BIBLIOBUS Littérature française

3° partie : De roc en roc

 

 

 


 

 

I

LA FÉE ÉLECTRICITÉ

 

Alban Molifer, depuis quelques jours, avait totalement délaissé les travaux de l’aéroscaphe.

Il errait maintenant des heures entières le long de la rivière qui, sortant du petit lac, allait tomber à l’extrémité sud du plateau, d’une hauteur de plusieurs centaines de mètres, en formant une cataracte grandiose.

Bien des fois l’aéronaute s’était arrêté auprès de cette cataracte, d’où s’élevait un panache de vapeur, et s’était absorbé dans ses songeries.

Cette eau écumante, dont le bruit retentissait majestueusement dans la solitude, était sans doute le point de départ d’un des grands fleuves asiatiques. Après avoir roulé le long des pentes abruptes de l’Himalaya, après avoir traversé les régions glacées de la Mandchourie et du Thibet, le fleuve allait arroser les plaines fertiles, les villes féeriques de l’empire chinois.

Ah ! si l’on avait pu franchir les quelques centaines de mètres qui séparaient le plateau du fleuve navigable que la cataracte formait certainement à son arrivée dans la vallée !

Mais c’était chose impossible. Alban, après avoir longuement examiné cette partie du plateau, remontait à pas lents vers le petit lac.

Là, sa physionomie paraissait s’éclairer.

Il faisait des calculs, mesurait des distances, semblait se livrer à des combinaisons.

Ludovic, dont la curiosité et l’esprit d’observation étaient éveillés depuis quelque temps par les singulières allures d’Alban, ne le perdait pas de vue une minute.

Cependant, il n’osait le questionner.

Un matin pourtant, qu’Alban, après avoir passé plusieurs heures à forger des pièces de fer doux dans l’atelier, se promenait au bord de la rivière, l’enfant se hasarda à lui dire :

– Vous regardez l’eau avec tant d’attention qu’on dirait que vous avez envie d’établir ici un moulin.

– Vous ne vous trompez pas, mon cher Ludovic, répondit Alban avec un grand sang-froid. C’est bien un moulin que je veux construire. Je suis, en ce moment, en train de me demander quel est l’endroit le plus propice à l’installation d’une écluse.

– Un moulin ? fit Ludovic avec étonnement… Mais nous n’avons ici, ni froment, ni orge, ni céréales d’aucune sorte. C’est même, peut-être, la seule denrée de première nécessité qui nous fasse défaut.

– Aussi, reprit Alban, n’est-ce point à moudre du blé que servira mon moulin. Ce n’est point de la farine qu’il produira.

– Quoi, alors ? demanda Ludovic, dont la curiosité était excitée au plus haut point.

– De l’électricité, mon cher ami, simplement de l’électricité.

Et comme l’enfant demeurait bouche bée, Alban continua avec gravité :

– De l’électricité, c’est-à-dire de la force vive pour nous défendre, et même nous habiller et nous nourrir ; de l’électricité qui nous permettra de redonner la vie au cadavre inerte de notre aéroscaphe ; et grâce à laquelle, sans doute, nous pourrons regagner la France et revoir nos amis.

Ludovic était émerveillé. Mais il ne comprenait encore que vaguement le projet de l’aéronaute.

– Donnez-moi quelques explications, sollicita-t-il humblement…

– Vous savez, fit Alban qui avait coupé une baguette de saule, et s’en servait pour sonder le lit de la rivière, qu’il n’y a qu’une seule force dans la nature. Le son, la chaleur, l’électricité et peut-être la pensée humaine, n’en sont que les manifestations diverses.

Alban étendit la main vers les sommets irisés de glace.

– C’est la seule action combinée de la chaleur et du froid, dit-il, qui a entassé au-dessus de nos têtes, ces masses énormes de neige, que des siècles de travail humain n’arriveraient pas à entamer… La vapeur d’eau, cristallisée en microscopiques[30] hexagones de glace, retourne ensuite, sous l’action de la chaleur, à l’état liquide. Les glaces éternelles des sommets sont l’inépuisable réservoir de ces cours d’eau, grâce auxquels la vie et la végétation sont possibles sur ce plateau. La force de ces cours d’eau, à son tour, mettra en mouvement une roue munie de palettes, qui actionnera une machine dynamo-électrique que j’ai déjà commencé à construire. La chaleur solaire, devenue force mécanique, aura été ainsi transmuée en électricité.

– Et cette électricité ? interrogea Ludovic, puissamment intéressé.

– J’en ferai, à mon gré, du mouvement, de la chaleur, du son, de la lumière, et même de la végétation.

– Mais, observa Ludovic, si, au lieu d’être mû par un cours d’eau, votre appareil dynamo-électrique était actionné par une machine à vapeur ?

– Cela ne changerait rien à mon explication. C’est la chaleur solaire – emmagasinée par les végétaux géants de l’époque antédiluvienne, lentement carbonisés dans les couches profondes du globe – c’est toujours cette même chaleur solaire, enfin rendue à la liberté après être demeurée inutile pendant des milliers de siècles, qui servirait à transformer l’eau de la chaudière en vapeur. C’est encore elle qui, par l’intermédiaire de la vapeur d’eau, pousserait le piston de la machine, et se changerait en énergie motrice, puis en puissance électrique, pour continuer, sans interruption, le cercle infini de ses transformations.

Enthousiasmé par ces explications, Ludovic se mit au travail avec ardeur.

Au-dessous du lac, à l’endroit où la pente du terrain était le plus rapide, une muraille de pierres sèches, qu’Alban fortifia d’un épais remblai de terre, fut construite de manière à barrer le cours de la rivière.

Mais l’ouvrage était à peine commencé qu’Alban s’aperçut que l’eau, s’infiltrant entre les pierres, et amollissant peu à peu la terre du remblai, menaçait de détruire rapidement son ouvrage.

Alban, qui pourtant était un chimiste distingué et un aéronaute de premier ordre, avait oublié une précaution que n’eût pas omise le moindre maître maçon.

Il importait de rendre imperméable la muraille intérieure de l’écluse. Cet obstacle, si minime en apparence, faillit arrêter l’entreprise, et décourager les constructeurs.

Il fallait trouver du mortier hydraulique.

Pour faire du mortier, il faut de la chaux, et pour faire de la chaux, de la pierre calcaire ; or, sur le plateau, il n’y avait pas trace de pierre calcaire.

– Si seulement, disait Alban, nous étions au bord de la mer, je ramasserais des monceaux de coquilles ; et, en les maintenant quelques heures dans un grand feu, nous aurions d’excellente chaux.

– Pourquoi donc, s’écria Ludovic, en se frappant le front, ne fabriquons-nous pas notre écluse avec des pieux ?

– Ma foi, je n’y avais pas songé, fit Alban. Voilà, une fois de plus, l’occasion de remarquer que les idées les plus simples sont celles dont on s’avise après avoir épuisé toutes les autres.

On reprit les travaux avec un nouveau courage.

L’intérieur du réservoir fut doublé d’un rang serré de pieux, qui le rendirent absolument étanche, surtout quand Alban eut calfeutré les moindres interstices avec de l’étoupe, plongée dans la résine bouillante extraite des pins de la forêt.

L’installation de l’écluse dura huit jours. Alban l’avait voulue de grande dimension, et d’une résistance à toute épreuve.

– Aurons-nous des canards sur le bassin de notre écluse ? dit gaiement Ludovic à Mme Ismérie qui était venue, accompagnée d’Armandine, visiter les travaux.

– Non. À moins qu’il ne nous arrive des canards sauvages auxquels on rognerait les ailes. Mais, à défaut de canards, je vous promets des poules d’eau.

– Oui, s’écria Armandine. J’en ai même trouvé un nid dans les roseaux de l’étang ; et maman les élève à la becquée.

– Petite bavarde, gronda Mme Ismérie… Moi qui comptais vous faire la surprise de ma basse-cour et de mes omelettes !… Voilà que tout est gâté par ton indiscrétion.

Une fois qu’on eut achevé l’écluse, dont les eaux tranquilles devaient être égayées par les fameuses poules d’eau, les travaux allèrent vite.

Au milieu de la petite cascade que formait maintenant la rivière, Alban installa une vaste roue de bois munie de palettes. L’axe reposa solidement sur deux contreforts de pierre. À cet axe était adapté un cylindre de bois formé d’un tronc d’arbre parfaitement rond, et qui tournait avec la même vitesse que la roue principale.

Une courroie sans fin, que Mme Ismérie avait cousue elle-même avec du cuir de yack, et qu’Alban s’était contenté de saler, faute d’écorce de chêne pour la tanner, transmettait le mouvement à la machine dynamo-électrique.

Pour se procurer l’acier et le fer doux nécessaires à la construction de cette machine, Alban avait employé toutes les pièces métalliques de l’aménagement intérieur, qui n’étaient pas absolument indispensables à la solidité de l’aéroscaphe. Les barreaux de fer d’une des couchettes lui avaient fourni la principale matière, et il possédait heureusement dans le magasin quantité de fils de cuivre.

Cette machine, installée avec une grande simplicité de moyens, donna tous les résultats qu’on en attendait.

Les accumulateurs inventés par Alban, et dont l’aéroscaphe était muni, furent rechargés ; et l’on remplaça, à la satisfaction générale, l’éclairage à la chandelle de résine, par l’éclairage électrique.

Une petite ligne télégraphique relia même l’écluse à l’aéroscaphe, et permit d’utiliser, sans déplacement, le courant, pour tous les travaux intérieurs.

Les travaux de l’aéroscaphe reprirent avec une nouvelle activité, sans faire tort aux besognes journalières que nécessitait l’amélioration du confortable intérieur.

Depuis longtemps, Mme Ismérie se plaignait de manquer de savon. Elle avait essayé d’y suppléer à l’aide de cette argile grasse qu’emploient les fabricants de drap pour le nettoyage de leurs laines, et que l’on appelle encore, dans certains pays, terre à foulon.

Mais ce moyen était fort long, et surtout très insuffisant.

Alban avait bien, depuis longtemps, promis de fabriquer du savon ; mais, absorbé par des préoccupations plus graves, il remettait, de jour en jour, la réalisation de sa promesse.

Pourtant rien n’eût été plus facile.

– Le savon, expliquait Alban, n’est que de la potasse alliée à un corps gras ; il suffit donc de faire bouillir la cendre des végétaux terrestres, pour s’en procurer.

– Pourquoi avez-vous dit des végétaux terrestres ? fit Ludovic, qui ne laissait passer aucun mot sans se l’être fait expliquer.

– Parce que, répondit Alban, en brûlant des algues, des varech, ou même des plantes du bord de la mer, ce n’est pas de la potasse que l’on obtiendrait, mais de la soude, corps qui présente, d’ailleurs, avec la potasse, de nombreuses analogies. J’ai donc employé une expression exacte, en disant végétaux terrestres… Avant l’ingénieur Leblanc qui, sous Napoléon Ier, a trouvé le moyen de fabriquer chimiquement la soude, sur tous les rivages de la Normandie et de la Bretagne, on avait construit des fours où, nuit et jour, on brûlait des plantes marines.

– Mais, interrompit Ludovic, à quoi pouvait donc servir toute cette soude, puisque la chimie, et les industries qui en dérivent, étaient encore dans l’enfance ?

– La remarque est juste. Mais vous oubliez que la soude est indispensable à la fabrication du verre. Les soudiers de nos côtes approvisionnent les verreries des Cévennes, de la Picardie et des Ardennes dont la célébrité s’étend encore dans toute l’Europe.

– Nous voilà loin de mon savon, s’écria Mme Ismérie. Je demande qu’on interrompe tout travail, jusqu’à ce qu’on m’en ait fabriqué. Puisque vous dites que c’est si facile, faites-en.

– Nous n’en ferons pas, dit malicieusement Alban.

– Par exemple ! Et pourquoi donc, s’il vous plaît ?

– Parce que, en y réfléchissant, je viens de me souvenir d’un moyen de nettoyage bien supérieur au savon et à l’eau.

– Supérieur au savon, passe encore ; mais de l’eau, il en faudra toujours.

– Nullement. Pas plus d’eau que de savon. Il faut que tu sois, ma chère femme, une ménagère bien arriérée pour employer des moyens de nettoyage aussi démodés, aussi antiques, aussi préhistoriques si j’ose dire.

– Alors, dis-nous vite ton fameux moyen.

– Eh ! parbleu, nous nous nettoierons, nous et nos hardes, à l’électricité… Maintenant que nous avons une machine dynamo-électrique, je ne vois pas pourquoi nous ferions des économies de courant.

– Eh bien, je serai curieuse de voir cela.

– Tu le verras aujourd’hui même. Je possède heureusement, à l’atelier, de quoi installer le merveilleux et pourtant très simple appareil de Telsa, pour nettoyer et laver : l’oscillateur électrique.

Ludovic, suivant son habitude, réclama des explications, qu’Alban lui donna volontiers.

– Grâce à l’oscillateur, dit-il, on fait passer, à travers le corps d’une personne montée sur un tabouret isolant, à pieds de verre, un courant de deux ou trois milliers de volts. Instantanément, les poussières ou les impuretés qui recouvrent la peau, ou qui sont logées dans les vêtements, sont réduites en une poudre impalpable, en une sorte de vapeur qui se volatilise dans l’atmosphère. Un nettoyage ainsi pratiqué est bien supérieur aux savonnages à l’eau chaude les plus énergiques. La peau et les vêtements acquièrent une blancheur, une netteté tout à fait idéales. Cette méthode à l’avantage de détruire radicalement tous les microbes ; et elle a été efficacement employée dans les opérations chirurgicales. Dans peu d’années, toutes les blanchisseuses seront devenues des électriciennes, et beaucoup d’épidémies auront disparu. Il ne faut pas se dissimuler qu’actuellement, surtout dans les grandes villes, le linge est le grand véhicule des maladies contagieuses. Beaucoup de microbes survivent à l’eau bouillante, et même au chlore et à l’empesage. Les chemises glacées que nos élégants envoient à Londres, et dont la propreté au retour, est en apparence si éblouissante, ont souvent causé des maladies mortelles. Plusieurs cas de lèpre, signalés à Paris, n’avaient pas d’autre cause. Le microbe nous arrivait en droite ligne des Indes, par voie anglaise. Il suffit, dans l’immense cuve où tout le linge d’une rue est lavé en commun, d’une chemise de pestiféré ou de cholérique, pour répandre partout l’un ou l’autre fléau. Beaucoup de médecins, qui connaissent le fait, ont vainement proposé l’installation d’oscillateurs Telsa, dans nos grandes villes. En fait d’hygiène, nous allons donc être, sur ce plateau désolé, en avance sur toutes les nations civilisées.

Ludovic, Armandine, et même Mme Ismérie ouvraient de grands yeux.

Après ce petit cours sur l’avenir de la blanchisserie dans l’Himalaya, tous grillaient d’envie de passer de la théorie à l’application.

Ce fut vite fait.

L’oscillateur fut installé, mis en communication avec le courant électrique fourni par la chute d’eau ; et Ludovic eut, le premier, l’honneur de monter sur le tabouret à pieds de verre.

Il annonça bientôt qu’il éprouvait une sensation de bien-être extraordinaire. Il se sentait le cerveau plus libre ; ses muscles jouaient avec plus d’aisance.

À l’émerveillement général, on vit ses mains et son visage se nettoyer à vue d’œil. Une tache d’encre qu’il avait au bout d’un doigt, fusa sous la forme d’un petit jet de vapeur noirâtre, laissant la place entièrement nette et blanche.

Tout le monde voulut tâter de l’oscillateur ; et chacun déclara, d’une même voix, que le savon, les brosses et chiendent, et l’eau de javelle étaient des objets de musée, bons tout au plus à reléguer avec les couteaux de silex, les armures de chevalier, ou les perruques louis-quatorzièmes.

Mme Ismérie se montra entièrement satisfaite ; et, dès lors, tout le personnel de l’aéroscaphe arbora des plastrons et des manchettes d’une blancheur à faire honte à l’ex-prince de Galles, Sa Majesté le roi Édouard VII

Habillés d’une façon aussi hygiénique, les aéronautes ne pouvaient que bien se porter. Aussi leur santé, à tous, était-elle excellente.

Ludovic surtout avait grandi et s’était fortifié d’une manière extraordinaire.

Ce n’était plus l’enfant grêle et nerveux de la villa de Saint-Cloud.

Il était devenu un adolescent robuste, au teint hâlé, aux épaules déjà larges ; et les travaux auxquels Alban l’avait habitué, avaient donné à ses biceps une grosseur fort respectable.

Il portait maintenant les cheveux ras car Alban les lui coupait chaque semaine, lui-même, à l’aide d’une tondeuse électrique de son invention.

Cette tondeuse se composait simplement de plusieurs rangées de peignes métalliques réunis par des fils conducteurs.

Il suffisait de faire passer le courant pour que la coupe de cheveux fut parfaite.

Cette méthode, en apparence compliquée, avait, suivant Alban, l’avantage de produire la cautérisation immédiate du cheveux, et par conséquent de lui conserver toute sa force, en évitant l’espèce de blessure que produisent les ciseaux, et par où s’écoule le fluide capillaire indispensable à la production de ces sécrétions parasitaires de l’organisme.

L’air vif du haut plateau procurait à Ludovic un excellent appétit.

Il dormait à merveille, et il était ravi des aventures et des inventions qui, depuis sa fuite, s’étaient succédées presque chaque jour, sans interruption.

Il professait, à l’endroit d’Alban, un véritable culte, adorait Mme Ismérie et Armandine… Pourtant Ludovic n’était pas heureux.

La pensée de la douleur de ses parents, l’obsédait comme un remords, et ne le laissait pas jouir, un seul instant, de cette paix du cœur, de cette sérénité morale, sans lesquelles il n’y a point de vrai bonheur ici-bas. Avec le temps, ses remords et son chagrin s’accentuaient.

Les premiers jours, il y pensait à peine ; la nouveauté des périls et la diversité des pays avaient distrait sa jeune imagination.

Mais, depuis que, sur le plateau, l’existence s’était organisée d’une façon régulière et méthodique, depuis surtout qu’il avait pu réfléchir à la gravité de sa faute, à l’égoïsme de sa conduite, l’enfant souffrait beaucoup.

Il ne se passait presque pas de jours qu’il n’interrogeât Alban sur les chances qu’avaient d’arriver à destination les divers messages.

Alban craignait de chagriner Ludovic, mais il ne pouvait lui dissimuler que les pigeons voyageurs, les bouées lancées dans la cataracte, et surtout la sauterelle constituaient des moyens de correspondance bien aventureux.

– Vous qui êtes si ingénieux et si savant, disait quelquefois Ludovic à Alban, ne pourriez-vous trouver un moyen efficace de prévenir mes parents ?

– J’essaierai, répondait simplement l’aéronaute, chaque fois que Ludovic revenait sur ce sujet.

Mais Alban avait beau chercher, il ne trouvait pas ; et le jeune homme devenait de plus en plus mélancolique, perdait même le goût du travail, demeurant de longues heures à rêver, sans que ni les paroles affectueuses de Mme Ismérie, ni le gentil bavardage d’Armandine, ni même la logique réconfortante d’Alban Molifer pussent le tirer de ce marasme.

Il en vint même, dans les derniers temps, à perdre l’appétit.

Les rosbifs de yack au céleri sauvage, les poules d’eau rôties, les corbeilles de framboises arctiques, et les savoureuses traites du lac le laissaient indifférent. Alban commença à s’inquiéter sérieusement.

– Cet enfant tombera malade si cela continue, se disait-il. Il faudra que je lui donne satisfaction… Avec de l’électricité et de l’imagination, cela ne doit pas être impossible.

Alban avait beaucoup d’idées, mais elles étaient toutes d’une réalisation impraticable. Un matin pourtant, il aborda Ludovic d’un air plus joyeux que de coutume.

Cette fois, il croyait avoir trouvé.

– Il y aurait bien, dit-il à Ludovic, un moyen d’entrer en communication avec l’Europe. Mais pour cela, il faudrait arriver à gravir la ceinture de rocs qui entoure notre petit domaine.

– Je ne saisis pas bien la relation entre les deux idées, fit Ludovic… D’ailleurs, ajouta-t-il avec découragement, vous savez bien qu’il est impossible de la franchir, cette falaise de rochers…

– Je n’ai pas dit franchir ; j’ai dit gravir, ce qui est différent.

– Admettons que nous l’ayons gravie, à quoi cela nous avancerait-il !

– Cela nous avancera, répliqua Alban avec feu, à ceci, qu’une fois parvenus à un point culminant, rien ne nous sera plus aisé que d’y installer un appareil de télégraphie sans fil.

Ludovic se jeta dans les bras d’Alban.

– Je vous remercie, s’écria-t-il avec effusion… Nul miracle ne vous est impossible.

Le jour même, tous deux se rendirent au pied de la muraille de basalte, et en étudièrent soigneusement les aspérités.

Le résultat de cet étude ne fut pas encourageant.

Partout le roc semblait coupé au ciseau, selon des perpendiculaires d’une effarante netteté.

Un mur construit de main d’homme eût offert plus de chances d’escalade.

– Nous ne pourrons jamais arriver là-haut, s’écria Ludovic avec tristesse.

– Vous manquez de confiance, Ludovic, répliqua sévèrement Alban ; nous y arriverons, puisque je vous l’ai promis. C’est seulement une question de temps et de patience… Et la première chose que nous ayons à faire, c’est de fabriquer des échelles.

Ils rentrèrent dans la forêt, où deux jeunes arbres, parfaitement droits et élancés, furent choisis, abattus et ébranchés.

Il s’agissait maintenant de les réunir par des échelons.

Alban n’avait pas, dans ses outils, de tarière assez grosse pour percer les trous nécessaires, il y suppléa ingénieusement à l’aide d’une tige de métal, qu’il choisit de la même grosseur que les barreaux qu’il voulait adapter.

À l’aide de cette tige munie d’un manche isolant et mise en communication avec le courant électrique jusqu’à ce qu’elle devînt rouge, Alban perça tous les trous, sans courir le risque de faire éclater le bois comme une tarière.

Il avait à peine achevé ce travail que Ludovic, qui suivait l’opération d’un air songeur, s’écria tout à coup :

– J’ai l’idée d’un moyen bien supérieur à l’emploi des échelles. Puisque nous avons encore l’aérostat de la Princesse des Airs pourquoi ne pas escalader le roc en ballon captif ?

Alban laissa retomber la tarière électrique qu’il manœuvrait, et il se mit à réfléchir.

– Cela ne serait guère pratique, dit-il enfin… L’enveloppe de notre aérostat que j’ai remisée dans la caverne de sel gemme, a été trouée comme une écumoire par les balles russes. La réparation en sera très longue. D’ailleurs l’aérostat est d’un volume beaucoup trop considérable, et il nous est trop nécessaire pour que je consente à l’aventurer dans une entreprise de ce genre.

– Eh bien, s’écria Ludovic, construisons une montgolfière !

– Et avec quoi confectionnerons-nous l’enveloppe, puisque nous ne possédons, en fait de papier, que quelques vieux journaux, en fait de soie qu’une robe d’Ismérie.

– Et les draps de lit !… Fabriquons une enveloppe avec la toile de nos draps de lit !… La seule difficulté sera de la rendre imperméable.

– S’il n’y avait que cela ! dit Alban… Rien n’est plus facile. L’enduit dont on se sert pour rendre l’enveloppe des aérostats imperméable, se compose d’une dissolution de caoutchouc dans l’essence de térébenthine. L’emballage pneumatique de nos caisses nous fournira le caoutchouc et la résine de nos pins l’essence de térébenthine. Nous nous servirons d’une partie des agrès de l’ancien aérostat.

– Et la nacelle ?

– Il pousse au bord du lac assez de saules et d’arbustes aux branches flexibles pour nous en fournir les matériaux. Quoique je ne sois pas fort expert dans l’art du vannier, je me sens capable de tresser une nacelle, sinon très élégante de forme, du moins assez solide pour porter un ou deux voyageurs.

La construction de la montgolfière fut menée avec grande ardeur. Tous les draps des couchettes furent sacrifiés ; et Mme Ismérie se mit à coudre sans relâche. Pendant qu’elle s’occupait de ce travail, Armandine et Ludovic cueillaient et écorçaient des brassées de légères baguettes de saule qu’Alban commença à tresser, en fortifiant les parties faibles avec du fil d’archal.

Le résultat de ce travail fut une espèce de grand panier, assez disgracieux d’aspect, mais, d’une solidité à toute épreuve.

Deux ou trois personnes auraient pu y prendre place sans difficulté. Alban avait eu soin de ménager, tout autour, des anneaux de cordage où devaient venir se rattacher les agrès empruntés à l’ancien aérostat.

Après huit jours de préparatifs, tout fut terminé.

La montgolfière, à laquelle Alban avait donné une largeur de six mètres, de façon à ce qu’elle pût enlever deux personnes, se balançait, suspendue à un cercle de bois attaché à mi-hauteur de trois grands arbres.

Il ne s’agissait plus maintenant que de la gonfler.

On sait que les montgolfières, qui sont des ballons remplis d’air chaud, sont d’un gonflement excessivement difficile.

Comme il faut continuellement entretenir du feu au-dessous de la machine, le moindre danger auquel on s’expose est celui d’un incendie.

Alban résolut en partie la difficulté en disposant, au-dessous de l’orifice inférieur, une sphère de métal perpétuellement maintenue au rouge. De cette façon, le danger que font courir les flammèches était évité.

– Je ne tiens nullement, avait dit Alban, à avoir le sort de Pilâtre des Roziers.

Le gonflement de la montgolfière était à peu près terminé, et les câbles qui devaient la maintenir captive s’enroulaient autour d’un treuil grossier formé de troncs d’arbres, lorsqu’une discussion éclata entre Ludovic et Alban.

L’enfant s’était attendu à prendre part à l’ascension ; mais Alban, forcé d’emporter pour l’installation du télégraphe sans fil, un poids considérable d’accumulateurs, était obligé de partir seul.

Ludovic laissa éclater sa contrariété.

– Chaque fois, dit-il, qu’il y a du danger, vous me laissez de côté. Vous auriez dû construire la montgolfière plus grande.

– Je suis seul juge de la responsabilité que j’ai envers vous. Je dois vous empêcher de commettre des imprudences inutiles. Vous me gêneriez fort dans la manœuvre… D’ailleurs, ajouta-t-il plus doucement, une promenade en ballon captif ne doit guère avoir d’attrait pour quelqu’un qui, comme vous, a traversé en aéroscaphe l’Europe et la moitié de l’Asie.

Ludovic finit par se rendre à ces raisons ; mais il garda un silence de mauvaise humeur, et n’ouvrit plus la bouche que pour faire des objections aux procédés employés par Alban pour la construction de sa montgolfière.

– Pourquoi, demanda-t-il, n’avez-vous pas fait usage du « lévium », dont la force ascensionnelle est bien des fois plus considérable que celle de l’air chaud ? De cette façon, vous auriez pu m’emmener avec vous sans surcharger la nacelle.

– J’ai bien pensé au « lévium » répondit Alban, et c’est tout à fait volontairement que je ne m’en suis pas servi. Le « lévium » est trop précieux pour nous et il nous en reste trop peu pour que je le gaspille dans une occasion comme celle-ci. Quand les réparations de la Princesse des Airs seront terminées, c’est notre aérostat, gonflé de « lévium » qui nous enlèvera hors de ce plateau désolé, et nous donnera la possibilité de sillonner de nouveau les plaines de l’air.

Ludovic se rendit à ces raisons avec une évidente maussaderie. Une minute après, il avait trouvé une nouvelle objection.

– Vous ne pourrez pas, dit-il, employer pendant toute votre ascension, cette boule métallique comme productrice d’air chaud. Vous auriez vite épuisé, étant donné le petit nombre d’accumulateurs que vous emportez, la force électrique qui la maintient à l’état d’incandescence, et il ne vous en resterait plus pour installer le télégraphe sans fil.

– Cette remarque est juste, répartit Alban : aussi, n’est-ce point l’électricité que j’emploierai au cours de mon ascension. Si vous aviez été moins troublé par la mauvaise humeur que vous éprouvez, vous auriez remarqué que j’emporte un réchaud, que je vais, d’ailleurs, installer immédiatement au-dessus de la nacelle, et une provision d’essence de térébenthine.

– Grave danger d’incendie, grommela Ludovic.

– Pas si je suis prudent, répondit Alban sur le même ton… Mon réchaud est muni d’une éponge d’amiante, qui produira une chaleur très régulière, et d’une clef qui me permet de l’éteindre instantanément.

Ludovic reprit un peu de sa gaieté, lorsque avant de monter dans la nacelle, Alban lui recommanda solennellement de veiller à tout en son absence, et lui expliqua de quelle manière il devait manœuvrer le treuil sur lequel étaient enroulés les cordages.

Alban avait emporté avec lui deux petits drapeaux rouges.

Il fut convenu que tant qu’il en laisserait flotter un, on continuerait à dévider la corde pour lui permettre de s’élever.

S’il les arborait tous les deux, c’est que, pour une raison ou pour une autre, il désirait redescendre.

Tous ces détails étant ainsi réglés, Ludovic et Mme Ismérie firent manœuvrer le treuil, qui était muni de leviers disposés en croix, et de crans d’arrêt qui en rendaient le maniement facile.

