus sûrement la vigilance des Européens et s’emparer, sans coup férir, de leurs personnes et de leurs bagages.

À la vue du docteur, sur la physionomie duquel s’épanouissait un franc sourire, les deux femmes poussèrent une exclamation de joie.

— Je parie, dit Alberte, que tu nous apportes de bonnes nouvelles.

— Excellentes, répondit le docteur, en embrassant le front de la jeune fille. Je crois que cette fois nous approchons du but. Seulement, ajouta-t-il, nous serons sans doute obligés de nous mettre en route dès demain matin. Et je ne sais trop s’il n’est pas imprudent de ma part, d’exposer des convalescentes comme vous à de nouvelles fatigues.

Une fois mises au courant des événements de la soirée, Mme Rabican et sa fille déclarèrent d’une même voix qu’elles ne se sentaient plus la moindre lassitude.

— Jamais je ne me suis aussi bien portée, fit Alberte.

— Ni moi, ajouta sa mère. Je me mettrais volontiers en route à l’instant même. Puisqu’il n’y a pas un instant à perdre, pourquoi ne partirions-nous pas ce soir ?

— Ma chère amie, il faut être raisonnable ; il est indispensable que nous dormions quelques heures, pendant que Chady-Nouka s’occupera des préparatifs.

Quelques instants après, M. Bouldu, son fils et Van der Schoppen revinrent.

Ils étaient chargés des remerciements du lama pour le feu d’artifice.

Il avait même prié le professeur Van der Schoppen de lui laisser la recette de certaines fusées vertes, qu’il avait particulièrement admirées.

Le docteur mit le comble à ses vœux en lui faisant cadeau d’une boîte de feux de Bengale.

— Mais, demanda tout à coup Chady-Nouka, qu’est devenu Jonathan ? Il faudrait le prévenir de notre départ matinal.

— Mon brave, répondit gravement Yvon, Jonathan ne nous accompagnera pas. Il demeurera au monastère.

— Et pour longtemps ! ajouta M. Bouldu en serrant les poings.

— Oui, continua Yvon, Jonathan est un misérable qui a essayé de nous trahir. Mais, le supérieur de ce monastère est un saint homme, aux regards de qui rien n’échappe. Il a démasqué le traître et, pour le punir, l’a fait enfermer dans les cryptes de la pagode.

Chady-Nouka qui, on le sait, détestait d’instinct le Yankee, se montra ravi d’en être débarrassé. Il apprit avec moins d’enthousiasme le départ matinal du lendemain. Il s’était déjà fait à l’idée de passer une semaine ou deux en compagnie de ses amis les bonzes des cuisines, et il avait pris beaucoup de goût pour le vin de riz.

M. Bouldu le consola de ce léger ennui, en lui offrant un rouble d’argent, et le bon tartare se mit aussitôt en devoir de passer en revue les bagages, d’équiper les yacks, de façon que tout fût prêt au premier signal.

Ce fut avec un entrain qu’ils n’avaient pas eu depuis longtemps, que les voyageurs se mirent en route, après avoir pris congé d’Okou, qui refusa d’accepter aucune rémunération pour les dépenses occasionnées dans son couvent par la caravane. Ce fut même à grand peine que le docteur put faire accepter au jeune lama To-Chi, une petite somme d’argent.

Okou, d’ailleurs, promit d’écrire au docteur et à ses amis, qui s’engagèrent à le tenir au courant de tout ce qui se ferait d’intéressant en Europe.

Il poussa l’amabilité jusqu’à donner pour guide et pour conseiller à ses hôtes, le thaumaturge qui les avait tant émerveillés la veille au soir.

Les deux femmes furent un peu effrayées, d’abord, de la maigreur squelettique et de l’air sévère de ce personnage.

Mais, quand le docteur les eut renseignées, elles changèrent complètement d’avis, persuadées qu’en la compagnie et sous la protection d’un aussi puissant magicien, il ne pourrait leur arriver aucun malheur.

Le temps était doux. Un brouillard épais couvrait le flanc de la montagne au sommet de laquelle est bâti le couvent de Balkouch-Tassa qui, maintenant, avec ses toits couverts de neige, planait dans la brume comme un château fantastique.

Les voyageurs descendaient lentement, au trot lourd de leurs yacks, la pente abrupte du sentier, lorsque M. Bouldu, qui trottinait à côté du professeur Van der Schoppen, fit un mouvement qui le précipita en bas de sa monture.

Il faillit rouler dans le précipice.

Il se releva, légèrement contusionné, en pestant contre tout le monde, contre son yack, contre lui-même, contre les Kirghiz, et même contre l’innocent Van der Schoppen, qui avait eu l’imprudence de lui proposer une séance de kinésithérapie pour rétablir la circulation du sang. Mais, il s’emporta surtout contre Jonathan.

— C’est de la faute de ce coquin, s’écriait-il. S’il n’avait pas limé les tringles des planeurs, l’aéroscaphe n’eut pas été entraîné dans ces affreux déserts. Je regrette seulement qu’il soit tombé entre les mains des prêtres bouddhistes, qui vont le traiter avec beaucoup trop de ménagements.

Van der Schoppen s’amusa fort de la colère de son ami, qu’il finit par calmer par de bonnes paroles. Et tous deux rejoignirent la caravane dont ils s’étaient séparés un instant.

Il y avait déjà une heure que le sage Okou, après avoir, du haut de la terrasse extérieure du monastère, vu s’effacer dans le lointain les dernières silhouettes de ses amis, avait regagné son cabinet de travail, lorsque Jonathan Alcott s’éveilla dans son cachot, et s’aperçut, avec satisfaction, qu’on avait oublié de lui enlever ses armes et son argent.