La montgolfière commença à s’élever doucement, poussée par un petit vent d’est qui la portait du côté de la muraille de rochers et tendait légèrement les cordages du treuil.

Bientôt la montgolfière eut dépassé la première crête à une cinquantaine de mètres du sol, et, toujours portée par la brise, se dirigea vers un second escarpement aussi élevé que le premier.

Ludovic, qui ne perdait pas de vue la nacelle, n’apercevait toujours qu’un seul drapeau rouge.

C’est alors que le câble prit contact avec l’arête vive du rocher, contre lequel il se mit à frotter d’une façon inquiétante.

Alban, qui s’était aperçu du danger, activa le feu de son réchaud et s’éleva encore.

Mais le vent, plus violent à mesure que la hauteur augmentait, rendait, par sa résistance, la manœuvre du treuil de plus en plus pénible.

Alban arbora son second drapeau.

Ludovic et Mme Ismérie firent de vains efforts pour ramener à eux la montgolfière.

Ils ne pouvaient plus ni la faire monter, ni la faire descendre.

Alban modéra son feu ; la montgolfière s’abaissa, mais ce fut de l’autre côté de la crête, si bien que la descente ne fit qu’accentuer la tension et le frottement du câble.

À ce moment, un bruit sec se produisit ; le câble venait de se rompre avec un claquement de fouet.

Le treuil fit plusieurs tours sur lui-même, renversant brutalement à terre Ludovic et Mme Ismérie, pendant que la montgolfière, débarrassée de ses liens, s’élançait d’un seul bond, à plus de cent mètres.

Tout autre qu’Alban eut perdu la tête.

Il voyait, au-dessous de lui, un horizon d’abîmes, un cirque de pics et de gorges déchiquetés.

Le plateau n’apparaissait plus que comme une grande tache verte, au centre de laquelle la coque brillante de la Princesse des Airs piquait un point lumineux.

Alban jugea d’un coup d’œil la situation.

S’il continuait à monter, le vent d’est l’emporterait toujours plus loin des siens.

Il fallait, à tout prix, descendre.

Alban ralentit encore le feu ; la montgolfière s’abaissa, la corde rompue frôlant les cimes du roc.

Le vent continuait à souffler dans la même direction.

Alban voyait, autour de lui, d’affreux précipices, où tout atterrissage eut été impossible.

Il était devenu pâle de frayeur. Jamais, peut-être, il n’avait couru un danger aussi imminent, aussi impossible à éviter.

Dans cette extrémité, il dut, de nouveau, activer son feu, pour ne pas être broyé contre les quartiers de roc.

Ce qui achevait de le réduire au désespoir, c’est que le vent l’éloignait toujours dans la direction de l’ouest.

S’il réussissait à sauver sa vie, jamais il ne pourrait rejoindre les siens, et il périrait de faim sur ces cimes inaccessibles.

Il fallait pourtant atterrir. Alban aperçut, à quelques mètres de lui, une plate forme rocheuse qui lui offrait une dernière chance de salut.

Mais, il importait de se hâter.

D’un geste brusque, Alban éteignit le réchaud ; et comme la montgolfière ne s’abaissait pas encore assez vite à son gré, il troua, de son couteau, l’enveloppe de toile.

À ce moment, la nacelle affleurait le sol de la plateforme du rocher.

Le gaz s’échappait en abondance par l’ouverture béante.

Entraînée par le vent, la montgolfière fit encore quelques mètres sur le roc ; puis, brusquement, s’affaissa en claquant.

L’aéronaute et la nacelle se trouvèrent ensevelis sous un amas de toile.

Alban se dégagea promptement, prit pied sur le roc ; et pour empêcher que les débris de la montgolfière ne fussent emportés par le vent, qui faisait onduler ses plis comme ceux d’un drapeau, il couvrit promptement de grosses pierres l’enveloppe déchirée.

Il regarda autour de lui. L’endroit où il était descendu occupait le sommet d’un escarpement formidable, d’où le regard dominait, à perte de vue, un panorama de montagnes et de plaines.

Quant au plateau, Alban ne l’apercevait plus.

Le sol de l’espèce de promontoire aérien où il venait d’échouer, était absolument stérile et nu.

Alban ne remarqua que quelques maigres herbailles, quelques buissons rabougris et des lichens gris et jaunes qui avaient poussé dans les anfractuosités de la pierre.

Il fit le tour de cette espèce d’îlot.

De toute part, les pentes étaient presque verticales.

Il songea, un moment, à lier ensemble les câbles de suspension de la nacelle, et à se laisser glisser le long du roc.

L’effrayante profondeur de l’abîme le fit, bien vite, renoncer à cette idée…

Renflouer la montgolfière ?

Il ne fallait pas y penser davantage.

Quand même il eût pu y réussir, il n’eût fait que changer de genre de mort, puisqu’il était incapable de diriger son aérostat, et qu’il n’avait plus assez de combustible pour le maintenir longtemps gonflé.

D’ailleurs Alban, même au prix de son salut, n’eût jamais consenti à laisser, derrière lui, ceux qu’il aimait, et dont sa présence faisait la sauvegarde.

Le malheureux aéronaute eut un moment de désespoir.

Il n’entrevoyait aucune chance de salut.

Il s’étendit, tout de son long, sur l’enveloppe déchirée de la montgolfière, et demeura longtemps sans pensée, sans énergie, terrassé par la fatalité des circonstances.

Mais, bientôt, il se releva courageusement, à la pensée qu’il avait encore un devoir à remplir.

– Je suis venu, s’écria-t-il, pour installer ici le télégraphe sans fil, pour avertir le docteur Rabican de la présence de Ludovic parmi nous, et du péril que nous courons… Eh bien, installons d’abord notre appareil ; nous verrons ensuite. Si je succombe sur ce roc, ma mort, du moins, n’aura pas été inutile à mes amis !…

Sur cette noble résolution, Alban se mit aussitôt à la besogne.

L’endroit où il se trouvait paraissait disposé comme à souhait pour l’installation d’un poste de télégraphie sans fil.

De toute part la vue s’étendait librement.

Alban put se rendre compte que, dans la direction de l’ouest, aucun massif montagneux n’arrêterait la propagation du fluide.

N’avait-il pas toutes les chances de succès, puisqu’il se trouvait sur l’un des points les plus élevés du globe ?

Fiévreusement, Alban dressa ses appareils, qu’il put fixer solidement grâce à une crevasse du rocher.

Il disposa des accumulateurs au pôle positif et au pôle négatif de l’appareil, s’assura que le cadran et la sonnerie fonctionnaient bien ; puis il lança le courant qui devait transmettre sa pensée aux veilleurs des postes télégraphiques situés à des milliers de lieues de là, sur quelque sommet des Alpes ou des Karpates.

Cela fait, les bras croisés, il attendit que la sonnerie du timbre électrique l’avertît que son appel avait été entendu.

La moitié de l’après-midi se passa ainsi, dans l’angoisse de cette expectative.

Alban Molifer commençait à ressentir de cruels tiraillements d’estomac, et il se repentait amèrement de n’avoir pas, le matin, garni de quelques provisions, la nacelle de la montgolfière.

Pour tromper la faim, il se mit à mâcher des tiges d’herbe, et à sucer des lichens au goût visqueux et fade.

Mais on eût dit qu’en lui procurant une salivation abondante, en lui mettant, comme on dit, l’eau à la bouche, ces maigres aliments ne faisaient qu’augmenter son appétit.

Il finit par s’étendre de nouveau, avec résignation, sur la toile de l’enveloppe, non sans avoir remarqué, en jetant un coup d’œil sur l’appareil, que les deux tiers du fluide des accumulateurs étaient déjà dépensés.

Une heure d’angoisse mortelle s’écoula encore pour Alban.

Maintenant les accumulateurs devaient être à peu près vides.

Soudain, il bondit en poussant un cri de joie.

À moins que la fièvre et la faim n’eussent fait tinter ses oreilles, c’était bien un faible appel de la sonnerie électrique qu’il venait de distinguer !

Il se précipita vers l’appareil, et le manœuvra fiévreusement.

Avec un indicible bonheur, il entendit de nouveau le bruit de la sonnerie.

On allait lui répondre…

Réfléchissant qu’il ne restait presque plus de force électrique dans les accumulateurs sans même attendre que son correspondant inconnu lui eut communiqué son nom, Alban télégraphia hâtivement le message suivant :

« Docteur Rabican, Saint-Cloud, France. Prière transmettre, contre récompense, cette dépêche d’aéronautes perdus dans les monts de l’Himalaya, à docteur Rabican, Saint-Cloud, France. Sommes en bonne santé…

Le courant devenait de plus en plus faible.

Alban étouffa une exclamation de colère.

Il importait de faire le message extrêmement court.

Il continua :

Princesse des Airs préservée malgré avaries. Votre fils Ludovic avec nous, très bien portant… »

Alban laissa retomber le manipulateur de l’appareil avec découragement.

Depuis quelques secondes le courant ne passait plus… Les accumulateurs étaient vides.

Les derniers mots du message n’avaient pas dû être transmis.

Malgré tout, Alban se sentait réconforté.

Il avait dit le plus essentiel.

Ses amis seraient sans doute prévenus.

Il pourrait mourir tranquille.

Il restait assez de ressources de toutes sortes aux habitants du plateau, pour attendre l’arrivée d’un secours venu d’Europe.

Alban s’était étendu de nouveau sur le rocher.

Pressant de ses mains ses tempes enfiévrées, il faisait de surhumains efforts pour découvrir un moyen de salut.

Mais il ne trouvait rien ; et, avec le crépuscule qui allongeait des ombres grises sur la pente des monts, un froid glacial envahissait ses membres.

Des cris d’oiseaux de proie, répercutés par l’écho des vallées, lui arrivaient à travers l’atmosphère limpide de la nuit.

Découragé, brisé de fatigue et d’émotion, Alban s’enroula tout entier dans l’enveloppe de la montgolfière, et s’endormit, accoté à un énorme bloc de basalte.

 

 

 

II

 

DE ROC EN ROC

 

Après la rupture du câble de la montgolfière, Ludovic et Mme Ismérie se relevèrent gravement contusionnés.

Les leviers du treuil, en se brisant, les avaient heurtés avec violence, au front et à l’épaule, et les avaient renversés.

Quand ils furent debout, encore tout étourdis par le choc, ils aperçurent la montgolfière planant à une grande hauteur au-dessus d’eux.

Tout d’abord, ils ne comprirent pas l’étendue de la catastrophe. Ils demeurèrent comme stupides.

Ce fut Mme Ismérie qui recouvra, la première, son sang-froid. Elle fit taire Armandine, qui s’était mise à sangloter en poussant des cris aigus.

Mais, quand la montgolfière eut disparu, emportée par la brise au-delà de la muraille rocheuse, seulement alors ils eurent conscience de l’immense danger que courait Alban, et du malheur qui les frappait.

Ludovic était atterré, et se tordait les mains dans un geste de désespoir.

Mme Ismérie pleurait à chaudes larmes, en serrant contre son cœur la petite Armandine.

Dans leur affolement, ils s’exagéraient la nature du péril que courait Alban.

Sans réfléchir que la montgolfière n’était construite que pour se soutenir quelques heures dans les airs, ils le voyaient déjà, entraîné par des courants atmosphériques, à des centaines de lieues, perdu pour eux, et allant misérablement s’abîmer dans quelque précipice de la montagne.

Cet état de prostration ne dura pas. Mme Ismérie était une femme énergique qui, une fois le premier mouvement de douleur passé, se mit à réfléchir froidement aux meilleurs moyens de porter secours à son mari.

Ludovic, de son côté, tenait à faire preuve d’ingéniosité et de courage, à montrer qu’il était un homme pour le sang-froid et la résolution. En son âme d’enfant, il s’enorgueillissait à la seule pensée de devenir le sauveur d’Alban. Les poings serrés, la bouche crispée, les sourcils froncés, il réfléchissait, de toute la puissance de sa volonté.

— Avez-vous une idée ?… Avez-vous un projet ?… demanda Mme Ismérie, en essuyant furtivement ses yeux rougis de larmes. Quel qu’il soit, nous l’exécuterons. Il faut sauver mon mari, fut-ce au péril de notre vie.

— Madame, répondit Ludovic, mon existence vous appartient. Dussé-je périr, nous sauverons Alban.

— Mais comment ?

— Je ne vois, pour le moment, d’autre moyen que la construction d’une seconde montgolfière.

— Vous oubliez, répondit Mme Ismérie, en hochant tristement la tête, que les matériaux nécessaires nous manquent. Nous pourrions, il est vrai, à la rigueur, utiliser l’ancienne enveloppe de l’aérostat, et la provision de « lévium » de la Princesse des Airs ; mais ce travail nous demanderait dix ou douze jours. D’ici là, mon pauvre Alban aurait le temps de mourir de faim ou d’être entraîné si loin, si loin que nous ne pourrions jamais le rejoindre.

— Alors, que faire ? gronda Ludovic, en frappant nerveusement la terre du pied…

— Essayons de l’échelle, fit Mme Ismérie. C’est par ce moyen qu’Alban comptait d’abord atteindre le sommet des rochers.

— Madame, répartit tristement Ludovic, ce moyen ne vaut pas mieux que l’autre. Il nous faudrait des jours et des jours, pour entamer le roc aux endroits convenables, et pour construire des échafaudages et d’autres échelles… Encore n’arriverions-nous à rien. Ce rempart de rocs une fois franchi, nous en rencontrerions un autre qu’il faudrait escalader avec encore plus de difficultés.

Mme Ismérie demeura silencieuse. De grosses larmes avaient recommencé à couler de ses yeux.

Ludovic se mordait les poings, dans sa rage impuissante.

L’après-midi s’écoula ainsi.

Chaque fois que Ludovic ou Mme Ismérie émettait une idée, elle était bien vite reconnue impraticable. C’était le désespoir, le découragement et la douleur dans ce qu’ils ont de plus terrible.

Quand le soleil descendit derrière les montagnes, ils étaient encore à la même place.

Ludovic était saisi de véritables accès de fureur, en pensant qu’il allait falloir laisser périr son ami, sans avoir pu rien faire pour le sauver.

Quand la nuit fut tout à fait venue, Mme Ismérie, qui ne pleurait plus, mais dont le visage s’était empreint d’une gravité plus effrayante que les larmes, prit Armandine par la main et, sans un seul mot, tous les trois se dirigèrent tristement du côté de l’aéroscaphe, à travers les taillis enténébrés, où ne retentissaient que la plainte lointaine des torrents, et le mugissement plein de mélancolie des yacks regagnant leur caverne.

Arrivés dans la salle commune, ils s’assirent autour de la table centrale. Ils demeurèrent ainsi, les bras croisés, les uns en face des autres, dans un aussi mortel silence que celui qui préside aux veillées funèbres.

Une heure s’écoula ainsi.

La place qu’occupait habituellement Alban, maintenant vide, donnait à leur silence une effrayante signification.

Il leur semblait que quelqu’un d’invisible se tenait au milieu d’eux, que d’une minute à l’autre, l’absent allait apparaître, en faisant claquer joyeusement les sonores portes d’aluminium.

Mais, le silence et la nuit persistaient, devenaient plus profonds et plus désespérants, à mesure que s’écoulaient lentement les heures.

Tout d’un coup, Ludovic poussa un cri si aigu, tellement surhumain, que Mme Ismérie crut, un moment, qu’il venait de perdre la raison.

L’enfant ricanait, dans un accès de joie nerveuse, que son intensité rendait presque diabolique.

— Qu’y a-t-il, mon Dieu ? demanda Mme Ismérie.

— Il y a, clama l’enfant, dont la surexcitation était arrivée à son comble, qu’à force de me creuser l’imagination de toutes les façons, j’ai enfin trouvé le moyen pratique, rapide, de secourir notre cher Alban.

— Et quel est ce moyen ?

— Eh bien, répondit l’enfant, le voici : Nous n’avons pas songé un seul instant à la caverne de sel. Là, les couches géologiques diffèrent entièrement de celles qu’on observe dans le reste du plateau. D’après l’opinion d’Alban lui-même, il devait y avoir là une vallée qu’un écroulement de montagne a obstruée depuis plusieurs siècles… Puisque nous avons l’électricité en abondance, il s’agit seulement de défoncer la caverne de sel. Une fois passés de l’autre côté de la vallée, il nous sera facile de retrouver Alban qui n’a pu aller bien loin avec sa montgolfière, et qui a dû certainement, étant donné sa grande expérience des aérostats, opérer son atterrissage sans blessures.

— Ah ! si ce que vous dites était possible ! s’écria Mme Ismérie en joignant les mains… À cette seule pensée, je sens tout mon courage me revenir !…

— Je vous jure que je ne me trompe pas, s’écria Ludovic, avec toute l’assurance que donne la foi… Je ne me trompe pas, je ne puis pas me tromper !…

— Puissiez-vous dire vrai ! dit Mme Ismérie, subissant elle-même la contagion de cet enthousiasme. S’il en est ainsi, mettons-nous à l’œuvre immédiatement. Il n’y a pas une heure, pas une minute à perdre.

Sous la direction de Ludovic, qui avait retenu, dans tous ses détails, la façon dont opérait Alban, une vingtaine de cartouches d’eau furent immédiatement préparées.

Mme Ismérie se chargea des accumulateurs, Ludovic des cartouches d’eau, d’un rouleau de fils et d’un pic, pendant qu’Armandine emportait une provision de chandelles de résine.

Ces préparatifs terminés, on se dirigea, à la lueur des torches, par le sentier le plus court, du côté de la caverne de sel.

Les oiseaux, réveillés par la lueur rougeâtre des résines, voletaient en piaillant autour du cortège, qui se hâtait à travers les buissons.

Arrivé à l’entrée de la caverne, Ludovic fit déposer sur le sol les accumulateurs, y adapta le fil dont il s’était muni, et commença à le dérouler, en s’engageant, avec Mme Ismérie et Armandine, sous la voûte étincelante de sel gemme.

Les cristaux décomposaient la lueur des torches comme un prisme, et scintillaient de mille feux.

Après avoir avancé d’une trentaine de pas dans l’intérieur de la caverne, Ludovic, arrivé à un carrefour où se croisaient une douzaine de corridors souterrains, commença à éprouver de l’hésitation.

Il s’agissait de choisir, pour y placer les cartouches d’eau, l’endroit où la paroi de la caverne était la moins épaisse.

S’il se trompait, il ne réussirait qu’à produire un éboulement intérieur, sans arriver à se faire jour de l’autre côté de la montagne.

Plus de deux heures se passèrent à explorer les galeries, sans que Ludovic arrivât à se décider pour l’une ou pour l’autre.

À la fin, énervé par l’insomnie et l’émotion, il choisit la plus longue, celle qui s’enfonçait le plus profondément dans les flancs du rocher.

Il y disposa, tout au fond, ses cartouches d’eau, dans une excavation qu’il pratiqua à coups de pic. La mine, ainsi chargée, devait produire un effet terrible.

Ludovic s’aperçut même que, pour le nombre de ses cartouches d’eau, il n’avait pas apporté assez d’accumulateurs, et il retourna, en toute hâte, en chercher d’autres à l’aéroscaphe. Ces apprêts avaient demandé de longues heures.

Quand tout fut terminé, une aurore blême pâlissait déjà les cimes des montagnes.

Le cœur battant d’espoir, Ludovic lança le courant…

Une explosion, plus formidable que le roulement du tonnerre, se produisit, longuement répercutée par les échos.

Une gerbe de blocs, de pierres et de rochers avaient jailli au-dessus de la montagne…

Quand le dernier écho se fut perdu dans l’éloignement, Ludovic et Mme Ismérie se précipitèrent vers l’entrée de la caverne.

Ils y avaient fait à peine quelques pas, qu’ils poussèrent un long cri d’épouvante.

Non seulement les cartouches d’eau n’avaient ouvert nul passage du côté d’une autre vallée, mais la commotion produite avait fait tomber la plupart des colonnes de sel gemme qui soutenaient les voûtes : la caverne était maintenant murée.

— Qu’avons-nous fait ! s’écria Mme Ismérie. Les ailes de la Princesse des Airs et l’enveloppe de l’aérostat sont ensevelies sous des milliers de mètres cubes de sel et de rochers. Nous voilà privés, à tout jamais, des moyens de quitter ce désert.

Ludovic attéré, tremblant, était aussi pâle qu’un condamné dont la dernière heure est arrivée. Il s’enfuit en criant, à travers les bois, sans vouloir entendre les paroles de consolation qu’essayait de lui prodiguer Mme Ismérie.

Le jeune homme, affolé, ayant perdu complètement la tête, se figurait, bien à tort, que Mme Ismérie allait lui en vouloir de son inutile tentative. Honteux et brisé de fatigue, il s’était caché dans un fourré, et s’était étendu sur le sol couvert d’une longue mousse grisâtre, où un invincible sommeil ne tarda pas à s’emparer de lui.

Mme Ismérie, ne comprenant rien à la conduite de Ludovic, avait dolemment regagné l’aéroscaphe, avait couché la petite Armandine morte de fatigue.

Puis, demeurée seule, elle s’était absorbée dans une sombre rêverie.

Elle songeait à Alban ; mais elle songeait aussi à sa fille et à Ludovic.

C’était à elle qu’allait maintenant incomber le soin de les sauver tous les deux et de les ramener en Europe !

La pauvre femme, malgré son courage, n’entrevoyait même pas quels moyens elle emploierait pour y réussir…

Cependant, sur le roc glacial, où la fatigue et la faim l’avaient cloué, Alban fut tiré de son sommeil agité de rêves pénibles par le grondement sourd d’un bruit qu’il prit d’abord pour le grondement du tonnerre, ou pour la chute d’une avalanche.

En une seconde, l’aéronaute fut sur pied.

Quoiqu’il se fût enroulé dans l’enveloppe de la montgolfière, il était transi de froid.

Ses pieds et ses mains étaient ankylosés.

Il se mit à marcher, à grands pas, sur l’étroite plate-forme, en s’étirant les membres, pour activer la circulation du sang.

Mais, il demeura bien vite immobile, comme figé de stupeur et d’effroi, devant le spectacle qui s’offrait à ses yeux.

Dans le ciel, au-dessus de sa tête, tournait tout un vol de vautours ; et les cercles qu’ils traçaient autour de lui, allaient sans cesse en se rétrécissant. À peu de distance, il en aperçut d’autres, immobiles sur les pointes du roc, et qui lui parurent aussi funèbres que des statues de granit de monstres égyptiens aux yeux de pierres précieuses. Il se retourna ; il y en avait d’autres derrière lui.

Il était pris dans un cercle infranchissable de becs et de griffes acérés ; et les rapaces n’attendaient que sa mort pour se précipiter sur son cadavre, qu’ils avaient pour ainsi dire, flairé d’avance.

Alban se sentit froid dans les os, en songeant au sort qui l’attendait.

Il se voyait déjà déchiqueté, dépecé, avant même que d’avoir rendu le dernier soupir.

Par la pensée, il voyait son squelette blanchi, se désagréger lentement sur ce roc perdu.

Aucun des siens ne saurait jamais ce qu’il était devenu.

Alban frissonna ; mais il était de ceux chez qui un premier mouvement de crainte provoque promptement une généreuse réaction.

Il eut honte d’avoir eu peur.

— Alors, s’écria-t-il, je périrais lâchement sur ce roc désolé, sans même tenter un dernier effort, moi qui, jusqu’ici, suis sorti vainqueur de tous les périls et de toutes les difficultés ! Cela ne sera pas dit ! J’aime mieux me briser les os dans quelque gouffre que de devenir la proie de ces rapaces immondes.

Et Alban, à qui la fièvre et le jeûne laissaient une entière lucidité d’esprit, se remit à chercher un moyen d’évasion.

Il allait, plein de découragement, se résigner à son sort, lorsque ses regards s’arrêtèrent machinalement, sur la toile grossièrement vernie, dans les plis de laquelle il s’était enroulé pour passer la nuit.

Il se frappa le front.

Une idée lumineuse, venait de jaillir de son cerveau.

— Mais le voilà, s’écria-t-il joyeusement, le voilà bien le moyen d’évasion. Je vais, avec cette toile, me fabriquer un parachute… Drouet, le conventionnel qui fit arrêter Louis XVI à Varennes, franchit bien les murailles d’une citadelle allemande, simplement soutenu dans les airs par les rideaux de son lit qu’il avait arrangés en parachute. Je ne vois pas pourquoi je n’essaierais pas d’en faire autant… Ce Drouet n’était pas aéronaute et ne pouvait pas, comme moi, calculer exactement les dimensions de son appareil !…

Sans se préoccuper des vautours dont le nombre s’accroissait de minute en minute, Alban se mit à l’œuvre.

À l’aide de son couteau, il découpa, dans la montgolfière, une circonférence d’un diamètre, juste assez grand pour que l’appareil soutint son propre poids dans les airs.

Il pratiqua, au centre, un trou, une cheminée qui, en permettant le passage de l’air, devait empêcher le parachute d’osciller pendant la descente.

Il joignit ensuite à la circonférence de toile, une série de cordages empruntés au gréement de la montgolfière, et qui, partant des bords du parachute, venaient s’attacher à une corde destinée à passer sous les aisselles.

Le véhicule était enfin prêt.

Il ne s’agissait plus que de se mettre en route.

Avant que de se lancer dans l’espace, Alban eut la présence d’esprit d’empaqueter dans la nacelle, les accumulateurs déchargés, l’appareil de télégraphie sans fil, et ce qui restait de la toile de la montgolfière.

Il traîna ensuite la nacelle jusqu’au bord du rocher, à l’endroit d’où lui-même allait s’élancer dans le vide, et il l’y précipita.

La nacelle rebondit de roc en roc.

Au grand effroi d’Alban, elle alla disparaître dans une profonde crevasse.

— Voilà peut-être, ne pût-il s’empêcher de s’écrier, le sort qui m’attend… Et pourtant, n’ai-je pas opéré souvent, sur des places publiques, des descentes en parachute, de sept ou huit cents mètres de hauteur !

Cette réflexion lui rendit tout son courage.

Délibérément, il s’élança dans le vide, en sautant, le plus loin qu’il pût, du bord du rocher.

Pendant les premières secondes de sa chute, il éprouva des sensations vertigineuses.

Il tombait avec une rapidité foudroyante.

Il ressentait cette chaleur d’estomac, ce bourdonnement dans les oreilles que donne le mal de mer.

Mais, presque aussitôt, la descente se modéra ; et Alban qui, dans les premiers instants, avait instinctivement fermé les yeux, les rouvrit juste à temps, pour voir qu’il touchait, mollement et sans secousse, les pentes gazonnées d’un plateau situé au-dessous de celui qu’il venait de quitter.

Très loin, au-dessus de sa tête, il voyait tournoyer les vautours déçus dans leur attente.

Alban examina le lieu où il se trouvait.

C’était un plateau assez vaste, abrité par la base de quatre montagnes, rafraîchi par un filet d’eau, une sorte de jardin suspendu à l’usage des oiseaux et des insectes de la montagne.

Alban but avec délices une gorgée d’eau fraîche.

Il était maintenant plein d’espoir.

Ensuite, il étudia l’endroit le plus propice à une seconde descente.

Le principal danger qu’il avait à éviter, c’était de tomber dans un ravin, d’où il lui eût été impossible de remonter.

Il eut beaucoup de peine à trouver une place convenable.

La pente de ce second plateau était trop oblique pour qu’Alban en atteignît la base d’un seul bond.

Il risquait, à moitié chemin, d’être broyé.

C’est alors qu’il se souvint qu’il avait été acrobate.

Il prit son élan : et un bond formidable le porta à plus de quatre mètres du bord du précipice.

Malheureusement cette distance n’était pas encore suffisante.

À quelques mètres du pic où il comptait atterrir, Alban prit rudement contact avec la paroi rocheuse.

Il s’écorcha douloureusement le pied, et ne toucha vraiment terre qu’après une dégringolade qui le couvrit de contusions.

Quand il se fut relevé, et se fut assuré qu’il n’avait pas de sérieuses blessures, il fit, en boitant, une centaine de mètres, pour atteindre une éminence qu’il apercevait en face de lui.

Arrivé là, il poussa un cri de joie.

Un souffle de bonheur dilata ses poumons.

Il était tout près de la crête rocheuse qui ceignait le plateau ; et il pouvait distinguer – comme un point d’argent dans les verdures sombres – la coque brillante de l’aéroscaphe.

Ce qui lui restait à faire n’était plus qu’un jeu.

Il atteignit la crête de la muraille basaltique, choisit, pour y descendre, un emplacement dans la prairie des yacks, et une dernière fois, prit son élan.

Il toucha terre sans aucun accident.

Mme Ismérie était encore plongée dans ses mélancoliques pensées, lorsque Alban, pâle comme un mort, les vêtements souillés de poussière, franchit le seuil métallique de la salle commune.

Dans l’état d’accablement physique où elle était, Mme Ismérie crut se trouver en présence d’une apparition d’outre-tombe.

Elle poussa un cri en détournant les yeux.

Mais, déjà Alban s’était précipité, et lui donnait, en la serrant dans ses bras, des preuves irrécusables de son existence matérielle.

L’aéronaute était exténué de faim et de fatigue.

Avant de fournir la moindre explication sur la manière quasi-miraculeuse dont il avait franchi la falaise de basalte, il engloutit une énorme tranche de rosbif de yack, et tout un saladier de framboises arctiques.