— Je ne sais pas ce qu’ils ont dessein de faire de moi, réfléchit-il ; mais, pour mon salut aussi bien que pour ma vengeance, il faut que je sorte d’ici au plus vite. Ils paieront cher la sottise qu’ils ont faite de m’épargner encore une fois.

S’échapper, Jonathan en parlait à son aise.

Mais, quand il eut sondé de nouveau la profondeur du précipice, et considéré l’épaisseur de la porte, il se montra un peu moins affirmatif dans ses espérances.

— Comment faire ? se demandait-il avec désespoir.

Il conclut d’abord que le mieux serait de se précipiter sur le lama chargé de lui apporter sa nourriture, de l’assommer sans bruit, puis de gagner la porte extérieure, le revolver au poing, en tirant sur tous ceux qui s’opposeraient à sa sortie.

Un moment de réflexion suffit à lui faire abandonner cette idée qui, en cas d’insuccès, l’exposait à des représailles terribles.

Il eut heureusement, peu après, une meilleure inspiration. Comment n’y avait-il pas songé plus tôt ? La porte de sa cellule était épaisse, il est vrai ; mais n’avait-il pas son couteau ?

Il s’aperçut avec joie qu’au lieu d’être en chêne ou en quelque autre bois très dur, la porte était en une sorte d’aubier, facile à entamer. Et il se mit fébrilement à la besogne.

Au bout d’un quart d’heure de travail, il avait pratiqué, dans l’épaisseur des planches, un trou assez grand pour y passer la main.

De l’autre côté, ses doigts trouvèrent aisément la barre du loquet extérieur, et la porte s’ouvrit sans difficulté.

Jonathan ne pouvait croire à un succès si rapide. Pour bien se prouver à lui-même qu’il était libre, il courut aussitôt jusqu’à l’extrémité du couloir, où il apercevait les premières marches de l’escalier qui menait aux étages supérieurs.

Parvenu sur le second palier, il n’eut que le temps de se rejeter brusquement en arrière.

Il venait d’apercevoir la silhouette du jeune lama To-Chi, sans doute placé en faction dans le couloir pour déjouer toute tentative d’évasion.

Jonathan hésita un instant, toujours dans la crainte de s’exposer à de terribles tortures, s’il assassinait un prêtre bouddhiste.

Il aurait voulu, sans lui faire beaucoup de mal, mettre To-Chi hors d’état de lui nuire.

Pour parvenir à ce résultat, il s’avança tout doucement, et profitant d’un instant où le jeune lama lui tournait le dos. Il le saisit à la gorge, et l’étrangla à moitié avant qu’il eût pu pousser un cri.

Prenant ensuite, à bras le corps, le jeune homme inanimé, il le traîna, plutôt qu’il ne le porta, par les corridors et les escaliers qu’il venait de franchir, jusqu’à sa cellule où il l’enferma.

— Je ne dois pas l’avoir tout à fait étranglé, songeait-il. La fraîcheur de mon cachot le remettra ; mais, alors, je serai déjà assez loin, je l’espère, pour n’avoir plus rien à craindre.

Jonathan remonta, encouragé par ce premier succès et parvint heureusement jusqu’à la porte extérieure du monastère.

Il eut la chance de n’être vu de personne, et grâce à l’épais brouillard qui couvrait les flancs du rocher de Balkouch-Tassa, il put, après avoir marché quelques instants, se croire tout à fait en sûreté.

Mais, il ne fut complètement rassuré que lorsqu’il fut arrivé au bas du sentier qui conduisait au monastère. Alors, il respira plus librement et, se penchant vers le sol, il examina les pas que les yacks de la caravane avaient imprimés sur le sol détrempé par le dégel.

— Voilà des empreintes toutes fraîches, réfléchit-il, et qui n’ont pu être laissées que par les sabots de plusieurs yacks. Cependant, il n’est pas possible que la caravane soit déjà partie. Je sais que leur résolution était de demeurer huit ou quinze jours à Balkouch-Tassa. Il faut pourtant que je suive ces traces. Ce n’est qu’ainsi que je pourrai parvenir, dans ces solitudes inhospitalières, à trouver des hommes qui puissent me porter secours. Il serait très imprudent à moi de rester dans le voisinage de ce rocher maudit. Ma foi, je me ferai Kirghiz, en attendant mieux. Pourquoi pas ?

Après avoir pris cette résolution, Jonathan se remit en marche, plein d’espoir, en suivant fidèlement la piste qu’il tenait et qui, pensait-il, le conduirait sans doute à quelque campement de nomades, où il pourrait demander qu’on lui fît accueil.

Il avança ainsi pendant un espace de cinq à six cents mètres. Mais alors, quelle ne fut pas sa surprise d’apercevoir à terre un tronçon d’allumette chimique. Il s’arrêta, frappé de stuppeur.

— Ceci, murmura-t-il, en examinant le bois à demi carbonisé de l’allumette, ne peut provenir que d’un fumeur européen. Alors ce serait eux, que je suivrais, depuis Balkouch-Tassa ? Ce serait courir à ma perte !… C’est impossible !… Vraiment je n’y comprends rien.

Le Yankee était donc dans un état d’agitation extrême. Il ne savait à quel parti se résoudre.

Tout autour de lui, des rocs couverts de glace, entre les fentes desquels poussaient de maigres tamaris. Derrière lui, le monastère de Balkouch-Tassa. À l’horizon, qu’elles obstruaient de leurs énormes masses blanches, les cimes glacées du massif de Kysulty.