Il raconta ensuite, brièvement, ses aventures, et gagna une des couchettes.

Il y était à peine étendu qu’il s’endormait d’un sommeil de plomb, d’un de ces sommeils lourds et profonds, qui ressemblent à l’anéantissement de la mort.

Dans sa joie et dans son effarement, Mme Ismérie n’avait même pas eu la pensée de raconter à son mari la catastrophe survenue dans la caverne de sel.

Il connaîtrait assez tôt ce malheur, qui allait peut-être contraindre les aéronautes à demeurer prisonniers sur le plateau où ils avaient fait naufrage.

Dans l’après-midi, Armandine se réveilla, fraîche et bien reposée ; et Mme Ismérie, en mettant un doigt sur ses lèvres, fit voir à l’enfant son père qui souriait dans son sommeil.

Armandine n’avait pu retenir un cri de joie ; mais Alban était si complètement engourdi qu’il ne s’éveilla pas.

Un faible tressaillement des muscles de son visage montra seulement qu’il avait entendu le cri de sa fille, de la façon obscure et vague dont nous percevons toutes les sensations pendant le sommeil.

Mais sa physionomie reprit bien vite l’expression de calme souriant qu’elle possédait quelques minutes auparavant.

Mme Ismérie emmena Armandine dans la salle commune, après avoir refermé, avec mille précautions, la porte de la cabine…

— Je vais, dit-elle à sa fille, te charger d’une mission importante… Ludovic est honteux et consterné du mauvais succès de sa tentative dans la caverne ; et il s’est caché dans le bois. Il se figure que je lui en veux, et, comme un enfant qu’il est, il n’ose reparaître.

— Ce pauvre Ludovic, fit Armandine ; il a pourtant bien fait tout ce qu’il a pu.

— Tu vas aller le chercher ; tu lui apprendras que ton père est de retour, sain et sauf, et tu le ramèneras avec toi, en l’assurant que non seulement je ne lui en veux pas, mais que je lui suis très reconnaissante de la décision et du sang-froid dont il a fait preuve, la nuit dernière.

— De quel côté, maman, supposes-tu que je le trouve ?

— Je pense qu’il est dans le bois, derrière le lac. Il a dû éviter avec soin la prairie des yacks dont il connaît, par expérience, la férocité.

Armandine, toute joyeuse, partit en courant dans la direction du lac. Elle ne tarda pas à rencontrer Ludovic qui, après avoir fait un bon somme dans la mousse, se promenait mélancoliquement sous les sapins, un peu honteux de son coup de tête.

— Papa est revenu ! s’écria la petite fille, du plus loin qu’elle l’aperçut ; et maman ne vous en veut pas du tout de l’éboulement d’hier soir !

Ludovic s’approcha, légèrement vexé d’être traité ainsi en enfant boudeur, mais ravi de savoir qu’Alban était sauvé, et brûlant déjà d’impatience de connaître par quels ingénieux moyens l’aéronaute avait bien pu descendre de la montagne.

Quand Alban se réveilla, complètement remis de ses fatigues, il trouva la petite société réunie, au grand complet, dans la salle commune.

Il embrassa Armandine, et serra énergiquement la main de Ludovic.

— Je ne mérite pas un si brillant accueil, fit ce dernier. En votre absence, j’ai involontairement occasionné un grand malheur.

— Comment cela ? fit l’aéronaute avec inquiétude.

— Oui. Je me suis figuré qu’il nous serait possible de vous aller porter secours, en nous frayant un chemin par le fond de la caverne de sel.

— Eh bien ?

— J’ai disposé, à l’endroit que je croyais le plus favorable, une quantité de cartouches d’eau et…

Ici Ludovic hésita. Sa voix tremblait légèrement.

— Achevez, s’écria Alban.

— Eh bien l’explosion a produit un éboulement formidable. Les ailes de la Princesse des Airs et l’enveloppe de l’aérostat sont ensevelies sous l’amoncellement des décombres. La montagne s’est, pour ainsi dire, écroulée sur elles. Jamais nous ne pourrons les retrouver.

Alban demeura quelque temps silencieux.

Sa physionomie avait revêtu une expression de gravité et de mécontentement. Mais, bientôt il domina cette première impression.

— Certes, dit-il, c’est un grand malheur ; mais je ne saurais vous en vouloir, puisque c’est pour me sauver que vous tentiez cet effort.

Et il serra cordialement la main de Ludovic qui baissait la tête, plein de confusion.

— D’ailleurs, intervint Mme Ismérie, la plus grosse part de responsabilité doit retomber sur moi. N’ai-je pas accueilli avec enthousiasme l’idée de Ludovic, parce qu’elle me paraissait la seule pratique et la seule réalisable ; et ne l’ai-je pas aidé de tout mon pouvoir ?

— Il n’y a, dit Alban, personne de fautif dans tout ceci. Vous n’êtes coupables, les uns et les autres, que de générosité et de dévouement à mon égard… Puis, le mal n’est peut-être pas si grand que vous le croyez.

Demain j’irai à la caverne, juger par moi-même de l’étendue du désastre.

— C’est cela, fit Mme Ismérie. Laissons pour aujourd’hui, cette question de côté… Mon mari, ajouta-t-elle en se tournant vers Ludovic, va vous apprendre une nouvelle qui vous fera bien plaisir.

— Aurait-il réussi à télégraphier ?

— J’y ai réussi, répondit Alban ; incomplètement, il est vrai, mais la dépêche que j’ai lancée est conçue de façon assez explicite pour que nos amis n’aient plus de doute sur notre sort. À l’heure qu’il est, le docteur Rabican doit-être rassuré.

Ludovic se fit expliquer minutieusement tout ce qui avait trait à l’expédition du télégramme, et le reste de la soirée se passa à parler des amis d’Europe qui, Alban et Ludovic en étaient sûrs, ne manqueraient pas d’organiser une expédition pour venir à leurs secours.

Ce soir-là, chacun se retira de bonne humeur.

On prévoyait, pour le lendemain, de longs et pénibles travaux.

Il s’agissait de dégager les organes de l’aéroscaphe, ensevelis par l’éboulement.

En arrivant, de bonne heure, à la caverne, Ludovic et Alban, qui s’étaient munis simplement d’un pic et d’une pelle, furent arrêtés, dès les premiers pas qu’ils firent sous la voûte de sel gemme.

Un amas de blocs irisés leur barrait le passage.

Alban donna quelques coups de pioche qui rendirent un son mat.

— Nous allons, dit-il, avoir à déblayer pendant quinze ou vingt jours. La salle qui nous servait d’atelier, se trouve à quarante pas de l’entrée. Cela nous fait bien des mètres cubes de sel et de pierre à remuer !…

On se mit immédiatement à l’œuvre. Alban entamait les décombres à coups de pioche ; et Ludovic, aidé de Mme Ismérie, les transportait, en dehors de la caverne.

On comprend que, dans ces conditions, le travail devait avancer très lentement.

De plus, pour éviter de nouveaux éboulements, Alban fut obligé de boiser les parois et la voûte du couloir qu’il creusait, ainsi que cela se pratique dans les mines.

Il fallut donc abattre des pins, les scier à longueurs égales, ce qui causa de nouveaux retards.

Après six jours de travail, il n’y avait que trois mètres de couloir de creusés.

Alban devenait soucieux à la pensée que tant de peine serait peut-être inutile.

Il trouverait sans doute les ailes brisées, et l’enveloppe de l’aérostat réduite en charpie par la chute des blocs de sel.

Une autre préoccupation le tourmentait encore : l’approche imminente des grands froids.

Il prévoyait que les réparations de l’aéroscaphe ne seraient pas encore terminées.

Heureusement que le septième jour de ces travaux de déblaiement, il se produisit un incident qui vint rendre, aux terrassiers improvisés, du courage et de l’espoir.

Ludovic, qui s’escrimait à coups de pic dans un angle, fut tout étonné de s’apercevoir que, sous son outil, la paroi sonnait creux.

Il redoubla d’efforts, et continua à piocher avec acharnement.

Mais, à un coup de pioche donné plus violemment que les autres, l’outil s’échappa des mains de Ludovic, qui l’entendit retomber de l’autre côté…

Une excavation béante s’était ouverte dans la muraille de décombres.

Ludovic courut immédiatement prévenir Mme Ismérie, puis Alban, alors occupé à scier de jeunes pins pour le boisage.

Alban abandonna immédiatement son travail et accourut.

L’excavation fut facilement élargie, Ludovic alla ramasser sa pioche.

Alban et lui, munis de bougies de résine, s’engagèrent dans l’ouverture de cet antre obscur.

À leur grande joie, ils firent une dizaine de mètres, sans rencontrer d’obstacles.

— Voilà qui avance singulièrement notre travail, s’écria Ludovic. C’est toute une portion de couloir que nous n’aurons pas à creuser.

— L’éboulement n’a été que partiel, répondit Alban ; les voûtes les plus solides ont résisté à la commotion. Et j’ai tout lieu de croire que notre atelier, situé dans la partie la plus épaisse du massif salin, a échappé à l’éboulement.

L’opinion d’Alban se trouva justifiée. À part quelques endroits, où de gros blocs de sel détachés de la voûte obstruaient le passage, le chemin se trouva libre jusqu’à l’atelier, où Alban et Ludovic eurent la joie de retrouver, parfaitement intactes, les ailes de la Princesse des Airs, et l’enveloppe de l’aérostat.

Ce fut avec une véritable satisfaction que tout le monde abandonna les travaux de terrassement.

Mme Ismérie avait des ampoules, et Alban se prétendait menacé de durillons aux mains.

L’après-midi de ce jour-là, Ludovic demanda quel nouveau travail on allait commencer.

— Je vous conseillerai tout d’abord, dit Mme Ismérie, de renouveler nos provisions de bouche. Je n’ai plus le moindre morceau de yack dans ma glacière à air liquide.

— Eh bien, soit, approuva Alban ; nous allons employer le reste de la journée à abattre un ou deux ruminants. Mais il faut varier un peu nos moyens de destruction… Ludovic, pria-t-il, vous allez aller me chercher dans le bois, deux belles branches de sapin, bien élastiques et bien droites…

— Pourquoi faire ?

— Pour faire un arc. Pendant que vous couperez le bois de l’arc, je m’occuperais de la corde et des flèches.

— Comment, s’écria l’enfant, au comble de la surprise, vous voulez employer un arc et des flèches, alors que nous avons l’électricité sous la main ?

— Je n’ai pas dit que je n’emploierais pas l’électricité !

Ludovic, très intrigué, ne voulut pas partir avant qu’Alban lui eut fourni une explication.

— Je vais simplement, dit celui-ci, fabriquer un arc électrique. La flèche sera un mince barreau de métal, à la pointe bien aiguisée, et qu’un fil conducteur mettra en communication avec un accumulateur.

— Ah ! je comprends, fit Ludovic enthousiasmé. Avec votre arc, nous pourrons tuer les yacks à distance, sans courir le moindre danger.

Ludovic partit dans la direction du bois et revint bientôt avec deux branches de sapin, parfaitement égales et rondes dans toute leur longueur.

Alban y adapta une cordelette enduite de résine.

Il prit ensuite deux ou trois flèches d’aluminium, qu’il avait préparées en l’absence de Ludovic, un rouleau de fils et un accumulateur ; et tout le monde se dirigea vers le terrain de chasse.

L’effet des flèches électriques fut merveilleux.

Deux yacks superbes, qui avaient eu l’imprudence de s’écarter du gros du troupeau, furent abattus sans incident, et dépecés.

Pour ménager l’air liquide, Alban porta dans la caverne les plus grosses pièces de viande, qui y furent salées par les soins de Mme Ismérie.

C’était là une réserve précieuse pour l’époque des grands froids, qui n’allaient pas tarder à sévir sur le plateau.

Déjà, les arbres à feuillage non persistant commençaient à roussir et à se dépouiller.

La température devenait de plus en plus rigoureuse.

Plusieurs matins de suite, Alban avait vu la prairie et les bords du lac étincelants de gelée blanche.

Les vivres, il est vrai, ne manquaient pas.

Le perchoir électrique continuait à fournir du gibier en abondance ; et l’approche de l’hiver avait amené sur le plateau, une quantité d’oiseaux migrateurs, presque tous comestibles.

C’étaient des canards, des outardes, et même des oies et des cygnes sauvages.

On en abattit un grand nombre.

Les uns, accommodés tout frais, fournirent d’excellents salmis ; d’autres furent fumés et salés, ainsi que cela se pratique dans les pays Scandinaves.

La pêche offrait encore une ressource qui n’était pas à mépriser.

Le vivier, qui avait été construit dans le voisinage de l’aéroscaphe, regorgeait de truites, de saumons, et de truites saumonées.

Alban fit aussi préparer une certaine quantité de ces poissons.

Avec cet amas de provisions, on pouvait impunément, affronter les rigueurs de l’hivernage.

 

 

 

III

 

LA NEIGE

 

Brusquement, la neige se mit à tomber. Ce n’était pas la neige menue et rare des climats tempérés, qui fond au souffle du premier rayon de soleil et qui n’attriste que momentanément les moineaux et les mésanges. C’était la neige épaisse et drue, aux larges flocons, presque verticale dans sa descente inlassable et lente.

En vingt-quatre heures le paysage se trouva subitement transformé.

Depuis les conifères superbes de la forêt, dont les branches aplaties s’étalaient en panache vers la terre, jusqu’aux roseaux du lac dont les sommets s’encapuchonnaient de blancheurs, tous les végétaux du plateau avaient changé d’aspect.

C’était maintenant, à l’infini, des horizons recueillis et graves où chaque arbre, sous sa carapace liliale, semblait rêver aux éclosions futures du printemps, semblait méditer sur les floraisons imprudentes de l’été.

Il régnait, sur tout le plateau, un silence morne, que troublaient seulement les cris de quelque oiseau noir détachant derrière lui une minuscule avalanche de neige.

Les ruisseaux et le lac étaient recouverts d’une couche de glace déjà forte.

Les poissons devaient s’engourdir, tapis dans la boue tiède, entre les racines des glaïeuls et des autres plantes aquatiques.

Après être tombée pendant deux jours, la neige cessa subitement. L’air était d’une pureté glaciale et le décor, magiquement transformé, déroulait à l’infini des horizons de blancheurs.

Alban Molifer permit à Ludovic et à Armandine de sortir de l’aéroscaphe, et d’aller jouer dans la neige.

Les enfants poussèrent des cris de joie.

Leur plus vif désir se trouvait satisfait.

D’abord, les deux enfants s’adonnèrent tout au plaisir d’admirer les longues stalactites de glace qui pendaient aux branches des arbres, de regarder les traces triangulaires que laissaient sur la molle surface les pieds des petits oiseaux.

Puis ils résolurent de jouer à la guerre.

Alban, qui suivait les deux enfants du regard avec un bon sourire paternel, les vit dresser avec ardeur de petits retranchements.

Ils roulaient devant eux des boules de neige, et lorsqu’elles étaient devenues très grosses, ils les rapprochaient, les cimentaient, et cela finissait par former une sorte de petit mur.

Quand, après une demi-heure de travail, les deux puissances belligérantes jugèrent leurs retranchements assez forts, elles commencèrent à s’approvisionner de munitions.

Aucune bataille ne peut être de longue durée si les combattants ne sont pas bien fournis de munitions.

Aussi, Armandine et Ludovic, pétrissant des poignées de neige et les roulant en boule, s’approvisionnaient-ils avec une ardeur extraordinaire.

Les pelotes de neige, entassées dans un bel ordre derrière les retranchements, offraient déjà un aspect assez imposant, lorsqu’Armandine, profitant de ce que Ludovic lui tournait le dos, ouvrit la première les hostilités.

Ludovic se sentit une oreille frôlée par une pelote de neige.

Aussitôt, il se rua vers ses munitions.

Armandine se vit littéralement bombardée par une pluie de projectiles. Mais, tapie derrière son rempart elle ne ripostait guère.

En tacticienne habile, elle attendait que son adversaire eut épuisé ses réserves.

Ce fut bientôt fait, tant il mettait d’ardeur dans son attaque.

Quand Ludovic se trouva entièrement démuni de projectiles, il comprit, mais un peu tard, la faute qu’il avait commise ; et il se mit en devoir d’en préparer une nouvelle provision.

Cependant Armandine, outre les boules de neige qu’elle avait elle-même confectionnées, avait eu soin de mettre en réserve la plupart de celles que lui avait lancées Ludovic.

Elle pouvait attaquer à son tour, et triompher facilement de son ennemi, désarmé et mal protégé par son rempart de neige.

Elle remplit son tablier de projectiles ; et bravement monta à l’assaut de la citadelle ennemie.

À ce moment, Ludovic s’occupait à la confection de nouvelles munitions.

Il apportait une telle attention à son travail, qu’il ne vit pas Armandine escalader ses remparts.

En un clin d’œil, il fut bombardé de projectiles, que la fillette tirait de son tablier et lui jetait avec une vigueur et une adresse étonnantes.

— Rends-toi, Ludovic ! Rends-toi ! Tu es vaincu !

Incapable de résister plus longtemps au feu de l’ennemi, Ludovic se rendit de bonne grâce.

Puis, les deux enfants firent la paix, en se donnant une franche poignée de main ; et Ludovic évacua sa citadelle avec les honneurs de la guerre.

Alban Molifer avait suivi cette petite scène avec beaucoup d’intérêt, et il félicita chaudement Armandine de sa prudence.

— Je serai plus heureux une autre fois, dit Ludovic. Un ennemi vaincu doit savoir tirer de lui-même un enseignement des cruelles leçons que lui donne la mauvaise fortune.

Ce jeu avait occupé les deux enfants toute la matinée. Dans l’après-midi ils inventèrent un nouveau divertissement.

Ils fabriquèrent des bonshommes de neige.

Mais, ils ne se contentèrent pas de créer le classique personnage, coiffé du chapeau haut de forme, fumant sa pipe, avec un manche à balai sous le bras, que tout gamin a au moins une fois édifié dans sa vie.

Ils en fabriquèrent toute une série, dont ils varièrent la forme et l’attitude autant qu’ils le purent ; et ils les baptisèrent des noms de leurs amis absents.

Ce fut d’abord un bonhomme trapu, composé de trois boules énormes, aux bras arrondis, aux jambes courtes, la bouche largement ouverte, comme quelqu’un en proie à une violente colère : c’était une grossière représentation de M. Bouldu.

À côté de lui se dressait un deuxième personnage, long et maigre, au nez crochu, aux yeux louches, le visage encadré de favoris confectionnés avec des herbes desséchées : avec un peu d’imagination on pouvait reconnaître Jonathan Alcott.

Puis, ce fut le tour de la famille Rabican : le docteur donnait le bras à Mme Rabican, et devant eux marchait Alberte grave et recueillie.

Tout en confectionnant ce groupe qui avait la prétention de lui rappeler sa famille, Ludovic ne put retenir une larme, en songeant aux tourments que devaient endurer ses parents depuis sa disparition.

Mais, peu à peu, cette impression pénible s’effaça de son esprit, et le jeune garçon se remit bientôt à jouer joyeusement.

C’était maintenant le tour de la famille Van der Schoppen.

Ce groupe devait être le plus important de tous.

Dans l’esprit des jeunes statuaires, il devait représenter les membres de cette importante famille inculquant à Yvon Bouldu les principes de la kinésithérapie à grand renfort de bourrades et de coups de pied.

Pendant trois heures ils travaillèrent avec acharnement à ce grand œuvre.

Vingt fois, ils durent recommencer les bras, qui se dressaient menaçants sur la tête de l’infortuné patient, et qui s’écroulaient brusquement au moindre défaut d’équilibre.

Enfin, le monument fut achevé.

La nuit commençait à tomber, et le groupe de la famille Van der Schoppen apparaissait dans l’ombre naissante comme la représentation d’un combat d’ours blancs.

Néanmoins, malgré ce léger défaut, Armandine et Ludovic se montrèrent satisfaits de leur œuvre et, par des cris et des battements de mains, manifestèrent leur joie d’avoir si bien réussi.

Ils exécutèrent même une danse folle autour du groupe kinésithérapique.

Ludovic, que rien ne rebutait, proposait déjà à sa petite camarade de mettre en chantier une œuvre plus colossale encore, un modèle de l’aéroscaphe – sans le ballon bien entendu – avec Alban Molifer et Ludovic aux appareils de direction, Mme Ismérie à la cuisine, et Armandine dans la salle commune soignant sa poupée, quand la voix de Mme Molifer les rappela :

— Allons, mes enfants, il faut rentrer. C’est assez joué pour aujourd’hui. Venez dîner : la nuit sera bientôt complète, et vous pourriez prendre froid.

Les deux enfants ne se firent pas prier. Quelques minutes après, ils se mettaient à table, et mangeaient d’un excellent appétit.

Alban Molifer et sa femme qui, de l’intérieur de l’aéroscaphe, avaient assisté à l’érection des statues de neige, complimentèrent les statuaires improvisés, qui ne tardèrent pas à regagner leurs couchettes, où ils s’endormirent aussitôt, brisés de fatigue.

Le lendemain, les enfants se trouvèrent dans l’impossibilité de sortir.

Pendant la nuit, la neige s’était remise à tomber, et en telle abondance qu’Armandine et Ludovic ne purent reconnaître les statues de neige qu’ils avaient eu tant de peine à ériger la veille.

Ils se regardèrent consternés.

— C’est bien ennuyeux, dit Ludovic ; nous ne pourrons pas continuer nos statues aujourd’hui.

— Oui, répondit Armandine ; et nous ne pourrons pas commencer notre aéroscaphe de neige.

— J’avais trouvé quelque chose de mieux.

— Et quoi donc ?

— Voilà ; nous nous serions construit une maison de neige, et nous y aurions habité pendant le jour, toutes les fois que le temps nous aurait permis de sortir.

— Une maison à la façon des Esquimaux, dans laquelle il aurait fallu entrer à plat ventre, par une étroite ouverture percée dans le bas de la muraille ?

— Mais non ; une véritable habitation, avec tout ce qu’il faut pour y vivre à l’aise : des tables, des chaises, des lits, et des chambres munies de fenêtres dont les vitres auraient été faites de glace polie. Voilà une chose peu banale, n’est-ce pas ?

— Assurément, répondit Alban Molifer qui avait écouté la conversation des deux enfants ; mais, mon cher Ludovic, vous n’en auriez pas eu le mérite de l’invention.

— Comment, cela a déjà été fait ?

— Mais oui ! et par une impératrice encore !

— Oh ! raconte-nous cela, père ?

— Cela se passait en 1740. L’impératrice Anne de Russie s’ennuyait. Un de ses favoris, nommé Biren, ne savait qu’inventer pour chasser la mélancolie de son auguste maîtresse. Un jour, il eut l’idée de construire un palais entièrement composé de glace.

— Un palais ! s’écria Ludovic, mais cela a dû demander beaucoup de temps ?

— C’est-à-dire, répondit l’aéronaute, que cette singulière construction n’eut de palais que le nom. Elle avait environ quarante pieds de long, vingt de large et dix de haut, et contenait plusieurs chambres qui avaient été décorées avec un goût exquis. De plus, elle avait été édifiée sur la Néva, dont le lit, entièrement pris par les glaces, avait en même temps fourni les matériaux de construction.

— Mais, interrompit Armandine, cela devait être peu gracieux, ces murailles uniquement faites d’eau congelée ?

— Biren avait pensé à tout : les murailles avaient été habilement sculptées par les meilleurs artistes de l’époque, et l’aspect de la maison avait tellement frappé l’esprit des contemporains, que l’un d’eux, un certain Kraft, avait consacré tout un livre à la description du palais de glace.

— Et que dit ce M. Kraft ? demanda Ludovic.

— Il nous apprend, poursuivit Alban Molifer, qu’au devant de la porte d’entrée six canons de glace avaient été disposés, et qu’à diverses reprises ces canons furent chargés et tirés.

— Comment ? Et ils n’éclatèrent pas ?

— Vous savez bien que la résistance de la glace est considérable sous une épaisseur relativement minime ! Pour vous donner une idée de cette résistance, je vous dirai que, lors de la construction du chemin de fer transsibérien, des voies ferrées furent installées sur les fleuves glacés, et des trains d’un poids considérable les parcoururent, sans qu’il y ait jamais eu d’accidents. Enfin, pour en revenir à notre histoire, deux mortiers de glace lancèrent des bombes du poids de soixante livres.

— C’est incroyable, murmura Ludovic rêveur.

— Deux dauphins et un éléphant vomissaient des torrents de naphte enflammé. Et, tout autour de l’habitation, on avait sculpté, en pleine glace, toute une forêt d’arbres magnifiques, sur les branches desquels était perché tout un monde d’oiseaux.

— Et l’intérieur ? interrogea Armandine.

— À l’intérieur, chaises, meubles, vaisselle, et même les cartes à jouer, étaient de glace. Il y avait également un lit entouré de rideaux de glace.

— Mais personne ne s’étendit sur cette couche glaciale ?

— Malheureusement si ! Il y avait, à la cour de Russie, un prince nommé Galitzin, qui descendait d’une des plus grandes familles de l’empire. Mais, pour des raisons politiques, Anne de Russie le disgracia et le nomma page, par dérision. Alors, tout le monde se moqua de lui, et il fut traité ni plus ni moins qu’un bouffon.

— Le pauvre homme ! fit Armandine.

— Or, le prince Galitzin était veuf. Anne de Russie se mit dans la tête de le faire se remarier. Galitzin ne put refuser d’obéir à sa maîtresse et il se choisit une femme. L’impératrice avait promis de faire tous les frais de la noce, et elle exigea de son « page » qu’il passât la première nuit de ses noces dans le palais de glace, étendu sur le lit. On enferma les nouveaux mariés, et on plaça, à la porte du palais, une garde de six hommes, avec ordre de les empêcher de sortir. Toute la nuit, on entendit les gémissements des deux époux ; et l’on s’en amusait fort à la cour. Mais, le lendemain, quand on voulut leur rendre la liberté, on s’aperçut qu’ils étaient morts de froid !

Le récit de ce sombre drame historique émut vivement Armandine et Ludovic.

Ce dernier demeura longtemps songeur.

Il cherchait à concilier ce qu’il venait d’entendre avec certaines anecdotes des livres de voyages aux pôles.

Quant à la petite fille, elle s’écria naïvement :

— Nous avons bien fait de ne pas construire notre maison de neige ; nous aurions été gelés tout vivants, comme le prince Galitzin !

— Pourtant, objecta gravement Ludovic, j’ai lu que beaucoup d’Esquimaux passaient toute la mauvaise saison dans des huttes faites de blocs de glace et cimentés avec de la neige.

— Oui, mais dans le palais de glace établi sur la Néva, l’on ne faisait point de feu. Le lit était de glace, et ses rideaux étaient formés de longues stalactites ; tandis que les Esquimaux, chaudement enveloppés dans d’épaisses fourrures d’ours blancs, de phoques ou de morses, entretiennent dans leurs cabanes de glace un feu d’enfer.

— Comment s’y prennent-ils ?

— Ceux qui sont le plus rapprochés des établissements civilisés possèdent de petits poêles de fonte. Mais beaucoup se contentent de construire, avec des mottes de gazon, une sorte de cheminée rudimentaire. La fumée s’échappe comme elle peut, par un trou pratiqué dans la toiture.

— Mais que brûlent-ils ? demanda à son tour Ar-mandine. Le bois et le charbon doivent être hors de prix au milieu des banquises et des plaines de glace ?

— D’autant plus, ajouta Ludovic d’un petit air entendu, qu’à une certaine latitude toute végétation s’arrête. Bien avant le cercle polaire, il n’y a plus de forêt.

— Les Esquimaux ne sont pas difficiles en fait de combustible, répondit Alban Molifer, et ils ont plusieurs moyens de s’en procurer. D’abord, pendant l’été, ils font provision de la tourbe que l’on rencontre en abondance dans les marécages du Nord ; puis ils ont l’huile, les arêtes, les peaux et les débris de poissons. Ce mode de chauffage est d’ailleurs des plus malodorants, mais il est des plus efficaces. Aveuglés par la fumée, asphyxiés par la puanteur, les pauvres Esquimaux ne se plaignent pas tant qu’ils ont chaud ; ils se serrent, eux et leurs chiens, les uns contre les autres, autour de leurs fétides brasiers, et ainsi pelotonnés, ils attendent le retour du printemps, qui vient faire éclore quelques maigres fleurettes, et faire surgir quelques maladifs arbrisseaux dans la zone maudite et déshéritée des régions arctiques.

Cependant la neige continuait à tomber. Armandine et Ludovic commençaient à s’ennuyer des savantes explications d’Alban Molifer.

La face collée au cristal épais des fenêtres de l’aéroscaphe, ils regardaient mélancoliquement tourbillonner les silencieux papillons blancs de la neige qui, toujours plus volumineuse et plus dense, achevait d’ensevelir le paysage, en supprimait les détails, et noyait tout d’une triste et aveuglante blancheur.

Mme Ismérie survint tout à coup. Elle tenait à la main un fragment de journal illustré, froissé et déchiré, qu’elle venait de découvrir dans l’emballage d’une des caisses.