Ne sachant à quoi se résoudre, Jonathan continua sa route, après avoir fait réflexion que l’allumette qu’il avait trouvée pouvait fort bien provenir d’un convoi de marchands de thé ou de fourrures, comme il s’en rencontre fréquemment dans ces parages, à cette époque de l’année.

Il poursuivit donc son chemin, rassuré par cette idée, mais commençant à ressentir un appétit que la marche et l’air vif des montagnes augmentaient d’instant en instant.

Bientôt il découvrit, sous une espèce de portique naturel formé par deux rocs, les vestiges d’un campement. Un reste de feu brûlait encore.

Il s’approcha dans l’espoir de trouver quelque chose à ronger parmi les os et des détritus qui jonchaient le sol.

Au cours de ses recherches, il fit une découverte désagréable.

Il venait d’apercevoir un bouchon de liège estampillé d’une marque française, des fragments de journaux français et d’autres indices qui ne lui laissaient aucun doute sur la présence de ses ennemis à quelques centaines de mètres peut-être en avant de lui.

— Ce sont eux ! s’écria-t-il avec un formidable juron.

Jonathan était tout à fait découragé.

Il se décida pourtant à poursuivre sa route après avoir sucé la moelle des os, et dévoré gloutonnement les moindres reliefs.

— Il faut bien que je les suive, si je ne veux pas mourir de faim, songeait-il. Il faut, ce soir, que j’aie le courage, quand ils seront endormis, de m’approcher de leur campement qui ne peut être bien éloigné. Je tâcherai de leur dérober quelques provisions… ou peut-être…

Jonathan n’acheva pas d’exprimer sa pensée.

Il se remit en marche en grommelant et en roulant dans sa tête mille sinistres projets. Mais, il avait à peine fait cent pas depuis l’endroit où les voyageurs avaient déjeuné, qu’il poussa un cri de joyeuse surprise.

Ces traces, qu’il suivait depuis le matin, étaient coupées à angle droit par d’autres traces nombreuses, pressées et toutes récentes.

En dépit des menaces et des fanfaronnades auxquelles il se livrait, la minute d’auparavant, Jonathan abandonna immédiatement l’ancienne piste pour la nouvelle.

Après avoir suivi, pendant une demi-heure, un sentier en pente, il se trouva à l’entrée d’un ravin bien abrité, au fond duquel étaient dressées une douzaine de tentes de feutre.

Il alla immédiatement demander l’hospitalité au chef de la horde, dont il gagna tout à fait les bonnes grâces par le cadeau d’une pièce d’argent.

Un quart d’heure après, attablé devant un énorme quartier de mouton et une tasse pleine de koumis, il racontait à son hôte, le Kirghiz, la série des malheurs immérités qui l’avaient accablé.

 

 

 

VII

 

LE THAUMATURGE

 

 

Jeté par le naufrage de la Princesse des Airs sur le plateau qui occupe le centre du massif rocheux du Kysulty, Alban Molifer, par son courage, son ingéniosité et sa patience, avait réussi non seulement à sauver ses compagnons, à les nourrir pendant plusieurs mois, mais encore à réparer l’aéroscaphe grâce auquel, en peu de jours, il allait regagner la France et ramener sain et sauf à son père l’imprudent Ludovic.

Mais, par une de ces fatalités qu’aucun courage, aucune intelligence ne peuvent éviter, pendant qu’Alban se débattait contre l’avalanche et contre la tempête, les amis qui avaient bravé mille périls pour aller à sa recherche, se trouvaient paisiblement installés à quelques lieues de lui, dans les confortables cellules du monastère de Balkouch-Tassa.

Le soir même où le docteur Rabican avait été informé de la présence de son fils à quelque distance de lui, grâce à la divination merveilleuse d’un bouddhiste thaumaturge, la Princesse des Airs enfin victorieuse de la tempête qui sévissait sur les cimes du Kysulty, à plusieurs milliers de mètres au-dessus du plateau tempéré où était bâti le monastère, avait enfin regagné la région des hautes altitudes atmosphériques.

Après avoir maintenu pendant quelque temps ses appareils en grande vitesse, Alban ne tarda pas à remarquer que, suivant l’expression des mécaniciens, les organes d’acier et d’aluminium qu’il avait forgés lui-même « fatiguaient » beaucoup.

La présence de l’aéroscaphe dans les couches supérieures de l’atmosphère exigeait une dépense plus considérable d’électricité et demandait, en outre, une résistance beaucoup plus grande aux appareils.

Il résolut donc de descendre, vers les couches plus denses, où les chances d’avarie seraient beaucoup moindres.

Mais là, il se heurta à une autre difficulté.

Il n’osait, malgré son audace, s’aventurer trop près de terre, à une grande vitesse, au milieu des inextricables amoncellements des massifs montagneux.

En outre, il s’aperçut bientôt que les appareils électriques les plus délicats, ceux qui lui permettaient de lire l’altitude et les courants, avaient été faussés par l’orage, et ne donnaient plus que des indications inexactes.

Il devenait presque aussi périlleux pour la Princesse des Airs de descendre que de monter. Alban passa une nuit pleine d’angoisse.

Armandine, Mme Ismérie et Ludovic Rabican, brisés de fatigue, s’étaient endormis.

Il fut donc seul à lutter, se faisant un scrupule de troubler le repos de ceux qui lui étaient chers.