— Eh bien, s’écria-t-elle d’un ton de reproche amical, voilà M. Ludovic et Mlle Armandine qui s’ennuient. Pourtant, il faudra bien prendre votre parti, mes enfants, de ne plus courir à travers la campagne, et de vous habituer à une existence sédentaire. L’hivernage va commencer.

— Nous aurons assez de travaux pour nous occuper, dit Alban.

— En attendant, répliqua Mme Ismérie, j’ai trouvé quelque chose qui fera grand plaisir à Ludovic et à Armandine.

Les deux enfants se rapprochèrent ; toute leur mélancolie s’était déjà dissipée.

— Oui, continua Mme Ismérie, je viens de mettre la main sur un débris de journal illustré qui contient un joli conte. Ludovic nous en fera la lecture en attendant le déjeuner.

— Quel est le titre ? demanda Alban.

— La Fille du Roi des Neiges. C’est, à n’en pas douter, un conte qui a été traduit du danois ou du norvégien, ou peut-être du russe ou du sibérien.

Tout le monde prit place sur le divan pneumatique, et Ludovic, s’étant avidement emparé du fragment de journal, commença :

HISTOIRE DE LA FILLE
DU ROI DES NEIGES

— Voilà, dit Ludovic, un titre bien approprié au temps qu’il fait et tout à fait de circonstance. Je commence :

 

« Autrefois, dans un petit village du nord de la Russie, sur les rives de la mer Glaciale, habitaient deux familles de pêcheurs qu’unissait la plus étroite amitié.

« Ces braves gens vivaient du modeste produit de leur pêche et de la culture de leur jardin et d’un petit champ. L’un des pêcheurs avait une fille, Véra, et l’autre un fils, Serge. Ils avaient été élevés comme frère et sœur, et ne se quittaient presque jamais.

« C’était pendant l’hiver ; une croûte épaisse de glace recouvrait la mer. Les bateaux et les filets étaient bien au sec sous un hangar, et dans la cuisine, les esturgeons et les saumons achevaient de sécher, enfilés sur des baguettes.

« Serge et Vera sortirent, chacun de son côté, de chez leurs parents, bien emmitouflés, gantés et cravatés, et se mirent à jouer dans le jardin du père de Serge. Ce jardin, tout tapissé de neige neuve, séparé de la rue par une petite barrière blanche, n’était garni pour le moment que d’une demi-douzaine de bouleaux effeuillés.

« Assise derrière la croisée de sa cuisine où brûlait en ronflant un énorme poêle de brique, la mère de Serge surveillait les jeux des deux enfants tout en donnant ses soins à des vêtements neufs qu’elle cousait pour son petit garçon.

« Serge et Vera, livrés à eux-mêmes, après avoir longtemps couru dans tous les sens l’un après l’autre, venaient d’imaginer un jeu nouveau : Vera avait proposé à Serge de faire une belle poupée de neige, qui serait leur fille. Et Serge, enchanté, s’empressait à ramasser et à pétrir la neige en boules que la petite fille disposait à peu près suivant les formes de la statue.

« Ce fut d’abord une masse informe ; mais, peu à peu, elle se dégrossit sous les mains agiles des jeunes sculpteurs et prit bientôt une tournure élégante. De sa fenêtre, la mère de Serge, quoique surprise, était ravie de voir ces enfants réussir dans une entreprise qui était bien au-dessus de leurs forces ; et elle s’applaudissait intérieurement de les voir si habiles.

« Cependant, l’étonnement de la brave femme croissait de minute en minute : la statuette était trop parfaite, trop artistique même pour être l’œuvre exclusive de deux bambins inexpérimentés. Il y avait là-dessous quelque chose qu’elle ne s’expliquait pas, et naïvement elle s’imaginait que les anges gardiens de ces jeunes enfants étaient descendus du ciel pour se mêler à leurs jeux et se faire leurs collaborateurs mystérieux.

« Serge et Vera ne semblaient pas s’apercevoir de la perfection de leur œuvre : pour eux elle était simplement belle, et déjà ils se mettaient à la chérir comme une sœur.

« — Faisons-lui de beaux cheveux, disait Vera, en ajoutant une poignée de neige à la chevelure déjà épaisse de sa fille.

« — Il faudra lui mettre aussi de bonnes chaussures bien chaudes ajoutait Serge. Nous ne pouvons laisser notre enfant courir ainsi nu-pieds dans la neige.

« — Oui, c’est cela, mais tout à l’heure. Mettons lui deux petits glaçons sous les paupières. Je veux que ma fille ait des yeux brillants.

« Et Vera, joignant l’action à la parole, enchassait deux minuscules morceaux de glace dans les grands yeux blancs et ternes de la statuette, dont le visage parut s’animer.

« Enchantés, les deux enfants battirent des mains, et appelèrent à grands cris la mère de Serge. Joyeuse, l’excellente femme sortit dans le jardin, pour admirer de plus près cette merveille sortie des mains de son enfant. Mais quel ne fut pas son étonnement quand, éblouie par un rayon du soleil couchant qui frappait le visage de la statue, il lui sembla voir une fillette aux cheveux blonds, aux yeux brillants, tombée du ciel comme par miracle au milieu du jardin.

« Pour les enfants il n’y avait pas de doute : la statue était bien vivante ; tout à l’heure elle allait s’animer, et courir avec eux sur la neige. Ils lui tendent les bras, en poussant de joyeux cris, et leurs lèvres mignonnes s’offrent déjà pour un baiser.

« Mais, ô surprise ! nouvelle Galathée, la statue de neige s’anime réellement. La mère de Serge n’en croit pas ses yeux. Elle s’imagine être victime d’une illusion et se persuade aisément qu’elle n’a devant elle qu’une petite fille imprudente, qui s’est échappée de chez ses parents, sans autres vêtements qu’une simple robe blanche.

« Serge et Vera, enchantés, se mettent à courir après leur fille avec de grands éclats de rire ; mais ils ne peuvent la rejoindre. Elle est plus leste qu’eux, et elle court sans prononcer une parole, sans même faire de bruit. Seule, sa chevelure légère qui flotte au vent, produit un faible grésillement, assez semblable au bruit de la neige qui tombe sur les branches.

« Les oiseaux qui volètent à travers le jardin, viennent sans façon se poser sur ses bras et sur ses épaules, et ne s’envolent pas quand elle reprend sa course.

« Pendant que la mère s’étonne de ce nouveau miracle, son mari attiré par les cris des enfants, sort à son tour dans le jardin. Il est mis au courant de ce qui se passe, mais il refuse de croire à une pareille merveille.

« Le père de Serge est un homme qui s’inquiète facilement. La présence de la petite inconnue si légèrement vêtue, et qui court pieds nus dans la neige, sans se soucier du froid glacial qui a gelé même la mer, lui semble une incroyable extravagance.

« — La mère de cette enfant est une grande coupable, dit-il enfin, de la laisser sortir ainsi. Cette enfant va s’enrhumer gravement. Il est de notre devoir de la recueillir et de nous informer de ses parents. Allons, mes enfants, faites entrer votre petite camarade à la maison.

« Serge et Vera s’étonnent d’un pareil ordre.

« — Mais père, dit le petit garçon, si nous la faisons entrer dans l’habitation qui est chaude, elle fondra, notre petite amie, puisqu’elle est de neige.

« Le père hausse les épaules et répond :

« — Si vraiment elle était de neige, courrait-elle comme elle fait ?

« Vainement sa femme lui raconte à nouveau ce qui s’est passé. Il ne veut rien entendre, et lui-même se lance à la poursuite de la fillette. Il a enfin saisi par la main la petite étrangère ; mais elle se débat vigoureusement lui échappe, et légère comme un sylphe, reprend sa course.

« Enfin le père de Serge finit par s’en emparer et la maintient solidement ; et malgré les remontrances de sa femme, et les larmes de ses enfants, il l’emmène dans la direction de la maison.

« L’enfant de neige ne pousse pas un cri : elle se débat toujours violemment. Mais elle ne peut s’échapper. Le grésillement de ses cheveux se fait entendre avec plus de force, mais le pêcheur n’y prend pas garde.

« Il a enfin gagné la porte : mais, à ce moment, un phénomène étrange se produit.

« Une rafale s’abat, en mugissant, sur la maison qu’elle secoue jusqu’en ses fondements : la neige du jardin, soulevée en épais tourbillons, enveloppe les acteurs de cette scène qui demeurent tout épouvantés. Le père de Serge pousse une exclamation de colère ; au même moment tout redevient calme.

« Les deux enfants et la femme du pêcheur voient alors celui-ci sur le seuil de la porte, les bras vides : la fille de neige lui a échappé pendant la tourmente. Ils entrent dans la maison, mais le père de Serge s’arrête brusquement : sur le seuil brille une petite étoile de neige qui ne tarde pas à fondre, et le pêcheur se signe en disant :

« — Votre statue, mes enfants, n’était rien moins que la Fille du Roi de la Neige !

« Il courait dans le village une foule de légendes sur le roi des Neiges, que les pêcheurs regardaient comme un être de chair et d’os, et auquel ils attribuaient un pouvoir surnaturel.

« Vera souhaita le bonsoir à Serge et rentra tout effrayée chez ses parents. Mais, le petit garçon avait été profondément frappé de la beauté et des étranges façons de la petite fille de neige. Il y pensa pendant tout le dîner, et y pensait encore lorsqu’après le repas, il alla prendre place sur le grand poêle de briques, qui est le meuble principal de toute habitation russe et qui, en hiver, sert de lit à toute la famille.

« Cependant, les jours passèrent et le printemps revint. Le golfe se débarrassa de ses glaces, la neige fondit ; les bouleaux et les sorbiers se couvrirent de feuilles, l’orge leva et la framboise arctique mûrit dans les fourrés du bois. Serge était heureux du retour de la belle saison. Il accompagnait son père à la pêche ; il allait, en compagnie de Vera, recueillir les osiers rouges et des pommes de pin dans la forêt ; mais, il y avait des jours où le souvenir de la fille du roi des Neiges hantait son esprit.

« Sans rien dire à personne, il attendait avec impatience le retour de l’hiver, dans l’espoir que la petite princesse blanche lui apparaîtrait de nouveau.

« Mais, l’hiver vint ; et Serge avait beau s’aventurer au milieu des averses de neige, il avait beau modeler des centaines de statues en compagnie de Vera, la fille du roi des Neiges semblait avoir disparu à tout jamais.

« Le printemps revint, puis d’autres printemps et d’autres hivers.

« Entêté et patient, comme tous les Russes, Serge n’avait point oublié sa chimère ; et ses regrets ne faisaient que s’accroître avec le temps.

« Cependant, les années avaient marché. Vera était maintenant une belle jeune fille aux joues roses, aux cheveux pâles comme le lin. C’était la plus belle et la plus gracieuse de tout le village. Beaucoup de jeunes gens aspiraient à la prendre pour fiancée : mais elle refusait les plus riches partis et demeurait attachée à Serge, son ami et son compagnon d’enfance.

« Le mariage avait été en principe décidé par les deux familles. Pourtant, au grand désespoir de Vera, et pour des raisons que personne ne comprenait, Serge le remettait toujours d’année en année.

« Le jeune homme n’avait pas suivi la même profession que son père. Il s’était fait chasseur ; il tendait des pièges aux zibelines, aux renards bleus et gris et aux lièvres blancs. Suivant la saison, il poursuivait les loutres de mer, les phoques à fourrure et les féroces ours blancs. À l’occasion, il allait dénicher les eiders et ne dédaignait pas les ptarmigans qui, nourris de sorbes et de groseilles sauvages, constituent un mets si délicat. Quelquefois, ces expéditions entraînaient Serge fort loin, vers les îles du nord ; et il cheminait parfois sur les champs de neige, à la lueur des aurores boréales, pendant des semaines entières, dans son traîneau attelé de chiens esquimaux.

« À force d’échanger des fourrures précieuses contre des roubles, avec les marchands venus de Pétersbourg et Shelsingfors, Serge était devenu riche. Il avait le meilleur fusil et le plus beau traîneau de tous les chasseurs du village. Malgré cela, il n’était pas heureux : un besoin d’aventures et d’imprévu le tourmentait sans cesse. Et, quoiqu’il n’en parlât jamais à Vera, qui demeurait pour lui la plus affectueuse et la plus dévouée des amies, il pensait toujours à la mystérieuse fille du roi des Neiges.

« Pourtant, le scepticisme commençait à entrer dans son esprit : il se disait parfois que l’enfant dont il avait gardé un si vivace et si persistant souvenir, n’était peut-être, comme ses parents le lui avaient autrefois répété, qu’une petite fille du voisinage, sans doute de quelque village des environs, qui, à l’approche de la nuit, s’était hâtée de rentrer chez ses parents.

« Serge allait atteindre ses dix-huit ans. Cette année-là il y eut un hiver terrible. Serge résolut de profiter du froid pour entreprendre une grande chasse dans une forêt qu’il n’avait pas encore visitée. Il pourvut son traîneau de bœuf salé et de pain pour lui, de poisson sec pour ses chiens, se munit de ses souliers à neige et de deux grandes peaux d’ours pour dormir ; puis, il se mit hardiment en route.

« Chaque soir il faisait halte, se taillait à coups de hache une hutte de glace, y allumait du feu à la manière des Esquimaux, et s’endormait, roulé dans ses fourrures et veillé par ses chiens. Après avoir marché pendant six jours, il arriva à l’entrée d’une forêt. Jamais il n’avait vu d’arbres aussi gros et aussi vieux : les sapins et les bouleaux y étaient d’une taille gigantesque.

« Il laissa son traîneau à la garde de ses chiens et s’enfonça dans la forêt pour y chasser : mais, à sa grande surprise, il ne rencontra aucun gibier. Seuls, des corbeaux tout blancs croassaient tristement au sommet des arbres. Le soir, très fatigué, il regagna son traîneau ; mais, en son absence, les loups étaient venus et avaient dévoré ses chiens ou les avaient mis en fuite. La couverture du traîneau était déchirée, et les provisions pillées et éparses sur la neige. Serge était triste et découragé ; il se coucha sans avoir dîné.

« Le lendemain, il résolut d’abattre quelque gibier, pour lui permettre de réparer son abstinence de la veille. Il se dirigea donc de nouveau vers la forêt. Vers le milieu du jour, il n’avait encore rien tué, lorsqu’il aperçut un gros lièvre blanc qui, assis sur ses pattes de derrière, semblait le regarder ironiquement. Serge fit feu : mais, quoiqu’il fût un excellent tireur, le lièvre ne bougea point. Il se déplaça seulement d’une cinquantaine de pas. Le jeune homme, furieux, fit feu une seconde fois, puis une troisième, sans plus de résultat. Il n’y comprenait rien.

« — Ce diabolique animal doit m’avoir jeté un sort ! songea-t-il.

« Et il jugea qu’il serait plus sage de battre en retraite. Il voulut tenter de retourner en arrière.

« Cinq gros ours blancs lui barrèrent le passage, mais n’essayèrent pas de le poursuivre dès qu’il eut repris sa marche en avant. Très inquiet, Serge pensa que le mieux était de s’abandonner à sa destinée. Il continua donc sa route, toujours précédé du lièvre blanc qui semblait lui montrer le chemin.

« À mesure qu’ils avançaient, la forêt se faisait plus giboyeuse, mais aussi plus sombre. Les arbres étaient si serrés et si touffus que la faible clarté de la nuit polaire ne parvenait pas à en dissiper les ténèbres. Serge entrevit dans l’ombre des rennes aux andouillers d’argent, des loups, des ours, tout un monde d’animaux. Mais, ce qui l’épouvanta le plus, ce fut un gigantesque éléphant blanc, pareil à ceux dont les pêcheurs ont retrouvé les cadavres gelés dans les îles. Serge sentait le vertige de la peur l’envahir : ses cheveux se hérissaient tous droits sous son bonnet de fourrure ; mais, il avançait toujours dans les ténèbres, sentant bruire autour de lui des milliers d’animaux.

« Enfin, une lueur brilla, pareille à celle de l’aurore boréale. Et brusquement, sans savoir comment il était venu là, Serge se trouva en face d’une banquise énorme décorée de colonnes et de stalactites de glace, découpées et festonnées comme par la main de l’homme, avec un goût merveilleux. Le cœur de Serge battit à se rompre.

« — Je suis dans le palais du roi des Neiges ! s’écria-t-il.

« Il s’avança hardiment vers le portique principal, que gardaient deux ours blancs… »

 

Ludovic s’était arrêté brusquement dans sa lecture.

— Quel ennui ! s’écria-t-il, il manque toute une page.

— C’est dommage, fit Armandine, mais peut-être qu’en lisant la suite, nous pourrons deviner ce qui s’est passé.

Ludovic continua :

 

« … Lorsque le premier rayon du soleil du printemps frappa le visage de la fille du roi des Neiges, de rose qu’elle était, elle devint pâle. Les fleurs que Serge lui avait offertes se fanèrent entre ses doigts. Elle fit un signe d’adieu au jeune homme.

« Serge se précipita pour la prendre dans ses bras ; mais il ne trouva plus devant lui qu’un bloc de neige à moitié fondue ; et, de l’éblouissante princesse, son fiancé n’aperçut plus qu’une flaque d’eau, que burent les mousses verdoyantes de la forêt.

« Derrière lui, il crut entendre un ricanement diabolique : mais ce n’était que le croassement des corbeaux blancs dans la cime des pins. Le désespoir dans l’âme, il regagna son village.

« Éclairé par l’expérience, il comprit qu’il ne faut jamais essayer de s’égaler aux puissances surnaturelles, ni essayer de percer le mystère dont elles s’entourent.

« Il épousa Vera, sa petite amie d’enfance, et ils furent fort heureux en ménage.

« Cependant Serge conserva dans le caractère un arrière-fond de mélancolie. Les gens du village le montraient curieusement aux étrangers ; et l’on disait : « Voilà Serge, le chasseur qui a pénétré dans le palais du roi des Neiges, et qui lui a enlevé sa fille. »

« Mais jamais, depuis, il n’osa s’aventurer du côté de la forêt magique où il avait rencontré le lièvre blanc. »

 

Tout en regrettant qu’il ne fût pas complet, les enfants trouvèrent le conte intéressant.

Le déjeuner était servi, tout le monde se mit à table. Ce jour-là et les jours suivants, le froid redoubla de violence. La neige continuait à tomber. Ludovic et Armandine ne purent quitter l’aéroscaphe.

C’étaient les rigueurs de l’hiver himalayen qui commençaient.

 

 

 

IV

 

HIVERNAGE

 

Depuis leur naufrage sur le plateau, les aéronautes avaient eu, en somme, beaucoup de chance dans tous les périls qu’ils avaient courus.

Ils avaient l’espoir de regagner l’Europe, et ils ne se trouvaient à plaindre d’aucune façon.

Grâce à leur ingéniosité, grâce aussi aux ressources que leur avaient offertes la faune et la flore du plateau, ils n’avaient presque rien à désirer sous le rapport du confortable.

Il ne leur manquait guère que deux choses essentielles : le vin et le pain.

Pour le vin, Alban, Mme Ismérie et Armandine, n’en ressentaient nullement la privation.

Ils étaient, par régime et par goût, d’une grande sobriété. Aussi s’étaient-ils promptement habitués à se contenter de l’eau limpide et fraîche qui descendait des sommets de la montagne.

Ludovic avait été plus sensible à la privation de vin ; mais, il en avait vite pris son parti et avait fini par s’y résigner. Il s’habitua si promptement au régime d’eau claire, qu’il refusa l’offre que lui fit un jour Alban de lui fabriquer de la bière, en faisant fermenter de jeunes bourgeons de pin, ainsi que le pratiquent les habitants du nord de la Russie.

— Non, dit-il, mon cher Alban, je vous remercie. La boisson que vous me proposez doit, si j’en crois les récits de certains voyageurs, avoir un goût de résine fortement prononcé. J’attendrai notre retour en Europe, pour me remettre à boire du vin.

— À votre aise, avait dit l’aéronaute. Je crois, d’ailleurs, que nous ferons bien de perdre le moins de temps possible en travaux superflus. Nous devons tout notre temps à la réparation de l’aéroscaphe.

L’absence de vin sur la table commune ne souleva donc aucune récrimination.

Il n’en fut pas de même de celle du pain.

Alban, tout le premier, s’y montra sensible.

Pour donner le bon exemple aux enfants, il crut devoir n’en laisser rien paraître, et Mme Ismérie l’imita.

Ludovic, dont l’orgueil était le principal défaut, et qui tenait, en toutes choses, à faire preuve de courage et de patience, se garda bien de se plaindre quand il vit qu’Alban acceptait le manque de pain comme une privation facile à supporter.

Seule, la petite Armandine regrettait amèrement les croissants dorés de ses petits déjeuners de jadis et les tartines du goûter ; et elle ne se gênait pas pour faire retentir tout haut, presque à chaque repas, des plaintes éloquentes.

— Non, s’écriait-elle, jamais je ne m’accoutumerai à déjeuner et à dîner exclusivement de viande et de fruits sauvages. Hélas ! où sont donc les beaux petits pains à la croûte dorée, et les grosses miches de pain tendre qui exhalent une si bonne odeur en sortant du four.

Il n’était pas de nuit qu’elle ne rêvât de brioches et de petits pâtés.

Alban et Mme Ismérie avaient beau la reprendre sévèrement, ou même se moquer de ce qu’ils appelaient sa gourmandise, l’enfant n’en continuait pas moins ses doléances.

Ludovic ne se mêlait jamais à ces discussions, pendant lesquelles sa physionomie exprimait une indécision comique.

Il était partagé entre le désir de prendre fait et cause pour Armandine et celui de la morigéner, pour montrer clairement qu’un explorateur de sa trempe était au-dessus de pareilles misères.

Un jour, Alban dit à Armandine qui s’était plainte plus amèrement que de coutume :

— Tu me demandes toujours du pain, comme si je pouvais en fabriquer avec n’importe quoi !… Pour faire du pain, il faut du blé ! Donne-moi du blé, et je te fabriquerai des petits pains et même des gâteaux sans la moindre difficulté.

L’enfant se leva de table sans répondre, et fut deux ou trois jours, sans remettre la conversation sur le chapitre de la boulangerie.

Mais un matin, elle arriva triomphante, dans l’atelier de la caverne de sel, où Ludovic et Alban étaient en train de limer des pièces d’acier. Elle tenait à la main deux ou trois épis de blé.

— Voilà, dit-elle, avec une éloquente simplicité.

D’étonnement, Ludovic laissa tomber sa lime et son barreau d’acier.

Quant à Alban lui-même, bien qu’il essayât de dissimuler sa surprise, il était absolument interloqué.

— Où as-tu pris ces épis ? demanda-t-il.

— C’est mon secret, fit la petite fille, en souriant malicieusement… Voilà ce que vous n’auriez pas trouvé, messieurs les savants.

Cependant Ludovic avait pris des mains de l’enfant, un des épis et l’examinait avec attention.

— Mais ils sont vernis, vos épis, s’écria-t-il. Ce sont des épis artificiels.

— Nullement. Vous pouvez voir que les grains y sont.

— C’est vrai, il n’y a rien à dire, fit Ludovic, de plus en plus intrigué.

— Vous renoncez à deviner, n’est-ce pas ? dit Armandine. Eh bien, c’est tout simple… Ces épis servaient d’ornement à un des chapeaux de maman… Seulement, voilà, il fallait y penser. Ils sont vernis, mais cela ne leur enlève aucune de leurs qualités.

Alban réfléchissait profondément. Ce fut Ludovic qui prit la parole.

— Ces quelques épis ne nous avancent pas à grand-chose, affirma-t-il, doctoralement. Pour nous procurer assez de blé pour fabriquer du pain, il faudra semer ces quelques grains de blé, attendre qu’ils aient produit eux-mêmes d’autres épis, et recommencer ainsi deux ou trois années de suite… Au bout de ce temps, nous auront peut-être de quoi faire du pain. Seulement…

— Seulement quoi ? fit Armandine.

— Seulement, à cette époque, il y aura beau temps que nous aurons quitté ce plateau, et que nous serons revenus à Saint-Cloud, où les petits pains, les gâteaux, les tartelettes et les pâtés sont en abondance.

— Ludovic a raison, interrompit Alban, jusque-là demeuré silencieux… Il ne se trompe que sur un point. Il ignore que la science possède, depuis quelques années, le moyen de hâter artificiellement la végétation.

— C’est merveilleux, s’écria Ludovic.

— C’est cependant fort exact… En plantant des graines dans un terreau mélangé d’acide formique, et placé dans une caisse dont les parois sont munies d’électrodes disposés de façon particulière, on peut arriver à faire pousser des plantes presque instantanément.

— Je serais curieux de voir cette expérience, s’écrièrent, d’une seule voix, Ludovic et Armandine.

— Eh bien, acquiesça Alban, vous la verrez. Nous sommes amplement pourvus d’électricité ; et il y a, dans notre pharmacie de voyage, un flacon d’acide formique, qui en contient suffisamment pour faire pousser quelques épis… Pour ce qui est de fabriquer du pain, c’est une autre affaire.

Le même jour, Alban donna satisfaction aux enfants. Une caisse métallique fut disposée sur un support isolant, et rempli de terreau finement tamisé, que l’on mélangea d’acide formique en proportion convenable…

Puis, les grains y furent semés, avec autant d’attention et de solennité que ceux que l’Empereur de Chine dépose lui-même, tous les ans, en présence de sa cour, dans les sillons du champ sacré.

Le lendemain, de petits points verts presque imperceptibles, mouchetaient la surface brune du terreau.

— Quel dommage, s’écria Ludovic. Si nous avions eu des graines de plantes potagères, nous aurions pu installer un petit jardin électrique… Il faudra que vous nous trouviez des graines, Armandine, vous qui avez déniché, si facilement, des épis de blé !

— Eh ! je ne dis pas non, répartit la petite fille piquée au jeu.

— Où les prendrez-vous ?

— Je ne sais pas encore. Mais, tenez, il y a peut-être là, des graines utiles.

Et Armandine montrait du doigt, au-dessus du squelette du vautour, tué dans la première chasse au yack, le bouquet offert à Mme Ismérie, à Saint-Cloud, lors du départ de la Princesse des Airs, et qu’on avait religieusement conservé.

Il était maintenant absolument desséché.

Ludovic se précipita, détacha le bouquet, que nouaient encore des faveurs roses et bleues, et l’examina soigneusement.

Ludovic poussa un cri de joie.

Le jeune Van der Schoppen, en sa qualité de botaniste, ne faisait aucune différence entre les plantes d’agrément et les plantes potagères.

Il les trouvait toutes aussi belles les unes que les autres et avait employé les fleurs les plus disparates.

Les belles corolles violettes des salsifis et les embelles blanches des carottes l’avaient séduit.

Son bouquet contenait de tout, des lys et de la graine d’oignon, des géraniums et de ces fleurs de pommes de terre que le roi Louis XVI ne dédaigna pas d’arborer à sa boutonnière, le jour où il admit à sa table l’illustre Parmentier.

Malheureusement, les graines étaient en petit nombre.

Mais Ludovic en recueillit encore assez pour commencer à installer son potager électrique.

Sur les conseils d’Alban, il ne sema que la moitié de ses graines, dans le terreau saturé d’acide formique.

Le reste fut mis dans des caisses en bois, pleines de terre végétale ordinaire, et qu’on plaça près d’un hublot de la salle commune, où le soleil donnait toute la journée.

Bien lui en prit d’avoir agi avec cette prudence.

Quelques jours après, le jardin électrique fut victime d’un véritable désastre.

Armandine, que son père avait chargée de lui apporter un flacon d’air liquide, se heurta, dans sa précipitation, contre un meuble. Le bouchon, mal assujetti, du flacon, sauta ; et un jet glacial vint fuser sur les jeunes pousses, espoirs des petits cultivateurs à domicile.

L’air, en passant de l’état liquide à l’état gazeux, produit, comme on sait, un froid considérable.

C’est ce froid qui est utilisé pour la conservation des aliments, et que M. Bouldu avait employé avec tant de succès pour rafraîchir l’atmosphère brûlante des ateliers et même des places publiques.

Le jardin électrique fut entièrement gelé.

Les jeunes pousses furent fanées, flétries ; pas une n’en réchappa.

Armandine en eut beaucoup de chagrin, et fut très longtemps à s’en consoler.

Cependant, les réparations de l’aéroscaphe étaient poussées avec ardeur.

À l’atelier de la caverne de sel, on travaillait nuit et jour.

Alban aurait voulu partir avant l’hiver ; mais, on eut beau se hâter, l’hiver arriva bien avant que les ailes eussent été remises en état, et que l’enveloppe de l’aérostat fut réparée.

Les arbres du plateau étaient tous dépouillés ou jaunis ; des rafales de vent chassaient des monceaux de feuilles mortes par les sentiers.

Mme Ismérie et Armandine ne se risquaient plus hors de l’aéroscaphe que pour les courses indispensables, au vivier ou au perchoir électrique.

Les plaques de chauffage, dans la salle commune, étaient continuellement portées au rouge.

Alban et Ludovic, qui se rendaient, matin et soir, à l’atelier de réparation, ne sortaient plus que chaudement enveloppés.

Heureusement que, dans la caverne de sel, la température, de même que dans une cave profonde, se maintenait toujours égale, et qu’ils n’avaient point, pendant leur travail, à souffrir des rigueurs de la saison.

Bientôt la neige tomba en abondance.