Toute la nuit, l’aéroscaphe, planant plutôt qu’il ne volait, évolua à toute petite vitesse.

Quand le jour parut, Alban s’aperçut qu’il avait tourné, sans faire beaucoup de chemin, autour d’un cirque de gigantesques montagnes.

— Eh bien ! demanda joyeusement Ludovic en s’éveillant, nous devons être au moins en Indochine ?

— Hélas non, soupira Alban Molifer, nous n’avons presque pas fait route ; je ne sais si jamais nous arriverons à sortir de cet inextricable lacis de pics, de défilés et de ravins.

Et il expliqua à Ludovic la situation.

Toute la journée encore, on évolua avec une certaine prudence.

Cependant, Alban avait manœuvré si habilement que, vers le soir, la Princesse des Airs, enfin sortie du massif du Kysulty, se trouvait dans une région montagneuse de moyenne altitude.

Le danger de la raréfaction de l’air n’étant plus à craindre, on allait pouvoir marcher à toute vitesse.

Alban Molifer était déjà en train de disposer un certain nombre de condensateurs à proximité des appareils moteurs, lorsque Ludovic, qui se trouvait alors dans la cabine vitrée de l’avant, poussa un cri.

L’enfant venait d’apercevoir, à quelques centaines de mètres au-dessous de l’aéroscaphe, une vaste tache de lumières diversement colorées.

Alban Molifer s’était précipité.

— Des feux de Bengale ! Des signaux !…

— Ce sont certainement nos amis, s’écria-t-il !

Il saisit la roue de mise en train, et brusquement la Princesse des Airs ralentit son vol.

Maintenant, elle se rapprochait de la terre.

Ses ailes battaient, presque avec lenteur, la coque d’aluminium, que la clarté électrique, s’échappant par les hublots, faisait resplendir dans la nuit. L’aéroscaphe se rapprochait, de minute en minute, de l’endroit signalé par des lumières colorées.

Alban Molifer s’était armé d’une longue-vue munie de verres très grossissants, de celles que les marins appellent lunettes de nuit.

Tout d’un coup, il passa l’instrument à Ludovic, avec un air d’inquiétude.

L’enfant regarda. Le spectacle qui s’offrait à ses yeux était bien fait pour le surprendre.

Au centre d’un ravin, d’où elle s’élevait comme une île, surgissait une masse de bâtiments à toits plats et à coupoles. Sur la terrasse la plus élevée, des hommes en robes flottantes, coiffés de hauts bonnets en forme de mîtres, s’affairaient autour des feux de Bengale qui avaient attiré l’attention des aéronautes.

— Ce ne sont pas nos amis ? s’écria Ludovic. Évitons toute espèce de rencontre périlleuse, et filons directement vers le Sud.

— Ce n’est pas du tout mon avis, répondit Alban ; des feux de Bengale doivent être une chose assez rare en ce pays pour que nous ne vérifions pas de plus près l’identité des personnages à longue robe. Que risquons-nous ? Ne sommes-nous pas armés ? Et la Princesse des Airs n’est-elle pas là ?

— C’est de l’imprudence ?

— Mon cher Ludovic, répliqua Alban Molifer, croyez-bien que je n’ai l’intention de vous exposer à aucun péril. Mais ces feux de Bengale indiquent pour moi la présence de civilisés, Anglais ou Russes. Quelle que soit leur nationalité, ils nous seront toujours utiles en nous indiquant exactement l’endroit où nous sommes et la route à suivre.

Ludovic se taisait, froissé de voir que son avis ne prédominait pas.

Mme Ismérie qui, pendant de colloque, avait pris à son tour la lunette marine, intervint dans la discussion.

— Il y a, proposa-t-elle, un moyen de concilier votre opinion à tous deux. Que l’aéroscaphe passe à toute petite vitesse à quelques mètres seulement de la terrasse qui est illuminée. À la moindre manifestation hostile, la Princesse des Airs s’élève d’un bond à une centaine de mètres plus haut, et nous disparaissons.

— C’est cela, fit Armandine en battant des mains.

Il n’y avait aucune objection à faire à l’opinion de Mme Ismérie… Ludovic, lui-même, reconnut qu’elle avait pleinement raison.

Pendant cette discussion, la Princesse des Airs avait fait du chemin. Les toits plats et les coupoles illuminées se distinguaient maintenant avec netteté. Alban fit remarquer que les individus à longue robe ne manifestaient aucune intention hostile ; ils paraissaient plutôt effrayés à la vue de l’aéroscaphe, à qui ses hublots électriques devaient donner l’aspect, dans la nuit, d’un monstrueux oiseau d’argent aux yeux de flamme.

En réalité, la Princesse des Airs ne se trouvait plus qu’à quelques mètres du monastère de Balkouch-Tassa.

Avec de grands gestes d’effroi, les personnages en longues robes avaient disparu de la terrasse. Un seul demeurait, les bras croisés, à côté des feux de Bengale bleus et verts qui achevaient de se consumer.

— Il me semble, dit Alban qui, de même que Ludovic, s’était avancé sur la balustrade extérieure de l’aéroscaphe, que ces gens-là n’ont pas l’air bien terrible. Si nous nous reposions quelques instants sur ces toits illuminés ?

Alban avait la folie du courage. Toutes les témérités l’attiraient.

— Je ne suis pas de cet avis, répliqua Ludovic avec entêtement. Qui sait si ces gens si peureux, aux manières si timides, ne nous ménagent pas quelque trahison ? En tout cas, ce ne sont pas là nos amis.