Les yacks, la plus grande partie du jour retirés dans leur caverne, ne sortaient plus que pour gratter la neige de leurs sabots, et arracher à la terre durcie, de maigres touffes de mousse et de lichen.

En prévision d’un hivernage, Alban dut en abattre plusieurs.

Leur peau, sommairement tannée avec de l’eau de cendre, servit à confectionner des pelisses, des bonnets et des guêtres pour tout le monde.

Mme Ismérie imagina même d’orner le sommet de ces bonnets de queues de Yacks, qui donnaient aux aéronautes, surtout vus d’un peu loin, l’aspect de dignitaires du Céleste-Empire.

Le seul inconvénient de ces vêtements, c’est qu’ils exhalaient une odeur assez désagréable. Alban dut y remédier en procédant à leur stérilisation et à leur dessication, à l’aide d’un fort courant électrique.

Le premier mois d’hiver s’écoula presque sans incidents.

Il ne fut signalé que par la capture d’un second vautour, dans des circonstances assez curieuses.

Ludovic était, un jour, occupé à chasser des poules de neige et des canards sauvages, à l’aide du perchoir électrique, lorsqu’un vautour, sans doute enhardi par la faim, tomba comme une masse, du haut des airs, et saisit, entre ses serres, un superbe canard sauvage.

Mais, l’oiseau de proie eut le malheur d’effleurer le fil chargé d’électricité. Il roula à terre, à demi-foudroyé.

Ludovic qui, dissimulé dans sa cachette habituelle, faisait manœuvrer l’accumulateur, s’élança et acheva l’oiseau de proie à grands coups de baton.

Les plus belles plumes de ses ailes furent soigneusement mises de côté pour être rapportées en Europe, et gardées à titre de souvenir.

Cependant, le froid devenait de plus en plus vif.

Un matin que Mme Ismérie voulut se servir de son fourneau électrique pour apprêter le déjeuner de la famille, elle s’aperçut, avec surprise, que le courant n’arrivait plus.

Immédiatement, elle alla prévenir Alban, qui, lorsque de pareilles interruptions se produisaient, avait vite fait d’en découvrir la cause et d’y remédier.

Mais, cette fois, il eut beau examiner, en détail, toutes les pièces du fourneau électrique, il n’y remarqua rien qui expliquât l’interruption du courant.

Il pensa que le fil qui reliait l’accumulateur à l’usine dynamo-électrique avait dû être brisé par le vent, et il s’apprêta à sortir, pour chercher à quel endroit s’était produite la rupture.

Quand il eut descendu l’escalier extérieur de l’aéroscaphe, il poussa un cri de surprise.

Comme sous la baguette de quelque puissant magicien, le décor s’était entièrement modifié pendant la nuit.

La neige recouvrait le sol d’une couche épaisse, d’une blancheur éblouissante.

Les cascades pendaient, du flanc du rocher, solidifiées en longues stalactites cristallines.

Avec ses hauts sapins chargés de neige, son lac glacé et ses rochers, le plateau avait revêtu l’aspect de certains paysages de la Suisse.

L’atmosphère, pure et froide, permettait d’entrevoir les objets à de grandes distances.

— Parbleu, dit Alban à Ludovic, qui s’était empressé de revêtir son caban de peau de yack et de sortir à la suite de l’aéronaute, je ne suis plus surpris que nos appareils ne marchent point. La rivière est gelée ; la roue de notre moulin s’est arrêtée. C’est fort ennuyeux.

— Il faut casser la glace !

— Cela ne nous avancerait à rien.

— Et pourquoi ?

— Parce que la rivière gèlera de nouveau dans quelques heures. De plus, nous ne sommes qu’au commencement de l’hiver. Dans quelques jours, je prévois qu’il se produira des froids tels, que la couche de glace deviendra assez épaisse pour braver tous nos efforts… Je connais heureusement un moyen de remédier, d’une autre façon, à l’accident. Mais ce travail, qui nous occupera bien pendant une huitaine de jours, va encore nous retarder. Cependant, il le faut.

— Vous aviez parlé d’un moulin à vent ?

— Précisément. C’est bien un moulin à vent que je veux construire. Puisque les courants aquatiques nous refusent le service, nous allons nous adresser aux courants atmosphériques qui, eux, ne chôment jamais, surtout à cette altitude.

— Mais, que va faire, d’ici là, Mme Ismérie ? Elle va être obligée de dépenser l’électricité que nous avons en réserve dans nos accumulateurs.

— Je ne vois pas d’autre moyen… L’intérieur de l’aéroscaphe ne possède ni cheminée, ni poêle, et n’a été aménagé qu’en vue du chauffage par l’électricité.

La construction du moulin à vent, qui devait mettre en mouvement les électro-aimants de la machine dynamo-électrique, fut commencée sans retard.

Pour simplifier les travaux, Alban s’avisa d’un expédient assez ingénieux.

Il choisit, dans un endroit bien exposé au vent, cinq gros sapins.

Quatre d’entre eux étaient disposés à égale distance l’un de l’autre, de manière à former un carré dont le cinquième occuperait le centre.

Les quatre premiers arbres furent sciés à un mètre du sol ; le cinquième à six mètres.

C’est ce cinquième arbre qu’Alban utilisa pour servir d’axe à la tourelle mobile du moulin à vent.

Quand cette tourelle fut construite, munie de ses ailes et du mécanisme rudimentaire par lequel, grâce à une simple courroie de transmission, le mouvement était communiqué à la machine dynamo-électrique, Alban scia le pied de l’arbre central, en amincit l’extrémité inférieure, et l’emboita dans un creux pratiqué dans la partie du tronc restée en terre.

Des étais, en nombre suffisant, assuraient la solidité de cette installation.

Au bout de six jours de travail, le moulin à vent était terminé.

Au moyen d’un levier, que la force de deux personnes suffisait à faire mouvoir, on pouvait, à volonté, faire évoluer la tour mobile, sur le tronc qui lui servait de base, et présenter les ailes au vent dominant, quelle que fût sa direction. Ce moulin à vent, quoique grossièrement installé, donna de très bons résultats.

Les naufragés de la Princesse des Airs n’eurent pas à craindre d’en être réduits à s’éclairer avec des chandelles de résine, et à se chauffer avec du bois de sapin.

Mais, tous ces travaux avaient causé une perte de temps.

Alban s’aperçut qu’à son grand regret, les réparations ne seraient terminées qu’à l’époque du froid le plus rigoureux.

La monotone existence d’hivernage commença.

Alban et Ludovic, tout le jour occupés à la caverne de sel, n’avaient pas le temps de s’ennuyer.

Il n’en était pas de même de Mme Ismérie et d’Armandine, confinées dans la salle commune de l’aéroscaphe.

Et, par malheur, tous les livres avaient été précipités, avec la caisse qui les contenait, pour alléger la Princesse des Airs poursuivie par un aérostat militaire, lors du passage de l’aéroscaphe au-dessus du territoire russe.

Il ne resta aux deux recluses que la ressource des travaux d’aiguille et de l’écriture.

Cette dernière occupation était la distraction préférée de Mme Ismérie. Elle mit à profit ses loisirs forcés, en relatant, avec le plus de détails possibles, tous les incidents du voyage.

Le soir, quand Alban et Ludovic rentraient, brisés de fatigues, elle leur lisait, après le repas, ce qu’elle avait écrit pendant la journée. Alban et Ludovic trouvaient toujours moyen de se rappeler quelque détail, quelque incident laissés de côté par la narratrice, à qui son mari avait décerné le titre d’historiographe de la Princesse des Airs. Mme Ismérie recopiait soigneusement ces notes, qu’elle avait l’espoir de présenter, un jour, à la Société de Géographie.

— Il ne manquera qu’une chose à ma relation de voyage, dit-elle un jour ; j’ai des vues photographiques, des échantillons de minéraux, des spécimens de la faune et de la flore de notre plateau ; mais il faudrait aussi en dresser la carte.

Alban, qui ne cherchait qu’à fournir des moyens de distraction aux membres de la petite colonie, approuva fort cette idée, et promit de consacrer, de temps en temps, quelques heures au relevé topographique du plateau.

— Puis, ajouta-t-il gaiement, une fois notre carte dressée, il faudra y mettre des noms. Nous ne pouvons décemment quitter le pays qui nous a donné l’hospitalité et dont nous sommes certainement les premiers habitants, sans baptiser les cours d’eau, les montagnes et les ravins, qui ont été le théâtre de nos aventures.

Mme Ismérie, et surtout Armandine et Ludovic, applaudirent bruyamment à cette idée.

Sans plus attendre, chacun se mit à proposer des noms.

— D’abord dit Alban, le ravin où nous avons abordé si miraculeusement, s’appellera le « Ravin de l’Aéroscaphe ».

— Oui, approuva Mme Ismérie, mais je suis d’avis, dans cette nomenclature, de faire plutôt usage des noms et des prénoms des amis que nous avons laissés là-bas !… À notre retour, ils s’apercevront, ainsi, que nous n’avons pas cessé un instant de penser à eux.

— Sans doute, interrompit Ludovic. Mais il serait injuste de nous oublier nous-mêmes… Je demande à donner mon nom à la caverne de sel, dont j’ai si malencontreusement provoqué l’éboulement.

— C’est trop juste, s’écria-t-on de toute part, en riant. Désormais cette caverne s’appellera la « Caverne Ludovic ».

— Moi, dit Armandine à son tour, je voudrais baptiser de mon nom, une des petites rivières qui tombent dans le lac.

La motion fut adoptée à l’unanimité, à la grande joie de la petite fille.

Alban lui-même prenait goût à ce jeu, et s’amusait comme un enfant. Il donna le nom de « Mont Alban » au pic d’où il était si miraculeusement descendu en parachute.

Mme Ismérie se contenta de devenir la marraine du petit lac où l’on avait, pour la première fois, pêché des truites et des saumons.

Alban fit la remarque qu’il n’allait plus rester grand-chose pour les parents et les amis.

— Mais si, dit Mme Ismérie, il en restera pour tout le monde. Je propose, par exemple, de placer la cataracte qui gronde au bas de la vallée, sous l’invocation de l’irascible M. Bouldu ! Ce sera une innocente vengeance de la mauvaise humeur dont il a toujours fait preuve à notre égard.

Dans le même ordre d’idées, Alban proposa de donner le nom de Jonathan Alcott, à qui il gardait rancune, au gouffre du rebord duquel on avait précipité la sauterelle.

Yvon Bouldu eut en apanage le cours d’eau principal ; et les jeunes Van der Schoppen décorèrent de leurs prénoms tudesques, huit des ruisseaux qui descendaient de la falaise basaltique.

Leur père donna son nom à une des montagnes que l’on apercevait à l’horizon.

Robertin et Rondinet eux-mêmes, les deux constructeurs de la Princesse des Airs eurent aussi chacun une montagne.

Alberte Rabican eut en partage la prairie des yacks, et sa mère, le moulin de l’écluse.

De cette façon tout le monde eut son lot, même le docteur Rabican qui donna son nom à la forêt.

Toutes ces appellations que Ludovic avait notées à mesure, furent plus tard reportées avec soin, par Mme Ismérie, sur une carte du plateau, qu’Alban avait dressée aussi soigneusement que possible.

— Maintenant, s’écria Armandine, d’une petite voix triste, il ne nous reste plus qu’à partir d’ici. Malgré tout, vous savez, je préfère de beaucoup Saint-Cloud à ce désert où l’on ne peut même plus aller se promener.

— Nous n’en avons sans doute plus pour longtemps, dit Alban d’une voix pleine de mélancolie.

Ses regards, s’arrêtèrent longuement sur la petite fille qu’il trouva pâlie.

Depuis le commencement de l’hivernage, la santé d’Armandine s’était altérée.

Jamais elle ne se plaignait ; mais elle passait des heures entières à rêver, et elle avait perdu toute sa gaieté.

Quand sa mère la voyait ainsi plongée dans cet état de prostration, elle lui demandait pourquoi elle était triste.

— Je ne suis pas triste, répondait l’enfant. Je pense…

— À quoi ?

— À nos amis de là-bas !

Et il était impossible de tirer d’elle rien autre chose. Alban commença à s’alarmer.

Il fit de vains efforts pour distraire l’enfant.

Un jour, il lui fit la surprise d’un jeu de dames qu’il avait fabriqué lui-même avec les débris d’une caisse, et il lui apprit à jouer.

Mais, au bout de deux jours, Armandine délaissa le damier qui ne l’amusait plus.

Ludovic lui tressa une cage avec des baguettes d’osier flexible et parvint à attraper, dans la neige, deux petits oiseaux.

Armandine se montra enchantée du cadeau.

Elle leur donnait elle-même à manger, et ne voulait laisser à personne le soin de s’occuper d’eux.

Malheureusement, les oiseaux, habitués à se nourrir d’insectes, dépérirent et moururent au bout de quelques jours.

L’enfant en eut un grand chagrin, et devint plus pâle et plus morose que jamais. Elle avait entièrement perdu l’appétit, et, sans être atteinte d’une maladie bien caractérisée, elle s’alanguissait de plus en plus, s’anémiait, ne bougeant plus de la journée du fauteuil où elle venait s’asseoir le matin.

Armandine dépérissait d’ennui.

Il eût fallu la distraire ; et Alban et Mme Ismérie, secondés par Ludovic, que la maladie de sa petite camarade affligeait profondément, avaient épuisé tous les moyens à leur disposition.

D’ailleurs, Alban et Ludovic, absorbés par leur travail, étaient obligés de s’absenter toute la journée.

Cet état de choses se fut peut-être terminé pour l’enfant d’une manière fatale, si Alban ne se fut avisé d’un ingénieux expédient.

Depuis les grands froids, les yacks, réduits à ne plus subsister que de mousses et de lichens, à ronger l’écorce des arbres, étaient devenus moins sauvages.

À plusieurs reprises, Alban, qui avait intérêt à leur conservation, leur avait porté des brassées d’herbages tirés à grand-peine de dessous la neige, au bord du lac.

Maintenant, chaque fois qu’ils voyaient Alban ou Ludovic, ils s’approchaient en mugissant et regardaient pitoyablement les deux hommes, de leurs gros yeux suppliants.

Il eût été certainement très facile, alors, de les prendre vivants.

Alban en avait eu bien des fois l’idée ; mais il l’avait rejetée, comme devant causer une perte de temps inutile, et donner un surcroît de travail.

— Ces animaux, se disait-il, sont habitués à hiverner, et ne périront pas pour avoir un peu pâti. Ils en seront quittes pour brouter deux ou trois fois plus, quand les prés auront reverdi.

Ludovic ne partageait pas entièrement cet avis ; et il s’était habitué à déposer, tous les jours, à la même place, quelques poignées d’herbe que venait prendre un tout jeune yack.

— Si vous le permettez, dit un jour Ludovic à Alban, je m’emparerai de ce petit yack – cela ne sera pas difficile – et il distraira peut-être Armandine.

Alban ne vit aucune difficulté à accorder à Ludovic ce qu’il demandait ; et le jour même, le jeune yack, habilement circonvenu, grâce à quelques poignées d’herbe fraîche mêlée de sel, se laissa mettre la corde au cou, et fut emmené, sans résistance, jusqu’à l’aéroscaphe.

Le jeune yack devint très vite fort sociable.

Il reconnaissait Armandine et saluait sa venue par de joyeux mugissements.

— Nous l’emmènerons avec nous en France, disait parfois l’enfant. J’irai le mener paître dans le parc de Saint-Cloud.

— Je ne sais, répondait son père en souriant, si nous pourrons nous charger d’un voyageur aussi encombrant. Les yacks n’ont, que je sache, aucune aptitude pour l’aérostation.

D’autres fois, la petite fille regrettait de ne pas avoir une voiture pour y atteler son yack.

Elle était montée, naguère, au Jardin d’Acclimatation, dans la voiture aux chèvres, et avait gardé, de cette excursion, un vif et charmant souvenir.

— Je vais te donner satisfaction, lui dit enfin son père.

— Tu vas me fabriquer une petite voiture.

— Non, pas une voiture, un traîneau.

Armandine battit des mains ; et Mme Ismérie, tout heureuse de voir son enfant s’intéresser à quelque chose, se mit immédiatement en devoir de découper, dans un grand morceau de cuir, des harnais pour le yack.

Alban de son côté, fabriqua, de deux planches de sapin, un petit traîneau que Ludovic décora de clochettes en aluminium.

On profita du premier jour de froid sec pour essayer cet équipage.

Ludovic et Armandine, chaudement emmitouflés, prirent place dans le traîneau.

On eût dit le petit roi et la petite reine de quelque féerique royaume des neiges.

Ludovic, à qui on avait recommandé la plus grande prudence, prit les rênes, armé d’une branche de sapin en guise de fouet.

De la galerie extérieure de l’aéroscaphe, Alban et Mme Ismérie assistaient à ce départ, et ne pouvaient s’empêcher de sourire de la mine grave des deux petits excursionnistes.

Le yack se prêta de bonne grâce aux fantaisies de ses conducteurs.

Il revint à son étable, après avoir fait le tour du petit lac.

Le seul reproche qu’on eût pu lui adresser, c’était d’aller un peu lentement.

Ces promenades se renouvelèrent fréquemment, à la grande joie d’Armandine, qui s’était apprise à conduire et qui faisait maintenant de longues excursions toute seule.

Le petit yack, est-il besoin de le dire, était soigné, gâté, choyé de toutes les façons.

Sa mangeoire était toujours pourvue d’herbes fraîches ; et un bloc de sel avait été disposé, à son intention, dans un angle de son étable de branchages, pour qu’il pût le lécher à sa fantaisie.

Grâce à l’exercice qu’elle prenait, Armandine reconquit vite son appétit et sa bonne humeur d’autrefois. Elle reprit ses fraîches couleurs, et sembla enfin tout à fait résignée aux longs ennuis de l’hivernage.

Cependant le froid avait augmenté, et était devenu d’une rigueur véritablement sibérienne. D’énormes masses de neige couvraient maintenant le sommet de la falaise, et enveloppaient le plateau d’un blanc rempart, d’un éclat immaculé.

À l’horizon, les lointains avaient perdu leurs teintes azurées, et les sommets apparaissaient maintenant uniformément couverts de glaces, qu’un pâle soleil irisait de ses rayons.

Le ciel lui-même, les jours où il n’était pas couvert de nuages gris lourds de neige, était de ce bleu léger, à peine teinté, de ce bleu presque métallique qui fait le charme des ciels scandinaves.

Sur le plateau, un profond silence régnait, à peine troublé, de temps à autre, par le cri de quelque oiseau de neige, ou par la chute d’une avalanche partielle détachée du sommet d’un sapin.

On eut dit un paysage de velours blanc, au centre duquel l’aéroscaphe, à demi enlisé, apparaissait comme un fantastique navire d’argent.

Alban fit remarquer à Ludovic combien ce silence et cette nudité des paysages septentrionaux étaient favorables au travail de la pensée.

Dans les contrées méridionales, l’homme, enchanté par tout ce qui l’entoure, ne vit que de sensations.

Dans le Nord, il est forcé de ne vivre que de logique.

Tout Suédois est toujours un peu philosophe, comme tout Italien un peu peintre ou musicien.

Le tempérament français, le mieux pondéré de tous, grâce à la situation géographique du pays, garde un juste équilibre entre les deux extrêmes.

Le froid est ennemi de la paresse.

Aussi Alban et Ludovic, dont l’atmosphère pure de toute poussière et de tout microbe, maintenait la santé dans un état florissant, avançaient-ils, dans leur travail, deux ou trois fois plus vite que pendant les chaudes journées de l’été.

Les ailes étaient presque entièrement remises en état, et il ne restait plus guère qu’à les adapter à la coque de la Princesse des Airs, à recoudre et à regonfler l’enveloppe de l’aérostat, lorsque se produisit une terrible catastrophe.

Un matin que Ludovic et Alban s’étaient rendus, comme d’ordinaire, à l’atelier de la caverne, ils furent tirés de leur travail par un grondement terrible.

On eut dit que la foudre éclatait dans le flanc de la montagne. Puis, le bruit alla en diminuant, et finit par s’éteindre.

Alban ne s’alarma pas tout d’abord.

Depuis quelque temps, ces terribles grondements se produisaient fréquemment ; et Alban n’avait pas tardé à reconnaître d’où ils provenaient.

C’étaient des avalanches détachées des hauts sommets, et qui, après s’être augmentées de toute la neige qu’elles rencontraient sur leur passage, allaient s’engloutir, avec fracas, dans les vallées inférieures.

Mais jamais ce bruit n’avait été perçu aussi distinctement, n’avait paru aussi rapproché.

Alban ne songea pas une minute que l’avalanche dont il venait d’entendre le sinistre grondement, se fut abattue sur le plateau.

La falaise rocheuse était, selon lui, un rempart assez haut pour les protéger contre tous dangers sérieux.

Alban et Ludovic continuèrent donc à travailler jusqu’à l’heure du déjeuner ; mais, lorsqu’ils sortirent de la caverne, ils restèrent comme pétrifiés de stupeur et d’effroi, en face du spectacle qui s’offrait à leurs yeux.

Le cataclysme qu’Alban avait regardé comme impossible, s’était produit.

L’aéroscaphe et toute une partie de la forêt, disparaissaient sous un monstrueux amoncellement de neige, une véritable colline.

— Mme Ismérie ! Armandine ! s’écria Ludovic.

Alban considérait d’un air sombre la masse neigeuse.

Il serrait les poings avec la rage d’un lutteur terrassé par un adversaire invincible.

Ce fut d’une voix brève et rauque qu’il murmura :

— L’aéroscaphe doit être aplati, écrasé. Je ne retrouverai plus que les cadavres de ma femme et de mon enfant !…

— Mais, objecta timidement Ludovic, la carcasse d’acier de la coque a peut-être résisté ?

Alban haussa les épaules avec un commencement de colère.

— Mais non, vous dis-je. Elles ont péri ! La coque est écrasée, et il ne me reste plus qu’à mourir à mon tour.

De grosses larmes coulaient des yeux d’Alban.

Les bras croisés, la tête basse, il demeurait plongé dans son désespoir.

Un mot de Ludovic le tira de cette prostration.

— Vous devriez, en tout cas, essayer de leur porter secours. Qui sait si elles n’ont pas été miraculeusement préservées !

— Soit, fit l’aéronaute d’une voix brève ; mais pour moi je ne conserve aucun espoir, aucune illusion.

Alban et Ludovic prirent chacun une pelle, et se dirigèrent du côté de la colline de neige.

L’ensevelissement de l’aéroscaphe avait été si complet qu’il leur fut impossible de reconnaître exactement à quel endroit se trouvait la Princesse des Airs.

Ils se mirent néanmoins au travail, et commencèrent à creuser, au sommet de la colline, un puits vertical, qui leur permettrait d’atteindre plus rapidement la plate-forme supérieure de l’aéroscaphe, ou ce qui restait de ses débris.

Après cinq heures d’un travail acharné, ils touchèrent le fond de l’excavation qu’ils avaient pratiquée.

Mais ce ne fut pas la coque d’aluminium qu’ils rencontrèrent ; la terre durcie résonna seule sous leur pelle. Ils étaient encore éloignés de l’aéroscaphe d’au moins dix ou quinze mètres.

— Que faire ? s’écria Alban complètement découragé… Je donnerais ma vie pour savoir ce que sont devenus les êtres qui me sont chers !

Baignés de sueur, Alban et Ludovic étaient remontés jusqu’au bord de l’espèce de puits qu’ils venaient de creuser.

Leurs regards erraient avec angoisse de tous côtés, comme si le paysage désolé qui les environnait eût pu leur fournir quelque inspiration.

Tout à coup, Ludovic poussa un cri.

Ses yeux venaient de s’arrêter sur les poteaux de la petite ligne télégraphique, qui reliait le moulin à vent à l’aéroscaphe.

— L’électricité !… s’écria-t-il.

Alban avait compris.

Il s’agissait de faire fondre la neige, en se servant du courant électrique qui, une fois encore, pouvait devenir, pour eux, un élément de salut.

Tous deux coururent à l’atelier. Ils en revinrent portant une sorte de bouclier formé de barres métalliques reliées avec des fils de cuivre.

Ce bouclier fut aussitôt mis en contact avec le conducteur de l’usine dynamo-électrique.

En quelques instants, les barres devinrent rouges.

Tout autour la neige se mit à fondre et à se vaporiser en sifflant.

Poussant devant eux cet appareil, à l’aide de solides perches, Alban et Ludovic mirent moins d’une demi-heure à se frayer un passage jusqu’à l’endroit où se trouvait l’aéroscaphe.

Sous leurs pieds, la neige fondue s’écoulait en véritables ruisseaux.

Au grand étonnement d’Alban et de Ludovic, la coque de l’aéroscaphe leur apparut intacte.

D’un coup d’œil, Alban s’expliqua comment la Princesse des Airs avait échappé à la destruction.

Le sommet arrondi de la colline neigeuse se trouvait beaucoup plus éloigné de la coque qu’il ne l’avait pensé.

L’avalanche, dont la force avait été déjà amortie par les blocs basaltiques qui se trouvaient en avant de la Princesse des Airs, et qui provenaient de l’explosion de la première cartouche d’eau, n’avait atteint la coque que par contrecoup.

Alban poussa un immense soupir de satisfaction.

— Il reste encore quelque espoir, s’écria-t-il.

Fiévreusement, Ludovic et lui escaladèrent la galerie extérieure, complètement déblayée en face de la porte d’aluminium.

Il faisait, en ce moment, tout à fait nuit ; mais dans leur hâte et leur affollement, Alban et Ludovic ne s’étaient pas aperçus de la chute du jour.

Alban, d’un geste saccadé, poussa la porte de métal.

Une nappe de lumière l’éblouit.

Il demeura immobile, paralysé par la surprise et le bonheur.

Au centre de la salle commune, dont les lampes électriques étincelaient, la table était mise.

Mme Ismérie et Armandine, souriantes, achevaient de surveiller la cuisson d’un superbe aloyau de yack.

On s’embrassa avec effusion, et on s’expliqua.

Alban, à peine remis de son émotion, dit les affres terribles qu’il avait ressenties pendant cette journée.

Mme Ismérie raconta comment elle avait été surprise par l’avalanche.

— Je n’ai pas soupçonné, dit-elle en souriant, la gravité du péril que nous avons couru. Un choc sourd a retenti dans toutes les membrures de la coque ; puis, nous nous sommes aperçues que toutes les fenêtres étaient obstruées par la neige. Nous avons essayé d’ouvrir les portes. Impossible. Mais nous ne croyions pas l’avalanche aussi formidable, et nous avons bien pensé que vous viendriez à notre secours.

— Mais, demanda Ludovic encore haletant d’angoisse, comment n’êtes-vous pas asphyxiées !

— Vous oubliez, dit Mme Ismérie, avec son paisible sourire, que nous avons ici tout ce qu’il faut pour respirer artificiellement. Dès que nous nous sommes aperçues que l’atmosphère de la salle commune se chargeait de vapeurs délétères, se saturait, par notre respiration, d’acide carbonique et d’oxyde de carbone, nous avons ouvert une bonbonne d’air liquide.

Alban gardait le silence, comme brisé par les émotions terribles de cette journée.

— Je t’assure, ajouta Mme Ismérie, en serrant les mains de son mari entre les siennes, que nous n’avons pas eu peur un seul moment… Je comptais même tellement sur vous, ce soir, que j’ai fait cuire un morceau de yack beaucoup plus considérable que d’ordinaire ; car vous n’avez pas dû déjeuner, j’en suis sûre !

— Tiens, c’est vrai, s’écria Ludovic ; nous n’en avons même pas eu la pensée !

On dit que les émotions creusent.

C’est pour cela sans doute que Ludovic et Alban mangèrent comme de véritables ogres.

Il ne resta pas trace de l’aloyau ; et Mme Ismérie dut faire appel aux provisions de la glacière à air liquide, pour les rassasier complètement.

Toute la journée du lendemain fut employée au déblaiement de la neige.

 

 

 

V

 

L’ÉVASION

 

Alban Molifer ne songea pas un instant à faire disparaître l’amas entier des neiges qui enserraient la Princesse des Airs.

Il ménagea simplement, autour de l’aéroscaphe, un large espace libre, qu’entouraient, de tous côtés, des escarpements neigeux.

Alban avait ses raisons pour agir ainsi.

Il voulait que cette colline, apportée par l’avalanche, servit de rempart à l’aéroscaphe, si une seconde catastrophe venait à se produire.

Dans ce cas, la coque ne recevrait pas un choc direct, et ses habitants seraient préservés.

En se livrant à ce travail, les aéronautes exhumèrent le corps du petit yack qui avait été enseveli par l’éboulement dans sa cabane, et dont le corps était devenu aussi dur qu’une pierre.

Ludovic eut même la délicate pensée de cacher le cadavre de l’animal sous un tas de broussailles, afin que la petite Armandine ne le vit pas.

Quand elle demanda des nouvelles de son yack, on lui répondit qu’il avait dû s’échapper.

— Les animaux, dit Alban, ont un instinct bien supérieur au nôtre ; il les avertit des grands cataclysmes de la nature. Tu retrouveras ton yack à la belle saison.

— Si nous sommes encore là, ajouta Ludovic.

L’enfant parut se contenter de ces explications, et l’on évita, pendant les jours qui suivirent, de faire allusion à la mort du yack.