En ce moment, la Princesse des Airs effleurait comme un oiseau les toits plats du monastère. Okou, demeuré seul, après la fuite de ses prêtres épouvantés, se trouvait face à face avec Alban Molifer et Ludovic Rabican.

Amici, venite ad me[33], s’écria-t-il.

— Il parle latin, fit Ludovic stupéfait.

— Mais oui, dit Alban. Ma foi, je crois qu’il ne nous reste plus qu’à descendre. Nous allons avoir des nouvelles.

Alban manœuvra quelques leviers. Par le jeu combiné des ailes et de l’hélice, la Princesse des Airs se trouva absolument immobilisée à la hauteur de la terrasse où se tenait Okou.

La conversation s’engagea sans préambule entre les trois hommes. Alban s’était nommé et avait raconté brièvement ses aventures au lama.

— Mais je vous connais, répondit celui-ci : je sais tout cela.

— Vous savez tout cela ! s’écria Ludovic au comble de la stupéfaction.

Okou expliqua comment il s’était trouvé en relations avec le docteur Rabican et les autres membres de l’expédition chargée de retrouver les naufragés de l’aéroscaphe.

— Mais alors, s’exclama Ludovic, mon père est ici !

— Hélas ! non ! répondit le lama en soupirant. Lui et les siens ont quitté le monastère depuis ce matin. La montagne où vous avez fait naufrage n’étant qu’à deux journées de marche d’ici, ils sont partis, pleins d’espoir, pour vous rejoindre.

— Alors, rien n’est perdu, fit Ludovic.

— Laissez-moi parler jusqu’au bout, continua le lama avec autorité. Je ne vous ai pas encore tout raconté. Il y avait parmi les membres de l’expédition un traître.

— Ce ne peut être que Jonathan ! interrompit Alban Molifer.

Le lama poursuivit :

— Ce traître, je l’ai démasqué ! Il porte bien, en effet, le nom que vous venez de prononcer. Je l’avais fait enfermer dans un des cachots du monastère, et je viens de m’apercevoir qu’il avait réussi à s’enfuir en étranglant à moitié un de mes prêtres.

— Si Jonathan est libre, si ce démon est déchaîné, s’écria Alban Molifer, l’expédition court un grave péril. Hâtons-nous d’aller porter secours à nos amis !

— Mais comment les trouverons-nous ? objecta Ludovic. Comment nous diriger vers eux à travers ces horribles solitudes et cette nuit épaisse ?

Ludovic n’avait pas achevé sa phrase que, comme pour lui donner un démenti, un long jet de feu jaillit du font de l’horizon, serpenta quelque temps dans les airs, pour venir s’épanouir en une floraison de petites étoiles bleues.

— Ce sont eux ! s’écria Ludovic.

— Sans nul doute, déclara Okou. Ces fusées sont les signaux qu’ils se proposaient d’employer pour se faire apercevoir de vous. Remontez vite dans votre merveilleuse machine, et volez les rejoindre.

Alban et Ludovic, après avoir remercié chaleureusement le lama, allèrent retrouver Mme Ismérie et Armandine qui, des fenêtres de la salle commune, avaient assisté, non sans une secrète appréhension, au colloque qui venait d’avoir lieu.

Alban s’était précipité vers les moteurs.

Sous l’impulsion du courant électrique, les ailes et l’hélice battirent l’air avec un sourd bourdonnement, et l’aéroscaphe s’enfonça dans la nuit, du côté d’où partaient encore des fusées.

La Princesse des Airs disparut avec la rapidité d’une feuille sèche emportée par l’ouragan.

Okou, demeuré les bras croisés sur Sa plate-forme, suivit longtemps des yeux les fanaux électriques de l’aéroscaphe, qui décroissait dans l’éloignement, et n’étaient déjà plus, aux yeux du sage lama, que deux petits points de lumière blanche, qu’on eût pu prendre pour deux étoiles de première grandeur.

Okou était perplexe. Il était à la fois satisfait et mécontent. Satisfait, d’avoir vu de ses propres yeux la merveilleuse machine volante, d’avoir parlé à Ludovic et à Alban ; mécontent, de la fuite de Jonathan, qu’il jugeait capable de tous les crimes.

Le supérieur du monastère de Balkouch-Tassa n’avait même pas à ses côtés, pour le renseigner, son liseur de pensées, puisqu’il l’avait donné comme guide à ses amis.

Okou aurait eu encore plus de raisons d’être inquiet s’il avait su comment les choses se passaient.

Quand les voyageurs avaient quitté le monastère, ils étaient pleins de joie et de confiance. Toute la matinée, ils avaient marché avec entrain. À midi, ils avaient déjeuné de bon appétit, à l’endroit où, quelques heures plus tard, Jonathan devait dévorer avec tant d’avidité les restes de leur repas.

Puis, la marche avait continué, par un sentier assez large, mais bordé à droite par un précipice et à gauche par une formidable muraille rocheuse, dont le sommet se perdait dans les nuages.

C’étaient déjà les premiers escarpements du massif du Kysulty.

L’après-midi, la caravane avait marché beaucoup moins vite que le matin.

Mme Rabican et Alberte, qui avaient trop présumé de leurs forces, étaient fatiguées et, quoiqu’elles se gardassent bien de l’avouer, elles avaient hâte d’être parvenues à l’étape du soir.

Tout le monde, d’ailleurs, était impatient ; tout le monde aurait voulu déjà être arrivé au pied de ce massif du Kysulty et savoir s’il gardait encore dans ses gorges profondes, les audacieux aéronautes qui y avaient fait naufrage.

On fit halte de bonne heure, à un endroit où le chemin, entre le gouffre et la montagne, s’élargissait, formait une sorte de plateau semé de blocs erratiques, et planté de maigres tamarins.

On dressa les tentes de feutre ; on alluma le brasier. Mme Rabican et Alberte, brisées de fatigue, annoncèrent qu’elles allaient immédiatement se coucher.

Lorsqu’elles se furent retirées, les hommes firent cercle autour du feu, et s’entretinrent des dramatiques aventures des derniers jours.

Le thaumaturge fut le seul à ne pas prendre part à cette conversation.

Sans doute épuisé par l’extraordinaire dépense de volonté qu’il avait faite la veille, il avait précédé la caravane machinalement et, de toute la journée, n’avait pas prononcé une parole.

D’un geste, il avait refusé les aliments et les boissons que l’on avait placés devant lui.

Ce silence et ce mutisme lui dormaient quelque chose d’effrayant.

Cependant, il se montrait un guide excellent et avait traversé les passages les plus difficiles avec la sûreté machinale que met un somnambule à se promener gravement sur la crête d’un toit.

Les voyageurs avaient fait cercle depuis quelques instants auprès du feu, lorsqu’il se leva du coin où il s’était accroupi.

Son index de squelette s’abaissa vers le gouffre qui se trouvait à droite du campement.

— Il nous indique sans doute, dit M. Bouldu, dans quelle direction se trouvent nos amis.

Mais, comme pour contredire cette assertion, le thaumaturge se retourna lentement du côté de la montagne, qu’il désigna de la même façon.

Sa physionomie paraissait exprimer la crainte.

— Ma foi, je ne comprends rien à ses gestes, déclara le docteur Rabican. Il parait croire que nous sommes menacés de quelque péril.

— Interrogeons-le, fit M. Bouldu.

— Inutile, observa Van der Schoppen. Il ne répond jamais.

— Singulier guide qu’on nous a donné là ! ne put s’empêcher de s’écrier M. Bouldu, avec un commencement de colère.

— En tout cas, que chacun prenne ses armes et se tienne sur la défensive, ordonna le docteur Rabican.

Quand tout le monde fut armé, les voyageurs se montrèrent un peu plus rassurés.

— Nous avons encore, dit Yvon demeuré jusque-là silencieux, quelque chose de très important à faire. Maintenant que la nuit est tout à fait tombée, le moment est venu de lancer des fusées, qui permettront peut-être à nos amis de nous apercevoir.

Avec l’approbation de tous, Yvon alla chercher la caisse d’artifices. Et bientôt une fusée bleue, celle-là même qu’Alban Molifer et Ludovic Rabican avaient aperçue de la terrasse du monastère de Balkouch-Tassa, déchira le voile de la nuit.

Les voyageurs poussèrent tous un cri d’épouvante. À cinquante mètres au-dessus d’eux, sur une plate-forme de rocher, en suivant la direction que leur indiquait le doigt du fakir, la lueur de la fusée venait de leur montrer une troupe compacte de Kirghiz, armés de lances et de fusils, en train de descendre sans bruit dans la direction du campement. Ces hommes, vêtus de longues robes flottantes, comme suspendus au flanc de La montagne, et que la fusée n’avait illuminés que l’espace d’une seconde, avaient quelque chose d’une apparition surnaturelle.

À la lueur d’une seconde fusée, qu’Yvon avait allumée précipitamment, les voyageurs purent apercevoir, dans le précipice au-dessous d’eux, une seconde troupe qui montait avec précaution.

La caravane était cernée.

À ce moment, un coup de feu retentit du sommet du roc. Le thaumaturge, atteint d’une balle en plein cœur, venait de rouler à terre ; il était mort sans avoir poussé un soupir.

— J’ai vu l’homme qui a tiré ! s’écria Chady-Nouka. C’est Jonathan.

Tout en parlant, le Tartare armait lentement la carabine de précision que lui avait offerte le docteur.

Alberte et Mme Rabican, réveillées en sursaut, s’étaient habillées en hâte et s’étaient élancées au milieu des combattants.

Cependant, les assaillants semblaient plongés dans l’indécision.

Nul autre coup de feu que celui dont le religieux bouddiste avait été victime n’avait été tiré.

Cette accalmie de quelques instants donna le temps au docteur Rabican et à ses amis de se concerter. Suivant une tactique qu’ils avaient reconnue excellente, les explorateurs avaient disposé leurs montures en cercle, en plaçant au centre, sous la garde des deux femmes, les bagages et les munitions.

Yvon était chargé d’allumer constamment des feux de Bengale et des fusées, pour éclairer le théâtre du combat.

Van der Schoppen, sur une idée du docteur, s’était approché du rebord de l’abîme et de là, faisait rouler, sur la seconde troupe des Kirghiz, d’énormes quartiers de rocs.

— Il est dit que je ferai toujours de la kinésithérapie, s’écria le digne homme, en s’apprêtant à écrabouiller consciencieusement une grappe de Kirghiz qui gravissait le flanc du rocher.

Malgré le péril de la situation, il n’avait pu retenir cette plaisanterie.

Le docteur Rabican, M. Bouldu et Chady-Nouka avaient chargé leurs carabines et mis un genou en terre.

Ces préparatifs sommaires d’une lutte à outrance n’avaient pris que quelques instants.

La flamme livide d’un feu de Bengale blanc, faisait aller et venir, le long du roc, des ombres gigantesques, montrant le professeur Van der Schoppen arc-bouté contre le bloc de rochers et la troupe des Tartares qui, sans doute rassurés par Jonathan sur le peu de danger des feux de Bengale, continuaient à descendre lentement, attendant sans doute d’être à bonne portée, pour faire une décharge générale.