Alban, d’ailleurs, était sûr que les incidents du départ, maintenant tout proche, apporteraient à l’enfant des distractions suffisantes.

Il activait de plus en plus les préparatifs du départ. Il avait hâte d’avoir quitté ce plateau.

De jour en jour, des avalanches partielles, descendues de la brèche ouverte par les cartouches d’eau, venaient s’ajouter à l’ancien amoncellement glaciaire.

Alban voyait avec terreur le moment où, malgré tous ses efforts, la surface entière du plateau serait couverte d’une couche de neige, de vingt ou trente mètres d’épaisseur.

Déjà, il fallait se livrer, chaque matin, à un véritable travail de déblaiement, pour gagner l’atelier de réparation de la caverne de sel.

De plus, la lente poussée des neiges, se tassant insensiblement sous l’impulsion de leur propre pesanteur, rétrécissait de jour en jour l’emplacement ménagé autour de la coque.

Alban ne dormait plus tranquille.

Il craignait qu’un glissement, plus fort que les autres, ne broyât, pendant la nuit, l’aéroscaphe, entre les deux murailles de glace subitement rapprochées.

C’était là un grave péril. La Princesse des Airs eut été, alors, aplatie, ainsi qu’il arrive aux navires des explorateurs du Pôle, lorsqu’ils se trouvent pris entre deux banquises.

Alban se demandait, en outre, avec inquiétude, ce qu’il ferait si, une fois qu’il aurait adapté les ailes à la coque, une avalanche, même minime, se produisait et brisait de nouveau les délicats appareils d’aviation.

Il faudrait, alors, recommencer encore une fois tous les travaux.

Le départ serait indéfiniment retardé, et l’on en serait réduit à endurer, dans ce désert de glace, toutes les horreurs d’un hivernage terrible.

Une nuit, Alban fut réveillé par un bruit sourd, dont il avait appris, depuis peu, à connaître la nature.

C’était une avalanche qui descendait de la montagne.

Il sauta hors de son lit, et tourna le commutateur du puissant fanal électrique situé à l’avant de la Princesse des Airs.

Un pinceau de lumière dissipa les ténèbres.

Les yeux collés à la vitre de cristal de la cabine d’avant, il entrevit alors un spectacle épouvantable et grandiose.

Une trombe blanche, qui semblait rouler des blocs de diamants, éblouissants, sous le jet lumineux du fanal, de tous les feux de l’arc-en-ciel, fila devant ses yeux avec la rapidité de la foudre, dans un grondement terrible, et alla se perdre dans la nuit, vers les dernières pentes du plateau.

L’aéronaute avait senti son cœur palpiter à grands coups dans sa poitrine, et ses cheveux se dresser d’épouvante.

Il était, peut-être, le premier homme qui eut contemplé, d’aussi près, un semblable cataclysme.

Le mystère des forces indisciplinées de la nature le pénétra d’une horreur sacrée.

C’est à peine s’il réfléchit que l’avalanche avait passé à quelques centaines de mètres à peine de la coque de l’aéroscaphe.

Il rassura, en balbutiant, Mme Ismérie et les enfants, que le bruit avait réveillés ; mais, il n’éteignit pas le fanal. La véritable situation lui apparut dans son horreur.

Il voyait clairement, maintenant, que le salut de ceux qui lui étaient chers, allait dépendre de la promptitude du départ.

Ce n’était plus une question d’heures, c’était, peut-être, une question de minutes.

Avec l’augmentation du froid et la tombée perpétuelle des neiges, c’étaient des montagnes entières de glace qui allaient s’écrouler sur le plateau.

Le danger parut tellement imminent à Alban qu’il ordonna à tout le monde de se lever. On s’habilla chaudement, on se munit de fanaux électriques, et l’on partit pour l’atelier de la caverne de sel. Tous avaient si bien le sentiment de la gravité de la situation, que personne ne songea à demander d’explications à Alban.

La petite troupe se mit silencieusement en marche à travers la blanche solitude, où la lumière des fanaux faisait danser les ombres fantastiques des vieux sapins.

— Toi, Ismérie, commanda Alban d’une voix brève, tu vas t’occuper, avec Armandine, de la réparation de l’enveloppe de l’aérostat. Pendant ce temps, Ludovic et moi, nous visserons les derniers écrous des ailes. Je veux qu’elles soient mises en place demain, avant midi. Il n’y a pas un moment à perdre.

Mme Ismérie avait déroulé l’immense enveloppe, dont elle visitait soigneusement les déchirures.

— Comment vais-je faire ? dit-elle au bout d’un instant… N’avais-tu pas parlé de baudruche et de colle de poisson pour ce travail ?

— Oui, répondit Alban qui s’escrimait, une clef anglaise à la main ; mais tout cela serait trop long…

Nous allons simplement employer, pour le rebouchage sommaire des déchirures, la toile de ma montgolfière et ce qui reste de caoutchouc, en solution dans l’essence de térébenthine. Mais surtout, hâtons-nous…

Chacun se mit à l’œuvre avec une silencieuse ardeur.

Personne ne se sentait plus ni sommeil, ni fatigue.

Trois heures plus tard, la réparation des ailes était complète, et celle de l’aérostat très avancée.

Ludovic et Alban se chargèrent d’une des ailes qui, malgré leur longueur considérable, étaient d’une grande légèreté.

Ils se dirigèrent du côté de l’aéroscaphe, laissant Armandine et Mme Ismérie poursuivre leur travail.

Un jour gris et sale montait sur le plateau.

Alban et Ludovic furent effrayés du spectacle qui s’offrait à eux.

Un grand tiers de la forêt, depuis le lac jusqu’à la cataracte, avait été englouti par l’avalanche.

Des pins, vieux de plus de cent ans, avaient été brisés comme des roseaux.

Du moulin à vent et de la machine dynamoélectrique, il ne restait plus trace.

Une chaos de blocs tourmentés avait nivelé entièrement la pente inférieure du plateau.

Ludovic jetait autour de lui des regards d’épouvante.

Toute une révolution se faisait dans sa jeune imagination.

Il soupçonnait maintenant ce qu’avaient pu être les convulsions géologiques, aux premières époques du globe.

Quant à Alban, il était dominé par l’idée fixe du départ.

— C’est bien heureux, dit-il pourtant, lorsqu’ils furent arrivés, que nos accumulateurs soient complètement chargés. Que serions-nous devenus maintenant que notre usine d’électricité est enterrée sous cent pieds de neige.

Après avoir mangé debout une tranche de viande froide, Alban commença immédiatement le montage des ailes.

Cette opération était des plus simples.

C’était, pour chaque aile, une demi-douzaine de boulons à river et rien de plus.

Pendant qu’Alban était ainsi occupé, Ludovic alla porter le repas de Mme Ismérie et d’Armandine, et les aider dans le raccommodage des déchirures de l’enveloppe.

Ce travail était terminé, lorsque Alban retourna chercher la seconde aile, qui fut mise en place avec autant de succès que la première.

La Princesse des Airs avait maintenant repris son aspect de monstre aérien.

Elle ne ressemblait plus, comme la veille, à la coque d’un navire naufragé dans les glaces.

On eût dit plutôt le cadavre de quelque géante chauve-souris, de l’époque antédiluvienne.

À midi, tout le monde prit un peu de repos, sauf Alban qui visita soigneusement les appareils, le magasin aux vivres, et s’assura que tout était en ordre.

Au moment où l’on allait se remettre en route pour l’atelier, afin d’y prendre l’enveloppe de l’aérostat et les outils qui s’y trouvaient, Armandine demanda quand on partirait.

— Le plus tôt possible, répondit Alban. Aujourd’hui même, dès que notre aérostat sera gonflé.

— Mais, objecta l’enfant, si l’on vient nous chercher ?… Si nos amis de Saint-Cloud, qui connaissent maintenant, certainement, notre présence dans ces montagnes, parviennent jusqu’ici, ils ne nous trouveront plus.

— Nous n’avons pas le moyen de les attendre, répondit Alban. Chaque heure de plus que nous passons ici aggrave le péril de notre situation… Nous arriverons assez à temps, je l’espère, pour éviter à nos amis des fatigues et des dépenses inutiles.

— Et s’ils sont déjà en route ?

— Alors, tant pis ; nous aviserons. En ce moment, nous n’avons pas le choix.

— Quelle route comptez-vous suivre ? demanda Ludovic.

— J’en reviens à notre projet primitif. Nous ne sommes qu’à quelques centaines de lieues des possessions françaises de l’Indochine. Le plus sûr et le plus court est donc de reprendre notre ancien itinéraire, et de faire route dans la direction du sud-est. Nous irons atterrir à Saïgon, ou dans le voisinage de quelque autre ville du littoral. De là, il nous sera facile de regagner l’Europe. Nous aurons le choix entre de nombreuses lignes de bateaux à vapeur, ou notre aéroscaphe.

— Et pour atterrir ? demanda Mme Ismérie. Que comptes-tu faire pour parer aux difficultés de la descente ?

— Nous atterrirons dans les meilleures conditions possibles… Du moment où les ailes et l’aérostat sont en bon état, nous ne courons aucune espèce de risque. D’ailleurs, nous avons encore, en magasin, assez d’air liquide, pour le chargement des fusées auxquelles nous avons dû de ne pas être écrasés, lors de notre chute sur ce plateau… Mais, ajouta l’aéronaute, ne perdons pas de temps en explications. Depuis longtemps, j’ai songé à tout cela. Vous pouvez vous en fier à moi.

Le travail fut repris avec une nouvelle fièvre.

L’aérostat fut porté, de l’atelier à l’endroit où se trouvait la Princesse des Airs.

Puis, on l’assujettit, à l’aide de longues perches, au-dessus de la plate-forme.

L’orifice inférieur de l’enveloppe fut mis en communication avec les appareils producteurs de « lévium ».

Bientôt, elle commença à se gonfler, et à se balancer au-dessus de la coque brillante.

Il faisait tout à fait nuit quand l’opération du gonflement fut terminée.

Une neige épaisse avait recommencé à tomber.

Les aéronautes étaient brisés de fatigue.

Déjà, les moteurs électriques ronflaient, avec des crépitements secs et précipités ; les portes extérieures avaient été fermées hermétiquement ; les fanaux électriques étaient allumés.

— Le moment suprême est arrivé ! s’écria Alban Molifer, le cœur battant d’une vive émotion.

Il coupa le câble qui retenait encore l’aéroscaphe…

La Princesse des Airs s’éleva, d’une seule poussée, à trois cents mètres du plateau, et s’enfonça à travers les nuages de neige !…

 

.......................

 

 

 

 

VI

 

CONSTANTINOPLE

 

M. Lecormier, professeur au Muséum d’Histoire naturelle, habitait, rue Lacépède, à Paris, une petite maison à deux étages, derrière laquelle s’étendait un jardin qu’il avait toujours refusé de vendre, malgré les offres brillantes des entrepreneurs de maisons de rapport.

C’est que M. Lecormier était d’un caractère et d’un tempérament bien spéciaux. Quoiqu’il eût soixante-cinq ans, et qu’il fût l’auteur de découvertes considérables, il n’était même pas décoré, et vivait avec une simplicité que ses collègues, plus jeunes et plus intrigants, qualifiaient volontiers de mesquinerie.

Vêtu, hiver comme été, d’une redingote noire rapée, il n’avait pour tout domestique qu’un jeune homme qu’il avait adopté et recueilli, et qui lui servait de garçon de laboratoire et d’aide dans ses expériences.

Au physique, M. Lecormier était grand, sec, et sa physionomie, très osseuse et toujours bien rasée, se décorait de lunettes d’argent d’un modèle ancien et solide, ainsi que d’un chapeau à larges bords.

Dans son quartier, il passait pour maniaque.

Toujours préoccupé d’une expérience ou d’une théorie, il ne répondait jamais aux saluts qu’on lui faisait dans la rue, et ne fréquentait presque personne.

L’emploi de son temps était méthodiquement fixé d’avance, et il ne se fût jamais permis de déroger, sous quelque prétexte que ce fût, à l’ordre du tableau qu’il dressait, chaque matin, des occupations de la journée.

Son aide, Pierre, avait été habitué par lui, de longue date, à respecter toutes ses manies.

Pierre était un grand garçon au sourire un peu niais qui exécutait, avec une rigueur toute militaire, les consignes qui lui étaient données.

Aussi M. Lecormier ne fut-il pas peu surpris, un matin qu’il était occupé à la rédaction consciencieuse du tome troisième de son grand ouvrage sur les coléoptères antédiluviens, d’entendre Pierre frapper à la porte de son cabinet de travail.

Les sourcils grisonnants et hérissés du vieux savant se froncèrent.

De huit à dix, il était convenu que Pierre ne devait jamais déranger son maître, même, avait dit le vieux savant, si le feu prenait dans le quartier, ou ce qui serait plus grave encore, à la bibliothèque du Muséum.

Ces deux heures de la matinée étaient invariablement consacrées à la notation des expériences faites la veille.

Aussi, Pierre fut-il très mal accueilli.

Ce fut d’un ton à la fois sec et glacial que M. Lecormier s’écria :

— Quelle catastrophe se produit donc ? Es-tu fou de venir me déranger à pareille heure ? Tu n’as donc pas consulté le tableau de l’emploi du temps ? Tu sais que je ne fais pas de cours, puisque c’est aujourd’hui samedi ?…

Pierre se disposait à répondre.

M. Lecormier, lui imposant silence d’un regard foudroyant, continua lentement, de cette même voix sans timbre qui semble l’exclusif apanage des purs logiciens.

— Par conséquent, j’attends que tu me fournisses des explications sur ta conduite.

Pierre ouvrit une large bouche, roula autour de lui des yeux égarés, mais son gosier, paralysé par la crainte, n’émit aucun son.

Il se contenta de déposer, sur le rebord du bureau de M. Lecormier, un petit paquet carré enveloppé d’un fort papier gris, dans lequel on avait pratiqué une quantité de trous à l’aide d’une épingle.

Le savant n’eut pas plutôt jeté les yeux sur le minuscule colis, qu’il s’en empara avec une joie fébrile.

— Tu ne pouvais pas m’annoncer plus vite, dit-il sévèrement à Pierre, qu’il s’agissait d’un envoi d’insectes de M. Lissajoux, l’entomologiste avignonnais, mon excellent correspondant et collaborateur !

Pierre, entraîné de longue date au silence comme un trappiste, se dirigeait vers la porte sans une parole, quand M. Lecormier le rappela.

— Si la même circonstance se représente, dit-il d’un ton plus doux, tu pourras me déranger, fût-ce à l’heure de mon travail de rédaction… Va Pierre, tu es un brave garçon.

Un sourire béat illumina la face de l’honnête serviteur qui disparut, cette fois définitivement, pendant que son maître, avec une impatience toute juvénile, achevait de couper les ficelles et de déchirer le papier gris qui enveloppait le paquet. Le papier ôté, M. Lecormier trouva une petite cage grillée de fil de fer, d’où s’échappait un bruit strident et monotone.

— Pardieu ! s’écria le savant avec joie, je parie que ce sont des sauterelles de la grande espèce, des sauterelles d’Afrique que le vent à portées d’Algérie jusqu’en Avignon.

M. Lecormier s’était arrêté, avant d’ouvrir définitivement la cage.

Il s’était croisé les bras, et penchant l’oreille, il écoutait, avec un sourire de béatitude, le stridulement léger…

Évidemment les sauterelles ne trouvaient pas la captivité de leur goût.

— Elles font du bruit, dit M. Lecormier en se frottant les mains, donc elles sont en excellent état… Ce ne sont pas de ces insectes à moitié morts comme on m’en a envoyé tant de fois… Ce seront d’excellents sujets pour une prochaine expérience.

Ces réflexions préliminaires une fois terminées, M. Lecormier s’arma d’une forte loupe, et se décida enfin à ouvrir la cage.

Il s’empara habilement du premier insecte qui se présenta par l’entrebâillement du couvercle, le tint quelques instants dans sa main fermée ; puis, avec une dextérité toute professionnelle, le fit glisser entre son pouce et son index.

Alors, il put l’examiner à loisir.

Mais, il avait à peine porté la loupe à son arcade sourcilière gauche, qu’il poussa une exclamation, moitié de plaisir, moitié d’étonnement.

Il faillit, sans sa surprise, laisser échapper le long insecte vert.

— Voilà qui est surprenant, par exemple, s’écria-t-il. Cette sauterelle est d’une espèce tout à fait rare, on ne la rencontre je crois que sur les hauts plateaux de l’Asie centrale. Le Muséum n’en possède guère qu’un ou deux exemplaires… Pour arriver, jusqu’en Provence, pour se faire prendre dans le filet de mon ami Lissajoux, cette bestiole a dû faire la moitié du tour du monde !… Quelque courant atmosphérique l’aura portée jusque dans le centre africain d’où un autre courant l’aura prise et emmenée en Avignon. Le voyage de cette sauterelle tient véritablement du prodige. C’est bien ce qui confirme une opinion de moi, et dont on s’est autrefois moqué. J’ai dit que, pour s’occuper de la science des insectes, il fallait être ferré en météorologie. Avec une bonne carte des vents, je vais reconstituer exactement l’itinéraire qu’a suivi ce petit animal… Et dès ce soir, sans plus tarder, je vais acheter les œuvres complètes de Bouldu. C’est véritablement le seul qui connaisse quelque chose à la météorologie.

Après avoir minutieusement noté l’emplette qu’il comptait faire, M. Lecormier porta la grande sauterelle sur une table voisine, et l’immobilisa sous l’objectif d’un microscope spécialement disposé pour les examens entomologiques. Il approcha l’œil de l’oculaire ; et les mains appuyées sur le rebord de la table, s’absorba dans l’étude de cet insecte, presque nouveau pour lui.

Mais la sauterelle asiatique offrait sans doute des particularités tout à fait remarquables, car le savant resta plus d’une demi-heure dans la même posture fatigante.

Ses sourcils s’étaient froncés, son front s’était plissé sous l’effort de l’attention.

Il y avait certainement quelque chose qu’il ne comprenait pas.

À la fin, M. Lecormier abandonna le microscope, et alla se rasseoir sur son fauteuil pour y réfléchir tout à son aise.

Au bout d’un instant, il se releva, prit la sauterelle entre deux doigts, et avec un scalpel à la lame très effilée, il détacha de son corselet une mince pellicule qu’il recueillit sur une plaque de verre.

Pendant cette opération, ses mains tremblaient d’émotion.

Ensuite, il envoya, presque brutalement, la sauterelle rejoindre dans la boîte ses compagnes de captivité ; puis, sans plus s’en occuper, il essuya méticuleusement le verre de ses lunettes et disposa, avec mille précautions, la pellicule qu’il venait de détacher, sous l’objectif d’un autre microscope d’un très fort grossissement.

— Je ne m’étais pas trompé, s’écria-t-il après un instant d’examen. Sur cette pellicule de collodion, on a reproduit, par la photographie, en caractères minuscules, tout un message. Pour que ceux qui l’ont envoyé aient employé un moyen aussi peu usité et aussi hasardeux, il faut qu’ils se soient trouvés dans un grave péril, dans une situation tout à fait extraordinaire et hors des aventures communes. Des savants seuls peuvent avoir eu l’idée d’un tel moyen… Et se sont des savants français… car le message est entièrement écrit en français. Il ne me reste plus qu’à le transcrire.

M. Lecormier appuya sur le bouton d’un timbre électrique.

Pierre, pour qui cette matinée devait être décidément fertile en incidents, montra, dans l’entrebâillement de la porte, sa large face rose, étonnée et naïve.

— Tu vas prendre une feuille de papier, commanda M. Lecormier, et écrire sous ma dictée ce que je suis en train de déchiffrer.

Pierre s’installa.

Et voici le texte du document que M. Lecormier lui dicta lentement :

« Pour être remis, contre récompense, à M. Rabican, docteur médecin à Saint-Cloud, près Paris, France. Les personnes qui trouveraient cette lettre sont priées de la faire parvenir à son adresse, dans le plus bref délai possible. L’existence de plusieurs personnes en dépend. L’aéroscaphe la Princesse des Airs monté par l’aéronaute Alban Molifer, par Mme Molifer et leur fille Armandine, ainsi que Ludovic Rabican, fils du docteur, est venu, après une traversée mouvementée, s’échouer, par suite d’avaries à ses appareils moteurs, sur un plateau des monts Himalaya, entouré de rocs escarpés qu’il leur est impossible de franchir. Ils n’attendent de secours que de leurs amis de France. Jusqu’ici, ils sont en bonne santé. Ils n’ont pu déterminer exactement la latitude de l’endroit où il se trouvent ; le seul renseignement qu’ils peuvent donner à leurs amis, c’est que les altitudes des monts qui les entourent dépassent cinq mille mètres. Ils doivent donc se trouver dans la partie la plus élevée de la chaîne. Ludovic Rabican prie ses parents de lui pardonner et de venir à son secours. »

M. Lecormier avait dicté le texte de cette lettre, d’une voix émue et solennelle que Pierre ne lui connaissait pas.

Il était profondément agité.

Dans toute sa carrière de savant, jamais pareille aventure ne lui était arrivée.

La transcription terminée, il colla précieusement la pellicule de collodion sur une lamelle de verre qu’il renferma dans un tiroir.

Puis, il ordonna à Pierre de lui apporter son chapeau, sa canne à pomme d’ivoire et son pardessus.

Pendant qu’il s’habillait avec une coquetterie inaccoutumée, Pierre exécutait une seconde copie de la lettre si miraculeusement arrivée du fond des déserts asiatiques.

M. Lecormier prit la dernière copie, qui était la plus nette, fit appeler une voiture, et jeta au cocher l’adresse du Figaro.

M. Lecormier connaissait, par la lecture des journaux, le départ tout récent de l’expédition Rabican-Bouldu-Van der Schoppen.

Il n’eut donc pas un seul instant l’idée de se rendre à Saint-Cloud.

Il jugea que le meilleur moyen de répondre au désir des naufragés de la Princesse des Airs était de livrer à la presse le document tombé entre ses mains. Tous les journaux de l’univers s’empresseraient de le reproduire, ne fût-ce qu’à cause de la singulière façon dont il était parvenu à destination.

Très autoritaire dans la vie privée, M. Lecormier était, en public, d’une extrême timidité.

Il sentit tout son aplomb s’évanouir, en se trouvant mêlé à la foule élégante qui remplissait le salon d’attente du grand journal parisien.

Tous les regards se tournaient vers lui.

Les uns le prenaient pour un vieux poète de province, les autres pour un inventeur ; et le vieux savant se trouvait très gêné par la façon trop curieuse dont chacun le dévisageait.

Il avait fait passer sa carte.

Son nom et ses ouvrages étaient connus de toute l’Europe ; aussi fut-il introduit sans retard.

On accéda immédiatement à sa demande.

Un des rédacteurs scientifiques se mit aussitôt à l’œuvre et élabora un article qui contenait un résumé, agréablement présenté, de la tentative d’Alban Molifer, un portrait des explorateurs, et même une biographie succincte de M. Lecormier.

L’article, qui devait passer en première page, se terminait par le texte exact du document et le récit de la façon merveilleuse dont il était parvenu en France.

Le secrétaire de la rédaction promit même d’envoyer, dans le plus bref délai, rue Lacépède, un reporter chargé de photographier la sauterelle et l’image de la pellicule de collodion, agrandie par le système des projections électriques.

Respectueusement reconduit par un des rédacteurs, M. Lecormier traversa triomphalement le salon d’attente.

Il regagna son laboratoire, enchanté de sa démarche.

Le lendemain matin, M. Lecormier, dès son lever, se fit acheter le Figaro et savoura l’article de tête jusqu’à la dernière ligne.

Bien que d’un caractère très désintéressé, le brave homme n’était pas insensible aux satisfactions de la vanité.

Il terminait à peine cette lecture, que Pierre frappait à la porte du cabinet.

Le savant eut une moue de mécontentement.

— Décidément, bougonna-t-il, le drôle va prendre l’habitude de me déranger à tout instant… Entre, ajouta-t-il d’une voix où perçait un commencement de colère.

— Monsieur, bredouilla Pierre, c’est un grand jeune homme qui veut absolument vous parler.

— Quelque reporter qui vient m’ennuyer ; quelqu’un de mes élèves qui veut des explications complémentaires sur mon dernier cours…

— Voici sa carte, monsieur.

M. Lecormier lut :

KARL VAN DER SCHOPPEN

 

ÉTUDIANT ÈS SCIENCES NATURELLES

Saint-Cloud (Seine).

Ces mots étaient tracés en superbe gothique, sur un vaste carton…

— Van der Schoppen, murmura le savant ; mais c’est le nom de ce médecin allemand qui soigne ses malades à coups de poing et qui a accompagné le docteur Rabican et M. Bouldu dans leur expédition en Asie centrale… Ce visiteur doit être son fils… Faites entrer, ajouta-t-il.

Un instant après, Pierre introduisait un adolescent au visage joufflu, aux grands yeux bleus, à qui sa redingote trop longue et son pantalon trop court achevaient de donner un air de gaucherie et de maladresse tout à fait caractéristiques.

Il tenait à la main un numéro du Figaro.

La physionomie de Karl revint à M. Lecormier, qui apprit avec joie que le jeune homme s’occupait d’entomologie et comptait au nombre de ses lecteurs assidus.

Il le fit asseoir, l’interrogea, lui montra la sauterelle messagère, et finalement lui conseilla de télégraphier à ses parents, s’il en était encore temps, le texte entier de la dépêche.

Karl prit congé de M. Lecormier enchanté de l’affabilité du savant qui lui avait fait promettre de revenir le voir.

En sortant, il courut au bureau de poste le plus proche et télégraphia à Tiflis, dans la province russe du Caucase où, d’après l’itinéraire qu’ils lui avaient laissé, son père et ses amis devaient alors se trouver.

En sortant du bureau de poste, Karl se dirigea, tout pensif, du côté de la Seine, pour prendre le bateau qui devait le ramener à Saint-Cloud.

Il avait le cœur gros. Au fond, sans s’en bien rendre compte lui-même, il était un peu jaloux de son père et de ses amis, qui allaient accomplir sans lui le voyage de Paris à l’Himalaya.

Il ne put s’empêcher de pousser un soupir, en songeant que la dépêche qu’il venait de lancer, courant déjà sur les fils des réseaux télégraphiques européens, allait, plus heureuse que lui, rejoindre les voyageurs déjà parvenus en plein Caucase.

Il eut bien voulu, comme eux, pénétrer dans ces contrées où avaient fleuri et s’étaient éteintes des civilisations inconnues.

C’est de ces profondes steppes asiatiques, qui semblent un des plus vastes réservoirs de la vitalité de la race humaine, que s’étaient élancés les conquérants qui avaient dévasté le monde, et les religions qui l’avaient moralisé.

Pendant que le bateau l’emportait vers Saint-Cloud, il évoquait par la pensée, les empereurs et les apôtres asiatiques dont il avait lu l’histoire : Houlagou, le destructeur et le conquérant féroce qui ne laissait que le désert partout où il avait passé ; Timour-Lenk qui construisait des pyramides avec les crânes de ses ennemis, et qui éleva, un jour, un rempart avec les corps encore vivants de ses prisonniers, qu’il fit murer malgré leurs supplications, entre des pierres et du mortier, pour laisser aux générations futures, un éternel monument de ses instincts barbares.

Les temps avaient passé, les empires des conquérants s’étaient écroulés, l’Asie centrale était retournée à son mystère ; et ses déserts étaient redevenus impénétrables aux investigations de la science européenne, pendant qu’il s’y préparait peut-être une nouvelle religion ou une nouvelle invasion de barbares.

C’était ces antiques contrées que son père et ses amis allaient traverser à la recherche des naufragés de la Princesse des Airs.

Cette réflexion fit comprendre à Karl à quels puérils sentiments il avait obéi en jalousant le sort des explorateurs, et il ne regretta plus sa présence parmi eux pour le plaisir qu’il aurait eu à partager leurs dangers et à les défendre contre les ennemis.

Cependant Karl, qui était doué d’un grand bon sens et d’une résignation extraordinaire, finit par se répéter le raisonnement qu’il se faisait presque tous les jours depuis le départ de son père :

— Malgré les difficultés du voyage, se dit-il, il est certain que nos chers explorateurs sont dans les meilleures conditions possibles de succès. Jusqu’à Sa-markande où le chemin de fer transcapien les déposera, ils ne courent aucun danger. Pour ce qui est de la suite du voyage, ils sont nombreux, bien armés, bien outillés, et munis de toutes les recommandations officielles qui peuvent faciliter leur tâche près des autorités de la Tartarie chinoise et des autres peuplades himalayennes.

Doué d’une imagination très peu ardente, Karl était loin de soupçonner les tragiques aventures qui attendaient son père et ses amis.

De Paris à Constantinople le voyage s’était effectué sans aucun accident.

Les trains de l’Orient-Express sont à la fois les plus rapides et les plus confortablement installés de tout le réseau européen.

À la gare de Constantinople même, il leur fallut subir un véritable combat, contre une armée de douaniers turcs, aux moustaches énormes, qui jetaient sur les colis des voyageurs des regards féroces, énuméraient sur les doigts l’interminable liste des redevances à payer, et semblaient bien décidés à se montrer intraitables, à visiter inexorablement, malles et valises, sans respect pour les objets fragiles.