Chady-Nouka reprit le premier les hostilités. Il avait visé Jonathan, que la couleur de son vêtement distinguait aisément de ses alliés.

Le Tartare était un infaillible tireur. Jonathan Alcott, blessé au ventre, dégringola en hurlant du haut des rocs, et vint s’abattre pantelant aux pieds du docteur.

Il vomissait le sang à gros bouillons. Le docteur détourna les yeux avec horreur pour ne pas voir Chady-Nouka qui, prompt comme l’éclair, avait tiré son sabre et coupé la tête du Yankee.

Les Kirghiz, furieux de la mort de celui qui leur servait de chef, s’arrêtèrent et firent pleuvoir sur les Européens une grêle de balles.

Au même instant, un épouvantable concert de rugissements s’éleva du ravin.

Le professeur Van der Schoppen avait enfin réussi à desceller son rocher et, nouvel Encelade, venait d’écraser tout un lot d’ennemis.

Le combat devint furieux. Yvon, tout en remplissant avec sang-froid son rôle d’artificier, trouvait encore le temps d’abattre quelques Kirghiz avec la carabine qu’Alberte lui passait toute chargée.

M. Bouldu faisait des prodiges de valeur, et Van der Schoppen, n’ayant plus de rochers à jeter, défendait de son côté l’accès du plateau à l’arme blanche. Les yacks, pour la plupart blessés, poussaient de lamentables mugissements.

Tout d’un coup ; Mme Rabican, qu’une balle venait d’atteindre, jeta un grand cri.

Le docteur, désespéré de ne pouvoir quitter sa place au combat, pour aller secourir sa femme, se battit avec une bravoure qui tenait de la frénésie. Il assommait les Kirghiz à coups de crosse, fendait les crânes, brisait les dents, faisait sauter les prunelles hors de leur orbites.

Il était couvert de sang.

Dans l’idée que Mme Rabican avait été frappée mortellement, il voulait mourir en la vengeant.

Quant à Chady-Nouka, qui s’était avancé au milieu d’un gros d’ennemis, il en faisait un carnage terrible.

Une balle lui ayant enlevé une oreille, il avait totalement perdu son sang-froid habituel…

Cependant, malgré leur bravoure, les Européens étaient en trop petit nombre pour ne pas succomber.

À mesure qu’une troupe de Kirghiz était décimée par le feu ininterrompu des carabines à répétition, une autre troupe surgissait.

Alberte était maintenant seule à charger les armes ; la caisse de feux d’artifice d’Yvon tirait à sa fin ; et Van der Schoppen, blessé et débordé par les assaillants du ravin, n’avait pu empêcher une dizaine d’entre eux de prendre pied sur le plateau.

Il se rapprocha du petit groupe formé autour de Mme Rabican inanimée, par le docteur et ses compagnons, que les ennemis serraient de plus en plus près.

— Nous nous battrons jusqu’au bout ! hurla Van der Schoppen, en lançant d’un coup de pied dans le ravin, un Tartare qui s’était approché trop près de lui.

Il n’acheva pas sa phrase, une balle venait de le renverser à son tour.

Le cercle des ennemis se resserrait.

Les Européens, pâles, farouches, ensanglantés, continuaient à se battre silencieusement, n’espérant plus rien que la mort.

Tout d’un coup, M. Bouldu poussa un cri, ou plutôt un hurlement de joie, tellement effrayant, que des deux parts, les combattants s’arrêtèrent.

Tous, amis et ennemis, regardèrent vers l’endroit qu’indiquait le bras tendu du météorologiste.

Au cri de M. Bouldu, ses compagnons répondirent par un hurrah de triomphe, les Tartares par une clameur d’épouvante.

Tout au fond du ciel, une lumineuse apparition s’avançait, avec une rapidité vertigineuse, dans la direction des combattants.

Avec sa coque d’aluminium, ses grandes ailes, et les longs faisceaux de lumière électrique qui s’échappaient de ses fanaux de cristal, la Princesse des Airs apparut aux Kirghiz consternés comme un fabuleux dragon accouru du fond de quelque mythologie perdue, pour les dévorer.

Quelques-uns battirent en retraite.

D’autres se jetèrent la face contre terre.

Mais, avant qu’ils fussent revenus de leur indécision, l’aéroscaphe, décrivant une courbe oblique, s’était rapproché de terre et avait ralenti son vol.

Ce fut, du côté des Kirghiz, une débandade générale.

Le docteur Rabican et ses amis, appuyés sur leurs armes fumantes, ou étanchant le sang qui coulait de leurs blessures, n’étaient pas encore revenus du saisissement que leur causait l’arrivée de ce secours inattendu.

Mais, ce n’était pas le moment de chercher à s’expliquer comment les naufragés de la Princesse des Airs, recherchés jusqu’ici au milieu de tant de périls, arrivaient juste à point pour sauver leurs amis.

Il fallait au plus vite prendre place dans l’aéroscaphe, qui s’était rapproché jusqu’à raser le sol, couvert de morts et de mourants.

Sur la galerie extérieure, se tenaient Alban et Ludovic, le revolver au poing, prêts à faire le coup de feu pour leurs amis.

Mais la bataille était bien finie.

Ils n’eurent désormais qu’à s’occuper de l’embarquement des voyageurs sur l’aéroscaphe. Une échelle de corde fut descendue. Ce fut le docteur Rabican qui en gravit le premier les échelons.