Ce fut alors que l’intervention de Jonathan Alcott, fut précieuse.

Pendant le voyage, il était demeuré invisible, et s’était tenu modestement à l’écart dans un autre compartiment que celui de ses compagnons.

Il sentait que, dans la situation toute spéciale qu’il occupait près du docteur, il était nécessaire qu’il usât de la plus grande prudence.

D’ailleurs, le perfide Yankee ne s’était nullement amendé. Il conservait intacte toute sa haine envers M. Bouldu et ses amis, et il se proposait de tirer, dès qu’une occasion favorable se présenterait, une éclatante vengeance des humiliations méritées qu’il avait subies.

La pensée d’une trahison habilement machinée était donc bien arrêtée dans son esprit.

Mais, pour trahir, il faut posséder la confiance, et, ce n’était pas le cas de Jonathan.

Tout le monde, depuis l’impétueux Bouldu, jusqu’au flegmatique Van der Schoppen, avait l’œil sur lui.

Jonathan savait par expérience que son maître était doué d’un cœur excellent, et lui pardonnerait bien vite le passé, pourvu qu’il fît montre de quelque dévouement.

Jonathan s’était donc résolu à paraître, jusqu’à nouvel ordre, dévoué et même servile.

Ce fut à la gare de Constantinople qu’il commença à se montrer sous cet aspect, tout à fait nouveau pour ceux qui le connaissaient depuis longtemps.

Le Yankee avait de grandes qualités pratiques.

Dans ses nombreuses pérégrinations, il avait étudié à fond l’art de voyager sans perdre de temps, et avec le moins de dépense possible.

Il eut vite fait de mettre les douaniers à la raison.

Il n’ignorait pas qu’en Turquie comme dans tout l’Orient, le pourboire ou bacchich est, dans toutes ces occasions de la vie, un talisman magique.

Les pourboires et les pots-de-vin sont tellement entrés dans les mœurs ottomanes, que tout le monde en reçoit, et même en exige, depuis le dernier portefaix, jusqu’au plus sublime vizir.

Jonathan s’approcha donc des douaniers, et avec des gestes expressifs, leur distribua quelques pièces blanches.

L’effet de cette gratification fut instantané.

En un clin d’œil, les féroces Osmanlis se trouvèrent transformés en serviteurs empressés.

M. Bouldu n’avait pu s’empêcher de sourire pendant toute cette scène.

— Quel habile coquin que ce Jonathan ! murmura-t-il. Quel homme précieux s’il voulait se montrer honnête !

— Il le sera, monsieur ! répondit à demi-voix l’hypocrite Yankee, qui avait entendu la réflexion.

En prononçant ces paroles, Jonathan avait posé la main sur sa poitrine et levé les yeux au ciel, d’un air si convaincu que le naïf savant en fut touché.

— Après tout, grommela-t-il, il se repent peut-être de ses erreurs.

Ni le docteur Rabican, ni Yvon n’avaient entendu la réflexion de M. Bouldu. À peine débarrassés des douaniers, il leur fallut tenir tête à une troupe de portefaix en turban, de Levantins aux longues dents blanches et au sourire obséquieux, et de garçons d’hôtel, anglais, français, allemands, italiens, qui se ruaient sur les valises dans un vacarme étourdissant.

Un professeur de linguistique eut reconnu dans leur charabia, des mots, appartenant à toutes les langues, à tous les patois de l’Orient et de l’Occident.

— Une voiture pour Mylord ?

— Où faut-il porter des bagages de Vos Seigneuries ?

— Mylord, Great Britain’s Hôtel ?

— Messieurs, ce n’est qu’à l’hôtel de Paris que vous trouverez des chambres confortables à des prix modérés.

— Posada del Madrid !

— Man spricht Deutsch !

— Si parla italiano !

— Govoriat pa rucckii !

C’était une cohue extraordinaire, un tohu-bohu invraisemblable.

Le débarcadère semblait une succursale de la tour de Babel.

Mme Rabican et sa fille s’étaient craintivement rapprochées du docteur.

Yvon, Jonathan et M. Bouldu défendaient leurs bagages contre une demi-douzaine de Levantins aux barbes noires et frisées.

Quant au professeur Van der Schoppen, qu’une troupe de garçons d’hôtel cherchait à démunir d’un vaste sac de toile rempli de notes scientifiques, il avait commencé par répondre patiemment à ses adversaires, en employant tour à tour mais sans succès, les trois seules langues qu’il parlât : l’anglais, le français, l’allemand.

Voyant l’inutilité de ses efforts, il avait ensuite proféré d’affreux jurons tudesques.

Enfin, pour empêcher la curée des malles, des valises et des sacs, qui, sur le dos des porteurs de toutes les nations, partaient tous dans des directions différentes, il avait songé à appliquer à ces enragés son infaillible méthode.

Cette fois la kinésithérapie fit merveille. Quelques coups de poings appliqués avec méthode, eurent vite fait de mettre à la raison les récalcitrants.

En quelques instants, l’honorable professeur eut récupéré tout son bagage.

Un large vide s’était fait autour de lui.

Ses adversaires se contentaient maintenant de lui crier leurs offres à distance, tout en le considérant avec un certain respect.

Yvon Bouldu et Jonathan avaient suivi l’exemple du professeur. Au bout de cinq minutes la place se trouvait libre.

Les voyageurs se firent alors conduire dans un hôtel français du faubourg de Péra qui leur avait été recommandé.

Cet établissement, qui réunissait à la fois les raffinements de la civilisation orientale et le confort de l’Occident, était entouré de jardins.

Des cours intérieures, ornées de colonnades de marbre blanc et rafraîchies par des jets d’eau, en faisaient un séjour délicieux.

Le soleil déclinait déjà à l’horizon, lorsque les voyageurs y arrivèrent.

On remit au lendemain les courses indispensables.

D’ailleurs, le bateau à vapeur de Constantinople à Poti, tête de ligne du chemin de fer transcaucasien ne devait partir que le surlendemain.

À la demande de Mme Rabican, le couvert du dîner fut mis dans le jardin, sous de grands massifs de lauriers roses, d’orangers et de cyprès.

À l’horizon, les voyageurs apercevaient les dômes dorés des mosquées, les mâts des navires à l’ancre, et tout un fouillis pittoresque de minarets, de coupoles et maisons peintes en gris, en rose et en bleu, environnées de ces éternels cyprès, l’arbre que l’on rencontre le plus fréquemment à Constantinople, et dont le noir feuillage fait si bien ressortir la beauté des constructions claires de l’Orient.

Tous les voyageurs, mais surtout Mme Rabican et Alberte, éprouvaient l’émotion que la beauté du site et du ciel de Constantinople produit toujours chez ceux qui y arrivent pour la première fois.

Un grand silence, à peine troublé par la rumeur lointaine du port et de la ville, s’élevait des jardins.

Un parfum, où dominaient la rose et le jasmin, se répandait dans l’atmosphère, montait des bosquets, et semblait pour ainsi dire saturer tout le paysage.

La table était somptueusement servie. À côté des vins et des mets de l’Europe, se trouvaient les produits spéciaux à Constantinople : le raki, sorte d’alcool que l’on extrait de l’arbre mastic et qui, d’abord incolore, se trouble et devient laiteux comme l’absinthe, quand on y verse de l’eau. Le docteur Van der Schoppen et Jonathan furent les seuls à apprécier ce breuvage, que son goût prononcé de térébenthine rend peu agréable aux Européens qui le goûtent pour la première fois.

Il y aussi des vins de Chio et de Samos, à la fois alcoolisés et sucrés comme ceux de l’Espagne et de la Sicile.

Parmi les mets, les dames n’apprécièrent que des confitures sèches de cédrat de Damas, et de délicieuses conserves de roses.

Du côté des hommes ont fit surtout honneur à certain ragoût de poulet, et de riz accommodé aux tomates et au safran.

Il y avait encore des pâtisseries au miel et des fruits de toute beauté : oranges, raisin muscat de l’Archipel, figues, limon, et surtout certaines pastèques auxquelles Yvon fit largement honneur.

Son père dut lui rappeler qu’en abusant de ce fruit, il s’exposait à la dysenterie et péchait contre la première vertu d’un explorateur sérieux : la sobriété.

— Je crois, dit paternellement le docteur Rabican, qu’Yvon peut s’abandonner, pour cette fois encore, à sa gourmandise. Il ne faut pas croire que nous trouverons aussi bonne chère dans tout l’Orient. Une fois engagés dans le désert, il nous arrivera sans doute d’être obligés de nous contenter de mouton grillé, ou même de racines cuites à l’eau.

Yvon rougit de se voir pris en faute, et abandonna la tranche rose de pastèque, qu’il avait entamée.

Après le café, qu’on servit avec le marc, dans de petites tasses entourées de filigranes d’argent, on apporta les sorbets, parfumés de diverses façons, et que l’on ne fabrique nulle part aussi bien qu’à Constantinople.

La nuit était presque entièrement tombée.

On avait allumé des cigarettes de latakieh.

Chacun s’abandonnait en silence à la magie de ce soir d’Orient, de ce ciel d’un azur profond de velours ou de pierre précieuse, de cette tiédeur de la brise parfumée, à la douceur de laquelle personne ne résiste.

Chacun rêvait, le docteur aux difficultés du voyage, dont il se reprochait en secret d’avoir fait partager les dangers à sa femme et à sa fille ; Yvon à la joie de commencer sa première exploration, le professeur Van der Schoppen au triomphe que son livre, documenté sur place, lui ferait obtenir près de ses confrères d’Europe.

Mme Rabican et sa fille s’entretenaient à voix basse de Ludovic.

Elles avaient pleine confiance dans le succès de l’expédition, et elles se sentaient presque joyeuses à la pensée de lutter par elles-mêmes pour retrouver le cher enfant disparu.

M. Bouldu lui, ne songeait à rien.

Depuis le commencement du voyage, il était d’une humeur charmante.

Avec une insouciance d’enfant, il s’abandonnait tout entier au plaisir d’avoir reconquis l’amitié du docteur Rabican et de traverser avec lui des pays nouveaux.

En savant qui a toujours plus tenu compte des idées que des obstacles matériels, il n’était pas loin de considérer l’expédition comme une simple promenade, que l’étude des courants atmosphériques de l’Asie centrale allait rendre pour lui particulièrement intéressante.

Quant à Jonathan qui, dans un coin ombragé par des massifs de lauriers-roses, sirotait à l’écart un verre de raki, il poursuivait toujours l’idée fixe de sa vengeance.

Cette vengeance, il la voulait à la fois complète et lucrative pour lui-même.

Il se demandait avec anxiété si le hasard le mettrait à même de réaliser ses projets, c’est-à-dire de faire périr tous les membres de l’expédition, avant qu’ils eussent rejoint Alban, qu’il comptait bien laisser se tirer d’affaire comme il l’entendrait.

Jonathan espérait que l’aéronaute et ses compagnons mouraient de faim et de froid sur leur rocher.

Il n’entrait pas dans les vues de l’Américain de faire un pas pour les secourir.

Au contraire, une fois l’expédition détruite, Jonathan regagnerait, au plus vite, l’Europe, avec ce qu’il pourrait emporter des notes et des manuscrits de ses compagnons ; et il reviendrait à Paris, où on le considérerait comme un héros.

Il recueillerait ainsi tous les bénéfices moraux et matériels du voyage ; il serait regardé comme un grand explorateur, ce qui lui permettrait, sans nul doute, d’organiser, pour son compte personnel, une autre expédition.

Il se voyait déjà, dans l’avenir, comblé d’honneurs et de richesses.

Estimé de tous, il reprendrait alors à son profit, les idées et les découvertes de M. Bouldu et d’Alban Molifer, sur le sort desquels il se proposait déjà d’écrire plus tard des pages attendrissantes.

Jonathan fut brusquement tiré de ses rêves de grandeur et de ses homicides projets par la voix aigre de M. Bouldu qui lui commandait de prendre note des courses et démarches à faire pour le lendemain.

Avant de regagner les confortables chambres de l’hôtel, on arrêta soigneusement l’emploi du jour suivant.

Le docteur Rabican et M. Bouldu devaient aller aux consulats russe et français faire viser les lettres de recommandation officielles dont ils étaient munis et en solliciter d’autres, ainsi que des passeports bien en règle pour les gouverneurs des régions de la Russie d’Asie qu’ils allaient avoir à traverser.

Yvon et le docteur Van der Schoppen devaient aller retenir sept cabines de première classe sur le paquebot le Volga de la Compagnie de navigation des bateaux à vapeur russes de la Mer noire.

Jonathan Alcott serait chargé du recensement des bagages, et s’occuperait en outre de la question des approvisionnements.

Comme toutes ces courses seraient sans doute terminées dans la matinée, il fut convenu que l’après-midi serait employée à faire visiter la ville à Mme Rabican et à Alberte.

Ces dispositions prises, tout Se monde se retira.

Le lendemain, dès la première heure, chacun courut s’acquitter de la mission dont il avait pris la responsabilité.

Le docteur Rabican et M. Bouldu reçurent aux consulats un accueil empressé. Leur départ avait été annoncé par tous les journaux, et il n’eût tenu qu’à eux de passer agréablement sept ou huit jours dans les salons de la haute société européenne de Constantinople.

Ils s’étaient excusés sur l’urgence de leur mission, et revenaient chargés d’un véritable monceau de lettres de recommandation.

Quant à Jonathan, pour être agréable aux dames, il avait acheté une abondante provision de ces délicieuses confitures qui avaient eu tant de succès la veille au soir.

II avait, en outre, fait emplette, dans un bazar, d’un gros pain d’opium de Smyrne, sous prétexte que cette substance serait un utile objet de trafic, lorsque l’expédition serait parvenue aux frontières de l’Empire Chinois.

Tout le monde trouva l’idée excellente, et l’opium fut glissé dans la pharmacie de voyage.

Après le déjeuner, qui eut lieu dans une des cours intérieures de l’hôtel, près d’une fontaine, dont l’eau retombait à gros bouillons dans une vasque de marbre blanc entourée de citronniers et d’orangers en caisses, on fit venir une longue voiture surmontée d’une sorte de tente en coutil blanc, et l’on partit pour visiter la ville.

Constantinople, située au centre de trois continents, bâtie entre deux mers, est comme la capitale du Vieux Monde.

Les Grecs, les Romains, les Byzantins et jusqu’aux Turcs y ont accumulé des merveilles.

Les explorateurs visitèrent successivement les quais de la Corne d’Or, la Pointe du Sérail où s’élèvent les Palais du Sultan, le Château des Sept Tours, terrible construction gothique où furent étranglés ou décapités tant de personnages historiques, et les remparts en ruine de Byzance, dont les créneaux se recouvrent d’un fouillis de ronces et de lentisques.

Ils visitèrent aussi l’extérieur de sept des principales mosquées qui, toutes, sont construites à peu près sur le même modèle.

Au centre, un vaste dôme écrasé, recouvert de feuilles de plomb ou de briques émaillées : tout autour, des minarets, c’est-à-dire de hautes colonnes cannelées et minces, munies, jusqu’à leur sommet, d’un escalier à jour.

C’est sur les minarets que se placent les « muezzins » pour appeler les fidèles à la prière.

Les mosquées s’élèvent toujours du centre d’un bois de sycomores et de cyprès qui abritent, sous des kiosques de marbre blanc, les tombes des anciens sultans.

La plus belle mosquée est l’ancienne basilique autrefois bâtie par Constantin sous l’invocation de Sainte-Sophie.

Comme Saint-Pierre de Rome, Sainte-Sophie est précédée d’une espèce de péristyle, que soutiennent d’énormes colonnes de granit.

La coupole est gigantesque.

L’intérieur où, grâce à un large pourboire ; les voyageurs purent jeter un coup d’œil, est décoré de colonnes de marbre, de jaspe, de porphyre et de granit égyptien, toutes précieuses, mais toutes différentes ; elles ont été apportées là, après avoir été enlevées par les Turcs à toutes les basiliques et à tous les palais de l’ancienne Byzance.

De la voûte, pendent des lampes de cuivre et des œufs d’autruche ; des tribunes de bois de cèdre s’étendent tout à l’entour.

Dans les environs d’une autre mosquée, on montra aux voyageurs la géante urne de porphyre qui a servi, dit-on, de tombeau à Constantin.

Quoique le temps dont ils disposassent fût très minime, les voyageurs auraient voulu tout voir.

Ils subissaient de plus en plus l’attrait profond de cette ville unique dont toutes les civilisations et tous les peuples se sont disputé la possession.

Constantinople, sous le merveilleux ciel de l’Orient, est une ville toute blanche.

Dans certains quartiers, elle ne semble, au premier abord, composée que de palais et de jardins superposés.

Partout, des avenues de sycomores centenaires aussi hauts quelquefois que les coupoles des mosquées ; partout, des cyprès et des cèdres reposent le regard de l’éclat insoutenable du ciel et de la blancheur aveuglante des maisons.

Les figuiers sont aussi très communs ainsi que des rosiers énormes.

Au-dessus de tous ces bois et de tous ces jardins voltigent, dans l’air bleu, des nuées de tourterelles et de pigeons blancs, qui donnent à Constantinople l’inoubliable aspect d’un jardin enchanté.

Après la mer couverte de blanches voiles, sillonnée de navires de toutes les nations et de tous les tonnages, depuis les kaifs dorés du Grand Seigneur qui ressemblent aux gondoles de Venise, jusqu’aux torpilleurs filant comme des flèches noires entre les vagues, on aperçoit, de l’autre côté du Bosphore, la côte d’Asie émaillée de jardins, de villes blanches, et dans le lointain les croupes de montagnes couronnées de forêts.

Mme Rabican éprouvait un tel enthousiasme pour ce décor féerique, qu’elle fit renvoyer la voiture, et voulut elle-même parcourir, à pied, quelques-uns des quartiers les plus pittoresques.

Constantinople est infiniment variée dans ses aspects.

À côté de quartiers et de monuments qui n’ont subi aucun changement depuis l’époque de la conquête, on trouve des coins entièrement européens, aussi animés à l’heure de la promenade, qu’une rue de Paris ou de Vienne.

Au contraire, dans certains faubourgs entièrement turcs, le touriste se heurte à des amas de décombres, à des masures construites avec les colonnes de marbre des palais.

Là, les habitants sont d’une saleté repoussante.

Des vieillards à longue barbe blanche fument philosophiquement leur chibouck au milieu d’enfants demi-nus et de chiens errants.

Avant de regagner l’hôtel, les voyageurs, quoique harassés de fatigue, voulurent terminer leur excursion par la visite des bazars.

Les bazars sont de longues et larges galeries voûtées, bordées de boutiques, où s’échangent et se vendent les objets les plus divers : les étoffes de l’Europe, les fourrures de la Russie, les châles des Indes et de la Perse, les tapis du Daghestan et de la Karamanie, l’essence de rose de Constantinople, les narghilés et les pipes de toute sorte, les unes en simple merisier d’Arménie, les autres enrichies de pierres précieuses, de bouquins d’ambre et de corail, pour fumer le tabac et le tombéki (haschich).

Mme Rabican fit emplette d’un manteau arabe, tissé de fils d’or et de poils de chèvre, et Alberte d’un long voile de gaze d’argent brodé d’arabesques merveilleuses.

Le docteur Rabican acheta un petit coffret de remèdes orientaux, Yvon un pistolet damasquiné et M. Bouldu une pipe à opium.

Van der Schoppen, en homme pratique, ne s’offrit qu’une paire de babouches en maroquin.

Quant à Jonathan il regardait avec un mépris tout américain ce fouillis d’objets d’art qu’il appelait dédaigneusement des colifichets.

Les voyageurs se couchèrent harassés.

Le paquebot qui devait les conduire à Poti, partait le lendemain, à dix heures.

 

 

 

VII

 

INCIDENTS ET PAYSAGES

 

Il faisait un temps magnifique lorsque le Volga, de la compagnie russe de navigation à vapeur de la mer Noire, s’éloigna des jetées de Constantinople.

Les explorateurs avaient pris place sur la passerelle des premières et, commodément installés sur des pliants, regardaient disparaître au loin les maisons blanches de Soutari. À l’aide de lorgnettes marines, ils examinaient curieusement les côtes de la Turquie d’Asie, toutes couvertes de jardins, de villas et de minarets.

— Décidément, dit Mme Rabican qui, depuis le commencement du voyage, semblait avoir reconquis sa santé et sa gaieté, si notre exploration se continue toujours de la même façon, ce sera une véritable partie de plaisir.

— Ne te hâte pas trop de te réjouir, répartit le docteur, les périls de notre expédition ne commencent qu’à Samarkande. C’est alors seulement que nous serons livrés à nos propres ressources. Jusqu’à ce que nous soyons arrivés à l’ancienne capitale des conquérants tartares, nous allons voyager sur de bons paquebots et dans les confortables sleeping-cars du Transcaucasien et du Transcaspien.

— Ma foi, fit étourdiment Alberte, j’avoue que je ne serais pas fâchée de quelque aventure. Cette vie de chemins de fer, de paquebots et d’hôtels, deviendrait rapidement fastidieuse.

Le docteur ne répondit pas. Plus on avançait, plus il devenait soucieux, plus il regrettait la faiblesse de M. Bouldu qui avait consenti à emmener Jonathan.

Très perspicace observateur, le docteur était moralement certain que le Yankee ne s’était nullement amendé, et qu’il ne cherchait, probablement, qu’une occasion de se venger.

Mais, M. Bouldu était si insouciant et, en dépit de son tempérament coléreux, si naïvement optimiste, qu’il eût été inutile de lui adresser des observations.

Quant à Van der Schoppen, toujours plongé dans les nuageuses abstractions de quelque théorie médicale ou scientifique de son cru, il était indifférent à tout ce qui n’était pas science ; et il ne se préoccupait des dangers que lorsqu’il avait à les combattre d’une façon immédiate.

Tout ce qu’avait pu faire le docteur, c’était de faire part de ses appréhensions à Yvon, qu’il avait trouvé entièrement de son avis.

Le jeune homme s’était promis de surveiller plus que jamais les faits et gestes du Yankee, et de prévenir le docteur, s’il découvrait quelque chose de suspect dans sa conduite.

Jusque-là, il faut bien le dire, Jonathan s’était montré le modèle des serviteurs.

Le docteur se livrait à ses réflexions, tout en jetant, de temps à autre, un coup d’œil distrait sur les magnifiques panoramas que déroulaient les rivages de l’Asie Mineure, lorsque Alberte lui posa doucement la main sur l’épaule.

La jeune fille paraissait vivement contrariée.

Ses beaux yeux étaient humides de larmes.

— Père, dit-elle, nous avons commis un grave oubli. Depuis Paris, personne ne s’est occupé de nos chiens.

— Zénith et Nadir ?

— On a dû les laisser à Constantinople ! s’écria-t-elle avec dépit. Eux qui auraient été nos compagnons et nos défenseurs dans le désert !

Jonathan qui, à quelques pas de là, semblait absorbé par la contemplation de la mer, s’était approché tout doucement.

Il n’avait pas perdu un mot de la conversation.

— Pardon, mademoiselle, fit-il en saluant jusqu’à terre, sans le vouloir, il m’a semblé entendre que vous vous préoccupiez de Zénith et de Nadir ?

Le docteur Rabican avait froncé le sourcil à la vue de l’Américain.

Alberte semblait décontenancée par cette intervention inattendue.

Jonathan continua imperturbablement :

— Vous pouvez vous rassurer, mademoiselle, les deux fidèles danois sont en sûreté. J’ai veillé moi-même hier à leur transbordement de la gare au navire. Ils sont, à l’heure actuelle, dans l’entrepont, commodément installés dans une des grandes cages qui servent ordinairement au transport du bétail.

Alberte ne put s’empêcher de gratifier Jonathan d’un sourire, dont l’Américain la remercia par un salut aussi profond que le premier.

Après quoi, il se retira discrètement.

Ce qu’il s’était bien gardé de dire à la jeune fille, c’est que c’est Yvon qui, le premier, avait eu l’idée de penser aux chiens et lui avait ordonné de s’occuper d’eux.

Yvon n’était pas là pour raconter la vérité. À demi couché sur la banquette de velours du salon des premières, il avait commencé à déballer quelques-uns des lexiques des idiomes tartares qu’il avait apportés de Paris.

Il avait même, la veille, augmenté sa collection de quelques livres russes, achetés chez un bouquiniste arménien du faubourg de Galata.

À quelques pas de lui, Van der Schoppen se livrait à la même étude, et scandait à demi-voix, comme un écolier, les syllabes hirsutes du mandchou, du mongol et du thibétain.

Le docteur Rabican parlait assez correctement le russe.

De cette façon, la petite caravane pourrait, dans la plupart des cas, se passer d’interprète.

Le docteur Van der Schoppen était tout entier à ses exercices de mémoire et de prononciation, lorsque Jonathan s’approcha de lui.

L’Américain avait compris de quelle importance allait être, pour ses projets, la connaissance de la langue des pays traversés.

— Monsieur le professeur, dit-il avec humilité, auriez-vous la bonté de me prêter un des lexiques dont vous ne vous servez pas ? Je possède une mémoire excellente et, dans l’intérêt général, il est bon que je sois au courant de la langue que parlent quelques-unes des peuplades avec lesquelles nous allons entrer en relations.

— Certainement, mon ami, répondit Van der Schoppen avec un sourire bénévole ; choisissez ce qu’il vous plaira, vous avez eu là une très bonne idée.

Jonathan s’empara avec vivacité des livres qui lui convinrent et se retira, non sans avoir chaleureusement remercié le professeur. L’Américain était ravi d’avoir trouvé le moyen d’employer utilement les loisirs de la traversée.

Quand il eut disparu dans la direction des cabines, Yvon murmura à demi-voix :

— Ne croyez-vous pas, monsieur le professeur, qu’il y a imprudence à donner à ce traître, ce bandit que mon père a emmené bien malgré moi, un moyen de plus de nous trahir ?

— Bah ! répondit Van der Schoppen, en haussant les épaules, je ne le crains pas. Et de cette façon, il nous rendra des services malgré lui. D’ailleurs n’est-il pas converti ?

Et le professeur poussa un formidable éclat de rire.

Il lui semblait plaisant, d’abord, que Jonathan Alcott fût converti ; en second lieu, qu’on eût quelque chose à craindre de lui.

Yvon Bouldu, qui trouvait fort intempestive l’humeur facétieuse du professeur, ne répondit pas un seul mot, et se replongea avec acharnement dans l’étude de l’alphabet thibétain.

Le voyage de Constantinople à Poti devait durer environ une semaine. La vie à bord s’organisa.

Le temps continua à se montrer parfaitement beau. Aussi M. Bouldu et les Rabican passaient-ils la majeure partie de leurs temps sur la passerelle.

De là, ils dominaient l’avant, où s’entassaient les passagers de seconde classe.

Jamais foule ne fut plus disparate.

Il y avait là des Turcs en redingote noire et en fez, des Arméniens en turban noir et en robe bleue, des Russes en touloupes graisseux, des Circasiens au profil d’une régularité admirable, des Persans coiffés d’un haut bonnet d’astrakan ou de feutre et aussi bon nombre d’Européens, entre autres une demi-douzaine de commis-voyageurs allemands, et toute une famille de Piémontais, embauchés pour des travaux du chemin de fer de Sibérie.

Au nombre des passagers de première classe, avec qui les explorateurs se trouvaient forcément en contact, deux fois par jour, à la table du bord, se trouvaient plusieurs officiers russes qui regagnaient leurs garnisons du Caucase, et un pacha qui retournait à Trébizonde après avoir été rendre compte de sa gestion au sultan.

Ce personnage ne quittait guère sa cabine, et il ne faisait pas un pas sans deux jeunes esclaves ou fonctionnaires attachés spécialement à sa personne.

C’était le chiboudji, chargé de nettoyer la pipe du pacha et de la lui présenter à la moindre réquisition, bourrée et allumée, et le cafedji, chargé de veiller à ce que son maître eût, à portée de sa main, une tasse toujours pleine de moka.

Ce pacha qui, à en juger par son costume à l’ancienne mode turque, devait appartenir au parti des « Vieux Turcs », regardait les Européens avec arrogance.

Pas une fois, il ne daigna descendre à la table d’hôte.

Heureusement qu’il se trouvait, au nombre des passagers, des compagnons plus aimables.

Entre autres, certains des officiers russes qui parlaient couramment le français, et n’avaient d’autre défaut que de se livrer à de fréquentes libations de Champagne et surtout de cette détestable eau-de-vie de grains qu’on appelle vodka.

Il y avait encore un Anglais nommé William Lubbock qui, tout en représentant en Asie une importante maison de cotonnades de Birmingham, se livrait aussi, pour son compte, à un commerce original.

Il achetait ou se faisait céder, le plus souvent à vil prix, tous les manuscrits et tous les livres en langue persane, arabe, syrienne, qu’il pouvait trouver ; et, de retour en Europe, les revendait, au poids de l’or, aux savants orientalistes de Paris ou de Londres.

William Lubbock, grâce à sa profession même, possédait une instruction au-dessus de la moyenne. Il était au courant de l’expédition du docteur Rabican, et il fournit aux voyageurs plusieurs renseignements pratiques très précieux sur les régions qu’ils avaient à traverser.

Comme beaucoup de ses compatriotes, M. Lubbock était d’une extrême obligeance chaque fois qu’il ne fallait rien débourser, et que cela ne lui faisait pas perdre de temps.