— Mon père ! s’écria Ludovic en se jetant dans ses bras, pourrez-vous jamais me pardonner ?

Il sanglotait sur le cœur de son père, couvert de poussière et de sang, et que l’émotion, la fatigue et ses blessures faisaient presque défaillir.

Le docteur ne pouvait bégayer que quelques paroles incompréhensibles.

— Et ma mère ?… Et Alberte ? demanda Ludovic.

D’un geste douloureux où se trahissait un secret reproche, le docteur montra l’endroit du champ de bataille où était tombée Mme Rabican.

Pendant ce temps, Alban et M. Bouldu avaient dégagé Van der Schoppen du monceau de cadavres qui l’entourait, et l’avaient hissé sur la galerie extérieure, d’où Armandine et Mme Ismérie l’avaient transporté sur une couchette.

Puis ce fut le tour de Mme Rabican, à qui la présence et les baisers de son fils ne tardèrent pas à faire ouvrir les yeux. Sa blessure, qui avait été pansée par le docteur, parut moins grave qu’on ne l’avait d’abord redouté.

Tout le monde avait déjà pris place dans la salle commune de l’aéroscaphe. On avait même embarqué les bagages les plus précieux.

Il ne restait plus, sur le champ de bataille, que Chady-Nouka, dont la stupeur touchait à l’hébétude.

— Alors, nous partons ? demanda Alban.

— Un moment, s’écria M. Bouldu ; nous ne pouvons abandonner ici ce brave Chady-Nouka.

— Ma foi, dit le docteur Rabican, emmenons-le.

M. Bouldu fit signe au Kalmouk de se hisser sur la galerie ; et lorsque celui-ci, après un moment d’hésitation, lui eut obéi, le docteur Rabican cria à Alban, qui n’attendait qu’un signal pour lancer la Princesse des Airs à toute vitesse :

— Maintenant, avant partout !

Et l’aéroscaphe, s’enlevant d’un vigoureux coup d’aile, fila comme un boulet de canon dans la direction de l’ouest.

Le reste de la nuit fut employé par les voyageurs à soigner leurs blessures et à se raconter les péripéties de leurs aventures.

On avait installé des couchettes dans la salle commune. Tous, tombant de fatigue et de sommeil, allaient y prendre place, laissant à Alban le soin de diriger l’aéroscaphe, lorsque Ludovic s’écria brusquement :

— Nous sommes des ingrats ; nous aurions dû repasser par le monastère de notre prêtre bouddhiste.

— C’est juste, fit Alban. Mais, maintenant il est trop tard. Nous avons parcouru déjà au moins sept cents kilomètres ; l’aéroscaphe marche avec une rapidité folle, et nous ne devons actuellement penser qu’à arriver à Saint-Cloud le plus vite possible.

Tout le monde convint de la justesse de cette réflexion.

Si longtemps séparés les uns des autres, tout entiers à leurs confidences, les passagers de la Princesse des Airs, pendant les jours qui suivirent, eurent à peine un coup d’œil pour les steppes, les forêts, les lacs et les fleuves, qui se succédaient au-dessous d’eux avec une rapidité vertigineuse.

Ils avaient tant de choses à se dire, et quelques-uns tant d’erreurs à se faire pardonner, que le temps s’écoulait, dans ces conversations amicales, avec une étonnante rapidité.

M. Bouldu ne quittait plus Alban Molifer, à qui il avait fait, de la façon la plus complète, des excuses sur sa conduite passée.

Alberte était devenue l’inséparable amie d’Armandine ; Ludovic passait tout le temps qu’il n’employait pas à veiller Mme Rabican, dont l’état ne donnait plus d’inquiétude, à expliquer à Yvon le fonctionnement de l’aéroscaphe.

On voyait les deux jeunes gens courir de l’hélice à la chambre d’avant, et de la plate-forme à la galerie extérieure.

Quant à Van der Schoppen, la vigueur de sa constitution avait promptement triomphé de l’hémorragie considérable qui avait amené son évanouissement au cours du combat.

Le bras en écharpe et le front couvert d’un bandeau, de sa main valide il mettait en ordre les notes recueillies au cours du voyage et dévorait à chaque repas, afin, disait-il, de rassurer ses amis par son appétit, d’énormes tranches de yack conservé.

Chady-Nouka, lui, s’était vite habitué à la vie aéronautique.

Quand Mme Ismérie ne l’employait pas à laver la vaisselle ou à fourbir les portes métalliques, il montait sur la plate-forme ; et là, couché tout de son long, la pipe aux dents, il regardait nonchalamment défiler les paysages.

Habitué à l’existence contemplative de la steppe, il se trouvait parfaitement heureux.

Le temps du voyage passa comme un rêve. Mme Rabican, sur qui la présence de Ludovic exerçait la plus salutaire influence, voulut se lever quand elle apprit que l’aéroscaphe allait, dans quelques heures, planer au-dessus des campagnes de France.

Van der Schoppen, le bras toujours en écharpe, rêvait kinésithérapie, Yvon et Ludovic explorations et voyages.

Le docteur et Mme Rabican étaient tout à la joie d’avoir retrouvé leur fils, et Alberte son frère.

Alban voyait s’ouvrir devant lui, à son retour, une ère de triomphe et de prospérité dont Mme Ismérie et Armandine escomptaient déjà toute la gloire, à la grande joie de M. Bouldu, qui les déclarait atteintes de la folie des grandeurs et les menaçait du traitement kinésithérapique.

 

 

Epilogue

 

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021