Il y avait parmi les passagers un personnage dont l’aspect formait avec celui de M. Lubbock, qui était grand, froid, maigre et avare de ses paroles, un contraste parfait.

Il était français, et, comme l’indiquaient les cartes de visite rédigées en plusieurs langues, et dont il faisait cadeau aux premiers venus, il se nommait Philibert Dubois, et voyageait pour une grande maison de curiosités parisienne.

M. Dubois était bruyant, mal élevé et bavard.

Il tapait fréquemment sur son gousset où tintaient quelques pièces de cinq francs.

À table, il se servait le premier, buvait sec et faisait part à ses voisins du menu des meilleurs repas qu’il avait faits la semaine précédente.

Il plaisantait familièrement avec tout le monde et, malgré leurs grimaces et leur air renfrogné « blaguait », suivant son expression, les Turcs et même les Russes dans leur propre langue, dont il estropiait d’ailleurs la plupart des mots avec une désinvolture charmante.

Malgré tout cela, on ne pouvait s’empêcher de l’aimer.

Sous l’écorce déplaisante du farceur de table d’hôte, on lui reconnaissait vite de réelles qualités de franchise, de courage et de générosité.

Il n’avait d’ailleurs pas son pareil dans sa partie et son flair était tout spécial pour dénicher, dans des villages perdus, des cuivres ouvragés, des aciers du Korassan, des tapis de mosquées ou des faïences peintes de la bonne époque.

Au physique, M. Dubois était chauve, bedonnant, toujours vêtu d’un complet de coutil blanc et d’un panama à larges bords. Sa trogne enluminée, au nez en trompette, au regard gouailleur, s’agrémentait d’une superbe paire de moustaches.

Dès le second jour de la traversée, M. Philibert Dubois, qui était un répertoire vivant d’anecdotes et de calembours, était devenu indispensable à tout le monde.

Il avait eu deux ou trois querelles violentes avec M. Bouldu, qu’il avait fort intrigué en lui racontant que les Arabes possédaient des statues talismaniques qui non seulement indiquaient le beau temps et l’orage comme nos baromètres, mais encore l’approche des ennemis, la peste, la famine.

Monsieur Dubois n’était pas en moins bons termes avec l’anglais William Lubbock, auquel il avait fourni des renseignements sur certaines bibliothèques musulmanes.

L’Anglais et le Français étaient devenus les meilleurs amis du monde. Il n’y avait qu’un seul des passagers du « Volga » qui fût demeuré rebelle aux avances de M. Philibert Dubois.

Cette exception faite, il avait réussi à apprivoiser tout le monde, même l’arrogant pacha et ses deux fanatiques gardes du corps ; même deux marchands de thé, aux yeux bridés et à la face camuse, qui ne parlaient que le chinois et quelques mots de russe et qui semblaient, de prime abord, tout à fait insociables.

Ils revenaient de la foire d’Astrakan et retournaient en Sibérie après s’être arrêtés quelque temps à Constantinople pour leurs affaires.

Le personnage qui avait repoussé toutes les avances de M. Philibert Dubois était d’un âge imprécis, mais plutôt jeune que vieux.

Grand, flegmatique, il avait le visage émacié, les pommettes saillantes, la barbe et les cheveux complètement rasés.

De par le type de sa physionomie, il appartenait évidemment à la race mongolique, mais son front élevé, son sourire plein de finesse, la simplicité de ses manières indiquaient qu’on avait affaire à un prêtre ou à un lettré.

Prêtre, oui, mais de quelle religion ?

Lettré, mais de quelle littérature ?

Il s’était fait inscrire sur le livre de bord, sous le nom d’Okou.

— Ce n’est pas un missionnaire catholique, disait à M. Bouldu, Philibert Dubois, il ne parle aucune des langues européennes. Pas davantage un prêtre Arménien ou un rabbin, puisqu’il a le type de la race jaune. Ce n’est pas un uléma, puisqu’il n’observe aucun des rites mahométans. Décidément, nous nous trouvons en présence d’une énigme insoluble. Après tout, d’ailleurs, les affaires de cet homme ne nous regardent pas.

Au fond, le commis-voyageur, déçu dans sa curiosité, était très mortifié.

Le costume de l’abbé Okou — comme le dénommait plaisamment M. Bouldu — ne pouvait fournir aucun renseignement.

Ce costume se composait d’une longue robe de laine brune d’une coupe très simple, d’un bonnet de soie noire sans ornements et de grossières sandales de cuir de bœuf.

Une seule supposition restait vraisemblable : Okou était sans doute un bouddhiste fervent, un Lama du Thibet.

Mais, cette hypothèse n’expliquait guère sa présence dans une partie de l’Asie, si éloignée des régions bouddhistes, et où il est tout à fait exceptionnel de rencontrer un sectateur du Dalaï-Lama, le pape de H’Lassa, le chef tout-puissant de cent cinquante millions de fidèles.

Faute de pouvoir deviner ce qu’était en réalité le mystérieux Okou, on cessa de s’occuper de lui ; d’ailleurs il faisait tout pour passer inaperçu. Toujours silencieux, il prenait ses repas en hâte, et courait aussitôt se renfermer dans sa cabine, d’où il ne sortait plus.

Quoique plus curieux qu’une vieille femme, Philibert Dubois finit par laisser Okou tout à fait tranquille et par ne plus faire attention à lui.

Cependant, le Volga, superbe paquebot à hélice, livré l’année précédente à la Compagnie russe de navigation, par la société des Forges et Chantiers de la Méditerranée, continuait rapidement sa marche vers l’est, favorisé par un temps immuablement beau et par l’excellente installation de sa machinerie.

Dans l’après-midi du troisième jour, on était arrivé au large de l’antique ville de Sinope, où se trouvent d’admirables ruines, lorsqu’un grave incident se produisit à bord.

Il y avait, parmi les officiers russes de passage, un jeune capitaine d’artillerie nommé Ladislas Korewitch, qui regagnait son régiment en garnison dans une forteresse des environs de Tiflis.

L’Anglais, William Lubbock, eut l’imprudence de parler politique en sa présence et d’exprimer sans ménagement son opinion sur ce qu’il appelait les agissements tyranniques de la Russie en Extrême-Orient.

Le bouillant capitaine répondit sur le même ton et parla des empiètements de l’Angleterre dans toutes les parties du monde.

De courtoise, la discussion devint promptement aigre et haineuse.

Des allusions blessantes, on en vint bientôt aux paroles grossières.

M. Lubbock, offensé dans son orgueil national, essayait vainement de dissimuler son irritation sous un flegme apparent ; son visage s’était empourpré ; et ce fut d’une voix rauque qu’il déclara que les Russes étaient encore à demi-barbares, et que leur incomplète et factice civilisation n’aurait qu’un temps.

— Vous en avez menti ! s’écria l’officier en se levant impétueusement.

L’Anglais ne répondit qu’en poussant un formidable juron, et en s’élançant, les poings fermés, dans la direction de son adversaire.

Le docteur Rabican et M. Bouldu se précipitèrent entre les combattants, qu’ils eurent grand-peine à séparer.

Mais, l’affaire n’en demeura pas là.

Le Russe et l’Anglais, se déclarant mutuellement offensés, constituèrent des témoins. Une rencontre fut jugée inévitable.

Il fut décidé que les deux hommes se battraient à la première relâche, c’est-à-dire à Samsoun.

L’officier russe avait choisi pour témoins le professeur Van der Schoppen et M. Bouldu, qui n’avait jamais fait mystère de ses opinions antianglaises.

William Lubbock prit le docteur Rabican et le facétieux Philibert Dubois, qui s’était vanté, à maintes reprises, d’avoir assisté à une douzaine de rencontres, soit comme témoin, soit comme principal acteur.

Tous quatre se réunirent dans une cabine vide, mise à leur disposition par le capitaine, et l’on discuta les conditions du combat.

Le Russe avait déclaré choisir le sabre d’ordonnance.

L’Anglais ne voulait se battre qu’au pistolet.

Philibert, qui jusqu’alors n’avait pas dit une parole, alla s’assurer que Sa porte de la cabine était bien fermée, et que personne n’écoutait au-dehors.

— Vous comprenez, dit-il, en poussant un joyeux éclat de rire, qu’il est de notre devoir de ne pas laisser ces deux braves gens s’exterminer ainsi. Heureusement, ajouta-t-il, que je me trouve là à point pour arranger les choses.

— Et comment ? demanda Van der Schoppen, avec des yeux étonnés.

— C’est bien simple, monsieur le professeur.

— Sans doute en proposant aux adversaires de se battre simplement à coups de poing, ce qui serait d’une excellente hygiène ?

— Nullement, M. Van der Schoppen. Il ne faut pas mettre de la kinésithérapie partout. Je vais tout bonnement dire à mon Anglais que le Russe regrette énormément ses paroles ; vous, de votre côté, vous direz au Russe que l’Anglais lui fait des excuses. Voilà mon moyen. Pour être renouvelé de Molière, il n’en est pas moins infaillible.

— Très bien, cher Monsieur Dubois, dit en souriant le docteur Rabican ; mais permettez-moi de vous faire observer que vous faites bien peu de cas de notre dignité de témoins, et qu’une telle façon d’agir est en matière de duel, tout à fait incorrecte.

— L’humanité avant tout ! déclama solennellement Philibert, en se campant, les bras croisés, dans une pose à la Mirabeau.

— Parfaitement, l’humanité avant tout ! Et je me battrai avec le premier qui dira le contraire, affirma l’impétueux M. Bouldu, sans s’apercevoir de l’évidente contradiction que contenaient ses paroles.

— La manie homicide du duel, déclara sentencieusement à son tour, le professeur Van der Schoppen, est une folie bien caractérisée. Si les adversaires ne se réconcilient pas, je les classe dans la catégorie des malades, je quitte le rôle de témoin pour prendre celui de médecin, et je fais à mes duellistes, pris ensemble ou séparément, une sérieuse application de ma méthode !

Et le professeur Van der Schoppen, retroussant ses manchettes, mit en évidence deux poings si bien musclés qu’on eût pu, sans hyperbole, les comparer à des épaules de mouton.

— D’après la tournure que prennent les événements, dit le docteur Rabican, je crois qu’il ne fera pas bon être à la place de nos clients, le Russe et l’Anglais.

Le docteur, voyant l’allure héroï-comique que prenait l’histoire du duel, résolut de laisser aller les événements.

Il avait beaucoup de confiance d’ailleurs dans la finesse malicieuse de Philibert Dubois. Quelques instants après, ce dernier s’approchait de son ami l’Anglais.

— Mon cher monsieur Lubbock, dit-il en lui serrant affectueusement les mains, si votre adversaire se repentait des paroles qu’il a prononcées contre vous, je pense que vous n’exigeriez pas que le combat ait lieu, je vous crois trop humain pour cela.

— Assurément non, répondit M. Lubbock, je ne suis pas un tigre altéré de sang. D’ailleurs, je suis père de famille. Néanmoins, j’exige une réparation, je veux des excuses effectives.

— Vous les aurez. Votre adversaire regrette amèrement les paroles qu’il a prononcées. Tout ce qu’il demande c’est que, de votre côté, vous reconnaissiez vous-même que vous avez mis trop d’animosité dans la défense de vos opinions.

— J’en conviendrai volontiers, car c’est l’exacte vérité. Je tiens seulement à ce que l’on ne doute pas de la bravoure d’un citoyen anglais.

— Sur ce pied-là, l’affaire est arrangée. Je reviendrai dans un instant vous soumettre un projet de procès-verbal.

Pendant ce temps, M. Bouldu avait tenu au Russe un semblable langage.

L’officier, de même que son adversaire, reconnaissait avoir eu beaucoup de torts, mais exigeait, lui aussi, des excuses.

Philibert Dubois, rédigea donc, d’une façon habilement ambiguë, un procès-verbal, à la lecture duquel chacun des adversaires pouvait croire que l’autre lui faisait des excuses.

Le Russe et l’Anglais, d’un même mouvement, se donnèrent une cordiale poignée de mains qui compléta la réconciliation.

Au repas suivant, Philibert eut le soin de tenir le dé de la conversation, et il le fit avec tant de verve et d’abondance, que ni le Russe, ni l’Anglais n’eurent la possibilité de placer une parole qui pût dissiper la méprise causée par le procès-verbal.

Au dessert, les deux ennemis de la veille sablaient ensemble le Champagne et jetaient les bases d’une grandiose alliance anglo-russe, qu’ils déclaraient invincible.

Tout le monde félicita le commis-voyageur sur la maestria avec laquelle il arrangeait les affaires d’honneur.

Le silencieux Okou lui-même, quoique tout le monde fût convaincu qu’il n’entendait aucune langue européenne, montra, par quelques sourires discrets, qu’il avait admirablement compris toutes les péripéties du petit drame dont le Volga venait d’être le théâtre.

Le lendemain, on relâcha à Samsoun ; le paquebot ne s’y arrêta que le temps de remplir ses soutes de charbon et de renouveler ses approvisionnements d’eau et de vivres frais.

Samsoun, une petite ville turque à demi-ruinée, n’offre rien de curieux.

Aussi les explorateurs s’abstinrent-ils d’y descendre.

Le Volga, après avoir mis à terre nombre de passagers turcs, entre autres le pacha et ses deux acolytes, se remit en route vers le milieu de l’après-midi.

Il devait, le surlendemain matin, toucher à Trébi-zonde, d’où il n’y aurait plus, pour arriver à Poti, que douze heures de traversée.

Le temps continuait à être admirable.

Le voyage se poursuivit sans incident, égayé par les facéties de Philibert Dubois, la naïveté de Van der Schoppen et la bonne humeur de M. Bouldu, qui ne se mettait plus guère en colère que quatre ou cinq fois par jour.

Jonathan Alcott était devenu invisible ; il piochait assidûment ses grammaires et ses lexiques, comme le faisaient, d’ailleurs, avec non moins d’acharnement, Yvon Bouldu et Van der Schoppen.

Mme Rabican et Alberte avaient jusqu’alors admirablement supporté la traversée.

On fit escale à Trébizonde, l’ancienne ville grecque, pendant trois heures.

Il y a, dans les environs, d’admirables ruines. Tout le monde descendit à terre pour les visiter ; et Alberte profita de l’occasion pour faire prendre l’air à ses deux protégés, Zénith et Nadir, qui, depuis Constantinople, avaient témoigné, par leurs aboiements, du mécontentement qu’ils éprouvaient de se trouver prisonniers dans l’entrepont du Volga.

Ils montraient leur joie par mille gambades, et ce ne fut, au retour, qu’au prix de mille efforts et d’une quantité notable de morceaux de sucre, qu’on put leur persuader de prendre place dans les canots qui devaient les ramener à bord.

Parmi les passagers, deux seulement n’étaient pas descendus à terre : Jonathan, acharné à l’étude, et le mystérieux Okou.

Depuis l’incident du duel, celui-ci n’avait pas reparu à la table d’hôte des passagers. L’on apprit qu’il se trouvait souffrant dans sa cabine.

Le capitaine craignait même, tant l’état du malade était grave, qu’il ne trépassât avant qu’on fût arrivé à Poti.

Le docteur Rabican, que la physionomie méditative d’Okou avait impressionné, et qui, d’ailleurs, prenait au sérieux les obligations de sa profession de médecin, jugea de son devoir d’aller visiter l’inconnu.

Okou était en proie à un violent accès de fièvre.

Il bégayait des paroles sans suite, et tout son corps était agité de crispations nerveuses.

Le docteur lui tâta le pouls, lui fit prendre des cachets de quinine et fit composer, par le cuisinier du bord, une tisane rafraîchissante.

Le lendemain, Okou allait déjà mieux.

Il serra affectueusement la main de son médecin et, à la grande surprise de celui-ci, balbutia quelques mots de mauvais français mêlés de latin.

Le docteur Rabican avait été, quelque vingt ans auparavant, ce qu’on appelle au lycée un fort en thème ; la conversation put donc avoir lieu sans trop de difficultés.

Après avoir formulé d’emphatiques remerciements, Okou se dressa sur son séant et demanda, avec inquiétude, au docteur :

— N’ai-je rien raconté pendant mon délire ? Vous m’obligerez fort (ero gratissimus) en me répétant les paroles que j’ai pu prononcer.

— Cela me serait absolument impossible… Vous avez, il est vrai, beaucoup parlé, mais c’était dans un langage mélangé de tant d’idiomes divers et inconnus de moi, que je n’ai pas compris un traître mot de ce que vous avez dit.

Devant cette déclaration catégorique, dont la franche et loyale figure du docteur ne permettait pas de mettre en doute la véracité, Okou parut soulagé d’un grand poids.

— Je suis heureux de ce que vous me dites, déclara-t-il. Je suis chargé d’affaires importantes, confident de secrets qui ne sont pas les miens ; je redoutais de les avoir involontairement trahis.

Le docteur Rabican avait inspiré, sans nul doute, une grande confiance à son malade, car celui-ci daigna le mettre au courant d’une partie de son histoire.

Tout enfant, Okou avait été élevé dans le palais que le chef de la religion bouddhique occupe aux environs de H’Lassa, et il n’avait pas tardé à obtenir la confiance des lamas dont le grand conseil assiste le Dalaï-Lama, toujours très jeune, quelquefois même encore enfant, dans l’administration de son vaste royaume spirituel.

Plus tard, Okou s’était trouvé en rapport avec des missionnaires européens qui lui avaient appris le latin, et l’avaient initié aux sciences et aux langues de l’Europe.

Les bouddhistes, surtout les plus instruits, sont généralement fort sociables et vivent en excellents termes avec les missionnaires catholiques ou protestants que l’Europe envoie dans leur pays.

Ceux que le jeune lama avait connus, avaient essayé, d’ailleurs inutilement, de le convertir, mais ils étaient restés ses amis, et il avait gardé, de cette fréquentation, un grand respect pour les sciences, les religions et la politesse de l’Europe.

Okou n’en dit pas davantage.

Mais à ses réticences, le docteur Rabican crut comprendre qu’il n’avait été envoyé à Constantinople, et peut-être en Russie, que pour mener à bien une négociation diplomatique, ayant trait à la situation politique du Dalaï-Lama et de ses partisans.

Le Thibet, placé sous le protectorat plus nominal qu’effectif de la Chine, situé entre les Indes et la Sibérie, est à la fois convoité par les Anglais et par les Russes.

Mais, le Dalaï-Lama a une grande crainte des Anglais et penche plutôt du côté de l’influence russe.

En se rappelant ces détails, qu’il avait lu autrefois, le docteur Rabican crut avoir deviné la véritable cause de la présence d’Okou en Europe.

Évidemment, le lama venait de Saint-Pétersbourg ou de Moscou par la voie de Constantinople.

Le docteur Rabican était sûr d’avoir deviné juste, et il était trop discret pour faire à son malade des questions dont celui-ci évitait d’ailleurs de faire naître l’occasion, avec un machiavélisme tout oriental.

Le lama était d’une intelligence très vive et très ornée ; sa conversation latine enchanta le docteur, qui regretta vivement qu’on fût arrivé à Poti, où Okou avait annoncé qu’il séjournerait quelque temps.

Comme le Volga entrait dans les jetées du port, Okou dit au docteur Rabican qui l’avait mis au courant du but de son voyage dans l’Asie centrale :

— Je vous dois beaucoup de reconnaissance ; mais je sais, comme le disent nos livres saints, qu’aussi bien que celle du religieux, la patrie de l’homme de bien est partout ; permettez-moi de faire ce qui est en mon pouvoir pour le succès de votre entreprise. Il se peut que vous ayez à traverser les régions thibétaines. Voici une recommandation à laquelle on aura égard dans toutes les lamasseries et dans tous les pays de religion bouddhique.

Et il tendait, au docteur, une enveloppe fermée.

Sitôt arrivés à terre, pendant que Jonathan s’occupait du débarquement des chiens et des bagages, que Van der Schoppen veillait aux formalités de passeport et de douane, le docteur, demeuré sur le quai avec M. Bouldu, près de Mme Rabican et d’Alberte, eut la curiosité d’ouvrir l’enveloppe.

Elle ne renfermait qu’un petit carré de papier couvert de caractères orientaux, au-dessous desquels s’étalait, au lieu de signature, un large cachet de cire.

Le docteur, sans savoir si cette espèce de sauf-conduit lui serait d’une sérieuse utilité, le serra soigneusement dans son portefeuille. Puis, il n’y pensa plus.

Le train pour Tiflis, capitale de la province du Caucase, et Bakou, tête de ligne de chemin de fer et port sur la mer Caspienne, devait partir dans une heure.

Les voyageurs, qui avaient dit adieu à tous leurs compagnons du Volga, n’avaient que juste le temps de prendre un léger repas.

Ils avaient eu, au débarcadère, la satisfaction de voir William Lubbock et son ex-adversaire, le capitaine russe, s’éloigner bras dessus, bras dessous, suivis à peu de distance, du joyeux Philibert Dubois, qu’ils avaient invité à un somptueux déjeuner d’adieu.

Le docteur et ses compagnons avaient été l’objet d’une semblable invitation, qu’ils avaient dû décliner.

De l’office postal de Poti, où le docteur Rabican s’était rendu en toute hâte, il ne rapporta qu’une volumineuse missive, adressée par Mme Van der Schoppen à son mari, et qu’elle avait dû mettre à la poste le lendemain même de son départ, ainsi qu’un paquet de journaux français.

Dans la salle d’attente de la gare de Poti, les voyageurs rencontrèrent Philibert Dubois, qui surveillait l’embarquement d’une véritable montagne de malles noires à coins de cuivre. Ce diable d’homme semblait avoir le don de l’ubiquité. Ils l’avaient laissé, une heure auparavant, en train de se rendre à un plantureux déjeuner, ils le retrouvaient, bousculant les employés du train, les menaçant de l’amende, de la prison et même de la Sibérie et du knout s’ils avaient le malheur d’égarer une de ses précieuses malles à coins de cuivre.

Une fois rassuré sur le sort de ses colis, Philibert Dubois s’épongea le front avec un ample mouchoir de batiste, et alla serrer la main de M. Bouldu et présenter ses respects aux dames.

— Mais, dit le docteur, avec une pointe de malice, je vous croyais arrêté à Poti pour quelques jours, mon cher Monsieur Dubois. Quel heureux hasard nous procure de nouveau l’avantage de votre société ?

— C’est bien simple, répondit Philibert, en tapant harmonieusement sur le gousset aux pièces de cent sous, nous en étions au café lorsque le jeune kalmouck, qui nous servait de garçon d’hôtel, est venu m’apporter un télégramme de mon correspondant de Samarkande. J’ai laissé mon Russe et mon Anglais s’enivrer à loisir du vin du Caucase et de politique… Et me voilà.

— De vin du Caucase ? s’étonna M. Bouldu.

— Mais oui, il y en a, et même d’excellent…

Et avec un gros rire, Philibert, déboutonnant son paletot-sac, laissa entrevoir, un instant, deux flacons aux cols entourés de papier.

— Décidément, fit le docteur Rabican, vous êtes un homme admirable… Pourriez-vous, ajouta-t-il à voix basse, en le tirant un peu à l’écart, vous qu’on ne trouve jamais à court, me dire ce que c’est que ceci ?

Le docteur avait tiré de son portefeuille le sauf-conduit du mystérieux Okou. Philibert Dubois n’y eut pas plutôt jeté un regard, qu’il se recula de trois pas en esquissant un salut cérémonieux.

— Sapristi, excusez du peu !… Vous vous mettez bien, vous autres, comme on dit !

— Eh bien ?

— Le papier que vous venez de me faire voir est revêtu du sceau du Dalaï-Lama, ni plus, ni moins !

— Mais alors, c’est une excellente recommandation ?

— Une recommandation de premier ordre, et qui vous vaudra mieux, dans plus d’une occasion, qu’une escorte de cent Cosaques.

— C’est parfait. J’en suis ravi.

— Tenez, sans être très habile, parions que je devine d’où vous vient cette recommandation ? Ce doit être de ce mystérieux personnage que j’appelais l’abbé Okou, et à qui vous avez donné vos soins entre Trébizonde et Poti ?

— Peut-être bien, dit le docteur en laissant son interlocuteur dans le doute.

À ce moment, le signal du départ fut donné. Le docteur Rabican et Philibert Dubois se précipitèrent vers le compartiment où leurs compagnons avaient déjà pris place.

Les wagons étaient extrêmement confortables.

Beaucoup plus hauts et beaucoup plus larges que nos wagons français, ils étaient munis, à la mode américaine, d’un couloir central.

Des passerelles de communication pourvues de balustrades extérieures, permettaient aux voyageurs de circuler d’un bout à l’autre du train, et de contempler commodément les beautés du paysage.

Le trajet de Poti à Bakou est d’environ deux jours.

En prévision des nuits à passer en chemin de fer, le wagon peut aisément se transformer en dortoir.

Il suffit de retourner chaque banquette, pour trouver, au-dessous, les éléments d’un véritable lit, avec draps, couvertures et oreillers, le tout de la plus grande propreté.

Les explorateurs s’extasièrent à l’envi sur les avantages pratiques de cette installation.

Philibert Dubois, qui avait remplacé son panama par une calotte de voyage, se promenait d’un bout à l’autre du convoi, une cigarette à la bouche, s’arrêtant de temps à autre pour lier conversation avec les voyageurs dont la physionomie lui revenait.

Sur le train, de même que sur le paquebot, il ne tarda pas à devenir populaire.

D’ailleurs, comme c’était la septième ou huitième fois qu’il traversait le Caucase, il possédait, sur le pays, un inépuisable trésor de renseignements et d’anecdotes.

Il raconta à ses compagnons, sans leur faire grâce d’un seul détail, l’histoire du Caucase, depuis Prométhée qui, pour avoir dérobé le feu du ciel, fut enchaîné par Jupiter sur le mont Kashek, jusqu’à l’iman Schamyl, qui défendit si courageusement, contre les Russes, l’indépendance de sa patrie.

Le paysage était magnifique, mais un peu monotone.

La voie du chemin de fer suit presque en ligne droite la vallée du Kour.

Il en résulte que le voyageur a toujours devant lui la même plaine, coupée çà et là de bouquets d’arbres et de petits villages tartares, au premier plan, avec les sommets neigeux du Caucase, à l’horizon, comme une immuable toile de fond.

En somme, le voyage se faisait dans des conditions très supportables.

Le train était muni d’un wagon-restaurant, où Philibert Dubois eut le plaisir de faire goûter à ses compagnons le célèbre vin de Kislar, que récoltent des vignerons arméniens, et que l’on vend dans toute la Russie sous le nom de Bordeaux ou de Bourgogne.

Il les initia aussi au schislick, le mets national du Caucase.

— Pour faire le schislick, expliqua complaisamment le commis-voyageur gastronome, on prend un morceau de mouton, du filet autant que possible, on le découpe en fragments de la grosseur d’une noix, et l’on met ces fragments à mariner pendant dix ou douze heures dans du vinaigre avec du sel, du poivre, des oignons et du sumac. Quand la marinade est à point, on enfile tous ces petits morceaux de mouton dans une brochette, et on les fait rôtir devant un feu vif. Bien préparé, le schislick est, comme vous pouvez le voir, un mets délicieux.

Dans le Caucase, comme dans tout l’Orient, le mouton forme, pour ainsi dire, la base de l’alimentation.

On se procure difficilement du bœuf, même dans les villages d’une certaine importance, mais il n’est guère de bourgade tartare, d’aoul perdu dans la montagne, où l’on ne puisse trouver, à des prix très raisonnables, du mouton d’excellente qualité.

Dans cette contrée encore à demi-sauvage, le gibier est aussi très commun, surtout la perdrix et le pluvier.

L’art culinaire n’était pas la seule spécialité de Philibert Dubois. Il connaissait aussi, admirablement, les mœurs et les coutumes de pays traversés. À Koutaïs, la première station importante après Poti, il apprit à ses compagnons à quelles différentes races appartenaient les personnages vêtus d’oripeaux voyants dont se composait la foule qui encombrait la salle d’attente de la station.

Il y avait là des Juifs, des Arméniens, des Tatars, des Kalmoucks, des Nogaïs et des Cosaques.

Dans tout le Caucase, le commerce, l’industrie et l’agriculture sont entre les mains des Arméniens.

Les objets de leur commerce se composent, d’abord, du fameux vin de Kislar et de l’excellente eau-de-vie qu’on en extrait, enfin, des soieries, du riz, du sésame et du safran.

En dehors des Arméniens et des Juifs, la population se divise en Russes, tous officiers, employés ou fonctionnaires du gouvernement, en Cosaques, tous soldats, et en montagnards indigènes, pasteurs, chasseurs ou bandits.

Ces montagnards, mahométans fanatiques, ont fourni à Schamyl ces terribles soldats dont la Russie n’a pu venir à bout qu’en les massacrant systématiquement.

Encore aujourd’hui, on n’a jamais pu empêcher les montagnards du Caucase de ne sortir qu’armés jusqu’aux dents et de se livrer à de nombreux actes de brigandage.

Tels furent les principaux renseignements que Philibert Dubois fournit à ses compagnons de voyage. Grâce à lui, le temps s’écoulait sans ennui, en conversations joviales et en discussions intéressantes.

 

 

 

4° partie : Au pays des bouddhas

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021